Les tirs de l’Iran contre Israël, en riposte au bombardement de son consulat à Damas, ont fait l’objet d’un commentaire médiatique particulièrement intense. Tandis que les chancelleries occidentales, tout en réaffirmant leur attachement à Tel-Aviv, ont appelé à la désescalade, l’arène télévisuelle est devenue le théâtre de toutes les outrances et de toutes les simplifications. Ainsi, les choses auraient peu changé depuis la Révolution iranienne de 1979. La République islamique, fanatiquement hostile à « l’Occident » et sur la voie du réarmement nucléaire, représenterait une menace vitale pour la stabilité du Moyen-Orient et la sécurité des Européens. Une vision des choses qui jure avec l’opportunisme de la politique étrangère du pays, bien plus fluctuante que les dirigeants iraniens – et leurs adversaires les plus acharnés – ne veulent le reconnaître.
À vrai dire, la séquence a un goût de déjà vu. La réaction médiatique également.
Juin 2019, Iran : des « gardiens de la Révolution » abattaient un drone américain, non loin de la frontière. Après une surenchère verbale de part et d’autre, Donald Trump annulait l’envoi de bombardiers, dix minutes avant leur départ programmé selon ses dires. Bluff ? Revirement de dernière minute ? Les historiens auront peut-être un jour le fin mot de l’histoire.
Quelques mois plus tard, un drone américain abattait Qassem Soleimani en Irak, commandant en chef des « gardiens de la Révolution ». Après quelques semaines d’une rhétorique incendiaire, l’Iran se contentait d’une réplique mesurée contre des installations militaires américaines, toujours en Irak.
Pour les deux parties, ces escarmouches avaient leur utilité. Côté iranien, elles justifiaient le tour de vis supplémentaire imposé par le pouvoir, dans un contexte de mobilisations sociales intenses. Côté américain, elles justifiaient la doctrine de « pression maximale » de l’administration Trump contre les mollahs.
Si l’Iran n’est pas un acteur rationnel, à quelle impulsion répond-il en ciblant Israël ? À un « désir maléfique » (sic) de « revanche contre l’Occident », selon un chroniqueur du Point.
Mais les deux parties n’avaient pas intérêt à aller plus loin. Un conflit ouvert aurait causé d’incommensurables dommages à l’Iran, et Donald Trump ne pouvait risquer de s’engager dans un nouveau bourbier au Moyen-Orient après avoir fait campagne sur « la fin des guerres sans fin ». Les deux acteurs avaient porté des coups millimétrés, aptes à satisfaire les « faucons » de leur camp tout en évitant l’engrenage qui conduirait à l’escalade.
La République islamique, acteur plus opportuniste que doctrinaire, plus tacticien que fanatique ? Les récentes tirs sur Israël semblent avaliser cette grille de lecture. Spectaculaires par leur ampleur et le précédent qu’ils marquent – il s’agit de la première attaque directe contre l’État hébreu -, ils n’étaient pas de nature à infliger des dommages conséquents.
Ainsi que le rappelle Michel Duclos, conseiller pour l’Institut Montaigne : « c’est une frappe limitée, essentiellement symbolique, destinée à faire beaucoup de bruit mais pas trop de mal ». Le chercheur Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAN) va jusqu’à déclarer au Monde – dans un article au titre qui suggère pourtant l’inverse – : « les Iraniens ont observé une grande transparence dans leur réponse. Ils ont veillé à ce que les Américains et les Israéliens soient assez préparés pour contrer ces frappes ».
Sur les chaînes d’information en continu et les plateaux télévisuels, ces analyses sont méthodiquement balayées. La République islamique y est décrite comme obnubilée par Israël et « l’Occident », incapable de la moindre once de pragmatisme et du moindre sens tactique.
Surenchère éditorialiste, escalade diplomatique
Considérer l’Iran comme un acteur qui met en regard moyens et fins, évalue les rapports de force et s’adapte à la conjoncture, comme n’importe quelle entité géopolitique ? C’est très explicitement ce que refuse Caroline Fourest sur le plateau de LCI. « On a beaucoup parlé de la rationalité de Monsieur Poutine, si on parle de celle des mollahs c’est encore plus inquiétant », y déclare-t-elle, généralisant au passage ce postulat d’irrationalité à l’ensemble des systèmes autoritaires.
Si donc l’Iran n’est pas un acteur rationnel, à quelle impulsion répond-il en ciblant Israël ? À un « désir maléfique » (sic) de « revanche contre l’Occident », selon les mots d’un chroniqueur du Point. On lui reconnaîtra au moins le mérite de la clarté. Tout comme à la présentatrice Laurence Ferrari qui, dans un édito halluciné sur CNews, s’en prend à « la litanie “il faut éviter l’escalade” » : face à un « État tyrannique dirigé par des religieux sanguinaires », les atermoiements pacifistes font le jeu, pêle-mêle, « du communautarisme, de l’islamisme, du soutien déguisé au jihadisme », au Moyen-Orient, en France et même « en Australie ».
Le reste de la discussion encadrée par Laurence Ferrari est à l’avenant, au point que le spectateur a l’étrange sensation de remonter le temps et d’être téléporté en 2003, dans une émission portant sur la guerre d’Irak. Ainsi, il n’est pas question de droit international : il s’agit de « défendre un modèle » dans une guerre « entre le camp du bien et le camp du mal », « entre deux visions de la société ». À mesure que les invités se répondent les uns aux autres en s’approuvant mutuellement, une question revient : « faut-il intervenir avant que l’Iran accède à l’arme nucléaire » ? Entre deux ricanements ironiques à l’adresse de « la désescalade », la « retenue » et la « communauté internationale », on rappelle qu’Israël « est à la pointe de l’Occident » et « qu’en se défendant, Israël défend l’Occident ».
