Comment son quasi-monopole sur les métaux rares permet à la Chine de redessiner la géopolitique internationale

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© Dan Scavino

Si nul ne sait quelle sera l’issue de la crise sanitaire que le monde traverse actuellement, un constat semble faire consensus : la Chine pourrait bien en sortir renforcée. Tout en louant son succès face à l’épidémie, Pékin veut tirer profit des conséquences économiques et diplomatiques de la crise du Covid-19 pour renforcer son pouvoir à l’échelle internationale. Le déclin de la puissance américaine, couplé à l’escalade des tensions entre un Washington affaibli et un Pékin revigoré, ne fait que conforter la puissance de l’Empire du Milieu. La Chine a-t-elle remporté la bataille géopolitique ? Il semble trop tôt pour le dire. Cependant, le quasi-monopole dont elle dispose sur la production des métaux rares permet d’ores et déjà à la Chine d’influer fermement sur les relations internationales. Du fait de leur importance économique et stratégique, la concentration des métaux rares entre les mains de Pékin lui confère un considérable avantage géopolitique. La Chine est alors à même de redessiner la géopolitique internationale, de manière directe ou indirecte, confortant son ambition de devenir la première puissance mondiale dans un futur proche.


Ressources indispensables à la transition énergétique et numérique, les métaux rares ne sont connus et exploités que depuis peu. Il n’a cependant fallu que quelques dizaines d’années à la Chine pour en conquérir le marché. Aujourd’hui, plus de 90% des métaux rares sont produits par la Chine. Pékin, s’étant vu déléguer par les États occidentaux l’extraction des métaux rares, a alors su profiter de cette délocalisation des entreprises sur son territoire pour en quasi-monopoliser la production, tout en s’accaparant progressivement les projets d’exploitation situés à l’étranger. L’empire chinois des métaux rares est aujourd’hui incontestable [voir ici Métaux rares : l’empire global de la Chine, une publication Le Vent Se Lève]. De ce fait, Pékin en tire un avantage économique certain. Cependant, cet avantage se veut également géopolitique.

2010, L’ANNÉE OÙ TOUT A BASCULÉ

De cet avantage géopolitique, la Chine en a toujours eu conscience ; dès 1992, l’ancien Président chinois Deng Xiaoping affirmait qu’« il y a du pétrole au Moyen Orient, la Chine a des terres rares »[1]. Bien qu’également conscient de cette concentration progressive entre les mains de Pékin, le reste du monde, quant à lui, ne s’en inquiétait pas outre mesure ; du moins jusqu’à la survenance d’un événement en 2010. C’est en effet cette année-là que les États ont véritablement réalisé leur dépendance à la Chine.

Contextualisons cet événement : depuis des décennies, la Chine et le Japon se disputent la souveraineté des îles – japonaises – de Senkaku, du fait de leurs abondantes réserves en hydrocarbures. En septembre 2010, à la suite d’un indicent diplomatique survenu sur l’archipel, la Chine a décrété un embargo informel de deux mois sur les livraisons de terres rares au Japon. Cette mesure, qui a frappé de plein fouet un Japon largement tributaire des terres rares chinoises pour la conception de ses produits high-tech, a également impacté les États importateurs de produits japonais. Les conséquences furent de deux ordres : flambée du prix des terres rares et flambée des réactions internationales. Les États occidentaux se sont empressés de condamner l’embargo chinois, tandis que les importateurs de métaux rares s’affolaient, réalisant la potentielle volatilité des fournitures chinoises.

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Les îles Senkaku, administrées par le Japon, sont également revendiquées par la Chine sous le nom d’îles Diaoyu. En 2010, un incident diplomatique survenu au large de cet archipel a conduit la Chine à fomenter un embargo informel sur ses exportations de terres rares vers le Japon.
© VOA Photo

Si la Chine mettait pour la première fois en place un embargo sur des exportations de métaux rares, utilisant pour alors sa position monopolistique comme une arme diplomatique et politique, Pékin recourait à une politique de quotas sur ses exportations bien avant 2010. En effet, dès le début des années 2000, Pékin a progressivement réduit ses exportations et établi des quotas à la vente, dans le but d’asseoir sa domination commerciale. De l’ordre de 65 000 tonnes en 2005, ses quotas à l’exportation de terres rares n’étaient plus que de 50 000 tonnes en 2009 et 30 000 tonnes en 2010[2]. Plusieurs plaintes contestant ce recours aux quotas ont alors été déposées devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

