« Le M23 ne nous représente pas » : au Kivu, le calvaire des Tutsis congolais

Tutsis Congo - Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

Avec l’intensification des assauts du « M23 » dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC), les Tutsis sont victimes de discriminations croissantes. Ils sont soupçonnés de complicité avec le groupe armé soutenu par Kigali. Une réalité euphémisée par le gouvernement congolais et instrumentalisée par le Rwanda, qui y voit un moyen de justifier son ingérence. Reportage de Vincent Ortiz, originellement publié par Afrique XXI.

Depuis plusieurs mois, Goma, dans l’est de la République démocratique du Congo, est encerclée par le M23. Pour fuir le groupe armé, des centaines de milliers de Congolais se sont installés dans des camps situés en banlieue de la capitale du Nord-Kivu. Parmi eux, les 10,000 déplacés du camp Acogenoki, dit « camp tutsi », mènent une existence discrète. Contrairement aux autres, ils sont moins des rescapés de la guerre que du « tribalisme », selon leurs propres termes.

Depuis plusieurs années, les Tutsis congolais sont l’objet de discriminations croissantes. Assimilés au M23 – qui affirme défendre leur droits -, ils sont en butte aux exactions des groupes « d’auto-défense » (Maï-Maï), constitués pour résister à son avancée. Le parallèle avec le génocide contre les Tutsis rwandais, qui a fait un million de morts entre avril et juillet 1994, est régulièrement convoqué, notamment par Kigali.

Certains Maï-Maï sont structurés en milices et contrôlent une partie du Nord-Kivu. Les griefs de ces déplacés concernent ainsi notamment les « Nyatura » (« ceux qui frappent fort » en kinyarwanda, une milice congolaise à prédominance hutue) et occasionnellement l’Alliance des patriotes pour un Congo libre et souverain (APCLS, l’un des groupes les plus structurés). Régulièrement pointées du doigt par Kigali, les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), créées par d’anciens génocidaires hutus ayant fui en RD Congo après le génocide de 1994, sont quant à elles très peu citées par les réfugiés d’Acogenoki.

Les rescapés du « tribalisme »

« Les discours de haine, la persécution et le nettoyage ethnique des Tutsis congolais atteignent une intensité sans précédent, sous les yeux de la communauté internationale », déclarait le représentant rwandais au Conseil de sécurité de l’ONU, le 27 mars dernier. Il sommait ses homologues de rompre avec « la passivité face au génocide en cours au Congo », renvoyant implicitement à la faillite des Nations Unies trente ans plus tôt, demeurées attentistes face à l’extermination des Tutsis rwandais.

« Le M23 justifie cette guerre au nom de la protection des Tutsis. Mais plus il progresse, plus la communauté tutsi – à qui il est reproché d’être un soutien du groupe – se trouve exposée », note le chercheur Onesphore Sematumba.

Aujourd’hui, le spectre de l’année 1994 plane-t-il sur le Kivu ? Pour la chancellerie rwandaise, la réponse ne fait aucun doute. Et le processus « génocidaire » qui s’y déroulerait est brandi comme une justification des assauts du M23. Si Kigali a toujours nié son soutien au mouvement – important et bien établi -, le discours rwandais légitime constamment son action au nom de la protection de la « minorité ».

Côté congolais, on rejette ces accusations, qualifiées de fantaisistes. On convoque les appels répétés du président Félix Tshisekedi à dissocier le M23 des Tutsis congolais, le cadre juridique protecteur dont ces derniers bénéficient, ou encore l’intransigeance affichée contre les militaires qui collaboreraient avec les groupes armés anti-tutsis.

Dans le camp Acogenoki, les déplacés font valoir un point de vue bien différent de celui des chancelleries. Sous les vêtements multicolores suspendus entre les tentes, les plus jeunes courent et rient, contrastant avec certains récits misérabilistes. « Nous sommes comme immunisés contre la souffrance, témoigne un adulte, spectateur de la scène. Il fut un temps où l’on pleurait nos morts. Plus maintenant. C’est un réflexe de survie ».

Des tentes de fortune, dans lesquelles logent des familles entières, s’étendent à perte de vue . De modestes infrastructures sanitaires leur permettent de conserver une hygiène minimale. Quelques rares humanitaires y distribuent de la nourriture. L’armée congolaise, accusée de maltraitances à l’encontre de déplacés, est absente d’Acogenoki.

© Vincent Ortiz

Cheveux enturbannés et robe aux couleurs vives, le regard vide et pensif, Providence retrace la dégradation de son existence quotidienne. « Nous voulions rester dans notre village malgré la guerre et malgré la persécution des Tutsis. À l’approche du conflit, on s’est mis à nous pointer du doigt, à nous accuser d’être Rwandais. Je me suis rendue compte que l’amour qui nous unissait à nos voisins était en train de disparaître. » Cette jeune femme d’une trentaine d’années est issue d’un petit village proche de la frontière rwandaise, l’un des premiers qui a été exposé au conflit. Elle poursuit d’une voix monocorde : « un jour, mes deux oncles sont partis à la messe et n’en sont pas revenus. On m’a rapporté la tête de l’un d’entre eux. Plus tard, on a tiré sur ma mère. Elle a succombé à ses blessures ». Son village était alors en lutte avec le M23 et les habitants identifiés comme Tutsis étaient accusés de collaborer avec l’envahisseur.

Providence accuse les Maï-Maï d’avoir instauré un climat de psychose. Elle critique aussi l’attentisme des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC). Lors de sa fuite vers Goma, elle s’est retrouvée avec d’autres Kivutiens qui, eux, quittaient la région par crainte du M23. « J’ai dû cheminer avec des tueurs », précise-t-elle avant de conclure : « si le conflit prend fin et que je peux retourner dans mon village, suis-je censée cohabiter avec ceux qui ont assassiné ma mère ? »

Providence n’est pas la seule à évoquer le calvaire d’une fuite avec ses bourreaux. « avant Goma, je me suis arrêtée dans cinq villages, témoigne Lucie. À chaque fois, je me suis sentie menacée par des déplacés hostiles aux Tutsis. » Cette jeune femme enceinte et ses deux enfants se sentent plus en sécurité depuis qu’ils sont à Goma. Du moins dans l’enceinte du camp : « lorsque nous allons sur les marchés, les gens nous attrapent, et nous disent que nous sommes des rebelles. Pourtant, nous sommes des déplacés comme eux ! je n’ai pas demandé à Dieu de naître dans cette tribu, ou avec cette morphologie », ajoute-t-elle en référence aux préjugés racistes dont sont l’objet les Tutsis – qui seraient, notamment, grands et minces, au nez fin et à la peau claire.

L’invasion du M23 comme catalyseur

Les déplacés tutsis soulignent l’ampleur des persécutions, mais les causes et les protagonistes mis en avant divergent des discours officiels. Plus que toute autre, la milice Nyatura, est pointée du doigt . « Les Nyatura ont toujours été hostiles à notre égard », rapporte Marie, rescapée de la ville de Kishanga, dans le Massisi. À la faveur du conflit, les Nyatura – aidés, selon elle, par les FARDC – ont pris un ascendant dans sa région et multiplié les brimades anti-tutsis. « Nous avons été confrontés à des discriminations sévères, mais la municipalité nous a protégés autant qu’elle le pouvait ».

Même dans les zones contrôlées par les Nyatura, et même lorsque ceux-ci bénéficient de la bienveillance des FARDC, il se trouve des autorités – municipales, religieuses, coutumières – qui peuvent en limiter les abus. « À l’approche du M23, les Nyatura se sont faits de plus en plus menaçants. Ils venaient nous voir sur les marchés et nous disaient : “on va vous couper vos nez” », témoigne une autre déplacée du Massissi. « Ils nous ont volé nos vaches. Ils ont torturé mon mari. Mais nous avons échappé à la mort grâce à l’intervention des chefs coutumiers, hutus. »

Cette pluralité institutionnelle rend hasardeuse l’assimilation du Kivu contemporain au Rwanda de 1994, où tout un État s’était mis au service d’un projet d’extermination. « Au Congo, il y a 450 communautés ethniques, tempère Onesphore Sematumba, analyste spécialiste des Grands lacs à l’International Crisis Group, il est donc difficile de parler des Tutsis comme d’une “minorité”. Contrairement à la situation rwandaise, où deux ethnies se sont fait face en vase clos. Cette fragmentation, facteur de dédramatisation des questions ethniques, est une réalité que l’on peut opposer au discours “minoritariste” de Kigali. »

Deux responsables du « camp tutsi » © Vincent Ortiz

Surtout, le chercheur souligne le rôle central de la progression du M23 dans l’accroissement des discriminations : « On a justifié cette guerre au nom de la protection des Tutsis. Mais plus le M23 progresse, plus la communauté tutsi – à qui il est reproché d’être un soutien du groupe – se trouve exposée. C’est tout l’effet pervers de ce conflit. En temps de paix, les Tutsis n’étaient pas persécutés. Ils priaient dans les mêmes églises et se déplaçaient dans les mêmes marchés que les autres. »

Une analyse qui s’accorde avec plusieurs rapports du Groupe d’experts du Conseil de sécurité de l’ONU, et résonne avec de nombreux témoignages récoltés à Acogenoki1. « Avant la guerre, il n’y avait pas de tribalisme », rapporte Marie. « Le M23 ne nous représente pas et ne sert pas la cause des Tutsis », poursuit-elle. Lucie, elle, fait état de « discriminations » antérieures aux assauts du groupe mais précise que « c’est lorsque la guerre a éclaté qu’elles se sont faites sentir au point que l’on a dû fuir ».

