« Reprise en main » de Gilles Perret : quand les salariés redeviennent rois dans l’atelier

© Jour2fete

Une usine familiale vendue à un fonds vautour, un plan de licenciements pour « habiller la mariée », un accident du travail faute d’entretien des machines, des travailleurs qui s’inquiètent pour leur avenir dans une vallée déjà sinistrée… Le scénario de Reprise en main semble a priori peu original. Depuis les années 1980, la désindustrialisation a en effet donné lieu à d’innombrables films, plus ou moins réussis, mais à la fin généralement tragique. Spécialiste du documentaire social, Gilles Perret aurait pu nous livrer un nouvel épisode de ces tragédies ouvrières qu’il connaît bien. Pour sa première fiction, il a au contraire choisi un angle original : celui d’une victoire des travailleurs contre la finance, par des moyens inhabituels.

Reprise en main raconte d’abord l’histoire d’un combat qui semblait perdu d’avance. Et pour cause. Des rachats d’usines, des délocalisations et des plans sociaux, la région savoyarde de la vallée de l’Arve en a subi en séries durant ces dernières décennies. La fiction se nourrit ici d’une réalité que Gilles Perret connaît trop bien. 

Les enjeux locaux d’une lutte globale

Le réalisateur met en effet en scène la région dont il est originaire et où il vit toujours, ainsi que sa spécialité industrielle : la mécanique de précision, ou décolletage. Il en avait déjà fait le sujet du documentaire Ma mondialisation, en 2006, à travers l’exemple d’Yves Bontaz, patron d’une usine de décolletage de la vallée de l’Arve. Ce film racontait déjà les mécanismes de la finance mondialisée : rachetées par des fonds de pensions anglo-saxons, la plupart des entreprises de la vallée étaient peu à peu contraintes de délocaliser leur production, en Chine notamment. Certaines scènes montraient ces petits patrons pris dans un engrenage et finissant par se demander, dans un accès de lucidité, s’ils ne s’étaient pas fait dépasser par un modèle qu’ils auraient trop longtemps cautionné. 

Une quinzaine d’années plus tard, c’est désormais l’enjeu de la relocalisation de l’activité industrielle qui est posé par ce film, qui a d’ailleurs été tourné dans l’usine Bontaz, désormais tenue par le fils d’Yves Bontaz, Christophe, qui a accepté sans hésiter la proposition de son ancien camarade du lycée de Cluses. Au-delà des désaccords politiques qui peuvent exister entre les deux hommes, cette anecdote illustre la solidarité à l’œuvre dans la vallée, et renforce la dimension réaliste que revête cette fiction : des employés engagés comme figurants aux machines de précision, en passant par les tee-shirts siglés du B de Bontaz, tout sonne vrai et se trouve enrichi par l’expérience du réalisateur dans le genre documentaire.

Les références à l’ancrage local, à « la vallée », au terroir et aux paysages mis en avant dans de nombreuses séquences du film, font aussi écho à la projection des salariés dans le temps long, en opposition aux obligations de rentabilité court-termiste des investisseurs. Et puis il y a cette montagne, que Cédric (incarné par Pierre Deladonchamps) tente tout au long du film de gravir, malgré un ciel toujours plus menaçant, et qui sert d’allégorie au combat qu’il a à mener, en bas, dans la vallée.

Quand les travailleurs relèvent la tête

Dans son roman Quatrevingt-treize, Victor Hugo compare la Convention, l’assemblée de la Révolution française, à l’Himalaya. La métaphore de l’ascension de la montagne savoyarde n’est pas moins convaincante pour qualifier la reprise en main de l’usine Berthier, tant les efforts des travailleurs pour réaffirmer leur souveraineté sur leur outil de travail devront être nombreux.

La question de la souveraineté au travail, sur laquelle insiste le titre, rappelle ici les thèses de Bernard Friot.

L’un des ressorts principaux du film repose ainsi sur une héroïsation du producteur, qui cesse d’être la victime d’un système d’exploitation – quotidien évoqué dans le film à travers un accident au travail ou encore un licenciement abusif – pour devenir souverain sur son travail, sur sa production. La question de la souveraineté au travail, sur laquelle insiste le titre, rappelle ici les thèses de l’économiste et sociologue Bernard Friot. Proche de Gilles Perret, celui-ci intervient notamment dans le film documentaire La Sociale sorti en 2016, sur l’histoire de la Sécurité sociale et sur le rôle qu’a joué Ambroise Croizat dans celle-ci. Théoricien du « salaire à la qualification personnelle », Bernard Friot a écrit un ouvrage au titre évocateur : Émanciper le travail. Le refus de jouer le jeu du marché de l’emploi à travers des licenciements économiques, la propriété d’usage de l’entreprise par les travailleurs eux-mêmes ou encore plus spécifiquement la grille de salaires de 1 à 3 proposée par Cédric sont autant d’échos aux travaux de Bernard Friot, qui s’expriment, du moins en partie, à travers cette fiction. 