En 2011, le Japon, l’Union européenne et les États-Unis ont porté plainte contre la Chine en estimant que ses restrictions à l’importation de terres rares étaient contraires aux règles de l’organisation. L’organe de règlement des différends de l’OMC a ainsi épinglé la Chine, qui a renoncé à ces restrictions en 2015. Néanmoins, en mettant en place des quotas, Pékin montre au reste au monde qu’il contrôle les stocks de métaux rares et qu’il peut à tout moment réduire, voire stopper ses exportations, ce qui interromprait rapidement l’approvisionnement mondial. L’équation est simple : Pékin peut faire pression sur ses partenaires en suspendant ses exportations dans l’optique d’obtenir un avantage diplomatique. En d’autres termes, le recours aux quotas constitue un outil déterminant pour la politique étrangère chinoise.

Le recours aux quotas constitue un outil déterminant pour la politique étrangère chinoise.

Si Pékin n’a pas – pour le moment – fomenté d’autre embargo sur ses exportations et si les prix des métaux rares se sont normalisés, les tensions n’ont pas pour autant disparu ; elle se sont même cristallisées. Dans le contexte de la guerre commerciale que se livrent les États-Unis et la Chine depuis le début de mandat de Donald Trump, le Président américain se veut très offensif à l’encontre de Pékin, estimant que les guerres commerciales sont « bonnes et faciles à gagner ». Toutefois, Pékin tient à rappeler à Washington qu’il peut utiliser l’arme du quasi-monopole des métaux rares pour remporter ce conflit, et ce d’un « simple geste »[3].

En mai 2019, les tensions sont montées d’un cran, lorsque l’administration Trump a décrété que les entreprises américaines ne pourraient plus vendre de technologies au groupe chinois Huawei, pour des motifs de sécurité nationale. Google a ainsi annoncé que Huawei ne pourrait plus utiliser son système opérateur Android. Fruit du hasard ou menace à peine voilée, toujours est-il que le Président chinois Xi Jinping visitait, juste après les annonces américaines, un site de production de terres rares situé dans le sud-est du pays ; une visite au cours de laquelle il a réaffirmé l’importance stratégique des terres rares.

L’occasion, donc, de sortir l’arme diplomatique et de rappeler à Donald Trump que les stocks de terres rares des États-Unis – de même que la plupart des autres États – dépendent largement des exportations chinoises et que la Chine peut à tout moment fermer le robinet. S’engouffrant dans la brèche, les médias chinois avaient alors mis en garde les États-Unis en appuyant le quasi-monopole chinois, le Global Times estimant notamment que les déclarations des officiels chinois indiquaient clairement que le pays pourrait utiliser les métaux rares comme une arme. Ces ressources constituent donc un moyen de pression extrêmement efficace. Bien que Pékin n’ait, à ce jour, toujours pas bloqué ses exportations, les tensions sont plus vives que jamais et ne peuvent que s’accroître au vu de l’importance de certains secteurs directement impactés par les pressions chinoises.

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© U.S. Department of State

DES ARMÉES OCCIDENTALES DÉPENDANTES DES APPROVISIONNEMENTS CHINOIS

Il est en effet un domaine sensible dans lequel la position monopolistique de Pékin lui confère une considérable supériorité : le domaine militaire. Les métaux rares sont indispensables à la fabrication d’armes telles que les drones, les chars, les avions radar ou les mines antipersonnel. De plus, l’extension du champ de bataille dans le domaine numérique et électronique ne fait que renforcer les besoins en métaux rares, même si ceux-ci restent pour le moment très limités.

Néanmoins, les innovations militaires appellent à terme à une utilisation plus massive de ces ressources, tandis que le risque d’une rupture des approvisionnements chinois pourrait impacter les capacités militaires des États. Ainsi, même si cette dépendance reste marginale, les armées occidentales de même que l’OTAN voient leurs capacités quelques peu assujetties à Pékin. Bien que Donald Trump semble vouloir se poser en rempart face à l’hégémonie chinoise, les États-Unis n’échappent pas à la règle et, pour Pini Althaus, directeur général de la société USA Rare Earth, « du point de la sécurité nationale, il n’est tout simplement pas prudent que l’armée américaine dépende de la Chine en ce qui concerne ses chasseurs et ses missiles de croisière Tomahawk »[4].