« Des Congolais comme les autres » ?

« Depuis un an que nous vivons à Goma, pas une seule personne n’a été lapidée ou séquestrée », rapporte Alice Maombi, la cheffe du camp « tutsi ». « La municipalité de Goma a compris qu’il serait dangereux de nous mêler aux autres rescapés, c’est pourquoi elle nous a fourni cet espace protégé ». Ils sont unanimes à louer les efforts des autorités pour les mettre à l’abri des vexations potentielles.

Alice Maombi © Vincent Ortiz

Du côté des combattants qui acceptent de nous rencontrer, les questions relatives aux discriminations sont balayées d’un revers de main. « Les Tutsis congolais sont des citoyens comme les autres. Ce n’est pas une question ethnique. », affirme Aaron, ancien membre de l’APCLS. Comme d’autres, pour illustrer son propos, il énumère spontanément les dirigeants tutsis de premier plan impliqués dans la lutte contre le M23 : « Le général Obed Rwibasira, le général Innocent Kabundi ou le colonel Innocent Gahizi sont tutsis et ils ont la pleine confiance des autorités et de la population », poursuit-il avant d’ajouter que « le M23 est un mouvement étranger ».

Aux yeux du Groupe d’experts du Conseil de sécurité de l’ONU, « la manipulation du discours de génocide par le M23 et les autorités rwandaises a considérablement augmenté le risque d’attaques contre des civils ».

Aaron explique être originaire d’un village du Rutshuru, dans l’est du Nord-Kivu, « martyrisé par l’armée rwandaise en 1996 »2. Il dit avoir rejoint l’APCLS pour « combattre le Rwanda », mais que ce groupe était « une bande de pilleurs qui ne valait pas mieux qu’une autre ». Il a dû s’acquitter de quelques centaines de dollars pour en partir. Il prête au chef d’État rwandais Paul Kagame un grand dessein de reconfiguration des Grands lacs sur des bases ethniques. Selon lui, ce projet serait à l’œuvre depuis les années 1980 – à l’époque où il dirigeait le Front patriotique rwandais (FPR) en exil, depuis l’Ouganda voisin3.

Après avoir siroté deux bières, Aaron finit par confesser son scepticisme quant au patriotisme d’une partie des Tutsis congolais, suspects de constituer une cinquième colonne rwandaise. Une ambivalence que l’on retrouve dans d’autres entretiens dans lesquels les officiers tutsis mis en avant pour souligner la volonté d’intégration des autorités sont ensuite désignés comme autant de menaces potentielles au sein de l’État congolais.

Cette crainte est renforcée par la loyauté douteuse d’anciens rebelles soutenus par le Rwanda et l’Ouganda – pas nécessairement tutsis – reconvertis dans la politique congolaise, à l’instar d’Antipas Mbusa. Ce membre fondateur du RCD en 1998 (groupe politico-militaire armé par Kigali et Kampala) avait déposé les armes pour accepter d’entrer au gouvernement de Joseph Kabila. Marginalisé en 2012, on devait le retrouver parmi les soutiens précoces du M234. Après avoir cherché le soutien de l’Ouganda pour renverser Kabila, il est revenu en grâce avec l’élection de Félix Tshisekedi qui l’a nommé ministre de l’Intégration régionale. De même, les défections récentes de responsables congolais vers des coalitions pro-M23 aiguisent les paranoïas, comme celle de Corneille Nangaa, ex-président de la Commission électorale nationale indépendante et leader de l’Alliance fleuve Congo [Plateforme politico-militaire créée en 2023 au Kenya NDLR].

Le camp Acogenoki © Vincent Ortiz

L’attitude de certains représentants officiels de la communauté tutsie est également mise en cause. « Je ne comprends pas pourquoi ils ne sont pas plus clairs quant à leur rapport au M23 », nous confie un jeune militant du mouvement démocratique et souverainiste « Lucha ». Ce chercheur du Nord-Kivu, qui arbore un T-Shirt où l’on peut lire, en lettres rouges, Rwanda is killing, préfère parler sous couvert d’anonymat.

« Ces dernières années, la figure du “Tutsi patriote” a notamment été incarnée par Muheto Muhizi Umunyemera, qui dénonce avec force l’invasion du pays par le M23. Mais, d’un autre côté, Vincent Tengera, président de la jeunesse tutsie au Nord-Kivu, a publié une lettre ouverte pour se désolidariser de l’engagement de Muheto. Pourquoi l’a-t-il fait ? Cette posture maladroite et ambivalente favorise un amalgame qu’il faut éviter ». [Vincent Tengera est président des jeunes de l’association Isoko au Nord-Kivu, officiellement reconnue comme porte-parole des Tutsis mais critiquée pour son manque de représentativité NDLR].

« Génocide imminent » et guerre informationnelle

Quid des FDLR ? « Les FDLR sont à présent intégrées dans les FARDC au point qu’elles sont presque devenues une seule et même entité », affirmait Paul Kagame à Jeune Afrique. Selon lui, à l’Est, l’armée congolaise aurait absorbé l’entité génocidaire dans ses rangs. Et elle participerait elle-même à ce « nettoyage ethnique ». Depuis la rupture de la bonne entente entre les deux capitales, cette thèse est ressassée par la diplomatie rwandaise et relayée par une influente nébuleuse para-étatique, comme le montre un récent rapport de trois chercheurs de l’Université de Clemson. Ce travail documente des opérations d’influence coordonnée sur le réseau social X (anciennement twitter) menées par des centaines de comptes recourant notamment à ChatGPT5. L’une d’entre elle visait à générer de multiples messages intégrant les hashtags #EthnicCleansingInDRC (« Nettoyage ethnique en RDC ») et #DLFRFatshi (« Fatschi FDLR » [diminutif du président Félix-Antoine Tshisekedi NDLR].

© Capture d’écran du rapport « Old Despots, New Tricks »

Qu’en est-il réellement des liens entre les forces armées congolaises et les FDLR ? Il est certain que plusieurs unités ont été intégrées dans les FARDC, ainsi que le documentent des rapports onusiens. Mais leurs effectifs réduits – autour d’un millier en 2023 selon la la Mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation en république démocratique du Congo (Monusco) – les rendent peu aptes à faire infuser une idéologie anti-tutsis dans l’armée congolaise. « Kinshasa fait feu de tout bois », analyse Onesphore Setumba. « Face à l’avancée spectaculaire du M23, de nombreuses forces ont été mobilisées : des mercenaires roumains, l’armée burundaise, la Monusco, ainsi que des groupes armés à connotation ethnique. L’intégration des FDLR doit être comprise comme une réponse à la déferlante du M23, bien davantage que comme un gage donné aux forces anti-tutsis ».

Le spectre d’un génocide est-il instrumentalisé par Kigali pour légitimer son ingérence et prévenir toute critique sur sa politique6 ? Aux yeux du Groupe d’experts du Conseil de sécurité de l’ONU (juin 2023), cette accusation ne fait qu’accroître l’hostilité à l’égard des Tutsis : « la manipulation du discours de génocide par le M23 et les autorités rwandaises a considérablement augmenté le risque d’attaques contre des civils ». L’accusation de « génocide imminent », ajoute-t-il, a « créé un terrain dangereusement fertile pour l’incitation à la peur, les discours haineux et les représailles violentes ». Cette instrumentalisation mémorielle génère les mêmes craintes chez Onesphore Setumba : « On a vu, dans la région, se dérouler un génocide. Le gouvernement rwandais sait bien, et mieux que quiconque, qu’il est dangereux de galvauder un terme si chargé ».

Notes :

1 Dans le rapport datant de juin 2023, on peut lire : « les membres de la population tutsie interrogés par le Groupe d’experts ont confirmé que les actes de violence avaient coïncidé avec la résurgence du M23 ». Un lien de causalité opposé à celui qui a conduit au génocide des Tutsis au Rwanda – où les persécutions préexistent à la guerre civile.