À ce titre, la mise en avant du système coopératif mérite un autre commentaire. Pour Jaurès, l’organisation coopérative est en effet l’outil permettant aux travailleurs de ne plus être des serfs dans l’ordre économique, mais des rois dans l’atelier, de même que dans la cité avec le suffrage universel. Si les conversions d’entreprises en Sociétés coopératives ouvrières de production (SCOP) sont fréquentes, faute de repreneurs, il n’existe à notre connaissance aucun exemple d’une telle « reprise en main » dans un contexte de concurrence avec un repreneur. Si cela peut apparaître comme une limite à la vraisemblance du film, l’ingéniosité de Cédric pour sauver son emploi et celui de ses camarades illustre dans le même temps des différences générationnelles dans le rapport au syndicalisme, entre un père retraité et nostalgique du rôle passé des syndicats, et fils désabusé vis-à-vis de l’action syndicale traditionnelle. Ce clivage, bien documenté par les sociologues, illustre la transformation des cadres d’action collective au travail. Si le fils ne croit pas à la grève et aux syndicats, il se mobilise d’une autre façon, moins défensive et davantage tournée vers la victoire.

Prendre les financiers à leur propre jeu

N’ayant ni l’expérience ni la confiance dans la réussite d’une lutte « à l’ancienne » par la grève, les salariés de Berthier se sentent démunis lorsqu’ils apprennent la vente de l’entreprise. Mais une rencontre impromptue entre Cédric et un financier suisse, lors d’une séance d’escalade, va lui permettre de comprendre les petits jeux des fonds d’investissements. Plutôt que d’apporter directement le montant nécessaire au rachat de l’entreprise, les fonds en question n’en apportent qu’une faible part, complétant le reste par des emprunts bancaires.

Pour contrer cette arnaque, Cédric décide de monter son propre fonds avec deux amis de la vallée pour racheter Berthier en LBO. Mais la tâche est ardue : où trouver les millions de départ ? Comment convaincre les banques alors que l’on a aucune expérience ?

Pour rembourser ses créanciers, l’entreprise doit alors dégager beaucoup de bénéfices, généralement en sacrifiant des emplois, des avantages sociaux et de l’investissement. Si les salariés font les frais de cette pression à la rentabilité maximale, les actionnaires, eux, pourront revendre l’entreprise au bout de quelques années avec un très beau bénéfice. Une opération en or : la firme s’est en fait rachetée elle-même !

Pour contrer cette arnaque, Cédric décide de monter son propre fonds avec deux amis de la vallée pour racheter Berthier en LBO. Mais la tâche est ardue : où trouver les millions de départ ? Comment convaincre les banques alors que l’on a aucune expérience ? Malgré les péripéties, leur fonds, dénommé Dream Finance, finira par avoir sa place à la table des négociations. Une gestionnaire de l’entreprise, bras droit du patron, va les rejoindre par attachement à sa vallée. Elle qui critiquait « les moules accrochées à leur rocher » finit par se rappeler de son histoire familiale et décide de saboter les négociations avec les autres fonds. Finalement, et malgré une trahison de dernière minute, la petite équipe finira par racheter Berthier et à la transformer en SCOP.

En faisant dire aux financiers qu’ils ne peuvent « pas se permettre de travailler par amour de l’humanité », ou encore que « le business, c’est pas friendly », le réalisateur expose la puissance des mécanismes psychiques qui noient ces personnages dans les eaux glacées du calcul égoïste.

En glissant quelques notions de finance dans un film grand public, Gilles Perret réussit ainsi à faire prendre conscience au spectateur de la supercherie des jeux financiers où les « apporteurs de capitaux » n’en sont même pas vraiment. Ces scènes sont aussi l’occasion de tourner en dérision l’inhumanité dont se nourrit un tel système. En faisant dire aux financiers qu’ils ne peuvent « pas se permettre de travailler par amour de l’humanité », ou encore que « le business, c’est pas friendly », le réalisateur expose la puissance des mécanismes psychiques qui noient ces personnages dans les eaux glacées du calcul égoïste, avec la dose de cynisme et de franglais caractéristique de ces milieux d’affaires.