Pékin exerce notamment un monopole sur la production des aimants à bases de terres rares nécessaires aux technologies militaires de pointe, comme les missiles intelligents et les avions de combat dernière génération, dont les chasseurs américains F-35. Ironie de la situation : la fabrication de ces aimants fut un temps assurée par des industriels américains, notamment la société Magnequench spécialisée dans ce domaine. Conscient de l’aubaine militaire et stratégique que représenterait l’obtention de la production de l’entreprise et de ses secrets sur les technologies balistiques américaines, Pékin s’est démené pour acquérir Magnequench. Ayant réussi avec brio à acheter la société dans les années 1990, sans rencontrer aucune objection de la part de l’administration Clinton, la Chine l’a ensuite délocalisée sur son territoire au début des années 2000. Sans véritablement le réaliser, la défense américaine a, ce jour-là, perdu de sa superbe.

En effet, il a suffi que « cette usine quitte le territoire américain pour que la première puissance militaire mondiale se retrouve subordonnée à Pékin pour la fourniture de certains des composants les plus stratégiques de ses technologies de guerre »[5]. Le coup de poker de l’Empire du Milieu ne s’arrête pas là ; si, des frasques de Bill Clinton, l’opinion publique ne semble se souvenir que du « Monicagate », il est un autre scandale d’autant plus dangereux pour les États-Unis qui a émaillé le mandat de l’ancien Président démocrate : le « Chinagate ». Dans les années 1990, les États-Unis ont sciemment révélé des secrets relatifs à leurs technologies militaires dépendantes des terres rares à la Chine. L’administration Clinton aurait ainsi partagé ces informations stratégiques avec Pékin en échange du financement de la campagne électorale démocrate de 1996 au cours de laquelle Bill Clinton était candidat à sa réélection.

L’achat de Magnequench, couplé aux révélations du « Chinagate », a pu permettre à Pékin de mettre la main sur des renseignements américains stratégiques, mais lui a surtout permis de conforter son monopole sur la production d’aimants à base de terres rares tout en acquérant les technologies nécessaires à l’amélioration de son arsenal militaire. D’ores et déjà fortifié par son utilisation des métaux rares, l’arsenal militaire chinois fut grandement perfectionné par ces technologies nouvellement acquises. L’opération fut un succès et l’avantage militaire et géopolitique de l’Empire du Milieu en fut consolidé.

LA MER DE CHINE AU CŒUR DES TENSIONS

Pékin peut notamment mettre cet avantage à l’œuvre en mer de Chine. Stratégique de par ses nombreuses ressources en hydrocarbures et au cœur des flux commerciaux, la mer de Chine est au centre des tensions internationales. L’on ne compte plus les innombrables contentieux territoriaux et maritimes opposant les États de la région à ce sujet. Revendiquant la quasi-totalité de la mer de Chine, Pékin y déploie ses forces et les incidents diplomatiques s’y multiplient, suscitant l’inquiétude des États littoraux.

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Les revendications maritimes en mer de Chine méridionale. Pékin en revendique la quasi-totalité.
© Voice of America

Cette présence accrue de la Chine dans la région n’est pas non plus sans inquiéter les États-Unis qui, inquiets de l’expansion chinoise et désireux de conserver une influence dans la zone, y massent également leurs troupes. Pékin profite d’ailleurs de la crise du Covid-19 pour renforcer sa présence dans la région, à une heure où la communauté internationale focalise toute son attention sur la lutte contre l’épidémie, ce qui n’est pas sans susciter l’ire de Washington. Bien que les États-Unis soient frappés de plein fouet par la pandémie, le Pentagone tient néanmoins à rappeler au monde – et en particulier à la Chine – que ses capacités militaires n’en sont en rien affaiblies. Cette recrudescence des tensions dans la région, couplée à la détérioration des relations bilatérales qu’entretiennent Pékin et Washington, font plus que jamais de la mer de Chine une véritable poudrière et le terrain privilégié du déclenchement d’un conflit sino-américain.

Les nouvelles technologies militaires de Pékin sont donc à même de bouleverser les rapports de force dans la région.

Néanmoins, l’issue d’un tel conflit serait plus qu’incertaine et Washington le sait pertinemment. Sophistiquée par les métaux rares, l’armée chinoise pourrait être à même de repousser toute intrusion américaine un peu trop ambitieuse en mer de Chine, tandis que ses missiles Dongfeng-26 sont en principe désormais capables d’atteindre l’île de Guam[6], base arrière des opérations navales américaines dans le Pacifique. Les nouvelles technologies militaires de Pékin sont donc à même de bouleverser les rapports de force dans la région. Déjà fragilisés par leur dépendance aux exportations chinoises de métaux rares, les États-Unis sont d’autant plus affaiblis par l’avantage militaire dont bénéficie Pékin en mer de Chine. Washington pourrait alors reculer ses troupes dans la région et laisser le champ libre aux manœuvres expansionnistes de l’Empire du Milieu.