2 En 1996, l’opposant congolais Laurent-Désiré Kabila, formé et soutenu par l’armée rwandaise, envahit le Zaïre dirigé par Mobutu Sese Seko, renommé République démocratique du Congo suite à sa victoire. Les massacres commis par l’armée rwandaise, documentés par de nombreux rapports onusiens, ont laissé un souvenir traumatique dans la région.

3 Relecture conspirationniste de l’histoire des conflits des Grands lacs, maintes fois démentie. Le projet d’annexion du Kivu par le Rwanda, évident suite à l’invasion de la région par le FPR, ne la précède pas.

4 Voir Jason Stearns, The War that doesn’t say its name – The Unending Conflict in the Congo, Princeton University Press, 2022, p. 59.

5 Morgan Wack, Darren Linvill, Patrick Warren, « Old Despots, New Tricks – An AI-Empowered Pro-Kagame/RPF Coordinated Influence Network on X », Media Forensic Hub, Université de Clemson, juin 2024. Outre défendre la thèse d’un « génocide » au Kivu, les opérations ciblaient également la coopération militaire entre la RDC et le Burundi, qui appuie depuis peu les FARDC dans la région.

6 On trouvera dans le livre de Jason Stearns (op. cit.) une analyse des ressorts du complexe militaro-industriel rwandais. P. 83, un diplomate rwandais confesse : « Le Congo est ce qui donne une raison d’être à ces agences de sécurité ».

Rwanda : comment parler des crimes commis par le FPR ?

À gauche : Juvénal Habyarimana, ancien président du Rwanda (1973-1994). À droite Paul Kagame, chef du Front patriotique rwandais et président du Rwanda (2000-). © Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 a fait l’actualité en France en 2021, en raison de la publication du rapport Duclert établissant les « responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans ces faits. Pourtant, peu de Français savent que le Front patriotique rwandais de Paul Kagame a commis des crimes de masse contre des civils pendant la guerre civile rwandaise (1990-1994) et la première guerre du Congo (1996-1997), et que son régime autoritaire pratique l’assassinat politique. LVSL publie à ce sujet un texte du politologue américain Scott Straus, tiré de l’ouvrage collectif Violences extrêmes. Enquêter, secourir, juger. République démocratique du Congo, Rwanda, Syrie [1]. Scott Straus est professeur de sciences politiques à l’université de Wisconsin-Madison et auteur notamment de The Order of Genocide: Race, Power, and War in Rwanda et de Making and Unmaking Nations. War, Leadership, and Genocide in Modern Africa, (University Press, 2006 et 2018). Son texte est précédé d’une introduction de Tangi Bihan, directeur du pôle Afrique du Vent Se Lève.

Introduction, par Tangi Bihan

L’histoire de l’Afrique des Grands Lacs continue de brûler les mains de ceux qui la touchent. Et pour cause, elle est une immense tragédie : la série de conflits qui a frappé cette région fut la plus meurtrière depuis la Seconde Guerre mondiale. De nombreux livres continuent à être publiés sur ce sujet loin d’être épuisé. Les « cadavres noirs », comme les appelle l’historien Gérard Prunier, ne doivent plus laisser le monde indifférent. D’autant que les braises de ce conflit sont encore incandescentes, et notamment dans la région congolaise du Kivu.

Pour commencer, il importe d’opérer un rapide retour historique. Au Rwanda, les colonisateurs allemand puis belge mettent en place une « administration indirecte » en se fondant sur des théories racistes. Ils cooptent l’élite Tutsie, qui dirigeait le royaume précolonial, pour gouverner un pays peuplé majoritairement de Hutus. Du même coup, ils accentuent puissamment et durablement le clivage ethnique. En 1959, peu avant l’indépendance de 1962, des leaders Hutus mènent la « Toussaint rwandaise », une révolution évinçant les Tutsis de la sphère du pouvoir et provoquant l’exil plusieurs centaines de milliers d’entre eux dans les pays voisins, notamment l’Ouganda. Cet épisode est suivi d’autres pogroms, notamment en 1963, à la suite d’une tentative d’invasion menée par un groupe armé de Tutsis de l’extérieur. En 1973, le général Juvénal Habyarimana prend le pouvoir par la force et obtient rapidement la protection de la France. Ce régime poursuivra la propagande ethnique de son prédécesseur, maintiendra la mention de l’ethnie sur les papiers d’identité et instaurera un quota discriminatoire plafonnant à 9 % – leur proportion supposée dans la population rwandaise – les Tutsis dans les écoles et les emplois.

En 1990, le Front patriotique rwandais (FPR) – créé quelques années plus tôt par des Rwandais tutsis réfugiés à l’extérieur et dirigé par Paul Kagame – lance, depuis l’Ouganda, une offensive contre le régime d’Habyarimana : c’est le début de la guerre civile, que les accords d’Arusha de 1993 ne parviendront pas à stopper. Le 6 avril 1994, l’avion transportant Habyarimana est abattu, point de départ du génocide des Tutsis. En trois mois, 800 000 Tutsis sont systématiquement massacrés, jusqu’à la victoire et la prise de pouvoir du FPR.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Si le FPR, avec Kagame comme chef d’État à partir de 2000, a spectaculairement reconstruit le pays, il est lui aussi à l’origine de crimes de masse, au Rwanda et en République démocratique du Congo (RDC). Mais, encore aujourd’hui, ces crimes peinent à être reconnus, pour une raison principale : la « communauté internationale » ne s’est pas donné les moyens d’empêcher le génocide des Tutsis, entravant tout discours critique envers le régime du FPR. En effet, ce dernier, pour légitimer son pouvoir, s’appuie sur le mérite qu’il a d’avoir stoppé le génocide.

En tant que journaliste ou chercheur, il est nécessaire de savoir « tenir les deux bouts » : admettre clairement que les Forces armées rwandaises et leurs milices ont commis un génocide contre les Tutsis ; et admettre clairement que le régime du FPR est à l’origine de crimes de masse, que ce soit contre les populations hutues durant la guerre civile et, après la guerre civile, en RDC, contre des réfugiés hutus et des Congolais, au cours de deux guerres qui ont fait entre 3 et 5 millions de morts directs et indirects. Admettre que le FPR a commis des crimes de masse ne revient pas à dire qu’il a commis un « second génocide », non plus que l’on « nie » le génocide des Tutsis, accusations souvent portées par Kagame. Dire cela, c’est simplement dire la totalité des faits.

Deux livres parus récemment en français sont une nouvelle preuve de cette difficulté à évoquer la totalité des faits. Ils ont été écrits par deux journalistes, la canadienne Judi Rever et le français Patrick de Saint Exupéry. La première a publié L’éloge du sang (Max Milo, 2020), traduction de In Praise of Blood (Random House Canada, 2018). Passons sur la médiocrité de l’ouvrage : l’auteure se pose en cavalière d’une prétendue réalité cachée, expose ses problèmes familiaux et, surtout, elle ne recoupe pas les témoignages qu’elle présente et prétend faire des révélations avec quelques documents prétendument « secrets » du Tribunal pénal international sur le Rwanda, alors que cette institution en a produit des dizaines de milliers… Pire, l’auteure affirme que le FPR a infiltré les milices interahamwe pour participer au génocide des Tutsis. Autrement dit, Kagame aurait contribué à l’extermination des Tutsis, afin de légitimer sa prise de pouvoir ; et qu’ensuite il aurait commis un second génocide contre les Hutus. Un récit délirant, empreint de complotisme, et rejeté par la communauté des historiens.

Le cas de Patrick de Saint Exupéry est plus complexe. Il a assisté aux premières loges au génocide des Tutsis en tant qu’envoyé spécial pour Le Figaro. Il fut l’un des premiers à documenter avec précision le rôle de la France dans le génocide, ce qui aboutira à la publication de L’inavouable : La France au Rwanda (Les Arènes, 2004). Mais, c’est son dernier livre, La Traversée. Une odyssée au cœur de l’Afrique (Les Arènes, 2021), qui étonne. L’auteur y remet en cause les conclusions du rapport Mapping, fruit d’un travail mené par une vingtaine de professeurs et d’enquêteurs pendant douze mois sous l’égide du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. Ce rapport documente plusieurs centaines de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis au Congo entre 1993 et 2003. Pour prétendre contester un tel rapport, il faut s’en donner les moyens ! Traverser le Congo – en prenant soin, au passage, de mettre en scène cette « prouesse » – et interroger au hasard quelques habitants sur des faits qui sont se déroulés il y a environ vingt ans, ne suffit pas. Dès lors, le lecteur est forcé de se demander : pour quelles raisons l’auteur cherche-t-il à minimiser les crimes commis au Congo ? Par peur que le génocide des Tutsis soit relativisé ? Pour écarter définitivement la théorie du « double génocide » ? Deux nobles combats. Pour redorer l’image du dictateur Kagame ? Combat moins noble…

Dès lors, l’exposition complète, précise et mesurée des faits est précieuse. Car, avant de proposer une qualification des crimes du FPR, il importe de s’accorder sur les faits. C’est tout le mérite qu’a Scott Straus dans le texte que nous publions.