Ces derniers sont d’autant plus mis à nu que leur méconnaissance de l’entreprise leur sera fatale : alors que les banquiers se moquaient de Dream Finance quand nos trois compères annonçaient leur intention de préserver l’emploi et de moderniser les machines, la fin soudaine du « climat social excellent » de Berthier aura raison de leurs offres. Enfin, Gilles Perret offre aussi à ses personnages une jolie revanche sur une héritière, fille du dirigeant historique de Berthier qui a bradé l’entreprise pour empocher son pactole, qui se trouve bien embarrassée par ses placements dans les paradis fiscaux.

Avec Reprise en main, Gilles Perret propose donc une suite optimiste de Ma mondialisation, une quinzaine d’années plus tard. Si l’on aurait encore préféré qu’il n’ait pas besoin de passer par la fiction pour nous raconter cette belle histoire, on peut tout de même se réjouir qu’elle suscite, chez beaucoup, l’espoir d’un monde du travail débarrassé des vautours et repris en main… par les travailleurs eux-mêmes. De quoi inspirer les luttes sociales à venir ?

Reprise en main, au cinéma le 19 octobre. Un film de Gilles Perret et Marion Richoux. Avec Pierre Deladonchamps, Lætitia Dosch, Grégory Montel, Finnegan Oldfield et Vincent Deniard.

Le « made in France » et ses obstacles

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Le made in France est à la mode. Aux côtés du protectionnisme économique et des relocalisations industrielles, il signe son grand retour médiatique en pleine crise économique et sanitaire. Il est invoqué comme un mantra aux allures de prophétie autoréalisatrice. Suffirait-il de ressasser cette formule magique pour voir l’industrie française renaître de ses cendres ? En réalité, une poignée d’entreprises et de militants porte à bout de bras le made in France. Sur le plan culturel, leur bilan est considérable et le made in France a bel et bien gagné les coeurs ; sur le plan économique, il est négligeable. En cause, – outre un pouvoir d’achat trop faible – une information insuffisamment transparente pour le consommateur. Les institutions de l’Union européenne font office de verrou ; plusieurs dispositifs européens entravent en effet l’affichage de l’origine des produits. Il convient donc de considérer les réformes nécessaires et les obstacles réglementaires à faire sauter.


Jean 1083 et slip français portés avec élégance. Boîte à histoire Lunii et blanc bonnet sur les oreilles. La carte française pour tous à Noël… Les produits fabriqués en France sont en retour de hype, au point que la matinale de France Inter les chronique. Derrière les filtres Instagram, les usines françaises ont du talent. Elles plaisent aux dandys métropolitains et autres consommateurs du bon goût. Face à une crise économique d’une violence inégalée, le made in France passe la sur-multiplié du « click and collect ». La filière tente de survivre face à la déferlante. Le secteur peut s’appuyer sur les 89% des Français souhaitant que la production des industriels français soit relocalisée, même si cela augmente le prix final pour le consommateur 1. Le made in France a gagné dans les têtes.

L’Union européenne est un obstacle à l’affichage de l’origine des produits. L’arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) du 25 avril 1985 a jugé que les réglementations nationales prévoyant l’obligation de mentionner l’origine d’un produit étaient incompatibles avec l’article 30 du traité de Rome.

Plus rien ne s’oppose au made in France, vraiment ?

Les Français ont raison. Acheter français, c’est donner un travail à son voisin et à son cousin. En 2018, le conseil d’orientation pour l’emploi estimait que si les français achetaient seulement 10% de produits français parmi les biens consommés, 150.000 emplois nets seraient créés. Plus de 11Md€ de chiffres d’affaires seraient également générés.

84% des français pensent favoriser le respect de l’environnement en achetant des produits français 2. Et pour cause, 60 % des émissions de l’empreinte carbone en 2011 provenaient de la chaîne amont de produits dont la dernière transformation a lieu en France 3. Le made in France permet de mieux maitriser les émissions de cette empreinte carbone amont, en grande partie générées par les transports internationaux.

Le marketing du made in France tourne à plein, surfant sur l’envie de produits français. Mais dans les faits, le désir de consommation peine à se traduire en acte d’achat. La bataille, gagnée dans les têtes, n’a pas encore conquis les portefeuilles. En 2015, l’INSEE estimait que le made in France représentait 36% des biens manufacturés consommés dans le pays et cette part tombait à 15% sans les produits agro-alimentaires.

Cette difficulté à traduire la volonté des Français en actes d’achat s’explique par la faiblesse de l’offre. En effet, créé en 2010, le label Origine France Garantie a été élaboré avec sérieux pour distinguer les produits réellement fabriqués sur le territoire national. Après près d’une décennie d’existence et malgré l’énergie déployée par ses promoteurs de l’association ProFrance, seuls 600 entreprises se sont engagées dans le label. Le made in France peine à sortir du segment de niche et des métropoles heureuses.

