Italie : le gouvernement technocratique de Draghi est une insulte à la démocratie

Mario Draghi, ancien gouverneur de la Banque Centrale Européenne et futur Premier ministre italien. © CC0 Domaine public – PxHere.com

Le président de la République italienne Sergio Mattarella vient de nommer l’ancien directeur de la Banque centrale européenne Mario Draghi pour former un gouvernement “apolitique”. Une décision qui s’inscrit dans une longue série d’administrations technocratiques destinées à imposer des mesures d’austérité impopulaires et pourtant rejetées par les Italiens. Le sociologue Paolo Gerbaudo, déjà interviewé par Le Vent Se Lève, nous livre son analyse sur cette spécificité politique italienne et ses enjeux. Article traduit et édité par William Bouchardon.

L’Italie est depuis longtemps le laboratoire de toutes sortes d’expériences réactionnaires, du régime fasciste de Benito Mussolini au populisme de droite vaniteux de Silvio Berlusconi, précurseur de Donald Trump. Mais au cours des dernières décennies, le belpaese (“beau pays” en italien, ndlr) est également devenu le terrain d’essai de la forme la plus extrême de néolibéralisme : des gouvernements technocratiques dirigés par des économistes austéritaires. Entre 2011 et 2013, le gouvernement de Mario Monti, ancien conseiller de Goldman Sachs, a ainsi mis en place de douloureuses mesures d’austérité contre la volonté populaire des Italiens. Aujourd’hui, l’establishment politique italien veut renouveler l’expérience, mais sous une autre forme.

L’Italie traverse actuellement une impasse politique, le Premier ministre de coalition sortant, Giuseppe Conte, n’ayant plus de majorité pour gouverner. Pour sortir de la crise, le président Sergio Mattarella a chargé l’ancien directeur de la Banque centrale européenne Mario Draghi de former une nouvelle administration. Or, Draghi est l’un des architectes de l’austérité européenne, ainsi que le responsable des mémorandums qui ont dévasté l’économie grecque.

La nomination de Draghi, faite sans aucune référence à une quelconque élection ni même aux principaux partis politiques, ressasse les éternels éléments de langage sur la soi-disant cure de “responsabilité fiscale” destinée à améliorer la “réputation internationale” de l’Italie. Mais, au lendemain de la pandémie, il s’agit aussi d’une tentative des milieux d’affaires de mettre la main sur les investissements du Fonds européen de relance économique pour orienter ces fonds vers les entreprises plutôt que vers l’aide destinée aux citoyens ordinaires.

Matteo Renzi, expert en magouilles politiques

Le nouveau gouvernement proposé par Draghi, actuellement en recherche de majorité au Parlement, intervient après la crise du gouvernement Conte II. A partir de juin 2018, Conte a dirigé une coalition comprenant les populistes du Mouvement Cinq Etoiles (M5S) et la Lega de Matteo Salvini. A partir de septembre 2019, Conte s’est appuyé sur le M5S, le Partito Democratico (PD) de centre-gauche, le petit parti de gauche Liberi e Uguali, et le parti centriste néolibéral Italia Viva.

En janvier, alors que la pandémie faisait toujours rage, Italia Viva, le parti des élites financières italiennes dirigé par l’ex Premier ministre Matteo Renzi (2014-2016), a finalement mis le gouvernement à genoux. De toute évidence, même les mesures sociales modérées promues par Conte, comme la renationalisation partielle des autoroutes, ont été considérées comme inacceptables par les milieux d’affaires italiens.

Matteo Renzi, ancien Premier ministre centriste et chef du parti Italia Viva. © Free World and Friends World

Né d’une scission du PD, dirigé par Renzi entre 2013 et 2018, le parti Italia Viva est extrêmement impopulaire : les sondages lui donnent 3 % des intentions de vote. Pourtant, la formation politique contrôle une poignée de sénateurs dont les voix sont décisives pour la majorité de Conte. La politique italienne ressemble parfois à un film d’espionnage rempli de personnages machiavéliques : juste avant de déclencher la crise politique, Renzi a rendu visite à un de ses amis politiques actuellement en prison pour corruption, l’ancien sénateur Denis Verdini, dont la fille est par ailleurs la fiancée de Matteo Salvini. Renzi est également entouré d’alliés internationaux pour le moins douteux comme Tony Blair. Alors que l’Italie traverse une grave crise, Renzi s’est envolé vers l’Arabie Saoudite pour une conférence payante au cours de laquelle il a loué le “grand, grand” prince héritier Mohammed bin Salman, malgré son implication dans le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, le massacre au Yémen et le soutien saoudien à la dictature en Egypte ayant conduit à la mort du jeune chercheur italien Giulio Regeni en 2016.

Alors qu’il avait initialement soutenu la création du gouvernement Conte II en 2019, le petit parti de Renzi a agi davantage comme une opposition interne au gouvernement que comme un allié. Il a vivement critiqué les mesures sociales modérées mises en place par Conte, à commencer par le “revenu citoyen”, un transfert gouvernemental qui aide environ un million de familles italiennes en situation d’extrême pauvreté.

Renzi voulait créer un chaos politique qui forcerait l’establishment italien au remède habituel des moments de crise : un gouvernement technocratique mettant en œuvre les “réformes” exigées par l’UE et le monde des affaires.

En outre, Renzi a souvent insisté pour que l’Italie demande un prêt au mécanisme européen de stabilité (MES), destiné aux pays en difficulté financière. Le M5S s’y est fortement opposé, par crainte des conditions qui seraient imposées par les créanciers, et a rappelé qu’aucun autre pays européen n’a l’intention d’utiliser ces prêts. Après avoir lancé plusieurs ultimatums depuis son compte Twitter, Matteo Renzi a finalement décidé de faire tomber le gouvernement de M. Conte, en demandant aux deux ministres d’Italia Viva de démissionner.

Certains observateurs estimaient que Renzi voulait simplement plus de ministères et davantage de pouvoir au sein de la coalition existante. Mais, très vite, il est apparu que ses demandes exorbitantes n’étaient qu’une ruse pour mettre fin au gouvernement Conte. Derrière cette décision, Renzi avait trois objectifs. Premièrement, renverser Conte, devenu bien trop populaire à son goût et bénéficiant toujours du soutien d’environ la moitié des Italiens. Deuxièmement, désorganiser le projet politique de centre-gauche du PD et du M5S, qui pouvait réunir un large bloc social composé de travailleurs précaires (M5S) et de fonctionnaires, ainsi que de retraités (PD). Enfin, Renzi voulait créer un chaos politique qui forcerait l’establishment italien au remède habituel des moments de crise : un gouvernement technocratique mettant en œuvre les “réformes” exigées par l’UE et le monde des affaires. Avec la nomination de Draghi, tous ces objectifs sont désormais atteints.

Les technocrates au pouvoir : une passion pour l’austérité

Les gouvernements dits “techniques” sont un affront évident à la démocratie. Il s’agit en effet de la manifestation la plus extrême de la tendance post-démocratique. Ce concept, développé notamment par le politologue Colin Crouch, explique la trajectoire des démocraties capitalistes depuis la fin de la Guerre Froide, où la démocratie se résume de plus en plus à une façade et où le véritable pouvoir n’appartient plus aux élus.

Il faut différencier deux types de situations : avoir un gouvernement dépendant du travail d’experts soi-disant apolitiques dans ses ministères et agences, et avoir un gouvernement directement dirigé par un technocrate non élu. L’Italie est l’un des rares pays occidentaux où une telle chose est non seulement considérée comme acceptable, mais est même devenue une sorte de tradition.

Les politologues Duncan McDonnell et Marco Valbruzzi ont recensé vingt-quatre gouvernements dirigés par des technocrates en Europe entre la Seconde Guerre mondiale et 2013. Si la Grèce et la Roumanie sont les pays les plus touchés, avec cinq gouvernements chacun, l’Italie n’est pas loin derrière : avec Draghi, ce sera la quatrième fois que les technocrates gouvernent directement l’Italie. Surtout, les gouvernements technocratiques italiens n’existaient pas avant une trentaine d’années. Apparus avec la chute de la Première République au début des années 1990, ces expériences politiques ont systématiquement conduit à des politiques d’austérité sévères.

Le premier gouvernement dirigé par des technocrates a été formé par Carlo Azeglio Ciampi en 1993. Gouverneur de la banque centrale italienne dans les années 1980, Ciampi avait contribué à démolir le consensus keynésien, prônant l’indépendance de la banque centrale à l’égard du politique et l’équilibre budgétaire. Une fois premier ministre, il a promu le premier cycle de privatisation massive des actifs de l’État. Il mit par exemple fin à la participation de l’État dans les grandes banques, la compagnie d’électricité Enel et la compagnie pétrolière Agip, tout en pratiquant une “politique des revenus” exerçant une pression à la baisse sur les salaires. Autant de sacrifices destinés à prouver que l’Italie rentrait dans les critères requis pour participer au processus de création de l’euro.

Quelques années plus tard, ce fut le tour de Lamberto Dini, premier ministre entre 1995 et 1996. Comme Ciampi et Draghi, il était également issu de la banque centrale italienne, dont il a été le directeur général. Dini est devenu Premier ministre après la chute du premier exécutif dirigé par Silvio Berlusconi et a poursuivi la doctrine de privatisations et de “responsabilité fiscale” inaugurée par Ciampi, en imposant par exemple une importante réforme des retraites.

La chute du dernier gouvernement de Silvio Berlusconi à l’automne 2011 a vu un autre technocrate, Mario Monti, devenir premier ministre. Silvio Berlusconi, magnat milanais des médias, fut alors débarqué du pouvoir à la hâte en raison de la spéculation des marchés financiers contre les obligations italiennes et de son implication dans un scandale sexuel avec une prostituée mineure. Sa sortie du pouvoir ressemblait à une ingérence étrangère : elle a eu lieu après une lettre féroce écrite par Draghi, alors gouverneur de la BCE, et une conférence de presse conjointe de la chancelière allemande Angela Merkel et du président français Nicolas Sarkozy, où les deux chefs d’Etat exprimaient sans détour leur souhait de voir Berlusconi être démis de ses fonctions.

Au pouvoir, Monti s’est comporté comme s’il était encore commissaire européen, tel un gouverneur colonial envoyé pour rétablir l’ordre dans une région indisciplinée de l’empire.

Malgré toute la corruption et les pitreries de Berlusconi, les Italiens ont vite compris que les choses pouvaient encore empirer. Pour remplacer Berlusconi, Giorgio Napolitano, le président de l’époque, choisit Mario Monti, un professeur d’économie de l’université Bocconi de Milan, l’équivalent italien de l’école de Chicago, c’est-à-dire un repère de fanatiques du néolibéralisme. De 1995 à 2004, Monti avait été commissaire européen, responsable d’abord du marché intérieur, des services, des douanes et de la fiscalité, puis de la concurrence. Comme à chaque fois avec les gouvernements technocratiques, son rôle était de “sauver l’Italie”.

Au pouvoir, Monti s’est comporté comme s’il était encore commissaire européen, tel un gouverneur colonial envoyé pour rétablir l’ordre dans une région indisciplinée de l’empire. Il a administré l’intégralité de la “cure” d’ajustement structurel recommandée par Bruxelles, aggravant fortement l’état de l’économie italienne, déjà en stagnation depuis des années en raison des règles budgétaires restrictives de l’UE. A travers un pack de mesures dénommé de façon méprisante “Salva Italia” (Sauver l’Italie), il a réduit les dépenses publiques à néant. Concrètement, cela s’est matérialisé par des coupes dans les retraites publiques, mais aussi de fortes baisses du budget de la santé, dont des conséquences sautent désormais aux yeux dans le contexte de la crise du COVID-19.

Dans une interview sur CNN, Monti a affirmé que son objectif premier était de “supprimer la demande intérieure” en baissant les salaires afin d’améliorer la “compétitivité internationale”. Sans surprise, les Italiens n’ont guère apprécié. A la fin de la législature en 2013, son gouvernement plafonnait à 25 % d’approbation et son parti centriste, Scelta Civica, n’obtenait que 8 % des voix aux élections la même année.

Que va faire “Supermario” ?

Compte tenu des expériences précédentes, le gouvernement Draghi s’annonce inquiétant. Certes, Draghi peut sembler moins néolibéral que Monti : son mandat à la BCE entre 2011 et 2019 a été applaudi par la presse libérale pour avoir sauvé la zone euro. Sa fameuse promesse de faire “tout ce qu’il faut” pour éviter la dislocation de la zone monétaire, principalement grâce à un programme massif de rachats d’actions dit quantitative easing qui perdure encore, a ainsi mis un terme à la spéculation financière sur les obligations des Etats européens, lui valant le surnom de “Supermario”.

Mario Draghi, alors gouverneur de la BCE, au Forum Economique Mondial de Davos en 2012. © World Economic Forum

Toutefois, il ne faut pas oublier que Draghi a été l’un des architectes de l’austérité au lendemain de la crise de 2008. Sa politique de rigueur budgétaire a étranglé de nombreuses économies européennes, notamment celles du Sud. De plus, les programmes d’assouplissement quantitatif mis en place sous sa direction, loin de pomper des ressources dans l’économie réelle, n’ont fait que gonfler les actifs sur les marchés financiers. Au final, l’économie allemande en a été la grande gagnante, grâce à la dévaluation de la monnaie.

Certains propos récents de Draghi peuvent amener à penser qu’il a tiré les leçons de l’échec de l’austérité. Dans un célèbre éditorial du Financial Times de mars 2020, l’ancien gouverneur de la BCE a ainsi déclaré qu’il fallait accepter jusqu’à nouvel ordre l’existence de dettes publiques élevées. En août, s’exprimant lors de la réunion annuelle du groupe catholique de droite Comunione e Liberazione, il a soutenu que les États devaient créer des “bonnes dettes”, c’est-à-dire des investissements dans les infrastructures productives. Ce changement de rhétorique rejoint les positions d’autres leaders du monde financier comme Kristalina Georgieva, l’actuelle directrice du Fonds monétaire international, qui a demandé aux gouvernements de “dépenser autant que possible”. Mais ne nous y trompons pas : il ne s’agit de rien d’autre que des mesures visant à sauver du désastre un capitalisme défaillant.

En tant qu’ancien employé de Goldman Sachs, Draghi aura la responsabilité de gérer les deux cents milliards d’euros mis à disposition par l’Union européenne par le biais du fonds de relance. Il est probable qu’une partie considérable de ces fonds seront distribués aux grandes entreprises représentées par la Confindustria, l’équivalent italien du MEDEF. Sans surprise, la Confindustria est un des plus grands soutiens de Draghi.

Selon toute vraisemblance, Draghi satisfera les grands patrons, laissant des centaines de milliers d’Italiens tomber dans le chômage et la pauvreté.

Draghi n’aura probablement ni le temps ni le courage politique nécessaires pour abroger certaines politiques sociales comme le “revenu citoyen” (bien qu’il puisse en restreindre l’accessibilité) et imposer de nouvelles réductions des dépenses publiques. Mais il tentera sans doute de remettre l’économie italienne sur la voie de la “responsabilité fiscale” dont cette dernière s’est écartée depuis la crise du coronavirus, du moins s’il en croit les institutions européennes.

L’arrivée au gouvernement de Draghi va certainement signifier le non renouvellement de l’interdiction temporaire de licenciements, introduite en mars 2020 et devant prendre fin dans deux mois. Il s’agit là d’une des mesures les plus sociales mises en œuvre par le gouvernement Conte durant la pandémie, obligeant les entreprises privées à assumer une partie des coûts économiques de la crise. Mais la Confindustria ne cesse de réclamer le retour du privilège fondamental de l’entrepreneur : le droit de licencier des travailleurs. Selon toute vraisemblance, Draghi satisfera les grands patrons, laissant des centaines de milliers d’Italiens tomber dans le chômage et la pauvreté.

Désormais, la vraie question est celle de la réaction des forces politiques italiennes et des citoyens ordinaires face à cette dérogation scandaleuse aux principes démocratiques et à cette nouvelle tentative de subordonner la politique italienne à la responsabilité fiscale exigée par Bruxelles. Le parti démocrate a toutes les chances de suivre les appels à la “responsabilité” de Mattarella, lui-même issu de ce parti. Une majorité parlementaire pourrait être trouvée avec les votes du PD, de la Lega, de Forza Italia (parti de Berlusconi, ndlr), et des carriéristes qui abondent au Parlement italien.

Le Mouvement 5 Etoiles représente la seule formation politique qui puisse oser dire non, même si ce scénario est peu probable. Refuser de soutenir Draghi pourrait aider les 5 Etoiles à retrouver une partie de sa crédibilité auprès des Italiens, sérieusement abîmée après trois ans au gouvernement dans le cadre de deux coalitions différentes. D’ores-et-déjà, les Italiens sont en colère contre les manœuvres politiques de Renzi et le chaos qu’il a provoqué en pleine pandémie. Malgré le virus, les manifestations de différents groupes se succèdent depuis un an. Si Draghi ne se montre pas prudent, il pourrait se voir confronté non seulement à une urgence sanitaire et économique, mais aussi à une crise de l’ordre public.

Dans ce lugubre panorama, le seul espoir repose sur les citoyens, qui sont demeurés pour la plupart passifs pendant cette crise, mais qui pourraient se réveiller. Si cela ne se produit pas, un gouvernement réactionnaire dirigé par la Lega de Salvini et les Frères d’Italie post-fascistes de Giorgia Meloni a de bonnes chances de remplacer les technocrates lors des prochaines élections. Cette situation désastreuse est le résultat des calculs politiques de centristes corrompus ainsi que de la tendance de l’establishment italien, en temps de crise, à faire appel à des technocrates, plutôt que de convoquer des élections et de laisser le peuple décider du type de politique économique qu’il préfère.

« L’alliance avec le M5S a fourni une caution contestataire à la Lega » – Entretien avec Pierre Martin

Le Premier Ministre italien Guiseppe Conte et son ex-Ministre de l’Intérieur Matteo Salvini. © robertsharp via Flickr, Presidenza del Consiglio dei Ministri & U.S. Army photo by Elizabeth Fraser / Arlington National Cemetery via Wikimedia Commons.

La démission surprise de Luigi Di Maio de la direction du Mouvement 5 Etoiles a de nouveau démontré l’imprévisibilité du jeu politique italien. La probable victoire de la Lega aux élections d’Emilie-Romagne ce week-end devrait en effet affaiblir la surprenante alliance entre le M5S et le Partito Democratico, qui avait permis d’éviter des élections nationales suite au départ de Salvini à la fin de l’été 2019. Si Salvini est le favori des sondages, Matteo Renzi demeure toujours en embuscade, tandis que les néo-fascistes “frères d’Italie” (Fratelli d’Italia) progressent dans les intentions de vote. Pour décrypter le jeu politique transalpin, nous avons interrogé le politologue Pierre Martin, ingénieur de recherche au CNRS, enseignant à l’IEP de Grenoble et spécialiste de l’étude des élections. Retranscription par Dany Meyniel, interview par William Bouchardon.


LVSL – La coalition qui a émergée en Italie après les élections de mars 2018 a surpris tout le monde. Pourquoi le mouvement 5 étoiles a-t-il formé un gouvernement avec la Lega ?

Pierre Martin – Deux choix ont été déterminants dans cette affaire : celui du M5S de gouverner et celui de la Ligue de rejoindre ce gouvernement. Au départ, le Mouvement 5 Étoiles est un mouvement protestataire, centré sur le social, la réforme politique, la démocratisation, la lutte contre la corruption et les enjeux environnementaux. Or, on constatait déjà dans la campagne de 2018 du M5S un changement de ton par rapport à la campagne précédente, beaucoup plus contestataire, menée par Beppe Grillo. Le choix de leaders comme Luigi Di Maio et d’un discours qui insistait sur la volonté d’être une composante importante du gouvernement, notamment à travers une critique beaucoup moins forte de l’Union européenne, le traduit. Pour les électeurs du M5S, dont beaucoup sont des personnes en situation sociale difficile et en particulier dans le Sud de l’Italie, il était nécessaire d’obtenir du concret, donc il faut gouverner, et le M5S s’est donc modéré. Mais dans le même temps, ce programme social et environnemental est en opposition par rapport aux politiques néolibérales menées par le Parti Démocrate et la droite dirigée par Berlusconi et promues par l’Union européenne. On mesure donc la difficulté du M5S à pouvoir gouverner pour répondre aux attentes de ses électeurs alors que l’essentiel des forces politiques qui avaient gouverné précédemment étaient des adversaires, dont le M5S avait dénoncé les politiques et le degré considérable de corruption. Voilà donc une première explication.

« Si le M5S n’avait pas pu former un gouvernement, il y aurait eu un gouvernement technocratique qui aurait mené une politique néolibérale dure. C’était le scénario prévu par les élites politiques italiennes, qui était sur le point d’avoir lieu s’il n’y avait pas eu l’accord surprise entre le M5S et la Ligue. »

Cette volonté de résultats pour ses électeurs, nous l’avons vu à travers la loi sur le revenu de dignité [fixé à 780€/mois/personne, soit moins que le seuil de pauvreté, et avec quasi-obligation d’accepter le premier emploi venu, ndlr], une des priorités de Luigi Di Maio, la volonté de revenir sur la réforme des retraites et sur le Job Act de Renzi, etc. De toute façon, quand vous avez obtenu plus de 30% des suffrages, vous ne pouvez pas vous dérober. Qu’aurait-on dit ? Si le M5S n’avait pas pu former un gouvernement, il y aurait eu un gouvernement technocratique qui aurait mené une politique néolibérale dure. En fait, c’était le scénario prévu par les élites politiques italiennes, qui était sur le point d’avoir lieu s’il n’y avait pas eu l’accord surprise entre le M5S et la Ligue. Or, pour le M5S, une force opposée aux politiques économiques néolibérales et que je qualifierai de force de gauche contestataire, seule la droite radicale peut fournir l’allié nécessaire à la formation d’un gouvernement dans une situation de ce genre. Cette situation n’est pas sans précédent : en 2015, en Grèce, Syriza n’a pu former un gouvernement qu’en s’alliant avec une force de droite radicale, les Grecs Indépendants. Ce chemin-là est symétrique parce que la droite classique néolibérale et le centre-gauche refusent de soutenir des politiques en contradiction avec l’Union européenne et les politiques économiques qu’ils ont menées.

La deuxième question est donc : pourquoi la Ligue a-t-elle accepté ce gouvernement sous l’égide de Giuseppe Conte, qui est très proche du M5S ? D’abord, les sondages permettaient d’avoir une idée assez précise du fait probable qu’il n’y aurait pas de majorité claire, et Salvini a sans doute eu des contacts avec le M5S, ce qui est normal en campagne électorale. L’alliance de droite, entre la Ligue, Fratelli d’Italia (FdI) et Forza Italia, n’a en effet pas eu de majorité. Par contre l’événement à droite en 2018, c’est que, pour la première fois, la Ligue arrive devant Berlusconi et cette première percée a donné une responsabilité à Matteo Salvini. Il ne faut toutefois pas oublier qu’il y a d’abord eu une tentative exploratoire de la part du bloc de droite, qui avait fait 37% au total et a le plus de députés, de gouverner avec un allié qui serait minoritaire dans le gouvernement, soit le M5S, soit le Parti Démocrate. Chacun des deux a dit non. Le Président de la Chambre (un M5S) a alors été chargé de tester l’hypothèse d’un gouvernement avec le Parti Démocrate. Sans surprise, celui-ci a dit non, et le Président Sergio Mattarella a alors envisagé l’option du gouvernement technique, l’option favorite de la plupart des principales élites italiennes, afin de continuer la politique précédente. Or, ni le M5S, ni Matteo Salvini n’avaient intérêt à cette solution.