Rwanda : comment parler des crimes commis par le FPR ?

Ma réflexion portera sur l’histoire des violences durant les années 1990 au Rwanda. Elle traitera du génocide contre les Tutsis commis en 1994 mais aussi des autres cas de violences de masse. Il s’agit d’une question sensible, c’est pourquoi je souhaite clarifier ma position le plus explicitement possible. Je ne suis pas rwandais, mais le Rwanda me tient profondément à cœur. En outre, j’estime que les étrangers doivent prendre la responsabilité de parler de ce qui s’y est passé. Depuis le génocide, des hommes politiques, des chercheurs (dont je suis), des juristes et des professionnels de la mémorialisation ont travaillé à constituer un champ de narrations qui mettent en lumière les crimes du génocide tandis que les autres crimes de masse restaient dans l’ombre. C’est là le sujet de ce travail. J’envisage de mettre en question ce champ de narrations que les étrangers ont contribué à produire. En effet, je prends la responsabilité de parler haut et fort de ces crimes de masse qui sont ignorés des commémorations publiques et des tribunaux au Rwanda. De nombreux Rwandais m’ont fait part de leur expérience de victime et de celle de leurs familles. Attirer l’attention sur ces autres crimes est risqué pour des Rwandais vivant dans leur pays, c’est pourquoi je pense que nous autres, étrangers, nous devons transmettre à l’extérieur ce qu’ils nous ont confié.

Les conditions de l’invisibilité des crimes de masse

Le génocide fut un moment de violence extraordinairement dévastateur. Ce fut un moment d’horreurs sans précédent dans la deuxième moitié du XXe siècle. Sur le plan international, personne ne tenta d’intervenir pour les stopper. Il y eut entre 500 000 et 800 000 victimes civiles d’avril à juillet 1994. Durant cette période, les cibles de la violence furent les Tutsis. Violence dirigée et organisée par l’État, elle fut systématique et avait pour objectif la destruction d’un groupe humain. Je n’ai donc aucune réserve pour la qualifier de « génocide ». Cependant le génocide et les crimes contre les opposants au gouvernement génocidaire ne furent pas les seules formes de violence de masse subies par les Rwandais durant les années 1990. Il y eut simultanément celles commises à l’intérieur du Rwanda pour prendre le contrôle du territoire et celles perpétrées au Zaïre (devenu la République démocratique du Congo en 1997).

Or, en 2019, la vingt-cinquième commémoration du génocide nous a rappelé avec acuité à quel point ces autres crimes de masse étaient rendus invisibles. En effet, les multiples cérémonies de commémoration peuvent être considérées comme autant de tentatives pour définir un cadrage de l’histoire des violences dans la région des Grands Lacs, un cadrage partial qui concentre l’attention sur les actes criminels du génocide contre les Tutsis. Comment expliquer un tel déséquilibre mémoriel ? Une raison évidente est que le gouvernement post-génocide y trouve un intérêt politique, c’est pourquoi il a façonné le processus judiciaire et les conditions du savoir académique sur l’histoire de la violence. De fait, seuls les crimes de génocide ont fait l’objet d’un nombre considérable de procédures judiciaires, mais rien de tel, ni au Rwanda, ni sur le plan international, pour les autres crimes de masse. Ainsi est-il pratiquement impossible d’être autorisé à enquêter sur les violences contre les Hutus. En outre, il peut même être dangereux d’enquêter au Rwanda sur ces autres crimes. Ces formes de violences qui ne sont pas des génocides, avec une éventuelle exception évoquée plus bas, sont donc peu documentées et ceux qui leur ont survécu n’ont droit à aucune reconnaissance dans l’espace public.

Cependant, cette situation n’est pas seulement liée à l’intérêt politique. Je fais l’hypothèse qu’il faut aussi tenir compte du concept même de génocide. En tant que « crime des crimes », le génocide a un statut particulier, exceptionnel, il fascine. De plus, appeler à faire des recherches sur d’autres crimes entraîne le risque de se voir accusé d’affirmer une équivalence entre crimes, de minimiser le génocide, voire même de le nier [2]. Il en résulte un défi pour les chercheurs et les observateurs : comment rendre compte de la spécificité du génocide et, en même temps, identifier d’autres formes de violences de masse ?

Certains, pour attirer l’attention sur ces autres crimes de masse, ont affirmé qu’un deuxième génocide avait été perpétré au Rwanda en 1994, un génocide contre les Hutus commis par le Front patriotique rwandais (FPR). Cette approche a été revendiquée par des opposants politiques au FPR, particulièrement par des figures politiques vivant en exil. Récemment la journaliste Judi Rever, dans le livre L’éloge du sang, a réactivé cette thèse en adoptant un langage sensationnaliste et conspirationniste. Ainsi évoque-t-elle une « conspiration du silence » et se déclare-t-elle menacée hors des frontières rwandaises par des agents du FPR. Relançant la thèse dite du « double génocide », elle cherche à capter la fascination qu’exerce le label génocide. Il reste que, pour ma part, je n’approuve pas l’usage du label « double génocide » et que, en vérité, les enquêtes empiriques conduites au Rwanda ne soutient pas la rhétorique de Judi Rever. Je réaffirme donc que mon objectif, par rapport aux controverses passionnées, est de trouver une voie évitant le conspirationnisme et le sensationnalisme ; je préconise une recherche qui affirme la spécificité du génocide commis contre la population tutsie et respecte les souffrances qu’elle endure ; mais la recherche doit produire une histoire complète incluant les autres violences de masse commises au Rwanda.

Les violences contre les Hutus

L’histoire de la violence au Rwanda gagnerait à être replacée dans une perspective régionale. Ainsi les travaux de René Lemarchand, notamment son livre The Dynamics of Violence in Central Africa, retracent-ils une histoire de la violence dans la région qui comprend entre autres la succession des atrocités au Burundi, en 1972, 1988, 1993 et après. En 1972, ce fut le pire épisode : la minorité tutsie au pouvoir organisa le massacre de quelque 200 000 civils hutus qui avaient été scolarisés et commit ce que l’auteur appela un « génocide sélectif ». Par ailleurs, la violence qui débuta en République démocratique du Congo durant les années 1960 puis s’aggrava au début des années 1990 et 2000 fit des millions de morts. Les deux guerres de 1996-1997 et de 1998-2004 provoquèrent un nombre de morts évalué à plusieurs millions de civils, la plupart à cause de la disparition de l’État et des services publics dans l’Est du Congo. En Ouganda également, la violence culmina sous Milton Obote au début des années 1980 et, avant lui, sous Idi Amin Dada. Rapporté à ce contexte régional des Grands Lacs, le génocide perpétré au Rwanda n’est pas l’unique épisode de l’extraordinaire violence de masse qui bouleverse cette région depuis des décennies, et le rappeler ne revient pas à dénier sa particularité.

Première période : 1990-1995

Cette période de violence comprend trois moments différents : durant la guerre civile avant l’assassinat du Président Habyarimana (1990-début 1994), pendant le génocide (avril à juillet 1994), puis après le génocide quand le FPR continuait de combattre pour consolider son pouvoir (août 1994-mi-1995).

Le FPR attaqua des civils au Rwanda durant les trois ans et demi de la guerre civile (1990-1994), principalement dans les préfectures du Nord. Environ un million d’habitants fuirent la région en 1993. Leur exode n’était pas seulement lié à la guerre. En effet, des rapports émanant d’ONG des droits humains, ainsi que des déserteurs de l’armée du FPR, ont accusé très tôt ce dernier de mener délibérément des attaques contre les populations civiles dans le but de dépeupler une région considérée comme hostile. Cependant, la documentation concernant les atteintes aux droits humains est restreinte [3]. Dans le rapport Aucun témoin ne doit survivre, Alison Des Forges cite Human Rights Watch et la Fédération internationale des droits de l’homme, qui ont estimé que plusieurs centaines de civils avaient été tués durant l’attaque de la ville de Ruhengeri au nord. Mais sur le nombre des morts ainsi que sur l’extension géographique des violences, la documentation reste pauvre.

