Laïcité attaquée, contrôles quasi-inexistants, séparatisme social… L’enseignement privé au-dessus des lois ?

Lycée privé Notre-Dame à Valenciennes (59). © Daniel Jolivet

Vivant à 75% d’argent public, l’enseignement privé reste extrêmement peu contrôlé. La polémique déclenchée par Amélie Oudéa-Castera sur le lycée Stanislas a entraîné un regain d’intérêt pour cette question aussi vieille que la République française. Au vu des atteintes à la laïcité longtemps ignorées et du séparatisme social grandissant que permet le secteur privé, une nouvelle réforme s’impose.

Le passage éclair d’Amélie Oudéa-Castera à la tête du ministère de l’Éducation nationale début 2024 a révélé un fossé profond entre l’école publique et l’école privée. À peine en fonction, la ministre a dû faire face aux révélations de Mediapart concernant la scolarisation de ses enfants en établissement privé, une information pour laquelle elle a rejeté implicitement la « faute » sur les enseignants du public, qui seraient trop souvent absents. Un commentaire qui a suscité une vague d’indignation, la plaçant en opposition directe avec les syndicats d’enseignants et une grande majorité des acteurs du secteur public.

La scolarisation de ses enfants au prestigieux lycée Stanislas a accentué les critiques, y compris au sein même de son camp, alors que nombre de macronistes sont eux-mêmes passés par l’enseignement privé. La maladresse de ces déclarations empreintes de mépris pour le travail des enseignants du public a ravivé le débat sur l’engagement des responsables politiques envers l’école publique, surtout dans un contexte où ses prédécesseurs, Jean-Michel Blanquer et Gabriel Attal, ont laissé derrière eux un bilan plus que mitigé. Depuis, le choix de Michel Barnier de nommer Anne Genetet, qui a a priori une plus grande appétence pour les questions de défense et de fiscalité, à la tête de l’Éducation nationale semble indiquer une faible priorité accordée à ce ministère qui rassemble pourtant le plus grand nombre de fonctionnaires. La question de l’avenir de l’école publique reste en suspens.

Un débat aussi vieux que la République

La question de l’existence et du degré d’autonomie de l’enseignement privé, très largement catholique, est presque aussi vieille que la République française elle-même. Sous la Seconde République, la loi Falloux de 1850 donne ainsi lieu à de vifs débats : si la liberté d’enseignement dans le primaire et le secondaire exigée par les curés est alors consacrée par le Parti de l’Ordre, la gauche, ainsi que l’écrivain Victor Hugo s’y opposent de manière véhémente, y voyant un endoctrinement religieux. Mis en sourdine sous le Second Empire, le débat resurgit dès le début de la Troisième République : dès 1879, l’État crée des Ecoles normales pour former des enseignants laïques, avant de rendre l’école gratuite, laïque et obligatoire avec les lois Ferry (1881-1882) et écarte progressivement les religieux de l’enseignement public à travers une loi de 1886. Après la loi de séparation de l’Eglise et de l’État en 1905, le clergé revient à la charge et ouvre une période de « guerre scolaire » qui durera jusqu’en 1914.

Après un fort soutien du régime de Vichy aux établissements privés catholiques, la Quatrième République suspend le financement public de l’enseignement privé, mais le clivage gauche/droite sur cette question demeure toujours vif. Finalement, face à l’afflux d’élèves et à l’incapacité de l’État d’intégrer tout le monde dans le système public, le Premier Ministre Michel Debré, qui assure alors également l’intérim du ministère de l’Éducation nationale, tranche le débat par une loi de compromis fin 1959.

Ce qui devait être une solution temporaire s’est inscrit dans la durée, conduisant à un modèle de financement du privé par le public, qui s’est consolidé au fil des décennies.

Celle-ci restaure le financement public des écoles privées, mais à condition qu’elles acceptent tous les élèves et qu’elles enseignent le programme défini par l’État. Ce dernier prend ainsi en charge les salaires des enseignants et les frais de gestion des établissements sous contrat. Les établissements dits « hors contrat » peuvent eux continuer d’enseigner comme bon leur semble, mais sont exclus des financements publics. S’ils sont souvent médiatisés, ils ne scolarisent en réalité qu’une infime minorité des élèves en France (moins de 1 %). Ce qui devait être une solution temporaire s’est inscrit dans la durée, conduisant à un modèle de financement du privé par le public, qui s’est consolidé au fil des décennies et qui consacre le rôle du privé dans le paysage éducatif français.

Une perfusion d’argent public, presque aucun contrôle

La polémique déclenchée par Amélie Oudéa-Castera début 2024, comme d’autres auparavant, a au moins permis de rouvrir le débat sur les limites de ce système vieux de 65 ans. Le rapport d’information des députés Paul Vannier (LFI) et Christopher Weissberg (Renaissance) dévoile ainsi des données préoccupantes dans le financement public des établissements privés en France. Bénéficiant de plus de 10 milliards d’euros annuels d’argent public (dont 8,5 directement de l’Etat), le secteur privé vit à 75% des impôts des contribuables.

En plus de la part de dépenses financées par l’État, il existe des dépenses difficilement quantifiables en raison de la multiplicité des sources de financement, notamment en dehors du programme budgétaire officiel (programme 139). Il s’agit de subventions facultatives que les collectivités peuvent financer, pour des travaux, l’achat d’équipements informatiques, des aides sociales. Comme le révèle Mediapart, ce sont au moins 1,2 milliard d’euros de fonds publics (entre 2016 et 2023) qui ont été versés par les régions aux lycées privés, en plus de leurs obligations légales. Les financements octroyés par les collectivités territoriales échappent largement à un suivi centralisé car ils ne sont pas compilés par la Direction générale des collectivités locales. Cette opacité budgétaire compromet, selon les auteurs du rapport, les principes de transparence et de rigueur financière, entraînant une probable sous-estimation des fonds publics versés au privé.

Le suivi des établissements privés sous contrat est jugé largement insuffisant, avec une fréquence estimée à une fois tous les 1500 ans, alors que le public est 10 fois plus contrôlé.

Les révélations du rapport sont également alarmantes concernant les mécanismes de contrôle des établissements privés. La quasi absence de contrôles pédagogiques, administratifs et budgétaires de ces établissements suscite des questions sur l’équité et la responsabilité des politiques publiques. Le suivi des établissements privés sous contrat est jugé largement insuffisant, avec une fréquence estimée à une fois tous les 1500 ans, alors que le public est 10 fois plus contrôlé. Un élément qui poussent les rapporteurs à conclure que « les contreparties exigées des établissements privés sont également loin d’être à la hauteur des financements qu’ils perçoivent au titre de leur association au service public de l’éducation. »

Dérives pédagogiques et atteintes à la laïcité

Cette absence de contrôle pédagogique des écoles privées sous contrat suscite des interrogations croissantes, notamment pour les établissements à caractère religieux, dont 96 % sont catholiques. Ces établissements, tenus par la loi Debré de respecter les programmes de l’Éducation nationale et de garantir un accueil sans distinction d’origine, de croyance et d’opinion, semblent cependant parfois dévier de ces obligations. Une enquête récente de Libération a révélé des atteintes à la laïcité, avec des pratiques et des décisions en contradiction avec leurs engagements contractuels. Des témoignages d’enseignants et de spécialistes du sujet soulignent des cas de « re-catholicisation » de certains établissements. Ismail Ferhat, professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-Nanterre, relève ainsi l’arrivée de directeurs plus engagés religieusement, souvent placés par des responsables de l’Église, et poussant des initiatives qui favorisent une influence catholique accrue dans l’enseignement.

