Alma Dufour, Vincent Jarousseau : le RN, Marine Le Pen et les classes populaires

Percée de RN dans les classes populaires, sentiment d’abandon par les représentants politiques et besoin de protection étatique : l’analyse des affects politiques conduisant de nombreux Français à voter pour le Rassemblement national (et à s’en remettre à la figure de Marine Le Pen) paraît plus que jamais importante. Pour analyser cette dynamique électorale sans verser dans une grille de lecture moralisatrice, nous accueillons deux personnalités dont les travaux et le parcours militant jettent un regard singulier sur ce phénomène :

👤 Alma Dufour, militante politique engagée à gauche et députée France insoumise

👤 Vincent Jarousseau, Photojournaliste et documentariste, auteur du livre Dans les âmes et dans les urnes (Les Arènes, 2025)

Face à Bayrou et Macron, la gauche doit se remobiliser, pas se vendre

Militants du Nouveau Front Populaire à Rennes en juin 2024. © Vincent Dain

Emmanuel Macron a montré qu’il était illusoire de vouloir négocier des concessions de gauche à sa politique. Le RN quant à lui ne cesse de progresser dans les urnes tandis qu’il se rapproche des pouvoirs économiques et politiques. Pour l’emporter face à ce bloc macro-lepéniste en cours de constitution, la gauche doit assumer un programme sans compromission, plutôt que d’essayer de bricoler une coalition électorale ou un périlleux gouvernement « technique ».

L’année 2024 restera comme celle durant laquelle Emmanuel Macron a joué un coup qui consistait à ne pas respecter le résultat des élections qu’il avait lui-même convoquées. Il a plutôt tenté de trouver lui-même un périlleux équilibre dans une Assemblée Nationale tripartite et dominée (relativement) par la gauche. Pour cela, il avait fini par nommer Michel Barnier Premier Ministre.

La conséquence de cette manœuvre fut la difficulté pour ce gouvernement de faire voter un projet de loi de finances (PLF). Michel Barnier avait pour cela fait de nouvelles concessions à l’extrême-droite. Celle-ci avait déjà accepté de ne pas le censurer a priori. Contraint par l’arithmétique parlementaire, mais peut-être grisé par l’utilisation usuelle qui en avait été faite par ses prédécesseurs, il a tenté de forcer l’Assemblée en utilisant l’article 49-3 de la Constitution. Ce faisant, il a engagé sa responsabilité sur un texte proche de sa première version, c’est-à-dire sans les amendements écrits par la gauche et adoptés en commission. Ces amendements ajoutaient pourtant près de 50 milliards d’euros de recettes au budget de l’Etat. Ils évitaient ainsi les énormes coupes prévues dans les budgets sociaux. Le RN ayant voté la motion de censure alors déposée par le NFP, le budget 2025 a été définitivement censuré, et le gouvernement de M. Barnier avec, le 4 décembre dernier.

À partir de cette censure, certains responsables politiques ont parlé d’une crise des institutions. Elisabeth Borne a été la plus alarmiste en prévenant les Français qu’une censure du PLF bloquerait le fonctionnement du pays, empêcheraient les fonctionnaires d’être payés, les cartes Vitale de fonctionner, etc. Ces peurs largement exagérées ont pourtant été balayées par Emmanuel Macron lui-même lors d’une nouvelle allocution télévisée le lendemain de la censure. Et en effet, l’Assemblée a depuis voté une loi de finances spéciale, reconduisant le budget de 2024 en 2025.

La réalité est la suivante. « L’omnipotence du pouvoir majoritaire » a fait que durant ces deux dernières décennies, l’Élysée, Matignon et l’Assemblée étaient en pratique de la même couleur politique. Ce faisant, à cause de la discipline partisane, les contre-pouvoirs du législatif sur l’exécutif, déjà ténus, n’étaient jamais mis en œuvre. En 2024, la nouvelle Assemblée élue s’est trouvée en opposition à la présidence de la République. Elle a alors pu exercer pour la première fois depuis 60 ans son moyen de contrôle du gouvernement le plus fort, la censure.

Politiquement, l’Assemblée a ainsi recouvré sa légitimité malmenée pendant ces 7 dernières années. Cette légitimité entre en conflit avec celle, au plus bas et toujours déclinante, du locataire actuel de l’Élysée. L’Assemblée est issue de l’élection la plus récente, mais elle ne peut pas démettre facilement le Président, alors que celui-ci peut la dissoudre sur simple décision. Il devait aussi, selon la Constitution, consulter les présidents des assemblées avant de le faire, mais ne l’a pas fait. Nous touchons aux limites de la Vème République.

L’impasse de la négociation avec Macron

La situation appellerait naturellement à une révision constitutionnelle. Avant de l’envisager il faudrait reconvoquer une élection présidentielle afin que les urnes puissent résoudre le conflit de légitimité. C’est d’ailleurs ce que pensent 61 % des Françaises et des Français, qui demandent le départ d’Emmanuel Macron. Le Parti Socialiste, qui rejette ce scénario en raison de son impréparation pour une présidentielle anticipée, a préféré proposer un compromis au gouvernement.

Ces concessions ont globalement été refusées par Emmanuel Macron, qui a d’abord nommé François Bayrou Premier Ministre, soit un de ses premiers soutiens. Une fois son gouvernement constitué, il a poursuivi des discussions avec le PS, EELV et le PCF. Le PS a se faisant cherché à se démarquer de la FI, certains de ses cadres ne cachent pas leur non-approbation de l’accord du Nouveau Front Populaire. Pourtant, c’est cet accord qui a permis à la gauche d’emporter les élections, plaçant de surcroît le RN en troisième position.

Gagner une miette maintenant compromettrait les chances de gagner véritablement plus tard.

L’idée selon certains cadres au PS, voire à EELV, est qu’il vaudrait mieux « gagner » un petit peu que rien du tout. Or, gagner une miette maintenant compromettrait les chances de gagner véritablement plus tard. En effet en proposant ces négociations ces cadres ont abandonné d’emblée l’accord programmatique sur lequel ils avaient été élus, le programme du NFP. Ce faisant, ils ont sévèrement détérioré la confiance que leurs électeurs avaient placée en eux six mois plus tôt. Finalement, la composition du gouvernement de François Bayrou puis son discours de politique générale du 14 janvier n’ont pas apporté de changement de ligne politique, toujours très austéritaire. Par conséquent, la FI a déposé le 16 janvier une motion de censure du gouvernement. EELV et le PCF, bien qu’ils aient participé aux discussions, ont été forcés de constater qu’il n’y avait rien à y gagner et ont aussi voté la censure. Le PS quant à lui a décidé de ne pas la voter, arguant des concessions obtenues, marquant ainsi une rupture avec le reste du NFP.

Qu’en est-il finalement de ces éléments concédés à la gauche par François Bayrou ? Le point qui aurait permis d’entamer des discussions sérieuses était l’abrogation de la réforme des retraites de 2023. Celle-ci était possible lors de la niche parlementaire de la FI à l’automne, car il y a une majorité à l’Assemblée (rassemblant le Nouveau Front Populaire, le RN et le groupe LIOT) pour la voter. Mais le camp macroniste a décidé de façon inédite de faire de l’obstruction parlementaire pour l’éviter. Le gouvernement de M. Bayrou n’en voulant pas non plus, il a annoncé à ce sujet ouvrir une nouvelle conférence de financement. Autrement dit, il entend simplement réfléchir à nouveau à cette réforme, en discutant avec les syndicats. Celle-ci ne sera modifiée que si l’équilibre budgétaire en sera maintenu. Or celui-ci a été exagéré par le gouvernement, qui a parlé d’un déficit de 55 milliards d’euros. Et dans l’attente, la réforme continuera de s’appliquer.

François Bayrou a détaillé l’organisation de ce « conclave » de financement dans une lettre. Il a aussi présenté d’autres points comme des concessions. Or, la plupart de ces concessions n’en sont pas vraiment. Et surtout, aucune garantie n’a été donnée sur la réforme des retraites. En conclusion, la crise de légitimité de l’exécutif, président comme gouvernement, n’est pas plus résolue qu’auparavant et Emmanuel Macron épuise le temps qu’il lui reste.

Une grande coalition, marchepied pour un futur gouvernement RN

Le risque de la participation à une grande alliance autour de la minorité macroniste est qu’il enverrait un message extrêmement délétère pour la gauche : celui que le RN est la seule opposition au système. C’est ce qu’il s’est passé en Italie avec le gouvernement de Mario Draghi, de février 2021 à octobre 2022. Le chef de l’Etat italien avait donné un « mandat exploratoire » à l’ancien banquier central de l’Union Européenne pour constituer un gouvernement de « haut niveau », en élargissant la coalition déjà large soutenant Giuseppe Conte, un autre technocrate. Tous les partis, du Parti Démocrate à la Ligue en passant par le Mouvement 5 étoiles y étaient représentés (neuf partis en tout). Ainsi, Giorgia Meloni a pu se présenter comme la seule vraie opposition, gagner les élections et ainsi succéder directement à Mario Draghi.

La participation à une grande alliance autour de la minorité macroniste enverrait un message extrêmement délétère pour la gauche : celui que le RN est la seule opposition au système. 

C’est donc bien la préparation des futures élections qui doit primer, et non la négociation d’une participation dans un hypothétique bricolage politique d’ici là. Même si Emmanuel Macron restait en poste jusqu’en 2027, une nouvelle dissolution de l’Assemblée Nationale pourrait intervenir à partir de l’été 2025. En ce sens, tous les partis pourraient avoir à se remettre bientôt et très rapidement en campagne. Le délai pour convoquer une élection présidentielle est de 35 jours maximum. Cet état de fait pèse en particulier à gauche. Les insoumis, dont le mouvement a historiquement été une machine électorale pour l’élection présidentielle, se savent prêts. Les autres partis du NFP beaucoup moins, ce qui peut expliquer qu’ils cherchent à préserver ce qu’ils nomment la stabilité des institutions, pour retarder la tenue de nouvelles élections.

Sortir de l’idée du marché électoral

Revenons maintenant sur les stratégies possibles pour la gauche. Il faut comprendre que les élections ne fonctionnent pas comme un marché dont les partis se partageraient des parts. Le nombre même d’électeurs varie beaucoup d’une élection à l’autre, en fonction de l’abstention. Ainsi, les élections législatives de 2024 ont généré une mobilisation forte, avec 66.7% de participation, soit 19,2% des inscrits de plus qu’aux dernières législatives. On est passé de 23 à 33 millions de votes.

Cette dynamique n’est pas la même pour tous les partis. Les électorats les plus bourgeois se mobilisent davantage à toutes les élections, y compris intermédiaires. Et d’année en année, certains électorats sont en dynamique, et d’autres non. Ainsi aux européennes de l’an dernier, la liste portée par la France Insoumise a récolté près d’un million de voix supplémentaires par rapport à 2019. À l’inverse, l’ensemble constitué des listes du PS et d’EELV ont perdu environ 400 000 voix. Pour ces partis, il s’est produit un simple transfert des Verts vers la liste PS-Place Publique, d’autres listes ou l’abstention.

Ainsi, l’espace politique de la sociale démocratie de centre-gauche est étroit et en déclin. Morcelé en plusieurs partis, même hypothétiquement rassemblés par une primaire, il ne représente que quelques pourcents de l’électorat. De plus le mécanisme de la primaire a tendance à dégager le plus petit dénominateur commun au sein de ce type de coalition et n’est pas de nature à faire émerger une dynamique forte. Or, un gouvernement vraiment à gauche aurait besoin d’une telle dynamique pour affronter le mur de l’argent.

Cette impasse s’est retrouvée au niveau européen dans l’échec de Die Linke, en Allemagne. Son congrès de novembre 2024 a explicitement adopté la ligne qui consiste à récupérer les déçus des Verts allemands (libéraux et très atlantistes) et des Sociaux-Démocrates (SPD). Leur idée était qu’une « coalition électorale bien formée pencherait pour une forme ou une autre d’alternative à gauche ». En France, il s’agirait donc d’une recomposition du PS et d’EELV visant à récupérer les déçus du macronisme, soit exactement la stratégie adoptée par la liste PS-Place Publique aux Européennes, qui comme on l’a vu, n’a pas insufflé de dynamique nouvelle à la gauche. Et de même en Allemagne, la liste Die Linke a divisé son score par deux aux Européennes de 2024 par rapport à celles de 2019, en passant de deux à un million de voix.

Tenir front contre front

Depuis la nouvelle offensive israélienne à Gaza, le climat politico-médiatique s’est montré encore plus favorable à l’extrême droite et à ses thèses xénophobes qu’auparavant. La simple dénonciation du génocide en cours vaut accusation d’antisémitisme sur la plupart des plateaux. Inversement, le RN s’est invité dans le camp des partis dits respectables, notamment par sa participation à la marche contre l’antisémitisme, alors même que son fondateur Jean-Marie Le Pen avait été condamné pour haine raciale.

Depuis la nouvelle offensive israélienne à Gaza, le climat politico-médiatique s’est montré encore plus favorable à l’extrême droite et à ses thèses xénophobes qu’auparavant.

Face à cela la gauche doit tenir bon sur ses positions humanistes et conformes au droit international. Sur le plan électoral, ce discours permet bien sûr de parler à la population ciblée par ces discours de haine, abandonnée par le reste de la société. Mais il permet aussi de paraître crédible à une majorité de l’électorat de gauche en général. Là encore le cas allemand le confirme : lors de ces mêmes élections européennes, Die Linke comportait en son sein à la fois des partisans de la fin de la vente d’armes à Israël, et des soutiens de ce pays. Leur programme ne comportait aucune mention de la guerre à Gaza. Cette position intenable a certainement précipité sa chute.

Cela s’est aussi vérifié cette année aux États-Unis. Les démocrates ont perdu l’élection présidentielle à cause de la démobilisation de leur électorat plutôt que par une surmobilisation de l’électorat républicain. L’administration démocrate sortante a massivement soutenu le gouvernement d’Israël, lui permettant de continuer sa politique génocidaire. La campagne du Parti Démocrate a été corrompue par les intérêts des donateurs ultra-riches, milliardaires ou entreprises. Elle a été à la fois pro-guerre et pro-business. La première conséquence en fut une défaite et un second mandat pour Donald Trump, qui aura davantage les mains libres que lors de son premier. Et à plus long terme, le Parti Démocrate risque d’être durablement écarté du pouvoir.

Si les partis de gauche européens veulent éviter le même sort, ils feraient mieux d’assumer leur histoire et des positions franches. L’enjeu est de recréer une dynamique permettant de remporter des victoires majeures. La mobilisation contre la réforme des retraites en 2023 l’a montré, des millions de Françaises et de Français sont prêts à se mobiliser. Toutefois, une majorité d’entre eux, y compris parfois parmi ceux qui se mobilisent, ne croient pas en leurs chances de gagner. C’est cet état d’esprit qu’il faut faire basculer.

Benoît Coquard : « Les classes populaires rurales et les sympathisants de gauche tendent à s’éloigner »

Commune du Val d’Oingt (69) vue du ciel. © Lucas Gallone

Souvent résumées par des termes misérabilistes, comme « France périphérique » ou « France des oubliés », les campagnes françaises en déclin sont devenues des bastions du Rassemblement National. Alors que la gauche s’interroge sur la façon d’y reprendre pied, le sociologue Benoît Coquard, rappelle le rôle central que jouent les sociabilités locales et quotidiennes dans le vote, mais aussi sur la perception du monde en général. Rejetant les explications purement géographiques, il invite à se pencher sur les dynamiques de classe qui existent dans les campagnes en difficulté. Rapport ambigu à l’État, repli sur des petits groupes ou encore valorisation de la débrouillardise… Très souvent, les classes populaires rurales sont mal comprises par le monde intellectuel, qui plaque des idées toutes faites sur elles. Dans cet entretien-fleuve, celui qui arpente au quotidien les campagnes de l’Est de la France les présente telles qu’elles sont.

Le Vent Se Lève – La carte des législatives 2024 a été largement commentée autour du prisme d’un clivage entre les métropoles et les campagnes françaises. Bien que ce constat mérite d’être nuancé, l’ancrage du RN dans certaines zones rurales est tout de même très net, par exemple dans le Nord-Est de la France, avec de nombreuses victoires dès le premier tour dans le Nord, l’Aisne, la Meuse ou la Moselle. A l’inverse, la gauche semble pratiquement imbattable dans la plupart des métropoles. Faut-il y voir un clivage géographique ou plutôt un clivage de classes ?

Benoît Coquard – Les deux car ces deux dimensions se recoupent. Mais il y a une certaine confusion : lors des élections, on fait beaucoup de cartes, qui donnent une représentation visuelle de la France toute noire, c’est-à-dire complètement RN. Or, cela cache la distribution des individus dans l’espace, puisque les villes rassemblent beaucoup plus de monde, mais cela cache aussi les déterminants du vote. Bien sûr que les riches et les pauvres ne vivent pas dans les mêmes quartiers, mais la France n’est pas aussi ségrégée que les États-Unis. L’économiste Olivier Bouba-Olga a montré pour les dernières élections européennes et législatives que le fait d’être rural ou urbain n’était explicatif que d’1,2 point du vote ! Le territoire seul arrive loin derrière le niveau de revenus et la catégorie sociale, qui sont les premiers déterminants.

L’effet de lieu dans le vote existe bel et bien, mais il est plus complexe que cela. Au-delà de la classe à laquelle vous appartenez, c’est aussi celles qui vous entourent qui vous influencent dans vos choix politiques. En sociologie, nous parlons de « morphologies sociales » ou « d’espaces sociaux localisés » : vous avez des coins, notamment dans les campagnes où il y a davantage d’ouvriers et d’employés, qui sont plus en contact avec la petite ou la moyenne bourgeoisie à capital économique. Dans la périphérie des grandes villes, vous avez également des classes populaires, mais qui sont davantage en contact avec des populations plus diplômées qui appartiennent à ce qu’on appelle le « pôle culturel » de l’espace social, pour reprendre la représentation de Pierre Bourdieu. Or, dans cet espace, on vote généralement à gauche et on influence ainsi les gens autour de soi à faire de même.