Entre avril et juillet 1994, des civils hutus furent massacrés durant la guerre menée par le FPR contre le gouvernement intérimaire. Ces violences sont mieux documentées que celles perpétrées avant 1994. Selon A. Des Forges, le FPR aurait tué des milliers de civils pendant les combats mais aussi pendant qu’il prenait le contrôle d’une région. A. Des Forges, s’appuyant sur des témoins oculaires, décrit trois modalités principales des violences : quand le FPR tue des civils mêlés aux miliciens, quand il convoque des gens à des meetings et les massacre, quand il procède à des exécutions sommaires de personnalités officielles, de prêtres, d’intellectuels et d’individus suspectés d’avoir participé au génocide. Il existe d’autres documents publiés par des ONG et des chercheurs qui relatent ces mêmes modalités. Dans son rapport daté de 1994, Amnesty International décrit des exécutions sommaires, des meurtres de vengeance et des massacres commis durant des meetings. Ainsi A. Des Forges se réfère-t-elle au « rapport Gersony » dont les conclusions confirmaient les siennes [4]. L’armée du FPR avait bien commis des massacres systématiques de civils entre avril et août 1994, et Robert Gersony estimait entre 25 000 et 40 000 le nombre des victimes. Un résumé de ce rapport, disponible sur Internet, concorde avec les éléments rapportés par A. Des Forges. Dans son récent livre Rwanda: From Genocide to Precarious Peace, l’universitaire Susan Thomson cite un membre de l’enquête Gersony : « Ce que nous avons vu était une opération militaire bien organisée, avec commandement et contrôle militaire, et des massacres de masse commis au cours de campagnes de type militaire ». Le FPR est aussi mis en cause dans des massacres qui ont eu lieu après août 1994 et en 1995. Le plus connu fut perpétré à Kibeho en avril 1995 dans un camp de déplacés et fit plusieurs milliers de morts.

Finalement, des preuves crédibles permettent d’affirmer que le FPR a été l’auteur de violences systématiques durant cette période 1990-1995 contre des civils hutus, pendant la guerre qui a précédé le génocide, puis pendant et après le génocide.

Peut-on qualifier cette violence contre les Hutus de génocide ? Bien que, faute d’études, nous ayons beaucoup à apprendre sur la logique des violences commises par le FPR, à nouveau je n’affirme pas que cette violence constitue un génocide. En termes de sciences sociales, je subsumerai ces tueries sous la catégorie « violence de masse » : une violence de grande échelle, répétée, et visant systématiquement un groupe de civils (les Hutus rwandais), tandis que la caractéristique du génocide (à mon sens) réside dans la volonté de détruire un groupe spécifique. Or, durant cette période, au Rwanda, je n’ai pas constaté la volonté de détruire la population hutue rwandaise mais celle de recourir à des violences massives pour contrôler cette population et la punir. En termes légaux, ces dernières constituent des crimes contre l’humanité. Quoi qu’il en soit – et bien sûr de nouvelles preuves peuvent suggérer des conclusions différentes –, des milliers de Hutus furent tués et ceci doit être reconnu, pris en compte et mémorisé.

Deuxième période : 1996-1997, violences au Zaïre

Une autre forme de violence de masse est celle dont sont responsables le FPR et ses alliés durant l’invasion du Zaïre, engagée en octobre 1996. En furent victimes des Congolais, y compris des Tutsis congolais, mais je mettrai l’accent sur le sort des Rwandais.

Après avoir violemment pris le contrôle de l’ensemble des camps de réfugiés situés à l’est du Zaïre, les forces militaires rwandaises contraignirent au retour vers le Rwanda une masse importante de ces réfugiés. L’estimation généralement admise de ces retours varie entre 500 000 et 700 000 personnes durant les mois de novembre et décembre 1996. D’autres réfugiés prirent la fuite vers l’ouest, c’est-à-dire vers l’intérieur du Zaïre. Parmi les fuyards se trouvaient des éléments de l’ancienne armée rwandaise (ou Forces armées rwandaises, les ex-FAR) ainsi que des interahamwe [5] et d’autres Rwandais impliqués dans le génocide de 1994. Tous ces fuyards furent poursuivis par l’Armée patriotique rwandaise et ses alliés congolais ; ils furent massacrés en grand nombre.

L’importance de ces massacres n’a pas été précisément mesurée mais une estimation raisonnable retient le nombre de dizaines et peut-être de centaines de milliers de victimes.

Jason Stearns, dans Dancing in the Glory of Monters: The Collapse of the Congo and the Great War of Africa, discute le problème des estimations. Il conclut que « des dizaines de milliers de réfugiés furent tués tandis que probablement les plus nombreux sont morts de maladie et de famine alors qu’ils étaient forcés de fuir vers l’ouest dans des forêts absolument inhospitalières ». De son côté, Kisangani Emizet, fait une estimation de 230 000 tués [6]. Pour sa part, Filip Reyntjens cite une estimation de 200 000 tués [7]. Plusieurs comptes rendus relatent des massacres répétés et systématiques. Un rapport du projet Mapping effectué par les Nations unies, visant à recenser les massacres, documente ces violences. Des témoignages ont été publiés, par exemple celui de Marie-Béatrice Umutesi dans Fuir ou mourir au Zaïre. Le vécu d’une réfugiée rwandaise. Dans sa version finale, le rapport Mapping évoque la possibilité qu’un génocide ait été commis en RDC :

« Plusieurs incidents répertoriés dans ce rapport, s’ils sont enquêtés et prouvés devant un tribunal compétent, révèlent des circonstances et des faits à partir desquels un tribunal pourrait tirer des inférences de l’intention de détruire en partie le groupe ethnique hutu en RDC, s’ils sont établis hors de tout doute raisonnable. L’ampleur des crimes et le nombre important de victimes, probablement plusieurs dizaines de milliers, toutes nationalités confondues, sont démontrés par les nombreux incidents répertoriés dans le rapport (104 incidents). L’usage extensif d’armes blanches (principalement des marteaux) et l’apparente nature systématique des massacres de survivants après la prise des camps pourrait indiquer que les nombreux décès ne sont pas imputables aux aléas de la guerre ou assimilables à des dommages collatéraux. Parmi les victimes, il y avait une majorité d’enfants, de femmes, de personnes âgées et de malades, souvent sous-alimentés, qui ne posaient aucun risque pour les forces attaquantes. De nombreuses atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ont été également commises, avec un nombre très élevé de Hutus blessés par balle, violés, brûlés ou battus. Si elle est prouvée, la nature des attaques contre les Hutus, qui ont été répertoriées, apparaît comme systématique, méthodique et préméditée […]. Ainsi les attaques qui apparaissent systématiques et généralisées telles que décrites dans le présent rapport révèlent plusieurs éléments accablants qui, s’ils sont prouvés devant un tribunal compétent, pourraient être qualifiés de crimes de génocide. »

Cependant, le rapport livre des contre-arguments à la qualification de génocide ; il avance des preuves que l’« intention de détruire » la population hutue parce que hutue n’était pas radicale. Ainsi sont notées les importantes activités de rapatriement au Rwanda à partir de la RDC.

De mon point de vue, selon le rapport Mapping, en 1997, plusieurs épisodes de violence contre les Rwandais hutus pourraient être qualifiés de génocide. La logique de destruction d’un groupe est l’une des caractéristiques des génocides. De fait, cette logique de destruction exista, au Zaïre, il me semble, en 1997, après la phase de rapatriement. Durant la poursuite des réfugiés hutus à l’intérieur du Zaïre, la stratégie dominante de l’Armée patriotique rwandaise et de ses alliés fut une logique de massacre. Donc, après le rapatriement de 1996, soit durant plusieurs mois en 1997, il est pensable qu’au Zaïre, il s’agisse d’un cas de génocide.

Que la qualification de génocide soit appropriée ou non, un nombre très important de Rwandais furent tués en 1997. Cependant, aucun processus judiciaire n’a été initié et les violences contre des Rwandais au Zaïre demeurent exclues de toute commémoration officielle au Rwanda, du moins à ma connaissance.

La violence contre-insurrectionnelle au Rwanda en 1996 et 1998

Il y eut aussi, principalement en 1997 et 1998, les violences contre-insurrectionnelles que les forces gouvernementales ont commises dans le Nord-Ouest du Rwanda. En effet, à la suite du rapatriement des réfugiés rwandais, une insurrection contre l’État dirigé par le FPR prit de l’ampleur. La campagne contre-insurrectionnelle entraîna des disparitions, des meurtres, des déplacements de population et d’autres formes de violences et d’intimidation. Les insurgés tuèrent eux aussi des civils mais les forces gouvernementales ont été responsables de la plus grande partie des crimes.