On pourrait arguer que les labels, logos et autres certifications des produits fabriqués en France constituent un maquis difficilement déchiffrable pour le consommateur. C’est sans doute vrai, même s’il existe des labels clairs, exigeants et facilement reconnaissables, comme Origine France Garantie justement. Cette raison n’est pas suffisante. Il existe des causes davantage structurelles à cette timide expansion du made in France.

Le catenaccio juridique européen du made in France

 Photo de Nicolas provenant de Pexels

La traçabilité de l’origine des produits consommés en France fait l’objet d’un cadenas juridique puissant. L’Union européenne est un obstacle à l’affichage de l’origine des produits. Un arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) du 25 avril 1985 a jugé que les réglementations nationales prévoyant l’obligation de mentionner l’origine d’un produit constituaient une mesure équivalente à une restriction quantitative aux échanges, incompatible avec l’article 30 du traité de Rome. Cet arrêt traitait d’une affaire au Royaume Uni. Cependant, mécaniquement, la France qui disposait depuis 1979 d’une mesure imposant l’obligation de marquage de l’origine des produits textiles et d’habillement a dû abroger celle-ci en 1986.

L’imposition de l’origine des produits n’est aujourd’hui possible, en vertu du droit européen, que sur certaines denrées alimentaires périssables (légumes, fruits, oeufs, viande bovine, …) dans l’optique de la préservation de la sécurité sanitaire.

L’origine des produits manufacturés importés n’est donc pas connue du consommateur, mais uniquement de l’administration.

Cette connaissance administrative permet d’appliquer au produit importé les droits douaniers et les mesures de politique commerciale, en vertu des règles d’origine préférentielle (pays disposant d’un accord douanier avec l’UE) ou non préférentielle (ne disposant pas d’accord). Pourquoi la traçabilité des produits connue de l’administration ne pourrait-elle pas l’être du consommateur ?

Modifier le droit européen en la matière – et le rejeter si cela s’avérait impossible – conduirait donc à favoriser les relocalisations industrielles. Le made in France n’aura d’avantage concurrentiel que lorsque le consommateur sera en mesure de connaître l’origine de son produit. Il est ainsi probable qu’il privilégiera un produit qui maximise la production d’emplois locaux et minimise l’impact environnemental.

Le Yuka du made in France ?

Pour bien comprendre le levier que constitue l’information du consommateur, prenons le cas de l’éducation nutritionnelle. Celle-ci a été largement accélérée par les applications d’évaluation des aliments, à l’instar de Yuka qui a séduit 20 millions de consommateurs dans le monde. Muni de son smartphone et de cette application, chaque français a désormais la possibilité de faire ses courses, en pleine conscience de l’impact sur sa santé des produits choisis. La collecte patiente de données relatives aux compositions nutritionnelles a permis de créer ces applications. Yuka a en effet longtemps utilisé une base de données ouverte, l’Open Food Facts, qui répertoriait la composition des aliments. Ce répertoire de données s’est construit grâce à l’obligation de mentionner la composition des produits sur les emballages alimentaires.

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Or, le lancement d’une application d’évaluation globale du made in France n’est aujourd’hui pas possible. À l’exception de l’agroalimentaire, nous ne connaissons pas l’origine des produits manufacturés. Nicolas Chabanne, fondateur de C’est qui l’patron?! a récemment annoncé le lancement de “l’appli des consos ». Ce dispositif permet l’évaluation des produits agro-alimentaires à l’aune de plusieurs critères, dont l’origine. Pour tous les autres produits français, la censure de la traçabilité interdit la création d’une telle application.

Seules les marques volontaires mentionnent leurs origines françaises sur leurs emballages. Le made in France devient ainsi un supplément d’âme marketing, pas un critère de choix pour le consommateur. Le consommateur ne peut connaitre la part de « fabriqué en France » qui rentre dans la composition de ses achats. Seule une évaluation fine et personnalisée de l’origine, à travers une application dédiée, permettrait pourtant de massifier l’éducation des consommateurs au made in France. Cet outil constituerait un atout décisif pour emporter cette bataille culturelle, celle de l’entrée du made in France dans l’âge de la maturité.

Porter le combat pour et par la transition écologique

Soutenir la production nationale, au-delà des slogans, impose donc de rouvrir le dossier de la traçabilité. Le contexte environnemental rend impérieuse la prise en compte des obstacles à celle-ci. Si la sécurité sanitaire du consommateur justifie l’imposition de la traçabilité des produits alimentaires, le péril écologique la légitimerait à plus forte raison sur d’autres produits. En effet, dans de nombreux secteurs – pas dans tous -, le made in France permet de réduire substantiellement la part du transport international et donc les émissions de CO2 attenantes.