En passant devant Berlusconi, Matteo Salvini a compris que la lutte contre l’immigration était un thème populaire et a voulu être en position de l’incarner pleinement. Au vu de la politique déjà très restrictive sur l’immigration du précédent gouvernement du Parti Démocrate, il est probable que ce gouvernement technique aurait mené une politique encore plus dure sur l’immigration afin de prendre à Salvini une bonne part de son électorat. Evidemment, ce gouvernement ne pouvait avoir comme cible électorale les électeurs anti-austérité du M5S, donc il n’avait pas le choix. Je pense que c’est cela qui a motivé le choix de Matteo Salvini d’aller avec le M5S, en passant un accord minimum sur les politiques économiques en échange d’une politique restrictive en matière d’immigration qu’il incarnerait en tant que Ministre de l’Intérieur.

« Après 2008, une partie des élites économiques italiennes a rompu avec le néolibéralisme habituel, notamment au niveau du libre-échange tel que défendu par l’Union européenne, en estimant que cet aspect-là n’était pas dans leur intérêt. »

C’était possible parce qu’il y avait un point de convergence économique entre la Ligue et le M5S : après 2008, une partie des élites économiques italiennes a rompu avec le néolibéralisme habituel, notamment au niveau du libre-échange tel que défendu par l’Union européenne, en estimant que cet aspect-là n’était pas dans leur intérêt. S’est donc constituée une fraction qu’on pourrait appeler “néolibérale nationaliste” dans certains milieux économiques, qui a influé sur le programme économique de la Ligue. Le point commun de la Ligue et du M5S, l’hostilité aux politiques économiques de l’UE  et une volonté de relance justement de l’économie s’est bien vu dans le premier gouvernement Conte. Cette relance s’est faite à la fois par une baisse d’impôts qui favorise les électeurs de la Ligue, qui n’a certes pas obtenu autant que ce qu’elle voulait, et par une relance de la consommation via la fin de l’austérité en faveur des milieux les plus populaires, ce que voulait le M5S. Tout cela nécessitait l’affrontement avec l’Union européenne sur le premier budget, il ne faut pas l’oublier. Et l’UE a été obligée de transiger…

De plus, Matteo Salvini a su, avec beaucoup de brio je dois dire, incarner la politique anti-immigration en tant que Ministre de l’Intérieur. La presse libérale et de gauche italienne mais aussi étrangère, l’a beaucoup aidé dans ce sens puisqu’elle en a fait l’emblème du « méchant ». Or, en Italie comme ailleurs, beaucoup d’électeurs rejettent les médias et leurs discours que l’on peut qualifier de bien-pensants, et soutiennent une restriction de l’immigration. Cet effet médiatique a été magnifique pour la Ligue, qui a très vite eu une énorme progression dans les sondages, pour arriver à plus de 30% en seulement deux, trois mois. Les élections européennes n’ont fait qu’enregistrer un phénomène prévu depuis plusieurs mois. Plus intéressant, cette dynamique a démarré avant même que le gouvernement ne soit définitivement fixé, mais dès l’officialisation d’une discussion entre la Ligue et le M5S. L’alliance avec le M5S a donc fourni une caution contestataire à la Ligue, ce qui en dit long sur le rejet des électeurs italiens des élites en place. Tout cela a été très positif pour Matteo Salvini, mais ce choix était aussi très risqué, car il mettait gravement en danger l’alliance électorale de droite. Comme la stratégie gouvernementale de la Ligue était dénoncée à la fois par Berlusconi et par les Fratelli en raison de la position minoritaire de la Lega vis-à-vis du M5S, il y avait un risque de pertes électorales sur les questions économiques. Or, c’est l’inverse qui s’est produit, en particulier concernant Forza Italia, ce qui montre une nouvelle fois à quel point les politiques néolibérales classiques et les élites qui les incarnent étaient rejetées en Italie. Cette double image contestataire de Matteo Salvini, à la fois contre les élites européennes au sujet de l’immigration mais aussi au fait d’être allié avec le M5S, répondait à la demande des électeurs. Il ne faut pas oublier que ce gouvernement populiste avec le M5S a été soutenu par une majorité jusqu’au bout.

LVSL – Pourquoi Matteo Salvini a-t-il rompu la coalition à la fin de l’été ? Et pourquoi n’y a-t-il pas eu de nouvelles élections ?

P.M. – Parce qu’il avait obtenu une situation dominante exceptionnelle pour la Ligue. Or, la Lega, ce n’est pas « le perdreau de l’année » : elle existe comme formation importante depuis 1990 et comme formation de gouvernement, avec des hauts et des bas électoraux, depuis 1994, elle a participé à de nombreux gouvernements, a beaucoup d’élus, dirige des régions… Donc la Ligue est une force très implantée, capable de concrétiser un potentiel électoral. Pendant le gouvernement M5S-Lega, la dynamique sondagière de Salvini, vérifiée dans des élections locales, lui a permis d’attirer beaucoup d’élus locaux de droite. A mon avis, si Matteo Salvini a rompu avec le M5S, c’est qu’il s’est dit que la situation ne pouvait que se dégrader pour lui. Il espérait obtenir des élections, qu’il avait toutes les chances de gagner avec l’alliance électorale de droite traditionnelle et avec un système électoral qui n’aurait pas changé, et c’est précisément pour ça qu’il fallait rompre avant la réforme institutionnelle prévue pour le mois de septembre 2019. Cette réforme, qui comprend la réduction du nombre de parlementaires, est très populaire, donc il fallait rompre avant et trouver un prétexte pour ne pas paraître s’y opposer…

D’autre part, du fait de la position minoritaire de la Ligue dans la coalition et dans les deux chambres, Matteo Salvini savait qu’il ne pouvait pas obtenir les baisses d’impôts que voulaient ses électeurs. Il était en effet hors de question pour le M5S d’avoir un budget trop en déséquilibre, qui aurait débouché sur l’augmentation de la TVA, où le M5S aurait eu le soutien de la population contre la Ligue. Si la Lega était restée au gouvernement, elle aurait dû affronter le M5S au moment du budget et d’autre part et se heurter à ses dirigeants des régions du Nord, qui aussi réclamaient des baisses d’impôts et une diminution des transferts du Nord vers le Sud. La popularité de Salvini aurait donc décru. Avec le prétexte du désaccord sur le Lyon-Turin, sur lequel le M5S s’oppose à toutes les autres forces politiques, Matteo Salvini a pu se séparer des 5 Étoiles, même s’il était déjà en campagne, parcourait les plages, etc. depuis des mois.

Par ailleurs, Salvini était persuadé qu’il allait y avoir des élections parce que c’était la position du Parti Démocrate. Or, la surprise pour Matteo Salvini, et pour la majorité des observateurs, a été que le Parti Démocrate change son fusil d’épaule et s’oppose finalement aux élections. Le rôle de Matteo Renzi est ici fondamental: c’est ce dernier qui avait la direction du Parti Démocrate jusqu’aux élections en mars 2018, fonction qu’il a cédé au Président de la région Latium, Nicola Zingaretti, qui a gagné les primaires internes du parti. Or, Matteo Renzi et ses partisans sont majoritaires au sein du Parti Démocrate dans les deux groupes à la Chambre. Pourquoi ? Parce que c’est la direction du Parti qui fait les listes pour les élections ! Donc au moment de la rupture de Matteo Salvini du gouvernement, les renzistes au sein du Parti Démocrate savent que, s’il y a des élections, ils seraient éliminés ou très fortement diminués. Ils n’avaient donc aucun intérêt à ces élections, d’autant plus que Matteo Renzi et bon nombre de ses partisans avaient compris qu’ils n’avaient aucune chance de reconquérir le Parti Démocrate et avaient donc comme objectif de former un autre parti, hypothèse déjà envisagée publiquement et testée par les instituts de sondage italiens avant les élections européennes. La scission opérée par Matteo Renzi n’était donc nullement une surprise mais pour qu’elle soit possible, il fallait évidemment qu’il n’y ait pas d’élections. Faute de quoi les renzistes n’auraient pas eu le temps de bâtir leur parti et auraient été éliminés des listes démocrates, ce qui aurait réduit leur poids parlementaire. 

« Pour le Parti Démocrate qui se présente en permanence comme le rempart anti-Salvini, après avoir fait de l’anti-berlusconisme pendant des années, comment peut-on soutenir des élections que Salvini a toutes les chances de gagner ? »

Matteo Renzi, dans la grande intelligence politique qu’on lui connaît, a donc coincé Nicola Zingaretti en seulement quelques jours après la crise provoquée par Salvini. D’une part, il semble que Romano Prodi a menacé Nicola Zingaretti en lui téléphonant avant un vote décisif au Sénat en lui laissant entendre que si le Parti Démocrate votait avec la Ligue pour des élections, Prodi le dénoncerait publiquement. D’autre part, Matteo Renzi, un peu plus tard, a publiquement déclaré qu’il était impossible de se présenter aux électeurs comme le rempart contre Matteo Salvini si on avait voté avec ce dernier pour qu’il y ait des élections. Il mettait le doigt sur la contradiction forte de la direction du Parti Démocrate : pour un parti qui se présente en permanence comme le rempart anti-Salvini, après avoir fait de l’anti-berlusconisme pendant des années, comment peut-on soutenir des élections que Salvini a toutes les chances de gagner ?

D’autant plus que Giuseppe Conte, lui, ne s’est pas incliné et a décidé de se battre devant le Parlement pour rester Premier Ministre, ce qui a mis la Ligue et une partie des démocrates au pied du mur. Les démocrates n’ont pas eu d’autre choix que d’accepter un gouvernement dirigé par Conte et dominé par le M5S. Une fois la réforme constitutionnelle du vote enclenchée, il ne peut plus y avoir d’élections avant un certain temps puisque précisément ça nécessite une modification de la loi électorale… Je vous passe les détails techniques mais entre les délais de vote de la nouvelle loi électorale, d’autre part les délais de la possibilité d’organisation d’un référendum pour ceux qui sont contre, il me semble impossible qu’il y ait des élections avant mars-avril. Cela laisse tout le temps à Renzi de former son nouveau parti. Il l’a fait tout de suite, en disant que ce nouveau parti n’était pas contre le gouvernement, tout ne s’y engageant pas afin de garder ses distances. Enfin, en empêchant les élections, Renzi permet aussi à des parlementaires berlusconistes de réfléchir, son but étant de les détacher de Forza Italia et de les attirer vers son nouveau parti. Quant à la loi électorale, il est probable que la réduction du nombre de parlementaires poussera à une plus forte proportionnelle, qui serait un élément défavorable à la tentative centriste de Matteo Renzi, qui a donc besoin de nouvelles troupes.

LVSL – Jusqu’en 2018, les 5 Etoiles étaient porteurs de beaucoup d’espoirs chez les Italiens en déclassement ou menacés de l’être. Comment le M5S a-t-il évolué depuis qu’il dirige le gouvernement ?

P.M. – En fait, pour une force contestataire, on a systématiquement observé que la première expérience du pouvoir est toujours dramatique. Daniel-Louis Seiler, dans son ouvrage « Les Partis Politiques » paru en 2000, explique que, dans ce cas, deux phénomènes sont à l’oeuvre : d’une part un très fort espoir de la part des électeurs pour ce parti et de l’autre une situation difficile qui permet l’arrivée au pouvoir d’un nouveau parti contestataire. Le M5S est dans cette situation et, mis à part les municipalités de Rome et de Turin, il n’a aucune expérience de gouvernement local, aucune majorité dans aucune région… Bien sûr, il a des élus dans les régions mais ne dirige, ni ne participe à aucun gouvernement régional. Donc il y a un fossé pour ce nouveau parti entre l’ampleur des résultats électoraux, 32% des voix, auprès d’un électorat très récent qui n’a pas d’habitude de vote et ne correspond pas à des implantations locales fortes, excepté Rome et Turin, et les espoirs suscités. Tous ces éléments permettaient de prévoir des difficultés électorales et la déception qui ont eu lieu.

Le politologue Pierre Martin dans son bureau.

Par ailleurs, il faut rester prudent sur ce qui pourrait se passer lors de prochaines élections. Bien sûr, beaucoup de choses dépendront de la volonté du Parti Démocrate et de sa direction de rester dans l’alliance jusqu’à la fin du mandat de la Chambre ou de la rompre avant. Mais on ne peut pas simplement projeter le faible niveau des 5 Étoiles dans les sondages et aux élections européennes du M5S pour de futurs scrutins. La figure de Giuseppe Conte comme rempart contre Matteo Salvini peut jouer, même si on ne sait pas quel sera le lien entre ce dernier et le M5S. L’avenir du M5S se jouera aussi dans le renouvellement du personnel politique via ses règles et décisions de non-professionnalisation des élus. Il est normal qu’il y ait eu une forte déception des électeurs du M5S, mais il peut y avoir une remontée. Tout dépendra de la teneur des débats politiques.

« Pour l’instant, aucune force n’est capable de se substituer au M5S quant à la mobilisation sur l’hostilité aux politiques d’austérité. »

Les électeurs de M5S qui sont attirés dans les sondages par Matteo Salvini le sont plus par rapport à l’immigration, mais ils peuvent être remobilisés si le M5S a un bilan suffisant au point de vue économique et social via un discours du type « l’alliance de droite est une menace pour nos réformes sociales ». Jusque-là, les résultats du M5S étaient liés à la mobilisation contestataire. Beppe Grillo incarnait cela en 2013 sans être lui-même candidat. Or, même si certains électeurs ont été déçus par ces résultats qu’ils perçoivent insuffisants, il y a quand même une inflexion économique significative sur les retraites et un certain nombre de choses ont été faites comme le revenu minimum, par exemple.

Pour l’instant, aucune force n’est capable de se substituer au M5S quant à la mobilisation sur l’hostilité aux politiques d’austérité. Aucune force de gauche contestataire n’est capable de rivaliser avec le M5S et n’a profité des espoirs déçus. Le M5S est toujours perçu comme la force qui est la plus proche des préoccupations sociales. Par contre, ce n’est pas obligatoirement une bonne image dans le Nord de l’Italie où beaucoup d’électeurs sont défavorables à des transferts financiers en faveur du Sud. L’électorat du PD est un bloc très proche de celui de Macron en France, quant à la Lega, il suffit de se souvenir de son histoire…

LVSL – En face, l’alliance électorale des droites va-t-elle pouvoir se maintenir ?

P.M. – S’il y avait eu des élections précipitées, Silvio Berlusconi était prisonnier de cette alliance. Dans le système électoral actuel au scrutin uninominal, Forza Italia aurait été marginalisée, dans le Nord de l’Italie voire dans tout le pays, par la dynamique Salvini, donc il ne pouvait pas rompre. Aujourd’hui, la donne est très différente avec la très vraisemblable modification du mode de scrutin par la réforme institutionnelle. Cela dépendra aussi de la capacité qu’aura Matteo Renzi à réussir un rapprochement avec des élus de Forza Italia. Il y a aussi des dynamiques européennes, puisque Renzi joue sur le fait d’avoir voté avec Forza Italia (et le M5S) pour l’investiture de la nouvelle présidente de la Commission Européenne et parle d’une « majorité européenne ». 

Avec le discours de plus en plus hostile à l’Union européenne de Matteo Salvini alors que Forza Italia demeure le représentant du PPE (dans la majorité au Parlement Européen) en Italie, une rupture peut advenir. Si la dimension majoritaire du mode de scrutin est supprimée, les élus de Forza Italia savent qu’ils risquent d’avoir leur portion congrue s’ils restent alliés à Matteo Salvini. Ils peuvent donc être incités à tenter une autre aventure, celle que leur propose Matteo Renzi en formant un parti distinct du PD, un peu comme Emmanuel Macron. Si la proportionnelle domine le nouveau mode de scrutin, l’alliance des droites est en danger.

LVSL – Et en ce qui concerne Fratelli d’Italia, quelle est la nature de ce parti et pourquoi constate-t-il une certaine dynamique ? En quoi se différencie-t-il de la Lega de Salvini ?

P.M. – L’origine de Fratelli d’Italia renvoie à la première crise politique italienne majeure, autour de 1993-1994 avec l’effondrement de la démocratie chrétienne et des socialistes (après celui des communistes un peu plus tôt). Cela avait été l’occasion pour les néo-fascistes du MSI, jusque là confinés dans l’opposition, de participer à des majorités gouvernementales, en se transformant en Alliance Nationale (Alleanza Nazionale), en renonçant à une bonne part de leur programme économique étatiste. En gros, ils se sont convertis au libéralisme et se sont ensuite directement avec Silvio Berlusconi, alliance dont la dynamique électorale leur a profité. Après la fusion de l’Alliance nationale et de Forza Italia au sein du Popolo Della Liberta, toujours dominé par Berlusconi, une minorité d’anciens de l’Alliance nationale a estimé qu’il fallait recréer un parti alors que le berlusconisme entrait en déclin. Cela a donné les Fratelli d’Italia, qui restaient dans une alliance avec Silvio Berlusconi et qui conservaient le nationalisme, d’ailleurs quand on regarde le nom, “Frères d’Italie”, c’est explicite !

« D’une certaine manière, le fait que Matteo Salvini ait rompu avec le M5S a donné raison aux Fratelli qui soutenaient sa politique migratoire mais dénonçaient son alliance avec le M5S. »

Ce parti est resté en dehors du gouvernement et a critiqué l’alliance Matteo Salvini avec le M5S, mais pas sa position hostile à l’immigration, qu’il partage. Il y a donc deux forces de droite radicale, la Ligue et les Fratelli. D’abord, la Ligue a eu une dynamique électorale spectaculaire, mais maintenant on a le sentiment que la Ligue piétine et ce sont les Fratelli qui en profitent. Ils sont aujourd’hui devant Forza Italia dans les sondages. D’une certaine manière, le fait que Matteo Salvini ait rompu avec le M5S a donné raison aux Fratelli qui soutenaient sa politique migratoire mais dénonçaient son alliance avec le M5S. Si Giorgia Meloni est moins connue que Matteo Salvini, elle commence à l’être, et son parti incarne le nationalisme depuis déjà un certain nombre d’années et auprès d’une part importante des électeurs. Malgré toutes les tentatives de Matteo Salvini, la Ligue reste très fortement marquée par ses origines autonomistes du Nord et l’héritage néo-fasciste italien a toujours été différent. Il s’agit d’accepter le jeu démocratique, tout en restant un parti très centraliste, qui défend l’unité italienne comme le faisait Mussolini. C’est d’ailleurs pour ça d’ailleurs que l’Alliance nationale était très hostile à la Ligue au début des années 1990 : Quand Silvio Berlusconi avait négocié en 1994 son alliance avec la Lega et Alleanza Nazionale, il a été obligé de faire deux alliances séparées, une dans le Nord de l’Italie avec la Ligue et sans les néofascistes de l’Alliance nationale et une dans le Sud et le centre de l’Italie avec l’Alliance nationale où la Ligue n’existait pas… Puisque la Lega reste marquée par les intérêts économiques et spécifiques qu’elle défend du Nord de l’Italie, il y aura toujours un espace politique pour les Fratelli.

LVSL – Et en ce qui concerne le positionnement des forces politiques italiennes sur l’Union européenne ? 

P.M. – Au niveau des rapports avec l’Union européenne, l’abandon du discours anti-européen du M5S pendant la campagne électorale de 2018 a été confirmé. Mais entre la crise grecque, le Brexit et les difficultés allemandes, l’UE n’est plus en situation d’avoir un affrontement avec un gouvernement italien qui ne veut pas mener une politique austéritaire trop forte. Elle a elle-même été obligée d’évoluer. C’est ce contexte qui a permis la transaction entre l’UE et le premier gouvernement Conte sur le budget et qui facilite aussi la situation actuelle. De fait, les élites européennes n’ont pas intérêt à provoquer un conflit avec l’Italie, c’est la différence avec la Grèce. Le M5S n’a pas été obligé de « manger son chapeau » contrairement à ce qui s’était passé pour Syriza. Au fond, le M5S soutient désormais la Commission européenne et les politiques européennes rapprochent les composantes du gouvernement. Cela s’est concrétisé par la nomination du commissaire Paolo Gentiloni, qui a été une concession du M5S au PD, mais permet aussi à l’Italie d’avoir un poids dans la Commission européenne. Il n’y a pas du tout eu de conflit entre le gouvernement italien et la Commission européenne comme il y en a un entre le gouvernement français et le Parlement européen et cela renforce le gouvernement actuel. 

« Les forces de droite radicale s’opposent entre elles : les conservateurs en Pologne et en Hongrie ne veulent pas entendre parler de répartition de migrants alors que l’Italie, qui est en première ligne, a besoin de cette solidarité. »

C’est aussi un élément qu’il faudra prendre en compte aux prochaines élections : la droite dominée par Matteo Salvini est en conflit avec les élites européennes, ce qui n’est pas obligatoirement une position de force pour lui parce que cela peut inquiéter les électeurs.  De ce point de vue, il n’y a plus que les forces radicales de droite, la Ligue et les Fratelli, qui tiennent un discours d’hostilité qui peut les mettre en difficulté dans la mesure où une partie des élites italiennes hésitera. Ces rapports tendus à l’UE peuvent pousser la composante Forza Italia à rompre avec ses alliés de droite. On voit bien le calcul de Renzi, dont il est trop tôt pour évaluer les résultats. Mais tout cela dépendra aussi des évolutions au niveau européen, la rapport de Salvini à l’UE est aussi lié au fait qu’elle ne soit pas capable d’imposer une solidarité sur les migrants vis à vis de l’Italie. C’est paradoxal, mais les forces de droite radicale s’opposent entre elles : les conservateurs et la majorité des électeurs en Pologne et en Hongrie ne veulent pas entendre parler de répartition de migrants alors que l’Italie, qui est un des pays en première ligne, a besoin de cette solidarité. D’un autre côté, ça facilite par contre l’écho au niveau national l’écho des discours anti-UE des droites radicales.

Ne perdons pas non plus de vue également que l’attitude du M5S est mouvante :  s’il y avait une nouvelle crise économique et financière, les rapports peuvent se durcir considérablement et cela dépendra des capacités de réaction de l’Union européenne. N’oublions pas que ce sont avec les politiques économiques austéritaires imposées par l’Union européenne, en particulier au moment du gouvernement de Mario Monti, que se situe l’origine de l’hostilité du M5S à l’UE. C’est à ce moment que le M5S a surgi comme force politique majeure. Son discours anti-européen était bien lié à une réalité d’une pression très forte de l’UE, d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy qui ont obligé Silvio Berlusconi à démissionner. Aujourd’hui, nous ne sommes pas dans une telle situation et le M5S n’a pas pas d’opposition de caractère idéologico-nationaliste ou identitaire vis-à-vis de l’UE. Mais en cas de nouvelle crispation, tout cela peut ressurgir très rapidement.

L’étau se resserre pour le centre-gauche italien après la scission de Renzi

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En quelques semaines seulement, Matteo Renzi, roi déchu de la précédente législature, est parvenu à enrayer l’ascension irrésistible de Matteo Salvini, leader de la Ligue, et à revenir à la tête d’un nouveau parti moulé autour de sa personne, tout en affaiblissant durablement son ancienne formation politique. Les implications d’une telle manœuvre politicienne sont plurielles, et risquent de réduire la capacité d’action du centre-gauche au sein de la nouvelle coalition gouvernementale.


La scission renzienne

Dans un entretien donné au quotidien La Repubblica, Matteo Renzi s’est épanché sur les raisons qui ont conduit à sa décision de scinder le Parti démocrate (PD) ainsi que sur les contours de sa nouvelle création politique. Il évoque la fragmentation du parti ainsi que les critiques constantes envers sa personne qui émanent, selon ses termes euphémiques, d’un « certain courant culturel au sein de la gauche italienne » comme raisons majeures de son départ. Tel un pompier pyromane, il déplore les divisions internes du PD alors qu’il n’a eu cesse de les alimenter sous son règne. De même, il fustige l’hostilité de l’aile gauche du parti à son égard en oubliant le dénigrement constant dont il a fait preuve envers celle-ci lorsqu’il était au pouvoir. Quant à son nouveau parti, Italia Viva, le ton, ou plutôt l’absence de ton, est donné. Dans un optimisme désincarné, le florentin compte faire campagne sur l’anti-salvinisme et le besoin de penser l’avenir. La grammaire du vide est en place, il ne reste plus qu’à marcher. L’Italie, pourtant présentée comme le laboratoire politique de l’Europe, s’inscrit dans le rejet grandissant, déjà matérialisé dans plusieurs pays européens, de la troisième voie au sein des gauches occidentales.