Aussi, pour Guillaume Pitron, « il y a donc un lien direct entre la production monopolistique de la Chine en métaux rares, et le rapport de force entre les deux pays dans cette zone »[7]. Un tel repli renforcerait indubitablement les ambitions de la Chine qui, non contente de s’approprier les archipels de la région, pourrait également tourner son regard vers Taïwan, toujours considéré comme partie intégrante de son territoire. Un tel scénario ne se veut qu’alarmiste et fictionnel. Néanmoins, l’exacerbation du nationalisme chinois, la recrudescence des tensions entre Taipei et Pékin et les déclarations de Xi Jinping n’excluant pas de reprendre l’île par la force, couplées à la prééminence militaire chinoise et à un hypothétique retrait américain en mer de Chine, n’éluderaient pas totalement cette éventualité.

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Des navires de guerre américains évoluant en mer de Chine.
© U.S. Navy photo by Mass Communication Specialist 1st Class David Mercil

L’empire des métaux rares chinois pourrait alors être à même de redessiner la géopolitique internationale, sans que cela ne se limite à la mer de Chine. Le quasi-monopole sur les métaux rares constitue désormais une arme incontestable, permettant à Pékin d’avancer ses pions en Afrique, en Amérique latine ou au Moyen-Orient, à grands renforts de campagnes diplomatiques et commerciales, tout en cherchant à mettre la main sur les productions de métaux rares dans l’optique de conforter sa mainmise à l’échelle internationale. Son influence grandissante auprès des autres États passe notamment par son colossal projet de Nouvelle Route de la Soie, lequel lui permettrait de « créer un vaste réseau d’infrastructures capable d’innerver un empire commercial s’étendant sur tous les continents et soutenu par une puissance militaire sinon incontestée, en tout cas suffisante pour dissuader le peer competitor américain »[8].

DÉVELOPPEMENT DES MARCHÉS ET INTENSIFICATION DES TENSIONS A L’ÉCHELLE INTERNATIONALE

Par effet domino, l’empire chinois des métaux rares a aussi des conséquences non négligeables sur les manœuvres géopolitiques de la communauté internationale. Dans l’optique de contrer le quasi-monopole chinois, les États passent à l’offensive, dans une compétition accrue pour la mainmise sur les ressources. L’embargo chinois de 2010 a en effet poussé les différents acteurs de la scène internationale à vouloir s’émanciper de la tutelle chinoise en matière d’approvisionnement en métaux rares. Dans cette course aux ressources, de nouveaux marchés apparaissent et des alliances voient également le jour, plaçant les métaux rares au cœur d’un véritable « mikado diplomatique – c’est-à-dire la multiplication des accords bilatéraux afin de sécuriser les approvisionnements en métaux rares »[9].

Prenons l’exemple du Japon, frappé de plein fouet par l’embargo de 2010. Suite à cet événement, Tokyo, usant de sa force diplomatique, s’est tourné vers des États riches en métaux rares mais dénués d’infrastructures à même de les exploiter, tels le Kazakhstan, la Mongolie ou l’Inde[10]. En 2014, le premier ministre japonais Shinzo Abe et son homologue indien Narendra Modi ont ainsi signé un accord de production conjointe de terres rares, lequel permet au Japon d’importer ces ressources d’Inde afin de s’affranchir de sa dépendance aux exportations chinoises. En 2017, 30% des importations japonaises de terres rares provenaient ainsi d’États asiatiques autres que la Chine[11]. Le pays du Soleil levant semble vouloir tirer les leçons de l’embargo chinois.

L’attrait des métaux rares permet de transcender les différends diplomatiques.

En outre, l’attrait des métaux rares permet de transcender les différends diplomatiques. En dépit des relations politiques toujours belliqueuses entre les deux Corées, les pharamineux gisements de terres rares nord-coréennes intéressent particulièrement Séoul, dont le taux d’autosuffisance en métaux rares ne dépasse pas les 1%. Les investisseurs sud-coréens cherchent alors à exploiter les métaux rares de leurs voisins du Nord et des discussions en matière d’exploitation commune ont d’ores et déjà vu le jour. Le récent rapprochement entre les deux États pourrait renforcer ce projet.