Parmi les exemples rapportés figurent des refus d’intervention du planning familial en raison de ses positions en faveur de l’avortement et la contraception à Pau, ou l’organisation de cours de catéchèse assurés par des professeurs durant leurs heures de travail en Auvergne, donc financés par des fonds publics. Certaines écoles imposent même des messes obligatoires et des journées spéciales pour célébrer les saints patrons de l’établissement. Les témoignages recueillis par les journalistes de Libération viennent de sources anonymes, de Bretagne, d’Occitanie, de Paca, de Savoie, etc, soulignant le fait que ce phénomène touche tout autant les villes que les campagnes de toute la France. Ces pratiques remettent en cause les principes de laïcité et de neutralité auxquels l’école française est pourtant tenue. Les inspecteurs de l’Éducation nationale semblent préférer fermer les yeux sur ce sujet, ou ne pas s’en mêler en raison du caractère privé de l’établissement.

À la suite de cette enquête et de protestations de plusieurs syndicats en septembre 2024, le directeur de l’ensemble scolaire Immaculée Conception Beau Frêne de Pau est suspendu par le rectorat pour « atteintes à la laïcité ». Des pratiques mises en place dans cette école incluaient « des cours de catéchisme obligatoires et évalués, des censures d’ouvrages, des intervenants réactionnaires ou des entraves à la liberté de conscience ». Une décision qui s’imposait, mais qui donne l’impression de n’être que la face émergée de l’iceberg.

Deux écoles pour deux classes sociales

Au-delà d’une application encore insuffisante de la laïcité, l’enseignement privé pose un véritable problème de concurrence avec le public, au détriment de ce dernier. La controverse autour des propos d’Amélie Oudéa-Castera, qui a qualifié l’école publique d’incompétente en pointant notamment l’absentéisme des professeurs, a révélé une sorte de mépris de classe. La ministre, qui scolarise ses enfants dans le privé, avait justifié son choix en évoquant son souhait de les voir « heureux, épanouis, qu’ils [aient] des amis, qu’ils [soient] bien, qu’ils se sentent en sécurité, en confiance », induisant de fait que l’école publique n’assurerait en rien le bien-être de l’enfant. Des déclarations jugées « lunaires et provocatrices » par les syndicats d’enseignants qui y voient une attaque injustifiée et méprisante contre le service public et l’Éducation nationale. En réponse, les enseignants concernés ont précisé qu’il n’y avait aucun problème d’absentéisme dans l’établissement, et que la ministre cherchait surtout à faire sauter une classe à son fils en maternelle. Si les propos de la ministre ont pu choquer, ils sont pourtant partagés par nombre de Français, qui voient dans le privé un enseignement de meilleure qualité que dans le public.

Cette affaire met en lumière une perception de plus en plus marquée d’un « embourgeoisement » de l’école privée, décrite par les sociologues Stéphane Bonnéry et Pierre Merle dans la revue La Pensée. Selon eux, l’école privée bénéficie depuis une vingtaine d’années de mesures favorables qui contribuent à en faire un choix prisé par certaines élites, renforçant ainsi un sentiment de classe. Un effet de resserrement se crée par l’homogénéisation sociale des établissements. « Les collèges publics pauvres sont encore plus pauvres, […] le collège privé favorisé est encore plus favorisé. » Stéphane Bonnéry précise, en comparant avec un système éducatif allemand dont les constats et résultats sont similaires, que contrairement à nos voisins qui favorisent la mixité dans les établissements afin d’amoindrir les resserrements sociaux, nous faisons en France l’exact contraire. Les résultats scolaires s’en font par conséquent ressentir. Le taux de réussite au bac est de 98 % dans le privé contre 94 % dans le public (données du ministère de l’Éducation nationale pour 2022).

Là où le public a perdu 56.000 enseignants en vingt ans (- 7 %), le privé en a perdu seulement 3.800 (- 2,6 %). Le nombre d’élèves du public ayant baissé de plus de 200.000 élèves, le privé en gagne quant à lui 100.000. Les écoles privées ont donc eu la capacité de choisir leurs « clients » ce qui entraîne une « élitisation » des élèves. En 2011, les élèves du privé étaient à 35,9 % issus d’un milieu « très favorisé » et 14,4 % d’un milieu « favorisé ». En 2022, ces mêmes données sont passées à 42,5 % et 15,6 %. Au contraire, les élèves de la classe « moyenne » et « défavorisée » ont respectivement baissé de 29,9 % en 2011 à 26,5 % en 2022 et de 20 % à 15,7 %. Ainsi, les écoles privées qui sont de plus en plus dépendantes de l’argent public, créent une alternative en faveur d’une société plus fortunée, un entre-soi de plus en plus clair. Cela touche particulièrement les responsables ou élus politiques. Par exemple, les ministres de l’Éducation nationale qui se sont succédé ont pratiquement tous eu au moins un enfant scolarisé dans le privé. C’est général à la classe politique et particulièrement visible en Île-de-France, et ce, de la gauche jusqu’à la droite la plus extrême.

Les écoles privées ont la capacité de choisir leurs « clients », ce qui entraîne une « élitisation » des élèves.

Suite à la publication de l’indice de position sociale (IPS), une mesure du ministère de l’Éducation nationale pour évaluer le statut social des élèves à partir des professions et catégories sociales de leurs parents, la rupture entre privé et public est claire. En sélectionnant les 10 % de collèges à plus faible IPS, on ne compte que 3,3 % d’établissements privés. Au contraire, en sélectionnant les 10 % à plus haut IPS, c’est 60,9 % d’établissements privés. La question de l’égalité face à l’enseignement se pose : alors que tout le monde contribue, par l’impôt, à financer l’école privée, les classes les moins favorisées ont très peu de chance d’en bénéficier. 

L’urgence d’une réforme de fond

L’État ne s’est finalement jamais pleinement engagé auprès de l’école publique en pérennisant une sorte de statu quo avec l’enseignement privé alors qu’il aurait pu absorber de plus en plus d’élèves en investissant dans le public ce qu’il donne au privé. Au contraire, il a laissé les mains libres au privé, amorçant un tri social des élèves tout en concentrant des financements avantageux. À la même heure, nombre d’établissements publics partent en désuétude comme le montraient les lycéens eux-mêmes sur les réseaux sociaux au début de l’année 2024, filmant des locaux aux plafonds effondrés ou sans chauffage.

Un amendement des députés insoumis adopté dans le budget 2025 prévoit de reporter 6 milliards d’euros du privé vers le public pour rendre gratuits les cantines, les transports et fournitures scolaires.

Ne serait-il pas temps d’abroger la loi Debré et de remettre l’école de la République au cœur de l’émancipation citoyenne ? Faut-il une mesure choc au point de déséquilibrer l’entièreté du système éducatif ? Les députés Insoumis – Nouveau Front Populaire ont eu le mérite d’avoir proposé un amendement – adopté – au Projet de Loi de Finance 2025 en reportant 6 milliards d’euros destinés à l’enseignement privé du premier et second degré vers le public, afin de rendre gratuits les cantines, les transports et fournitures scolaires. Si certains objecteront que, privé de cette somme, les établissements privés la répercuteront sur les tarifs facturés aux parents d’élèves, ces derniers auront toujours le choix de revenir vers le public…

Si la mesure a peu de chances d’être conservée après le passage du budget au Sénat et un probable usage de l’article 49.3 de la Constitution, elle propose néanmoins une piste pour trouver des financements éminemment nécessaires pour l’école publique, dans un contexte de disette budgétaire. Si l’option d’une suppression de l’école privée fait toujours peur à la gauche quarante ans après l’échec de la loi Savary en 1984, il ne fait aucun doute que le système actuel à deux vitesses ne peut pas perdure en l’état. A minima, un plus fort contrôle des pratiques du privé et un resserrement des financements publics pour les attribuer aux établissements qui en ont le plus besoin semble évident. Quant aux disparités sociales entre établissements, elles ne pourront être résorbées que par une contrainte forte imposée par l’État, voire une fin de l’école privée.