La scission de Matteo Renzi, qui emporte avec lui 25 députés et 15 sénateurs, affaibli de facto les courants libéraux au sein du PD. Le processus de recentrement autour de la social-démocratie au sein du parti, déjà amorcé avec l’élection de Nicola Zingaretti comme secrétaire général, devrait donc s’intensifier. Les mesures défendues par le nouveau secrétaire, articulées autour du travail, de l’écologie et de l’éducation, s’inscrivent véritablement dans le rôle que doit tenir le PD en Italie s’il veut défaire le salvinisme et cristalliser l’électorat de gauche autour de son projet. Malheureusement, le virage à gauche du Parti démocrate semble déjà fortement circonscrit avant même de pouvoir commencer à gouverner. Les contraintes sont plurielles et interviennent à plusieurs niveaux.

Vers un PD à prédominance social-démocrate ?

Premièrement, au sein même du parti, il n’est pas encore certain que la frange libérale soit définitivement évacuée. Le départ précipité de Matteo Renzi ne permet pas de dire que celui-ci ne jouira plus d’aucune influence dans les coulisses de son ancien parti. Ce qui est logique sachant qu’il a eu le dernier mot sur les listes électorales ayant porté à la législature actuelle. À l’intérieur de PD, l’ancien maire de Florence peut encore compter sur l’influent clan des toscans, composé par Luca Lotti, Antonello Giacomelli, Dario Parrini et surtout le chef de groupe du PD au sénat, Andrea Marcucci. Le ministre de la Défense du nouveau gouvernement, Lorenzo Guerini, est aussi considéré comme un des fervents soutiens de Matteo Renzi. Ces derniers commandent un courant plus large, nommé Base Riformista, qui compte de nombreux élus PD et qui ont voté contre Nicola Zingaretti pour la présidence du parti. Cette frange libérale, bien que fragilisée depuis le départ de Matteo Renzi, pourrait agir comme un cheval de Troie au profit de ce dernier. Le spectre renzien n’est donc pas prêt de s’évanouir dans l’antre du Nazareno.

De plus, même parmi les soutiens importants de Zingaretti, le basculement vers la gauche ne va pas de soi. En effet, le président de la région du Latium compte sur le soutien de deux barons démocrates qui n’appartiennent pas à la mouvance social-démocrate dont celui-ci est issu. Il s’agit du ministre de la Culture dans le nouveau gouvernement, Dario Franceschini, ainsi que de l’ancien premier ministre et nouveau commissaire européen aux affaires économiques, Paolo Gentiloni. Le premier est réputé pour faire et défaire des majorités au sein du parti et ne suivre que la logique de la victoire tandis que le deuxième appartient à la frange libérale modérée du parti, représentée par le courant RiforDem. Compte tenu de cet équilibre précaire, le nouveau secrétaire général ne pourra imposer ses thèmes au parti que s’il réussit à engranger des victoires rapidement. À cet égard, les élections régionales, qui vont se tenir dans les prochains mois en Ombrie, en Émilie-Romagne et en Calabre vont être décisives.

Le piège de l’endiguement

La cohabitation entre le Mouvement cinq étoiles (M5S) et le PD s’annonçait déjà compliquée avant même la scission de Matteo Renzi. Désormais, l’horizon de la nouvelle coalition PD-M5S, soutenue par Italia Viva, parait encore plus mince. Malgré le besoin de politiques socio-économiques ambitieuses, la coalition gouvernementale menée par le premier ministre ressuscité, Giuseppe Conte, semble destinée à poursuivre un agenda prudent, pour les prochains mois en tout cas.

La volte-face de Renzi accentue le caractère contenu du gouvernement Conte II de plusieurs manières. En effet, celui-ci s’est arrangé au préalable pour placer des fidèles aux postes clés de l’exécutif avant de rompre avec le PD. Il s’agit du ministre de la Défense, Lorenzo Guerini, déjà mentionné un peu plus haut, de la ministre de l’Agriculture, Teresa Bellanova, de la ministre pour l’Égalité des chances et de la Famille, Elena Bonetti, de la vice-ministre de l’Éducation, Anna Ascani, et du sous-secrétaire aux affaires étrangères, Ivan Scalfarotto. Assurée par une présence parlementaire substantielle, potentiellement grandissante si d’autres députés du PD ou du parti de droite Forza Italia rejoignent les rangs du nouveau parti Italia Viva, et par une présence significative au sein de l’exécutif, la pieuvre toscane possède assez de ramifications pour influencer l’agenda du gouvernement.

L’intérêt renzien consiste à maintenir la coalition, le temps que le nouveau parti puisse s’affermir et préparer sa campagne, tout en limitant la marge de manœuvre de celle-ci afin qu’elle ne puisse engranger des succès trop conséquents. La prise d’otage et la division paraissent être deux tactiques plausibles pour réussir à endiguer l’agenda de l’exécutif. Dès que celui-ci tenterait de s’éloigner de l’intérêt renzien, par exemple en prônant des politiques socialement ambitieuses et permettant à la coalition giallorossa de gagner en popularité, Matteo Renzi pourrait alors créer l’instabilité en menaçant de retirer son soutien. L’autre manière de contenir l’agenda serait d’empêcher une entente trop profonde entre le PD et le M5S, car cela pourrait mener à l’émergence de politiques de fond, seul moyen de s’assurer un véritable soutien auprès de la population. Si l’intérêt renzien venait à prévaloir, conservant ainsi la nouvelle coalition dans une superficialité politique, le PD ainsi que le M5S risqueraient de ne jamais s’en remettre.

La scission renzienne comporte une autre conséquence néfaste pour les ambitions affichées par la nouvelle direction du PD. Le soutien officiel de Matteo Renzi à la nouvelle coalition, en tant qu’acteur distinct du PD, est le symbole ultime de la mutation du M5S, de parti du vaffa, équivalent terminologique du dégagisme en France, en parti du pouvoir. Avant la scission, le mouvement pentastellaire, malgré la contradiction essentielle que représente une coalition avec le PD, pouvait toujours tenter de sauver les derniers lambeaux de son image de parti dégagiste en évoquant un PD renouvelé et affranchi du renzisme, tout en espérant que la postérité effacerait le rôle fondamental joué par l’ancien premier ministre dans la formation de celle-ci. Malheureusement pour les grillini, avec sa scission, Matteo Renzi vient de sceller cette trappe rhétorique. Davantage dans ses contradictions, le M5S, dans un esprit de survie, semble parti pour prioriser à tout prix la séduction d’un électorat vacillant, ce qui risque d’affecter négativement la qualité de la nouvelle coalition gouvernementale et par conséquent la possibilité du PD de concrétiser son agenda politique.

Manœuvre du budget et zone euro

Le dernier niveau de contrainte s’opère au niveau budgétaire. À l’instar de Sisyphe, le gouvernement italien est condamné à pousser éternellement son fardeau, faire de la politique sans budget. En effet, l’ère du gouvernement Conte II commence par une manœuvre budgétaire délicate, qui devra être présentée à la Commission le 15 octobre et 5 jours plus tard au parlement italien. Le principal objectif consiste à combler un déficit de 23 milliards d’euros et ainsi permettre de boucler la loi de budget 2020. Dans le cas contraire, la TVA, à compter du premier janvier, augmenterait automatiquement et pénaliserait lourdement les foyers italiens. Cette règle, visant à satisfaire les engagements européens en matières budgétaires, place d’emblée le nouveau gouvernement dans une situation d’urgence. Selon les dernières informations, le gouvernement entend bien neutraliser l’augmentation automatique de la TVA, et même mener une politique expansive.

Avec une croissance estimée à 0,1% cette année, estimation considérée optimiste, et une dette de plus de 132% du PIB, il reste très peu d’oxygène au nouvel exécutif pour respirer fiscalement. Celui-ci compte activement lutter contre l’évasion fiscale et revoir le régime des déductions fiscales. Ce dernier point est inquiétant. L’Italie est caractérisée par un régime de déductions fiscales exhaustif qui concerne divers groupes de la société, souvent les moins bien lotis et qui comporte des mesures très appréciées par la population. S’il s’avance sur ce terrain, le nouvel exécutif devra faire preuve d’une grande habileté car il s’agit d’un véritable champ de mines politique.

Enfin, si le PD et le M5S veulent survivre et tirer profit de cette coalition, ils devront éviter l’inertie gouvernementale et travailler activement à la concrétisation des promesses qui fondent cette coalition : baisse de la pression fiscale pour les franges les plus précaires, relance des investissements publics et élaboration d’un plan de lutte contre la pauvreté. Cependant, compte tenu de la situation budgétaire italienne, le seul espoir réside à Bruxelles et à Francfort. Autant dire que cet espoir est très mince. Le soi-disant changement de ton de la Commission vanté par Ursula von der Leyen quant à la rigueur budgétaire, largement relayé dans les médias, est le suivant : encourager la flexibilité dans les limites du pacte de stabilité budgétaire. Malgré le besoin plus en plus pressant d’une importante opération chirurgicale, l’Europe n’offrira que de la morphine à un État en pleine hémorragie.

Le combat se situera donc autour de la dose de morphine, c’est-à-dire au niveau de la latitude budgétaire. Pour ce faire, le PD compte sur deux hommes, Paolo Gentiloni et Roberto Gualtieri. Le premier, en sa qualité d’ancien chef d’État et de nouveau commissaire européen aux Affaires économiques, et le deuxième, en sa qualité d’ancien président de la commission des finances au Parlement européen et de nouveau ministre de l’Économie au sein du gouvernement italien, useront de leurs connaissances des arcanes du pouvoir européen pour obtenir des concessions budgétaires. Dans cet environnement contraint, l’axe Gentiloni-Gualtieri est l’un des seuls moyens d’action en la possession du PD à l’heure actuelle.

Le néolibéralisme se met à jour : Macron, Rivera et Renzi

De gauche à droite Pierre Musso, François Cocq, Raphaëlle Martinez, Vincent Dain et Juan Branco.

Vous n’avez pas pu assister à notre Université d’été ? Revisionnez le débat autour des dernières évolutions du néolibéralisme. Nous recevions Vincent Dain (LVSL), Pierre Musso, François Cocq (France insoumise) et Juan Branco.

©Ulysse Guttman-Faure

“La bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre citoyens et puissants” – Entretien avec Alessandro Di Battista, numéro 2 du M5S

Alessandro DI Battista pendant la campagne électorale.

Alessandro Di Battista, 39 ans, est l’une des principales figures du Mouvement Cinq Etoiles, le premier parti politique d’Italie. Avant de rejoindre le mouvement de l’humoriste Beppe Grillo, Di Battista a travaillé pour l’UNESCO et auprès du Conseil Italien pour les Réfugiés (CIR). Il a également parcouru l’Amérique latine en tant que reporter. Élu à la chambre des députés en 2013 pour la région du Lazio, il réalise une entrée remarquée dans la politique institutionnelle. Alors que le Mouvement Cinq Etoiles verrouille scrupuleusement sa communication, il est l’un des rares députés à s’exprimer devant les caméras, et la virulence de ses interventions en font l’un des porte-paroles les plus en vue. Souvent considéré comme le représentant de l’ « aile gauche » du parti, garant de son esprit contestataire originel, Di Battista est aussi régulièrement présenté comme l’alter ego de Luigi Di Maio, leader du M5S depuis 2017 et actuel Ministre du développement économique et du travail. Lors de la campagne décisive pour les élections de mars 2018, tandis que Di Maio entame une quête de respectabilité auprès des élites économiques italiennes et européennes, Di Battista sillonne les places du pays et harangue la foule au cours de meetings survoltés. Alessandro Di Battista aime cultiver et mettre en scène sa proximité avec les citoyens ordinaires, les « gens d’en bas ». Le 25 avril dernier, avant la concrétisation de l’alliance de gouvernement entre le M5S et la Lega (extrême-droite), il nous recevait au seuil d’un modeste café à deux pas de son appartement, au Nord de Rome. Dans ce long entretien, celui qui a renoncé à se présenter à sa réélection pour se consacrer à sa famille, « faire le tour du monde et écrire », évoque volontiers l’identité, insaisissable, de l’OVNI politique M5S. Nous l’avons également invité à nous en dire plus sur son expérience en Amérique latine, son rapport aux gauches européennes et à Emmanuel Macron, sur la démocratie directe et la fracture Nord-Sud en Italie, ou encore sur les positions fluctuantes du M5S au sujet de la question européenne. 


LVSL – Dans votre livre A testa in su, vous revenez sur votre expérience en Amérique Latine, et vous écrivez : « Cette année au Guatemala m’a amené à me passionner pour la politique avec un P majuscule ». Qu’entendez-vous par politique avec un P majuscule ? De quelle manière cette expérience latino-américaine a-t-elle été structurante pour vous ?

Alessandro Di Battista – Pour moi, la politique est sans doute l’activité la plus importante qu’un être humain puisse exercer. Les politiques, peut-être les partis, l’ont dévalorisée. Cela dit, pour moi, la politique est splendide. Ainsi, quand je parle de politique avec un P majuscule, je parle de la politique qui se fait partout, et pas seulement à l’intérieur du parlement. J’ai passé quasiment un an au Guatemala. J’y suis retourné pour travailler dans une communauté indigène composée d’ex-guérilleros. Ils s’étaient rassemblés après les accords de paix et tentaient de vivre une vie un peu plus digne et juste, tous ensemble.

J’étais alors conscient des problématiques de ce pays, qu’elles soient sociales, économiques ou financières. J’ai vu comment s’organisaient ces gens qui cherchaient simplement à se construire une vie digne. Pour moi, la politique, c’est la résolution collective des problèmes. C’est se mettre ensemble, et essayer de trouver une solution pour résoudre un problème précis. La politique avec un P majuscule, c’est cela. Ce ne sont pas les partis et les élections. Les élections sont importantes bien sûr, mais pour l’amour de Dieu, la politique doit signifier la tentative collective d’améliorer la société dans laquelle nous vivons. Dans ce sens-là, la politique avec un P majuscule, j’en ferai toute ma vie, y compris en dehors du parlement.

LVSL – Ce lien avec l’Amérique Latine est un point que vous avez en commun avec plusieurs leaders de Podemos et Jean-Luc Mélenchon. Qu’est-ce qui vous rapproche et qu’est-ce qui vous distingue d’eux ?

Alessandro Di Battista – Je ne connais pas les propositions qu’ils mettent en avant de manière exhaustive. Je ne connais personnellement ni Pablo Iglesias ni Jean-Luc Mélenchon. Reste que j’ai un peu étudié leurs programmes et leurs débats. Il me semble que ces forces politiques, tout comme le Mouvement 5 Étoiles, se sont beaucoup intéressées aux droits économiques et sociaux. C’est ce que toute force politique devrait faire. Cela dit, il me semble que ces deux partis sont très connotés à gauche sur le plan politique. Bien que Podemos ait toujours expliqué qu’il se situait en dehors du clivage gauche/droite, ces deux forces sont ancrées dans cet espace politique. Elles restent perçues comme des formations de gauche.

Avant le Mouvement 5 Étoiles, j’ai toujours voté à gauche. Cependant, aujourd’hui, gauche et droite sont deux catégories qui ne représentent pas les citoyens. Elles ne sont plus capables de représenter, non seulement les nuances politiques qui segmentent les citoyens, mais également le fonctionnement du monde.

« Durant la dernière campagne électorale, l’un des rares arguments du PD a consisté à dire : « nous avons fait tous ces droits civils ». Reste que si les gens ne savent pas comment se déplacer, comment se soigner, et où s’installer pour vivre, ils ne votent pas pour toi. Les jeunes fuient l’Italie car il n’y a pas de travail, et qu’il y a un énorme problème d’éducation publique. Les gens ne votent pas pour les partis qui se concentrent exclusivement sur les droits civils. »

C’est notre principale différence. Podemos et la France Insoumise appartiennent au monde de la gauche. Or, c’est une mouvance qui se meurt.

Elle dépérit avant tout parce qu’elle s’est beaucoup trop concentrée sur les droits civils. Que les choses soient claires : les droits civils sont importants. L’un des derniers votes que j’ai fait au Parlement concernait justement le bio-testament.

Cela dit, je remarque que durant les 30 dernières années, les gouvernements occidentaux se sont concentrés sur les droits civils. Pendant ce temps, les droits sociaux, les droits économiques, et l’État social ont été démantelés. Dans une logique de « social washing », on présente les droits civils comme une avancée. Très bien. Les droits civils sont importants, mais si les droits économiques et sociaux sont abandonnés, alors les gens ne votent pas pour toi.

Le Partito Democratico a massacré l’Etat social de la même manière que Berlusconi. Du point de vue des politiques menées, je ne vois pas de différence entre le PD et Berlusconi. Durant la dernière campagne électorale, l’un des rares arguments du PD a consisté à dire : « nous avons fait tous ces droits civils ». J’ai compris. C’est important. Il n’y a aucun doute là-dessus. Reste que si les gens ne savent pas comment se déplacer, comment se soigner, et où s’installer pour vivre, ils ne votent pas pour toi. Les jeunes fuient l’Italie car il n’y a pas de travail, et qu’il y a un énorme problème d’éducation publique. Les gens ne votent pas pour les partis qui se concentrent exclusivement sur les droits civils.

En cela, le Mouvement 5 Étoiles est différent de toutes les autres formations européennes. Je note que le score du Mouvement 5 Étoiles a été beaucoup plus élevé que celui de Mélenchon ou de Podemos, ce qui laisse à penser que notre méthode est la bonne.

« Le populisme, c’est la capacité de déceler les exigences populaires. Et aujourd’hui, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est nécessaire de placer à nouveau les droits économiques et sociaux au centre du débat. Tout simplement parce qu’ils n’existent plus en Italie. Ils disparaissent aussi petit à petit en France, alors que ce pays a longtemps été un modèle international d’État social. »

Une dernière remarque. Les médias et les politiques nous définissent comme populistes. C’est la même chose pour Podemos et Iglesias. C’est moins le cas pour Jean-Luc Mélenchon. Je peux me tromper, mais il me semble qu’il n’a pas été défini comme populiste comme nous l’avons été.

LVSL – Mélenchon a également été qualifié de populiste…

Alessandro Di Battista – Peut-être est-ce le cas. Je ne connais pas bien sa situation. Il n’en demeure pas moins que pour moi, ce n’est pas du populisme. Le populisme, c’est la capacité de déceler les exigences populaires au niveau mondial, au niveau national, et au niveau social. Il s’agit ensuite de définir les réponses à apporter. Et aujourd’hui, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est nécessaire de placer à nouveau les droits économiques et sociaux au centre du débat. Tout simplement parce qu’ils n’existent plus en Italie. Ils disparaissent aussi petit à petit en France, alors que ce pays a longtemps été un modèle international d’État social.

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Alessandro Di Battista, numéro 2 du M5S, ©Kaspo

LVSL – Avant de venir, nous avons regardé une de vos interventions télévisées. Celle-ci a eu lieu chez vous. Nous avons pu observer que votre bibliothèque est remplie d’auteurs comme Lénine, Brejnev, et Gramsci. En quoi ces auteurs et cette tradition politique et intellectuelle vous inspirent ? 

Alessandro Di Battista – La pensée de Gramsci est pour moi très actuelle. C’est un homme dont l’histoire mérite un énorme respect, une énorme considération, et qui reste pertinent aujourd’hui. En ce qui concerne les biographies de Lénine et Brejnev, c’est avant tout parce que je suis un lecteur friand. Ce journaliste, qui est un peu de gauche, a cadré ces livres, pour jouer un peu, en disant qu’ils ne seraient pas chez Massimo D’Alema, et qu’il les avait trouvés chez moi. Cela dit, à côté, il y a aussi des livres de géographie, des biographies de Gengis Khan ou de Napoléon Bonaparte, ou des livres sur la Révolution française et beaucoup d’autres choses. J’aime lire, j’aime beaucoup les biographies. D’ailleurs, la biographie de Brejnev ne m’a pas vraiment influencé. Je pense être l’un des rares Italiens à avoir une biographie de Brejnev. La vie de Lénine est plus intéressante. J’aime énormément lire. Lire crée de l’indépendance.

« De nos jours, la bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre les citoyens qui veulent reprendre un peu de souveraineté, et les puissants, qui continuent à centraliser non seulement le pouvoir, mais aussi d’énormes richesses. »

Il est vrai que certains journalistes disent que je représente « l’âme de gauche » du Mouvement 5 Étoiles. La vérité est qu’il n’y a ni âme de gauche, ni âme de droite. Je le répète, ce sont des catégories du passé. Nous analysons les problèmes, nous les décortiquons et nous cherchons une solution. Quelquefois, la solution apparaît comme une solution de droite. Soutenir les entreprises avec une banque publique d’investissement peut être vu comme une solution venant de la droite. D’autres penseront à l’inverse qu’il s’agit d’une solution de gauche. Le revenu de citoyenneté peut apparaître comme une solution de gauche au problème de la pauvreté. C’est d’abord une solution juste, qui peut ensuite influer positivement sur l’économie. En effet, certains entrepreneurs y voient des avantages, car cela augmente le pouvoir d’achat des citoyens italiens, ce qui constitue un élément positif pour les entreprises.

Je désavoue complètement ces catégories. Il en a toujours été ainsi dans l’histoire du M5S. On a toujours cherché à nous étiqueter et à nous cataloguer. Ainsi, quand on veut abolir Equitalia [Ndlr, une société publique qui perçoit l’impôt pour le compte de l’État] et avoir une fiscalité plus juste, nous sommes de droite. Pourtant, c’est le centre-droit qui a créé Equitalia. Quand nous voulons protéger les travailleurs, nous sommes de gauche. Or, c’est le centre-gauche qui a aboli l’article 18 du Statut des travailleurs [Ndlr, article qui protégeait les salariés contre les licenciements injustifiés]. Vous voyez bien qu’il y a une sorte de court-circuit à ce sujet. De nos jours, la bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre les citoyens qui veulent reprendre un peu de souveraineté, et les puissants, qui continuent à centraliser non seulement le pouvoir, mais aussi d’énormes richesses. Regardez ce qui se passe au niveau mondial. La richesse est concentrée en si peu de mains…

Dans un mois, je pars avec ma famille. Nous allons voyager de San Francisco à Panama. Je ne suis jamais allé à San Francisco. Cela dit, je lis sur le sujet. San Francisco est probablement une des villes les plus riches du monde. Cette ville a tout pour plaire : la Silicon Valley, Steve Jobs, d’immenses multinationales, des droits civils incroyables, etc. Au niveau mondial, c’est sans doute la ville la plus avant-gardiste pour ce qui concerne les droits civils. Elle porte un discours quasi-libertaire. Or, c’est une des villes du monde où il y a le plus de sans-abris et de personnes qui vivent dans la rue. Vous avez donc le lieu le plus riche du monde, qui en même temps est l’endroit où vivent le plus de personnes dans la rue.