La relocalisation industrielle porte en son sein une sécurité environnementale et donc sanitaire supplémentaire pour le consommateur. La France pourrait dès lors imposer légalement la traçabilité des produits manufacturés. En cas de contestation juridique, la France plaiderait devant les instances européennes, notamment la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), la sécurité environnementale et donc sanitaire du consommateur inhérente à cette mesure, comme les règlements européens le permettent sur les denrées périssables. En cas d’échec, le rétablissement de la suprématie du droit national sur le droit européen s’imposerait.

Dans de telles circonstances, il y a fort à parier qu’une réorientation de la consommation se produirait, à la faveur des produits nationaux. Un cercle vertueux de création d’emplois locaux, doublé d’une décarbonation de l’économie, pourrait s’enclencher. La création d’applications numériques dédiées permettrait de l’accroître encore.

Notes :

1 Sondage Odoxa-Comfluence pour les Echos-Radio Classique, réalisé en avril 2020.
2 Sondage IFOP pour ProFrance « les Français et le made in France », réalisé en septembre 2017.
3 Rapport du Haut Conseil pour le climat, « maîtriser l’empreinte carbone de la France », publié en octobre 2020.

Où est passé notre ministre de l’Industrie ?

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Usine abandonnée. © Dimitris Vetsikas

Pénurie de masques, manque de gels hydroalcooliques, production insuffisante de respirateurs… la crise sanitaire que nous traversons est aussi une crise industrielle. Elle nous rappelle à quel point notre industrie a été abandonnée et avec elle notre capacité à produire des biens. Elle nous montre aussi l’importance absolue de renouer avec une politique industrielle à court terme pour répondre à la crise sanitaire et à long terme pour mener la transition écologique.


L’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron en mai 2017, marque une nouveauté dans la composition du gouvernement : pour la première fois depuis au moins la Troisième République nous n’avons aucun ministre ou secrétaire d’État chargé de l’Industrie. Cette absence en dit long sur la vision du macronisme pour le monde industriel. Ce mépris de la start-up nation pour l’usine a conduit à tourner le dos à notre industrie, abandonnée au profit du tertiaires des métropoles, de ses jeunes cadres dynamiques et ses classes dites « créatives ».

Il est vrai que cet abandon a pu satisfaire une petite frange d’écologistes à tendance néo-luddite, mais aussi quelques autres écolos imprégnés d’un imaginaire hostile à une industrie grossièrement amalgamée à ses cheminées crachantes et étouffantes. Couvrez ces hauts-fourneaux que je ne saurais voir et laissons chanter les oiseaux, en somme.

Ainsi, à Florange, en 2018, les hauts-fourneaux se sont tus. Un exemple parmi tant d’autres de la désindustrialisation qu’a connu notre pays. Le panorama est glaçant. Entre 1980 et 2018, selon l’INSEE, l’industrie a perdu 2,2 millions d’emplois dont 441.000 rien qu’entre 2008 et 2018.[1] La Banque mondiale estime que sur cette même période (1980 – 2018), la contribution de l’industrie à la valeur ajoutée est passée d’environ 28% à 17% du PIB.[2]

En réalité, ce phénomène de désindustrialisation n’est pas une exception française, mais concerne l’essentiel des pays occidentaux – si ce n’est le monde entier.[3] Ses causes sont multiples et pour beaucoup connues. On peut ainsi citer parmi les plus importantes : une externalisation d’une partie des activités des entreprises industrielles vers le secteur tertiaire, une modification de la demande accompagnant les gains de productivités réalisés dans l’industrie et enfin l’accroissement de la concurrence internationale avec la multiplication des accords de libre-échange[4].

Avec l’industrie, c’est une partie de la France que l’on a abandonnée. Chaque fermeture d’usine accompagnée de son cynique « plan de sauvegarde de l’emploi » est un drame social. La désindustrialisation a renforcé la fracture territoriale qui s’est transformée en fracture politique. Les territoires anciennement industrialisés – et notamment le Nord et le Grand-Est – ont vu la pauvreté et le chômage augmenter tandis qu’à la fermeture des usines répondait un retrait de l’État et des services publics. Néanmoins, au-delà de ce terrible mais classique constat, la crise actuelle nous rappelle que la désindustrialisation de notre pays présente d’autres dangers.