Cela signifie que le vote se construit aussi en fonction des milieux sociaux que vous côtoyez. Un ouvrier ne va pas fréquenter les mêmes personnes s’il habite dans une grande ville ou s’il habite loin de cette grande ville. De fait, les classes populaires des villes n’ont pas les mêmes emplois que les classes populaires rurales. Dans le rural, on trouve davantage d’ouvriers qualifiés et stabilisés, donc plus proches du petit patronat et des artisans. Ces fréquentations sociales encouragent le vote à l’extrême-droite. A l’inverse, le salariat précarisé et uberisé des grandes villes est moins attiré par l’offre politique du RN parce que les groupes sociaux qui jouent le rôle de leaders d’opinion locaux votent peu pour ce parti. Derrière la géographie, il y a donc toujours la question sociale.

« L’économiste Olivier Bouba-Olga a montré que le fait d’être rural ou urbain n’était explicatif que d’1,2 point du vote ! »

C’est pour cela que j’ai critiqué le concept de la « France périphérique », qui est pour moi un écran de fumée qui sert à gommer les clivages de classe et les autres rapports de domination, de genre et de race. Plus que la théorie en elle-même, je rejette surtout son usage qui oppose constamment les villes et les campagnes, en oubliant qu’au sein même des ruralités il y a des inégalités. Les véritables effets de lieux se jouent sur les fréquentations et les socialisations. Enfin, il faut bien comprendre que tout ce que je dis là se combine évidemment avec les caractéristiques individuelles de bases, évoquées au départ. Par exemple, si vous n’êtes pas blanc et que vous subissez du racisme, il est clair que vous serez moins enclin à voter pour l’extrême droite (ce qui ne signifie pas que vous voterez à gauche pour autant).

LVSL – La thèse de la « France périphérique » portée notamment par Christophe Guilluy, est d’ailleurs reprise par le RN pour opposer le mode de vie urbain, supposé « mondialisé », « bobo » ou « woke », à celui des campagnes, qui serait plus « enraciné », c’est-à-dire traditionnel. Ce discours trouve-t-il un écho dans les campagnes « en déclin » que vous étudiez ou s’agit-il plutôt de slogans électoraux qui ont peu de poids face aux sociabilités et aux effets de classe dans le choix du vote ?

B. C. – D’abord, je n’enquête pas sur le vote ou les avis politiques des gens, mais sur la façon dont ils socialisent au quotidien. En les côtoyant, j’observe bien sûr que la politique fait partie de la vie quotidienne mais que les questions de réputation ou de reconnaissance sociale sont plus importantes. Il y a d’ailleurs un lien entre les deux : en bas de l’échelle sociale, il y a toujours une forme de recyclage et d’imitation de ce qui se passe un peu plus en haut, dans le milieu social auquel on aspire. Les leaders d’opinion reconnus localement sont ces gens dont l’on considère qu’ils ont bien réussi leur vie, c’est-à-dire qu’ils ont une certaine stabilité économique, mais surtout qu’ils l’ont mérité au yeux des autres, parce qu’ils sont courageux au travail, qu’ils n’ont pas tout hérité de leurs parents, etc. Des valeurs qui sont souvent associées au vote pour le RN dans les campagnes que j’étudie.

Ces leaders d’opinion, qui concrètement sont surtout des hommes artisans, petits patrons, agriculteurs, ouvriers qualifiés ou contremaîtres, peuvent donc relayer la parole RN à leur manière en l’associant à des conflits locaux. Mais de façon diffuse, leur discours prend parce que les médias consommés par les gens que j’étudie véhiculent une grille de lecture très conflictuelle du monde et en accord avec l’idéologie d’extrême droite. Je vous cite quelques expressions qui reviennent pour justifier cela : « chacun voit midi à sa porte », il faut toujours « passer avant l’autre » pour se faire une place, d’où le succès aussi de privilégier les Français d’abord, d’être anti-assistanat, etc. Finalement le vote RN est aussi une stratégie perçue comme réaliste de promotion de soi-même, pour ne pas tomber dans le déclin qui caractérise notre territoire ou, a minima, avoir la garantie qu’il y aura toujours plus bas que nous… Elle est payante de suite, parce qu’elle n’implique pas une véritable amélioration de sa condition, mais simplement un transfert de honte sociale vers d’autres catégories de la population, ou vers ses semblables qui auront un peu moins de facilité à défendre leur respectabilité.

« Finalement le vote RN est aussi une stratégie perçue comme réaliste de promotion de soi-même, pour ne pas tomber dans le déclin qui caractérise notre territoire ou, a minima, avoir la garantie qu’il y aura toujours plus bas que nous… »

A force que des messieurs en cravate ou des dames qui « osent dire ce qu’elles pensent » à la télé répètent tout le temps ce type de discours, cela donne une légitimité à ce mode de pensée, qui a permis de construire l’hégémonie politique indétrônable du RN dans certains bourgs. On me reproche parfois de nier qu’il y ait des militants de gauche dans les milieux ruraux : bien sûr qu’il y a des campagnes qui votent à gauche et des campagnes où la bascule vers le RN est récente et où elle peut rebasculer, mais les endroits que j’étudie sont un peu des laboratoires d’une situation hégémonique Le FN puis le RN y est devenu la seconde force politique dès 1995 et très vite la première, sauf pendant l’épisode Sarkozy. Le bourg d’où je viens a voté à 60% pour le RN aux législatives et à plus de 50% au premier tour des présidentielles. Le reste des voix est par ailleurs à droite, il n’y a quasiment pas de gauche, c’est le miroir inversé du centre des grandes villes. Il y a des générations entières de familles qui dépendent essentiellement d’un seul employeur local et les secteurs qui emploient le plus sont l’aide à la personne et le bâtiment. Rien à voir avec les emplois diplômés des métropoles.

LVSL – Une différence majeure entre les campagnes et le cœur des métropoles est justement que ces dernières attirent très fortement les diplômés. Dans les campagnes que vous étudiez, les élites locales possèdent surtout des capitaux économiques : il s’agit de petits patrons, de médecins, de petits notables… Vous disiez que vos territoires de recherche ont basculé vers le FN, puis le RN, il y a déjà longtemps. Pourtant, à l’échelle nationale, il semble que les groupes sociaux qui s’en sortent bien économiquement ont basculé seulement récemment vers ce vote, qui séduisait surtout des couches populaires. Ces observations nationales correspondent-elles avec ce que vous observez sur le terrain ?

B. C. – C’est une très bonne question. Ceux que j’appelais juste avant les leaders d’opinion sont des gens qui dans leur style de vie et même dans leur condition matérielle d’existence ont été proches ou membres des classes populaires. Ils continuent à avoir des goûts, des modes de consommation et des aspirations très proches des classes populaires, même s’ils se sont relativement enrichis depuis. Ce sont ces gens que j’ai retrouvés sur les ronds-points dans les premières semaines du mouvement des gilets jaunes, avant que celui-ci ne soit taxé de mouvement de « fainéants » dans les discussions du coin. 

Ces personnes appartenant à la petite bourgeoisie économique se rejoignent avec les milieux populaires sur une vision du monde commune et parce qu’ils exercent des métiers assez semblables, même si les revenus ne sont pas les mêmes et que les rapports hiérarchiques existent bel et bien. Entre un auto-entrepreneur dans le paysagisme très précaire et un artisan maçon, qui vit en général beaucoup mieux, il y a des appartenances et des sensibilités communes, auquel le RN sait s’adresser, notamment en surfant sur l’idée qu’il est tellement pour ceux qui travaillent qu’il va plus durement que jamais ciblé celles et ceux que l’on suppose ne pas vouloir travailler.

Le sociologue Benoît Coquard (photo de profil X).

À l’inverse, le médecin, le notable local, le patron de l’usine, les dirigeants des institutions, le maire font partie d’un autre monde. A la campagne aussi, il y a des formes d’entre-soi bourgeois très fortes, y compris dans la bourgeoisie culturelle : même dans les campagnes RN, il y a des petits îlots d’artistes et de profs qui se fréquentent entre eux. Enfin, il ne faut pas oublier que la bourgeoisie de droite classique a peu de difficultés à se déplacer à l’extrême-droite. De fait, l’essentiel des votes RN viennent de l’ancienne droite, plus que de la gauche. Ce déplacement est d’autant plus facile aujourd’hui pour la bourgeoisie locale que le RN est désormais vu comme un parti libéral sur les questions de la retraite et des salaires et qui donne des gages aux propriétaires…

LVSL – Le cœur de votre travail concerne justement les sociabilités en zone rurale. Dans votre ouvrage Ceux qui restent, Faire sa vie dans les campagnes en déclin (La Découverte, 2019), vous abordez notamment la disparition d’espaces de sociabilité très divers – des clubs de sport aux collectifs de travail en passant par les bistrots – et le fait que la sociabilité se soit repliée sur l’espace privé et sur des bandes de potes « sur qui on peut compter ». Quels effets cette disparition des lieux de brassage social et ce repli sur des bandes ont-ils sur les représentations du monde extérieur ?

B.C. – Avant d’aborder ces aspects, je pense qu’il faut rappeler que les formes d’appartenance sont largement liées à la division du travail et à l’organisation économique. Dans les milieux que j’étudie, le salariat recule depuis les années 1990 du fait des délocalisations et des fermetures d’usines, ce qui engendre moins d’égalité dans les salaires et plus de concurrence directe pour les emplois restants. Les gens travaillent donc dans de plus petites entreprises qu’auparavant, ou à leur compte, ce qui fait décliner le syndicalisme et d’autres structures d’encadrement des classes populaires. Tout cela n’est pas inédit aux campagnes de France, on retrouve déjà ce constat dans le livre William Julius Wilson (sociologue, ndlr) When work disappears (1996), qui montrait, dans le cas des afro-américains de Chicago, que lorsqu’un monde industriel périclite, toutes les structures de reproduction sociale sont mises en péril, les liens sociaux, la solidarité et le sentiment communautaire se désagrègent.

Auparavant, dans les campagnes productives du Nord et de l’Est, et dans quelques poches à l’Ouest de la France, on pouvait faire sa carrière de génération en génération dans la même boîte et y finir contremaîtres. Cela avait des effets sociopolitiques importants : ces campagnes ont été laïcisées très tôt, l’emploi féminin y était massif et les femmes étaient relativement bien rémunérées, même si moins que les hommes. Désormais, nous sommes revenus à une situation où le chômage des femmes de moins de 35 ans est souvent le double de celui des jeunes hommes, elles sont donc plus précarisées donc elles dépendent davantage du couple et la domination masculine structurellement plus marquée. 

« Nous sommes revenus à une situation où le chômage des femmes de moins de 35 ans est souvent le double de celui des jeunes hommes. Elles dépendent donc davantage du couple et la domination masculine est structurellement plus marquée. »

Cela étant dit, je m’inscris aussi en faux contre les théories faites sans enquête de terrain sur ces populations, selon lesquelles ces pauvres « petits blancs » sont devenus individualistes parce qu’il n’y a plus de paroisse, plus d’usine, plus de syndicat, de café etc. En réalité, il ne reste pas rien, les sociabilités se sont recomposées. Vous devez toujours le fait d’accéder à un travail, de vous mettre en couple, de fonder une famille à des formes de reconnaissance sociale que vous avez des autres. Ceux qui sont les plus en difficulté, c’est ceux qui n’ont pas de potes, que personne ne soutient, qui ne sont pas dans des réseaux d’entraide qui jouent le rôle de structures informelles de reproduction sociale.

La différence, c’est que cette appartenance ne sera pas aussi stable qu’auparavant quand il existait une entreprise de 500 salariés dans un villages de 3.000 âmes. Par ailleurs, c’est objectivement très compliqué de maintenir des amitiés avec un grand nombre de personnes sur le temps long, notamment du fait de la concurrence sur le marché de l’emploi ou sur le marché matrimonial. On a du mal à faire groupe avec tout le monde. Comme m’ont dit les gens que j’ai interrogés « j’ai fait le tri entre ceux qui m’ont soutenu quand j’ai eu un conflit avec un tel ou quand ma famille avait un problème et ceux qui m’ont traité de branleur quand mon patron m’a viré ». Là encore, on voit que le fait d’appartenir à des réseaux de solidarité, comme les syndicats par exemple, est vraiment essentiel pour ne pas fracturer une classe sociale à niveau local.

Donc oui il y a une forme de repli, ou en tout cas de resserrement des liens, mais la disparition des lieux de sociabilité n’en est pas directement à l’origine. Cette disparition est elle-même une conséquence du fait qu’il y a moins de boulot et que les modes de vie ont changé : les collectifs de travail ont disparu donc les bars sont désertés. L’aménagement du territoire a aussi un impact : quand on construit une quatre voies, le boulot s’éloigne, les jeunes se garent le soir, repartent le matin et ne fréquentent plus le centre-bourg donc la vie villageoise n’est plus la même. Le néolibéralisme a détruit nombre de structures de reproduction sociale, mais aussi de sociabilité commune et donc de conscientisation d’intérêts communs.

« Il y a une forme de repli, ou en tout cas de resserrement des liens, mais la disparition des lieux de sociabilité n’en est pas directement à l’origine. Cette disparition est elle-même une conséquence du fait qu’il y a moins de boulot et que les modes de vie ont changé. »

Effectivement, cela pousse à se dire que « chacun voit midi à sa porte ». Vu que « tout le monde se tire dans les pattes » et donc autant se lier avec un petit nombre de personnes. De la même manière, s’il faut être pistonné pour avoir une bonne place sur le marché du travail, on ne va pas donner le « tuyau » à tout le monde, mais seulement à quelques potes avec qui on fait du travail au noir le week-end. Tout ce registre qui consiste à voir la solidarité comme forcément sélective, au détriment d’autres populations avec lesquelles vous êtes en concurrence, droitise beaucoup la population.

LVSL – Dans vos travaux, vous mentionnez également le concept de « capital d’autochtonie » qui existe dans les campagnes, c’est-à-dire les ressources qu’apportent l’appartenance à des groupes sociaux locaux. Concrètement, le fait de vivre depuis toujours dans un village apporte généralement des avantages dont les nouveaux arrivants ne disposent pas. Est-ce que l’éclatement des collectifs de travail et la disparition de nombreux espaces de brassage social ne nourrit pas un certain sentiment d’autochtonie et une méfiance à l’égard du reste du pays, notamment les grandes villes, qui peut contribuer à cette droitisation ?

B. C. – Oui, puisqu’on arrive à avoir de la reconnaissance sociale dans ces formes de sociabilité sélective, l’entre-soi est plutôt bien vécu. Cela peut conduire à rejeter les autres styles de vie tels qu’on les perçoit dans les autres classes sociales, notamment urbaines qui sont les plus lointaines géographiquement et socialement. Le fait d’être bien implanté à la campagne permet de critiquer le mode de vie urbain et de retourner de potentiels stigmates. Par exemple, j’ai souvent entendu que « la ville c’est nul » non pas parce que ça coûte trop cher, mais parce que le style de vie y serait une arnaque, à savoir qu’on y aurait pas de liberté et que les gens ne se connaissent pas donc ne se reconnaissent pas socialement. A la campagne, les gens s’appellent par leur prénom, tout le monde a un surnom et on est souvent identifié par rapport à ses parents… Tout cela contribue à fortement valoriser son appartenance locale, qui prend parfois un côté presque insulaire.

Par exemple, au début du mouvement des gilets jaunes, il y avait bien sûr des revendications de justice sociale et de redistribution des richesses, mais aussi un très fort sentiment d’être méprisé par des gens qui ne nous connaissent pas. L’opposition aux 80 kilomètres/heure sur les départementales incarne parfaitement cela : les gens considèrent qu’ils sont maîtres chez eux et rejettent une loi qui les contraint. Il connaissent les inconvénients de la voiture, mais ont souscrit à ce mode de vie et ne veulent pas être embêtés.

C’est la même chose sur la défense des services publics : le mot d’ordre est fédérateur, mais tout le monde ne met pas la même chose derrière. Si on parle d’une nouvelle ligne TGV ou de certains services sociaux, beaucoup de ruraux que j’ai interrogés sont contre. A l’inverse, quand l’hôpital ou l’école du coin ferme, il y des mobilisations, même si toutes les classes populaires n’y sont pas présentes. Le retrait de l’État n’est pas souhaité, mais il y a aussi une valorisation de la débrouille qui elle-même s’appuie sur le rejet des institutions étatiques.

LVSL – Dans un récent article dans le Monde diplomatique avec votre collègue Clara Deville, vous abordez justement le fait que de nombreux ruraux attendent surtout de l’État qu’ils les laissent tranquilles. C’est évident sur la question de la voiture, avec l’exemple des 80 km/h, et des zones à faibles émissions, mais aussi sur les services publics. La fermeture de nombreuses postes, écoles, gares, trésoreries ou maternités de proximité est un fait. Pourtant, vous écrivez que « l’enjeu est moins un abandon des campagnes que la polarisation foncièrement inégalitaire des ressources de l’État ». Pourriez-vous revenir là-dessus ? 

B.C. C’est une question qu’a traité ma collègue Clara Deville, qui a notamment trait à la dématérialisation des démarches administratives. La dématérialisation, ce n’est pas vraiment un abandon de la part de l’État, mais plutôt un redéploiement de l’État, qui met en concurrence les citoyens pour l’accès à leurs droits. Avec le numérique, les citoyens sont contrôlés plus étroitement et un jeu d’attentes et de menaces se met en place. Certains sont satisfaits par le fait de pouvoir faire leurs démarches depuis chez eux n’importe quand, tandis que d’autres ont un sentiment d’incompétence car ils ne peuvent pas se saisir de ces outils. 

« La dématérialisation, ce n’est pas vraiment un abandon de la part de l’État, mais plutôt un redéploiement de l’État, qui met en concurrence les citoyens pour l’accès à leurs droits. »

Clara montre très bien que pour les gens qui vivent dans la pauvreté rurale, se rendre à la sous-préfecture est déjà très compliqué… Et lorsqu’il n’y a plus de face à face humain possible, ça devient encore plus dûr. Et en face, le fait de critiquer l’État et de vouloir s’en passer, c’est aussi se montrer travailleur et autonome, donc se conformer à un moule social très présent dans les campagnes.