« Je crois aux réseaux sociaux, car si tout n’y est pas bon à prendre, Internet est un lieu où se rompt l’intermédiation. Je me suis un peu intéressé à tout ce qui touche à la blockchain et aux cryptomonnaies, car cela pourrait aussi devenir une façon de rompre un peu les intermédiations financières. Aujourd’hui, ce qui dirige le monde n’est ni la droite ni la gauche, c’est le capitalisme financier. »

Vous voyez que le problème n’est plus de trouver une solution de gauche ou de droite, mais d’apporter un minimum de redistribution des richesses et de rééquilibrage dans la société au niveau mondial. Le statu quo nous amène à l’implosion. L’humanité ne pourra pas y survivre. Je crains des guerres pour l’eau. Je crains une centralisation des pouvoirs. Je crains également l’augmentation des phénomènes de racisme et de xénophobie. Il est clair que ces phénomènes de racisme sont liés à la désintégration de l’État social. Il y a un moyen de détruire la xénophobie et d’attaquer le racisme, c’est de renouer avec les droits économiques et sociaux. Sinon, les populations se battent entre elles. Les pauvres se font souvent la guerre entre pauvres plutôt que de la faire à ceux qui sont responsables. Nous tendons à pointer du doigt ceux qui sont dans une situation pire que la nôtre.

J’ai choisi le M5S car je crois fermement à la rupture de l’intermédiation. Pour moi, l’intermédiation est une manière d’exercer le pouvoir. En fait, je me suis intéressé au mouvement car il a réussi à rompre cette intermédiation entre partis et institutions. Je suis entré au Parlement sans connaître qui que ce soit et sans argent. J’ai dépensé 140€ en frais de campagne la première fois. Je crois aux réseaux sociaux, car si tout n’y est pas bon à prendre, Internet est un lieu où se rompt l’intermédiation. Je sais qu’il y a des problèmes avec les algorithmes et des histoires comme celle de Cambridge Analytica. Je me suis un peu intéressé à tout ce qui touche à la blockchain et aux cryptomonnaies, car cela pourrait aussi devenir une façon de rompre un peu les intermédiations financières. Aujourd’hui, ce qui dirige le monde n’est ni la droite ni la gauche, c’est le capitalisme financier. C’est le primat de la finance sur la politique. Quand je vous parle de politique avec un P majuscule, je parle d’une politique qui commanderait à la finance. C’est la politique, entendue comme représentation de tous les citoyens, qui doit commander la finance. Nous pouvons aussi parler de démocratie directe, car je crois que c’est notre avenir

LVSL – En France, le Mouvement 5 Étoiles est défini comme populiste, anti-système, et tend à être perçu comme incohérent, ou sans colonne vertébrale idéologique. Comment le définiriez-vous ? Quelles sont ses influences idéologiques ?

Alessandro Di Battista – Qui dit cela en France ? Le Monde ? Ce sont sans doute eux qui nous définissent ainsi. C’est encore l’establishment. Les mêmes qui n’ont absolument rien compris à ce qui s’est passé au cours des 10 dernières années. Le comble est qu’il s’agit du même establishment qui a soutenu Hillary Clinton aux Etats-Unis. Finalement, c’est Trump qui a gagné. C’est le même establishment qui a soutenu le « remain ». Or, c’est le Brexit qui a gagné. Ils ne comprennent toujours pas pourquoi.

« Nous sommes le fruit d’une sorte de réaction à un système politique qui ne nous représente plus ! Auparavant, je votais PD, tandis que certains de mes camarades votaient pour d’autres partis. Nous nous sommes dit collectivement : très bien, on va se débrouiller tout seuls »

Probablement parce qu’ils regardent le monde et le Mouvement 5 Étoiles du haut de leur tour d’ivoire dans le centre de Paris. Je les définis comme des intellectuels « faucille et cachemire » [Ndlr, un équivalent de « gauche caviar »]. Que dois-je ajouter ? Que ce serait comme dire que 11 millions d’Italiens sont sans colonne vertébrale idéologique…

Ce n’est pas le cas. Ce n’est évidemment pas le cas. La vérité, c’est qu’à chaque fois que naît un mouvement politique qui tente de changer le système, la première chose que fait le système est de trouver quelque chose qui le décrédibilise. Il tente d’abord de l’étiqueter comme « populiste ». Cela ne marche pas car plus le système nous attaque, plus les personnes qui sont contre ce système injuste soutiennent le Mouvement Cinq Étoiles. C’est donc une stratégie aveugle. Regardez plutôt : ils ont attaqué Trump de tous les côtés, et les gens ont finalement voté Trump.

En définitive, la chose la plus populiste qui soit aujourd’hui est de définir comme populiste une force politique qui tente de changer les choses. Anti-système… On nous a qualifié d’anti-système. Que signifie anti-système ? Vouloir changer les choses ? Oui ! Mais comment essayons-nous de les changer ? En se présentant aux élections, en faisant des réunions sur des places, sans jamais un incident, sans prendre de financements publics, en gagnant les élections à Rome, à Turin, en se présentant aux élections européennes… Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’avons-nous fait de mal ?

Nous nous sommes présentés aux élections et nous avons obtenu de nombreuses voix, voilà tout. C’est ce que les paladins de la démocratie attaquent. La vérité est qu’ils ne parviennent pas à comprendre comment une force politique, fondée par un brillant intellectuel [Ndlr, Roberto Casaleggio], et un comique [Ndlr, Beppe Grillo], a pu s’imposer sans argent public et sans siège au parlement. C’est quelque chose qu’ils ne veulent pas voir. Ils sont là à se creuser la tête. Et que disent-ils ? Attaquons-les, attaquons-les, attaquons-les… Ils ne comprennent pas qu’ils obtiennent l’effet inverse à celui attendu.

Roberto nous a dit une chose : les partis, avant de disparaître, chercheront à nous ressembler. C’est ce qui se passe en ce moment. Je note que quelques élus comme l’ancien vice-président de la Chambre, renoncent au cumul des mandats, à la double indemnité de mandat et au double salaire. Je note aussi qu’ils se déplacent tous sans escorte policière et qu’ils essaient de limiter l’usage des fonds publics. Désormais, ils cherchent à jouer les amis du peuple, à faire des photos dans la rue, en chemise plutôt qu’en costume-cravate. Tout cela est inutile ! Ils tentent de copier le Mouvement 5 Étoiles.

Ils veulent diminuer l’adhésion au Mouvement 5 Étoiles ? Il n’y a qu’une manière de le faire : voter pour les lois que nous voulons ! S’ils réussissent à faire voter une vraie loi anticorruption, un revenu de citoyenneté, un paquet de lois sur les conflits d’intérêts, une politique de soutien aux finances publiques, et de développement des droits économiques et sociaux, le Mouvement 5 Étoiles n’a plus de raison d’exister ! Nous sommes le fruit d’une sorte de réaction à un système politique qui ne nous représente plus ! Auparavant, je votais PD, tandis que certains de mes camarades votaient pour d’autres partis. Ils faisaient comme tout le monde. Ils soutenaient un parti, puis un autre, etc.

Quand ils ont compris que tous ces partis ne les écoutaient pas, nous nous sommes dit collectivement : très bien, on va se débrouiller tout seul ! Le mouvement est donc né des déceptions et lâchetés des autres forces politiques. Voilà la vérité, ils se sont mal comportés. Dans ce cas, essayons nous-mêmes, car pour l’instant personne ne nous représente. Telle est l’alternative : soit je pars du pays, soit je reste et je conspire. Conspirer est un mot merveilleux. Cela veut dire « respirer ensemble », « con spirare ». C’est cela que nous faisons, respirer ensemble, à 11 millions d’Italiens, pour essayer de changer les choses. Ils veulent contrer le Mouvement 5 Étoiles ? Qu’ils approuvent le revenu de citoyenneté ! Génial ! Ils augmenteront le nombre de voix du PD, de la Lega, et ils diminueront le nombre de votes en faveur du Mouvement Cinq Étoiles. S’ils croient pouvoir nous contrer avec des phrases du type : « ce sont des populistes », « ils n’ont pas de colonne vertébrale », « ils n’ont pas de culture politique », « ils ne savent pas ce qu’est la démocratie », ils se trompent. Je connais toutes ces phrases. Berlusconi les disait aussi. Vous pouvez donc aller dire au Monde qu’ils ont la même position que Berlusconi.

LVSL – En 2013, vous avez lancé l’initiative « invite un député à dîner ». En 2016, nous vous avons vu faire la tournée des places pour faire vivre l’opposition à Matteo Renzi. Cette volonté de créer une proximité avec les citoyens semble être votre marque de fabrique. Quels sont vos objectifs ?

Alessandro Di Battista – Pour moi, l’objectif est toujours de rompre l’intermédiation entre citoyens dans et hors de l’institution. Le terme « électeurs » lui-même ne me plaît pas. Que veut dire électeurs ? Cela signifie que je suis celui qui peut être élu, tandis que les autres sont ceux qui ont seulement le pouvoir d’élire ? Durant mes cinq années de parlementaire, j’ai mis en avant ce que vous avez défini comme ma « marque de fabrique ». Ce n’est pas seulement la mienne. C’est celle du Mouvement 5 Étoiles. Faire de la politique partout, et supprimer cette distance entre les citoyens dans et hors de l’institution. Je me suis toujours défini comme un porte-voix des citoyens, et non comme un député de la République. Je suis aussi député, mais pas dans le sens distant que l’on entend généralement. Le terme classe dirigeante ne me plaît pas non plus. Que veut dire classe dirigeante ? Dire que je suis de la classe dirigeante, cela voudrait dire qu’il existe des personnes faites pour diriger, et d’autres faites pour être dirigées. Mais qu’est-ce que la classe dirigeante ?

Je crois fermement à la construction progressive de la démocratie directe. C’est pourquoi aller chez les gens, discuter avec eux, parler de ce qu’ils pensent du M5S, des aspects que l’on pourrait améliorer et de ce qu’ils jugent positivement, est, pour moi, un exemple de démocratie directe. Il s’agit d’un rapport direct ! C’est la même chose dans les places. De la même manière, je suis uniquement allé à des émissions télévisées en direct. J’ai essentiellement fait de la politique sur les places car c’est un lieu où la distance est moins forte et peut être réduite.

Tout cela est fondamental. J’espère aussi que peut-être, un jour, parmi les personnes qui sont venues m’écouter sur les places, il y en aura qui entreront au Parlement, et ce sera alors à mon tour de les écouter depuis les places.

« Je ne dis pas que toute usine doit appartenir aux ouvriers, mais j’estime que les travailleurs doivent pouvoir coopérer au développement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. D’ailleurs, il y a une série d’entreprises qui sont en crise aujourd’hui en Europe, et en particulier en Italie. Ces crises peuvent être affrontées par la responsabilisation des travailleurs, en permettant à ceux-ci de contribuer non seulement au développement mais aussi à la gestion des entreprises. »

Je vois les choses comme cela : la politique est un passage de témoin. Et le témoin, ce sont les idées, qui peuvent ensuite être améliorées par les citoyens. J’ai passé du temps à mener des batailles dans le Parlement. Désormais, il y a quelqu’un d’autre, et peut-être que j’y retournerai la prochaine fois, ou qu’une autre personne y entrera à son tour. Ce principe est fondamental. Bien sûr, il y a le modèle de la « classe dirigeante », du parti, et de la politique professionnelle.

Mais la politique n’est pas une profession. Le journaliste est un professionnel. Le barman, l’avocat, le médecin, l’ouvrier, le glacier, l’entrepreneur sont des professionnels. Ce n’est pas le cas de l’homme politique. Le politique est celui qui se met à disposition de la collectivité, qui travaille un temps limité de sa vie à l’intérieur des institutions, et qui retourne ensuite faire son métier. Je vis la politique de cette façon, et c’est pour cela que j’ai décidé de ne pas me présenter de nouveau.

LVSL – Toujours dans votre livre A testa in su, vous évoquez l’expérience autogestionnaire des ouvriers de la “Fabrica sin patron” en Argentine (l’usine Zanon reprise par les travailleurs en 2001 dans le contexte de la crise économique argentine). Vous proposez un rapprochement avec la politique italienne, avec cette idée que les Italiens doivent s’approprier leur destin. Comment redonner aux citoyens le pouvoir dans la démocratie italienne d’aujourd’hui ? Cela peut-il passer par les instruments de la démocratie directe ?

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A testa in su (La tête haute) , le dernier ouvrage d’Alessandro Di Battista. © Rizzoli

Alessandro Di Battista – En Patagonie, j’ai pu appréhender l’expérience d’ouvriers qui ont récupéré des usines sabotées par leurs patrons. Dans le cas de Zanon, le patron était d’origine italienne. Cette expérience a renforcé ma conviction en faveur de la socialisation des entreprises. Je ne dis pas que toute usine doit appartenir aux ouvriers, mais j’estime que les travailleurs doivent pouvoir coopérer au développement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. D’ailleurs, il y a une série d’entreprises qui sont en crise aujourd’hui en Europe, et en particulier en Italie. Ces crises peuvent être affrontées par la responsabilisation des travailleurs, en permettant à ceux-ci de contribuer non seulement au développement mais aussi à la gestion des entreprises. J’y crois fermement. Je pense également qu’elles doivent appartenir aux travailleurs.

Comment et dans quelle situation ? C’est à voir au cas par cas. J’y crois beaucoup, de même que je crois que les institutions doivent appartenir aux citoyens.

C’est pourquoi je pense que l’introduction d’instruments de démocratie directe, à l’intérieur même de notre Constitution, est décisive. Le Mouvement 5 Étoiles propose de mettre en place une procédure de référendum d’initiative populaire, sans quorum. Ce référendum permettrait aux citoyens italiens de faire des propositions. Actuellement, la Constitution italienne ne prévoit pas cet instrument. Nous n’avons qu’un référendum législatif abrogatif, avec quorum.

Ensuite, il y a l’obligation de discuter de la loi d’initiative populaire au Parlement. Par exemple, lorsque nous récoltons 50 000 signatures pour instituer une banque publique d’investissement, nous déposons cette loi au Parlement. Selon moi et selon le Mouvement 5 Étoiles, le Parlement est dans l’obligation de discuter et de mettre au vote cette loi dans un délai contraint. Les parlementaires peuvent la rejeter, mais ils ont l’obligation de discuter et de voter. Ainsi engagent-ils au moins leur crédibilité devant le pays. Ils ne peuvent pas se cacher derrière les contraintes temporelles de la politique et du bicaméralisme. Il est faux de dire que les institutions italiennes sont lentes. Il me semble que nous avons fait beaucoup plus de lois qu’en France. Cela veut dire que lorsque le Parlement a la volonté de travailler, il travaille. Il y a des cochonneries de Berlusconi qui ont été adoptées en 18 jours. Le revenu de citoyenneté ? On n’a pas le temps d’en discuter. L’abolition des privilèges de la caste ? On n’a pas le temps d’en discuter ! Est-ce que c’est une blague ?

On peut recréer un lien étroit entre les citoyens qui sont à l’intérieur des institutions et ceux qui sont à l’extérieur en introduisant des instruments de démocratie directe. De la même façon, nous pouvons le faire en mettant en œuvre des instruments législatifs pour soutenir les travailleurs qui veulent récupérer les entreprises et les usines en crise.

Souvent, la crise ne dépend pas seulement de la globalisation et de la crise économique, mais aussi d’une mauvaise gestion de la part des patrons. L’État et le Ministère du développement économique doivent s’occuper de cela. En d’autres termes, ils doivent parvenir à associer les travailleurs d’une entreprise en crise, afin que cette entreprise puisse se régénérer et sortir de cette crise. Je ne dis pas qu’il ne doit pas exister des entreprises qui ont un entrepreneur. La prise de risque existe ! Je dis néanmoins que la gestion ouvrière, notamment dans certains contextes, si elle est bien codifiée et bien organisée au niveau législatif, est une réponse à cette crise que nous vivons à l’échelle mondiale.

LVSL – Vous parlez beaucoup de régénération morale et de lutte contre la vieille classe politique corrompue. Mais pensez-vous que cela puisse suffire à régénérer la politique, sans s’attaquer aux pouvoirs des oligarchies et des institutions financières ?

Alessandro Di Battista – Non, je ne pense pas que cela suffise, mais c’est nécessaire. J’ai souvent dit qu’un politicien corrompu est probablement un pantin entre les mains d’un capitaliste financier ou entre celles de la criminalité organisée. Dans notre pays, la corruption est l’arme principale utilisée par les mafias. Est-ce pour autant que, pour contrer les mafias, il suffit de contrer la corruption ? Bien sûr que non ! S’attaquer durement à la corruption est un outil pour commencer à régénérer la politique. Je suis d’accord avec vous : les pouvoirs oligarchiques existent. Le politicien corrompu est un instrument entre leurs mains. C’est pourquoi, afin de lutter contre ces pouvoirs, je lutte également contre le politicien corrompu. Ce n’est évidemment pas suffisant. Une loi anti-corruption ne résoudrait pas tous les problèmes de l’Italie. Je ne dis pas cela. Reste qu’il faut la faire pour faire le ménage.

On peut affronter les grandes oligarchies par une loi contre la corruption et les conflits d’intérêts. Il faut également s’attaquer à la concentration des pouvoirs entre si peu de mains. C’est un danger qu’il faut conjurer à tout prix. Il existe des conflits d’intérêts dans le sport, dans la politique, dans la santé, dans les médias… Il y a évidemment de l’interpénétration entre les oligarchies financières et les oligarchies médiatiques.

Dans notre pays, le groupe éditorial L’Espresso appartient à De Benedetti. Ce dernier a des intérêts dans le bâtiment, dans l’énergie et dans de nombreux domaines. Il n’a pas hésité à utiliser son système médiatique, non pas pour garantir la liberté d’information, mais pour protéger ses intérêts financiers. C’est la même chose avec Berlusconi. Cela ne me convient pas que quelqu’un comme Berlusconi commence une carrière politique en ayant à sa disposition des journaux, des radios et des télévisions. Ce n’est pas acceptable. Ici-même, à Rome, pendant de nombreuses années, un entrepreneur a dicté sa loi : il s’appelle Caltagirone. Il a des intérêts dans le secteur de l’eau, du bâtiment et dans les hôtels. Il s’agit d’énormes intérêts ! Il en va de même pour le propriétaire du journal le plus lu à Rome : Il Messaggero, ou du journal le plus lu à Naples : Il Mattino.

« J’ai souvent dit qu’un politicien corrompu est probablement un pantin entre les mains d’un capitaliste financier ou entre celles de la criminalité organisée. S’attaquer durement à la corruption est un outil pour commencer à régénérer la politique. On peut ensuite affronter les grandes oligarchies par une loi contre les conflits d’intérêts. Il y a évidemment de l’interpénétration entre les oligarchies financières et les oligarchies médiatiques. »

En Italie, l’ENI (Ente Nazionale Idrocarburi = Société Nationale des Hydrocarbures), a une agence de presse, appelée AGI. Ce matin, j’ai reçu un petit message du directeur du Corriere della Sera pour un entretien avec M. Fontana. Il y a certainement d’excellents journalistes dans ce quotidien. Je n’ai aucun doute là-dessus. Néanmoins, il n’est pas acceptable que 10 % du Corriere della Sera soit entre les mains de Mediobanca, une holding dans laquelle investissent en particulier Fininvest et Berlusconi. Nous ne devons pas accepter non plus qu’une multinationale chinoise de la chimie ait 3,5% des actions du Corriere della Sera. Cette situation ne me convient pas ! Je me bats contre les éditocrates corrompus.

Aujourd’hui les oligarchies financières vont de pair avec les oligarchies médiatiques. De même, le grand capitalisme financier pénètre la politique. Je veux en donner deux exemples rapides : avant d’être Premier Ministre et Président de la Commission Européenne, Romano Prodi a travaillé chez Goldman Sachs. Avant de devenir Premier ministre, Mario Monti a travaillé pour Goldman Sachs. En quittant la présidence de la Commission Européenne, M. Barroso retrouve rapidement un travail comme vice-président de Goldman Sachs. Cette situation est inacceptable.

Pour lutter contre ces oligarchies, il ne suffit pas d’intervenir contre la corruption. Barroso n’est pas un corrompu. C’est quelqu’un qui est pris en tenaille par des conflits d’intérêts. Il faut donc lutter à la fois contre la corruption et les conflits d’intérêts. Tout cela est intolérable ! Pour moi, quelqu’un qui travaille dans le Ministère du développement économique ne doit pas avoir le droit de travailler pour une banque d’affaires pendant cinq années. Sinon cela laisse à penser, que lorsque cette personne travaillait (théoriquement) pour les citoyens au Ministère de l’économie, elle veillait non pas à l’intérêt de la collectivité, mais aux intérêts du système bancaire privé, qui garantit plus tard des emplois de conseillers très bien rémunérés. On parle de millions et de millions d’euros !

LVSL – À côté du succès du Mouvement 5 Étoiles, très fort dans le Sud, il y a eu une percée importante de la Ligue de Matteo Salvini, notamment dans le Nord. Peut-on dire que vos deux mouvements reflètent la division Nord/Sud du pays ?

Alessandro Di Battista – Non, on ne peut pas le dire, ce serait une grande erreur. Ne vous fiez pas aux lectures données par certains pseudo-intellectuels. Regardez plutôt : l’ancienne Ligue du Nord s’est renommée la Ligue. Elle est naturellement très forte dans le nord du pays. Son histoire politique est marquée par son activisme dans cette partie du pays.

Ensuite, on peut aimer Salvini ou non, mais je lui reconnais un investissement considérable ces cinq dernières années. Il n’en demeure pas moins que le Mouvement 5 Étoiles est la première force politique dans les régions du Nord de ce pays. Si je ne m’abuse, nous avons gagné en Ligurie. Nous sommes peut-être la première force politique dans le Piémont, et nous avons fait élire la première femme parlementaire du Val d’Aoste. Il est vrai que le Mouvement 5 Étoiles est largement plébiscité dans le Sud. Cela est, de toute évidence, lié aux problèmes économiques et sociaux criants qui touchent les régions méridionales. Personne ne peut le nier.

« Certes, nous avons obtenu 50% des voix en Campanie, mais nous avons recueilli plus de 30% des voix en Ligurie. Considérer que la Lega et le M5S incarnent la division Nord/Sud est donc une interprétation faussée. On peut évidemment être impressionné par les voix que nous avons obtenues dans le Sud. Cependant, ne vous y trompez pas : le Mouvement 5 Étoiles est très très fort dans le Nord. »

En même temps, nous sommes la seule force politique de masse au niveau national, parce que le Mouvement 5 Étoiles a été plébiscité du nord au sud. Certes, nous avons obtenu 50% des voix en Campanie, mais nous avons recueilli plus de 30% des voix en Ligurie. C’est un résultat incroyable ! Considérer que la Lega et le M5S incarnent la division Nord/Sud est donc une interprétation faussée. On peut évidemment être impressionné par les voix que nous avons obtenues dans le Sud, cependant, ne vous y trompez pas : le Mouvement 5 Étoiles est très fort dans le Nord. Nous avons déjà conquis les mairies de Turin et de Rome, c’est-à-dire deux des plus grandes villes du pays, l’une au centre et l’autre au nord. Nous n’avons pas encore gagné à Naples, à Palerme ou à Catane. Il s’agit donc d’une lecture erronée.

LVSL – Depuis que Luigi Di Maio est là, on a commencé à parler d’une « macronisation » du Mouvement 5 Étoiles. Pendant la campagne électorale, Luigi Di Maio a écrit une lettre à Macron sur la réforme de l’Union Européenne. Nous voudrions savoir quel regard vous portez sur le président Emmanuel Macron…

Alessandro Di Battista – Je vais être honnête : si j’avais été un citoyen français, je n’aurais pas voté pour Macron. Je ne vous dirai pas pour qui j’aurais voté. Finalement, les choses sont là où elles en sont. Emmanuel Macron est votre président. Ce n’est pas à moi, ni à Luigi Di Maio, ni à un parlementaire de la République italienne, de s’exprimer sur les choix démocratiques des Français. Nous pouvons commenter votre système électoral, nous demander s’il y a une réelle et forte représentation, si les voix de Macron au premier tour reflètent vraiment la volonté de la plupart des Français. Cela reste votre système et c’est à vous de vous en occuper.

Alessandro Di Battista et Beppe Grillo.