Une « France sans usines » à la merci de la mondialisation

L’incapacité de la France à protéger sa population est venu nous rappeler à quel point notre appareil industriel est affaibli dans la production de biens – notamment de santé. La pénurie de masque en est un exemple largement commenté.  La France souhaite ainsi atteindre une production quotidienne de 2,6 millions de masques[5] là où le Maroc en sort de ses usines déjà 7 millions.[6] Cette faible production de masques – insuffisante pour répondre aux besoins nationaux – est une conséquence de la destruction de notre industrie textile qui a perdu entre 1996 et 2015 près de deux tiers de ses effectifs[7]. La pénurie de masques aurait aussi pu être amoindrie si l’État avait soutenu les entreprises nationales qui en produisaient. Ainsi, l’usine bretonne Plaintel pouvait sortir jusqu’à 220 millions de masques par an de ses chaînes de production. Néanmoins, elle a fermé en 2018 suite au désengagement de l’État qui n’a pas renouvelé ses stocks et l’abandon de l’entreprise qui est tombée dans le giron du groupe américain Honeywell. Ce dernier a réduit les effectifs avant de finalement délocaliser la production en Tunisie[8]. Avec l’abandon de Plaintel, c’est tout un savoir-faire qui a été vendu et perdu. Pour nous fournir en masques, nous dépendons donc désormais des importations – notamment depuis la Chine – alors que le marché international est extrêmement tendu au point de faire émerger une « guerre des masques » jusque sur le tarmac des aéroports.

Entre 2018 et 2017, les signalements auprès de l’ANSM de médicaments en tension et en rupture de stocks ont été multipliés par douze. 

Cette difficulté dans la production de masques peut se généraliser à de nombreux biens médicaux. Avant même le coronavirus, les alertes quant aux risques de pénuries de médicaments en France se sont multipliées. En août dernier un collectif de médecins plaidait dans une tribune pour « relocaliser la production en Europe »[9]. Une mission d’information du Sénat en 2018 s’inquiétait déjà de la fragilité des chaînes d’approvisionnement des médicaments et vaccins et appelait à reconstruire notre industrie de la santé afin de garantir notre souveraineté sanitaire[10].  Entre 2008 et 2017, les signalements auprès de l’ANSM de médicaments en tension et en rupture de stocks ont ainsi été multipliés par douze. Or, les médicaments concernés sont d’intérêts vitaux. Il s’agit notamment d’anticancéreux, anti-infectieux et anesthésiants. L’Agence européenne du médicament estime que 80% des fabricants de principes actifs consommés en Europe sont situés hors du continent. Ils n’étaient que 20% il y a trente ans.  Le rapport du Sénat pointe notamment les stratégies des grands groupes pharmaceutiques qui choisissent de sous-traiter à l’étranger et particulièrement en Inde, Chine et Asie du Sud-Est. Cela conduit à un décrochage de l’industrie pharmaceutique française et européenne. M. François Caire-Maurisier, pharmacien en chef de la pharmacie centrale des Armées, a ainsi expliqué aux sénateurs que « nous ne devons pas rester dépendants de laboratoires étrangers car, en cas de tensions, nous serons servis en derniers. […] Il serait bon que l’État acquière un site de production chimique fine – l’équivalent de la pharmacie centrale des armées mais pour la production de substances actives ».

Une France sans usines est donc une France incapable de produire des médicaments et du matériel médical. La santé est en effet dépendante de l’industrie, comme le rappellent justement Jean-Pierre Escaffre, Jean-Luc Malétras et Jean-Michel Toulouse dans Des soins sans industrie ? Refonder le lien entre le système sanitaire et l’industrie française[11], ouvrage écrit juste avant la crise et dont celle-ci prouve aujourd’hui toute la pertinence. Selon les auteurs membres du Manifeste pour l’Industrie (MAI), l’actualité montre « l’urgence de maîtriser une politique industrielle nationale ». Or, à en juger par l’abandon de Luxfer – dernière usine française capable de produire des bouteilles d’oxygènes à usage médical – il apparaît aujourd’hui évident que la politique industrielle du gouvernement est insuffisante.

Au-delà de la question de la santé, la crise actuelle révèle la vulnérabilité d’une industrie globalisée. La mondialisation a procédé à une division internationale du travail. Avec le « grand déménagement » du monde, les chaînes d’approvisionnement et de production se sont étendues, le tout fonctionnant à flux tendu. Dès lors, une crise localisée devient rapidement mondiale et systémique. Ainsi, lorsque la Chine a mis à l’arrêt ses usines du Hubei, c’est l’ensemble de la chaîne de production mondiale qui s’est trouvée menacée de paralysie[12].

Face à cette vulnérabilité, les partisans « du monde d’avant » diront qu’il faut simplement travailler à sécuriser davantage les chaînes logistiques et constituer pour les biens stratégiques des stocks plus conséquents. Néanmoins, cela est insuffisant. Tant pour des raisons sociales, qu’écologiques et stratégiques, c’est d’une véritable politique de relocalisation et de réindustrialisation dont il doit être question pour le « monde d’après ». Cette dernière n’arrivera que si l’État décide de refaire de la politique industrielle un axe majeur d’intervention.