Loin de ces pitreries médiatiques, les diplomaties occidentales sont plus mesurées. Si les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France ont apporté un soutien militaire au « dôme de fer » israélien pour intercepter les missiles iraniens, ils ont tous, à leur manière, appelé à la désescalade. Benjamin Netanyahou aurait même temporairement renoncé à riposter contre l’Iran suite à un appel de Joe Biden.
Mais dans le même temps, des mesures coercitives sont annoncées contre l’Iran, par les mêmes chancelleries qui n’avaient pas eu un mot pour le bombardement de son consulat par l’armée israélienne en Syrie. Ainsi, les États-Unis et l’Union européenne ont annoncé que les sanctions financières contre l’Iran, déjà dévastatrices, seront intensifiées.
Du reste, un relâchement des tensions entre Benjamin Netanyahou et Joe Biden n’est pas à exclure. Sous pression du Parti républicain, qui lui reproche d’avoir permis à l’Iran de récupérer des fonds séquestrés sous l’administration Trump, le président démocrate pourrait durcir sa politique iranienne, ce qui l’alignerait mécaniquement sur les positions israéliennes les plus radicales.
Pour Téhéran, la volonté de préserver sa puissance régionale, qui passe par la pérennisation du pouvoir syrien et le statu quo au Liban, impose de ne pas entrer en conflit ouvert avec Israël.
Car à l’encontre du ton apocalyptique des chaînes de grande écoute, Israël sort gagnant de la séquence. Il a même remporté une « victoire » éclatante, ose un élu français – du reste peu suspect d’une hostilité prononcée à l’égard dugouvernement israélien – : « Israël a fait oublier l’inhumanité des représailles lancées contre Gaza, mobilisé à ses côtés les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne et obtenu le discret mais efficace soutien militaire de plusieurs des pays arabes. Parce que tous craignent les entreprises de déstabilisation des mollahs, Israël vient de reconstituer un front de proches et d’alliés qui pourtant désapprouvaient toujours plus les politiques de Benjamin Netanyahou ». Est-ce l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement israélien s’est lancée depuis plusieurs mois dans une stratégie tous azimuts d’internationalisation du conflit, multipliant les frappes au Liban, en Syrie, et dernièrement sur le consulat iranien de Damas ?
Au-delà de la rhétorique
Loin du monolithe théocratique que présentent les chaînes d’informations, la République islamique d’Iran se caractérise par un pragmatisme certain. Officiellement, sa ligne diplomatique reste inchangée depuis la révolution de 1979 : négation de la légitimité d’Israël et appel à constituer un front uni en faveur de la Palestine. Dans les faits, elle a très largement été infléchie.
Les relations entre le Hamas et l’Iran se sont subitement détériorée depuis le soulèvement syrien de 2011 contre Bachar al-Assad : tandis que l’organisation palestinienne avait rallié les insurgés, Téhéran avait soutenu Damas par le truchement du Hezbollah. La volonté de maintenir en place le gouvernement syrien, proche allié de la République islamique, surdétermine la lecture iranienne des enjeux géopolitiques régionaux.
Aussi comprend-on pourquoi le Hezbollah, fortement lié à l’Iran, qui le pousse à la modération, est demeuré en retrait depuis le 7 octobre. Ainsi que l’écrit le chercheur Joseph Daher dans nos colonnes : « Depuis le commencement du soulèvement syrien de 2011, le Hezbollah a progressivement abandonné une stratégie prioritairement axée sur la confrontation armée avec Israël. Une partie de cette évolution découle du fait que l’Iran, son principal soutien, ne souhaite pas affaiblir le Hezbollah dans un nouveau conflit avec Israël ». Pour Téhéran, la volonté de préserver sa puissance régionale, qui passe par la pérennisation du pouvoir syrien et le statu quo au Liban, impose de ne pas entrer en conflit ouvert avec Israël.
Une analyse de plus long terme aurait rappelé que les relations entre la République islamique d’une part, Israël et les Occidentaux de l’autre, n’ont pas toujours été antagoniques, loin s’en faut. Qu’au milieu des années 1980, Israël, obnubilé par Saddam Hussein, a fait pression sur les États-Unis pour que des armes soient fournies à Téhéran contre l’Irak, et a lui-même procédé à des livraisons à hauteur de centaines de millions de dollars. Qu’à plusieurs reprises la diplomatie iranienne a proposé « d’ouvrir des négociations avec les États-Unis sur tous les sujets – programme nucléaire, soutien au Hamas et au Hezbollah, reconnaissance d’Israël ». Que l’invasion américaine de l’Irak, en 2003, a bénéficié d’une enthousiaste coopération militaire iranienne – ouvrant ainsi la voie à l’influence iranienne dans la région.
Mais sans doute est-il plus confortable de colporter l’image d’un régime ataviquement motivé par une « revanche contre l’Occident »…
À lire la presse financière, l’Iran est un enfer pour investisseurs étrangers. Selon l’Economic Freedom Index, élaboré par le Wall Street Journal et la très libérale Heritage Foundation, il est le huitième pays le moins libre au monde. Jusqu’à récemment, le représentant américain pour l’Iran qualifiait ce pays de « théocratie marxiste ». Si ces affirmations correspondent bien peu à la réalité de l’économie iranienne – qui va de privatisations en libéralisations -, elles touchent juste sur un point : le régime actuel est issu d’une révolution qui compte parmi les plus radicales du Moyen-Orient. À la fin des années 1970, l’Iran semblait proche de basculer vers un modèle socialiste. Retour sur cet épisode oublié, mis en lumière par Iran on the Brink – Rising Workers and Threats of War, co-écrit par Shora Esmailian et Andreas Malm en 2007.