La nouvelle Cinquième République en clair-obscur

Triomphe de la République et de la Constitution française de 1793, accompagnée d’un génie ailé © Jean-Francois Garneray

La période actuelle semble devoir marquer une profonde mutation de la Ve République, pour le meilleur mais aussi pour le pire. Si l’absence de majorité aux ordres nous rappelle que nous sommes dans un vrai régime parlementaire, l’épisode actuel démontre aussi de vraies failles dans notre édifice constitutionnel. Par Benjamin Morel, professeur de droit public.

La Ve République est un vrai régime parlementaire. Nous l’avons oublié, et pourtant, le texte constitutionnel ne saurait être plus clair sur ce point. Le gouvernement est responsable devant le Parlement. Le Président dispose certes de pouvoirs importants, mais ce sont des pouvoirs d’exception. Dire que le Président est fort parce qu’il peut déclencher l’article 16 (pleins pouvoirs), l’article 12 (dissoudre l’Assemblée nationale) ou utiliser le feu nucléaire relève du sophisme. Ces pouvoirs sont rarement utilisés, et c’est heureux. Le Président est le chef des armées et il nomme le Premier ministre, c’est vrai. Le Roi des Belges aussi. Dans la Constitution de la Ve République, c’est le Premier ministre qui dispose du pouvoir réglementaire et des forces armées ; sous l’empire des lois de 1875, il s’agissait du Président. En droit donc, pour les affaires courantes du pays, le Président de la Ve République a moins de prise que son homologue de la IIIe.

Emmanuel Macron, au regard du droit, dispose d’un rôle moins important que Paul Deschanel. Pour autant, en fait, le Président de la République dispose d’un pouvoir bien supérieur à son homologue américain, hors période de cohabitation. Ce dernier doit composer avec les contre-pouvoirs parlementaires et judiciaires dans un régime fédéral. La notion de régime semi-présidentiel est donc absurde. Les présidents portugais, autrichiens ou finlandais sont également élus au suffrage universel direct, mais ils ne disposent pas de plus de pouvoir que leurs homologues italiens ou allemands. Le Président est tout puissant en fait, peu puissant en droit. 

Le Président est tout puissant en fait, peu puissant en droit. 

D’où vient ce paradoxe ? Nous sommes dans un régime parlementaire, le gouvernement est donc responsable devant le Parlement. Qui contrôle l’Assemblée contrôle Matignon. Or, si le Président contrôle la majorité parlementaire, il concentre autour de lui le pouvoir gouvernemental et le pouvoir parlementaire. Depuis 1962, un phénomène étrange se produit. Les élections législatives suivent, par dissolution ou automatiquement depuis la mise en place du quinquennat, les élections présidentielles. Ces dernières sont marquées par un jeu de mobilisation différentielle : l’électorat de l’opposition, pensant avoir déjà perdu, se démobilise ; celui de la majorité se mobilise. Or, le mode de scrutin majoritaire à deux tours est très sensible à cette mobilisation différentielle. Ce phénomène apporte donc quasi systématiquement au Président nouvellement élu une majorité absolue. Cette dernière lui doit tout, car les députés ont été élus grâce au ricochet de la présidentielle. Si leur champion se présente à nouveau et l’emporte, ils en profiteront à nouveau. Si un autre gagne, alors ils sont sur des sièges éjectables. La majorité est donc non seulement importante, elle est également soumise. Le pouvoir du Président n’est pas prévu par le droit, il est le fruit de l’allégeance inconditionnelle d’une majorité parlementaire. 

Cette époque est probablement terminée. En effet, on a trop facilement assimilé le mode de scrutin majoritaire à deux tours à des majorités absolues. Il n’en a jamais produit sous la IIIe République, où il fut presque continuellement appliqué. Il n’en a pas non plus produit en 1959, alors que le système des partis n’avait pas encore pris la forme bipolaire qu’il revêtirait sous la Ve République. Le mode de scrutin majoritaire à deux tours ne produit une majorité absolue qu’en cas de mobilisation différentielle et de forte bipolarisation de la vie politique. La gauche s’est concentrée dans ses fiefs (centre-ville et banlieues), ce qui ne lui permet pas de prendre le pouvoir, mais fait de ces circonscriptions des forteresses. Le centre et la droite dominent l’espace « modéré » dans le périurbain et le rural, où ils se disputent avec un RN dont on voit mal ce qui pourrait provoquer un effondrement. Notre vie politique est donc tripolaire, et l’affaiblissement du front républicain, qui pourrait être amplifié par un gouvernement Barnier tenant sur une non-censure de Marine Le Pen, devrait encore accentuer ce phénomène. Cela serait d’autant plus acté si nous passions à un scrutin proportionnel. 

Ce changement politique modifie profondément notre vie publique. Sans majorité, le Président ne peut plus dicter sa loi. Il est cantonné à un rôle d’arbitre ou, au mieux, d’influence. Quand un Président dit, lors de sa campagne, qu’il fera, au hasard, une réforme des retraites, en bon droit il ment. Il n’a même pas le pouvoir de déposer un projet de loi. Son seul contact avec la réforme se fait en bout de course, lorsqu’il promulgue le texte. En faisant une telle promesse, il présuppose qu’il aura une majorité à l’Assemblée. Si demain il sait d’avance qu’il ne pourra en obtenir une, une telle promesse devient absurde, comme elle le serait lors d’une campagne présidentielle portugaise ou autrichienne. Le changement de notre configuration parlementaire transforme donc en profondeur la façon même dont nous concevons le régime. 

Toutefois, une telle évolution ne se fait pas sans mal. Car si un Président a été élu en disant qu’il allait faire une réforme des retraites, il se sent légitime à avancer dans cette voie, même si les élections législatives ne lui en donnent pas les moyens. L’usage répété de l’article 49 alinéa 3 lors de la dernière législature et, de façon plus technique, le contournement des conventions parlementaires sont les symptômes de ce présidentialisme qui tente de survivre au changement de système. De même, lorsque le gouvernement utilise sur le même texte l’article 47-1, réservé au PLFSS (Projet de loi de financement de la sécurité sociale), il s’agit d’une manière de contourner une situation de blocage liée à l’impossibilité de tenir des promesses qu’en bon droit, on pourrait juger absurdes de faire. La situation demeurait toutefois gérable si l’on comprend que la Constitution a été pensée par Michel Debré pour permettre à des gouvernements minoritaires de tenir et d’appliquer un programme. En d’autres termes, la Constitution avait été écrite pour gérer une situation parlementaire telle que celle de 2022 à 2024, donnant à un gouvernement répondant au Président les moyens d’appliquer le programme de ce dernier.  

La situation se complique lorsque, après la dissolution du 9 juin, le chef de l’État ne dispose plus d’aucune majorité, même relative. Là encore, le présidentialisme tente de survivre. Un chef d’État dans un régime parlementaire classique n’aurait pas nommé Lucie Castets à Matignon. Il aurait reçu Lucie Castets et lui aurait donné 15 jours pour prouver qu’elle pouvait réunir une majorité suffisante pour ne pas être renversée. Il aurait ensuite rencontré les chefs de partis s’engageant dans cette voie, et s’il avait jugé l’option crédible, il l’aurait nommée. À défaut, au bout des 15 jours, il aurait demandé la même chose à un Bernard Cazeneuve, puis à un Xavier Bertrand… À l’inverse, Emmanuel Macron a fixé lui-même, dans sa lettre du 10 juillet, les cadres des coalitions possibles, d’EELV à LR. Il a ensuite demandé aux partis qu’il jugeait acceptables de s’entendre sur un gouvernement qu’il nommerait. Par la suite, c’est le chef de l’État qui a mené les consultations et nommé un Premier ministre après avoir négocié avec lui les grandes lignes politiques et s’être assuré d’un pacte de non-agression avec le Rassemblement national. La vie d’un tel gouvernement est par définition difficile, puisqu’il va devoir composer avec un Président qui ne veut pas lâcher prise et une Assemblée capricieuse, où il ne tient que par la bonne grâce de son principal adversaire politique. 