En outre, le soutien sans faille des États-Unis aux sanctions onusiennes interdisant à la Corée du Nord de vendre ses terres rares pourrait également se voir être motivé par la volonté de Washington de contrer la stratégie chinoise de monopolisation des métaux rares. En effet, sitôt les sanctions levées, Pékin pourrait mettre la main sur les terres rares nord-coréennes avec la bénédiction de Pyongyang, moyennant le financement de l’énergie solaire du pays. Et cela, les États-Unis ne le souhaitent pas, de même qu’ils voient d’un mauvais œil l’influence grandissante de la Chine sur le continent africain, où Pékin étend sa mainmise globale sur les métaux rares.

Si les deux puissances se disputaient d’ores et déjà les hydrocarbures africains[12], elles pourraient également entrer en compétition pour les métaux rares du continent. Riche en métaux rares, l’Afrique fait l’objet d’une offensive de charme chinoise visant à contrôler ces ressources à l’échelle du continent. Néanmoins, les gisements africains attirent également l’attention de Washington et des autres États soucieux de s’affranchir de l’emprise chinoise. L’Afrique fait en effet figure d’alternative « non négligeable pour les géants de la technologie américains et de l’Occident »[13].

En 2017, Gakara, la première mine de terres rares du continent africain, a vu le jour au Burundi, sous la direction de la société britannique Rainbow Rare Earth qui « ambitionne de devenir un fournisseur stratégique clé pour le marché mondial de terres rares »[14]. Désormais, de multiples entreprises étrangères, majoritairement occidentales – et bien souvent courtisées par Washington –  tentent de s’implanter en Afrique pour s’accaparer les nombreux métaux du continent. Le canadien Mkango Resources et l’australien Globe Metals & Mining et Lynas Corporation au Malawi, le canadien Namibia Critical Metals en Namibie, l’australien Peak Resources en Tanzanie… La liste ne saurait être exhaustive et peut même être étendue à l’Amérique latine.

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Le désert de sel d’Uyuni, en Bolivie, est riche en lithium.
© Dan Lundberg

Le continent sud-américain est en effet riche en métaux rares et pourrait bien en posséder près de 40% des réserves mondiales[15]. En dépit de cette abondance, les ressources d’Amérique latine restent sous-exploitées. Pourtant, les exemples attestant de la richesse du continent sont légion. La Colombie foisonne de coltan, le sol brésilien abonde de niobium, tandis que l’Argentine, le Chili et la Bolivie regorgent de lithium.

Si l’Amérique latine a progressivement pris conscience des richesses de ses sols, l’Empire du Milieu l’a également remarqué. Les entreprises chinoises produisent d’ores et déjà des métaux rares dans certains pays du continent. Le monde occidental n’est cependant pas en reste et compte bien profiter de ce nouvel eldorado ; dans les années 2010, l’Union européenne a progressivement passé des accords avec le Chili, l’Argentine, l’Uruguay ou encore le Mexique en vue d’exploiter leurs métaux rares, notamment le précieux lithium. Véritablement crucial, ce métal devrait voir son utilisation augmenter de plus de 50% sur la période allant de 2014 à 2025.

Principal détenteur de lithium à l’échelle internationale, la Bolivie « socialiste » d’Evo Morales avait fait le pari de l’indépendance en proposant une extraction, une industrialisation et une exportation purement nationales, au grand dam des sociétés multinationales. Face aux difficultés rencontrées et désireuse d’élargir ses horizons, la Bolivie s’était résolue à former des partenariats avec des entreprises étrangères, à condition que celles-ci acceptent, entre autres conditions, la participation majoritaire de l’État bolivien aux projets à hauteur de 51%. Le pays a alors attiré l’attention de la communauté internationale ; en 2015, pas moins de 86 délégations en provenance de 15 États avaient déjà visité les usines de lithium du pays[16], dont le français Bolloré. Une fois de plus, la Chine a su tirer son épingle du jeu ; début 2019, le consortium chinois Xinjiang TBEA Group a conclu un partenariat à hauteur de 2,3 milliards de dollars avec le gouvernement bolivien en vue d’exploiter conjointement les réserves de lithium du pays. Néanmoins, le coup d’état d’octobre 2019 – fomenté avec la bénédiction certaine des États-Unis – ayant déposé Evo Morales est venu rebattre les cartes.