Avant ses analyses éco-marxistes, on doit à Andreas Malm un ouvrage éclairant sur la société iranienne, co-écrit avec Shora Esmailian, écrivaine et journaliste. Dix-sept ans plus tard, il n’a rien perdu de son actualité, et offre des clefs pour comprendre la réalité hybride vécue par les Iraniens. Et d’abord, l’onde de choc de la révolution de 1979.
Dictature de la classe « compradore »
Avec une approche d’économie politique, l’ouvrage analyse la nature de classe du régime de Mohammed Rêza « Shah » Pahlavi (1941-1979). Après une brève poussée démocratique, un coup d’État le rétablit dans ses prérogatives autocratiques en 1953. L’État iranien prend alors les traits d’une dictature patronale, obnubilé par la répression des grèves, des vestiges de syndicats et des membres du « Parti du peuple » (Toudeh, marxiste et inféodé à l’URSS), retranchés dans la clandestinité.
Un exode rural jette des millions d’Iraniens dans les banlieues des grandes villes. Ils viennent grossir les rangs d’un sous-prolétariat acculé à la misère la plus extrême, et d’un prolétariat privé de tout moyen d’expression, dont la journée de travail s’étend de dix à douze heures.
Sur le plan régional, l’Iran joue le rôle de « gendarme des États-Unis ». La « doctrine Nixon », qui impulse un désengagement militaire progressif du Moyen-Orient, implique de confier à des alliés le soin de défendre les intérêts américains. Au nombre de ces « États-clients », on trouve Israël, l’Arabie saoudite et surtout l’Iran. À l’acmé de ce processus, celui-ci consacre pas moins de dix milliards de dollars à son budget de Défense, essentiellement dédiés à l’achat de matériel produit à Washington. Et l’Iran surpasse alors tous les autres pays combinés du Moyen-Orient en matière d’assistance militaire américaine1.
La révolution de 1979 a été suffisamment radicale pour imprimer sa marque sur les décennies suivantes. Ce, malgré le démantèlement méthodique dont elle a fait l’objet par les clercs.
Malm et Esmailian recourent à la distinction marxiste entre une classe dominante « nationale » (qui exploite les travailleurs dans son propre intérêt) et une classe dominante « compradore » (qui les exploite au profit de l’accumulation d’une bourgeoisie étrangère). La bourgeoisie iranienne possède tous les aspects d’une classe « compradore », qui affiche avec ostentation son amour de la modernité libérale. Les mollahs, qui deviennent la principale opposition tolérée du régime, ne manqueront pas de l’exploiter…
1979 : la plus grande révolution de travailleurs du Moyen-Orient ?
À tous égards, la révolution de 1979 fait figure d’énigme. À son pic, dix millions d’Iraniens ont participé à des grèves ou des protestations contre le « Shah » – un chiffre d’autant plus remarquable que les syndicats étaient interdits par la loi, au même titre que tout mouvement socialiste ou communiste qui aurait pu contribuer à organiser les travailleurs. Aujourd’hui encore, on tend à en sous-estimer l’ampleur de cet événement – lorsqu’il n’est pas réduite à un soulèvement religieux téléguidé par l’Ayatollah Khomeini.
Malm et Esmailian en rappellent la nature : il s’agit probablement du soulèvement de travailleurs le plus massif de l’histoire du Moyen-Orient. Et lorsque le « Shah » est renversé, l’Iran semble sur le point de basculer vers un système socialiste. Tandis que les fortunes liées au régime s’exilent en Occident, les travailleurs prennent leur outil de production en main. L’ampleur de cette expérience auto-gestionnaire permet d’expliquer pourquoi, un temps, les États-Unis ont pu considérer les clercs iraniens et l’Ayatollah Khomeini lui-même comme des facteurs de stabilisation du pays2.
Mais dans un premier temps, le gouvernement dirigé par Khomeini doit prendre en compte les revendications exprimées par les travailleurs. Il ne peut qu’avaliser l’expropriation des cinquante familles les plus riches du pays. Et la mise sous tutelle de l’État de 80% des grosses unités de production (toute entreprise dont la taille dépasse celle d’un « bazar »).
La radicalité de cette révolution permet de comprendre la success story iranienne en matière d’industrialisation. Alors que le monde entier s’ouvre au libre-échange et les privatisations, l’Iran, à contre-courant, réactive les politiques « d’industrialisation par substitution aux importations », dominantes quelques décennies plus tôt. Elles consistent à mêler une forme de protectionnisme avec des investissements étatiques massifs, destinés à subventionner les secteurs mis à l’abri de la production étrangère. Avec des résultats impressionnants, donc Malm et Esmailian fournissent des détails chiffrés.
Aussi comprend-on la ferveur suscitée par la jeune République islamique auprès d’une partie de la population iranienne, qui a vu son niveau de vie s’accroître dans des proportions considérables, et a retrouvé sa fierté nationale. On comprend également pourquoi elle s’est autant mobilisée face à l’agression irakienne menée par Saddam Hussein, soutenu par les États-Unis…
Longue agonie thermidorienne
La révolution de 1979 a été suffisamment radicale pour imprimer sa marque sur les décennies suivantes. L’Iran lui doit encore quelques vestiges d’un modèle social un peu moins écorné par le néolibéralisme, et une base industrielle qui n’a pas à rougir face à celle de ses voisins. Ce, malgré le démantèlement méthodique dont elle a fait l’objet par le nouveau pouvoir.
Malm et Esmailian détaillent ce long moment thermidorien. Les « conseils » de salariés, mis en place sous la révolution pour exercer une gestion démocratique des outils de production, deviennent des outils de supervision aux ordres du régime. La militarisation du pays durant la guerre avec l’Irak sert de prétexte pour réaffirmer l’autorité patronale.
Par la suite, l’ouverture – contrôlée – du régime aux capitaux étrangers, dans les années 1990, ne fait qu’accroître cette tendance. Si elle permet à l’économie iranienne de capter des technologies étrangères, et de poursuivre son entreprise d’industrialisation et de modernisation, elle enterre davantage encore les promesses de la révolution de 1979.