En ce qui me concerne, je dois déjà m’occuper de réformer le système italien, ce qui n’est pas facile. Parler de macronisation est un procédé qui consiste à coller une étiquette, à cataloguer des phénomènes complètement différents. Le Mouvement 5 Étoiles n’aurait probablement pas pu voir le jour dans un autre pays que l’Italie, notamment parce que Beppe Grillo est Italien. Objectivement, sans Beppe Grillo, sans cette proposition initiale qu’il a faite, vous ne seriez pas là aujourd’hui pour m’interviewer. C’est essentiellement grâce à lui que j’ai fait mon entrée au Parlement, même si je ne le connaissais pas. Ce n’est qu’après que je l’ai rencontré. Le Mouvement 5 Étoiles est un phénomène reproductible probablement au niveau mondial, mais il prendrait alors des caractéristiques propres à chaque contexte national.

Macron est le président de la République française. Je crois beaucoup au principe de l’auto-détermination des peuples et au principe de non-ingérence dans les affaires d’autrui. Je ne le dis pas pour esquiver votre question. Je le dis parce que c’est ce que je pense profondément. Je vais vous donner un exemple. Lorsque, pendant le référendum constitutionnel, l’ambassadeur des États-Unis Philips a pris parti pour le oui, en prédisant une catastrophe en cas de victoire du non, je me suis beaucoup énervé. L’ambassadeur américain ne devrait pas se permettre de tels propos. De la même façon, juger un président français que vous avez élu excède mon rôle. Je ne dois pas me le permettre.

Que puis-je dire sur Macron ? Il est président depuis peu. Comme tout le monde, comme les citoyens français, j’attends un peu avant de le juger. Je peux faire un commentaire sur François Hollande. Il a dilapidé le soutien historique que les socialistes avaient en France depuis les années 1930. Il l’a dilapidé parce qu’il a mené des politiques extrêmement libérales et a été, entre autres, extrêmement agressif au niveau international. Je peux parler de Sarkozy si vous le souhaitez, je peux vous parler de Kadhafi, s’il est vrai que Sarkozy a reçu de l’argent de Kadhafi. Je peux vous parler de cette guerre ignoble que la France a mené aux côtés du Prix Nobel de la paix Barack Obama.

« J’ai employé des mots forts car je crois que le capitalisme financier, entendu comme phénomène de concentration des pouvoirs et de démantèlement progressif des droits économiques et sociaux, oblige beaucoup de citoyens à réduire leurs ambitions économiques et sociales et à accepter des travaux dignes d’esclaves modernes. »

Cependant, en tant que parlementaire en fin de mandat et en tant que figure du Mouvement 5 Étoiles, d’une force politique qui va peut-être arriver au pouvoir [Ndlr, depuis lors, le M5S est au pouvoir en coalition avec la Lega], il ne me semble pas juste de donner mon avis sur un président de la République élu de manière démocratique par le peuple français. Ce n’est pas à moi de le faire. Je suis franc, parce que je crois en l’auto-détermination des peuples, mais aussi en la non-ingérence dans les questions nationales qui concernent d’autres pays.

LVSL – En France, on a commencé à parler de l’éventualité d’un nouveau groupe réunissant Ciudadanos, le Mouvement Cinq Étoiles et En Marche au parlement européen. Macron le refuse pour le moment. Cependant, il y a tout de même eu un article sur le sujet dans Il Foggio qui faisait mention de contacts et de discussions. Que pensez-vous de la possibilité de faire un groupe avec Macron ?

Alessandro Di Battista – Nous n’y avons jamais songé. Pour le moment, le Mouvement 5 Étoiles a son propre groupe en Europe. Pour les prochaines élections, nous verrons s’il y a la possibilité de changer de groupe. Et puis, aux prochaines élections, il y aura peut-être des forces politiques dont nous ignorons encore l’existence ! Nous n’avons pas encore abordé le sujet. Un article a été publié dans les médias ? Permettez-moi de vous rappeler que les journaux de Berlusconi ont récemment écrit que je ne me présentais pas aux élections parce que je voulais céder mon siège au Parlement à mon père ! Des fake news, vous en aurez autant que vous voulez !

LVSL – On semble assister à un adoucissement de votre discours sur l’euro et l’OTAN. Le temps semble révolu où vous disiez : « Pour nous, il est important de nommer aujourd’hui notre ennemi commun. Notre ennemi aujourd’hui, c’est le pouvoir central, une sorte de nazisme central, nord-européen, qui est en train de nous détruire. Ils sont en train de créer une sorte de génération Walmart, qui produira de plus en plus d’esclaves. Ils veulent, en substance, coloniser l’Europe du Sud ». Reniez-vous vos positions passées ?

Alessandro Di Battista – Non, je ne les renie pas du tout. Au cours de mon activité politique, il m’est parfois arrivé d’employer des mots très forts, afin de « donner un coup de pied dans la fourmilière ». C’est aussi un choix de communication. Nous vivons dans un pays, l’Italie, où personne ne t’écoute si tu parles tout bas. C’est pourquoi j’ai également fait le choix d’employer des mots forts dans ma communication. Cela ne veut pas dire que je pense qu’il y a une « solution finale ». Je ne l’ai jamais cru. J’ai employé des mots forts car je crois que le capitalisme financier, entendu comme phénomène de concentration des pouvoirs et de démantèlement progressif des droits économiques et sociaux, oblige beaucoup de citoyens à réduire leurs ambitions économiques et sociales et à accepter des travaux dignes d’esclaves modernes, aussi bien au niveau européen qu’au niveau global.

Ce capitalisme se transforme donc de plus en plus en société Walmart. J’en suis convaincu. Je crois donc ce que j’ai dit. Le seul moyen dont nous disposons afin de nous opposer à ce pouvoir financier extrêmement injuste et dangereux est de réinvestir dans l’État social et de démanteler une série de situations de conflits d’intérêts entre politiques et pouvoirs financiers.

LVSL – Quid de la zone euro ? Qu’en pensez-vous maintenant ? Aux élections européennes de 2014 vous proposiez un référendum sur le maintien de l’Italie dans la zone euro. Vous avez un peu évolué depuis. La sortie de l’euro reste-t-elle une option pour vous ? Que feriez-vous en cas d’impossibilité de réformer l’Union européenne ?

Alessandro Di Battista – A l’époque, nous étions en train de récolter des signatures pour un référendum consultatif. Il ne s’agissait pas de quelque chose d’aisé, car nous aurions dû faire une loi constitutionnelle pour demander l’opinion des citoyens italiens sur l’euro. Ce que vous dîtes est vrai. Notre évolution répond à des changements qu’on a pu observer en Europe ces dernières années. Je pense au Brexit, à l’affaiblissement de Merkel qui n’a plus un pouvoir aussi fort qu’auparavant, et même au changement politique en France. Si nous arrivons au pouvoir, nous devons essayer de changer certaines choses en Europe. Il faut essayer. Pendant la campagne, nous avons clairement dit que le référendum consultatif était une sorte d’extrema ratio.

Honnêtement, je suis convaincu qu’un peuple n’est pas libre s’il n’a pas la possibilité de mener des politiques fiscales et monétaires indépendantes. Nous ne sommes pas contre l’Union européenne. D’ailleurs, nous nous sommes présentés aux élections européennes et avons des élus au Parlement Européen. Cependant, nous avons pris position contre certaines politiques européennes. En ce moment, nous pensons que si nous arrivons à former un gouvernement politique fort, nous aurons une opportunité importante afin d’exercer une juste pression au niveau européen, dans le but de modifier des choses qui ne vont pas.

La vérité est que cette Union européenne n’est pas une véritable union des peuples. Vous vous sentez européens ? Un peu français, un peu italien ? La vérité est que la construction politique et sociale de l’Europe n’a pas encore eu lieu. Pour l’instant, l’Union européenne est une organisation financière qui impose l’âge de départ à la retraite aux Italiens, et le prix de la féta à la Grèce. Voilà ce qu’est l’Union européenne aujourd’hui. Toute son action s’appuie sur la monnaie unique, l’euro n’est pas une monnaie : c’est un système de gouvernement. Après, on verra ce qu’on peut faire si nous arrivons au pouvoir. Pour l’instant, nous n’y sommes pas malgré nos 32% aux dernières élections.

Entretien réalisé par Marie Lucas, Lenny Benbara et Vincent Dain. Retranscrit par Sébastien Polveche. Traduit par Rocco Marseglia, Andy Battentier et Lenny Benbara.

2019, vers un big bang du panorama politique européen ?

©European Union

L’élection surprise de 5 députés de Podemos au Parlement européen en mai 2014 a, en quelque sorte, ouvert la voie a une profonde recomposition du champ politique européen. Depuis lors, l’ovni Macron a gagné la présidentielle française, l’Alternative für Deutschland (AfD) est le premier parti d’opposition en Allemagne, le Mouvement 5 étoiles est arrivé à la première place des législatives italiennes, etc. Si pour l’instant ces changements ont profondément remanié le jeu politique au niveau national, l’élection européenne de mai 2019 va précipiter les unions et désunions à l’échelon européen. Passage en revue des mouvements déjà amorcés et des reconfigurations possibles.

 

La crise économique mondiale débutée en 2008 a durablement affaibli les bases des différents systèmes politiques européens. L’absence de croissance économique, couplé à l’accroissement de la précarité et au démantèlement des systèmes de protection sociale ont coupé les partis sociaux-démocrates de leur base électorale. Les promesses d’un système plus égalitaire et d’une Europe sociale ont perdu toute crédibilité aux yeux de bon nombre d’électeurs traditionnels des partis socialistes. Ce mouvement s’est amorcé avec le Pasok en Grèce en 2012[1] suivi ensuite notamment par le PvdA aux Pays-Bas, le Parti Socialiste en France ou le Parti Démocrate en Italie.

Dans le camp libéral, l’échec évident des politiques économiques néolibérales a provoqué une panne idéologique, privant ces partis d’un horizon triomphant. Pour les conservateurs, la partie est plus complexe. Plus à même de jouer, en fonction de la situation, avec une certaine dose de protectionnisme et d’interventionnisme étatique, leur logiciel n’est pas profondément remis en cause mais la croissance de partis d’extrême droite réduit leur espace politique et électoral. C’est le cas notamment des Républicains en France, de la CDU/CSU en Allemagne ou du CD&V en Belgique.

L’affaiblissement, parfois très conséquent, des partis structurant traditionnellement les systèmes politiques européens a conduit dans de nombreux pays à la fin du bipartisme et à l’émergence de nouvelles forces. Lors des élections européennes du 25 mai 2014, cette tendance lourde n’en était qu’à ses prémisses. Mais depuis lors, les choses se sont accélérées et les élections européennes de mai 2019 vont très certainement donner une autre dimension à ces évolutions. D’autant plus que face aux difficultés que rencontrent l’Union européenne, au premier rang desquelles le Brexit, les réponses à apporter ne font pas forcément consensus entre les élites – plus ou moins d’intégration européenne, mettre un frein aux politiques d’austérité ou les approfondir, etc.

Au Parlement européen, point de salut en dehors d’un groupe

Au Parlement européen, les partis nationaux sont regroupés au sein de groupes politiques[2]. L’appartenance à un groupe conditionne grandement l’accès aux ressources, au financement, au temps de parole et à la distribution des dossiers. Pour un parti, ne pas être membre d’un groupe le relègue à la marginalité. Il est donc capital de faire partie d’un groupe et de surcroit, si possible, d’un groupe influent. Si l’appartenance à un groupe ne préfigure pas le type de relations entre partis (par exemple, le Mouvement 5 étoiles partage le même groupe que UKIP, mais cette alliance est principalement « technique »), elle détermine dans l’ensemble le degré de proximité et de coopération entre différentes forces, au-delà de la contrainte parlementaire.

Aux groupes au sein du Parlement, s’ajoutent les partis politiques européens qui reprennent généralement les mêmes contours. En temps normal, leur influence est limitée mais lors de la campagne pour les élections européennes, ce sont eux qui désignent les candidats à la présidence de la Commission européenne, les spitzenkandidaten.

Les élections européennes, un cocktail explosif. ©Claire Cordel pour LVSL

En 2014, le Parti populaire européen (PPE, dont sont membres Les Républicains) avait désigné Jean-Claude Juncker, l’ancien premier ministre luxembourgeois comme candidat. Le PPE ayant obtenu le plus de voix lors du scrutin, Juncker fut nommé président de la Commission. Les partis interviennent aussi dans la répartition des sièges au sien de la Commission. Malgré des cas de corruption et de conflit d’intérêt, le PPE avait fait bloc derrière l’espagnol Miguel Arias Cañete pour que celui-ci obtienne le poste de Commissaire à l’énergie et à l’action pour le climat. En échange, le PPE a accepté la nomination du socialiste français Pierre Moscovici aux affaires économiques et financières, malgré le fait que la France ne respectait pas les critères de déficit public.

L’élection de mai 2019 risque fort de mettre un pied dans la fourmilière européenne. La modification des équilibres politiques nationaux va modifier en profondeur la composition de l’hémicycle et compliquer la distribution des postes au sein de la Commission. Avec en toile de fond, des divergences importantes sur les différents scénarii possibles de sortie de crise.

L’extrême droite, une menace en forte croissance

L’extrême droite est sans conteste la grande bénéficiaire de l’affaiblissement des partis traditionnels. Dans de nombreux pays européens, elle a réalisé des scores très élevés. En Allemagne, l’AfD a remporté 12,64% des voix, et est entrée pour la première fois au Bundestag, devenant la première force d’opposition devant Die Linke. En France, le Front national s’est hissé au second tour de l’élection présidentielle. En Italie, la Lega est devenue le premier parti à droite et aspire à gouverner. En Autriche le FPÖ a remporté 25,97% des voix et est entré au gouvernement. Enfin, en Hongrie, le Jobbik a obtenu 19,61 % des suffrages le 8 avril dernier, devenant le principal parti d’opposition… face à Viktor Orban.

Pour l’instant marginal dans l’hémicycle – le groupe d’extrême droite Europe des Nations et des Libertés (ENL) est le plus petit du Parlement européen et ne compte que 34 députés -, l’extrême droite risque fort de devenir beaucoup plus influente lors de la prochaine législature. Au-delà de la menace directe sur les libertés publiques et de la propagation des idées xénophobes, il est probable qu’elle arrive à conditionner encore plus l’agenda politique. En outre, et c’est déjà le cas notamment avec la CSU, l’allié bavarois d’Angela Merkel, on note une porosité toujours plus grande entre les idées défendues par l’extrême droite et les discours des conservateurs. Une menace tout aussi importante que l’accession au pouvoir de partis d’extrême droite.

Que va faire Macron ? Les spéculations de la bulle bruxelloise

Même si Emmanuel Macron est un pur produit du système, celui-ci s’est construit en dehors des partis traditionnels. En ardent défenseur du projet européen porté par les élites du vieux continent, il a les faveurs de la bulle bruxelloise (le microcosme qui entoure les institutions et les lobbys). Toutefois, comme il l’a fait en France, Macron n’entent pas s’inséré dans un groupe déjà existant mais plutôt construire quelque chose de nouveau. Ce qui ne manque pas d’alimenter les spéculations de la bulle bruxelloise. Pour cela, il a lancé en grande pompe début avril « La Grande Marche pour l’Europe », un tour des principales villes européennes pour officiellement prendre le pouls des citoyens et servir de base pour un futur programme.   .

Pour l’instant, seul le jeune parti espagnol Ciudadanos qui surfe dans les sondages et qui met en avant une image (usurpée) de régénération se présente comme un allié qui répond aux vues du Président français. Le Parti Démocrate de Matteo Renzi, depuis sa défaite aux législatives italiennes, n’est plus dans les petits papiers de Macron et il se murmure même un rapprochement avec le Mouvement 5 Etoiles, ce qui serait une alliance contre-nature et un parcours semé d’embuches. Dernièrement plusieurs échanges ont eu lieu entre les directions de LREM et de Ciudadanos, le parti d’Albert Rivera.

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Albert Rivera, président de Ciudadanos ©Carlos Delgado

Toutefois, les marges de manœuvres de Macron ne sont pas si larges que ça. Il est plus difficile de créer des scissions au sein de groupes européens que d’obtenir des démarchages individuels au sein de partis français. Macron le sait et l’option d’un simple élargissement du groupe libéral (l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe, ALDE, quatrième groupe actuellement) est également sur la table. En cas de démarche gagnante de Macron, la création d’un nouveau groupe peut avoir des conséquences non négligeables sur la cartographie politique et la répartition des postes. De plus, sans changer fondamentalement de cap politique, ce serait un point d’appui important pour Macron pour mettre en œuvre son projet d’intégration de l’Union.

A droite, la nécessité de rester la première force et d’être conciliant avec l’extrême droite

Pour le PPE, premier groupe du Parlement européen mais également à la tête de la Commission et du Conseil européen (le polonais Donald Tusk du parti PO exerce actuellement la présidence), l’enjeu principal est de rester le premier parti de l’Union pour garder la main sur les politiques décidées à Bruxelles. Mais pour cela ils doivent faire face d’un côté aux manœuvres de Macron et de l’autre au grignotage de leur espace électoral par l’extrême droite. Cependant, comme nous l’avons vu plus haut, l’attitude du PPE vis-à-vis de l’extrême droite est ambivalente. Alors qu’au Parlement européen, le groupe d’extrême droite ENL est habituellement mis en marge des négociations et qu’Angela Merkel, pour des raisons historiques, refuse toute sorte de collaboration avec l’AfD, le nouveau chancelier autrichien Sebastian Kurz de l’OVP (PPE) gouverne en coalition avec le FPO (ENL). De même, en Italie le parti de Silvio Berlusconi, Forza Italia membre du PPE, a fait alliance dernièrement avec la Lega de Matteo Salvini, allié traditionnel du FN.

L’attitude du PPE est également ambivalente vis-à-vis du Fidesz, le parti de Viktor Orbán le premier ministre hongrois. Ce dernier s’est fait connaitre pour ses propos complotistes aux relents antisémites et sa politique migratoire xénophobe. Pourtant, il est encore membre du PPE et il bénéficie du soutien de celui-ci pour le scrutin de l’année prochaine[3]. Il semble que le PPE navigue à vue entre la nécessité de maintenir ses éléments les plus radicalisés au sein du groupe pour rester à la première place, de faire alliance avec l’extrême droite pour accéder au pouvoir au niveau national et de se démarquer de cette dernière pour éviter de se faire dépasser. Il n’est pas sûr que cette ligne de crête stratégique soit une option payante sur le long terme.

Effondrement et dispersion de la famille socialiste

Si une chose est certaine c’est, comme nous l’avons vu, l’effondrement des partis sociaux-démocrates. Mis à part au Portugal et au Royaume-Uni[4], l’immense majorité des partis socialistes européens ont vu fuir leurs électeurs. Encore deuxième force du Parlement européen (groupe de l’Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates, S&D), la famille socialiste compte dans ses rangs le néerlandais Frans Timmermans, premier vice-président de la Commission, l’italienne Federica Mogherini, Haute représentante pour les affaires étrangères et le portugais Mário Centeno, président de l’Eurogroupe. Trois postes clefs, symboles de la grande coalition européenne. Toutefois, il est fort peu probable que le Parti socialiste européen (PSE) puisse conserver une telle influence et continuer de se partager les postes importants de l’Union avec le PPE après le scrutin de 2019.

Matteo Renzi en juin 2016 ©Francesco Pierantoni

Le soutien et la promotion des politiques austéritaires et liberticides, conjointement avec les forces libérales et conservatrices, a conduit les sociaux-démocrates dans le mur. Cette perte de boussole va très probablement avoir pour conséquence l’effondrement et la dispersion de ce qui constitue encore la deuxième force politique européenne. Un revers électoral très probable risque de conduire à une diminution importante du nombre d’eurodéputés socialistes. De plus, suivant le mouvement de nombreux responsables du Parti socialiste français, les nouveaux élus pourraient être tentés de rejoindre le groupe de Macron – s’il arrive à en créer un. L’effondrement probable du PSE n’est pas forcément une bonne nouvelle pour le PPE puisqu’il le prive de son allié traditionnel, laissant planer le doute sur l’assise parlementaire dont disposeront les forces pro-européennes pour mettre en œuvre leur agenda.

Pour la gauche socialiste, la recherche d’une voie étroite

Sentant venir la catastrophe, certains socialistes, à l’image de Benoît Hamon en France, ont rompu avec leur parti d’origine, sans toutefois remettre en cause la vision social-démocrate traditionnelle de la construction européenne. Cherchant des alliés potentiels, ils se sont tournés du coté des forces écologistes – elles aussi assez mal en point – et des forces anciennement issues de la gauche radicale comme Syriza en Grèce. C’est le sens de l’initiative « Progressive Caucus »[5] lancée au Parlement européen qui regroupe des députés de trois groupes politiques différents : S&D, Verts et GUE/NGL (Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique).

Benoit Hamon s’est aussi rapproché de Yanis Varoufakis, l’ancien ministre grec des finances et fondateur de DiEM25, avec lequel il a lancé mi-mars à Naples, un appel pour une liste transnationale. Si l’idée de manque pas d’audace, tant le parti d’Hamon que celui nouvellement crée de Varoufakis n’ont pas de base électorale solide et ils n’ont obtenu le soutien d’aucun autre parti européen de poids. Néanmoins, ils ont obtenu l’appui de Razem, un jeune parti polonais qui, malgré des résultats électoraux limités, se présente comme le renouveau des forces progressistes en Europe de l’Est. Enfin, la volonté de ne pas envisager une possible rupture avec les traités européens les place sur une voie stratégique très étroite.

Les tenants de la désobéissance

L’échec du gouvernement Tsipras en Grèce a profondément redistribué les cartes à gauche de l’échiquier. Pour faire simple, au sein du groupe de la GUE/NGL cohabitent les tenants du Plan B (la possibilité de désobéir aux traités en cas d’échec des négociations inscrites dans le plan A), comme le parti espagnol Podemos, la France Insoumise (FI) ou le Bloco de Esquerda portugais, et ceux, à l’instar de Die Linke en Allemagne et du PCF en France, qui défendent une réorientation radicale des politiques européennes, mais sans prévoir de possibles ruptures.

A cela, se rajoute la mise en avant de la stratégie populiste. Podemos, suivi par la FI, a ouvert la voie à une refonte de la stratégie de conquête du pouvoir, en donnant une place prépondérante au discours et en laissant de côté les marqueurs traditionnels de la gauche. Cette stratégie entre parfois en opposition avec la culture communiste qui prévaut encore au sein de la GUE/NGL.

Pablo Iglesias, Catarina Martins et Jean-Luc Mélenchon lors de la signature d’une déclaration commune à Lisbonne.

Podemos, la France insoumise – qui ont obtenu chacun environ 20% des voix lors des dernières élections nationales – et le Bloco de Esquerda ont signé très récemment une déclaration commune (rejoints depuis par le nouveau mouvement italien Potere al popolo) qui appelle à la création d’un « nouveau projet d’organisation pour l’Europe ». Cette déclaration, relativement généraliste sur le fond, est la préfiguration d’un dépassement du Parti de la gauche européenne (PGE) ou peut-être même d’un nouveau parti, concurrent du PGE. Le Parti de Gauche, membre de la France insoumise, a demandé en janvier dernier l’exclusion de Syriza du PGE en argumentant que le parti de Tsipras suivait les « diktats » de la Commission européenne, une demande rejetée par le PGE. En se refusant d’aborder frontalement la question des traités et de la stratégie, le PGE se place dans une situation de statu quo qui, dans un contexte de polarisation politique, risque de le laisser sur le bord de la route. Dans la même optique, se pose la question d’une refonte ou d’un élargissement de la GUE/NGL. Face à la poussée de l’extrême droite, cette dernière pourrait intégrer notamment certains éléments écologistes qui ont évolué sur leur approche de l’Europe.