Pour une réindustrialisation verte et souveraine

L’absence d’un ministre de l’Industrie symbolise l’absence de volonté macroniste de mener une quelconque politique industrielle, préférant s’en remettre au laissez-faire du marché. Pourtant, reconstruire une souveraineté industrielle demande une organisation et une planification de la part de l’État. Il s’agit de renouer avec une certaine tradition française héritière du colbertisme et du Commissariat général du Plan.

Réindustrialiser la France est d’abord une nécessité écologique. Il faut cesser de délocaliser la pollution et nos émissions de gaz à effet de serre dans les pays pratiquant le dumping social, fiscal et environnemental. L’OFCE et l’ADEME estiment que 47,2% de l’empreinte carbone de la France est ainsi issue d’« émissions importées »[13].  Relocaliser la production permettrait donc de relocaliser en partie le réel coût environnemental de notre consumérisme. En outre, produire en France pollue moins que produire en Chine puisque les standards environnementaux y sont plus exigeants, sans même compter la pollution engendrée par le transport de marchandises.

De plus, une industrie forte, encadrée et pilotée stratégiquement par l’État, est nécessaire pour être capable de mener la transition écologique. L’économiste Gaël Giraud explique ainsi au Figaro qu’« il est temps de relocaliser et de lancer une réindustrialisation verte de l’économie française. Cette crise doit devenir notre moment gaullien. »[14] Les opportunités pour réindustrialiser ne manquent pas : développement des éoliennes marines, création d’une filière hydrogène et d’une filière batterie, fabrication de pièces détachées pour réparer nos appareils…

Penser et encourager le renouveau de l’industrie ne signifie pas pour autant tomber dans un productivisme antiécologique. Pour cela, il faut que l’industrie soit un minium organisée et planifiée.

Une réindustrialisation verte nécessite aussi la présence de l’État afin de mener une politique d’aménagement du territoire réfléchie et équilibrée. Un interventionnisme industriel local est nécessaire afin de développer des écosystèmes industriels territoriaux performants. Il s’agit aussi de faire renaître le fret ferroviaire, fortement dépendant de l’activité industrielle, ainsi que le ferroutage.

Penser et encourager le renouveau de l’industrie ne signifie pas pour autant tomber dans un productivisme antiécologique. Pour cela il faut que l’industrie soit un minium organisée et planifiée.  En 1986, alors que le gouvernement envisageait de supprimer le Commissariat au Plan, l’économiste Pierre Massé a rappelé que « supprimer le Plan au nom d’un libéralisme impulsif serait priver le pouvoir d’une de ses armes contre la dictature de l’instant ». Aujourd’hui, lutter contre cette « dictature de l’instant » s’avère plus nécessaire que jamais afin de mener la transition écologique. La réindustrialisation n’aura donc de sens que si elle est encadrée par l’État, lui seul pouvant répondre aux enjeux de l’industrie de demain. La lutte contre l’obsolescence programmée en est un tout comme la nécessaire décroissance de certains secteurs tel que l’aéronautique. La sobriété doit aussi s’organiser et être pensée avec l’industrie. Ainsi, Cédric Durand et Razmid Keucheyan expliquaient clairement pour le Monde Diplomatique que « la sobriété ne peut être que collective, il faut donc instaurer des régulations qui l’encouragent. Il nous faut passer d’une vision productiviste de l’activité industrielle à une conception orientée vers l’allongement du cycle de vie des objets : l’entretien, la réparation et l’amélioration des objets au fil du temps doivent prendre le pas sur la logique du « tout jetable »[15].

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L’Hôtel de Vogüé situé dans le 7 arrondissement de Paris a accueilli dès 1946 le siège du Commissariat Général au Plan. L’État le met en vente en 2018. ©YM01

La réindustrialisation est aussi une nécessité sociale. La reconstruction écologique sera créatrice de nombreux emplois dans la construction, à travers l’isolation de centaines de milliers de bâtiments, dans l’agriculture avec la montée en force d’une agroécologie plus gourmande en travail mais aussi dans l’industrie.  Pour accompagner ces transitions, l’État devra là encore intervenir et être stratège en investissant massivement dans la formation professionnelle et la valorisation de ces métiers de demain. Il pourra financer des reconversions professionnelles voir même, comme le propose Gaël Giraud, s’improviser « État employeur en dernier ressort – par exemple, en créant des établissements publics industriels et commerciaux à but non lucratif »[16].