Tout au long du livre de Malm et d’Esmailian, affleurent deux idées aussi stimulantes que contestables. La première met en exergue les ressources pétrolières majeures de l’Iran, et la crainte du « pic pétrolier » qui agite les États-Unis. Sur cette base, Malm et Esmailian envisagent la possibilité d’un rapprochement à l’amiable des classes dominantes iranienne et américaine – celle-ci aurait intérêt à s’approprier la manne iranienne pour donner un sang neuf au capitalisme occidental. Près de deux décennies ont infirmé cette perspective. Le pic pétrolier préoccupe-t-il moins les élites américaines que ce qu’affirment Malm et Esmailian ? D’autres causes plus prégnant expliquent-elles le maintien des tensions avec l’Iran (notamment le lobbying des acteurs de l’industrie de Défense américaine) ?
La seconde concerne l’islamisme. Les auteurs appellent, avec raison, à ne pas réduire la dimension religieuse de la Révolution à une forme d’obscurantisme (posture qui empêche de comprendre pourquoi des millions d’Iraniens ont pu adhérer à un projet théologico-politique). Ils mettent en exergue sa dimension sociale et politique : le chiisme incarné par l’Ayatollah Khomeini portait – rhétoriquement du moins – la promesse d’un monde plus juste. On peut approuver ce constat, et en même temps regretter qu’une analyse plus approfondie du rôle de la religion dans le processus révolutionnaire n’ait pas été effectuée. Si la vision du monde théocratique des mollahs a pu incorporer des demandes de justice sociale venant du bas, n’était-elle pas intrinsèquement réactionnaire ? Et l’immense popularité de l’Ayatollah Khomeini – principale figure d’opposition au « Shah » – parmi les acteurs de la révolution, ne présageait-elle pas, depuis le début, de l’échec de celle-ci ?
Notes :
1 On se reportera utilement à l’ouvrage récent de Yann Richard Le Grand Satan, le Shah et l’Imam (French Edition, 2022), qui égrène les archives iraniennes et américaines et revient en détails sur les relations diplomatiques secrètes de ces deux pays sous le « Shah ».
2 Autre élément mis en exergue par Yann Richard. Il rappelle que lors d’un entretien informel, Mahdi Bazargan, premier ministre de l’Ayatollah Khomeini, avait assuré que l’islamisme de la révolution n’était « pas anti-occidental ». Et que la CIA prévoyait un scénario (think the unthinkable) dans lequel les États-Unis s’accommoderaient de la sur la jeune République islamique du fait de son anti-communisme.
Pénuries médicales, explosion des prix alimentaires, dépréciation abyssale du rial… Depuis 2018, les sanctions qui frappent la République islamique d’Iran produisent des effets dévastateurs. Malgré les promesses de campagne, l’élection de Joe Biden n’a pas conduit à un assouplissement significatif de l’embargo financier. Le récent embrasement du Moyen-Orient pourrait au contraire signer son rétablissement intégral. Par-delà les dommages immédiats qu’elles causent au tissu social iranien, les sanctions économiques ont d’autres conséquences plus redoutables, de long terme : elles enferment le pays dans un modèle de surexploitation des matières premières, dont la pénurie commence à poindre. Alors qu’à Téhéran on souffre de la vie chère, dans la fournaise du Khouzestan c’est la disparition de l’eau que l’on redoute. Et tandis que dans tout l’Iran les effets du stress hydrique s’intensifient, à Washington une série d’acteurs profite directement de ce statu quo. Reportage.
Nulles files d’attente soviétiques devant les pharmacies de Téhéran, et pourtant la pénurie fait rage. Aucune irrégularité dans les étagères de médicaments, pleines à craquer, et pourtant certains produits de première nécessité manquent.
« Je suis désolé, nous n’avons plus de colistine ». Au centre de la capitale, nouveau client, nouveau refus. « Ce n’est pas le premier aujourd’hui », commente Ali, pharmacien de nuit fraîchement diplômé de l’Université de Téhéran. Cet antibiotique, comme tant d’autres, se fait rare depuis le rétablissement des sanctions contre l’Iran en 2018.
Le Département d’État américain prévoit bien une série d’exemptions pour raisons humanitaires. À leur mention, les pharmaciens se récrient : « aujourd’hui, 90 % des médicaments sont produits en Iran », là où le pays en importait l’essentiel par le passé. Cas emblématique d’over-compliance : les acteurs pharmaceutiques occidentaux peuvent théoriquement échanger avec l’Iran en toute légalité ; mais ils évitent de le faire, craignant d’envoyer un signal négatif aux marchés financiers.
Sur les étagères, on trouve quelques rares produits étrangers, notamment européens, obtenus avec des méthodes opaques. Ali esquisse un sourire : « puisque les entreprises occidentales ne peuvent être créditées par un compte en banque iranien, on recourt à du cash. Un collègue de mon supérieur hiérarchique, au ministère de la Santé, a pour mission de se rendre à l’étranger avec de grosses sommes d’argent liquide pour rapporter des médicaments. »
Quand le vaccin contre le papillomavirus disparaît
L’Iran compte sur l’Inde – « à laquelle il est facile d’accéder » – pour se fournir en molécules chimiques, qui échappent plus facilement aux sanctions que les produits finis. Au prix d’un parcours du combattant, elles sont finalement assemblées. L’industrie pharmaceutique iranienne tente ainsi de reconstituer les biens finis qu’elle n’importe plus qu’au compte-goutte. Parfois avec des molécules de substitution, et non sans gaucheries : si leur qualité est jugée satisfaisante, la nationalité erratique des médicaments complique les prescriptions et génère des confusions dans la posologie.