Régime parlementaire sur le modèle de nos voisins ou pente glissante vers un présidentialisme illibéral, la Ve République est à un tournant.

Mais les fractures ouvertes ne sont pas uniquement conjoncturelles. On comprend les choix tactiques d’Emmanuel Macron. Ce dernier a montré une rare compétence à exploiter les failles de la Constitution. Quoi qu’en disent certains, il n’est pas un apprenti dictateur, et le régime qu’il met en place n’est pas une démocratie illibérale… mais les précédents qu’il crée rendent possible une telle dérive. Demain, toute réforme sociale pourrait passer par l’article 47-1, réduisant à peau de chagrin les débats parlementaires. En laissant expédier les affaires courantes pendant deux mois au gouvernement Attal, Emmanuel Macron a également montré qu’il existait une voie de sortie du régime parlementaire. Les pouvoirs d’un gouvernement démissionnaire augmentant avec le temps pour assurer la continuité de la vie de la nation, ce dernier peut se rapprocher des compétences d’un gouvernement de plein exercice. Pour autant, une motion de censure ayant pour effet de faire démissionner le gouvernement, un gouvernement démissionnaire ne peut être renversé par le Parlement, puisqu’il est déjà tombé. Un président qui déciderait demain d’ignorer pendant cinq ans la censure se verrait donc offrir une porte ouverte. 

Régime parlementaire sur le modèle de nos voisins ou pente glissante vers un présidentialisme illibéral, la Ve République est à un tournant. Plus que jamais, le droit constitutionnel ne saurait rester uniquement l’affaire des spécialistes, mais doit redevenir un bien commun, celui dont naguère la Constitution montagnarde consacrait le peuple comme gardien. 

Jaurès et la République sociale : une théorie socialiste de l’État

L’héritage de Jean Jaurès, père du socialisme français assassiné le 31 juillet 1914, est fréquemment revendiqué. Galvaudée, sa figure est alors érigée en autorité, celle de l’apôtre de la paix ou d’une gauche qui savait encore être patriote. Mais derrière ces images convenues, peu se réfèrent directement à son œuvre théorique, masquée par l’ombre portée de son action politique et par l’aura du martyr. Ainsi, la littérature sur la conception philosophique de l’État jaurésien est abondante, mais en général mal connue au-delà des cercles universitaires. C’est l’ambition de cette table-ronde que de rendre accessible à un public élargi la pensée de Jaurès sur une institution qui fait débat à gauche, l’État. En effet, au contraire de Marx et d’Engels qui prévoient le dépérissement de l’État, Jaurès en propose une lecture positive, qui fait de « l’État juste » un outil protecteur à partir duquel peut se construire un socialisme républicain. Pour Jaurès, la synthèse entre la tradition républicaine issue de la Révolution française et celle du mouvement ouvrier doit aboutir à une République démocratique, sociale et laïque, au cœur d’une théorie socialiste de l’émancipation.

Pour discuter de la question, Le Vent Se Lève recevait le 18 novembre 2023 Gilles Candar, historien, président de la Société d’études jaurésiennes, Clothilde Combes, doctorante en droit public, spécialiste de l’État juste selon Jaurès et Hugo Rousselle-Nerini, historien du droit, spécialiste des droits sociaux. Retrouvez ci-dessous la captation vidéo de la conférence.

Après les législatives, l’urgence d’une nouvelle République

République - Le vent se lève
Place de la République

Après le coup de poker raté d’Emmanuel Macron, la France est ingouvernable et risque de le rester pour quelques temps. Pendant que la gauche cherche un candidat pour Matignon et que le RN fourbit ses armes pour les prochaines échéances, le Président de la République reste au cœur du jeu politique grâce à ses pouvoirs exorbitants. Dans cette configuration, un nouveau sursaut autocratique, notamment à travers un gouvernement technocratique, est probable. Pour déjouer ce scénario, il est urgent que la gauche exige des réformes constitutionnelles au plus vite, notamment le RIC. Alors que la France est plus mûre que jamais pour la Sixième République, la gauche n’en parle plus. Comment l’expliquer ?

Les urnes ont parlé. Mais en l’absence de majorité, chacun y va de son interprétation des résultats de dimanche dernier et de la traduction à leur donner, à Matignon comme à l’Assemblée nationale. Quel que soit le scénario de politique fiction qui sera retenu au final, deux choses sont certaines : tout gouvernement issu de cette XVIIe législature sera extrêmement fragile et la crise démocratique reste entière. Après une campagne express sous très haute tension, l’atmosphère reste survoltée. Or, les négociations et manœuvres en tout genre qui se déroulent dans les palais de la République et le commentaire permanent et stérile des chaînes d’info n’aboutissent qu’à un seul résultat : dégoûter encore davantage les Français, qui ont le sentiment de se faire avoir une fois de plus.

Les électeurs du Rassemblement national – premier parti en nombre de voix mais troisième à l’Assemblée en raison du mode de scrutin et du barrage – sont assurément les plus frustrés, mais la même déception risque de toucher très vite ceux du nouveau Front Populaire. À l’inverse des discours mettant en avant un retour en force du Parlement, il est bien possible que le sentiment anti-parlementariste finisse par être le grand gagnant de cette séquence.

Une élection qui ne règle rien, un système à bout de souffle

Il faut dire que la barque est déjà bien chargée : outre la violation du résultat du référendum de 2005, trois élections présidentielles et maintenant une élection législative se sont terminées par la contrainte des électeurs à faire barrage à l’extrême-droite. Si pour la première fois, la gauche est aussi – en partie – bénéficiaire de ce « front républicain» , celui-ci avantage surtout les libéraux. La bonne résistance du camp macroniste à l’Assemblée nationale le prouve à nouveau. Tel était d’ailleurs le scénario initial du Président de la République avec cette dissolution : après avoir fait progresser le RN au plus haut et repris son programme dans la loi immigration, il espérait que les électeurs de gauche, orphelins de candidats au second tour faute d’union, lui offrent une fois encore une majorité pour mener sa politique de guerre sociale. Si la création du Nouveau Front Populaire a partiellement déjoué ce jeu, l’obstination des macronistes à ne pas tenir compte de ce vote barrage perdure.

Il est bien possible que le sentiment anti-parlementariste finisse par être le grand gagnant de cette séquence.

La lettre aux Français du chef de l’État est symptomatique de son déni complet de la réalité. En sortant une nouvelle fois de son rôle de gardien des institutions pour venir dicter ses conditions alors que son camp a été sanctionné et se fracture, il dévoile avant tout sa mégalomanie. Puis, en proposant – en l’enrobant dans des formules creuses – une coalition large sans le Rassemblement National et la France Insoumise alors qu’il n’a pas été capable d’en faire une avec ses alliés objectifs des Républicains pendant deux ans, il rappelle son splendide isolement. De toute façon, il est trop tard pour un tel scénario : la macronie étant devenue radioactive aux yeux d’une majorité de Français, quiconque s’y associerait serait emporté dans sa chute. Les Républicains ont donc tout intérêt à attendre et la gauche à rester unie et ne pas chercher d’hypothétiques « compromis » avec les forcenés de l’austérité et de l’ultra-libéralisme. À moins de trois ans de la prochaine présidentielle, de telles compromissions seraient suicidaires.