Ainsi, la réindustrialisation de notre pays est une nécessité tant pour des questions de souveraineté que de transition écologique et sociale, et ne pourra se faire qu’à l’aide d’un réel interventionnisme de l’État. Si la forte demande de réindustrialisation exprimée par les Français devrait conduire les personnalités politiques à multiplier les propositions en la matière prochainement, la prudence doit rester de mise. En effet, le risque est qu’elles soient dominées par la petite musique libérale de la « réduction du coût du travail » sans interroger celui du capital, des « réglementations trop nombreuses » et de la « nécessité de flexibiliser ».

 


[1] lane, Mathieu, et al. « II. Analyse macroéconomique », OFCE éd., L’économie française 2020. La Découverte, 2019, pp. 30-77.  Paragraphe 57 sur Cairn.

[2] « Industrie, valeur ajoutée (% du PIB) – France » données de la Banque mondiale et de l’OCDE, https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/NV.IND.TOTL.ZS?end=2018&locations=FR&start=1980

3 Gadrey, Jean, « La désindustrialisation est mondiale, mais une alter-industrie est nécessaire », 10 février 2020, blog Alternatives Economiques, https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey/2020/02/10/la-desindustrialisation-est-mondiale-mais-une-alter-industrie-est-necessaire

[4] Demmou Lilias, « La désindustrailisation en France », Direction Générale du Trésor, Juin 2010, page 6. https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/40bd46a0-80ec-45ca-a6eb-8188b4511e54/files/607b4417-04f7-4095-a295-4dfab49fc167

[5] Europe 1, « La France risque de manquer de masques pour le déconfinement » , 26 avril 2020, https://www.europe1.fr/societe/coronavirus-les-masques-seront-ils-la-pour-le-debut-du-deconfinement-3964469

[6] Kadiri, Ghalia, « Après des débuts difficiles, le Maroc se lance dans l’exportation de ses masques anticoronavirus », Le Monde, 01 mai 2020   https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/05/01/apres-des-debuts-difficiles-le-maroc-se-lance-dans-l-exportation-de-ses-masques-anticoronavirus_6038372_3212.html

[7] L’hémorragie dans le secteur textile semble toutefois être freinée depuis peu par le recentrage de la filière vers le luxe et les textiles techniques.

[8] Collombat, Benoît, « Comment la France a sacrifié sa principale usine de masques », 3 avril 2020, France Inter. https://www.franceinter.fr/comment-la-france-a-sacrifie-sa-principale-usine-de-masques

[9] Tribune, « Pénurie de médicament : ‘’Il faut relocaliser la production en Europe’’ », le JDD, 17 août 2019. https://www.lejdd.fr/Societe/tribune-penurie-de-medicaments-il-faut-relocaliser-la-production-en-europe-3914648

[10] Decool, Jean-Pierre, « Pénuries de médicaments et de vaccins : renforcer l’éthique de santé publique dans la chaîne du médicament », mission d’information du Sénat, 27 septembre 2018, https://www.senat.fr/rap/r17-737/r17-7374.html#toc6

[11] Escafre Jean-Pierre, Malétras Jean-Luc, Toulouse Jean-Michel, « Des soins sans industrie ? Refonder le lien entre le système sanitaire et l’industrie française », Manifeste, 120 pages, ISBN –978–2–9572464–0–3

[12] Schaeffer, Frédéric, « Comment le coronavirus menace de contaminer la chaîne de production mondiale », Les Echos, 4 février 2020, https://www.lesechos.fr/industrie-services/automobile/comment-le-coronavirus-menace-de-contaminer-la-chaine-de-production-mondiale-1169018

[13] ADEME, OFCE, « La fiscalité carbone aux frontières et ses effets redistributifs », janvier 2020, page 10

[14] Bastié, Eugénie, « Gaël Giraud, ‘’ Il est temps de relocaliser et de lancer une réindustrialisation verte de l’économie française », Le Figaro, 14 avril 2020. https://www.lefigaro.fr/vox/economie/gael-giraud-il-est-temps-de-relocaliser-et-de-lancer-une-reindustrialisation-verte-de-l-economie-francaise-20200410

[15] Durand, Cédric, Keucheyan, Razmig, « L’heure de la planification écologique », Le Monde diplomatique, mai 2020,  https://www.monde-diplomatique.fr/2020/05/DURAND/61748

[16] Garric, Audrey, “L’angoisse du chômage risque de servir d’épouvantail pour reconduire le monde d’hier », entretien avec Gaël Giraud,  Le Monde, 4 mai 2020 https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/05/03/l-angoisse-du-chomage-risque-de-servir-d-epouvantail-pour-reconduire-le-monde-d-hier_6038513_3244.html