Répression générale et assassinats politiques au Rwanda depuis 2000

Enfin, il faut considérer la violence généralisée et la répression que le FPR a instaurée depuis qu’il a pris le pouvoir. Cette violence a pour objectif principal l’intimidation de l’opposition. Des acteurs politiques, des personnalités de la société civile ont été assassinés ou ont disparu, tant au Rwanda qu’à l’extérieur du Rwanda. On ne peut en évaluer le nombre. Cependant, les grandes organisations de défense des droits humains, telles Amnesty International ou Human Rights Watch, ont publié des rapports sur le caractère autoritaire et répressif de l’État depuis les années 1995.

Pourquoi procéder à ces décomptes macabres ? Le point principal est que le génocide commis en 1994 contre les Tutsis par des autorités hutues ne fut pas l’unique épisode de violence systématique et à grande échelle dirigée contre des civils, ni en 1994 ni durant les années 1990. Mais il reste d’importantes lacunes dans les connaissances concernant ces épisodes. Les documents sont dispersés en grande partie faute de procès publics ou d’autres modes d’enquête ; quant à la recherche universitaire sur ce sujet, elle n’est pas abondante.

Cependant, nous en savons assez pour affirmer qu’il y eut une terrible violence de masse. Cette violence fut une expérience majeure pour ses victimes et leurs familles, une expérience qui devrait être reconnue et mémorialisée. Tout travail de recherche sur l’histoire de la violence au Rwanda est incomplet s’il s’en tient au seul génocide contre les Tutsis, comme c’est maintenant l’usage.

Les Rwandais savent, je l’ai expérimenté. Ils n’oublient pas. Si certains d’entre eux en rencontrent d’autres qui ont perdu des membres de leur famille en 1994, au milieu ou à la fin des années 1990, ils savent tous très bien ce qui s’est passé. Ils savent aussi que si le FPR a commis des crimes, ils ne peuvent en parler ouvertement dans leur pays. Mais nous, en tant qu’étrangers, nous devons prendre la responsabilité d’en parler, de dire de façon responsable et claire ce que tant de Rwandais craignent de dire. En parler de façon responsable et attentive signifie refuser tout discours sensationnaliste, tout discours conspirationniste, et ne pas recourir à un langage qui pourrait être utilisé par des négationnistes.

Notre tâche, je le crois, n’est pas de renverser ce que nous avons appris sur le génocide de 1994, mais plutôt d’y ajouter les autres expériences de violence afin d’écrire une histoire plus équilibrée et détaillée des violences de masse qui eurent lieu durant les années 1990.

Notes :

[1] LVSL publie une version légèrement remaniée d’un texte de Scott Straus initialement publié sous le titre « Écrire l’histoire des violences durant les années 1990 au Rwanda », tiré de l’ouvrage collectif : Violences extrêmes. Enquêter, secourir, juger. République démocratique du Congo, Rwanda, Syrie, Laëtitia Atlani-Duault, Jean-Hervé Bradol, Marc Le Pape et Claudine Vidal (dir.), Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2021. Le texte de Straus a été traduit de l’anglais par Marc Le Pape et Claudine Vidal. LVSL remercie l’auteur, les directeurs et l’éditeur de l’ouvrage de nous avoir autorisé à le publier.

[2] Ainsi les critiques de la politique étatique que j’ai émises ont-elles incité des officiels rwandais à me qualifier (ainsi que d’autres collègues) de chercheur étranger négationniste. Je ne nie pas, et je n’ai jamais nié qu’un génocide a été perpétré au Rwanda en 1994. Je rappelle que mon livre principal sur le génocide, The Order of Genocide: Race, Power and War in Rwanda, utilise le terme « génocide » dans le titre et que son objectif est de chercher à en expliquer les dynamiques de mobilisation et de perpétration.

[3] Les rapports concernant les droits de l’homme datant d’avant 1994 donnent quelques rares informations sur les crimes du FPR à cette époque. Cette rareté tient au fait que le FPR a interdit des zones d’enquête aux investigateurs. Voir par exemple le rapport publié en 1993 par la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme, « Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990 (7-21 janvier 1993) ».

[4] Robert Gersony, à la demande du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, mena une enquête au Rwanda (dans 41 communes sur 145) et à l’extérieur, dans les camps de réfugiés. Le but était de prévoir un retour rapide des réfugiés. Le rapport ne fut pas publié et demeura confidentiel. Cependant, A. Des Forges put en prendre connaissance.

[5] Interahamwe signifie « ceux qui travaillent ensemble ». C’était le nom donné à l’organisation des jeunesses du Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), parti unique jusqu’en 1991. Elle devint rapidement une milice organisée et entraînée qui pratiqua l’intimidation politique de façon de plus en plus violente. Durant le génocide, le terme désigna toutes les bandes qui participèrent au massacre des Tutsis.

[6] Kisangani Emizet, « The massacre of refugees in Congo: A case of UN peacekeeping failure and international law », Journal of Modern African Studies, vol. 38, n° 2, pp. 163-202, 2000.

[7] Filip Reyntjens, « Waging (Civil) war abroad: Rwanda and the DRC », dans S. Straus et L. Waldorf (dir.), Remaking Rwanda. State Building and Human Rights after Mass Violence, Madison [WI], University of Wisconsin Press, pp. 132-151, 2011.

Rwanda : déstabiliser le Congo pour mieux le piller

À gauche : Paul Kagame, chef du Front patriotique rwandais et président du Rwanda (2000-). À droite : Laurent-Désiré Kabila, ancien président de la République démocratique du Congo (1997-2001). © Aymeric Chouquet.

Le Rwanda est souvent affiché comme un modèle de développement pour l’Afrique, mais sa face sombre est moins connue. Le régime de Paul Kagamé a mis fin au génocide des Tutsis en vainquant le gouvernement rwandais et les extrémistes hutus durant la guerre civile de 1994. Deux ans plus tard, l’armée de Paul Kagamé envahit l’Est de la République démocratique du Congo (RDC) et y exporte le conflit. L’armée rwandaise, appuyée par ses supplétifs congolais, a commis des crimes de masse et a pillé les riches mines de la région, contribuant au décollage économique du Rwanda et à la déstabilisation, jusqu’aujourd’hui, des Kivus. Retour sur l’histoire des guerres du Congo par Bienvenu Matumo et Stewart Muhindo.

Lors de son dernier séjour à Paris en mai 2021, le président rwandais Paul Kagamé fut interrogé par France 24 sur les déclarations du docteur congolais et prix Nobel de la paix 2018 Denis Mukwege, auditionné à l’Assemblée nationale française quelques jours plus tôt. Le Dr Mukwege plaide pour une meilleure reconnaissance des crimes de masse commis en RDC et pour la création d’un tribunal pénal international visant à établir les responsabilités pénales de leurs auteurs.

Le Rwanda, un modèle ?

Devant les journalistes français, Paul Kagamé accuse le prix Nobel d’être « un outil des forces qu’on n’aperçoit pas » et affirme qu’« il n’y a pas eu de crimes » dans l’Est de la RDC. L’agacement affiché par le président rwandais montre à quel point la démarche de reconnaissance et de justice pour les victimes des crimes graves commis en RDC dérange dans son pays. L’élite politico-militaire rwandaise, et en premier lieu le chef de l’État, n’est pourtant pas étrangère aux désastres sécuritaires et économiques que connaît la région depuis 1996.

Le régime de Kagamé est régulièrement affiché par les médias internationaux comme un modèle pour l’Afrique en termes de développement, d’égalité femmes/hommes, d’innovation technologique ou de protection de l’environnement. Il symboliserait l’« afro-optimisme », cet espoir de développement pour le continent. Mais ces succès ne peuvent occulter la face sombre de ce régime : celui-ci tire pleinement profit de la déliquescence de l’État congolais et de l’état de guerre permanente qui frappe l’Est de la RDC depuis vingt-cinq ans.

La communauté internationale, se reprochant son inaction lors du génocide des Tutsis du Rwanda en 1994, a toujours traité Paul Kagamé avec beaucoup d’égards. Celui-ci en tire un soutien diplomatique et des financements internationaux, malgré l’exploitation illégale des richissimes mines du Kivu et les crimes que commettent ses troupes dans cette région, qui ne sont que rarement dénoncés dans la presse. Cette immunité politique et diplomatique ne doit pourtant pas l’exonérer de la responsabilité des crimes commis par ses forces. Elle est une entrave à la pacification de la région des Grands Lacs.

Le droit à la justice des millions de citoyens congolais et de réfugiés rwandais, déplacés et massacrés depuis 1996, peine à être reconnu. L’accès à ce droit devrait pourtant leur être facilité après la publication du rapport Duclert et du rapport Muse, reconnaissant le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda. Ces deux événements sont intimement liés : la guerre civile rwandaise et le génocide des Tutsis sont le point de départ des conflits qui frappent encore aujourd’hui l’Est de la RDC. Fermer les yeux sur ces pillages et ces crimes revient à consacrer l’impunité de leurs auteurs et accepter leur perpétuation. Seule la justice transitionnelle peut aboutir à la réconciliation et au retour de la paix dans la région.