Si l’on exclut ces scénarios d’alliances baroques, il ne reste alors plus que deux possibilités pour gouverner avec une législature incroyablement fracturée. Le premier est celui d’un gouvernement minoritaire, du nouveau Front Populaire ou du camp présidentiel, recherchant l’appui d’une majorité au cas par cas en fonction des projets de loi, et toujours à la merci d’une censure. À côté, la IVe République est un vrai modèle de stabilité. La seconde possibilité est celle d’un gouvernement technocratique formé « d’experts » et de « personnalités » non élus. Il suffit de se tourner vers l’Italie, qui a connu quatre expériences de ce type depuis les années 1990, pour voir ce que cela donnerait : un enchaînement de mesures d’austérité, un mépris total du peuple et, au final, une victoire de l’extrême-droite. Toujours prompt à jouer avec le feu, Macron pourrait être tenté par cette option. De la même manière que le général versaillais Mac Mahon – élu Président de la République en 1873 – avait tenté de rétablir la monarchie contre la volonté populaire, il est sans doute tentant pour un ex-banquier de vouloir soumettre un pays au diktat d’un petit conseil d’administration chargé de faire appliquer la loi du marché.

Le problème politique principal de la France à cette heure ne se trouve pas à l’Assemblée nationale, mais à l’Elysée.

Ainsi, le problème politique principal de la France à cette heure ne semble pas se trouver à l’Assemblée nationale, mais plutôt à l’Elysée. En usant de sa prérogative de nomination du Premier ministre, de son pouvoir de dissolution, en refusant de signer certains décrets du gouvernement, voire en ayant recours à l’article 16 de la Constitution (qui permet au Président de s’attribuer les pleins pouvoirs notamment en cas d’interruption du « fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels », ndlr), Emmanuel Macron peut toujours faire la pluie et le beau temps pendant trois ans. L’absence de majorité absolue pour lui faire contrepoids risque d’ailleurs de le conforter dans l’idée d’abuser de ces pouvoirs. Dans l’interlude très incertain qui nous sépare de 2027, le risque autoritaire inhérent à la Constitution de 1958 risque donc de s’exprimer plus que jamais. 

Un tel niveau de concentration des pouvoirs a toujours été dangereux. Mais le décalage des élections législatives avec la présidentielle et le risque d’alternance omniprésent dans un système bipolaire décourageait les précédents occupants de l’Elysée de trop abuser de leurs prérogatives constitutionnelles. Depuis les années 2000, l’inversion des calendriers électoraux et l’appui sur le vote « barrage » pour gagner ont fragilisé ces gardes fous implicites. Avec Emmanuel Macron, et singulièrement depuis deux ans, une nouvelle étape a été franchie : désormais, il est possible de gouverner non plus sans majorité (notamment au travers de l’article 49.3), mais même contre la majorité. Sa gestion des mouvements sociaux le démontre parfaitement : là où ses prédécesseurs étaient généralement prêts à négocier, le chef de l’État n’a qu’une seule réponse : la répression policière et judiciaire. Gilets jaunes, militants écologistes, syndicalistes et représentants associatifs peuvent en témoigner.

Censé pouvoir limiter de telles violations des libertés fondamentales, le pouvoir judiciaire dispose d’une indépendance très relative. Il suffit de regarder le mode de nomination des juges du Conseil Constitutionnel – sélection par le Président de la République, celui du Sénat et celui de l’Assemblée nationale, et siège de droit pour les anciens Présidents – pour comprendre pourquoi. Si certains mettront au crédit des « sages » la censure de quelques dérives liberticides de l’ère Macron comme la loi Avia (censure de contenus en ligne), l’article 24 de la loi sécurité globale (interdiction de filmer les policiers) ou certains articles de la loi immigration, les recours devant le juge suprême s’apparente toutefois à la loterie. Ainsi, l’instauration du pass sanitaire n’a jamais été censurée, tandis que la demande de plusieurs centaines de parlementaires d’un référendum d’initiative partagée sur la réforme des retraites a été enterrée. Un bilan qui n’offre guère d’espoirs en cas de nouveaux abus de pouvoirs.

Pourquoi la gauche ne parle plus de la Sixième République

Face à un tel constat, une réforme constitutionnelle globale est plus urgente que jamais. L’option séduit près de deux tiers des Français, en particulier les électeurs de gauche et du RN, selon un sondage réalisé juste après les législatives. Un tel résultat n’est nullement une surprise : la monarchie élective de la Ve République, inadaptée à la tripartition de la vie politique, ne séduit plus que les macronistes les plus fidèles et les électeurs LR nostalgiques du général de Gaulle. Ces dernières années, les signaux indiquant la volonté des Français de prendre part plus souvent aux décisions politiques se sont multipliés, sous des formes très diverses. La participation historique à ces législatives indique ainsi une volonté de redonner du poids au Parlement face à l’exécutif. Quelques années auparavant, une immense demande de démocratie directe s’est exprimée avec la revendication phare des gilets jaunes : la création d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC) permettant de faire et défaire les lois, mais aussi de révoquer des élus durant leur mandat (référendum révocatoire), voire de réviser la Constitution (RIC constitutionnel). Enfin, les expériences de démocratie participative comme les Conventions citoyennes pour le climat et sur la fin de vie ont montré que des citoyens de tous horizons étaient volontaires et capables de s’intéresser à des sujets complexes et d’aboutir à des propositions fortes.

L’idée d’une Sixième République séduit près de deux tiers des Français, en particulier les électeurs de gauche et du RN.

Théoriquement, la gauche est le camp le plus à même de porter ces demandes. Souhaitant permettre au peuple français de se refonder et de se donner de nouveaux droits (à l’instar du droit à l’IVG récemment ajouté à la Constitution), Jean-Luc Mélenchon plaide ainsi pour la sixième République depuis près de 20 ans. La convocation d’une Assemblée constituante élue figure d’ailleurs toujours au programme du nouveau Front Populaire (NFP), quoiqu’elle soit listée parmi les mesures de moyen terme. Le fait que cette option n’ait pas été évoquée une seule fois depuis dimanche dernier interroge donc : face au blocage institutionnel dont Macron peut largement tirer profit, pourquoi la gauche ne revendique-t-elle pas cette refonte complète des institutions dès maintenant ?

Certes, on peut arguer qu’il y a d’autres chantiers plus urgents à mener : le rétablissement des services publics, le climat, la lutte contre la pauvreté… Mais on voit mal comment le nouveau Front Populaire pourrait avancer sur ces dossiers avec son poids limité, et surtout l’opposition résolue de presque tout le reste de l’Assemblée nationale. À moins que cela ne soit justement l’explication de ce silence. La Vème République permettant de gouverner sans majorité absolue, notamment grâce à des décrets, à la non-nécessité d’un vote de confiance et au recours à l’article 49.3, un gouvernement du NFP pourrait être tenté de passer quelques mesures fortes sans vote de l’Assemblée afin de contourner les blocages. La manœuvre est à première vue pertinente sur le plan stratégique, mais elle risque de précipiter le vote d’une motion de censure mettant fin à toute cette expérience.

Outre ce potentiel calcul, il existe une autre hypothèse, moins avouable, expliquant cette disparition soudaine du thème de la VIe République dans les discours de gauche : la crainte du peuple. Pour le centre-gauche en particulier, il peut en effet apparaître dangereux de confier la réécriture de la Constitution ou d’accorder le RIC à un peuple qui vote pour un tiers à l’extrême droite. L’exemple d’un retour de la peine de mort est ainsi régulièrement convoqué comme exemple de mesure réactionnaire souhaitée par les Français en cas d’instauration du RIC. L’échec du processus constituant chilien est parfois également convoqué : le texte initial, très progressiste, n’a-t-il pas été rejeté ? On pourra cependant objecter que la peine de mort n’est défendue par aucune force politique et pratiquement jamais évoquée dans le débat public et que le texte proposé aux Chiliens a surtout été refusé en raison d’une seule mesure : la reconnaissance d’un État plurinational instaurant davantage de droits aux peuples autochtones.