En 2016 on échangeait un dollar contre 43,000 rials. Aujourd’hui c’est contre plus de 430,000 rials que l’on vend un billet vert.
Le gouvernement parvient-il ainsi à limiter la brutalité des sanctions ? Celles-ci affectent le système pharmaceutique de manière inégale. Pour les médicaments ordinaires, qu’il n’a pas été difficile de produire localement, l’effondrement a été évité – et l’on n’observe pas un désastre humanitaire similaire à celui du Venezuela1. Pour les autres, le tableau est moins reluisant. Ali détaille ainsi les différentes classes de produits qui connaissent un état de pénurie aiguë : « les antibiotiques pour maladies rares, les médicaments anti-cancer, les vaccins contre certaines infections sexuellement transmissibles ». Parmi celles-ci, il mentionne notamment « le papillomavirus, dont la prévalence s’accroît de manière alarmante. Il faut sept molécules pour produire un vaccin ; nous n’en avons que deux. »
S’il est difficile d’évaluer l’impact global des sanctions dans le domaine sanitaire, plusieurs études établissent une corrélation entre leur intensification et la décélération (voire la stagnation) de l’espérance de vie en bonne santé des Iraniens malades. De même, les maladies anormalement létales en Iran selon les chiffres de l’OMS – notamment cardiovasculaires – sont précisément celles dont la guérison nécessite des médicaments qui manquent en raison de l’embargo financier. Un article de Global Health datant de 2016 – avant la nouvelle salve de sanctions de Donald Trump -, estime « qu’en raison des obstacles à l’importation de médicaments vitaux […] six millions d’Iraniens n’ont pas accès à un traitement essentiel de maladies contagieuses et non contagieuses largement répandues ».
Selon une ONG iranienne, l’embargo financier est à l’origine du décès de 650 personnes atteintes de thalassémie depuis 2018, tandis que 10,000 doivent vivre avec « de sérieuses complications », sur les 23,000 affectées2. Cette maladie héréditaire provoque une pénurie d’hémoglobine et génère une anémie qui ne peut être conjurée que par une consommation régulière de produits pharmaceutiques – ceux-là mêmes qui, depuis six ans, n’ont plus droit de cité en Iran.
Au-delà des privations directes qu’elles engendrent dans divers secteurs, les sanctions grèvent les performances macro-économiques du pays. Si en 2016 on échangeait un dollar contre 43,000 rials, aujourd’hui c’est contre plus de 430,000 rials que l’on vend un billet vert – une dépréciation qui ne fait que restreindre les possibilités d’importation. Le PIB iranien, divisé par deux suite à l’élection de Donald Trump, n’a toujours pas recouvré son niveau antérieur. Alors que l’inflation a frôlé les 50% pour l’année 2023, aucune hausse conséquente des salaires n’est venue la compenser.
Mais ce n’est pas avec ces indicateurs économiques que l’on comprendra l’impact le plus profond des sanctions en Iran. Depuis 1979, c’est tout un mode de production qui a été façonné en réaction aux États-Unis. Étatiste et protectionniste, il a permis au gouvernement de conquérir son indépendance dans de nombreux secteurs, au prix d’une extraction à marche forcée de ses matières premières. Mais il atteint aujourd’hui ses limites, alors que la ressource la plus précieuse du pays vient à manquer.
Les eaux contaminées de la fournaise du Khouzestan
Dans une petite île du lac Shadegan, au centre du Khouzestan, frontalier de l’Irak, des palmiers sans feuilles s’étendent à perte de vue. « Autrefois, ce paysage était luxuriant. Aujourd’hui, à cause de l’assèchement des marais, les arbres se meurent. » Dans ce village de pêcheurs reculé, où l’on parle davantage arabe que persan, les eaux refluent, lentement. « De jour en jour, la diversité des espèces diminue. Pendant des décennies, nous avons veillé à la préservation de notre écosystème. Nous ne pêchions qu’une quantité limitée, adaptée au rythme de reproduction des poissons. »
Muhammad, fabricant de bateaux, continue : « Aujourd’hui, des braconniers pullulent. Comme ils recourent à la pêche électrique, ils éradiquent toutes les espèces vivantes des zones qu’ils parcourent. » Ces chasseurs illégaux ne sortent pas de nulle part. Sous la pression de l’assèchement des eaux, ils recourent à des méthodes désespérées, qui ne font que dégrader encore leur environnement de pêche.
Au Khouzestan, le progrès de la sécheresse constitue un motif d’inquiétude majeur, dans les zones marécageuses de Shadegan comme dans sa capitale industrielle, Ahwaz. En été, des vents brûlants se répandent sur la région, et un écran de poussière orange recouvre l’atmosphère, forçant les habitants à se réfugier chez eux plusieurs journées entières. Lorsqu’il se retire, un problème tout aussi aigu demeure : la pénurie d’eau potable. « 2850 milligrammes de particules solides pour un litre d’eau (mg/L) ». Sous nos yeux, Soraya, propriétaire d’un luxueux appartement à Ahwaz, mesure la toxicité de l’eau du robinet. Dès 500 mg/L, une eau n’est plus considérée comme potable. Une machine à six filtres lui permet de la purifier.
Le Khouzestan est l’une des régions les plus touchées par le réchauffement planétaire. Mais ce ne sont pas des causes climatiques qui expliquent en premier lieu le stress hydrique.
Qui peut s’offrir un tel engin ? « Tous ceux que je connais possèdent cette machine. Mais ce n’est pas le cas de tous les habitants de la région », reconnaît Soraya. Euphémisme : sitôt sorti du centre cossu d’Ahwaz, il est impossible d’en trouver une seule. « Le coût serait exorbitant », résume Jawad, habitant de la petite ville de Hamidiyeh. « Nous devons acheter des bouteilles d’eau, qui pèsent lourd sur nos revenus. C’est l’une des causes majeures d’émigration. »
De cette région, l’exode a déjà commencé. Ces migrants de la sécheresse se réfugient dans des zones plus salubres du pays, où ils viennent grossir le rang des chômeurs et travailleurs informels qui atteignent déjà une proportion critique dans la banlieue des grandes villes.