Lire l’article de Frédéric Thomas « Rwanda 1994 : dernière défaite impériale de la France ? » et notre entretien avec François Graner « Rwanda : le rapport Duclert enterre-t-il le dossier ? »

1996, le conflit rwandais s’exporte en RDC

En 1994, la guerre civile rwandaise, le génocide des Tutsis et le déplacement des populations hutu rwandaises vers la RDC conduit à l’exportation du conflit vers le pays voisin. L’épicentre du conflit se déporte alors vers le Nord-Kivu et le Sud-Kivu voisins. Après le génocide et la victoire du Front patriotique rwandais (FPR) – parti politique constitué par les Tutsis réfugiés en Ouganda à la suite de plusieurs vagues de persécutions par le pouvoir hutu depuis 1959 –, plus d’un million de Hutus fuient vers l’Est de la RDC. Il s’agit de civils tous âges confondus qui craignent des représailles de la part du FPR ou de civils tutsis, mais aussi des cadres de l’organisation génocidaire : d’anciens militaires des Forces armées rwandaises (FAR), des gendarmes et des miliciens Interahamwe.

Incursions du FPR au Kivu durant la première guerre du Congo (1996-1997) © Keïsha Corantin

Ces différentes forces prennent rapidement le contrôle des camps de réfugiés situés à proximité des villes de Goma et de Bukavu pour se réorganiser dans le but de ré-envahir le Rwanda, renverser le FPR et « finir le travail », c’est-à-dire exterminer les survivants Tutsis. Profitant de la déliquescence de l’État congolais et de l’isolement diplomatique du président Mobutu Sese Seko, lâché par les États-Unis, les autorités rwandaises décident, en novembre 1996, d’envahir l’Est de la RDC pour neutraliser les anciens militaires rwandais et les miliciens Interahamwe. C’est le début de la première guerre du Congo.

La première guerre du Congo fut menée pendant six mois par l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) dirigée par Laurent-Désiré Kabila, opposant historique à Mobutu. L’AFDL est largement soutenue par le FPR – lequel a demandé à plusieurs reprises, en vain, au gouvernement congolais de renvoyer les réfugiés rwandais au pays pour juger les criminels –, mais aussi par le Burundi et l’Ouganda, chacun ayant ses propres intérêts sécuritaires et économiques. Ces opérations, visant à neutraliser les extrémistes hutus, aboutissent à des massacres de Rwandais, Congolais et Burundais innocents, soupçonnés, sur la simple base de leur appartenance ethnique, de soutenir les extrémistes. Non contente de rapatrier de force au Rwanda plusieurs centaines de milliers de Rwandais hutus et de pourchasser les fuyards jusqu’au cœur de la forêt congolaise, la coalition composée par l’AFDL, le FPR et leurs alliés prennent Kinshasa, renversent un Mobutu malade et placent Laurent-Désiré Kabila à la tête de l’État.

En réalité, de nombreux cadres de l’AFDL étaient des membres du FPR. Au point que, après la chute de Mobutu de nombreux civils rwandais intègrent les hautes sphères du pouvoir politique à Kinshasa tandis que l’armée congolaise passe sous le contrôle du général rwandais James Kabarebe, devenu chef d’état-major. Mais Laurent-Désiré Kabila, qui s’était appuyé sur le FPR pour arriver au pouvoir, se retourne subitement contre lui en juillet 1998, en relevant Kabarebe de ses fonctions et en expulsant les militaires rwandais.

La deuxième guerre du Congo

La réaction rwandaise ne se fait pas attendre : dès août 1998, le FPR s’associe aux rebelles du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), envahit une nouvelle fois la RDC et prend le contrôle de nombreuses villes du Kivu, de la province orientale et du Nord-Katanga. L’armée rwandaise en profite pour organiser le pillage des mines, tandis que les crimes commis contre les populations congolaises se multiplient. Le 24 août, en représailles après une embuscade, le FPR et le RCD massacrent plus d’un millier de personnes à Mwanga, dans le Sud-Kivu, et commettent des exactions particulièrement sordides : viols et mutilations des parties génitales, jet d’enfants et de bébés dans des latrines. Ces crimes n’ont pas cessé après le retrait des forces rwandaises et la fin de la deuxième guerre du Congo, en 2003.

Les massacres commis par les le FPR et l’AFDL ont pris une proportion telle que certains observateurs ainsi que le rapport Mapping, publié par le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme en 2010, ont pu évoquer l’hypothèse d’un génocide commis contre les hutus rwandais et congolais [1].

L’hypothèse d’un second génocide perpétré par le FPR contre les Hutus réfugiés en RDC est écartée par la communauté des chercheurs. Il n’en reste pas moins que des massacres à grande échelle et des tortures particulièrement cruelles ont été perpétrés par le FPR et l’AFDL. De nombreux crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ont été commis. Le rapport Mapping relate des cas de massacres au marteau, d’enrôlements massifs et forcés d’enfants soldats, d’incendie de villages, de viols ou de mutilations. Les victimes sont rwandaises et congolaises.

Aujourd’hui, des chercheurs tels que Roland Pourtier ou Gérard Prunier, estiment qu’il y a eu entre 3 et 5 millions de morts en RDC durant la période 1996-2003, soit lors des deux guerres du Congo. Il est nécessaire de rappeler qu’un génocide se définit comme la destruction systématique de tout ou partie d’un peuple. Le critère est donc qualitatif, et non quantitatif. Un nombre de morts, aussi élevé soit-il, ne suffit pas à qualifier des crimes de génocide. D’autre part, la majorité des morts durant ces deux guerres n’ont pas été tué lors de combats ou de massacres, mais sont morts de privations et de maladie, dues aux désordres engendrés par les conflits. Enfin, le gouvernement rwandais a réalisé plusieurs rapatriements de Hutus réfugiés en RDC. Mais ceux qui ont fui vers la forêt ont été pourchassés et massacrés de manière systématique.

Les chiffres sur les morts ont fait l’objet de vives polémiques, car ils sont un fort enjeu politique. L’Est du Congo est une région montagneuse et forestière, où il y a très peu d’infrastructures, il est donc particulièrement difficile d’avancer un nombre de morts des suites du conflit, d’autant plus que les enquêtes disponibles ont été réalisées plusieurs années après. Il n’existe que des estimations : l’ONG américaine International Rescue Committee (IRC) a avancé le chiffre de 4 millions de morts, repris notamment par Pourtier [2]. C’est en surfant sur cette polémique que Paul Kagamé peut nier les crimes de son armée sur le sol congolais.

Si le rapport Mapping, publié en 2010, s’est limité à documenter et à tenter de qualifier les crimes commis avant 2003, c’est en raison de l’espoir de paix suscité cette année-là. En effet, après avoir signé un accord de retrait des troupes rwandaises (le 30 juillet 2002, à Pretoria) et des troupes Ougandaises (le 6 septembre 2002, à Luanda), les autorités Congolaises signent avec les rébellions Congolaises l’« Accord global et inclusif de Pretoria », le 17 décembre 2002, ratifié par toutes les parties prenantes le 1er avril 2003.

Après la deuxième guerre du Congo, la déstabilisation perdure

La mise en place officielle, le 30 juin 2003, des institutions de transition regroupant tous les belligérants devait signer la fin des hostilités et le lancement du processus de démocratisation. Ce processus a abouti à l’adoption d’une nouvelle constitution et à l’organisation d’élections générales en 2006. Les différents groupes armés rebelles, comme le RCD et le MLC, se constituent alors en partis politiques et leurs troupes sont intégrées aux forces armées congolaises, ce qui fut une réussite relative du processus de démocratisation. Les incursions rwandaises directes ou par milices interposées n’ont pas cessé pour autant.

Que ce soit en soutien au Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) du chef de guerre Laurent Nkunda en 2008 ou au Mouvement du 23 mars (M23) en 2012, le Rwanda a continué d’apporter un appui de taille à des mouvements rebelles qui déstabilisent la RDC et y commettent des crimes contre la population [3]. Alors que le gouvernement rwandais s’était engagé à Nairobi le 9 novembre 2007 à « prendre toutes les mesures nécessaires pour sécuriser sa frontière, empêcher l’entrée ou la sortie de membres de tout groupe armé et empêcher que toute forme de soutien – militaire, matériel ou humain – soit fourni à aucun groupe armé en RDC [4] », il a activement participé au recrutement de soldats – dont des enfants – à la fourniture de matériel militaire et a envoyé des officiers et des unités des Forces de défense rwandaises (RDF) en RDC, selon un rapport du Groupe d’experts des Nations unies sur la RDC et un rapport d’Human Rights Watch [5].