Libérer la voix de la souveraineté populaire

Cette crainte de l’expression populaire en dit surtout long sur ceux qui la portent, à savoir les électeurs de centre-gauche des grandes métropoles, pour beaucoup membres des élites culturelles (journalistes, professionnels de la culture, des ONG etc). Pour cette frange très minoritaire de la population, laisser un tel pouvoir au peuple français reviendrait à laisser les médias d’extrême droite dicter la future Constitution ou les verdicts des futurs référendums. Bien sûr, ces médias représentent un vrai danger et une vaste réforme contre la concentration de l’appareil médiatique aux mains de grandes fortunes est indispensable. Considérer que les Français se laisseraient nécessairement dicter leurs choix politiques par les médias est pourtant réducteur, voire méprisant. Le référendum de 2005 en est un parfait exemple : malgré le matraquage médiatique permanent en faveur du « Oui » à une Constitution européenne ultra-libérale, 55 % des électeurs ont fini par voter non. De même, les gilets jaunes n’ont pas émergé du fait d’un appel à la mobilisation traditionnel et la critique médiatique dont ils ont fait l’objet était considérable. Pourtant, en dehors de tout cadre organisationnel, leurs revendications se sont très vite portées autour de l’exigence de justice fiscale. Croire que Vincent Bolloré et Cyril Hanouna gouverneraient indirectement la France en cas de Constituante et d’instauration du RIC est donc profondément erroné.

En outre, mettre en place le RIC aurait un double avantage pour la gauche. D’abord, cela lui permettrait d’envoyer un signal fort de confiance dans le peuple français, quelles que soient leurs sympathies politiques. Les mesures adoptées par RIC seraient d’ailleurs bien plus légitimes que celles adoptées par une Assemblée nationale particulièrement divisée. Surtout, cela permettrait à la gauche de faire campagne sur des mesures concrètes, plutôt que d’être prisonnière des querelles de personnes et de partis.

Le RIC permettrait à la gauche de faire campagne sur des mesures concrètes, plutôt que d’être prisonnière des querelles de personnes et de partis.

Or, nombre de propositions formulées ces dernières années par la France insoumise et reprises par le NFP sont extrêmement populaires dans l’opinion. De la réforme de l’impôt sur le revenu à l’augmentation du SMIC en passant par les investissements massifs dans les services publics et les propositions écologiques (règle verte, rénovation thermique des logements, prix plancher agricoles), nombre de réformes sont soutenues par au moins 70% des Français. Enfin, en allant chercher les signatures nécessaires au référendum et en faisant ensuite campagne pour faire adopter ces mesures, les militants des partis qui composent le NFP et des autres organisations qui le soutiennent (syndicats, associations écologistes…) pourraient rassurer les Français sur la crédibilité de leur programme en le mettant petit à petit en place.

La proportionnelle en place dès les prochaines législatives ?

Malgré les avantages que présente le RIC pour sortir du blocage politique et initier l’application du programme de la gauche, celle-ci n’en parle pas pour l’instant. À ce stade, une seule réforme institutionnelle est évoquée : celle de la proportionnelle aux élections législatives. Une proposition de loi en ce sens vient d’ailleurs d’être déposée par la sénatrice écologiste Mélanie Vogel. Selon elle, en attendant l’arrivée d’une nouvelle Constitution, ce mode de scrutin permettrait de corriger un grave problème de la représentation actuelle : le fait qu’un bloc puisse avoir une large majorité de députés tout en étant minoritaire dans le pays. Si la situation a partiellement été corrigée depuis tout en restant dans le cadre du scrutin uninominal à deux tours, il suffit de se souvenir de la situation qui a prévalu lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron pour comprendre les défauts de ce mode de scrutin. Après avoir trahi leur promesse d’introduire « une dose de proportionnelle », les macronistes pourraient bien devenir les plus fervents soutiens de ce système, maintenant que leur survie est menacée. Il suffirait ainsi que leurs candidats arrivent troisièmes dans la plupart des circonscriptions et perdent les duels de second tour lors des prochaines élections pour qu’ils perdent presque tous leurs députés. 

Outre le camp présidentiel, le PS et EELV ont également intérêt à la proportionnelle s’ils souhaitent ne plus dépendre des électeurs insoumis pour s’assurer une représentation parlementaire. Après tout, n’est-ce pas justement le fait que les élections européennes soient à la proportionnelle qui les a décidé à rompre la NUPES ? Il en va de même pour les communistes, bien qu’il aient intérêt à un faible seuil pour avoir des élus étant donné leur faible poids électoral. Au-delà de l’intérêt direct de ces forces politiques, la proportionnelle semble en capacité de réunir tous les promoteurs du « barrage républicain », puisqu’elle rendrait très difficile pour le RN la conquête d’une majorité absolue. Si le parti d’extrême droite est bien le premier parti de France, les élections de dimanche dernier ont en effet confirmé qu’une majorité de Français sont toujours fermement opposés à ce qu’il gouverne. 

Ainsi, après des décennies de promesses rompues d’instauration de la proportionnelle, celle-ci pourrait arriver plus rapidement qu’on ne le pense. Elle permettrait en outre de sortir de l’injonction au « front républicain » devenue systématique en permettant à chacun de voter pour la liste qui représente le mieux ses idées. Plus ce refrain est utilisé, plus il s’use et plus il nourrit le discours du RN autour d’un retour de « l’UMPS ». Cependant, une fois en place, la proportionnelle impliquera la formation de gouvernements de coalition et de nombreux compromis entre partis politiques, comme cela est le cas chez nos voisins. Une manière de faire de la politique à laquelle la France n’est pas habituée.

L’instauration de la proportionnelle ne sera pas suffisante pour résoudre la crise politique actuelle.

Surtout, l’instauration de la proportionnelle ne sera clairement pas suffisante pour résoudre la crise politique actuelle. Toute réforme constitutionnelle digne de ce nom devra s’attaquer au rôle omnipotent du locataire de l’Elysée. Outre les risques que posent la concentration de pouvoirs entre les mains d’une seule personne, il est désormais évident que l’élection à deux tours, dont un duel, est inadaptée à un système politique tripolaire. Alors qu’elle a historiquement été la plus en pointe dans la critique de la Ve République, il y a donc quelque chose de surprenant à ce que la gauche n’en parle subitement plus. L’heure n’est pourtant pas aux pudeurs de gazelles.

CONFÉRENCE – JAURÈS ET LA SOCIALE, UNE THÉORIE SOCIALISTE ET ÉMANCIPATRICE DE L’ÉTAT

De la gauche à l’extrême-droite, l’héritage de Jean Jaurès, père du socialisme français, est fréquemment revendiqué. Galvaudée, sa figure est alors érigée en autorité, celle de l’apôtre de la paix ou d’une gauche qui savait encore être patriote. Mais derrière ces images convenues, peu se réfèrent directement à son œuvre théorique, masquée par l’ombre portée de son action politique et par l’aura du martyr. Ainsi, la littérature sur la conception philosophique de l’État jaurésien est abondante, mais en général mal connue au-delà des cercles universitaires. C’est l’ambition de cette table-ronde que de rendre accessible à un public élargi la pensée de Jaurès sur une institution qui fait débat à gauche, l’État. En effet, au contraire de Marx et d’Engels qui prévoient le dépérissement de l’État, Jaurès en propose une lecture positive, qui fait de “l’État juste” un outil protecteur à partir duquel peut se réaliser un socialisme républicain. Pour Jaurès, la synthèse entre la tradition républicaine issue de la Révolution française et celle du mouvement ouvrier, la Sociale, doit aboutir à la réalisation d’une République démocratique, sociale et laïque, au cœur d’une théorie socialiste de l’émancipation.