LVSL – Dans votre livre Ceux qui restent transparaît justement cette valorisation très forte de la débrouillardise dans les milieux populaires ruraux. Celle-ci peut prendre toutes sortes de formes : réparer une machine qui ne marche plus, retaper une maison avec des amis, bricoler, coudre, cultiver son potager… Bref, plein de situations dans lesquelles on se passe de l’État, mais aussi assez largement du système marchand. Ces formes de débrouillardise ont toujours existé dans les milieux populaires, notamment car elles permettent d’économiser de l’argent, mais aussi car faire quelque chose soi-même apporte une grande fierté. Si on revient sur le terrain politique, on pourrait imaginer que la gauche anti-libérale se saisisse de cette fierté et la valorise, parce qu’il s’agit d’entraide, d’une forme de dé-marchandisation et d’écologie, quand on répare des objets plutôt que de les jeter. Est-ce que les personnes que vous rencontrez politisent cette débrouillardise ordinaire ?

B.C. – Le problème est que si la gauche s’en saisit, ce sera à travers le prisme bourgeois qui la caractérise et elle en fera quelque chose qui va rebuter les classes populaires. Je vois très bien comment le fait de produire local peut être traduit d’une autre manière que ce que les classes populaires valorisent : ce n’est pas tant le fait que ça soit produit sur place ou que ça soit le fruit de leur travail qui les intéressent, mais plutôt le fait que cela montre qu’on est habile et qu’on est pas un fainéant. Dans les milieux populaires, beaucoup de gens ont une autre activité en plus de leur travail, pour des raisons de subsistance bien sûr, mais aussi pour la reconnaissance sociale que cela apporte. Depuis que je fais de la sociologie, je m’intéresse beaucoup à ce qui se fait dans la sociologie des quartiers populaires et je reconnais en partie le vocabulaire que l’on retrouve à la campagne, comme le fait d’être démerdards, de travailler vite et bien, mais aussi parfois de gruger l’État et le fisc. Si le travail au noir est souvent bien vu, c’est parce qu’il démontre des compétences à faire soi-même, sans attendre quelque chose de la part des institutions.

Je reviens à votre question : pour que la gauche puisse réellement se saisir de cette fierté populaire, cela impliquerait qu’elle soit plus proche des milieux populaires, ce qui me semble compliqué étant donné le monde social rural que nous avons décrit plus haut. Les classes populaires, et notamment les petits artisans, valorisent déjà cette débrouillardise et si la gauche se penche là-dessus, elle le fera sans doute avec misérabilisme, tandis que l’extrême-droite le fait avec démagogie (ce qui marche mieux électoralement). Parmi mes enquêtés, je retrouve surtout la volonté de se tenir la tête haute et de ne pas se laisser « phraser » comme on dit chez moi : ne pas écouter les intellectuels, tels que les journaliste ou politiques, qui font de longues phrases sans contenu, tout comme les officiels qui représentent l’État, est une attitude valorisé, qui montre votre autonomie de jugement et une conscience réaliste de la trahison des discours.

« Les classes populaires, et notamment les petits artisans, valorisent la débrouillardise. Si la gauche se penche là-dessus, elle le fera sans doute avec misérabilisme, tandis que l’extrême-droite le fait avec démagogie, ce qui marche mieux électoralement. »

Je vais dire une phrase un peu vide de sens pour le coup, mais je pense qu’il y a une vraie nécessité de comprendre à quoi les gens aspirent réellement… On dit, à tort, qu’il n’y a plus de sens du collectif dans les milieux populaires et que la politique pour y répondre se résume à viser des petits segments avec des mesurettes de compensation spécifiques à chaque groupe social. En réalité, les gens valorisent le fait d’être capable de s’aider les uns les autres, de défendre les copines quand elles se font calomnier, les copains quand ils se font virer, etc. Si la gauche ne s’appuie pas là-dessus, c’est parce qu’elle ne connaît pas ce monde-là.

Là encore, je ne parle pas du prisme géographique, mais social. Il ne suffit pas de venir des campagnes désindustrialisées et des classes populaires pour comprendre les gens qui y vivent, la question est : où es-tu maintenant, qui fréquentes-tu au quotidien pour te faire une idée du monde? C’est pourquoi la petite bourgeoisie économique occupe le haut du pavé et peut distribuer les bons points : elle côtoie au concret les classes populaires rurales. C’est là qu’est le vrai enjeu : les mouvements démographiques tendent à éloigner les classes populaires rurales et les sympathisants de gauche. Même quand ils s’établissent à la campagne, ces derniers vont plutôt dans des campagnes attractives où ils retrouvent des gens qui leur ressemblent.

Pour y remédier, il y a aussi une nécessité de mieux reconnaître et valoriser les savoir-être et les savoir-faire populaires. Quelqu’un comme François Ruffin veut montrer qu’il est plus proche du terrain que pas mal de ses collègues de gauche et sait s’appuyer sur des exemples de gens qu’il a rencontrés. Sa limite à mon sens, c’est qu’il parle surtout, par la force des choses, de ce qu’ils ont perdu, qu’il arrive au moment où quelque chose ferme et qu’on définit finalement toujours les gens qu’on entend représenter par rapport au manque et à ce qu’il y avait de mieux avant.

Ce qui devrait nous intéresser, c’est ce que les gens valorisent chez eux et qui existe encore. Quand on parle des classes populaires, on a toujours l’impression qu’elles sont oubliées, qu’il faudrait qu’elles soient sauvées par d’autres… Or toute cette rhétorique de la « France invisible », des « oubliés », glisse facilement vers celle des « petits blancs » laissés de côté au profit d’autres qui bénéficieraient davantage des aides sociales, a été imposée par le RN. On devrait plutôt s’interroger sur ce qui, chez les dominés, est valorisé, notamment dans leur capacité de résistance quotidienne face à la précarité statutaire et aux calomnies qu’ils subissent. La débrouillardise, par exemple, doit être vue telle quelle, sans l’embourgeoiser.

LVSL – Le mouvement des gilets jaunes est une bonne illustration de ce que vous décrivez : ils n’attendaient pas d’être sauvés, n’espéraient pas grand chose de l’État ou des partis politiques, peu importe leur orientation. Au contraire, ils cherchaient plutôt à s’auto-organiser, ne déléguaient pas leur parole à des représentants, la plupart parlaient en leur nom et leur principale demande collective était le RIC, qui permet à chacun de voter en conscience. Nous évoquions la distance qu’ont les classes populaires rurales vis-à-vis des institutions : le mouvement des gilets jaunes n’est-il pas l’expression la plus pure de ce rapport distancié à la politique et de la volonté d’auto-organisation ?

B.C. – Ce qui fait effectivement l’originalité du mouvement des gilets jaunes, c’est qu’il venait d’en bas et qu’il avait une forte défiance vis-à-vis de la gauche – et du reste du champ politique – à raison puisqu’ils se sont faits calomnier au départ par la gauche, avant que cela ne se transforme en un mouvement de manifestations soutenues par la CGT et la France insoumise. Le fait d’occuper les ronds-points et les péages autoroutiers n’était pas habituel non plus. 

Les initiateurs aussi étaient de nouvelles têtes : vers chez moi, le groupe Facebook qui organisait les gilets jaunes a été créé par deux femmes, l’une d’entre elle venait de perdre son emploi, l’autre était auto-entrepreneuse, avec ses enfants à charge car le père est parti. C’est improbable que des personnes comme ça se soient retrouvées à monter un mouvement de si grande ampleur : toute la sociologie politique montre qu’elles font souvent face à des impasses, théoriquement elles auraient dû être abstentionnistes et ne jamais être sur le devant de la scène. Mais très vite, ces femmes-là, ont été débordées par une majorité de mecs avec des grosses voix qui travaillent dans le transport notamment. Ainsi des logiques sociales plus fortes, notamment le patriarcat, sont revenues en force. De même, les journalistes qui ont couvert le mouvement allaient interroger des personnes qui étaient proches de Paris et qui savaient bien s’exprimer dans les médias, donc cela impose une certaine sociologie des leaders symboliques du mouvement.

La droite était contre le mouvement étant donné que les gens se mobilisaient pour leurs intérêts, même si les médias ont parlé en bien des gilets jaunes durant les premiers jours,avant de les abandonner quand il se sont rendus compte que le mouvement n’était pas la contestation fiscale qu’ils espéraient. La gauche, elle, n’était pas là, elle n’avait pas senti ce qui se passait au départ par manque de proximité sociale avec ces classes populaires. L’extrême-droite et les milieux complotistes ont essayé très vite de récupérer le mouvement, mais le RIC s’est imposé comme une revendication démocratique et les autres propositions sont restées plus en retrait. La question de classe était centrale dans le mouvement : puisque les gens ne pouvaient pas ouvrir leur gueule au travail, ils me disaient le faire sur les rond-points. 

Pour que la gauche les représente, il aurait fallu que beaucoup de gj soient devenus députés ou du moins candidats. Historiquement, dans le Parti Communiste, il y avait un vivier d’ouvriers qui finissait par accéder aux plus hautes fonctions. De la même manière que les partis font attention à ce que tous les candidats aux élections ne soient pas des hommes et pas blancs (pour les partis de gauche), je pense qu’il faudrait limiter l’accès de certaines classes sociales (les professions dites intellectuelles, les cadres, les professions libérables) et de certaines professions qui sont surreprésentées en politique, que ce soit à l’Assemblée, mais aussi dans les sections locales. 

J’ai conscience de la difficulté de cette « parité sociale ». Même ceux qui prêchent pour une révolution de la représentation, à savoir que les milieux les plus majoritaires dans le pays, les ouvriers et les employés, soient les plus représentés en politique, seraient certainement surpris ou gênés par certaines maladresses des néophytes. Et même si l’on envoie plein d’ouvriers à l’Assemblée du jour au lendemain, la transformation du système sera plus lente. Le champ politique gardera son propre fonctionnement,les savoir-être et savoir-faire populaires feront toujours face à une remise en cause, puisque ce monde n’est pas le leur et qu’il base son fonctionnement sur leur exclusion. C’est comme à l’école : si on n’est pas proche du milieu scolaire dans son milieu familial, être bon à l’école suppose toute une acculturation et une socialisation pour intégrer un monde qui n’est pas le nôtre. Cela demande de profonds changements sur la façon dont on juge la compétence et la légitimité en politique. Mais cela me semble fondamental si la gauche entend représenter les classes populaires. Sinon la droite réussira à continuer d’imposer non seulement son ordre économique, mais aussi sa hiérarchie symbolique, tout en récupérant de nouvelles figures, qui ne servent qu’à cacher que nous sommes dans une société fondée sur la reproduction sociale et l’entretien des privilèges à la naissance pour les classes dominantes.

Luc Rouban : « Le RN cherche à récupérer l’image de “droite sociale” et protectrice associée au gaullisme »

Affiches électorales pour les élections législatives de 2024. © Free Malaysia Today

Alors que les dirigeants du Rassemblement national, dont Marine Le Pen, comparaissent devant le tribunal correctionnel de Paris pour « détournement de fonds publics », on peut s’interroger sur l’avenir d’un parti politique, qui, il y a quelques mois encore, semblait aux portes du pouvoir. Le RN aurait-il atteint ses limites ? C’est la thèse de Luc Rouban, qui publie « Les ressorts cachés du vote RN ». Entretien [1].

Vous décrivez le RN comme un « trou noir » qui attire des votes toujours plus nombreux. Qui sont ses nouveaux électeurs ?

J’ai voulu comprendre l’expansion du vote RN, particulièrement notable entre 2022 et 2024. Il a atteint près de 11 millions de voix au premier tour de la présidentielle et près de 8 millions de voix au second tour des législatives en 2024. C’est considérable par rapport aux législatives de 2022. Or, ce vote n’est plus celui de l’électorat de l’ancien Front national, qui était très populaire. Le noyau dur de l’électorat populaire est encore là, mais on a un vote RN qui concerne désormais les classes moyennes et supérieures. Au premier tour des législatives, les cadres ont voté RN à plus de 20 %. Ensuite, le RN a énormément progressé sur des espaces favorables à la gauche, comme la fonction publique, y compris chez les cadres de catégorie A et chez les enseignants (pour 18 % d’entre eux).

Les clés d’analyses appliquées au Front national ne fonctionnent plus selon vous. Notamment sur la question du racisme…

Effectivement, aucune étude ne signale une explosion d’un racisme systémique qui aurait brusquement saisi les Français. Toutes les enquêtes sociologiques montrent une forme de tolérance plus grande dans la société française et moins de racisme, moins d’antisémitisme, moins de xénophobie. Un autre élément probant, c’est que le RN fait des scores très importants dans les DOM-TOM, notamment à Mayotte et aux Antilles. On ne peut pas imaginer que ces électeurs soient devenus racistes !

Si la question de l’immigration joue un rôle si important dans le vote RN, c’est parce qu’elle s’inscrit dans le rejet d’une mondialisation non maîtrisée, avec l’arrivée d’une nouvelle pauvreté, mais aussi d’une nouvelle précarité. Cela crée des tensions dans la confrontation de socialités différentes mais cela vient aussi révéler l’échec de l’intégration républicaine. L’immigration révèle les défauts d’un système sociopolitique finalement peu solidaire et marqué par la désocialisation. Elle renvoie l’image d’une société ouverte en bas, confrontée à de nouvelles concurrences sur le marché du travail, mais fermée en haut, où la mobilité sociale est plus difficile qu’ailleurs. La France souffre du libéralisme mondialisé, qui pousse à la précarisation et aux mobilités forcées, sans avoir les avantages d’un libéralisme favorisant l’initiative et la réussite individuelle.

Est-ce que le vote RN s’inscrit dans un vaste mouvement international « populiste » ou « néo-fasciste » ?

Ces concepts et cette grille d’analyse n’expliquent pas le phénomène RN. Le populisme historique ne colle pas avec ce que nous montrent les enquêtes. Le fascisme, le nazisme ou les populismes de gauche en Amérique latine impliquent un culte du leader fort, une image de peuple uni. Dans les enquêtes que nous avons menées, on voit que l’électorat RN ne demande pas un leadership fort mais un leadership de proximité, un contrôle de l’action politique au niveau local.

« L’immigration révèle les défauts d’un système sociopolitique finalement peu solidaire et marqué par la désocialisation. »

La demande des électeurs RN est proche de celle des « gilets jaunes », avec des demandes de démocratie directe, le référendum d’initiative citoyenne, tous les outils censés – parfois de manière utopique – permettre de contrôler l’action publique au quotidien. Réduire le vote RN à un néo-fascisme, c’est oublier que les électeurs – je dis bien les électeurs – que l’on a interrogés ne recherchent pas la fin des libertés publiques ou de la magistrature indépendante. Ils attendent avant tout de l’efficacité et la définition d’une règle du jeu social.

Vous analysez le vote RN comme fortement corrélé à une perception subjective de la réussite sociale…

Le rapport subjectif au politique a remplacé le vote de classe. Ce n’est plus la position objective en termes de catégorie socioprofessionnelle qui va déterminer le vote, mais le regard que les électeurs portent sur leur propre situation au sein de la société. Par exemple en termes de mobilité sociale et de réussite, ceux qui sont en bas votent RN ou LFI, ceux qui sont en haut votent Macron.

La question de la perte d’identité professionnelle jouerait un rôle majeur dans le vote RN…

Le rapport au travail est un élément fondamental de l’identité sociale. Or la France, c’est vraiment le pays où le travail est le plus mal reconnu, le plus mal récompensé, le plus décevant, au point qu’on a mythifié la retraite perçue comme le dernier espace d’autonomie et de liberté.

Regardez aussi tout ce qui s’est passé avec les agriculteurs : ce n’est pas seulement une question de rémunération mais une question de reconnaissance sociale. L’agriculteur est reconnu parce qu’il est dans un territoire, dans une petite commune rurale. Le fonctionnaire, l’instituteur, le policier, autrefois, même s’ils étaient mal payés, étaient reconnus. C’est ce que la gauche n’a pas su incarner. Le RN est devenu le porte-parole de cette attente de respect social, de protection de l’identité face à au mépris d’une certaine élite mondialisée.

Le RN incarnerait une « critique sociale » de droite…

Absolument. Ce qu’on peut appeler une « critique sociale de droite » s’est développée, et la gauche ne l’a pas vue arriver. Cette critique porte sur le fait que la mécanique sociale fonctionne pour une petite minorité de privilégiés. C’est ce que confirment les données de l’Insee : le travail ne permet plus l’enrichissement, contrairement à l’héritage et au patrimoine financier. Or les électeurs RN portent un regard critique sur la mobilité sociale et sur le mensonge social qui se cache derrière l’idée de « méritocratie » républicaine.

Les électeurs RN sont très en demande de « politique » et d’État protecteur…

L’un des ressorts principaux du vote RN, c’est la recherche d’une maîtrise du destin collectif et des destins individuels. C’est une recherche d’action politique qui s’oppose fondamentalement au macronisme perçu comme une perte de maîtrise face à la mondialisation, à l’immigration, à une perte d’identité professionnelle et à un certain déclassement social. Tous ces phénomènes se conjuguent et les électeurs appellent à retour de l’État.

« L’un des ressorts principaux du vote RN, c’est la recherche d’une maîtrise du destin collectif et des destins individuels. »

Or le macronisme, mais aussi une partie du PS, incarnent une forme d’affaiblissement de l’État. Les électeurs RN refusent un discours « économiste » selon lequel, dans le fond, le politique aurait disparu derrière des intérêts économiques, qu’un enrichissement général allait profiter à tout le monde.

Cette demande d’État serait aussi renforcée par de nouvelles menaces extérieures à la nation ?

Le contexte international renforce cette demande d’État. Le RN n’a pas plus de solutions (et peut-être moins) que les autres, mais il incarne un refus. On nous a longtemps expliqué que le commerce international allait régler tous les conflits, que c’était « la fin de l’histoire ». On assiste à un retour des nationalismes, des guerres et de la « realpolitik » avec l’invasion de l’Ukraine, le conflit au Moyen-Orient ou les tensions en mer de Chine. Le rapport au monde a changé. Il exprime une nouvelle anthropologie du pouvoir. C’est toute la question du réchauffement climatique, qui incarne lui aussi une perte de maîtrise sur la nature. Le RN incarne le refus de changer nos modes de vie face à cette évolution, alors que la gauche, les écologistes ou le centre appellent à s’adapter.