Le Khouzestan est l’une des régions les plus touchées par le réchauffement planétaire. Mais ce ne sont pas des causes climatiques qui expliquent en premier lieu le stress hydrique. Il ne découle pas principalement du rétrécissement des fleuves en surface, mais du pillage des eaux souterraines.
Souveraineté, pistaches et sécheresse
Celui-ci trouve son origine dans le modèle de développement hautement extractiviste mis en place suite à la révolution de 1979, qui a débouché sur l’institution de la République islamique. Si sa composante religieuse est indéniable, elle cible avant tout une bourgeoisie « compradore » aux liens incestueux avec les États-Unis, choyée par Mohammed Rêza Pahlavi. Le dernier « Shah » d’Iran avait bénéficié d’un appui logistique précieux de la part des dirigeants américains. En échange il avait docilement accepté le rôle de « gendarme des États-Unis », écrasant les soulèvements anti-occidentaux qui émergeaient dans la région.
Aussi l’année 1979 devait-elle marquer le grand divorce avec l’Oncle Sam. Anti-impérialiste, la révolution allait imposer à l’Iran un modèle productif endogène, visant à l’émanciper des tutelles occidentales ; et la batterie de sanctions qui allait s’abattre sur le pays devait le confirmer dans cette voie, quand bien même la fièvre révolutionnaire des premières années était retombée – et que les mollahs, représentants d’une nouvelle classe dominante, s’attelaient à en démanteler les acquis.
C’est donc à marche forcée que le nouveau régime a voulu conquérir l’autosuffisance. En un sens, la réussite est éclatante. L’expérience iranienne constitue l’une des rares tentatives couronnées de succès d’industrialisation impulsée par l’État, à une époque où les pays du Sud s’ouvraient au libre-échange3. Mais dans de nombreux secteurs, ce fut au prix d’une extraction irraisonnée des ressources naturelles, dont les conséquences allaient être douloureuses.
Ainsi en fut-il pour le domaine agricole, qui accapare aujourd’hui 90% de l’eau du pays. Dans un pays aride aux sols ingrats, la conquête de la souveraineté alimentaire allait s’avérer ardue. Sous le « Shah », l’importation de denrées agricoles permettait de bénéficier d’indéniables avantages comparatifs. Mais après 1979, l’heure n’était plus au doux commerce ; elle était à la consolidation de la souveraineté pour la République islamique, et à l’isolement du pays pour Washington.
Pour accroître les rendements agricoles, les gouvernements iraniens ont donc puisé dans les ressources aquifères du pays, à un rythme inégalé. Les réserves des nappes phréatiques, principale source d’eau potable, en ont fait les frais. L’Iran est ainsi le troisième pays qui a subi les pertes d’eau souterraine les plus importantes ces dernières décennies, juste après la Chine et les États-Unis – mais avec une population et un territoire considérablement plus réduits. Aussi la tension s’accroît-elle sur l’autre source majeure d’eau courante du pays : les glaciers. Les fleuves qu’ils alimentent en subissent les conséquences.
Aux abords de la ville d’Ahwaz, sur une terre craquelée, Jawad montre du doigt un mince filet d’eau. « Dans mon enfance, j’avais l’habitude de jouer sur les bords du fleuve, qui s’étendait jusqu’à l’endroit où nous marchons. Depuis quelques années, les eaux qui s’écoulent des glaciers du Mont Zagros ont été détournées vers l’Est, pour alimenter l’autre partie du pays. À nos dépens. » Le fleuve Karoun, qui tire sa source des chaînes montagneuses du Nord, irrigue une bonne partie du Khouzestan, puis se jette dans un delta commun au Tigre et à l’Euphrate.
Récemment, les autorités iraniennes ont imposé une déviation aux glaciers du Mont Zagros pour privilégier la ville d’Isfahan, plus à l’Est, dont les fleuves s’asséchaient. La disponibilité de l’eau a décru de manière significative au Khouzestan, provoquant des heurts répétés. Sa qualité également : les flux d’eau pure provenant des montagnes se rétrécissant, l’impact des déchets industriels rejetés dans le fleuve s’en est trouvé décuplé. En bout de chaîne, cette décision a provoqué un incident diplomatique avec l’Irak, dont Bassora, la seconde ville du pays, dépend des glaciers du Mont Zagros et des eaux du fleuve Karoun.
Ce n’est pas simplement « l’extra-territorialité » du droit américain qui est en cause. Bien davantage, c’est la « territorialité hégémonique » de la finance – dont l’épicentre est à New York – qui permet de comprendre l’efficacité des sanctions.
On ne saurait ramener cet accroissement des tensions sur l’eau à l’embargo financier. Au sein de l’Iran, un puissant secteur agro-exportateur est attaché au statu quo pour des raisons qui n’ont qu’un rapport distant avec la souveraineté alimentaire. Les producteurs de pistaches, dont la culture requiert une déplétion particulièrement intense des eaux souterraines, ont par exemple vendu 40 % de leurs récoltes à l’étranger de 2016 à 2021. Pour autant, les sanctions empêchent tout changement significatif. En entravant l’importation de denrées, elles contraignent l’Iran à persévérer dans le modèle d’autosuffisance alimentaire impulsé par la Révolution de 1979. En induisant une pression à la baisse sur le rial, elles incitent les acteurs de l’agro-industrie à exporter leur production (de manière cachée) pour bénéficier des quelques devises qui peuvent encore entrer dans le pays.