➜ Pour discuter de la question, Le Vent Se Lève recevait le 18 novembre 2023 Gilles Candar, historien, président de la Société d’études jaurésiennes, Clothilde Combes, doctorante en droit public, spécialiste de l’État juste selon Jaurès et Hugo Rousselle-Nerini, historien du droit, spécialiste des droits sociaux.

« La politique en France reste un sport de riches » – Entretien avec Niels Planel

La fracture territoriale française est revenue sur le devant de la scène ces dernières semaines. Alors que l’été fut marqué par des émeutes inédites dans les banlieues, le mouvement des agriculteurs, mais aussi les débats ouverts à gauche dans le cadre de la campagne des élections européennes, illustrent bien le malaise d’une société française au sein de laquelle l’égalité républicaine a été mise à mal par près d’un demi-siècle de politiques néolibérales. Crise des services publics, déserts médicaux, fermetures d’écoles, relégation des classes populaires dans des territoires en marge de la mondialisation sont autant de stigmates d’une France à deux vitesses, subissant de plein fouet la sécession de ses élites. Depuis plusieurs années, Niels Planel observe cette situation se dégrader d’un œil inquiet, l’autre optimiste. Auteur de Là où périt la République (Editions de l’Aube, 2022), il raconte de façon comparée son expérience de terrain en Seine-Saint-Denis et dans les territoires ruraux de la Haute-Côte-d’Or, où il est élu municipal depuis 2020. Appelant à une « convergence des désespérés », aussi bien des populations de la ruralité que des banlieues, il alerte également la gauche sur sa responsabilité de porter un nouveau projet de société réellement émancipateur.

LVSL – Dans cet ouvrage, vous rapportez votre expérience de terrain dans deux territoires très différents, Sevran en Seine-Saint-Denis d’une part, et la Haute-Côte-d’Or, en Bourgogne, d’autre part. Comment s’est passée votre rencontre avec ces territoires contrastés et leurs populations ? Dans quel cadre s’est-elle faite ?

Niels Planel – Cette expérience correspondait à l’origine à un manque. À l’aube de la trentaine, je travaillais pour de grandes organisations internationales et je ressentais le besoin d’aller sur le terrain. Or dans les médias, la ruralité et la banlieue étaient caricaturées, mais personne n’était interviewé sur place, et les personnes qui en parlaient n’y vivaient pas. À cette période, j’ai donc voulu, avec des amis, y monter des projets de réduction de la pauvreté, sachant que la pauvreté augmente graduellement depuis 2004 en France. L’idée était de faire une première expérience, de créer une sorte de laboratoire pour voir ce qui pouvait fonctionner sur place et être reproduit ailleurs.

J’y ai tôt observé que plus on s’éloigne des grands centres de pouvoir, plus on découvre des territoires précarisés où des élus mettent en place non pas des politiques de développement du territoire mais des politiques de contrôle du territoire, profitant du pourrissement de la situation. C’est souvent le fruit de petits arrangements, liés à la conquête et à la conservation du pouvoir.

Dès lors, les initiatives de jeunes pousses qui chercheraient à changer les choses sont interprétées comme des menaces pour le pouvoir local établi, qui va chercher à les neutraliser ou les écarter du territoire, qui se nécrose petit à petit faute d’investissements ou de projets.

LVSL – Les discours politiques, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, ont tendance à opposer ces deux types de territoires, que l’on a parfois d’ailleurs du mal à nommer. Sur quels points principaux la situation de leur population diffère-t-elle ?

N. P. – En termes de stratégie pour la conquête du pouvoir local, si je simplifie, on trouve effectivement dans la banlieue des logiques électoralistes qui font que le discours proposé est taillé sur mesure, susceptible de plaire aux populations en se complaisant dans une posture critique sans faire de proposition constructive. Pour autant, cela permet de se faire élire, de devenir maire, voire d’aller à l’Assemblée nationale, sans avoir trop à assumer les responsabilités à l’échelle locale auprès des populations des quartiers.

On peut formuler une politique commune, autour de la « convergence des désespérés », aussi bien des populations de la ruralité, comme de celles des banlieues, tout simplement parce qu’elles ont les mêmes besoins.

De son côté, l’extrême-droite divise artificiellement depuis son émergence deux types de populations qui ont des besoins semblables. Il y aurait des Français qui seraient plus français que les autres, ce qui justifierait de laisser de côté ces derniers. Au contraire, toute la philosophie du livre que j’ai écrit repose sur l’idée que l’on peut formuler une politique commune, autour de la « convergence des désespérés », aussi bien des populations de la ruralité, comme de celles des banlieues, tout simplement parce qu’elles ont les mêmes besoins.

Certes, leur situation n’est pas tout à fait identique. Dans les banlieues, la proximité avec la ville permet aussi de saisir des opportunités d’emploi qui existent dans les grands centres, à Paris, à Lyon ou à Bordeaux, mais pour autant, les défis sont nombreux pour ces populations. Il n’y a qu’à voir les dysfonctionnements structurels du RER B, sur lesquels je reviens dans les premières pages de mon livre, qui constituent un véritable obstacle pour les habitants de Seine-Saint-Denis. Plus généralement, on constate une mobilité très difficile pour les plus précaires.

Par ailleurs, du côté de la ruralité, on trouve certes les avantages de la nature, les poêlées de champignons qu’on est allé cueillir le dimanche, si l’on caricature, mais la vie n’est pas forcément plus facile là-bas. La principale différence à mes yeux est l’isolement qu’on subit dans la ruralité alors que dans la banlieue, certes il y a de la solitude, mais dans les barres HLM, dans les réseaux associatifs, il y a une solidarité et des sociabilités qui font qu’on souffre sans doute moins de l’isolement.

LVSL – Alors, au contraire, qu’est-ce qui les rapproche ?

N. P. – Tout, et c’est précisément ce qui me passionne dans ce travail que je mène depuis une dizaine d’années maintenant. Successivement, j’ai fait des projets à Sevran, au Blanc-Mesnil, dans des petits villages de la Haute-Côte-d’Or, ensuite en tant qu’élu local, dans une petite ville qui s’appelle Semur-en-Auxois. Lorsque je suis graduellement passé de la banlieue aux territoires ruraux, je m’attendais à ce que tout soit différent. Or en réalité, ce que j’appelle les incarnations de la République, c’est-à-dire non pas des figures de l’imaginaire comme Marianne mais bien plutôt les institutions, les services publics, la santé, l’éducation, les transports, les opportunités économiques ou de formation, y dépérissent autant.

Dans la ruralité comme dans la banlieue, par opposition aux grandes villes, il est aujourd’hui difficile, surtout si vous êtes né dans les couches populaires, de réaliser votre potentiel.

D’un côté, le RER B est là mais demeure dysfonctionnel, de l’autre, on compte au mieux trois ou quatre cars par jour. Il n’y a plus de service d’urgence ouvert aujourd’hui dans le 93, et bon courage aussi pour se soigner en Haute-Côte-d’Or, où vous avez plutôt intérêt à aller à Dijon. Les délais s’allongent tandis que dans des villages comme La Roche-en-Brenil, vers le Morvan, on a vu des classes à trois niveaux. Les institutions sont donc toujours en place, mais bénéficier de ce qu’elles offrent devient de plus en plus difficile. Je rattache ça à l’analyse que propose Amartya Sen de la pauvreté, estimant qu’elle n’est pas forcément monétaire, mais qu’elle s’exprime sous le prisme de la « capabilité », de la capacité des individus à réaliser ce qu’ils estiment être leur potentiel. Dans la ruralité comme dans la banlieue, par opposition aux grandes villes, il est aujourd’hui difficile, surtout si vous êtes né dans les couches populaires, de réaliser votre potentiel, comme le montrent des tas d’exemples dans le livre.