Penser et repenser l’Europe, sans prendre comme préalable le cadre institutionnel établi, est une nécessité pressante au regard des bouleversements que connait le vieux continent. L’année qui vient ouvre des possibilités de reconfiguration du champ politique européen intéressantes. Des opportunités à saisir pour donner espoir sans décevoir.

[1] Suite aux différents plans de sauvetage du pays, le Pasok est passé de 43,9 % des voix en 2009 à 13,2 % en 2012. https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/le-ps-francais-menace-de-pasokisation-620756.html

[2] Actuellement l’hémicycle est composé de 8 groupes allant de l’extrême droite à la gauche radicale en passant par les conservateurs, les socialistes, les Verts, etc. Pour en savoir plus : http://www.europarl.europa.eu/meps/fr/hemicycle.html

[3] D’ailleurs, le républicain français Joseph Daul, président du PPE, a récemment réitéré son soutien à Orban, en contradiction avec la ligne de Laurent Wauquiez sur le FN : http://www.lemonde.fr/europe/article/2018/03/22/en-hongrie-viktor-orban-radicalise-son-discours-tout-en-restant-au-parti-populaire-europeen_5274764_3214.html

[4] Le Labour de Jérémy Corbyn présente un exemple singulier de changement radical de doctrine et de résultats couronnés de succès. Toutefois, la rupture idéologique avec la social-démocratie dominante, la position historique « un pied dedans, un pied dehors » du Royaume-Uni au sein de l’UE et sa future sortie, font que de possibles bons scores du Labour ne viendront pas contrecarrer les défaites des autres partis socialistes.

[5] Pour en savoir plus : http://www.progressivecaucus.eu/

Crédits photo : ©European Union

Marco Travaglio : “Le Mouvement Cinq Étoiles a eu raison de changer son langage en vue de son arrivée au pouvoir”

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Marco Travaglio en 2007 ©Andreas Carter

Marco Travaglio est un journaliste et un écrivain italien, célèbre pour ses enquêtes et ses essais sur la vie politique et sociale italienne. Il est par ailleurs directeur du média Il Fatto Quotidiano et intervient régulièrement dans le débat politique italien.


LVSL – Vous êtes fondateur et directeur du média Il Fatto Quotidiano, et vous êtes considéré comme plutôt favorable au Mouvement Cinq Étoiles…

C’est une erreur, nous avons simplement traité le M5S comme tous les autres mouvements politiques, sans préjugés, tandis que tous les autres journaux les ont traités comme des sauvages, comme des barbares. Le seul fait de ne pas les traiter comme des barbares persuade certains que nous leur sommes favorables. Mais nous, nous jugeons tout le monde de la même manière, sur la base de ce qui est dit, de ce qui est proposé, de ce qui est fait. En ce qui concerne le M5S, il y a des idées que nous partageons, ils se sont en effet occupés de batailles que nous menions déjà en tant que journal, alors que le mouvement n’existait pas encore. Dans ce cas, nous sommes favorables, quand ils soutiennent les choses que nous défendons nous aussi. Quand ils soutiennent des choses que nous ne partageons pas, par exemple quand ils parlaient du referendum pour sortir de l’Euro, nous leur étions opposés. Ils ont maintenant changé d’avis heureusement.

LVSL – Comment interprétez-vous les résultats du 4 mars ? Quelles sont les raisons du succès de la Lega et du M5S ?

Comme une volonté des électeurs du centre-gauche et du centre-droit d’obtenir un changement radical par rapport aux événements des dernières années. La Lega et les Cinque Stelle sont les deux seuls partis qui n’ont pas pris part aux quatre derniers gouvernements, qui ont été des gouvernements de larges ententes entre le centre-droit et le centre-gauche, gouvernements bâtis sur des accords entre le PD et le centre-droit mené par Berlusconi. Les électeurs ont refusé aussi bien le PD, représenté par Renzi durant ces quatre dernières années, que le centre-droit de Berlusconi.

Ceux qui voulaient un gouvernement de droite ont élu Salvini, ceux qui voulaient un gouvernement qui mette en œuvre des politiques plus sociales se sont détournés du PD comme de ceux qui ont quitté le PD pour fonder une formation plus à gauche (Liberi e Uguali), et leur ont préféré le M5S. Les Cinque Stelle proposent un revenu de citoyenneté, c’est-à-dire une politique qui donne la priorité à ceux qui n’ont rien, qui subissent le poids des inégalités, toujours plus fortes en Italie. Cette réforme cible les personnes qui se sentent en marge du marché du travail, du monde de l’économie et de la politique, et aspirent donc au renouveau. Pendant les dernières élections, une demande de changement radical a émergé.

LVSL – En France, on se pose beaucoup la question de savoir si le mouvement enfanté par Grillo est de gauche ou de droite. Comment le définiriez-vous ?

C’est un mouvement post-idéologique, qui ne se base plus sur les clivages traditionnels, mais sur des propositions concrètes, globalement issues de la tradition du centre-gauche italien. Ce n’est pas un hasard si la majeure partie de l’électorat Cinque Stelle est composée de l’ex-électorat du centre-gauche [ndlr, le terme « centre-gauche » est utilisé en Italie pour ce qu’on appellerait en France « gauche » tout court]. Grillo, avant de fonder le M5S, avait, de manière provocatrice, présenté sa candidature pour diriger le PD, candidature qui lui a été refusée.

C’est à ce monde-là qu’ils s’adressent, et c’est de là qu’ils proviennent : un monde plus écologique, avec plus de politiques sociales, plus d’investissements publics, surtout dans le Sud où il n’y a pas de travail. Le revenu de citoyenneté correspond en réalité au salaire minimum prévu dans tous les pays européens, sauf en Italie et en Grèce. Un monde avec plus de justice sociale, une lutte plus sévère contre la mafia, contre la corruption et contre l’évasion fiscale, qui sont les maux qui empêchent l’Italie de trouver les ressources pour les plus démunis.

LVSL – Vous avez pointé à plusieurs reprises le défi de crédibilisation et de production de cadres politiques auquel le M5S fait face. Vous considérez notamment que l’absence de cadres obligera le mouvement à s’appuyer sur la technocratie fidèle à l’establishment. Dans le même temps, on peut considérer que le mouvement se normalise politiquement, au moins dans sa communication. Le M5S est-il condamné à mettre en œuvre la même politique que ses prédécesseurs ?

Non, je ne pense pas. Je pense que le M5S a eu raison de changer son langage, en vue de son arrivée au pouvoir. Il est évident qu’un mouvement né d’une protestation véhémente contre le vieux système, une fois que le vieux système a été pulvérisé, doit ensuite passer à la phase de construction. Plutôt que de tout démolir, il doit donc en venir aux propositions. Leurs propositions sont très différentes de ce qu’on a connu jusqu’à maintenant en Italie. Changer de langage ne signifie pas se dénaturer, cela signifie simplement commencer à parler de ce que l’on souhaite mettre en place, plutôt que de ce que l’on veut détruire. Les électeurs ont rejeté Renzi et Berlusconi. D’un seul tir ils ont éliminé les deux personnes qui ont gouverné le plus longtemps pendant ces vingt-cinq dernières années. Ils n’attendent donc plus des Cinque Stelle des insultes contre l’ancien régime, mais des propositions pour le surmonter.

“L’économie doit être relancée en diminuant les inégalités entre ceux qui produisent et ceux qui consomment, sinon l’économie italienne sera toujours la dernière en Europe.”

Si les réponses sont progressives, c’est du fait des lois budgétaires et des traités. Certains d’entre eux sont bons et d’autres sont mauvais, mais tant qu’ils sont en vigueur, ils doivent être respectés pour que nous puissions rester dans l’Union européenne. Dans ce cadre, la répartition des richesses peut se faire au travers de nouveaux systèmes. Dans le passé, on a toujours décidé de faire payer la crise aux plus démunis, aux retraités, aux travailleurs et aux chômeurs, et de privilégier les potentats économiques qui ont gouverné par l’intermédiaire des partis, de la Confindustria [ndlr, l’équivalent italien du MEDEF], et des grandes banques. Aujourd’hui les Cinque Stelle proposent de commencer par ceux qui étaient exclus jusque-là, en abolissant les privilèges de ceux qui ont plus pour donner à ceux qui ont moins, en relançant ainsi la demande.

L’Italie se distingue par une économie qui a de terribles problèmes de demande, non pas d’offre : personne n’a de quoi vivre, et donc de quoi acheter et consommer. L’économie doit être relancée en diminuant les inégalités entre ceux qui produisent et ceux qui consomment, sinon l’économie italienne sera toujours la dernière en Europe. Même quand il y a de la croissance en Europe, elle demeure très faible en Italie.

LVSL – Le M5S ne va pas pouvoir gouverner sans s’allier au Parti Démocrate ou à la Lega. Peut-il, dans ces conditions, appliquer son programme ?

Il faudra qu’il s’accorde avec les forces politiques qui lui sont plus homogènes, c’est-à-dire à mon avis l’ancien centre-gauche, pourvu que ce dernier se libère de la présence encombrante de Renzi. Ainsi le centre-gauche serait obligé de promouvoir des politiques traditionnellement associées à la gauche mais qui ont été abandonnées ces dernières années, ce qui l’a éloigné des électeurs. Pour cette raison il faut que Di Maio, en tant que leader du parti qui a obtenu le plus de voix, prenne l’initiative et qu’il fasse une proposition à ceux qu’il considère les plus proches de son parti, afin d’obliger le Parti Démocrate à lui dire Oui ou Non. Après, si le PD dit non et préfère s’allier une nouvelle fois avec la droite, ce qu’il a toujours fait ces années et ce que les électeurs ont systématiquement puni, ou alors s’il veut mettre l’Italie au bord du gouffre en rendant impossible la création d’un gouvernement et en renvoyant les Italiens aux urnes, les électeurs risquent de se faire entendre encore plus fort. Il est évident que dans une telle situation, le scrutin serait polarisé entre ceux qui votent pour la Lega et ceux qui votent pour le M5S. Si l’on retourne bientôt aux urnes, sans que les gagnants actuels n’aient relevé le défi, ils recueilleront encore plus de suffrages que ceux qu’ils ont déjà eus. Il se peut même que le vainqueur n’ait même plus besoin de demander une alliance avec d’autres partis parce qu’il aura prévu entre-temps une loi électorale qui puisse offrir une prime majoritaire valide.

Pour le moment, nous avons une loi électorale qui a été élaborée dans le but de rendre l’Italie ingouvernable, une loi qui en principe est presque exclusivement proportionnelle. Un système majoritaire à la française, par exemple, aurait donné des résultats très différents : si vous retenez que Macron, qui a obtenu 20% et quelques au premier tour, est maintenant le patron absolu de l’Assemblée Nationale et qu’il y fait la pluie et le beau temps, alors qu’ici on a un parti qui a recueilli 33% des voix et qui ne peut néanmoins s’approcher de la création d’un gouvernement, cela signifie qu’on a peut-être besoin d’une loi électorale qui, sans transformer les minorités en majorité, fasse en sorte que ceux s’approchant de la majorité aient droit à une petite prime.

LVSL – On sait que l’Italie est régulièrement traversée par des affaires de corruption et votre travail a contribué à éclairer de nombreux cas. L’opération Mani Pulite qui a précipité la chute de la première République ne semble pas avoir réglé la question. Quelles sont les causes de cette corruption endémique ?

La voracité de la vieille classe politique est de toute évidence insatiable. Après les enquêtes judiciaires de l’opération « Mani pulite » [ndlr, « Mains propres »], tous les gouvernements qui se sont succédé ont, au lieu d’intervenir sur ses causes – à savoir le caractère dispendieux de la vie politique et l’impunité systématique que la vieille classe politique avait établie pour les crimes commis par les cols blancs – a continué à créer les conditions pour encore plus d’impunité de la part des cols blancs. A travers une série incroyable de lois, non seulement de la part de Berlusconi mais aussi de la part du centre-gauche, ces gouvernements ont tout fait, non pas pour rendre la corruption plus difficile et son repérage plus facile, mais pour rendre la corruption plus facile et son repérage plus difficile. En substance, ils ont combattu les médecins et les thermomètres, au lieu de combattre la maladie. Ils ont en fait supprimé les remèdes. Ainsi, la corruption a décuplé au cours des 25 dernières années, notamment à cause du lien pervers qui s’est noué entre la politique et les milieux d’affaires. En Italie, il est rare de trouver un entrepreneur qui se soit fait tout seul et qui vole de ses propres ailes, par son propre talent. La plupart des sociétés entrepreneuriales et financières du pays sont assistées par les gouvernement. Elles sont liées à l’univers politique, dont elles obtiennent des faveurs et auquel elles paient des pots-de-vin. Il n’y a pas un entrepreneuriat sain à grande échelle. L’entrepreneuriat sain c’est celui des PME, qui a pourtant été frappé par la crise. Les grandes entreprises et les grandes banques seraient toutes en faillite si elles n’avaient pas reçu l’aide de l’Etat, c’est-à-dire l’aide du monde politique qui est évidemment payé sous forme de pots-de-vin, de financements occultes, de caisses noires, avec des inventions toujours nouvelles pour rendre la corruption invisible. C’est par exemple le cas des fondations : des hommes politiques ou des groupes au sein des partis donnent naissance à des fondations, pour la plupart de type culturel, qui sont financées par les entreprises puis sont soutenues au Parlement, comme les lobbys. Tout cela n’est pas puni par la loi, ce sont des pots-de-vin légaux.

LVSL – Luigi di Maio a annoncé que nous étions passés à une troisième République, la « République des citoyens ». De votre côté, vous considérez que le M5S incarne une dynamique de reconquête de la souveraineté du peuple italien. Dans le même temps, les critiques à l’égard de l’Union européenne se sont fortement atténuées de la part des grillini. Que peut-on anticiper d’un éventuel gouvernement cinq étoiles sur cette question ?

L’Italie sera certainement moins disposée à subir sans combattre les directives venant de l’UE ou des organisations non élues, telles que la troïka européenne. Elle va donc chercher à obtenir la réforme de quelques traités, mais je ne crois pas qu’elle va utiliser la menace de sa sortie de l’Europe. Comme l’ont déjà fait les gouvernements de centre-gauche, on va demander plus de flexibilité face au rapport entre le déficit public et le PIB, pour tenter de relancer l’économie qui, ces dernières années, malgré la flexibilité qui a été octroyée par l’UE, a été successivement utilisée pour donner de grandes primes financières, des grands cadeaux aux entreprises et aux banques ou pour acheter des votes avec des manœuvres démagogiques, comme la réduction fiscale de 80 euros accordée par Renzi aux travailleurs qui ont déjà un salaire. On va chercher à profiter de cette flexibilité, si  on l’obtient, pour garantir un revenu de base à ceux qui sont à la recherche d’un travail, pour faire en sorte qu’ils réussissent à vivre dignement, voire qu’ils puissent consommer un peu. Cela serait fondamental pour donner un peu de souffle à la demande interne et donc à la consommation, car ce déficit de demande représente la vraie cause de la stagnation, vu qu’en Italie la moitié de la population vit dans la pauvreté, précisément parce qu’elle subvient aux besoins de l’autre moitié des Italiens, qui vivent au-dessus de leurs moyens et qui ne paient pas les impôts en profitant de l’économie souterraine.

Un pays ne peut pas avoir une moitié de sa population qui subvient aux besoins de l’autre moitié plus riche et qui ne respecte pas les lois. C’est une situation injuste à laquelle quelqu’un devra faire face tôt ou tard. J’espère que l’Europe nous imposera de lutter sérieusement contre l’évasion fiscale, et que l’Europe ne soit pas seulement cette institution financière aveugle et sourde face aux vrais problèmes qui empêchent l’Italie de se développer, c’est-à-dire l’évasion fiscale de masse et la corruption de masse. L’Europe doit prendre en compte ces paramètres et les imposer à l’Italie, au-delà des paramètres quantitatifs. Vous savez, quand on a 150 milliards d’euros d’évasion fiscale par an, et 60 milliards perdus dans la corruption, cela veut dire qu’on a un énorme trésor caché où l’on peut puiser pour investir en Italie ; aucun autre pays ne présente de tels niveaux de corruption et d’évasion fiscale. Aussi, de la part de ceux qui gouvernent l’Italie, il faut que l’on cesse de culpabiliser toujours l’Europe et que l’on commence à voir ce qu’on peut faire, en Italie, dans le cadre de la configuration actuelle de l’Union Européenne pour récupérer les ressources à redistribuer à ceux qui en ont moins. Et si l’Europe faisait pression sur l’Italie pour  qu’elle rentre dans les clous d’une corruption et d’une évasion fiscale non plus pathologiques, mais physiologiques, c’est-à-dire résiduelles et exceptionnelles, alors qu’à présent elles sont la règle, elle nous ferait une grande faveur et elle rendrait un grand service à l’Italie.

 

Entretien réalisé par Marie Lucas et Lenny Benbara. Traduction effectuée par Giulia Delprete et Francesco Scandaglini après retranscription de Federico Moretti.

 

Crédits photo : Andreas Carter

L’Italie est condamnée au déclin – Frédéric Farah

©Francesco Pierantoni

Les Italiens sont convoqués aux urnes ce dimanche, après une longue et étrange période qui a vu se succéder des gouvernements sans réelle légitimité populaire. Ces gouvernements, de celui de Mario Monti en 2011 jusqu’au dernier en date dirigé par Paolo Gentiloni, ont pourtant poursuivi la transformation économique et sociale du pays à marche forcée : réformes des retraites, du marché du travail, des marchés des biens et services, ou encore de l’organisation territoriale. Par Frédéric Farah.

Cependant, aucun nouveau « miracle italien » n’est venu se présenter. Pire, le pays peine à quitter les terres de la croissance atone et ne parvient pas à échapper aux nombreux périls qui le guettent : crise bancaire de vaste ampleur, fleurons industriels nationaux rachetés par des concurrents étrangers, un chômage de masse, et, plus inquiétant encore, le départ des forces vives du pays.

Les faiblesses de l’économie italienne depuis plus de trois décennies permettent de jeter une lumière sur une construction européenne dont la nature est profondément déflationniste [ndlr, qui favorise la baisse des prix], et qui est le théâtre d’une véritable offensive du capital à l’encontre du travail.

Les commentateurs, qu’il s’agisse des journalistes ou des économistes, expliquent ce marasme en mettant en avant des facteurs essentiellement nationaux :  une dette sans précédent, une corruption endémique, un vieillissement de la population, un écart Nord/Sud plus flagrant que jamais, et une productivité en berne. Ces arguments, s’ils ne sont pas sans pertinence, font la part trop belle aux facteurs endogènes propres à l’Italie. À l’heure de l’intégration européenne, l’explication du marasme à l’aune du seul prisme national relève de l’aveuglement.

Le destin économique et social de l’Italie ne peut s’expliquer sans tenir compte des choix européens portés par les différentes majorités gouvernementales au cours de ces trois dernières décennies. Ce choix dans l’analyse permet de dresser des parallèles avec la promotion de la désinflation compétitive par la France à partir de mars 1983. La France et l’Italie ont défendu cette option avec fermeté pendant plus de deux décennies.

Les faiblesses de l’économie italienne depuis plus de trois décennies permettent de jeter une lumière sur une construction européenne  dont  la  nature  est profondément déflationniste [ndlr, qui favorise la baisse des prix], et le théâtre d’une véritable offensive du capital à l’encontre du travail.

Les choix européens de l’Italie : l’UE comme contrainte extérieure à vocation disciplinaire

Pour l’Italie, les années 1969-1982 sont des années de tensions politiques et sociales renforcées par les conséquences des chocs pétroliers. Elles ont enrayé le cercle vertueux des années antérieures, qui avaient vu la compétitivité italienne s’améliorer puisque la part de l’Italie dans le marché mondial était passée de 2% en 1951 à 4% en 1970. Le taux de croissance annuel moyen s’était établi à 5,3% entre 1951 et 1958, mais avait connu une décélération entre 1958 et 1967 pour s’établir en moyenne annuelle à 3,6%.

Romano Prodi, le président du Conseil Italien qui incarne l’entrée de l’Italie dans l’euro. ©Francesco Pierantoni

Après ses années de prospérité économique, dans les années 70, l’Italie se retrouve dans une spirale inflation-dépréciation, et sous l’impulsion de la Banque d’Italie, le choix européen apparaît alors comme un moyen d’infléchir cette direction et de procéder aux ajustements nécessaires. L’Italie comme la France – et l’ouest du continent en général, du reste – s’apprêtent à emboîter le chemin de la désinflation compétitive dont les trois piliers sont connus : austérité salariale, austérité budgétaire et monnaie forte. Toutes les nations ne l’ont pas mise en œuvre avec la même rapidité.

C’est l’adhésion de l’Italie au système monétaire européen en 1979 qui marque le premier temps de la reprise en main de l’outil monétaire par la banque centrale italienne. La lire continue sa dépréciation, mais la progression des salaires est contenue et les marges des entreprises connaissent un redressement.

Néanmoins, afin de maintenir une activité dynamique, les Italiens ne restreignent pas leurs dépenses publiques, et ce au prix d’un endettement massif. D’autant plus que, depuis 1981, le trésor italien et la banque d’Italie sont séparés. Le rachat de la dette par la banque centrale est alors impossible.

Dans ce cadre, la politique budgétaire devient impossible en raison d’un véritable effet « boule de neige ». D’une part, la croissance se tasse et de l’autre, les taux d’intérêts s’envolent. La charge réelle de la dette devient plus lourde et le ratio d’endettement dépasse les 100% en 1991.

Le traité de Maastricht finit de resserrer le garrot sur l’économie italienne

Le traité de Maastricht représente l’acte II de la réorientation de la politique italienne. À ce moment-là, l’Italie ne peut plus adapter le taux de la lire à la réalité de la compétitivité de l’économie italienne. Le traité de Maastricht contribue à la détérioration de la compétitivité italienne. Cette surévaluation de la lire est à l’origine de la crise spéculative de 1992. L’Italie y a répondu sous la houlette du gouvernement technique de G. Amato en réduisant de moitié les déficits publics. De grandes réformes sont alors menées dans la politique sociale et le système de retraites publiques. Seule la dévaluation de la lire limite l’effet récessif de pareils choix économiques. Ces années 1990 voient l’affirmation de gouvernements techniques préfigurant ceux à venir, comme celui de Mario Monti en 2011.

La marche vers l’euro initie pour l’Italie – comme pour bon nombre de pays – des années d’austérité, et le gouvernement de Romano Prodi va jusqu’à faire naître un impôt sur l’Europe pour rendre possible l’adoption de la monnaie unique.

Là encore, cette politique est très coûteuse en matière d’emplois et de croissance. Puisque l’Italie entre dans l’euro avec une monnaie surévaluée, elle est obligée de mener une politique de rigueur qui affaiblit durablement ses performances, avec une croissance annuelle qui passe rarement au-delà de la barre des 1%.

Ce parcours nous révèle le rôle joué par la contrainte extérieure, véritable instrument disciplinaire qui est censé ramener à la raison économique les nations et les peuples européens trop dépensiers.

Ici, la définition de l’austérité proposée par la juriste italienne Clara Mattei nous semble pertinente, même si elle s’applique au départ au contexte des lendemains de la Première Guerre mondiale. « L’austérité comme message moral, économique et technocratique par lequel les experts visent à éduquer et à civiliser une société civile en proie à l’agitation aux lendemains de la guerre. » [2]

La marche vers l’euro constitue pour l’Italie – comme pour bon nombre de pays  des années d’austérité, et le gouvernement de Romano Prodi va jusqu’à faire naître un impôt sur l’Europe pour rendre possible l’adoption de la monnaie unique.

Si l’on pouvait modifier cette définition à la marge, nous dirions qu’elle vise à éduquer des sociétés européennes dont les demandes de démocratie sociale ont pu apparaître excessives à certaines élites publiques et privées durant les années 1970.

La contrainte extérieure conduit non seulement à l’austérité, mais aussi à une véritable paralysie des instruments de la politique économique. Une situation on ne peut plus dommageable pour l’économie italienne.