Les multinationales occidentales se frottent les mains et Washington savoure cette aubaine. Pour Evo Morales, interrogé par l’Agence France Presse, aucun doute possible : « c’est un coup d’État pour le lithium ». Si cette allégation paraît fallacieuse, peut-on lui donner complètement tort, lorsque l’on sait à quel point cette ressource est désormais vitale ? Interrogé par Le Vent Se Lève, Luis Arce Catacora, ancien ministre des finances sous Morales et candidat à l’élection présidentielle de 2020 – laquelle a été reportée sine die en raison de l’épidémie de Covid-19 –, affirme que le nouveau gouvernement bolivien dirigé par une Jeanine Áñez néolibérale et ouvertement pro-américaine se préparerait à privatiser les ressources de lithium du pays et négocierait leur exploitation avec des entreprises américaines. La question du lithium occupe donc une place centrale dans les conséquences du coup d’état et Washington compte bien en profiter pour s’en emparer.

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© Thierry Ehrmann

Désormais, plus un État en développement est riche en métaux rares, plus il éveillera l’intérêt des pays développés qui tenteront de le courtiser ou d’y interférer diplomatiquement, voire militairement. Aussi, pour le professeur Patrice Gourdin, « le fait que le Kosovo dispose d’importants gisements de métaux rares utilisés dans la fabrication des armes, comme le tungstène et le zircon, n’aurait pas été totalement étranger au soutien massif apporté aux populations albanaises de cette région par les États-Unis et leurs alliés européens de l’OTAN en 1999 »[17]. Une fois encore, géopolitique et métaux rares semblent indissociables.

La course aux métaux rares place également les États en développement en position de force, tant ceux-ci sont désormais à même d’imposer leurs conditions d’exploitations et d’exportations aux pays développés. Ces derniers se trouvent donc à la merci d’États leur étant initialement subordonnés et l’accroissement des nationalismes miniers ne va faire qu’accentuer ces nouvelles subalternisations. Les rôles de la géopolitique internationale sont redistribués.

LA NOUVELLE STRATÉGIE DE PÉKIN

Ce développement des productions de métaux rares à l’échelle internationale est-il à même de fragiliser l’empire chinois ? Va-t-on passer d’une situation de monopolisation du marché à une multiplication des productions ? Pour Guillaume Pitron, la Chine a tout prévu et Pékin entend « partager le fardeau des mines tout en conservant son hégémonie sur le marché des minerais stratégiques »[18]. Comment Pékin compte-t-il s’y prendre ? Pour les spécialistes, Pékin utilise sa situation monopolistique pour manipuler les cours à la baisse comme bon lui semble, fragilisant les autres producteurs. Interrogé par Guillaume Pitron, le stratégiste Christopher Ecclestone estime que « la stratégie chinoise n’est pas de faire mourir tous ces projets, mais de la faire stagner. Pékin attend, puis fera main basse sur tous ces gisements pour trois fois rien »[19].

Il semble que la Chine ait encore un coup d’avance. Outre sa domination du marché des métaux rares, l’Empire du Milieu cherche également à dominer la troisième révolution industrielle basée sur les technologies vertes et numériques, telle que décrite par Jérémy Rifkin dans son New Deal vert mondial[20]. Se référant à Wang Yang, vice-Premier ministre chinois, Jérémy Rifkin affirme qu’ « au cours de mes deux premiers déplacements, le vice-Premier ministre m’a assuré de la détermination de son gouvernement de faire de la Chine un des leaders de la Troisième révolution industrielle »[21]. L’appétit chinois peut sembler sans limites.

LES LIMITES DE LA STRATÉGIE CHINOISE

Sans limites, vraiment ? Il n’en est rien. D’aucuns seraient tentés de croire la situation irréversible ; la Chine aurait d’ores et déjà remporté la « guerre des métaux rares » présentée par Guillaume Pitron dans son ouvrage éponyme. Relativisons néanmoins la prédominance chinoise. En dépit de son indéniable monopolisation des métaux rares, la stratégie menée par Pékin rencontre des limites, tout d’abord sur le plan national. Guidée par des motivations économiques – puis stratégiques –, la Chine a sacrifié son environnement pour produire des métaux rares jusqu’à en contrôler le marché. Les répercussions environnementales découlant de l’exploitation des métaux rares sont véritablement désastreuses, tandis que son impact sur la santé humaine n’est pas négligeable. La situation écologique est catastrophique : ayant longtemps joué la carte de l’indifférence, la Chine s’en inquiète désormais. La protection de l’environnement constitue dorénavant un enjeu crucial pour la société civile chinoise qui accentue la pression sur les autorités de Pékin.