Le RN aurait, d’après vous, capté l’héritage gaullien ?

Le gaullisme évoque une période de grandeur de la France sur la scène internationale. Emmanuel Macron a essuyé de nombreux revers diplomatiques et la nation semble décliner sur le terrain international, au Moyen-Orient et en Afrique, notamment. La nostalgie d’une France forte est captée par le RN.

Par ailleurs, le RN cherche à récupérer l’image de « droite sociale » et protectrice associée au gaullisme, ce qui lui permet d’occuper un espace stratégique sur l’échiquier politique. Le RN s’est ainsi positionné contre la réforme des retraites ou pour la défense des services publics, abandonnant le néo-libéralisme de l’ancien FN et piégeant Les Républicains. Pour l’instant, le RN est en position de force.

Pensez-vous que le RN soit aux portes du pouvoir ?

Je ne crois pas. Tout d’abord, il ne s’est pas complètement « désulfurisé », comme en témoigne le procès mené au sujet des assistants parlementaires. Il reste suspect de double discours. Par ailleurs, le RN a un point de faiblesse très important : il n’est pas crédité d’une véritable capacité gouvernementale et manque de soutiens dans les élites sociales. Sa parole porte, son analyse de la société séduit, mais sa capacité à changer réellement les choses est considérée comme assez basse. Selon moi, il a peut-être atteint son point culminant et va devoir désormais affronter un glissement politique au profit de LR si Michel Barnier réussit son affaire.

[1] Entretien republié depuis le site The Conversation.

Les électeurs ordinaires du Rassemblement National

Permanence du Rassemblement National à Fréjus (Var), ville dirigée depuis 2014 par le RN David Rachline. © Capture d’écran C Dans l’air

« FN ou RN ? », la question revient régulièrement dans les médias qui s’interrogent sur la progression du parti d’extrême-droite. Les 10 millions de voix récoltées par le Rassemblement national aux dernières législatives tendent à faire pencher la balance du côté de la normalisation du parti et de la rupture avec son passé. Cette hypothèse est cependant nuancée par une enquête plus fouillée. Dans son ouvrage, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, le sociologue et politiste Félicien Faury montre comment, au sein de l’électorat RN de PACA, les difficultés sociales s’expliquent prioritairement à la lumière d’un énoncé : il y aurait « trop d’immigrés » en France. Un raisonnement qui révèle la victoire idéologique d’une grille de lecture unilatérale des problèmes économiques, entretenant la division parmi les classes les plus précaires. Loin donc du portrait des millions de « fachos », mais pas en adéquation non plus avec les seuls Français « fâchés », Félicien Faury s’attarde sur un vote mal compris pour en analyser les raisons et les contradictions. Après la parution d’un article du sociologue dans nos colonnes, retour sur son ouvrage.

L’enquête commence en 2016, aux prémices de la campagne présidentielle de 2017, et court jusqu’à l’été 2022, où se termine celle pour les élections législatives. Réalisée dans le sud de la région PACA (Provences-Alpes-Côtes-d’Azur), le sociologue a vécu sur place, auprès de celles et ceux qu’il interroge, pendant près de quinze mois cumulés. Ses recherches sont autant le fruit de discussions informelles saisissant les rumeurs du monde que d’entretiens semi-directifs plus approfondis. Un matériau inédit qui permet de mieux appréhender qui sont les électeurs du Rassemblement National.

Choisir la région PACA comme terrain de recherche permet aussi de mettre à jour des problématiques différentes que celles recensées dans l’autre bastion du RN, le nord de la France. C’est notamment le territoire où s’épanouit le plus le parti (aux élections européennes de 2024, Jordan Bardella conquis 38.65% des suffrages), et où certaines spécificités locales contribuent à la montée du vote RN, qui n’est plus considéré comme un parti « honteux ». Félicien Faury s’efforce de comprendre comment un environnement social peut devenir un terrain fertile de normalisation de l’extrême droite, sans pour autant prétendre établir le portrait-robot de l’électeur du RN, qui relèvent pour lui du fantasme bien plus que de la réalité sociologique. 

Au-delà des mythes misérabilistes

Félicien Faury cherche à prendre au sérieux la parole et les préoccupations de ces électeurs. Il tente de comprendre quelles valeurs morales et quels modes de vie motivent ce choix pour le parti de la famille Le Pen. Avec comme premier principe d’abandonner le présupposé selon lequel ces électeurs « ne savent pas ce qu’ils font ». Car la force du RN repose moins « sur sa capacité à duper des gens naïfs » que sur son aptitude à déployer un discours correspondant à des expériences de vie. Sans être central dans la vie des électeurs, ce vote reste un moyen d’exprimer les épreuves qu’ils traversent concernant notamment le pouvoir d’achat et la place qu’ils occupent dans la société. Des craintes et désillusions guidées par une perception du réel attisée par le RN.

L’enquête montre qu’en PACA, le stéréotype de l’électeur d’extrême droite victime de la désindustrialisation, du chômage et désocialisé par la pauvreté – plus proche de l’électorat des bassins miniers du nord – est inopérant. Ici les électeurs rencontrés sont des salariés pas nécessairement précaires, des agents de services publics, des pompiers, des commerçants, des policiers, des coiffeurs, des retraités. Ils sont intégrés à la société, ont des situations relativement stables et beaucoup sont propriétaires de leur logement. Principalement situés en bas de la classe moyenne, ce ne sont pas « les plus à plaindre », selon une expression commune, même si leur situation reste fragile.

Les débats médiatiques donnent souvent l’impression de deux votes distincts pour le Rassemblement National : il y aurait d’un côté un vote identitaire, de l’autre un vote plutôt social attisé par le chômage et la pauvreté. Un vote du sud et un vote du nord ; un vote FN associé à Jean-Marie Le Pen et un vote RN à Marine Le Pen et Jordan Bardella. L’enquête de Félicien Faury amène à nuancer cette grille de lecture binaire. Dans ses entretiens, ces problématiques sont entremêlées : tout le travail idéologique effectué par le parti consiste précisément à construire des ponts entre les questions sociales et identitaires. 

Vouloir segmenter le vote RN par préoccupations (d’un côté le pouvoir d’achat et de l’autre l’immigration) correspondrait donc à une vue de l’esprit, car c’est bien dans leurs enchevêtrements que l’électorat trouve satisfaction.

Un vote de repli identitaire

Aux difficultés rencontrées, les électeurs du RN trouvent unanimement une réponse évidente : il y a trop « d’immigrés » en France. Ce principe guide toutes les analyses qu’ils peuvent faire. Au cours des entretiens, la figure de « l’immigré » semble indistincte de celle de « l’étranger », voire du musulman. Elle ne repose pas sur la nationalité réelle d’un individu mais sur ses origines supposées. Toute personne non-blanche est ainsi susceptible d’être associée à cette chaîne d’équivalences. Et c’est à la lumière de cet antagonisme – « blancs » et « immigrés » – que les électeurs du RN interprètent leur quotidien, construisent leurs valeurs morales, leurs appréciations économiques et leurs repères politiques. 

À cette première confusion s’ajoute celle de « l’assisté », le chômage de chaque « immigré » trouvant, d’après le discours du RN, sa cause dans des caractéristiques culturelles et ethniques. C’est cette causalité essentialiste qui permet à Félicien Faury de qualifier le vote RN de « raciste ». Les inquiétudes économiques des électeurs sont liées à ces représentations négatives des immigrés (et descendants d’immigrés) de sorte que « les discours anti-assistance et xénophobes se nourrissent mutuellement ». 

Cette « racialisation de l’assistanat et de l’économie » par laquelle les électeurs désignent les immigrés comme des profiteurs d’aides agissant avec une complicité inexplicable de l’État, fait naître un puissant sentiment d’injustice.

Félicien Faury rappelle à ce titre le slogan du FN de la fin des années 70 : « 1 millions de chômeurs, c’est 1 millions d’immigrés en trop ». Un slogan qui peut s’interpréter de deux manières, conformément aux stratégies discursives du RN. Une première lecture repose sur le mythe de l’immigré voleur d’emploi – 1 million d’immigré en moins, c’est 1 million de postes à pourvoir pour les « vrais français » – tandis qu’une autre lecture repose sur le mythe de l’immigré paresseux venu en France pour bénéficier d’aides sociales.

En PACA, c’est aujourd’hui cette seconde lecture qui prime, où les électeurs craignent peu pour leurs emplois. Cette « racialisation de l’assistanat et de l’économie » par laquelle les électeurs désignent les immigrés comme des profiteurs d’aides agissant avec une complicité inexplicable de l’État, fait naître un puissant sentiment d’injustice. Il y aurait ainsi un gâteau-État, dont les parts seraient réduites à peau de chagrin à cause de l’arrivée sur le territoire d’immigrés.

Des électeurs en quête de distinction sociale

Du point de vue des électeurs, il semble beaucoup plus réaliste de s’en prendre à ceux du bas qu’à ceux du haut, contre qui le pouvoir d’action est limité. Défendre une logique de « priorité nationale », c’est s’assurer une position sociale au moins supérieure aux populations issues de l’immigration. Félicien Faury l’explique : « Voter extrême-droite, c’est agir sur la structure raciale mais surtout s’y placer et faire valoir une position spécifique. (…) Le vote RN peut dès lors être compris comme une modalité d’inclusion au sein du groupe majoritaire et de démarcation avec les groupes minorisés. »

Dans une société structurée par les classes sociales, les « petits-moyens » peuvent trouver dans le vote RN une façon de rester du bon côté du groupe majoritaire en consolidant une digue qui les sépare des autres – avec d’autant plus d’énergie qu’ils se trouvent en bas de ce groupe majoritaire. L’enquête le montre : ces électeurs sont ceux qui sont socialement, géographiquement et symboliquement les plus proches de ces groupes qu’ils rejettent et auxquels ils ne veulent surtout pas être assimilés.

La même logique est à l’œuvre chez les électeurs du RN eux-mêmes issus de l’immigration, mais d’une immigration blanche et/ou chrétienne, ce qui en fait assurément de « bons immigrés ». Jordan Bardella en tête, ces électeurs aux origines italiennes, espagnoles, portugaises ou encore arméniennes votent RN afin de revendiquer une intégration réussie à la société française.

Pour les électeurs, il semble beaucoup plus réaliste de s’en prendre à ceux du bas qu’à ceux du haut, contre qui le pouvoir d’action est limité. Défendre une logique de « priorité nationale », c’est s’assurer une position sociale au moins supérieure aux populations issues de l’immigration.

Par leur vote, ces électeurs se distinguent socialement de ceux qui ne travaillent pas et des « immigrés », mais également des élites culturelles – perçues soit comme tenant les manettes du pays, soit promouvant une égalité d’intégration à la société pour toutes et tous. Les « élites culturelles » couvrent un spectre très large et hétérogène, allant du ministre macroniste à l’institutrice du village dont le capital économique n’est pourtant pas éloigné du leur. Le parti de la famille Le Pen mise largement sur cet antagonisme social entre les « bien-pensants » et ses électeurs issus de la « vraie vie » qui y trouvent un moyen de se protéger du mépris de classe. Car ces électeurs, souvent faiblement dotés en capital culturel, entretiennent un rapport amer avec l’école et une méfiance envers les élites culturelles.

Ainsi, le vote pour le RN est une façon de se positionner dans un rapport de forces, en acceptant la diminution tendancielle de la redistribution et des perspectives d’ascension sociale due au néolibéralisme et en y répondant par une volonté d’exclusion d’un autre groupe social afin de conserver quelques avantages. C’est à ce titre un choix véritablement politique, une réponse à des violences sociales dont il faut analyser la fabrique.

L’injuste guerre des pauvres

Dans les territoires où les services publics et les ressources se dégradent particulièrement, l’urgence de se positionner sur l’échiquier politique contre « les autres » prime. En PACA, d’après Faury, trois enjeux principaux se distinguent : la redistribution, l’espace résidentiel et l’école.

La redistribution et l’usage des ressources communes sont vécues comme injustes avec le sentiment de « donner beaucoup » mais de n’avoir « droit à rien » : les aides sociales et la qualité des services publics se dégradent, tandis que la charge fiscale reste inchangée. Ce n’est pas tant l’idée de l’impôt qui est remise en question que la façon dont celui-ci est utilisé. Avec l’idée forte que l’Etat voue une passion irrationnelle aux « étrangers », à qui il donnerait la priorité en matière d’aides sociales et de logement. L’opacité des principes redistributifs devient l’objet de fantasmes : « si mon fils n’arrive pas à obtenir un HLM, c’est parce que l’État préfère le donner à des immigrés ». Des fantasmes habilement entretenus par RN, qui partageait par exemple en 2016, une campagne d’affichage sur laquelle on pouvait lire « Julie attend un logement en résidence étudiante depuis deux ans. Hélas pour elle, Julie n’est pas migrante. »

Les électeurs entretiennent un rapport plutôt négatif à leur lieu de vie dont ils se sentent prisonniers. Cette dimension spatiale du sentiment de déclassement est importante à plusieurs points de vue. En PACA, la patrimonialisation et la touristification du territoire intensifient la concurrence dans l’accès au logement. À Fréjus, les résidences secondaires représentent par exemple 37% des logements (contre 9,7% en moyenne en France), renforçant une pression foncière déjà élevée. Les couches sociales inférieures sont ainsi reléguées dans les espaces du territoire les moins valorisés. Et certains, persuadés que leur territoire se dégrade, se prennent à regretter leur investissement immobilier de toute une vie. Comme un serpent qui se mord la queue, le foncier perd en valeur à cause de la mauvaise réputation qu’ils concourent à donner à un quartier. Ils ont ainsi le sentiment d’être « coincés » et contraints de cohabiter avec ceux dont ils méprisent les modes de vie. Sur les territoires les plus inégalitaires, les électeurs sont donc dans un entre-deux fragile : trop riches pour être aidés, trop pauvres pour quitter les zones de relégation.

Ainsi naît le désir de mobilité, spatiale et sociale, pour soi et ses enfants. Et l’accès à une école de qualité devient un enjeu symbolique majeur. Mais l’école publique se dégrade et pâtit d’une mauvaise réputation, en particulier dans les territoires jugés négativement, c’est tout naturellement que le privé s’impose comme une alternative… à condition d’en avoir les moyens [Félicien Faury consacre, dans nos colonnes, un article sur l’école comme paramètre important du vote RN, ndlr].

Dans ces combats d’accès aux ressources, les groupes minoritaires – essentialisés par les électeurs du RN – sont perçus comme des concurrents illégitimes. Et cette idée circule d’autant plus facilement que la concurrence s’intensifie et que leur cadre de vie se dégrade. Une morale collective est ainsi produite et induit une normalisation du vote d’extrême droite dont chacun se fait le relais auprès de sa famille, de ses amis, voire de ses collègues. La réponse « par le bas » s’impose alors au détriment de celle « par le haut » : ce sont les immigrés qui profitent, plutôt que les élites qui détruisent.

Les travaux de Félicien Faury établissent, pour la région PACA, que le vote RN est bien autre chose qu’un réflexe « dégagiste », il est marqué par un primat identitaire. 

Les travaux de Félicien Faury établissent en définitive, pour la région PACA, que le vote RN est bien autre chose qu’un réflexe « dégagiste ». Moins dirigé contre les élites que des segments marginalisés de la population, il est marqué par un primat identitaire. À l’inverse, son ouvrage interdit toute essentialisation des électeurs RN : il met en évidence la manière dont la mise en concurrence généralisée nourrit une « guerre des pauvres » dont ce vote est une manifestation. La voie pour reconquérir les travailleurs séduits par le RN s’avère ardue, sans analyse précise des territoires dans lesquels ils s’enracinent.

Les enfants bâtards de Hayek : le RN à la lueur de l’extrême droite mondiale

Quinn Slobodian mondialisme LVSL
© Hugo Baisez pour LVSL

En Italie, en Pologne ou en Hongrie, elles ont déjà conquis le pouvoir. Au Royaume-Uni ou en Allemagne, elles ont acquis une forte influence électorale. En France, elles se préparent à la prise de pouvoir (comme l’attestent les marques d’allégeance du Rassemblement national à l’égard du MEDEF, après avoir achevé son tournant patronal). Dans la quasi-totalité des pays européens, des forces politiques ont émergé se réclamant d’une droite neuve : nationaliste, populiste, identitaire et xénophobe. Alors que la plupart des médias ont décrit ces mouvements comme une réaction virulente contre le néolibéralisme, et qu’eux-mêmes revendiquent une rupture avec l’establishment, les « populistes » de droite et les néolibéraux partagent en réalité des racines communes. Un article de Quinn Slobodian, auteur de Globalists: The End of Empire and the Birth of Neoliberalism (2018), traduit par Keïsha Corantin.

Un récit tenace de ces dernières années identifie le populisme de droite (1) à une réaction sociale contre ce que l’on nomme « néolibéralisme. » Le néolibéralisme est souvent défini comme une forme de fondamentalisme du marché, ou comme une croyance en un ensemble de leitmotivs : tout dans ce monde a un prix, les frontières sont obsolètes, l’économie mondiale devrait remplacer les États-nations, et la vie humaine est réductible au cycle consistant à gagner de l’argent, le dépenser, emprunter et mourir.

Les « populistes de droite », a contrario, prétendent défendre le peuple, la souveraineté nationale et l’enracinement culturel. Aujourd’hui, alors que le soutien aux partis traditionnels décroît, les élites qui ont promu le néolibéralisme récolteraient les fruits de l’inégalité et de l’érosion de la démocratie qu’elles ont semées.

Mais ce récit est faux. Un regard plus attentif suffit à constater que d’importantes factions de ce « populisme de droite » constituent des souches mutantes du néolibéralisme. Après tout, les partis labélisés « populistes de droite », des États-Unis à l’Angleterre et à l’Autriche, n’ont jamais agi comme des anges vengeurs envoyés pour combattre la mondialisation économique. Ils n’ont pas l’intention de soumettre le capital financier, de rétablir les garanties de travail de l’âge d’or (2), ou de mettre fin au commerce mondial.

Friedrich Hayek, icône des deux bords du fossé néolibéral

Dans l’ensemble, les appels des soi-disant populistes à privatiser, déréglementer et réduire les impôts proviennent directement du manuel utilisé par les dirigeants mondiaux au cours des trente dernières années.