Malgré le départ du président Joseph Kabila et le réchauffement diplomatique entre le Rwanda et la RDC sous la houlette du président Félix Tshisekedi, les incursions illégales de l’armée Rwandaise sur le sol Congolais se poursuivent. Dans son rapport publié en février 2021, le Kivu Security Tracker (KST) [6] souligne que l’ingérence des puissances régionales dans l’Est du Congo s’est accrue ces dernières années, « en particulier dans des zones sensibles telles que les Hauts Plateaux du Sud-Kivu [7] ». Le groupe d’experts des Nations unies chargé de veiller au respect de l’embargo sur les armes en RDC fait le même constat : dans son rapport publié en 2020, il prouve la présence active de l’armée Rwandaise dans les territoires de Nyiragongo, Masisi et Rutshuru (province du Nord-Kivu) entre fin 2019 et octobre 2020, malgré les dénégations de Kagame [8].

Le pillage des mines congolaises

Le Rwanda et toutes les autres parties prenantes aux conflits armés qui secouent la RDC depuis trois décennies ont toujours évoqué des considérations politiques, ethniques et surtout sécuritaires pour justifier les interventions militaires répétées et le soutien aux milices locales. Pourtant, l’Est de la RDC est une des régions minières les plus riches du monde, on y trouve notamment d’immenses réserves de coltan, mais aussi de l’or et d’autres métaux précieux ou des terres rares, utilisées dans les technologies numériques.

Lire notre entretien avec Guillaume Pitron : « L’espace et la mer, nouveaux horizons de la guerre des métaux rares ? »

Si, durant la première guerre du Congo (1996-1997), on ne note pas de pillage des ressources minières par le Rwanda – celui-ci poursuivant essentiellement un objectif sécuritaire –, il n’en est pas de même lors de la deuxième guerre (1998-2003). En effet, on observe depuis 1998 trois activités illégales pratiquées par le Rwanda sur le territoire congolais : le pillage systématique des mines, l’exploitation minière directe et l’imposition de taxes sur les activités minières. Selon le chercheur Pierre Jacquemot, « pour les nouveaux potentats, la persistance de l’insécurité devint le moyen principal d’enrichissement » et ces guerres furent « le début de la mainmise des lobbies militaro-commerciaux rwandais et ougandais sur les ressources naturelles des zones qu’ils contrôlaient [9]. »

Qu’il s’agisse de minerais, de produits agricoles et forestiers, de l’argent ou du bétail, les militaires rwandais et leurs alliés ont organisé, coordonné, encouragé et mené des activités de pillage systématique dans les zones sous leur contrôle en RDC. Par exemple, dans le secteur minier, l’armée rwandaise et ses alliés ont, en 1998, pillé un stock de sept ans de coltan appartenant à la Société minière et industrielle du Kivu (Sominki). Il a fallu près d’un mois aux rwandais pour transporter le précieux minerais jusqu’à Kigali !

Autre exemple, dans le secteur financier : les mêmes protagonistes ont attaqué les banques locales, pillé et emporté l’argent. En 1999, l’équivalent de 1 à 8 millions de dollars ont été volés à la banque de Kisangani, amené sous escorte militaire à l’Hôtel Palma Beach de la même ville avant d’être acheminé par avion à Kigali, en passant par Goma.

Au-delà des pillages, l’armée rwandaise s’est livrée à l’exploitation directe des ressources minières sur le territoire Congolais qu’elle contrôlait. L’extraction des ressources naturelles était tellement intense que le Rwanda importait de la main-d’œuvre : il utilisait des prisonniers rwandais pour extraire le coltan et, en contrepartie, leur octroyait une réduction de peine ou un versement. En mars 2001, ils étaient plus de 1 500 prisonniers rwandais à extraire le coltan à Numbi (territoire de Kalehe) sous la surveillance des forces rwandaises. L’importance de la main-d’œuvre employée donne une idée de la quantité de minerai extrait et volé. L’enquête de l’ONU a également prouvé que Rwanda Metals, tenue par le FPR, et parmi d’autres entreprises publiques ou proches du gouvernement rwandais, a exploité le coltan en RDC [10].

Les statistiques officielles de l’État rwandais mènent aux mêmes conclusions. Le Rwanda produisait 54 tonnes de coltan en 1995, soit avant les incursions de son armée. En 1999, la production passe à… 224 tonnes [11]. Même chose pour la cassitérite : la production passe de 247 tonnes en 1995 à 437 tonnes en 2000. Cette tendance s’observe aussi dans les exportations rwandaises de diamant. Elles passent de 13 000 carats (d’une valeur de 720 000 dollars) en 1997 à 30 500 carats (d’une valeur de 1,8 millions de dollars) en 2000 [12]. Ceci alors que le Rwanda ne possède pas de gisements significatifs de ces minerais [13].

Cette exploitation illégale s’est poursuivie même après le retrait officiel des troupes rwandaises en 2003. En plus de l’extraction illégale par les groupes armés soutenus par le Rwanda, notamment le CNDP et le M23, un réseau de contrebande de minerais congolais a proliféré au profit du Rwanda et au mépris du devoir de diligence et de traçabilité imposés par la loi Dodd Frank américaine, la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs (CIRGL), l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et l’Union européenne. L’agence écofin signale même que « le Rwanda est devenu entre 2013 et 2014 le premier exportateur mondial de coltan [14] ». Ces exportations, à quoi s’ajoute la perception de taxes et impôts transitant via les rebelles du RCD-Goma, ont fortement contribué à l’essor économique du pays.

Le régime de Paul Kagamé a su adapter sa politique étrangère et sa stratégie d’exploitation du Congo oriental face à ses homologues successifs, de Laurent-Désiré Kabila à Félix Tshisekedi, en passant par Joseph Kabila. En témoignent les accords signés en juin 2021 sur l’or. Kagamé a su profiter de la volonté du président Tshisekedi de renouer des relations avec lui pour « réguler » ce secteur… et aboutir à ce que l’or congolais soit transformé dans une fonderie rwandaise. Ainsi, la prédation pourra perdurer légalement.

Notes :

[1] Le rapport Mapping est un projet du Haut-commissariat de Nations unies aux droits de l’Homme qui a mobilisé plus d’une vingtaine d’enquêteurs indépendants. Pendant presque un an, ils ont recensé par ordre chronologique et par province 617 « incidents » : des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et de « possibles » crimes de génocide commis en RDC entre 1993 et 2003.  

[2] Roland Pourtier, « Le Kivu dans la guerre : acteurs et enjeux », EchoGéo, Sur le Vif, 2009.

[3] « République démocratique du Congo. Crise dans le Nord-Kivu », Amnesty International, 21 novembre 2008.

[4] « Communiqué conjoint du Gouvernement de la République Démocratique du Congo et du Gouvernement du Rwanda sur une approche commune pour mettre fin à la menace pour la paix et la stabilité́ des deux pays et de la région des Grands Lacs », 9 novembre 2007.

[5] « RD Congo : Les rebelles du M23 commettent des crimes de guerre », Human Rights Watch, 10 septembre 2012.

[6] Projet mis en place par le Groupe d’étude sur le Congo (GEC), un centre de recherche de l’université de New York, et Human Rights Watch (HRW).

[7] « La cartographie des groupes armés dans l’Est du Congo », Baromètre Sécuritaire du Kivu, février 2021.

[8] « Rapport de mi-mandat du Groupe d’experts conformément au paragraphe 4 de la résolution 2528 (2020) », 23 décembre 2020.

[9] Pierre Jacquemot, « Ressources minérales, armes et violences dans les Kivus (RDC) », Hérodote, vol. 134, n° 3, 2009, pp. 38-62.

[10] Rapport du Groupe d’experts sur l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres richesses de la République Démocratique du Congo, 2001.

[11] Rwanda Official Statistics, cité dans le « Rapport du Groupe d’experts sur l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres richesses de la République Démocratique du Congo », 12 avril 2001.

[12] Conseil supérieur du diamant, cité dans le « Rapport du Groupe d’experts sur l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres richesses de la République Démocratique du Congo », 12 avril 2001.

[13] Pierre Jacquemot, « Le Rwanda et la République démocratique du Congo. David et Goliath dans les Grands Lacs », Revue internationale et stratégique, vol. 95, n° 3, 2014, pp. 32-42.

[14] Louis-Nino Kansoun, « Le coltan, pour le meilleur et pour le pire », Agence Ecofin, 15 décembre 2017.