Parallèlement à cette prise de conscience écologique, les besoins en métaux rares de la population chinoise s’accentuent. Ainsi, l’on observe une utilisation grandissante de la production de métaux rares chinois pour satisfaire sa propre consommation. Principal producteur de métaux rares, la Chine en est aussi le principal consommateur. En conséquence, la Chine réduit ses exportations de métaux rares à l’international ; si cette réduction peut menacer l’approvisionnement en métaux rares des autres États, cela peut également favoriser l’apparition des marchés concurrents à même de mettre en péril le quasi-monopole chinois. Par ailleurs, si la menace chinoise visant à stopper les exportations constitue une véritable épée de Damoclès pour les États, l’arme est à double tranchant. En effet, en mettant ses menaces à exécution, la Chine ne ferait là aussi que favoriser le développement de productions alternatives.

MAKE OUR MINES GREAT AGAIN ?

De nombreuses solutions alternatives s’offrent aux États désireux de s’émanciper de l’emprise chinoise. Si les États en développement, conscients du potentiel économique et stratégique de leurs réserves de métaux rares, cherchent à exploiter leurs ressources, les États développés prônent de plus en plus la relocalisation de leurs productions. De nombreux projets de recherche visant à découvrir et à exploiter des métaux rares localement ont vu le jour ces dernières années. Ce nationalisme minier est notamment prêché par Washington, premier adversaire de Pékin, qui développe des projets miniers sur le sol américain.

L’administration Trump en a fait une priorité stratégique. De 1965 à 1985, la mine californienne de Mountain Pass produisait la majeure partie des terres rares du monde. Incapable de résister à l’appétit chinois, ce site a été mis à l’arrêt en 2002 ; il a toutefois rouvert ses portes en janvier 2019, aidé par le Pentagone comptant assurer la production locale de terres rares. D’autres projets visant à rendre les États-Unis autosuffisants ont également vu le jour. Au Texas, par exemple, la montagne de Round Top regorge de métaux rares, dont du lithium. Spécifiquement créée pour mener à bien le projet d’extraction des métaux de Round Top, la société USA Rare Earth estime que les ressources présentes dans cette montagne pourraient permettre d’approvisionner les États-Unis en métaux rares pendant 130 ans[22]. La construction de la mine pourrait commencer en 2021, la production en 2023.

D’un point de vue souverain, stratégique et même écologique, il conviendrait de rouvrir nos mines et d’assurer une production nationale.

Quid de la France ? Paris a-t-il un avenir minier ? Loin d’être autosuffisante, la France dépend grandement de ses importations de métaux rares chinois, alors même que le groupe Rhône-Poulenc basé en Charente-Maritime produisait encore, dans les années 1980, plus de 50% des terres rares de la planète[23]. Dès 2012, Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, prônait la réouverture des mines françaises. Un rapport conjoint de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies de 2018, évaluant les besoins français en métaux rares, estime que la France a un avenir minier possible[24]. Selon ce rapport, « la Nouvelle-Calédonie fournit déjà du nickel, du chrome et du cobalt » tandis que « la Guyane présente un potentiel pour différents métaux : niobium, tantale, tungstène, étain, lithium, cobalt et or »[25].

L’Hexagone présente également un certain potentiel, notamment dans le Massif armoricain et le Massif central. Alors, faut-il rouvrir les mines ? Le nationalisme minier peut-il nous permettre d’arracher notre indépendance aux exportations chinoises ? L’Outre-Mer constitue-t-elle le salut de la production française de métaux rares ? D’un point de vue souverain, stratégique et même écologique, il conviendrait de rouvrir nos mines et d’assurer une production nationale. Les États pourraient également se tourner vers le recyclage des métaux rares, ce qui limiterait drastiquement leurs besoins et atténuerait l’impact environnemental causé par leur production. Néanmoins, le recyclage n’apparaît pas rentable ; ainsi, aujourd’hui, seul 1% des métaux rares est recyclé.

Si la puissance chinoise n’est pas illimitée, toutes les cartes se trouvent pour le moment entre les mains de l’Empire du Milieu.

De telles alternatives pourraient permettre aux Etats dépendants des exportations chinoises de s’en détacher. Bien qu’extrêmement puissante, la Chine n’en reste pas moins un colosse aux pieds d’argile dont les Etats pourraient se défaire. Dans cette nouvelle guerre pour les ressources, les Etats et les entreprises doivent cependant composer avec un ennemi beaucoup plus redoutable que la Chine : leur propre appât du gain. La logique néolibérale tend à favoriser la délocalisation des productions nationales pour des motifs économiques, quand bien même ces productions seraient d’ordre stratégique. Conscients de leurs erreurs passées, les Etats occidentaux – et, plus largement, l’ensemble de la communauté internationale – ont désormais pleinement conscience de l’avantage dont dispose la Chine et de la nécessité d’y remédier.