Mais plus fondamentalement, concevoir le néolibéralisme comme une volonté de marchandisation apocalyptique du monde est à la fois vague et trompeur.

Comme l’histoire le montre aujourd’hui, loin de mobiliser une vision du capitalisme sans États, les néolibéraux qui se sont rassemblés autour de la Société du Mont-Pèlerin fondée par Friedrich Hayek (qui a utilisé le terme néolibéralisme comme auto-description dans les années 1950) ont réfléchi pendant près d’un siècle sur la façon dont l’État doit être repensé pour restreindre la démocratie sans l’éliminer et comment les institutions nationales et supranationales peuvent être utilisées pour protéger la concurrence et les échanges.

Lorsque nous comprenons le néolibéralisme comme un projet de restructuration de l’État pour sauver le capitalisme, sa prétendue opposition au populisme de droite commence à se dissoudre.

Tant les néolibéraux que les « populistes de droite » rejettent l’égalitarisme, la justice économique mondiale et toute forme de solidarité qui s’étend au-delà des frontières nationales. Tous deux perçoivent le capitalisme comme inévitable et jugent les citoyens à l’aune de la productivité et de l’efficacité. Le plus frappant est peut-être que tous deux puisent dans le même panthéon de héros. Un exemple en est Hayek lui-même, icône des deux côtés du fossé néolibéral-populiste.

S’exprimant aux côtés de Marine Le Pen lors du congrès du parti du Front national français en 2018, le populiste autoproclamé Steve Bannon a condamné « l’establishment » et les « mondialistes »… mais a structuré son discours autour de la métaphore de la route du servitude (3), chère à Friedrich Hayek – invoquant ensuite l’autorité du maître.

Invité à Zurich la semaine précédente, Bannon avait également invoqué Hayek. Il y était reçu par Roger Köppel, éditeur de presse, membre de l’Union démocratique du centre (parti d’extrême droite) et de la Société Friedrich Hayek. Au cours de l’évènement, Roger Köppel a remis à Bannon le premier numéro de leur journal Wirtschaftswoche, en ajoutant, à demi-voix, qu’il datait de « 1933 » – une époque où ce même journal soutenait la prise du pouvoir par les nazis…

« Laissez-les vous traiter de racistes », a déclaré Bannon dans son discours de campagne. « Qu’ils vous traitent de xénophobes » ; « laissez-les vous appeler nativistes. Portez-le comme une médaille d’honneur. » L’objectif des populistes, a-t-il dit, n’est pas de maximiser la valeur actionnariale mais de « maximiser la valeur citoyenne ». Une perspective qui ressemble moins à un rejet du néolibéralisme qu’à une intensification de la logique économiciste au sein de l’identité collective. Les populistes rejetaient moins l’idée néolibérale de capital humain qu’ils ne la combinaient avec l’identité nationale.

Pendant son séjour en Europe, Bannon a pu également se réunir avec Alice Weidel, ancienne conseillère de Goldman Sachs, leader du parti populiste de droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) et membre de la Société Hayek jusqu’au début 2021. Un autre représentant de l’AfD, Peter Boehringer, est également membre de la Société Hayek, et député au Bundestag (Parlement fédéral allemand) où il préside la commission du budget.

En septembre 2017, Breitbart, un site d’information dont Bannon était le président exécutif, a interviewé Beatrix von Storch, une députée et leader de l’AfD qui est également membre de la Société Hayek. Elle a profité de l’occasion pour dire que Hayek l’avait inspirée dans son engagement pour le « redressement de la famille. » En Autriche voisine, la négociatrice de l’éphémère coalition du Parti de la liberté autrichienne (extrême droite) avec le Parti populaire autrichien (droite), Barbara Kolm, était à la fois présidente de l’Institut Hayek de Vienne, membre de la Société du Mont Pélerin, et partie d’une commission d’experts qui a cherché à créer au Honduras des zones franches spéciales échappant au contrôle de l’État.

Ce n’est donc pas tant à un affrontement entre courants théoriques opposés que l’on assiste : c’est à la manifestation publique d’un différend qui a clivé les classes dominantes de longue date, concernant les moyens nécessaires au maintien du libre marché. Ironiquement, le conflit qui a divisé les dits mondialistes et les populistes a éclaté dans les années 1990, à une époque où beaucoup pensaient que le néolibéralisme avait conquis le monde.

Qu’est-ce que le néolibéralisme ?

Le néolibéralisme est souvent conçu comme un ensemble de solutions, un manuel pour détruire la solidarité sociale et l’État-providence. Naomi Klein l’évoque dans le cadre de sa « stratégie du choc » : intervenir en cas de catastrophe, vider et vendre les services publics et transférer le contrôle des États aux entreprises.

Le consensus de Washington, décrit par l’économiste John Williamson en 1989, est l’exemple le plus célèbre du solutionnisme néolibéral : une liste de dix impératifs pour les pays en développement, allant de la réforme fiscale à la libéralisation du commerce en passant par la privatisation.

Le néolibéralisme ressembler ici à un livre de recettes, qui propose une panacée aux problèmes économiques et sociaux.

Mais les écrits des néolibéraux eux-mêmes offrent une image différente – il faut les lire pour donner un sens aux manifestations politiques apparemment contradictoires auxquelles nous assistons. Nous découvrons alors que la pensée néolibérale n’est pas faite de solutions, mais de problèmes.

Les juges, les dictateurs, les banquiers ou les hommes d’affaires peuvent-ils être des gardiens fiables de l’ordre économique ? De nouvelles institutions doivent-elle être construites ou celles dont on dispose doivent-elles évoluer ? Comment faire accepter à la société une logique de marché souvent cruelle ?

La sociobiologie (…) affirmait que le comportement humain pouvait être compris par les mêmes logiques évolutives à l’oeuvre chez les animaux (…) Le destin des caractéristiques humaines peut être compris de la même manière que celui des caractéristiques animales : la pression induite par la sélection élimine les caractéristiques les moins utiles

La question qui a le plus préoccupé les néolibéraux au cours des soixante-dix dernières années est l’équilibre entre démocratie et capitalisme. Le suffrage universel était synonyme de masses enhardies, toujours prêtes à faire dérailler l’économie de marché en utilisant le vote comme « levier de chantage » auprès des politiciens, afin d’obtenir des faveurs et vidant ainsi les caisses de l’État. De nombreux néolibéraux craignaient que la démocratie n’entraîne de manière inhérente un penchant en faveur du socialisme.

Les désaccords se manifestaient à propos des institutions qui protégeraient le capitalisme de la démocratie. D’aucuns défendaient un retour à l’étalon-or, tandis que d’autres ont soutenaient que les devises devraient fluctuer librement. D’aucuns se battaient pour des politiques anti-trust conséquentes, d’autres acceptaient l’existence de monopoles. D’aucuns pensaient que les idées devaient circuler librement, d’autres plaidaient en faveur de droits de propriété intellectuelle solides. D’aucuns estimaient que la religion était une condition nécessaire à une société libérale, d’autres la considéraient comme superflue.

La plupart considéraient la famille traditionnelle comme l’unité sociale et économique de base ; d’autres exprimaient leurs désaccords. Certains percevaient le néolibéralisme comme un moyen de concevoir la meilleure Constitution possible, tandis que d’autres considéraient une Constitution démocratique comme – dans une métaphore genrée mémorable – « une ceinture de chasteté dont la clé est toujours à portée de main de celui qui la porte. »

Cependant, par rapport à d’autres mouvements politiques et intellectuels, l’absence de sérieuses divisions sectaires au sein du mouvement néolibéral était remarquable. Des années 1940 aux années 1980, le centre de gravité a plus ou moins tenu.

Le seul conflit interne majeur est survenu au début des années 1960 avec la prise de distance de l’un des principaux penseurs du mouvement et soi-disant père intellectuel de l’économie sociale de marché, l’économiste allemand Wilhelm Röpke.

La rupture de Röpke avec les autres néolibéraux, qui s’est produite alors qu’il défendait avec force l’apartheid en Afrique du Sud et qu’il adoptait les théories du racisme biologique – postulant que la culture occidentale et un héritage génétique commun étaient les conditions préalables au bon fonctionnement d’une société capitaliste – était annonciatrice de conflits ultérieurs.

Si la défense revendiquée de la race blanche était une position marginale dans les années 1960, elle reviendrait pour diviser les néolibéraux dans les décennies à venir.

S’il peut sembler à première vue contradictoire d’associer la xénophobie et le sentiment anti-migrants au néolibéralisme – philosophie supposée de l’ouverture des frontières – ce n’était pas le cas dans l’un des premiers lieux de la percée néolibérale : la Grande-Bretagne de Thatcher.

En 1978, Hayek, qui avait obtenu la citoyenneté britannique en tant qu’émigré de l’Autriche fasciste, a écrit une série d’éditoriaux soutenant l’appel de Thatcher à « mettre fin à l’immigration » avant son élection au poste de Premier ministre.

Pour faire valoir son point de vue, Hayek s’est remémoré sa Vienne natale, où il est né en 1899, se rappelant les difficultés engendrées par l’arrivée d’« un grand nombre de Juifs galiciens et polonais » avant la Première Guerre mondiale, qui n’avaient pas réussi à s’intégrer.

Il est triste mais vrai, écrit Hayek, que « quelle que soit la mesure dans laquelle l’homme moderne accepte en principe l’idéal selon lequel les mêmes règles doivent s’appliquer à tous les hommes, il ne le concède en fait qu’à ceux qu’il considère comme semblables à lui, et n’apprend que lentement à étendre l’éventail de ceux qu’il accepte comme ses semblables. »

Bien que loin d’être absolue, la suggestion de Hayek, dans les années 1970, selon laquelle une culture ou une identité de groupe partagée était nécessaire au bon fonctionnement du marché, marquait un écart par rapport à ce qui avait été considéré jusque-là comme la feuille de route d’une société néolibérale – plutôt fondée sur une notion universaliste selon laquelle les mêmes lois devraient s’appliquer à tous les êtres humains.

Cette nouvelle attitude restrictive trouva un certain écho, notamment chez les néolibéraux britanniques qui, contrairement aux tendances libérales des Américains, ont toujours penché du côté des conservateurs. Rappelons que l’opposant à l’immigration non blanche Enoch Powell était membre de la Société du Mont Pelerin et a pris la parole à plusieurs de ses réunions.

L’une des nouveautés des années 1970 fut la combinaison des valeurs conservatrices de Hayek avec les influences d’une nouvelle philosophie – la sociobiologie. La sociobiologie est née en 1975 du titre d’un livre du biologiste de Harvard, E. O. Wilson. Il affirmait que le comportement humain pouvait être compris par les mêmes logiques évolutives à l’oeuvre chez les animaux. Nous cherchons tous à maximiser la reproduction de notre propre matériel génétique. Le destin des caractéristiques humaines pouvait être compris de la même manière que celui des caractéristiques animales : la pression induite par la sélection élimine les caractéristiques les moins utiles tandis que les plus utiles se multiplient.

La sociobiologie séduisit Hayek, mais l’Autrichien ne manqua pas de remettre en question l’importance accordée aux gènes dans cette discipline. Il soutint que les changements au niveau humain s’expliquaient mieux à travers les processus de ce qu’il appelait « l’évolution culturelle. » Alors que les conservateurs américains avaient promu une union fusionnelle entre le libéralisme de marché et le conservatisme culturel dans les années 1950 et 1960 – autour du magazine de William F. Buckley, National Review -, l’ouverture de Hayek à la science allait accoucher d’une nouvelle doctrine, qui offrirait un espace conceptuel pour des emprunts épars à la psychologie évolutionniste et à l’anthropologie culturelle. Au cours des décennies suivantes, néolibéralisme et néonaturalisme se combinèrent à maintes reprises.

Le principal ennemi des néolibéraux depuis les années 1930 n’était pas l’Union soviétique mais la social-démocratie occidentale (…) Le président de la Société du Mont-Pèlerin, James M. Buchanan, déclarait en 1990 : « le socialisme est mort mais le Léviathan vit. »

Au début des années 1980, Hayek commença à évoquer la tradition comme un ingrédient nécessaire à la « bonne société. » En 1982, devant un auditoire de la Heritage Foundation, il affirmait que « notre héritage moral » était le fondement de sociétés de marché saines. En 1984, il plaida pour le retour à « un monde dans lequel non seulement la raison, mais la raison et la morale, en tant que partenaires égaux, doivent gouverner nos vies ; où la vérité de la morale est simplement une tradition morale spécifique, celle de l’Occident chrétien, qui accoucha la morale de la civilisation moderne. »

La conclusion était évidente. Certaines sociétés avaient développé des traits culturels caractéristiques tels que la responsabilité personnelle, l’ingéniosité, l’action rationnelle et une préférence pour le temps court, tandis que d’autres ne l’avaient pas fait.

Ces caractéristiques n’étant pas faciles à acquérir ou à transplanter, ces sociétés culturellement moins évoluées – en d’autres termes, le monde « en développement » – devraient, selon Hayek, faire face à une longue période de diffusion avant de rattraper l’Occident (sans garantie de succès toutefois).

Ethnie et nation

En 1989, l’Histoire s’invita et le mur de Berlin tomba. Dans le sillage de cet événement imprévu, la question de savoir si les cultures du capitalisme pouvaient être transplantées ou devaient se développer de manière organique prit toute son importance. L’art de la transition devint un nouveau domaine dans lequel les chercheurs en sciences sociales s’attelèrent au problème de la conversion des pays ex-communistes au capitalisme.

En 1991, George H. W. Bush décerna à Hayek la médaille présidentielle de la liberté, le qualifiant de « visionnaire » dont les idées furent « validées aux yeux du monde. » On aurait pu penser que les néolibéraux passeraient le reste des années 1990 à se complaire, à polir les bustes de Mises (4) pour les exposer dans les universités et les bibliothèques d’Europe de l’Est.

Pourtant, ce fut exactement le contraire. Rappelons que le principal ennemi des néolibéraux depuis les années 1930 n’était pas l’Union soviétique mais la social-démocratie occidentale. La chute du communisme signifiait que le véritable ennemi disposait de nouveaux champs d’expansion potentiels. Comme l’a déclaré le président de la Société du Mont-Pèlerin, James M. Buchanan, en 1990, « le socialisme est mort mais le Léviathan vit. »

Pour les néolibéraux, les années 1990 ont apporté trois sujets d’interrogation majeurs. Premièrement, pouvait-on attendre du bloc communiste nouvellement libéré qu’il se convertisse du jour au lendemain à la doctrine du libre marché ? Deuxièmement, l’intégration européenne allait-elle accoucher d’un néolibéralisme continental ou d’un État-providence géant ? Enfin, que faire de l’évolution démographique – une population européenne vieillissante et une population non européenne croissante ? Était-il possible que certaines cultures – et même certaines ethnies – soient mieux disposées que d’autres à l’égard du marché ?

Les années 1990 ont inauguré un clivage dans le camp néolibéral, entre les partisans des institutions supranationales comme l’UE, l’OMC ou le droit international des investissements – on pourrait les appeler les mondialistes – et ceux qui estimaient que les desseins néolibéraux étaient mieux servis par le retour à la souveraineté nationale – voire par de plus petites unités sécessionnistes. Les populistes et les libertariens qui ont fait campagne en faveur du Brexit, bien des années plus tard, sont les héritiers de cette tradition.

Les crises post-2008 ont porté à leur paroxysme les tensions entre les deux camps néolibéraux. L’arrivée de plus d’un million de réfugiés en Europe au cours de l’année 2015 a créé les conditions d’une nouvelle hybridation politique, combinant xénophobie et libre marché. Mais il est important d’être lucide sur les éléments qui sont nouveaux, et ceux qui sont hérités d’un passé récent.

La campagne de droite pour le Brexit, par exemple, s’est construite sur des fondations posées par Margaret Thatcher elle-même. Dans un célèbre discours prononcé à Bruges en 1988, Thatcher protesta : « Nous n’avons pas fait reculer les frontières de l’État en Grande-Bretagne pour les voir réapparaître au niveau européen avec un super-État exerçant une nouvelle domination depuis Bruxelles ! »

Inspiré par ce discours (et la femme qui l’avait fait chevalier), l’ancien président de la Société du Mont-Pèlerin, Lord Ralph Harris de l’Institut des affaires économiques, forma le Groupe de Bruges l’année suivante. Aujourd’hui, le site Internet de ce groupe se targue d’avoir « été le fer de lance de la bataille intellectuelle pour remporter un vote de sortie de l’Union européenne ». Les soi-disant populistes, en l’occurrence, sont donc directement issus des rangs des néolibéraux.

Alors que les partisans du Brexit font l’éloge de la nation, la référence à la nature est plus évidente en Allemagne et en Autriche. L’aspect le plus saisissant de ce nouveau paradigme est peut-être la façon dont il combine les théories néolibérales du marché avec une psychologie sociale douteuse.

Le concept de « capital-peuple », implicitement mobilisé par ces néolibéraux, attribue des moyennes de capital humain aux pays, d’une manière qui naturalise ce concept. Leur discours est complété par des allusions aux valeurs et aux traditions, impossibles à saisir en termes statistiques et à travers lesquelles ils recréent un récit autour de l’essence nationale.

À l’inverse de ce que laisse entendre l’agitation médiatique autour du « populisme de droite », nous n’avons pas affaire à une grammaire foncièrement nouvelle. Exagérer la rupture, c’est passer à côté de cette continuité fondamentale.

Cette nouvelle fusion entre néolibéralisme et néo-naturalisme rejette l’universalisme pan-humaniste du marché au profit d’une vision du monde segmentée sur la base de la culture, voire de la biologie.

Les conséquences de cette nouvelle vision de la nature humaine s’étendent, au-delà des partis populistes, aux mouvements séparatistes, à l’identitarisme et au nationalisme blanc de l’alt-right.

Moins une rupture qu’une continuité

Tous les néolibéraux n’ont pas adhéré à ce tournant vers ces concepts culturalistes ou ethnicistes. Certains se mobilisent contre ce qu’ils perçoivent comme une instrumentalisation de l’héritage cosmopolite de Hayek et von Mises. La véhémence de leurs protestations n’occulterait-elle pas le fait que ces barbares populistes, massés aux portes, ont nourris à l’intérieur même de la forteresse ?