Elles compromettent également les échanges technologiques, logistiques ou académiques avec l’étranger qui pourraient accroître l’efficacité de la gestion de l’eau. En 2018, un article du Carnegie Endowment for International Peace avertissait : « les nouvelles sanctions américaines vont probablement entraver les nécessaires échanges d’expertise [pour pallier le problème de l’eau] et radicaliser l’establishment iranien dans sa politique d’auto-suffisance ».
Sanctions et « territorialité hégémonique » de la finance
Dans la ville de Shiraz, nous entrons dans un endroit qui a tous les attributs d’une start-up européenne. À l’entrée il est demandé de se déchausser, pour rendre l’atmosphère plus friendly. Le PDG, l’une des figures de proue de la tech iranienne, expose fièrement ses accomplissements. Un « cloud » endogène a été mis en place, et l’Iran ne dépend plus de serveurs situés à l’autre bout du monde. Pour la plupart des applications occidentales prohibées en Iran, un substitut a été trouvé, d’Uber à Tinder – avec certes moins de possibilités récréatives dans ce dernier cas.
« En 2015, lorsque Barack Obama a partiellement levé les sanctions – dans le cadre du Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) – nous avons commencé à nouer des liens avec des acteurs européens », se remémore notre interlocuteur. « Côté américain, aucun échange n’a jamais eu lieu. Puis, avec le retour de Donald Trump au pouvoir, tous les contacts avec les Occidentaux ont été coupés. Plus personne ne voulait prendre le risque de collaborer avec nous. »
La tech iranienne a été recluse dans un isolement croissant ces dernières années. Arvan Cloud, l’une des rares entreprises qui maintenait des liens avec l’Union européenne – et notamment des serveurs aux Pays-Bas – a été sanctionnée par cette dernière en novembre 2022 et dépossédée de ses actifs. Sous pression des États-Unis, qui ont mis l’entreprise à l’index au nom de ses liens supposés avec le régime, dans le contexte de la répression du mouvement qui a fait suite à l’assassinat de Mahsa Amini. Plusieurs de ses membres fondateurs ont pourtant ouvertement critiqué le gouvernement iranien.
Un temps, l’Union européenne refusait d’appliquer aveuglément les sanctions américaines. En 1996, l’Iranian Sanctions Act adopté sous Bill Clinton menace les entreprises américaines et non-américaines d’une exclusion des marchés financiers dans le cas de transactions illégales. En réaction, le Conseil européen adopte une série de mesures (22 novembre 1996, 2271/96) interdisant aux entreprises européennes de se plier à cet embargo : amendes contre celles qui y céderaient, compensations monétaires pour celles qui en souffriraient. Une fermeté difficilement concevable aujourd’hui.
Cuba, Corée du Nord, Irak, Venezuela… La République islamique d’Iran n’est pas le premier système à la longévité singulière, que les sanctions américaines semblent renforcer plutôt que fragiliser.
L’autonomie du Vieux continent vis-à-vis des États-Unis devait se restreindre comme peau de chagrin. Ainsi que l’expliquent les chercheurs Grégoire Mallard et Jin Sun, ce n’est pas simplement « l’extra-territorialité » du droit américain qui est en cause. Bien davantage, c’est la « territorialité hégémonique » de la finance, dont l’épicentre est à New York, qui permet de comprendre l’efficacité des sanctions4. La crise de 2008 marque un tournant. Alors que les banques et entreprises européennes ont un besoin criant de liquidités, les États-Unis – via la FED puis la BCE – acceptent de les renflouer à condition qu’elles se plient à leurs règles.
Les acteurs européens signent des accords visant parfois à « remplacer l’intégralité de la direction de leur branche bancaire – comme dans le cas de BNP et de HSBC – par une nouvelle équipe montrant une volonté claire de coopérer avec les autorités américaines », rappellent Mallard et Sun. Pour faire montre de leur bonne foi, certaines banques recrutent même d’anciens régulateurs américains. À l’instar de HSBC, qui finit par nommer à la tête de son département compliance Stuart Levey, ex-directeur… de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), la branche du Trésor américain en charge de l’application des sanctions. En 2013, avec l’Anti-Money Laundering Directive Four (AMLD4), l’Union européenne devait institutionnaliser cet alignement sur les pratiques américaines en matière de réglementation financière5.
Le contexte aidant, l’OFAC durcit le ton dès 2008. Il exige l’accès aux transactions des acteurs européens, et sanctionne ceux qui auraient échangé avec l’Iran – comme BNP-Paribas en 2013, à hauteur de 9 milliards – ou ceux qui refuseraient de lever le secret bancaire – comme HSBC en 2012, juste avant la nomination de Stuart Levey. Mais l’arme la plus redoutable de l’OFAC réside dans son simple contrôle de la monnaie de réserve internationale. En 2008, il interdit aux entreprises européennes qui violeraient la loi américaine sur l’Iran de se refinancer auprès de la FED, les réduisant de facto au statut de parias des marchés financiers6.
En quelques années, un tournant à 180 degrés a eu lieu. Craignant les foudres de la loi européenne, des investisseurs, de l’OFAC et de la FED, les entreprises européennes évitent désormais tout contact, direct ou indirect, avec l’Iran. Comment s’étonner, dans ces circonstances, que les « exemptions humanitaires » prévues par les États-Unis ne soient pas respectées, et qu’aucune entreprise occidentale (à quelques exceptions près) n’ose exporter nourriture ou médicaments en Iran ?
« Néocons » et mollahs : meilleurs ennemis ?