Cela reviendrait cependant à saper les fondements mêmes du modèle néolibéral ; les Etats sont-ils prêts à franchir le pas ? En effet, « les terres rares ont beau être l’une des clés de la résilience du capitalisme, leur exploitation nécessiterait d’en défier la logique. Mais serons-nous capables d’apprendre de nos erreurs ? »[26] Rien n’est moins sûr. Si la puissance chinoise n’est pas illimitée, toutes les cartes se trouvent pour le moment entre les mains de l’Empire du Milieu. Cependant, quand bien même un sursaut collectif pourrait venir ébranler l’avantage géopolitique dont dispose la Chine, le constat suivant s’imposerait quand même : le 21ème siècle sera chinois.

 

[1] CHANG Norbert, « Countering China’s Grip on Rare Earth Commodities », in Future Directions International, 7 novembre 2019. Disponible au lien suivant : http://www.futuredirections.org.au/publication/countering-chinas-grip-on-rare-earth-commodities/

[2] SEAMAN John, « Rare Earth and Clean Energy : Analyzing China’s Upper Hand », Institut français des relations internationales (IFRI), septembre 2010. Disponible au lien suivant : https://inis.iaea.org/collection/NCLCollectionStore/_Public/42/052/42052647.pdf

[3] SPROSS Jeff, « How China can win a trade war in 1 move », in The Week, 6 avril 2018. Disponible au lien suivant : https://theweek.com/articles/765276/how-china-win-trade-war-1-move

[4] VINOSKI Jim, « The U.S. Needs China For Rare Earth Minerals? Not For Long, Thanks To This Mountain », in Forbes, 7 avril 2020. Disponible au lien suivant : https://www.forbes.com/sites/jimvinoski/2020/04/07/the-us-needs-china-for-rare-earth-minerals-not-for-long-thanks-to-this-mountain/#14c0f1dc28b9

[5] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, 10 janvier 2018.

[6] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[7] « L’empire des métaux rares », in Le Grand Continent, 13 janvier 2018. Disponible au lien suivant : https://legrandcontinent.eu/fr/2018/01/13/lempire-des-metaux-rares/

[8] GALACTEROS Caroline, « La Chine et la Nouvelle Route de la Soie : vers le plus grand empire de l’Histoire ? », Vers un nouveau Yalta, recueil de chroniques géopolitiques 2014-2019, Editions SIGEST, 6 septembre 2019.

[9] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[10] VESAKI Kristin, « China’s Control of Rare Earths Metal », entretien de The Pacific Energy SummitThe National Bureau of Asian Research, 13 août 2019. Disponible au lien suivant :   https://www.nbr.org/publication/chinas-control-of-rare-earth-metals/

[11] Idem.

[12] LAGARGUE François, « La Chine, une puissance africaine », in Perspectives chinoises, n°90, juillet-août 2005. Disponible au lien suivant : https://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/900

[13] KANSOUN Louis-Nino, « Terres rares : l’Afrique peut devenir la principale alternative à la domination chinoise », in Ecofin, 31 mai 2019. Disponible au lien suivant : https://www.agenceecofin.com/la-une-de-lhebdo/3105-66613-terres-rares-l-afrique-peut-devenir-la-principale-alternative-a-la-domination-chinoise

[14] Idem.

[15] KLINGER Julie, « Latin America’s New Mining Frontiers », in Diálogo Chino, 8 février 2018. Disponible au lien suivant :  https://dialogochino.net/en/extractive-industries/10584-latin-americas-new-mining-frontiers/

[16] SAGARNAGA Rafael, « Bolivia’s lithium boom : dream or nightmare ? », in  Diálogo Chino, 15 septembre 2015. Disponible au lien suivant : https://dialogochino.net/en/extractive-industries/3459-bolivias-lithium-boom-dream-or-nightmare/

[17] GOURDIN Patrice, Manuel de géopolitique, Broché, 4 septembre 2019. Extrait en question disponible au lien suivant : https://www.diploweb.com/6-Les-ressources-naturelles.html

[18] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[19] Idem.

[20] RIFKIN Jérémy, Le New Deal vert mondial, Les Liens Qui Libèrent, 16 octobre 2019.

[21] Idem.

[22] VINOSKI Jim, op. cit.

[23] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[24] « Stratégie d’utilisation des ressources du sous-sol pour la transition énergétique française. Les métaux rares », Rapport commun de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies, mai 2018. Disponible au lien suivant : https://www.academie-sciences.fr/pdf/rapport/rc_transition_energie_0718.pdf

[25] Idem.

[26] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.