Un exemple frappant est celui de Václav Klaus, favori du mouvement néolibéral dans les années 1990 en raison des politiques qu’il a menées en tant que ministre des Finances, Premier ministre et président de la République tchèque postcommuniste. Klaus était un fervent défenseur de la thérapie de choc pendant la transition, un membre de la Société du Mont Pèlerin et un habitué de ses séminaires. Il a toujours considéré Hayek comme son maître à penser. En 2013, Klaus est devenu chercheur émérite au Cato Institute, un bastion du libéralisme libertarien et cosmopolite.

Mais considérons le parcours de Klaus. Il commença les années 1990 en combinant la demande d’un État fort au moment de la transition vers une économie libérale, avec une profession de foi hayékienne sur le caractère inconnaissable du marché. À la fin de la décennie, il se mit à cibler de plus en plus violemment les politiques environnementales de l’Union européenne. Au début des années 2000, il était devenu un climatosceptique accompli, écrivant en 2008 un livre intitulé Planète bleue en péril vert – Qu’est-ce qui est en danger aujourd’hui : le climat ou la liberté ?

Dans les années 2010, Klaus s’éprit du mouvement populiste et commença à réclamer la fin de l’Union européenne, le retour de l’État-nation et la fermeture des frontières à l’immigration. Mais son virage bancal à droite ne l’a pas conduit à rompre avec le mouvement néolibéral organisé.

Alors même que la Société Mont-Pèlerin organisait une conférence sur « La menace populiste pour la bonne société », elle invitait en parallèle Klaus, qui soutenait que l’immigration extra-européenne menaçait « de détruire la société européenne et de créer une nouvelle Europe, très différente de l’ancienne et des idées de la Société Mont-Pèlerin. » Avec les partis d’extrême droite avec lesquels il travaille au Parlement européen, Klaus épouse les théories du libre-échange et de la libre circulation des capitaux.

En résumé, les idéologues comme Klaus sont moins des populistes que des libertariens xénophobes. Ils sont moins les ennemis du néolibéralisme que ses propres enfants, nourris de décennies de débats sur le thème de la survie et de l’expansion du capitalisme.

Ainsi, cette nouvelle doctrine fondée sur l’ethnie et la culture est la souche la plus récente du courant néolibéral : une philosophie favorable au libre marché, qui ne repose pas sur l’idée universaliste que nous sommes tous similaires, mais que nous sommes tous, par essence, différents. À l’inverse de ce que laisse entendre l’agitation médiatique autour du « populisme de droite », nous n’avons pas affaire à une grammaire foncièrement nouvelle. Exagérer la rupture, c’est passer à côté de cette continuité fondamentale.

Notes :

[1] Note de la rédaction : Notion aux contours flous, le populisme est devenu dernièrement une catégorie élastique et stigmatisante dans laquelle journalistes, éditorialistes et politiciens tendent à ranger pêle-mêle toute opposition au libéralisme – quelle que soit ses origines, ses motifs et ses orientations.

[2] On désigne par « âge d’or » les deux décennies de prospérité économique mondiale au sortir de la Seconde Guerre, période s’étant traduite par des conditions favorables pour les travailleurs : sécurité de l’emploi, salaires décents, soins de santé et pension de retraite…

[3] Dans La Route de la Servitude (titre original : The Road to Serfdom) paru en 1944, l’économiste et philosophe Friedrich Hayek soutient que l’interventionnisme de l’État a tendance à toujours empiéter davantage sur les libertés individuelles et qu’il peut progressivement conduire au totalitarisme, c’est-à-dire, à la servitude des peuples.

[4] Ludwig von Mises (1881 – 1973), économiste austro-américain, est un auteur majeur de l’école autrichienne d’économie qui défend le capitalisme et le libéralisme classique. Son nom est également attaché à la critique du socialisme, que Mises considère voué irrémédiablement à l’échec en raison de l’absence des mécanismes de fixation des prix par le marché. Friedrich Hayek compte parmi ses élèves les plus influents.

La défiance envers l’école, facteur clé du vote RN

Salle de classe. © Sam Balye

Tendanciellement moins dotés en capital culturel, les électeurs du Rassemblement national entretiennent un rapport souvent amer et distant avec l’institution scolaire. Une socialisation qui les rend hostiles aux « élites » diplômées, considérées comme des « donneurs de leçons ». S’ils sont par ailleurs attachés au principe de l’école publique, ils considèrent que l’immigration est largement responsables de la dégradation de l’enseignement, notamment chez les femmes. Par bien des aspects, la perception de l’école est ainsi un déterminant majeur du vote selon Félicien Faury, sociologue et politiste au CESPID, auteur de Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême-droite (Seuil, 2024) [1].

La faiblesse du niveau de diplôme est un des facteurs les plus prédictifs du vote pour le Rassemblement national (RN), et avant lui le Front national (FN). Derrière ce constat statistique, ce que la sociologie de terrain retrouve, ce sont des trajectoires scolaires souvent heurtées, relativement courtes, vécues difficilement. C’est ainsi un certain rapport à l’école, distant voire défiant, qui apparaît comme l’un des facteurs communs à une partie importante de l’électorat lepéniste.

Il ne s’agit pas de suggérer qu’il y aurait un lien direct et nécessaire entre un « manque de culture » et les penchants xénophobes nourrissant le vote RN – après tout, il y a toujours eu des manières très cultivées d’être d’extrême droite, et l’idéologie raciste s’est toujours reposée sur des constructions intellectuelles et savantes.

La faiblesse du diplôme a en revanche des conséquences socioprofessionnelles importantes, du fait de la fragilité sur le marché du travail qu’elle engendre. Dans une société où la possession de capitaux scolaires est devenue si importante, en être dépourvu produit une incertitude et un pessimisme structurant les préférences électorales pour le RN.

Cette situation génère aussi une relation spécifique à l’ordre scolaire, y compris pour les électeurs étant parvenus à une certaine stabilité sociale. C’est sur cette relation à l’école et ses conséquences sociales et politiques que j’aimerais m’attarder ici.

De 2016 à 2022, dans le cadre d’une enquête de terrain menée dans le sud-est de la France, j’ai rencontré des électeurs de classes populaires et de petites classes moyennes votant ou ayant déjà voté pour le RN. Durant les entretiens, l’enjeu de l’école a été régulièrement convoqué, souvent sous un registre négatif. À propos de leurs parcours scolaires, beaucoup de personnes m’indiquent n’avoir « pas aimé » l’école, ou n’être « pas faites pour les études », trahissant le désajustement entre leur propre socialisation et les attentes de l’institution scolaire.

Dans une société où la possession de capitaux scolaires est devenue si importante, en être dépourvu produit une incertitude et un pessimisme structurant les préférences électorales pour le RN.

Pour ces électeurs, qui étaient pour beaucoup des parents au moment de l’enquête, la question scolaire émerge de plusieurs façons. D’abord comme inquiétude pour leurs enfants face à une dégradation de l’école publique – ce qui peut amener certaines familles à se tourner vers les établissements privés. Ensuite, comme moteur d’antagonisme vis-à-vis d’autres groupes sociaux, notamment ceux davantage dotés en capital culturel – antagonisme qui s’accompagne souvent d’une défiance envers la gauche.

Dégradation de l’école publique, recours au privé

La moindre maîtrise de l’univers scolaire a pour première conséquence de se sentir démuni face à ce qui est considéré comme une détérioration de l’offre scolaire publique. Sur mon terrain comme ailleurs, l’école publique pâtit d’une mauvaise réputation. La conviction que « le public » s’est « dégradé » semble très largement partagée, en particulier dans certains quartiers en cours d’appauvrissement dans lesquels vivent souvent les personnes interrogées. Cette situation est vécue d’autant plus durement que l’importance des certifications scolaires pour leurs enfants a parfaitement été intégrée par les parents de classes moyennes et de classes populaires. Mais contrairement aux groupes mieux pourvus en ressources culturelles, il est plus difficile pour eux de mettre en place des stratégies de compensation du niveau jugé insatisfaisant de certaines écoles publiques (faire les devoirs à la maison, voire détourner la carte scolaire, etc.).

Dans certains cas, le faible capital culturel peut être compensé en partie par un (petit) capital économique, notamment en ayant recours à l’école privée. Beaucoup de personnes rencontrées m’indiquent ainsi avoir choisi de scolariser leurs enfants dans le privé, et ce parfois au prix de sacrifices financiers importants. Dans les territoires dans lesquels j’ai enquêté, il n’est un secret pour personne que l’inscription dans ces établissements doit être demandée très en avance, car les listes d’attente ne cessent de s’allonger. Par contraste avec les établissements publics, les écoles privées sont réputées de meilleur niveau, avec une sélection des élèves plus importante, une « discipline » et une « surveillance » accrues pour les enfants et adolescents. Le privé est donc le prix à payer par les parents pour, comme on me l’a souvent dit, être « tranquilles » quant à l’éducation scolaire et aux « fréquentations » de leurs enfants.

Il faut noter que cette décision n’est jamais prise de gaieté de cœur. Comme me l’exprime une électrice ayant scolarisé ses enfants dans le privé, « c’est quand même malheureux d’en arriver là ». Ce choix du privé est conçu, au fond, comme anormal, et les élites dirigeantes en sont en grande partie tenues responsables. Le recours au privé n’est donc pas un refus de l’État, mais le symptôme d’une déception vis-à-vis de ce que les institutions publiques devraient offrir aux citoyens.

Inquiétudes éducatives et vote RN féminin

L’offre scolaire locale est ainsi perçue comme faisant partie d’un système concurrentiel, avec des classements informels des établissements circulant selon leur réputation. Dans les discours des personnes interrogées, ces perceptions s’avèrent souvent profondément racialisées. La proportion de personnes identifiées comme immigrées fréquentant les écoles fonctionne comme une sorte de signal du niveau scolaire global de l’établissement, orientant les stratégies parentales de placement scolaire. Dans certains quartiers, le déclassement social des écoles publiques est ainsi d’autant plus visible qu’il est perçu racialement, et d’autant plus difficile à enrayer que cette perception renforce, par circularité, les pratiques d’évitement des ménages blancs.

À bien des égards, un autre ressort crucial du vote RN féminin réside dans cette situation dégradée de l’école en France et dans les appréhensions parentales qu’elle suscite.

Cette situation suscite des désirs de protectionnisme non plus seulement sur le terrain de l’emploi, mais également sur celui de l’accès aux ressources communes et aux services publics. Le problème n’est plus ici l’immigré travailleur, mais les familles immigrées, dont les enfants vont être scolarisés dans les écoles du quartier. De ce fait, les discours politiques comme ceux du RN prônant la réduction de l’immigration et l’arrêt du regroupement familial trouvent ici des échos favorables.

Dans mon enquête, ces inquiétudes éducatives touchent davantage les électrices que les électeurs. On sait que l’éducation des enfants continue d’être une prérogative majoritairement féminine, ce qui pourrait constituer une des causes du vote des femmes (et notamment des mères) pour le RN. Le vote d’extrême droite a longtemps été un vote majoritairement masculin, les femmes votant traditionnellement beaucoup moins pour cette famille politique. En France, ce « gender gap » (écart entre les sexes) s’est cependant progressivement réduit au fil des élections récentes. Il a même désormais complètement disparu pour le RN (tout en refaisant son apparition sur le vote Zemmour).

Les causes de ce rattrapage électoral féminin sont multiples, d’un « effet Marine Le Pen » (par comparaison avec le virilisme explicite de son père) à des causes plus structurelles, comme la précarisation croissante de secteurs d’emplois majoritairement féminins (aides à la personne, secteur du care, etc.). Mon enquête invite aussi à prendre davantage en compte la question scolaire dans l’explication du progressif ralliement des femmes à l’extrême droite. À bien des égards, un autre ressort crucial du vote RN féminin réside dans cette situation dégradée de l’école en France et dans les appréhensions parentales qu’elle suscite.

Les « donneurs de leçons »

Le rapport à l’école a aussi des conséquences sur les manières de percevoir les autres groupes sociaux et, derrière eux, les formations politiques. Comme suggéré plus haut, pour beaucoup d’électeurs du RN, c’est le travail, plus que l’école, qui leur a permis d’accéder à un emploi (relativement) stable et à un petit patrimoine (souvent leur propre logement dont ils sont propriétaires). Ils se caractérisent ainsi par un capital économique supérieur à leur capital culturel. Cette structure du capital que l’on retrouve de façon transversale au sein de l’électorat lepéniste se traduit par la valorisation de styles de vie orientés davantage vers la réussite économique que vers « des ressources culturelles distinctives ».

Dès lors, lorsqu’il s’agit de qualifier les groupes situés dans le « haut » de l’espace social, les électeurs du RN vont davantage valoriser les élites spécifiquement économiques. Sur mon terrain, si l’on peut certes critiquer une richesse trop ostentatoire (ceux qui « veulent montrer qu’ils ont de l’argent ») ou démesurée (ceux qui « se gavent »), la figure du « bon patron » ou de la personne qui a « réussi » économiquement revient souvent de façon positive dans les discours.

Par contraste, les groupes et individus les plus pourvus en capital culturel, les « sachants », et notamment les professions spécialisées dans l’usage du savoir, de la parole et des symboles (enseignants, journalistes, artistes…), vont souvent susciter scepticisme et hostilité. Ces derniers sont souvent associés à une position de privilégié moralisateur, des « beaux parleurs » et des « donneurs de leçons ». Cette défiance se rejoue dans le rejet de la gauche, camp politique souvent associé – non sans un certain réalisme sociologique – à ces « élites du diplôme ».

À bien des égards, le mépris de classe dont s’estiment parfois victimes les électeurs du RN fait écho aux formes de violence symbolique dont l’école est un des principaux foyers. Comme si la distance à l’univers scolaire, aux positions professorales, à la culture dite légitime et aux styles de vie qui lui sont associés exprimait une réaction de défense face à une domination scolaire subie antérieurement.

L’institution scolaire reste pour beaucoup avant tout un lieu de classements, de frustrations et d’humiliations. Il faut donc s’interroger sur ce que produit politiquement notre école, sur les visions du monde et les préférences électorales qu’elle engendre sur le long terme chez les individus.

[1] Article republié depuis The Conversation France

Pas de Front Populaire sans avancées démocratiques

Manifestation des Gilets Jaunes en 2019 pour le référendum d’initiative citoyenne (RIC). © Olivier Ortelpa

Les grandes manœuvres politiques observées depuis la dissolution de l’Assemblée nationale témoignent du caractère historique de la période que nous traversons. Mais l’ampleur de la crise politique appelle à des mesures immédiates pour redonner du pouvoir aux citoyens. S’il veut retrouver la confiance des électeurs et surmonter les blocages institutionnels, le nouveau Front Populaire doit mettre en place le référendum d’initiative citoyenne constituant au plus vite et s’inscrire dans l’héritage des combats qu’a portés le Front Populaire. Tribune des politologues Clara Egger et Raul Magni-Berton.

Sa création a peine annoncée, le nouveau Front Populaire est déjà sur toutes les lèvres. Après de premiers échanges par déclarations interposées où chaque parti posait ses conditions, un accord a très rapidement abouti sur la répartition des candidatures et un programme partagé. Ce programme met avant tout l’accent sur des mesures économiques et sociales en en faisant la priorité des premiers jours de la mandature et en reléguant au second plan les réformes institutionnelles et démocratiques. Disons-le franchement, ces manœuvres politiques et la volonté de chaque officine de vouloir imposer son agenda ne laissent présager aucun changement radical de méthode. Une nouvelle fois, la grande alliance de la gauche risque de se faire sans tenir compte des priorités des électeurs, notamment en matière de réforme démocratique.

Une demande de démocratie directe forte mais invisibilisée

Les signes que notre démocratie parlementaire s’essouffle se multiplient. Le poids du Parlement n’a cessé de se réduire au profit de l’exécutif ces dernières années sous l’effet des états d’urgence successifs permettant une surutilisation de procédures exceptionnelles comme le 49.3 et le recours aux ordonnances. De nombreux rapports alertent sur l’état des libertés publiques en France et notre pays occupe le bas des classements évaluant la qualité democratique des pays d’Europe de l’Ouest. La possibilité pour Emmanuel Macron de convoquer de nouvelles élections sous trois semaines sans consulter partis et groupes d’opposition est un des nombreux symptômes de cette prépondérance de l’exécutif. 

Face à cela, notre système politique dispose du meilleur antidote qu’il puisse exister : des citoyens soutenant fortement la démocratie et avides de nouveaux droits politiques. A rebours des discours regrettant un désintérêt des citoyens pour les questions institutionnelles et démocratiques conçues comme trop lointaines, techniques ou non prioritaires, les citoyens français expriment, dans la rue et dans les sondages, une soif de renouveau. 

Depuis le mouvement des Gilets Jaunes, la demande d’une participation directe à la prise de décision politique a le vent en poupe dans notre pays. Elle se cristallise autour d’un outil : le référendum d’initiative citoyenne constitutionnel (RICC) qui recueille le soutien de près de 75% des Françaises et des Français. Aucune autre réforme institutionnelle ne peut se targuer d’un tel soutien. Si on la compare à d’autres options envisagées dans le programme de la NUPES et maintenant du nouveau Front Populaire – comme la convocation d’une Assemblée constituante, la tenue d’assemblées citoyennes ou même la réforme du référendum d’initiative partagée – le RICC caracole en tête.

En Europe, les Français ne sont pas isolés dans leurs aspirations : en Allemagne, en Italie ou aux Pays-Bas, les citoyens exigent de pouvoir initier et voter directement les lois. Si exception française il y a, c’est dans la réponse des élites politiques – notamment de gauche – à ses revendications qui oscillent entre reprise de la mesure dans un programme sans toutefois la mettre en avant, indifférence et parfois même mépris. Alors que les Pays-Bas s’apprêtent à introduire le RIC suspensif dans leur Constitution sous l’effet de cette pression populaire et d’un soutien unanime des partis de gauche, la gauche française en est encore aux atermoiements.