Une étude plus récente de C. Fernandez et Pilar Garcia Perea indique, comme le rappelle l’économiste M. Anota sur son blog : « Dès l’introduction de l’euro, l’Italie, le Portugal et la Belgique ont très rapidement pris du retard. En effet, leur niveau de vie aurait augmenté plus rapidement si l’Italie et le Portugal n’avaient pas adopté l’euro. »

En effet, l’Italie est désormais dépourvue d’instruments macro-économiques à même de soutenir sa demande intérieure. Les relais européens ne sont pas non plus au rendez-vous en matière de stratégie de croissance. L’atonie de la demande semble être alors durable et les stratégies du tout export ne peuvent compenser pareille faiblesse.

Des études économiques diverses révèlent combien ce choix européen a été dommageable. Une note de l’OFCE le souligne en 2008, à la veille de la crise : « En vérité, les performances de croissance des pays de la zone euro cachent des situations disparates entre ses États membres. Un fossé s’est creusé entre grands et petits pays de la zone euro, fossé dont témoigne le maigre surplus de croissance réalisé depuis dix ans dans les grands pays : en moyenne, entre la phase de convergence et la phase d’adoption de l’euro, les grands pays de la zone euro ont bénéficié d’un gain annuel de 0,2 point, i.e. moitié moindre de celui de l’ensemble de la zone. » [3]

Une étude plus récente de C. Fernandez et Pilar Garcia Perea indique, comme le rappelle l’économiste  M. Anota sur son blog : « Enfin, dès l’introduction de l’euro, l’Italie, le Portugal et la Belgique ont très rapidement pris du retard. En effet, leur niveau de vie a suivi une trajectoire inférieure à celle qu’il suit dans le scénario contre-factuel [ndlr, le scénario qui sert de point de comparaison dans une évaluation économique] ; il aurait augmenté plus rapidement si l’Italie et le Portugal n’avaient pas adopté l’euro. » [4]

Avant la crise des dettes souveraines, l’Italie est déjà sous la menace d’une désintégration politique et économique car elle est privée de nombreux instruments, et qu’elle s’affaiblit en raison de choix de politique économique qui ont eu des effets pénalisants sur la demande. La crise économique de 2008 et sa transformation en crise des dettes souveraines se sont traduites en choc de la demande.

L’Italie dans le piège de la crise « des dettes souveraines » entre 2008 et 2017

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Silvio Berlusconi au congrès d’European’s people party. ©EPP

L’Italie s’est retrouvée au coeur de la spéculation sur la crise des dettes souveraines. Elle a dû supporter un violent renchérissement du coût de sa dette en 2011 sous l’effet de la spéculation financière. Tout ceci sans compter la claire ingérence de l’Union européenne qui a contribué à la chute du dernier gouvernement Berlusconi. Jean Claude Trichet, dans une lettre au président du Conseil du 5 aout 2011, l’affirme d’ailleurs : « le conseil des gouverneurs considère que l’Italie doit d’urgence rétablir la qualité de sa signature souveraine et réaffirmer son engagement pour une stabilité fiscale et des réformes structurelles. » Juste après l’éviction de Silvio Berlusconi, la Banque centrale européenne et les institutions européennes saluent d’ailleurs l’arrivée au pouvoir de M. Monti, ancien commissaire européen et franc soutien au néolibéralisme.

Une violente politique d’austérité est alors mise en place par le gouvernement de Mario Monti. Elle laisse l’Italie exsangue. Son gouvernement, sans la moindre légitimité populaire, procède alors à une réduction brutale de la dépense publique, entreprend de défaire un peu plus le statut des travailleurs de 1970 et engage une réforme des retraites profondément inique : la loi Fornero. Mario Monti laisse au pays la pire récession connue depuis la guerre, après celle de 2008-2009. Le revenu par habitant, lui, recule au niveau de 1997 !

La crise que rencontre l’Italie est un véritable choc de demande et non une crise de l’offre

Sur la période 2011-2016, l’activité du pays recule de 0,4% par an en moyenne. La crise a un effet marqué sur l’investissement en Italie : il a baissé de 2,7% en moyenne par an. L’investissement en biens d’équipement s’est en particulier contracté de 1,5% par an en moyenne entre 2011 et 2016. Par ailleurs, l’investissement en construction a chuté de 4,6% en moyenne par an depuis 2011, soit bien davantage qu’en France (–0,4%).  Le fort repli de l’investissement tient surtout aux conditions de financement qui se sont nettement dégradées en Italie.

Le crédit aux entreprises, qui progressait parallèlement en France et en Italie de 2004 à 2011, décroche dans la péninsule, et entraîne la baisse de leur investissement. D’autre part, la forte hausse des coûts de financement public conduit le gouvernement italien à mettre en œuvre une consolidation budgétaire marquée. En 2012 et 2013, le solde structurel italien s’améliore ainsi de 3,2 points, contre 1,8 point en France. Cette politique budgétaire plus restrictive explique l’écart de croissance de la consommation et de l’investissement publics sur la période par rapport à la France.

Le gouvernement Renzi poursuit cette politique dans le même esprit que son prédécesseur. Il a ainsi engagé une nouvelle réforme des retraites et le fameux « Jobs Act » dont les résultats médiocres ont offert un peu plus de sécurité à l’employeur et de plus en plus de flexibilité au travailleur.

La productivité recule de 1,5% en rythme annuel depuis 2000 en Italie. Ce constat est identique lorsque l’analyse porte sur la productivité horaire.

L’Italie a perdu 600 000 emplois industriels et un quart de sa production industrielle depuis le début de la crise économique, mais l’industrie représente 16% de la valeur ajoutée. Elle dispose encore d’une véritable capacité industrielle. Le chômage, lui, dépasse les 11% de la population active et atteint 34% des jeunes actifs.

Pourtant, l’analyse qui prévaut aujourd’hui est celle d’un choc d’offre négatif. Selon ce point de vue, le seul moyen de redonner vie à la croissance italienne est d’engager les réformes de structure réclamées par les autorités européennes. C’est pourquoi le gouvernement Renzi poursuit cette politique dans le même esprit que son prédécesseur. Il a ainsi engagé une nouvelle réforme des retraites et le fameux « Jobs Act » dont les résultats médiocres ont offert un peu plus de sécurité à l’employeur et de plus en plus de flexibilité au travailleur.

La réforme constitutionnelle qu’il a voulu mettre en place s’est soldée par l’échec du référendum de 2016, qui a vu sa démission actée. L’Italie, aux prises avec une monnaie trop forte, la perte de son outil budgétaire et monétaire, est condamnée à des politiques déflationnistes.

L’argument de la dette est systématiquement mis en avant. Cependant, il ne faut pas oublier de dire que l’Italie dégage des excédents budgétaires primaires depuis 1990. Il en va de même pour les questions conjoncturelles, comme le rappelle une note de l’Insee : « Cependant, la plupart de ces facteurs, d’ordre structurel, sont très difficiles à quantifier. Par ailleurs, ils ne peuvent rendre compte de l’ampleur du décrochage à la fois dans le temps – avant et après 2000 – et dans l’espace, relativement à la France notamment. Par exemple, le taux de recherche et développement est certes plus faible que dans le reste de l’Europe, mais il l’était déjà dans les années 1990, sans écart apparent de croissance, et a même davantage augmenté depuis 2000 en Italie qu’en France. Aussi, le taux de diplômés de l’enseignement supérieur augmente plus nettement en Italie que dans le reste de l’Europe. Par ailleurs, le taux d’investissement productif transalpin est resté proche de celui des entreprises françaises jusqu’en 2010 et n’a décroché qu’avec la crise des dettes souveraines. Enfin, les disparités régionales ne semblent pas particulièrement la cause du décrochage (concernant les rigidités du marché du travail, Hassan et Ottaviano (2013) montrent, à partir des données de l’OCDE sur la protection dans l’emploi, que l’Italie a davantage assoupli son marché que la France et l’Allemagne de 2000 à 2007. » [5]

Aujourd’hui, l’Italie connaît une reprise modeste portée par un regain d’augmentation des salaires ainsi que par une légère impulsion budgétaire de plus 0,3%. Cependant, son PIB en volume reste de plus de 6% inférieur à son niveau d’avant crise. En 2018-2019, encore une fois, la modeste croissance trouvera ses moteurs dans la demande interne et l’investissement. L’Italie paie d’un lourd tribut ses choix européens : chômage en hausse, alourdissement de la dette, perte de marchés extérieurs. Son destin, par bien des aspects, croise celui de la France. Ils sont les grands perdants de l’euro, en tant que grands pays de la zone.

Aujourd’hui, comme la France, l’Italie n’a eu de cesse de céder des grands groupes industriels, agroalimentaires, ou de la téléphonie. Pourtant, l’Italie dispose de véritables atouts qui pourraient lui permettre de rebondir. Pour espérer le faire, c’est hors de la zone euro qu’il faudra néanmoins le penser.

[2] Clara Mattei, “The Guardians of International Consensus and the Technocratic Implementation of Austerity”, in Journal of Law and Society, n°1, mars 2017

[3] La zone euro : une enfance difficile, lettre de l’OFCE, 12 decembre 2008

[4] <http://www.blog-illusio.com/2016/01/l-impact-de-l-euro-sur-les-echanges-et-le-niveau-de-vie.html>

[5] “Pourquoi la croissance de l’Italie a-t-elle décroché depuis 2000 comparée à la France ?”, note de conjoncture de l’INSEE, 20 juin  2017, <https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/2871885/062017_d2.pdf>

Crédits photos : ©Francesco Pierantoni

L’Italie face aux pires élections de son histoire

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Silvio Berlusconi au congrès d’European’s people party. ©EPP

Le 4 mars 2018 auront lieu les élections législatives italiennes. Alors que le pays est fracturé par de profondes divisions sociales et 20 ans de stagnation économique, le champ politique semble toujours incapable de fournir une solution à la crise profonde que traversent nos voisins méditerréanéens.

Qui conserve encore un minimum de mémoire historique n’aura aucun mal à reconnaître que les prochaines élections qui auront lieu le 4 mars en Italie peuvent être légitimement considérées comme les pires que le pays ait connues. Bien que victime depuis plusieurs décennies d’une dérive oligarchique, le “Belpaese” n’avait jamais vu une campagne électorale aussi fade, rustre et dépourvue de repères. Dans les talk-shows télévisés, des marées de promesses et d’âpres saillies entre les prétendants masquent une absence d’idées déconcertante, quand ce n’est pas le relatif consensus entre eux qui trouble l’observateur.

Les perspectives sont désolantes. Un magnat octogénaire aux multiples casseroles – tant politiques que judiciaires – s’apprête à remporter de nouveau les élections, même s’il ne pourra pas être élu au Parlement car une loi le rend inapte à se présenter directement. Silvio Berlusconi est comme un phénix : il renaît de ses cendres à chaque fois qu’il est donné pour mort. Il est allié au lepéniste Matteo Salvini (qui hier encore voulait diviser l’Italie en deux et brocardait les méridionaux), et quelques autres excroissances post-fascistes. Pourtant, ces forces n’ont jamais eu de programmes aussi divergents, ce qui provoque des tensions dans l’alliance de “centre-droit”.

De l’autre côté, le centre gauche est acculé. Le Parti Démocrate paie la faible clairvoyance d’un leader qui, alors qu’il n’a même pas quarante-cinq ans, est déjà grillé à cause d’une fougue et d’une insolence qui l’ont rendu insupportable aux yeux d’une grande partie des électeurs. Si Emmanuel Macron a montré un talent hors du commun pour incorporer les critiques de ses adversaires et les retourner à son avantage, Matteo Renzi a réussi à s’aliéner tout le monde. Quant aux ramifications du PD – Piu Europa, Insieme e Civica popolare –, qui constituent de petits cartels électoraux formellement indépendants, elles ne cumulent que peu de points dans les sondages.

Il faut prendre au sérieux les retournements d’alliance post-électoraux, qui ont permis à l’Italie, au cours des dernières années, d’obtenir une stabilité politique à coup de trahisons et de scissions dans les groupes parlementaires. (…) Ce type de scénario pourrait se produire de nouveau, quelle que soit la coalition qui parviendra à la majorité relative.

Le Mouvement Cinq Étoiles, de son côté, fluctue autour de 30%. Un tel résultat lui assurerait la position de premier parti italien, mais il ne serait que deuxième par rapport au centre droit coalisé et loin de la possibilité de former un gouvernement. Le mouvement se retrouve orphelin de son fondateur : la vedette comique Beppe Grillo, désormais manifestement en retrait. Celui-ci a choisi comme figure de proue Luigi Di Maio, un jeune loup de l’aile droite du mouvement qui n’a pas manqué de diluer les rares bonnes choses que proposaient naguère les “grillini”. Il reprend désormais à son compte la rhétorique sur la nécessaire austérité et la réduction des dépenses de l’État italien.

Le moment de vérité sera la période post-électorale. Les bookmakers parient, au cas où le centre droit n’aurait pas la majorité, sur une grande coalition entre l’octogénaire Berlusconi et Renzi – dont l’avenir semble compromis. De façon moins probable, il pourrait y avoir une alliance entre le lepéniste Salvini et Di Maio du M5S. Il faut prendre au sérieux les retournements d’alliance post-électoraux, qui ont permis à l’Italie, au cours des dernières années, d’obtenir une stabilité politique à coup de trahisons et de scissions dans les groupes parlementaires. La classe politique est notoirement habituée à se précipiter pour soutenir le vainqueur. Ce type de scénario pourrait se produire de nouveau, quelle que soit la coalition qui parviendra à la majorité relative.

Et à gauche ? Son absence dans le jeu politique et les scénarios post-électoraux en disent long sur l’insignifiance des héritiers d’une page glorieuse de l’histoire italienne. Jadis la plus influente du continent, la gauche italienne est quasiment inexistante. À la gauche du PD, un cartel électoral baptisé “Libres et Égaux” s’est formé, dont l’initiateur est Massimo D’Alema. Le D’Alema des privatisations, de la flexibilité du travail et des traités européens… À force de traîner les lambeaux du Parti Communiste Italien de plus en plus vers le néolibéralisme, D’Alema et les siens ont buté sur plus habile qu’eux et, marginalisés au sein du parti, ils en sont sortis en essayant de se construire une image de progressistes. Cependant, leur l’horizon demeure celui d’un centre gauche traditionnel, voué à un credo néolibéral mal déguisé : tout le monde sait qu’un PD épuré de l’influence de Renzi les ferait revenir au bercail.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les LeE ont choisi comme chef de file Pietro Grasso, président du Sénat, qui a un profil hyperinstitutionnel et dépourvu de la moindre veine charismatique. Ce qui s’avère néanmoins difficilement compréhensible, si ce n’est par opportunisme, c’est l’adhésion de Sinistra Italiana (Gauche Italienne) à cette coalition, menée par Nicola Fratoianni. Bien qu’elle ne soit jamais apparue comme un objet particulièrement original, Sinistra Italiana semblait avoir acté une nette distanciation à l’égard de la pratique et de la culture politique incarnée par les ex du PD. Cette incompatibilité s’est d’ailleurs constatée avec l’apparition de tensions internes qui se sont exacerbées au moment de la présentation des candidatures. On peut légitimement anticiper une nouvelle division après les élections.

Le tableau est complété par un attirail de phrases velléitaires, de poings levés, de radicalisme mal pavoisé, de pureté idéologique étalée aux quatre vents.

Que dire alors de Potere al Popolo [Pouvoir au Peuple] ? Si l’on souhaite être objectif, tout ce qu’on peut reconnaître à cette nouvelle formation est d’avoir été mise sur pied par un groupe de jeunes napolitains à qui l’on doit de louables actions de mutualisme et de luttes sociales locales. Cependant, les mérites de cette formation s’arrêtent là. Malgré l’insertion du mot peuple dans leur nom, nous sommes bien loin de la stratégie populiste qui est à la base du succès de Podemos et de La France Insoumise. La perspective demeure celle d’une simple convergence des luttes par le bas, bien que l’Italie ne connaisse aucun mouvement digne de ce nom depuis fort longtemps. L’appel aux luttes relève donc largement de l’incantation. Potere al popolo reproduit les erreurs systématiques de la gauche italienne : à chaque timide manifestation syndicale le refrain “Nous devons redémarrer de cette place” est entonné ; sans que jamais une direction ne soit définie ni le périmètre de ces rassemblements établi. Potere al popolo est marqué par la culture minoritaire, qui affleure à chaque coin de rue : le mouvement clame qu’il n’est pas important d’atteindre les 3% nécessaires pour entrer au parlement (et on en est très loin pour le moment, puisque Potere al Popolo semblerait stagner en-dessous de 1%) ; et les actions initiées restent celles des militants traditionnels, dont le nombre est désormais plutôt clairsemé, et dont les perspectives sont faiblement séduisantes pour un électorat hétérogène. Le tableau est complété par un attirail de phrases velléitaires, de poings levés, de radicalisme mal pavoisé, de pureté idéologique étalée aux quatre vents.

Potere al popolo en est encore à revendiquer le monopole de la “vraie gauche” à ses concurrents. Sur les réseaux sociaux, la campagne se limite souvent à expliquer que la “vraie gauche” ce n’est pas “Libere e uguali” mais Potere al popolo”. Comme si une telle lutte pour l’étiquette pouvait intéresser qui que ce soit et mobiliser les Italiens… Potere al popolo n’est pas capable de proposer un horizon alternatif et un projet global. Le mouvement est d’ailleurs désincarné et n’admet toujours pas l’importance du fait d’avoir un leader qui exerce la fonction de tribun, et l’importance des moyens de communication modernes dans l’élaboration d’une stratégie politique : Viola Carofalo n’est ni Pablo Iglesias, ni Jean-Luc Mélenchon. Au-delà des bonnes intentions donc, le langage et l’esthétique déployés rendent le mouvement incapable d’élargir sa base. Sur le thème européen, enfin, Potere al Popolo maintient une ambiguïté de fond, puisqu’ils sont bloqués par la possibilité de l’alliance en vue avec le maire de Naples De Magistris, lequel de son côté a déjà rallié Yannis Varoufakis dans la perspective des élections européennes de 2019.

L’Italie ne semble donc toujours pas mure pour l’apparition d’une force politique progressiste capable de coaliser des aspirations transversales et capable de vivre hors du spectre du PCI, tout en déjouant la stratégie populiste du Mouvement Cinq Etoiles, qui a réussi à articuler un certain nombre d’aspirations et qui séduit bon nombre d’électeurs issus de la gauche. Le paradoxe est que ces élections dévoilent à quel point le champ politique italien est un cadavre à la renverse, et qu’il existe donc une fenêtre d’opportunité pour élaborer un tel projet. L’Italie en a urgemment besoin.

Le clivage gauche-droite est mort en Italie – Entretien avec Samuele Mazzolini

Samuele Mazzolini, fondateur du mouvement Senso Comune

Samuele Mazzolini est un intellectuel italien chercheur à l’université d’Essex au Royaume-Uni. Il est par ailleurs co-fondateur du mouvement italien Senso Comune, d’inspiration gramscienne et populiste. Nous l’avons interrogé sur la situation politique italienne, quelques mois avant les élections législatives, et sur le projet de Senso Comune.

 

LVSL : Les élections municipales de juin 2017 ont été remportées haut la main par les deux principaux partis de droite : Forza Italia de Silvio Berlusconi et la Ligue du Nord de Matteo Salvini. Bien que distancées dans les sondages nationaux par le Mouvement Cinq Etoiles (M5S) et le Parti Démocrate (PD), les droites italiennes semblent avoir le vent en poupe. Quelles sont les orientations et les stratégies respectives de ces deux formations ?

En effet, les droites italiennes ont été enterrées trop vite, comme l’ont bien démontré les élections municipales de juin 2017, de même que les récentes élections régionales en Sicile. Avec la chute du gouvernement Berlusconi en 2011 et une série de scandales qui ont touché dans le même temps la Lega Nord (Ligue du Nord, NdT), la droite a certainement été sérieusement ébranlée, mais elle est parvenue à se ressaisir. Commençons par la Lega Nord, qui a réalisé un véritable exploit. Il y a quelques jours, il a été officiellement décidé que son nom serait la Lega et non plus la Lega Nord. Ce changement de nom scelle un processus lancé par son président, Matteo Salvini, depuis qu’il a pris les rênes du parti en 2013. En substance, le projet de Salvini est de transformer son parti en équivalent italien du Front National de Marine Le Pen, avec laquelle – et ce n’est pas un hasard – il a entretenu des liens étroits durant ces dernières années. Il ne s’agit donc plus d’un parti qui porte des revendications régionalistes, à visée « nordiste » [auparavant, la ligue du Nord portait des revendications régionalistes et autonomistes, ndlr]  et aux accents séparatistes, mais bien d’un parti national délivrant un discours destiné au pays dans son ensemble. En interne, Umberto Bossi – le fondateur de la Lega – a été mis en minorité, même si la large victoire du référendum sur l’autonomie de la Vénétie promue par le gouverneur Zaia a partiellement rebattu les cartes.

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Silvio Berlusconi au congrès d’European’s people party. ©EPP

En quoi consiste la politique de Salvini ? L’élément central qui la caractérise, dans la droite ligne du FN, est certainement le thème de l’immigration. Cette intolérance à l’égard des flux migratoires qui touchent notre pays existait déjà et leur augmentation exponentielle n’a probablement pas aidé, mais Salvini a été capable d’exacerber ce sentiment. De plus, il s’est habilement emparé de certaines luttes qui n’ont pas de marqueur idéologique, à l’instar de l’opposition à la réforme des retraites d’Elsa Fornero ou encore l’euroscepticisme. Il faut reconnaître qu’il s’agit d’un homme politique très habile, son style direct et ses idées excentriques sont ses plus grands atouts. Je pense que, bien que ce soit une horreur en termes de contenus, il y a beaucoup à apprendre de sa capacité à créer de l’adhésion à son discours. Il est toutefois confronté à un obstacle encore très important, issu de son passé : il s’agit des vidéos dans lesquelles Salvini entonne des chants contre Naples et le sud qui ne peuvent pas être supprimées. Chacune de ses apparitions dans le Sud est accompagnée de mouvements de protestation très forts. Bien que son poids électoral ait augmenté, alors qu’auparavant le symbole du parti n’apparaissait même pas sur le bulletin de vote, la transformation de la Lega en un vrai parti national n’est pas encore complètement achevée.

LVSL : A 81 ans, après avoir été condamné pour fraude fiscale puis pour corruption, aujourd’hui inéligible, que peut encore Silvio Berlusconi ? Quel rôle peut-il jouer dans la recomposition actuelle des droites et, plus généralement, dans la vie politique italienne ?

Berlusconi est une sorte de phœnix, la manière dont il réussit à chaque fois à renaître de ses cendres est incroyable. Certes, il ne bénéficie plus de la popularité électorale qu’il avait alors, et dans l’hypothèse où il devrait renouer une coalition avec la Lega, son leadership ne va plus de soi, tant il est vrai que les accords préliminaires prévoient qu’en cas de victoire, ce sera le chef du parti de la coalition qui obtiendra le plus de voix qui distribuera les cartes. Toutefois, il convient de rappeler l’ambiguïté maintenue par Berlusconi ces dernières années à l’égard de Matteo Renzi. Bien que ce « je t’aime, moi non plus » lui ait coûté cher – nombreux ont été ses parlementaires qui l’ont lâché pour soutenir de l’intérieur le PD -, on évoque avec insistance la possibilité d’une alliance post-électorale entre lui et Renzi lors de la prochaine législature, face à l’absence d’une majorité claire au parlement.

“Le réflexe anti-berlusconien du centre-gauche est en train de se dissiper (…) De cette façon, il y aurait une réunification entre celui qui a incarné symboliquement l’ethos néolibéral – Berlusconi – et le camp qui a fourni le personnel politique le plus fidèle au projet néolibéral – le centre-gauche.”