La doctrine de « pression maximale » à l’égard de l’Iran, impulsée par Donald Trump et poursuivie par Joe Biden, semble étrangement inapte à fragiliser l’hégémonie des mollahs. La contraction de l’économie et la raréfaction des importations renforcent manifestement l’emprise de l’État, de sa branche militaro-policière et de ses milices paramilitaires sur la société. « Les sanctions et la censure sont les deux lames d’un même ciseau » déclare le directeur de l’entreprise que nous rencontrons à Shiraz. « En 2015, lorsqu’elles ont été partiellement levées, le secteur privé iranien s’est mis à bourgeonner, lui permettant de conquérir une certaine autonomie vis-à-vis du régime. Par la suite, le rétablissement de l’embargo a empêché cet écosystème de croître naturellement, et a resserré ses liens avec l’État. »
Dans la petite ville de Hamidiyeh au Khouzestan, le son de cloche n’est guère différent. À quelques centaines de kilomètres, c’est un tout autre univers dans lequel on vit : « il n’y a aucun avenir ici. Corruption, chômage, pollution de l’eau, pollution de l’air, chaleur étouffante toute l’année… Nous haïssons ce régime qui a tué nos rêves depuis de nombreuses années », déclare Jawad. Les habitants de cette région arabe, qui se plaignent fréquemment de discriminations et d’un sous-investissement anormal, expriment un rejet particulièrement fort de la République islamique. Mais le souvenir de la guerre avec l’Irak y est encore vif, tout comme le soutien occidental à Saddam Hussein, et l’identification à la cause palestinienne y demeure prégnant. « L’embargo a favorisé le développement d’une incroyable misère. Il rend la population encore plus dépendante de l’État, et des quelques miettes qu’il accepte de lui reverser. »
Cuba, Corée du Nord, Irak, Venezuela… La République islamique d’Iran n’est pas le premier système à la longévité singulière, que les sanctions américaines semblent renforcer plutôt que fragiliser. Si elles échouent à satisfaire les objectifs des « néocons », elles enrichissent une quantité considérable d’acteurs. Les entreprises américaines de l’armement et les sociétés de sécurité privée sont les bénéficiaires les plus évidents de l’accroissement des tensions avec l’Iran. Le PDG du géant Lockheed Martin avait exprimé son opposition à l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) imposé par Barack Obama, au motif que son carnet de commandes s’en trouverait diminué.
Au-delà de cette nébuleuse militaro-industrielle, le secteur pétrolier connaît un boom toutes les fois qu’une nouvelle sanction est proclamée contre l’Iran. Il revient aux chercheurs Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler d’avoir mis en évidence une corrélation serrée entre accroissement des tensions entre les États-Unis et les pays pétroliers du Moyen-Orient d’une part, hausse des profits des géants américains de l’or noir de l’autre7.
Évolution du Return on Equity du secteur pétrolier américain vis-à-vis de celui de l’ensemble des 500 acteurs à la capitalisation en Bourse la plus importante. Les périodes d’accroissement sont étroitement corrélées à l’apparition de conflits aves les pays pétroliers du Moyen-Orient. Source : Shimshon Bichler, Jonathan Nitzan, « Energy Conflicts and Differential Profits: An Update », Note de recherche, The Bichler and Nitzan Archives, 2014.
Par-delà la rhétorique incendiaire des « faucons » de Washington, la véritable fonction des sanctions n’est-elle pas de pérenniser un état de tension permanent avec une poignée de pays, pour maintenir un système économique dont la fin de la Guerre froide aurait dû signer la péremption ?
Notes :
1 Comme pour l’Iran, les sanctions financières contre le Venezuela ont été intensifiées suite à l’élection de Donald Trump. Selon une étude du Center of Economic and Policy Research (CEPR) menée en 2019, elles auraient conduit au décès de 40,000 Vénézuéliens, notamment du fait des restrictions à l’importation de produits de première nécessité. Le gouvernement iranien était quant à lui préparé – et depuis 1979 – à un tel défi.
2 Ces chiffres sont régulièrement brandis par la propagande iranienne. L’ONG qui les a fournis, la Société iranienne de la thalassémie, a démarré un procès contre l’OFAC (l’organisme américain chargé de l’application des sanctions) auprès de la Cour du district fédéral d’Oregon. Bien que de source iranienne, ils sont corroborés par l’ONU qui relève « de nombreux décès supplémentaires » parmi les victimes de cette maladie depuis 2018 en raison des sanctions.
3 Sous pression du FMI et de la Banque mondiale, ils abandonnaient progressivement le modèle « d’industrialisation par substitution aux importations » qui avait marqué les décennies antérieures. À leur encontre, l’Iran choisit la voie protectionniste et un interventionnisme étatique marqué. Pour une analyse de cette expérience singulière, voir Andreas Malm et Shora Esmailian, Iran on the Brink. Rising Workers and Threats of War, Londres, Pluto Press, 2007.
4 Grégoire Mallard et Jin Sun, « Viral Governance: How Unilateral U.S. Sanctions Changed the Rules of Financial Capitalism », American Journal of Sociology 128, 1, 2022.
5 Mallard et Sun notent qu’elle conduit à une hausse des amendes contre les acteurs qui violeraient les sanctions, ainsi qu’à une américanisation des procédures judiciaires contre les entreprises. Loin de se prétendre « neutres », les autorités compétentes ont à charge d’amasser un flot de preuves contre les inculpés, leur laissant le choix de se défendre ou de plaider coupable et de négocier une diminution de leur peine. L’effet dissuasif est indéniable.
6 Chaque entreprise européenne possède une branche new-yorkaise, dont le compte bancaire est crédité en dollars, qui lui permet d’avoir accès à la monnaie américaine. Cette branche est soumise au droit américain et directement dépendante de la FED pour son refinancement, que L’OFAC se réserve le droit d’interdire. Voir l’article de Mallard et Sun pour plus de précisions.
7 Shimshon Bichler, Jonathan Nitzan, « Energy Conflicts and Differential Profits: An Update », Note de recherche, The Bichler and Nitzan Archives, 2014. Ils mettent en évidence un phénomène a priori contre-intuitif : l’accroissement des profits pétroliers lorsque les voies d’acheminement de l’or noir sont perturbées.