Prendre au sérieux l’héritage démocratique du Front Populaire

Pourtant, François Ruffin, l’initiateur du projet de Front Populaire, le dit lui-même : il faut “arrêter de déconner”. La recherche en sciences sociales et l’exemple de près de 30 pays à travers le monde l’attestent : la démocratie directe renforce la qualité des institutions démocratiques, évite la concentration du pouvoir, renforce la protection des minorités et des droits fondamentaux et contribuent à des politiques économiques plus stables et plus justes. Ses vertus devraient suffire à faire du RICC la mesure phare d’une nouvelle alliance à gauche.

Par ailleurs, dans une France de plus en plus fragmentée et ingouvernable, le RICC peut être l’occasion de conduire des réformes demandées de longue date par le peuple français en surmontant les blocages institutionnels et l’influence des lobbys et autres cabinets de conseil. Justice fiscale, présence des services publics partout sur le territoire, factures d’énergie, renationalisation de biens publics comme les autoroutes… Nombre de mesures plébiscitées par les Français mais auxquelles la sphère politique reste majoritairement réticente pourraient enfin trouver un débouché démocratique. En outre, la menace d’un référendum contre les élus qui ne respecteraient pas leurs promesses de campagne limiterait sensiblement les revirements politiques qui brisent la confiance dans notre démocratie.

L’héritage démocratique du Front Populaire oblige celles et ceux qui s’en revendiquent. La défense de la démocratie et de la liberté de chacun était au cœur de l’accord de 1936. Comme aujourd’hui, la France était alors en retard sur nombre de ses voisins dans la conquête d’un droit politique : le droit de vote des femmes. Comme aujourd’hui, et lors de chaque avancée démocratique, la mesure était perçue par les élites comme trop radicale : les femmes n’étant pas assez éduquées ou autonomes pour voter par elles-mêmes. Les députés du Front Populaire votèrent pourtant massivement pour son introduction le 30 juillet 1936. En 1936, comme aujourd’hui, le Front Populaire ne peut sans faire sans prendre au sérieux les demandes de droits politiques des citoyens français. 

Union de la gauche ou unité du peuple ? Le défi du nouveau Front Populaire

Manifestation du 10 juin 2024 à Rennes pour un Front Populaire. © Vincent Dain

La recomposition de la vie politique française qui devait occuper les trois prochaines années va finalement se précipiter en trois semaines. Depuis l’annonce inattendue de la dissolution de l’Assemblée nationale dimanche dernier, le monde politique est en ébullition : retour surprise de l’union à gauche, centralité du Rassemblement national qui absorbe les Républicains et Reconquête, fébrilité du camp macroniste qui sent sa défaite se préciser chaque jour un peu plus… Dans ce contexte de sanction pour la politique gouvernementale, la plupart des seconds tours des législatives pourraient se jouer entre les candidats du RN et ceux du nouveau Front Populaire, ces derniers auront fort à faire pour convaincre. Si l’union est en effet indispensable pour contrecarrer l’inexorable progression de l’extrême-droite, un cap politique autour d’un socialisme de rupture sera nécessaire pour susciter l’enthousiasme des électeurs.

« Nous avons gagné les élections européennes. Nous sommes le parti le plus fort, nous sommes l’encre de la stabilité. Les électeurs ont reconnu notre leadership au cours des 5 dernières années. C’est un grand message. » C’est en ces termes que la Présidente sortante de la Commission européenne Ursula Von der Leyen s’est exprimée dimanche soir. On mesure ainsi davantage l’insignifiance du scrutin et le décalage avec les résultats nationaux, notamment français, aboutissant à la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée Nationale.  

En France, les résultats couronnant le Rassemblement National ont été sans appel. L’annonce du Président de la République le soir même de l’élection a surpris et ébranlé la scène politique française. Elle passe comme un coup de poker stupéfiant. On s’épargnera la noblesse républicaine que ses amis présentent comme explication rigoureuse à cette dissolution. Mais l’inconséquence aussi ne saurait expliquer avec justesse cette instrumentation politique. Pour saisir un pareil choix dans de pareilles circonstances et de tels délais il faut convoquer le cynisme. Provoquer une dissolution quand un parti d’extrême-droite s’enracine et est en mesure de l’emporter, c’est oser lui offrir sciemment le pouvoir et s’avérer complètement inconséquent. L’arrivée du RN à Matignon n’est plus une chimère mais un risque, donc une possibilité envisageable comme une autre pour Macron et son monde. Le prix de deux années minimum d’exercice du pouvoir par l’extrême droite est donc devenu admissible. 

L’inconscience du Président tient surtout de sa certitude à toute épreuve qu’il gagnera ces élections, comme sa conférence de presse 72h après, en apesanteur, le confirme : rien ne doit changer puisque « les Français veulent que nous allions plus vite ». Le vote RN ? C’est la faute aux écrans… A la lecture des dynamiques et du temps très court imposé, Macron pense donc clore le camouflet en triomphe en faisant le pari simple d’une gauche perdante car décomposée et de sa propre capacité à engendrer des victoires au second tour face à un RN pris de vitesse. Mais la gauche partira semble-t-il unie et les cartes sont en partie rabattues dans l’indétermination de ce qu’il peut advenir. 

En réalité, si les conditions dans lesquelles ces élections s’organisent apparaissent indignes d’une véritable campagne politique, la dissolution en soi était parfaitement envisageable. Depuis l’élection législative de 2022, la situation parlementaire est en crise, avec une majorité introuvable et des 49.3 à foison, empêchant la promptitude des réformes libérales désirées par le Président et demandées par la Commission européenne et les agences de notations. L’idée d’une dissolution a fait son chemin et allait, tôt ou tard, advenir, puisque le changement de cap politique, lui, n’est pas une option. Finalement, en voulant gagner de nouvelles législatives pour ré-élargir son socle parlementaire, par-delà les avertissements électoraux, Macron dévoile son hubris et sa difficulté à s’accommoder des manifestations de la démocratie.

Alors, on se souviendra que si la situation était somme toute différente, dissoudre pour gagner était aussi l’idée sous-jacente à celle provoquée par Jacques Chirac en 1997 ; on en connaît le revers pour le camp présidentiel. Cette-fois, c’est le RN qui pourrait rafler la mise, acter la fin d’une époque et en ouvrir une autre sans doute encore plus douloureuse. 

La mort du bloc bourgeois

Une telle débâcle peut s’interpréter de différentes manières. Mais on ne saura effacer le véritable carburant durable et raffermi de cette élévation continue du vote RN. Ce pénible résultat vient chasser les garde-fous démocratiques d’un système à bout de souffle. Le cercle de la raison s’est fracassé sur la réalité affective et lucide du pays. Le parti des gestionnaires, au sens le plus juste qui soit – du centre-gauche hollandiste à la droite sarkozyste -, a la fièvre, il suffoque de son détachement hostile aux afflictions populaires et subit électoralement sa colère retentissante.

La vulgate libérale n’imprime plus ni sur le fond ni dans la forme pour les subalternes – entendu dans un sens gramscien. L’abaissement des « charges », la lutte contre le déficit, la flexibilisation du marché du travail, la libre compétition, « l’efficacité » partout… ces mythes de la gouvernance par les nombres constituent un idéal normatif austéritaire face auquel il n’y aurait aucune échappatoire. Ces névroses obsessionnelles de la cohorte des experts et éditorialistes et de ceux qui gouvernent le pays en apôtres depuis tant d’années sont désormais rejetées extrêmement violemment par des catégories entières de la population qui les subissent depuis des années sans être écoutées. Face à ce rejet de la foi intérieure qu’il prêche dans le vide, l’extrême-centre libéral ne répond que par des appels à faire davantage de « pédagogie » pour vendre ses réformes incomprises par le peuple victime de la démagogie.

Par-delà la brutalisation des politiques que leur logiciel induit, ces bureaucrates du marché n’ont plus d’histoire à raconter si ce n’est celle de s’opposer aux « populistes ». Ce « devenir nul de la politique » que prédisait le philosophe Cornelius Castoriadis ressemble désormais au chant du cygne.

Comme si l’adhésion au monde libéral ne dépendait plus que d’une explication rationnelle des gouvernants, « les pédagogues du renoncement » comme les appelait l’historien Max Gallo, face à l’ignorance et l’inintelligibilité présumée des gouvernés. L’obéissance aux injonctions européennes, sans véritablement y trouver le sens et le bénéfice d’une telle délocalisation politique constitue également une légende retoquée par ceux dont la souveraineté ne semble encore s’exercer que dans le cadre national. Depuis quelques années, il faut dire que les chiens de garde ont commencé à s’éveiller : le réel invalide tellement leur serments que l’équation leur est devenue conceptuellement insupportable. Le disque est rayé, les injonctions à l’adaptation déraillent. Par-delà la brutalisation des politiques que leur logiciel induit, ces bureaucrates du marché n’ont plus d’histoire à raconter si ce n’est celle de s’opposer aux « populistes ». Ce « devenir nul de la politique » que prédisait le philosophe Cornelius Castoriadis ressemble désormais au chant du cygne.

À force de prêcher là où la multitude ne croit plus, les représentants gouvernementaux se sont distanciés de ceux qu’ils administrent. L’avènement de la macronie ne fut qu’une accélération ostentatoire de l’accaparement technocratique du pouvoir, avec des députés interchangeables, thuriféraires de l’ordre libéral et de la révolution conservatrice, dont on ne perçoit pas la chair politique qui les spécifie. Et leur légèreté vis-à-vis de ce qui se joue dans l’instant témoigne de leur effroi devant le mystère de leur destinée et l’apparence trompeuse de leur volonté. Derrière le discours d’une arrière-garde médiocre, c’est le système fléchissant du néant faisant advenir le désordre social et politique.

Pourquoi tout concourt au succès du RN

Face à un tel vide au cœur de la République, au déclin des idéologies politiques, à la société de consommation individualisante et à la fin du consentement des gouvernés au libéralisme, les identités collectives et politiques se sont peu à peu liquéfiées. Quand les électeurs cherchent depuis des années dans la recomposition le débouché électoral antagonique, alors ils le trouvent là où l’on répète à l’envie qu’il se situe. Dans cette perspective, le RN s’accommode très bien du temps présent : mise en exergue assumée de leur position d’opposant numéro 1 au système en place, discours normalisant des dominants sur « l’’égalitarisation » des figures « extrêmes » – sous-entendu, Mélenchon-Le Pen, même péril -, accommodement des médias à l’institutionnalisation du parti, décrédibilisation des offres de gauche…

Tout est fait pour catalyser la victoire culturelle des réflexes et du récit xénophobe : les libertés publiques de plus en plus compromises depuis 10 ans, l’expression toujours plus audible d’une citoyenneté ethnique, etc.

Parallèlement, le discours nationaliste de l’extrême-droite tend depuis deux décennies à sédimenter et capter de façon croissante les réalités et sentiments d’insécurité variées, du malaise économique à la peur instillée par les faits divers sanglants. Il leur donne une dimension identitaire monolithique, en étreinte, de plus en plus acceptée et ancrée dans la fenêtre d’Overtone. La peur de l’immigration – par exemple très vite assimilée comme cause des émeutes consécutives à la mort de Nahel – constitue d’ailleurs le premier moteur du vote RN. En sus, tout est fait pour catalyser la victoire culturelle des réflexes et du récit xénophobe : les libertés publiques de plus en plus compromises depuis 10 ans, l’expression toujours plus audible d’une citoyenneté ethnique, etc. Oui, tout est fait pour polariser le champ politique et positionner le RN comme l’alternative à ceux dont la majorité populaire ne veut plus. 

Les manifestations contre les lois Travail durant le quinquennat Hollande ont réordonné le conflit social, la vague dégagiste ayant portée l’élection de 2017 ne s’est pas arrêtée et l’irruption des Gilets Jaunes sur la scène politique fût un rappel fracassant de la défiance profonde dont nos institutions font l’objet. Ce moment populiste refoulé est revenu modeler l’expression électorale. Dans cette configuration sociétale angoissante pour une part de la France dite périphérique, bien davantage que les propositions programmatiques, en premier lieu c’est le diagnostic simpliste (assistanat, sécurité et immigration) qui raffermit le score du RN. Devenant à mesure du temps le réceptacle dominant d’une majorité des rejets, contre la force gouvernante qu’il revient de renverser, la poussée du RN semble être inexorable.

Quand bien même leurs lignes politiques sont en constante mises à jour au fil des intérêts mouvants, d’alliances européennes variantes, ce parti ne subit aucun trouble électoral. Sans s’agiter pour, l’adjonction annoncée de cadres Les Républicains renforce, elle encore, la normalisation du RN et sa stratégie de respectabilité. De plus, il ne faudra pas croire que la masse abstentionniste aux européennes soit structurellement défavorable au RN en cas de sursaut aux législatives, puisque sa structuration composite correspond plutôt à leur transversalité socio-professionnelle et intergénérationnelle grandissante. Et les classes populaires se sont davantage abstenues, ce qui donne à penser, en analyse des dernières élections, que le RN dispose de grandes réserves pour dans 20 jours. Tout prélude à son arrivée au pouvoir. Il y a comme une lame de fond vers l’abîme. 

À gauche, une union indispensable

Face au macronisme décadent et à une extrême-droite exaltée, la gauche se cherche et peut s’écraser à mesure que le cours du temps persévère dans l’ordre actuel des choses. Ces dernières années, ni les trahisons d’une gauche socialiste au pouvoir, ni les erreurs communicationnelles décrédibilisantes de la force insoumise, ni les réflexes bobos caricaturaux des écologistes et encore moins l’inertie de chaque organisation n’ont aidé à clarifier le dessein commun de société que la gauche proposait encore à tous les Français. La gauche comme repère est devenu un espace politique informe, décousu, s’effaçant arithmétiquement, au détriment de l’attrait de chacune de ses composantes politiques ; si ce n’est peut-être au cours d’une campagne insoumise alléchante à la présidentielle de 2017, où la progression ardente et la transversalité de l’offre générale qualifiaient bien l’agencement d’un important potentiel électoral. 

Nul ne peut nier l’évidence : l’attente est notre adversaire face aux changements climatiques en cours, à l’approfondissement des inégalités et à la mise à mort des services publics. Il nous faut agir vite et fort.

Pourtant, malgré ses atermoiements, seule la gauche peut permettre d’éviter le déclin toujours plus prononcé du pays, s’accaparer du désir destituant et conjurer par le haut la résignation. Si aucun rendez-vous politique n’éteint l’histoire, dans une optique de survie organisationnelle, au regard de l’état du pays et des prochaines échéances, celui du 30 juin semble cardinal. Car nul ne peut nier l’évidence : l’attente est notre adversaire face aux changements climatiques en cours, à l’approfondissement des inégalités et à la mise à mort des services publics. Il nous faut agir vite et fort. Alors chaque opportunité historique doit être saisie. Ainsi, ne serait-ce qu’au regard de la faiblesse structurelle et récurrente des offres politiques à gauche à remporter une élection, l’union apparaît indispensable pour espérer ne serait-ce que résister. D’autant plus que le temps passe vite et qu’aucune autre option plus crédible, non boutiquière, ne se pose sur la table pour une guerre de mouvement extrêmement rapide. 

L’union paraît d’autant plus nécessaire pour le Parti socialiste qu’il ne sait comment exister en dehors des murs parlementaires ; le premier quinquennat de Macron avait déjà failli lui être fatal, notamment sur le plan financier. Pour la France Insoumise, son histoire semble indiquer qu’elle est capable de poursuivre son existence en dehors des institutions. Mais son effacement de l’Assemblée Nationale serait un sérieux coup porté à son indispensable notabilisation, certes encore embryonnaire, et la condamnerait à sa fixation dans la figure sclérosée d’opposant bruyants mais impuissants. L’union a été faite, un nouveau Front populaire est né, dont acte. Il a déjà fort à faire. 

Au-delà de l’union de la gauche, rebâtir l’unité du peuple

Le jour d’après, il faut déjà dire que l’union pour l’union ne peut constituer un projet politique en soi. Dans cette situation, nous pouvons nous accorder à dire que l’une des immatriculations politiques évidentes reste l’ordonnancement axiologique, c’est-à-dire ce qui fait sens et touche le domaine du sensible. Mais la gauche a depuis longtemps cru, en miroir du libéralisme, qu’agiter des mots, un jargon, des expressions incantatoires, des alliances de survie suffirait à produire des identifications fortes et des repères politiques de long cours. Au contraire, elle s’est rabougrie, sans matrice transversale, à mesure que l’extrême droite, elle, débordait de son socle et propageait sa lecture du monde. Et le discours sur les valeurs, sans adhérence aux vécus, est devenu un discours vide, ampoulé, dénué d’attrait, dénué d’imaginaire, dénué d’un zénith perceptible.

La gauche a depuis longtemps cru qu’agiter des mots, un jargon, des expressions incantatoires, des alliances de survie suffirait à produire des identifications fortes et des repères politiques de long cours.

Le calcul politique de la gauche est aujourd’hui des plus limpides : s’étendre ou s’éteindre. Alors, il convient encore de rappeler que convaincre consiste à réussir à affecter les individus et la multitude dans un sens positif, commandant des conditions discursives et pratiques. On ne saurait ici être exhaustif sur ce qui provoquerait, au-delà des bases électorales présentes, l’adhésion à une offre de gauche, ni en expliquer le jeu complexe des affects qu’il faudrait provoquer pour cela : il faut se garder des prophéties et de l’outrecuidance des apprentis sorciers. Cependant, nous ne sommes pas dispensés de déceler des positionnements sincères et des paramètres stylistiques, dans le contexte actuel, qui sauraient demain reconstruire une dynamique en capacité d’entraîner l’assentiment le plus large qui soit. L’union doit dépasser la gauche plurielle, telle est sa tâche historique.

Nous avons besoin d’un récit instituant, surtout après avoir démontré ces dernières années le morcellement d’un espace politique autrefois plus tangible. Il faut justifier que le Front populaire en vaut le vote, mobiliser une rhétorique et des dénominateurs communs solides et ancrés dans le réel. Déjà, l’accord rapidement entendu des forces constituées à gauche nous enlève le simulacre qu’aurait été de longues et vaines réunions occupant l’espace médiatique comme une banale série télévisuelle. Il faut à présent tenir et décliner les temporalités, prendre cette élection à la fois comme un objectif existentiel et le commencement d’une œuvre plus longue. 