Les intéressés nient, mais les contacts ne manquent pas et dans ce cas de figure, il est important de prêter attention aux bruits de couloirs et aux déclarations de ces parlementaires qui agissent en sous-main. Après des décennies de levées de boucliers, le réflexe anti-berlusconien du centre-gauche est en train de se dissiper. C’est peut-être une bonne chose, dans le sens où cela serait une entreprise de clarification après des décennies pendant lesquelles le pays s’est divisé autour d’un clivage principalement pro/anti Berlusconi. De cette façon, il y aurait une réunification entre celui qui a incarné symboliquement l’ethos néolibéral – Berlusconi – et le camp qui a fourni quant à lui le personnel politique le plus fidèle au projet néolibéral – le centre-gauche.

LVSL : Après le désaveu du « non » au référendum sur la réforme constitutionnelle en décembre 2016 et un échec cuisant lors des dernières élections municipales, Matteo Renzi est de nouveau en selle pour conduire la campagne du Parti Démocrate en vue des élections législatives du printemps prochain. Quel est son bilan à la tête du gouvernement italien (2014-2016) ? Peut-il espérer rassembler les rangs démocrates derrière lui ?

Le bilan de Renzi est mauvais, et je ne dis pas cela seulement d’un point de vue partisan, mais aussi de son point de vue à lui. Retraçons à grands traits son ascension. Renzi se présente comme le nouveau visage de la politique, comme l’innovateur fraîchement débarqué, au parler simple et à la répartie facile, aux idées « cool » dans l’air du temps – ici aussi, l’analogie avec la France est importante : Renzi est le Macron italien, à la différence importante que Renzi a réussi à s’emparer d’un appareil de parti via l’organisation de primaires ouvertes. Tous deux mettent en scène une sorte de populisme du centre paradoxal, populiste dans le sens où ils créent un antagonisme très accentué avec la vieille classe politique – en premier lieu celle de son parti, dans le cas de Renzi – mais paradoxale car centriste, c’est-à-dire réfractaire à la mise en échec concrète du statu quo. Celui de Renzi a été une petite comédie faite de phrases hyperboliques et américanisées revisitées à la sauce italienne. Au moins, en ce qui concerne Macron – maigre consolation –, on peut dire qu’il existe un souffle culturel et conceptuel légèrement plus marqué. Au départ le modèle renzien apparaît comme particulièrement séduisant : le jeune qui brûle les étapes et se fraye un chemin contre la vieille bureaucratie d’un parti ankylosé, en mettant tout le monde au tapis.

Matteo Renzi en juin 2016 ©Francesco Pierantoni

Après quoi Renzi est entré dans une sorte de frénésie, qui a à voir avec son attitude fanfaronne. Son arrivée au gouvernement a été bien plus une manœuvre machiavélique, à la House of Cards, qu’une investiture populaire. Ici, la dimension populiste s’est faite plus discrète. Cette agitation peu clairvoyante s’est répercutée sur de nombreux aspects. Sa garde rapprochée, par exemple, est restée principalement toscane, la région d’où il a démarré : des gens parfois pathétiques et pas à la hauteur des enjeux nationaux. Il n’a pas réussi à élargir la portée de sa politique, à coopter des personnes, des courants, des compétences, ou alors de façon totalement éphémère. De manière encore plus significative, son action au gouvernement a confirmé les soupçons de ceux qui se sont opposés à lui dès la première minute : son ascension était soutenue et favorisée par des élites italiennes, avec les intérêts des grands groupes bancaires qui ont pris le dessus sur tous les autres – ce n’est pas un hasard si 24 milliards ont été offerts au système bancaire au cours de cette législature. Cet aspect est désormais assez clair pour tout le monde.

“Renzi est le Macron italien, à la différence importante que Renzi a réussi à s’emparer d’un appareil de parti via l’organisation de primaires ouvertes. Tous deux mettent en scène une sorte de populisme du centre paradoxal : antagoniste avec la vieille politique, mais réfractaire à la mise en échec du statu quo.”

Enfin, l’erreur la plus stupide a été la proposition de réforme constitutionnelle, une proposition excessivement liée à sa personne, mais surtout incapable d’incorporer une série de revendications qui avaient un poids important – telle que la suppression définitive du bicaméralisme, tandis que Renzi avait prévu la création d’un Sénat régional avec des compétences différentes. L’échec référendaire qui s’en est suivi a été retentissant, et a considérablement redéfini ses ambitions politiques. Récemment, il a fait passer en force, en coulisses, une loi électorale très contestée qui a donné lieu à d’âpres polémiques, surtout de la part du Mouvement 5 Etoiles (Movimento 5 Stelle), démontrant encore une fois son incapacité à saisir une revendication aussi partagée dans tout le pays que celle des préférences [l’idée est d’inclure la possibilité de signaler sa préférence pour tel ou tel député lors d’un vote de liste, et de ne pas voter uniquement pour la liste, ndlr]. De temps en temps, il pourrait lâcher un peu de lest, suffisamment pour repousser les embûches qui se présentent à lui. Mais il ne le fait pas. Politiquement, il s’est avéré être bien plus bête que ce qu’on pensait au début.

LVSL : Le Mouvement Cinq Etoiles, fondé en 2009 par l’humoriste Beppe Grillo, s’est durablement installé sur la scène politique italienne au point d’occuper aujourd’hui la première place dans les intentions de vote. Comment décrire ce parti parfois qualifié d’« objet politique non identifié », ne s’agit-il pas du mouvement populiste le plus « transversal » d’Europe ? Comment expliquez-vous son succès ?

Le coup qu’a réussi le Movimento 5 Stelle (Mouvement 5 Etoiles, M5S, NdT) est l’une des opérations les plus ingénieuses de la politique italienne et je le dis sans les soutenir pour autant, bien au contraire. Grillo a compris que les temps avaient changé, que la reproduction des clivages du XIXe siècle fonctionnait de moins en moins et que la représentativité des partis politiques était largement érodée. En ce sens, il y avait une foule d’électeurs à conquérir. A gauche, on a simplement tendance à stigmatiser l’opération grilliniste à cause de ses aspects ambigus, en perdant ainsi de vue les aspects performatifs et la possibilité d’apprendre quelque chose : le M5S a donné vie à une tradition politique ex nihilo qui en quelques années a révolutionné la réalité politique du pays.

“Comme le péronisme en Argentine, le M5S a donné vie à un cadre apte à faire appel à des identités, des symboles et des questions très variés (…) Et c’est vraiment ce que la gauche est incapable de faire : s’emparer de nouveaux signifiants polysémiques afin de pouvoir y imprimer sa propre interprétation. Il y a trop de termes que la gauche s’est fait dérober.”

Ce n’est pas par hasard si, sur un plan purement formel, et en dehors de conditions historiques et organisationnelles complètement différentes, j’aime comparer l’opération grilliniste au péronisme argentin. Pourquoi ? Parce que comme le péronisme, le M5S a lui aussi donné vie à un cadre apte à faire appel à des identités, des symboles et des questions très variés. Il y a une sorte d’hypertrophie, d’étirement de ce que le philosophe Ernesto Laclau appelle la chaîne d’équivalence, à savoir un discours politique qui englobe et crée un rapport analogique entre les diverses instances de changement social. Comme pour le cas argentin, ces diverses demandes ne sont pas réélaborées dans le sillage d’une orientation idéologique claire, mais restent unies, de manière freudienne, par un amour commun du père. Or, je trouve que tandis que dans le péronisme le père est sans aucun doute Perón, dans le cas du M5S, le plus petit dénominateur commun n’est pas tant Grillo que la question morale, véritable mirage salvateur en Italie depuis quelques décennies. C’est vraiment le caractère fondamentalement vide de ce drapeau qui fait qu’il s’agit du mouvement populiste le plus transversal d’Europe, comme tu le soulignes. Et c’est véritablement ce que la gauche est incapable de faire : s’emparer de nouveaux signifiants polysémiques afin de pouvoir y imprimer sa propre interprétation.  Il y a trop de termes que la gauche s’est fait dérober.

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Luigi di Maio, leader du M5S. ©Mattia Luigi Nappi

LVSL : En septembre dernier, les adhérents du M5S ont désigné leur chef de file pour les élections législatives. C’est le napolitain Luigi Di Maio, 31 ans, vice-président de la Chambre des députés qui briguera donc le poste de président du Conseil. Ce choix implique-t-il un quelconque changement dans la ligne et la stratégie du M5S ?

Jusqu’à présent, le M5S a démontré sa capacité à dissimuler de manière habile sa géographie politique interne, notamment grâce à un centralisme despotique qui sanctionne toute velléité de courants. Toutefois, je crois pouvoir dire que son choix de leader marque une certaine normalisation du M5S, dont la responsabilité ne doit pas être attribuée au vote des inscrits, car de fait, en septembre, a uniquement eu lieu la ratification d’un choix opéré il y a longtemps par les instances dirigeantes du mouvement. Par ses façons de faire, par l’esthétique et par le peu qu’on est parvenu à comprendre de ses déclarations, Di Maio incarne un choix démocrate-chrétien, de respectabilité, une caution de non-dangerosité du mouvement à l’égard des intérêts économiques les plus importants, avec une tendance à nourrir certains des penchants les plus réactionnaires, en particulier sur la question de l’immigration.

La nomination de Di Maio a déclenché à gauche une série de réactions dérisoires. Mais ceux qui le fustigent car il n’est pas particulièrement cultivé se trompent, car la politique n’est pas non plus une lutte pour afficher son érudition. Les maladresses de Di Maio s’avèrent être bien plus parlantes à l’électeur moyen que les discours opaques des leaders de gauche. Toutefois, il est vrai que son aspect de vendeur immobilier est peu charismatique et contraste sûrement beaucoup avec le ton chaleureux de Grillo. C’est probablement une manière, encore une fois, de couvrir un spectre encore plus large de l’électorat.

LVSL : A la gauche du Parti Démocrate, les forces sont éparpillées malgré l’alliance récente entre MDP, Sinistra italiana et Possibile dans la coalition Libere e uguali. Article 1 – Mouvement démocrate et progressiste, né en février 2017 d’une scission avec le PD, Gauche Italienne également structuré en parti politique depuis 2017, ou encore le Parti de la Refondation communiste : aucune de ces formations ne semble susciter l’adhésion. Comment expliquez-vous l’incapacité des gauches italiennes à sortir de la marginalité ?

La gauche italienne appartient davantage à l’éventail des pathologies psychiques qu’à la politique. Si on entrait dans le vif du sujet, il y aurait trop de choses à dire et à préciser, notamment parce que l’archipel de la gauche a subi de nombreuses mutations au cours de ces dernières années.  Je préfère tenir un discours plus large. On peut en effet distinguer une série de tares qui ont rendu la gauche progressivement inefficace, velléitaire, et même nuisible.

Tout d’abord, la gauche garde une approche platonicienne, dans le sens où elle pense que les masses sont dans l’erreur et qu’elles doivent donc être éclairées. Ce sont des restes d’une fausse conscience, de cette prétention à avoir une lecture privilégiée du social, fondée sur l’attribution d’intérêts établis en amont. Ce que la gauche ne parvient pas à comprendre, c’est que les volontés collectives ne préexistent pas à la politique, mais doivent se construire à travers un travail d’articulation. Cela veut dire se salir les mains, au sens propre, adopter un vocabulaire ayant un lien avec la période historique dans laquelle on vit. Une entreprise trop difficile pour ceux qui se complaisent dans leur propre identité, qui croient détenir la vérité et regardent avec dégoût les classes populaires qui votent pour le M5S et la Lega. Ils se contentent d’insister sur la nécessité d’unir la gauche – en se disputant sur la façon d’interpréter cette opération -, comme si cela était, nécessairement, un besoin que le pays éprouvait. Un autre défaut de la gauche est celui de se percevoir comme défenseur de mille particularismes, sans jamais bâtir un horizon qui l’achemine vers la création d’une identité populaire plus large. La gauche italienne est un camp incapable de se penser comme la représentation démocratique d’un « tout » qui lui est supérieur.

“Ce que la gauche ne parvient pas à comprendre, c’est que les volontés collectives ne préexistent pas à la politique, mais doivent se construire à travers un travail d’articulation (…) Une entreprise trop difficile pour ceux qui se complaisent dans leur propre identité, qui croient détenir la vérité et regardent avec dégoût les classes populaires qui votent pour le M5S et la Lega.”

Mais la gauche italienne se trompe également sur le plan du contenu. Imprégnée comme elle est d’un cosmopolitisme qui rejette tout ce qui concerne l’Etat-nation, elle ne propose aucun discours critique sur l’Union européenne. Par conséquent, il n’existe pas la moindre analyse sur le traité de Maastricht, sur l’euro, sur le rôle de l’Allemagne, sur le démantèlement du tissu industriel italien et sur les asymétries que l’UE cristallise. Elle continue d’ânonner que le concept d’Etat est dépassé et que le changement doit se faire à l’échelle continentale. Bien sûr, ce serait formidable s’il était possible de changer l’Europe d’un claquement de doigts, mais la formation des consciences politiques fonctionne encore selon une approche nationale et l’UE dispose de mécanismes qui rendent son fonctionnement imperméable au changement. Sans oublier que l’État-nation est le lieu de la démocratie : en dehors, il y a seulement la technocratie. Les raisonnements critiques que fait Mélenchon, par exemple, n’ont pas d’équivalent italien, sauf peut-être chez Rifondazione Comunista (Refondation Communiste, NdT), qui toutefois est le plus marginal et identitaire parmi tous ces acteurs.

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Massimo d’Alema, leader de Articolo 1 – MDP ©WeEnterWinter

Mais il faut dire un mot du mouvement Articolo 1 – MDP (Article 1er – Mouvement Démocrate et Progressiste, NdT). Eux incarnent vraiment  l’opportunisme, alors qu’ils ont toujours voté toutes les pires inventions du néolibéralisme. D’Alema a été l’un des responsables de la dérive de l’ex-PCI (Parti Communiste Italien, NdT). Maintenant qu’il a été évincé et que le vent a tourné, lui et ses partisans se replient tactiquement à gauche. Au niveau électoral, ils disposent d’un petit réservoir de voix qui vient en majorité des réseaux de clientélisme tissés par ceux qui sont dans la politique depuis des années. Mais ils ne pourront jamais devenir un acteur majeur de la politique italienne. Ensemble avec Gauche italienne et Possibile [“C’est possible”, ndlr], ils ont réussi à construire un petit cartel électoral destiné à exploser au lendemain des élections. Ils ont choisi comme leader le président du Sénat, Pietro Grasso, élu sur les listes du PD et qui a failli se défiler sur la nouvelle loi électorale. Il est difficile de trouver un personnage moins charismatique, moins capable de toucher les secteurs les plus eloignés de la politique. En fait, tout ce qui intéresse d’Alema et ses amis est de piquer quelques voix modérées au PD. Cependant, le lendemain des élections, ils viendront de nouveau frapper à la porte du PD (Partito Democratico, Parti Démocrate, NdT) : leur horizon politique se limite au centre-gauche et aux préoccupations électorales.

LVSL : Podemos, La France Insoumise, ces deux partis sont parvenus à se hisser sur le devant de la scène politique en rompant avec les codes traditionnels des gauches radicales à travers une stratégie clairement populiste. La revue Senso Comune que vous animez se revendique du populisme démocratique, une expression que l’on retrouve également chez Íñigo Errejón, l’un des principaux intellectuels de Podemos. Quelle forme doit prendre ce populisme démocratique ? Existe-t-il un espace politique disponible en Italie pour une telle option ?

A Senso Comune (Sens Commun, NdT), nous nous situons pleinement dans le sillage tracé par Podemos et La France Insoumise, dans le sens où nous pensons que la métaphore droite/gauche ne fonctionne plus et que l’antagonisme à revendiquer est celui de l’oligarchie contre le peuple. Pour ce faire, il s’agit de rassembler un nouveau « nous », c’est-à-dire de créer une identification nationale autour des groupes sociaux et des revendications sociales négligées et exacerbées par la crise, en partant de l’opposition aux élites – mais pas seulement politiques, comme le fait le M5S, mais plutôt politiques et surtout économiques. Ici, la référence à la Patrie, au national-populaire joue un rôle clé. Avant toute chose, il est impératif d’arracher aux autres forces politiques cette bannière, et de la décliner en termes inclusifs : si ce ne sont pas les forces démocratiques qui prennent possession de ce signifiant, alors ce sont les forces de droite qui le feront, avec tout le cynisme et le racisme dont elle font preuve. Il s’agit donc d’établir le fait que l’amour pour là d’où l’on vient ne se concrétise pas par un suprématisme obtus, mais par la sécurité sociale et économique de ceux qui y habitent. En second lieu, cette démarche bénéficie d’une actualité incontournable, car nous sommes à un moment où la souveraineté populaire est dérobée par les institutions supranationales, donc la référence à la communauté démocratique de base devient centrale. Comme le dit fort justement la philosophe Chantal Mouffe : « l’ennemi principal du néolibéralisme est la souveraineté du peuple »

“Nous pensons que la métaphore droite/gauche ne fonctionne plus et que l’antagonisme à revendiquer est celui de l’oligarchie contre le peuple. Pour ce faire, il s’agit de rassembler un nouveau « nous », de créer une identification nationale autour des groupes sociaux et des revendications sociales négligées et exacerbées par la crise.”

Senso Comune cherche à créer un noyau totalement alternatif à la gauche et au M5S, porté par la jeunesse et d’inspiration antilibérale, le moins possible conditionné par un attachement à des liturgies et à des mots d’ordre désormais dénués de sens, qui se concentre sur des thèmes à même de créer des majorités sociales nouvelles et transversales. Les héritiers du PCI, dans toutes ses ramifications, se sont avérés incapables de maintenir en vie ce patrimoine qui, malgré quelques ambiguïtés, avait fait de l’Italie un pays plus juste. Leur responsabilité en termes d’erreurs stratégiques, de retards de lecture en matière politique et culturelle est très grande. Le M5S, quant à lui, constitue un obstacle non négligeable. Il occupe l’espace politique de la promesse de rédemption et s’est emparé d’une série de revendications clés. Mais on peut déjà entrevoir quelques failles. Leur inefficacité, l’absence d’un projet politique et économique allant au-delà des attaques stériles à l’encontre de la caste politique, la sélection d’une classe dirigeante certes nouvelle mais impréparée, sont en train d’être mis au jour, à partir de l’expérience ratée de Virginia Raggi à Rome. Il faut axer notre critique là-dessus et sur le fait que si l’on ne règle pas nos comptes avec les élites et les puissances économiques italiennes et européennes, en premier lieu les banques, il n’y a pas d’émancipation possible.

LVSL : La plupart des pays européens ont récemment connu de profonds bouleversements dans leurs systèmes partisans. Comme on l’a vu, l’Italie n’échappe pas à la règle. A l’heure actuelle, aucun des grands partis en lice ne semble en mesure d’obtenir à lui seul une majorité à la Chambre des députés. Quels sont aujourd’hui les scénarios d’alliances envisageables ?

Le M5S est quasiment sûr d’arriver en tête, mais sans les sièges nécessaires pour soutenir un exécutif de façon autonome. Certains pensent vaguement à la possibilité d’un accord post-électoral avec la Ligue du Nord, en vertue d’un glissement à droite des militants du M5S. Même Salvini a affirmé il y a quelques jours que la première chose qu’il ferait après les élections, au cas où il n’y aurait pas de majorité claire, ce serait d’appeler Grillo. Pour le M5S cela impliquerait le sacrifice de cette altérité radicale qu’il a jusqu’ici maintenu par rapport au reste du système politique. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas une possibilité à exclure.

Cependant, après le vote en Sicile, il ne faut pas écarter la possibilité que ce soit le centre-droit qui l’emporte, mais avec le même problème pour former une majorité. Pour cette raison, je pense plus vraisemblable la formation d’un exécutif de type « barrière contre les populismes » dont le pivot serait évidemment le PD.  En fonction du nombre de députés nécessaires, il faudra regarder ce qui se passe du côté de Articolo 1 – MDP en leur fournissant une contrepartie en termes de sièges plutôt qu’en termes politiques. Le problème est que, là aussi, l’addition des groupes parlementaires ne serait pas suffisante pour former un exécutif. Donc, il est plus probable que le PD s’adresse à Berlusconi et aux formations habituelles de transfuges  qui , presque par magie, se forment toujours après les élections. Dans ce cas, Renzi laisserait probablement sa place à un personnage moins tonitruant. Un Gentiloni-bis est une possibilité, mais il y a aussi le ministre de l’intérieur Minniti qui est en lice, un ancien communiste qui s’est construit une renommée d’inflexible avec la crise des migrants et qui plait aussi à droite.

Le mouvement Senso Comune lors de son école d’été de 2017.

LVSL : Les Italiens sont l’un des peuples les plus eurosceptiques de l’UE. Comment l’expliquez-vous? L’ « Italexit » est-il aujourd’hui à l’agenda ? L’euro est-il identifié comme une contrainte qui pèse sur le pays ?

Il faut distinguer deux plans du discours. En termes d’euroscepticisme, l’Italie n’est pas la Grèce ou l’Espagne, mais elle n’est pas non plus le Royaume-Uni. Il existe encore un euroscepticisme latent, mais d’intensité réduite. Il y a naturellement une partie du pays plus incontestablement anti-européiste – pour l’instant engagée surtout à droite –  mais elle reste minoritaire par rapport à une majorité qui maintient une position de substantielle neutralité ou de légère hostilité. Cela explique pourquoi les groupes expressément anti-euro et souverainistes de gauche n’ont débouché sur rien du tout. De fait, si demain l’on votait sur la présence de l’Italie dans la zone euro, je crois que l’option d’y rester l’emporterait nettement, avec un appui beaucoup plus large par rapport au traditionnel bloc qui tire avantage des politiques déflationnistes. En général, ce n’est pas par conviction, mais par crainte que les gens fournissent ce type d’appui. Dans ce sens, il faut agir en prenant en considération la centralité politique, c’est-à-dire la nécessité de formuler notre propre réponse en partant des thèmes les plus profonds, en évitant d’adopter des positions qui se situent de manière trop nette en dehors du sens commun. Dans le cas contraire, nous retomberons dans l’avant-gardisme ou dans un mouvement monothématique.

“Il faut commencer à problématiser progressivement l’Euro, en mettant en évidence le caractère nuisible des traités qui l’ont précédé et des limites établies ces dernières années. C’est un travail politique et pédagogique à réaliser de façon habile et au plus tôt, sinon nous finirons comme Tsipras.”

Cela ne veut pas dire que l’Euro et l’UE ne sont pas un problème. Sortir de l’Euro et des préceptes européens est une condition nécessaire – mais pas suffisante – pour générer de nouveau de la croissance, de l’emploi et pour rééquilibrer la répartition des richesses. Les chances d’un projet de ce type sont liées à la capacité de donner vie à un discours d’ensemble sur la société, un discours persuasif, qui promeut un modèle d’intégration européen alternatif à l’UE. Ce nouveau modèle doit nous rendre la souveraineté – c’est-à-dire la démocratie -, tout en maintenant une forte coopération sur les sujets essentiels et d’intérêt commun.

Je pense que ce processus demande du temps. En effet il s’agit de désarticuler une «casamatta» – pour utiliser un terme de Gramsci – dont il est difficile de s’emparer. Voilà pourquoi j’estime que commencer à problématiser progressivement l’Euro – en mettant en évidence le caractère nuisible des traités qui l’ont précédé et des limites qui ont été établies ces dernières années – est la route à suivre. Il s’agit d’un travail politique et pédagogique à réaliser de façon habile et il faut le commencer au plus tôt, sinon nous finirons comme Tsipras.

 

Réalisé par Vincent Dain. Traduit par Astrée Questiaux, Pinelli Talcofile, Valerio Arletti et Lenny Benbara.