L’idéal politique de gauche ne s’est pas éteint. Il est simplement orphelin d’un corpus politique concret, de figures qui l’incarnent, d’une nouvelle esthétique qui le redessine et d’un camp qui le porte de façon harmonieuse. L’édification d’une nouvelle proposition de contrat social, ancrée dans les valeurs de partage, de solidarité et d’écologie qui réenchante la vie, constitue la nécessité d’un nouveau bloc historique majoritaire qu’il faudra d’ailleurs continuer de construire, même après l’élection, quoi qu’il puisse en résulter. Dans la fenêtre aujourd’hui imposée des législatives, les partis vont s’accorder sur les urgences. C’est une première étape. Le reste attendra d’être discuté et tranché par le vote du peuple, du moins il devra l’être pour que l’unité advienne réellement après l’union. Pour le reste, ce nouveau Front populaire pourrait détailler une méthode rigoureuse et un calendrier de mise en œuvre des politiques publiques proposées ; sans démesure ni indétermination, avec un chiffrage et un agenda permettant à tout un chacun de se projeter facilement.

Acter la mort de la social-démocratie

Il faut bien admettre que la social-démocratie ayant gouverné, sidérée et médiocre devant la puissance du capitalisme financier, est justement assimilée aux politiques d’errement nous ayant conduit dans la situation économique, sociale et politique actuelle. Le rêve européen et la mondialisation heureuse des bien lotis ont été vécus à l’envers, dans le malheur économique pour la majorité : désindustrialisation et mise en concurrence d’économies disparates, pression à la baisse sur les salaires, précarisation des emplois, démantèlement des services publics… Les perdants de la mondialisation ont été abandonnés par cette droite complexée et ce qu’il reste de la gauche s’en détourne discursivement bien trop souvent en paraissant de moins en moins capable d’invoquer des codes et des modes de vie autres que ceux des habitants des centres-villes métropolitains. C’est l’incapacité de nos élites à construire un réel rapport de force avec l’Allemagne et ses intérêts singuliers qui empêche d’envisager une véritable construction européenne au service des peuples. Or, on le disait, absolument rien ne dit qu’une majorité des abstentionnistes qui va revenir sur la scène politique à l’occasion de ces législatives soit favorable à la gauche. On peut même s’inquiéter du contraire et, a minima, en prendre acte.

Il y a pour le moment un désir de rupture décorrélé d’un désir de gauche qu’il est interdit de regarder avec condescendance. C’est à ce dessin d’adjonction qu’il faut travailler à la formation face à l’extrême-droite. Par conséquent, concourir à démontrer que la ligne choisie programmatiquement par ce nouveau Front populaire soit cette fois-ci authentiquement de gauche paraît vain tant le signifiant a été décrédibilisé. Sans s’oublier idéologiquement, cette coalition de gauche doit s’arracher de ces réflexes, de ses signifiants et de son petit espace urbain où elle ne se comprend plus qu’elle-même pour se reconnecter et recomposer avec les aspirations majoritaires du peuple français. 

La radicalité de l’offre à proposer ne doit pas être confondue avec une « gauchisation » de sa teneur et la mise en exergue de milles mesures programmatiques.

Fixer cet horizon enviable nécessite pour commencer d’acter très clairement que la proposition de gouvernement entre en réelle rupture avec la politique de l’offre, productiviste et inégalitaire. Mais elle doit aussi permettre à la gauche de se reconnecter avec le sens commun « dégagiste » : la radicalité de l’offre à proposer ne doit pas être confondue avec une « gauchisation » de sa teneur et la mise en exergue de milles mesures programmatiques. Elle doit en premier lieu s’exprimer en termes d’ambition de changement, loin des symboles et des rustines, dans un contexte de guerre aux pauvres et de tenaille identitaire.

A l’avenant, elle devra se traduire par la mobilisation des compétences obligatoires face à la complexification juridique des rouages organisationnels et administratifs des politiques publiques installées ; et au regard d’un affrontement à venir inévitable avec les marchés financiers. Enfin, elle pourra affirmer avec bon sens, clarté et autorité : à court terme notamment, retraite à 60 ans, indexation des salaires sur l’inflation et hausse du SMIC, abrogation de la loi immigration, école publique totalement gratuite ; à moyen et long terme, réduction du temps de travail, extension des services publics, démocratisation des entreprises, déconstruction de l’hydre bancaire etc. Le retour d’un ordre alternatif, c’est-à-dire le retour de la justice dans les politiques économiques, salariales et fiscales est fondamental face à la sécession grandissante des très riches.

Dans le même temps, la narration enveloppant le projet doit aussi porter sur l’unification du pays, la volonté de résorber les fractures de la société et soigner l’atomisation néolibérale. L’une des voies pour ce faire pourrait être de défendre un patriotisme vert. La question écologique est une menace qui est venue s’ajouter à celles historiquement générées par la mondialisation pour les classes populaires et appuyer le sentiment anti-élite. Il faut donc réussir à articuler et hybrider dans le discours et les propositions les enjeux de protection sociale et de transition écologique pour répondre principalement aux besoins et inquiétudes des catégories paupérisées qui sont déjà exposées aux conséquences de la dérégulation environnementale. La constitution d’une telle politique de soin appuyée par des mutations davantage structurelles qu’individuelles – du fait d’une forte reprise en main des orientations économiques par l’Etat – pourrait reconstruire une fierté nationale positive, et l’édification d’un projet à proposer par delà les frontières, c’est-à-dire d’un projet internationaliste. 

Une victoire improbable mais pas impossible

Dans son dernier essai, le politiste Rémi Lefebvre se demandait s’il fallait désespérer de la gauche et répondait qu’il fallait commencer par déjouer le piège du défaitisme. Si l’empreinte des élections européennes fait mal, le problème de la gauche reste encore celui de l’offre davantage que celui de la demande. Au jeu des alliances et coalitions à l’œuvre sur l’ensemble de l’arc politique, les élections législatives s’annoncent des plus incertaines, qui plus est au regard d’une géographie électorale en pleine transformation, où les conditions des victoires ne se posent plus dans les mêmes termes dans chaque territoire. Aux seconds tours, la question de la résistance du front républicain aura encore son sens dans certaines circonscriptions, tandis qu’ailleurs le concours à l’opposition la plus crédible à Macron sera la variable décisive.

Aux seconds tours, la question de la résistance du front républicain aura encore son sens dans certaines circonscriptions, tandis qu’ailleurs le concours à l’opposition la plus crédible à Macron sera la variable décisive.

En outre, les premières projections donnent à voir un sursaut de participation limité, réduisant la part des triangulaires, et montrent un nombre massif de seconds tours où l’opposition Front Populaire – Rassemblement National mettra de côté l’offre présidentielle. La campagne qui s’ouvre, extrêmement rapide, devra donc mobiliser chaque composante interne du Front Populaire en ce qu’elle peut apporter, sur les représentations de stabilité et de rupture qu’elles emportent. En même temps, toute la société doit être mobilisée comme force d’entraînement pour dépasser le cartel partidaire. 

Dès à présent, dans ce déchaînement des passions, il convient de se confronter avec humilité aux circonstances et de ne rien céder à la beauté illusoire du renoncement. Aussi loin soit la rive, il faudra nager et travailler sans relâche pour préempter des électorats populaires divers, que la gauche est censée défendre. Toute projection de résultat qui soit, la suite du scrutin sera tout aussi importante que la campagne immédiate, puisque le RN est désormais ancré si puissamment dans le paysage politique que chaque jour sera une lutte pour le soustraire de toute entrée ou de tout développement dans les institutions. Le choc ne fait que commencer. 

Le parti espagnol Vox, point de rencontre de l’extrême-droite mondiale

Santiago Abascal, leader de Vox. © Vox España

Les élections européennes organisées aujourd’hui dans les 27 Etats-membres de l’UE devraient être marquées par une forte percée de l’extrême-droite. Trois semaines avant le scrutin, une bonne partie de cette famille politique, de Marine Le Pen à Javier Milei, se réunissait à Madrid lors d’un grand rassemblement organisé sous l’égide du parti espagnol Vox. Alors que ce parti est en perte de vitesse dans le champ politique espagnol, il a réussi à structurer un vaste réseau international d’extrême-droite européen et latino-américain. Par Eoghan Gilmartin, traduction Alexandra Knez [1].

À trois semaines des élections européennes, l’extrême droite mondiale s’est réunie à Madrid dans une démonstration sans précédent de sa coordination internationale. Organisé par le parti néo-franquiste espagnol Vox, cet événement de trois jours s’est achevé par un grand meeting dont les orateurs étaient la française Marine Le Pen, le portugais André Ventura, le Président argentin Javier Milei et le ministre israélien du Likoud Amichai Chikli, ainsi que, par vidéo, la Première ministre italienne Giorgia Meloni et le Premier ministre hongrois Viktor Orbán.

L’événement de clôture, auquel ont assisté plus de 10.000 personnes, a été inauguré par une vidéo dénonçant les objectifs de développement des Nations unies comme une conspiration « écoféministe », tandis que des images déformées de Bill Gates et de Greta Thunberg défilaient à l’écran. Cette vidéo a été rapidement suivie par l’intervention de Mercedes Schlapp, une ancienne responsable du gouvernement de Donald Trump, entonnant un chant pro-sioniste : « Viva España ! Viva Israël ! »

Si les contradictions entre les différents discours d’extrême-droite étaient manifestes, l’animosité collective à l’égard d’ennemis communs et l’allégeance à des formes d’autoritarisme réactionnaire compensent largement tous les écarts de points de vue.

Si les contradictions entre les différents discours d’extrême-droite étaient manifestes, l’animosité collective à l’égard d’ennemis communs et l’allégeance à des formes d’autoritarisme réactionnaire compensaient largement tous les écarts de points de vue. Vox a pu ainsi inviter le négationniste néo-nazi Pedro Varela et déclarer dans la même foulée qu’Israël était « une référence internationale dans la lutte contre le terrorisme islamique », tandis que l’anarcho-libertarisme de Milei et la rhétorique chauvine et protectionniste de Le Pen ont été chaleureusement accueillis.

« Nous, les patriotes, devons rester unis », a insisté le président de l’American Conservative Union, Matt Schlapp, lors du rassemblement. « Nous n’allons pas laisser George Soros ou Biden nous diviser ».

À cet égard, ce rassemblement était également une nouvelle preuve du rôle de plus en plus central de Vox dans la liaison entre les mouvements politiques réactionnaires du monde entier. Vox n’est pas seulement un pont essentiel entre l’extrême droite européenne et l’extrême droite latino-américaine, mais, à l’approche des élections européennes, le parti cherche également à resserrer les liens entre les deux principales familles d’extrême droite au sein de l’Union européenne (UE) : les Conservateurs et Réformistes Européens (CRE) dominés par Giorgia Meloni, pro-OTAN et plus traditionalistes, et le groupe Identité et Démocratie (ID) dont fait pour l’instant partie le Rassemblement National, davantage pro-russes et aux positions plus extrémistes.

Alors que les sondages montrent que l’extrême-droite va probablement réaliser des percées significatives lors des élections européennes, Santiago Abascal, de Vox, se positionne désormais comme une figure centrale de cette « internationale réactionnaire », alors même que son propre parti a perdu du terrain au niveau national depuis l’année dernière. Un responsable du parti est même allé jusqu’à se vanter que « seul Vox est capable d’organiser un tel rassemblement [d’extrême droite] ».

Une internationale anticommuniste

L’actualité autour de la convention a été dominée par la brouille diplomatique déclenchée par Javier Milei, qui a qualifié la femme du premier ministre espagnol Pedro Sánchez de « corrompue ». Pourtant, la relation du Président argentin avec Vox est antérieure à son entrée en politique, puisqu’il a été l’un des signataires de la Charte de Madrid 2020, aux côtés d’Eduardo Bolsonaro (un des fils de l’ancien Président brésilien, ndlr) et de l’extrémiste chilien José Antonio Kast. Il s’agit du document fondateur de l’alliance anti-gauche dirigée par Vox, le Forum de Madrid, qui cherche à lutter contre la propagation des « régimes totalitaires d’inspiration communiste » en Amérique latine.

Le Forum de Madrid aspire à devenir une « organisation permanente des partis d’extrême droite », dotée d’un plan d’action annuel.

Comme le souligne Miguel Urbán, fondateur de Podemos, dans son livre Trumpismos (2024), le Forum de Madrid cherche à se distinguer de la Conservative Political Action Conference (CPAC) aux États-Unis. Alors que cette dernière organise des événements périodiques réunissant des dirigeants et des militants de la droite internationale, le Forum de Madrid aspire à devenir une « organisation permanente des partis d’extrême droite », dotée d’un plan d’action annuel. Comme l’écrit Urbán, « Vox a mené un programme frénétique de mise en réseau, de voyages et d’événements dans le but de construire un premier cadre stable pour la coordination des forces d’extrême droite latino-américaines, un cadre qui, de surcroît, aurait [“Vox”] pour centre névralgique ».

Cette organisation transfrontalière reste quelque peu embryonnaire. Pourtant, selon un rapport récent de Progressive International, « l’impact le plus important” du Forum de Madrid jusqu’à présent “a été sa capacité à créer et à mobiliser un réseau […] pour saper les gouvernements de gauche dans la région ». Une enquête majeure menée par un consortium de publications latino-américaines a révélé que des politiciens associés à l’alliance s’étaient engagés dans des campagnes coordonnées visant à « délégitimer les résultats électoraux dans plusieurs pays » – en collaborant au-delà des frontières pour amplifier les fake news de fraude électorale au Pérou, en Colombie et au Chili, soutenues par des campagnes organisées de trolling en ligne.

En réalité, le Forum de Madrid fait également partie d’une infrastructure d’extrême droite plus large composée d’associations catholiques extrémistes, d’exilés latino-américains et de think tanks réactionnaires basés dans la capitale espagnole, ce qui a également contribué à faire de la ville un point de rencontre clé pour les forces autoritaires du monde entier. La première ministre de la région de Madrid, Isabel Ayuso, qui appartient à l’aile radicale du Parti populaire (droite conservatrice espagnole, ndlr), a adopté le slogan des exilés cubains « Liberté ou communisme », tandis que pendant le mois de violentes manifestations qui ont suivi la réélection de Sánchez en novembre dernier, le même réseau d’extrême-droite et la même rhétorique insurrectionnelle ont été mobilisés pour tenter de jeter le doute sur la légitimité de sa majorité parlementaire.

Faire basculer l’équilibre des pouvoirs

Milei a repris ces tactiques lors de la convention de Vox, en s’envolant vers l’Espagne avec pour objectif d’en découdre avec le Premier ministre de centre-gauche du pays, allant même jusqu’à dénoncer le « totalitarisme » de Sánchez, le qualifiant de « socialiste arrogant et délirant » à son retour à Buenos Aires. La querelle diplomatique qui s’en est suivie, au cours de laquelle l’Espagne a rappelé son ambassadeur d’Argentine, a donné le coup d’envoi de la campagne électorale européenne de Vox.

M. Abascal espérait pourtant lancer sa campagne d’une manière plus solennelle, en s’affichant avec Marine Le Pen et Giorgia Meloni afin de plaider pour une coopération accrue entre les deux ailes de l’extrême-droite européenne. Le parti post-fasciste Fratelli d’Italia de Meloni et le Rassemblement national de Le Pen sont actuellement en tête des sondages dans leurs pays respectifs, tandis que la combinaison des sièges prévus pour leurs deux groupements à l’échelle de l’UE devrait faire de l’extrême-droite la deuxième force la plus importante au Parlement européen.

Le Parlement européen pourrait donc, pour la première fois de son histoire, compter une majorité d’eurodéputés de droite, les Verts et le groupe libéral Renew d’Emmanuel Macron devant tous deux subir de lourdes pertes. Cette majorité n’évincerait pas nécessairement la grande coalition dominante des partis centristes, mais pourrait permettre au Parti populaire européen (PPE) conservateur d’obtenir une majorité alternative lors de certains votes, notamment sur les questions environnementales, les libertés civiles ou l’immigration.

Le groupe CRE, qui comprend notamment les Fratelli, Vox et Reconquête d’Éric Zemmour, se différencie le plus du groupe Identité et Démocratie de Marine Le Pen en matière de politique étrangère – et, par conséquent, sur leur degré de respectabilité au sein des opinions dominantes.

Pourtant, comme le note l’universitaire Cas Mudde, cette poussée historique de l’extrême droite « pourrait bien être une victoire à la Pyrrhus, si [les] partis restent aussi divisés ». Le groupe CRE, qui comprend notamment les Fratelli, Vox et Reconquête d’Éric Zemmour, se différencie le plus du groupe Identité et Démocratie de Marine Le Pen en matière de politique étrangère – et, par conséquent, sur leur degré de respectabilité au sein des opinions dominantes. Depuis qu’elle est devenue Première ministre, grâce son positionnement strictement pro-OTAN, Meloni a cultivé des liens plus étroits avec le PPE et souhaite garder la porte ouverte à un pacte avec Ursula von der Leyen pour sa réélection à la tête de la Commission européenne, à l’issue des élections de juin.

À cet égard, sa décision de ne pas assister en personne à ce grand événement pour l’extrême-droite l’a placée dans une situation ambiguë, son intervention vidéo n’ayant pas pour but de mettre un terme aux ouvertures de Vox à Mme Le Pen ni de s’aligner sur celles-ci. « Nous verrons ce qui se passera après les élections », a insisté un responsable de Vox – le parti se considérant comme le mieux placé pour servir de pivot entre les différents groupes au cours du prochain mandat.

En particulier, l’annonce faite ce mardi par Marine Le Pen et Matteo Salvini que leurs partis ne feraient plus partie du même groupe que le parti allemand Alternative für Deutschland ouvre la possibilité d’un réalignement significatif de l’extrême droite européenne après les élections – tout comme l’intégration attendue du Fidesz d’Orbán au sein de l’ECR.

Quoi qu’il en soit, la menace d’une avancée majeure de l’extrême droite est claire. « Nous, les patriotes, devons occuper Bruxelles », a proclamé Orbán lors de son intervention à la convention de Vox, tandis que Ventura de Chega a déclamé : « L’Europe est à nous. L’Europe est à nous ! » Le scrutin d’aujourd’hui montrera dans quelle mesure ce scénario est réaliste.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.