Aujourd’hui, le camp progressiste devrait pouvoir comprendre ces enjeux, s’en saisir et proposer un agenda. L’obstacle principal à cette prise de conscience et à cette volonté politique est selon moi d’ordre sociologique. Les gens se font élire sur place, mais sans vraiment y vivre et par conséquent sans s’imprégner des problématiques du quotidien. C’est sans doute ce qui me met le plus en colère, car on a des ambassadeurs qui reviennent peu sur le territoire qu’ils entendent représenter. Dès lors, il est difficilement envisageable de construire un agenda émancipateur digne de ce nom.

LVSL – Vous vous intéressez en particulier au rapport que ces populations entretiennent avec la République, parfois ambigus. Comment les qualifiez-vous et quelle est la part de responsabilité des pouvoirs publics dans ces rapports ?

N. P. – Il y a plusieurs manifestations de cette relation. Tout d’abord, on le mesure électoralement, car à chaque élection depuis les années 1980, il y a une baisse de la participation électorale, une hausse significative de l’abstention que l’on interroge rarement de façon pertinente et constructive. Des gens qui aimeraient bien faire République mais qui ne se sentent plus représentés se détournent progressivement d’un rituel au cœur de notre vie démocratique. Ce qui pose la question de savoir à partir de quel degré d’abstention un système représentatif ne l’est plus.

Un autre indicateur est en parallèle la montée de l’extrême droite. Aujourd’hui, à trois ans et demi de l’élection présidentielle, on ne se pose même plus la question de savoir si Marine Le Pen peut être présidente mais « quand ? ». La razzia des sièges faite par son mouvement à l’Assemblée nationale a été un événement important de ce processus. Sur ce point, cette construction de la défiance, toutes les forces politiques ont joué un rôle, mais ce que je regrette, c’est que celle qui est, par son logiciel, la plus à même d’incarner les aspirations des couches populaires d’où qu’elles viennent, c’est-à-dire la gauche, ne me semble pas avoir été à la hauteur pendant quarante ans.

Du tournant de la rigueur, il y a très exactement quatre décennies, à aujourd’hui, je n’ai pas suffisamment entendu la gauche défendre les classes moyennes qui se faisaient dévorer par la désindustrialisation. Au contraire, s’est imposée dans les esprits la fameuse expression « l’État ne peut pas tout » face aux fermetures d’usines, au dépérissement des classes moyennes, à l’explosion des familles monoparentales – les mères seules étant le noyau dur de la pauvreté en France – ou encore aux jeunes, sans emploi et sans formation dont regorge notre pays.

C’est précisément là que l’on aurait dû retrouver la gauche, pour investir dans l’école, pour rénover le RER B, pour remettre de la mobilité dans les territoires ruraux, etc. Un autre exemple : dans ma circonscription, la plus grande de France avec 342 communes, les violences intrafamiliales sont au sommet de la liste des crimes et délits. On n’en parle jamais, il y a un silence assourdissant sur cette question, alors que l’on y croise, au XXIe siècle, des jeunes femmes avec des bleus au visage ou au corps, et qui n’osent porter plainte, dans des logiques engendrées par ces violences. Les enfants ne sont pas épargnés. C’est un sujet primordial, et si vous avez passé plus de 30 minutes dans un commissariat de banlieue, vous savez que celle-ci est également concernée.

Nous sommes un pays qui aspire à plus d’égalité, qui est attaché à cette notion et qui refuse de voir la précarité exploser.

Alors, sincèrement, dans l’ordre des priorités des progressistes, faut-il d’abord saturer le débat avec les questions sociétales, par exemple liées à l’écriture inclusive, ou bien est-ce que l’on ne devrait pas se préoccuper d’abord de ce type de sujets ? C’est cela que les gens attendent, alors pourquoi a-t-on retrouvé la gauche sur des problématiques de déchéance de nationalité ? C’est là que se situe la rupture. Nous sommes pourtant un pays qui aspire à plus d’égalité, qui est attaché à cette notion et qui refuse de voir la précarité exploser.

Je pense qu’il y a un rendez-vous manqué avec un personnel politique qui est sociologiquement plus à l’aise que l’électorat moyen et qu’on ne retrouve pas sur place. En dix ans, j’ai croisé très peu de représentants du personnel de gauche, quand on ne se moquait carrément pas que j’aille « là-bas ». Pourtant, je peux témoigner qu’en tant que simple petit élu local, le travail que je fais a un impact sur ces questions. Alors, si on peut le faire en tant qu’élu local, il n’y a aucune raison de ne pas pouvoir le faire à l’échelle nationale. Seulement, être progressiste, c’est une exigence, et il y a comme une démission de ce point de vue.

LVSL – Vous montrez bien aussi, malgré la persistance d’un idéal égalitaire, la progression dans ces territoires de l’individualisme que vous mettez en lien avec le néolibéralisme. Sur quels aspects la percée de l’individualisme s’appuie-t-elle dans ces territoires, et en quoi participe-t-elle de la défiance vis-à-vis d’une République qui semble s’éloigner ?

N. P. – En 2022, l’IFOP avait fait une enquête qui montrait qu’un tiers des personnes en situation de précarité se sentent seules. Lorsque l’on croise cette solitude dans la précarité au développement depuis quinze ans de sociabilités virtuelles sur les « réseaux sociaux », qui polarisent fortement la société, cela ne favorise pas les projets collectifs ni la solidarité.

Mon collègue Achraf Ben Brahim montre dans plusieurs de ses ouvrages comment l’extrême droite domine la toile ou comment des groupuscules comme l’État islamique ont eu la capacité d’endoctriner en ligne. Le rôle des réseaux sociaux, aux coûts faibles, n’est pas à sous-estimer. Au demeurant, dans la ruralité, les gens qui toquent aux portes dans le contexte du militantisme ont également disparu. Ce qui reste, ce sont effectivement les réseaux sociaux, dont les algorithmes vous enferment dans des bulles idéologiques qui vous confirment dans vos opinions et ne vous invitent plus à discuter avec vos voisins.
On peut aussi partir des conditions matérielles qui font que les Français les plus précaires sont seuls : cela coûte cher d’aller boire un café, d’aller au restaurant. Le coût d’activités sociales qui peuvent sembler banales pour les catégories sociales plus aisées demeure un enjeu fondamental, dans la banlieue comme dans la ruralité, qui encourage des formes d’individualisme.

Certes, l’individualisme n’est pas un phénomène nouveau, mais il y a un mouvement moderne autour du cocon, lié à tout le confort qu’on installe chez soi, au rôle des plateformes comme Netflix ou Amazon. Ce renfermement dans la sphère privée a évidemment des répercussions politiques, participant d’un désinvestissement de la chose publique d’autant plus paradoxal que dans les enquêtes d’opinion, les relations sociales, et notamment amicales, restent très valorisées. On a donc le droit d’être optimiste, mais cela passe nécessairement selon moi par une réflexion en termes de politiques publiques qui visent à renverser cette tendance.

LVSL – Justement, vous avez parlé à plusieurs reprises de Territoires zéro chômeur de longue durée, expérimentation qui vise à recréer des formes collectives d’emploi pour permettre aux personnes qui en sont durablement éloignées de retrouver un travail. Pouvez-vous en rappeler les principes et nous dire le rôle qu’il peut avoir spécifiquement dans les territoires qui vous intéressent ?

N. P. – Cette expérimentation a été portée par Laurent Grandguillaume, ancien député socialiste de Côte-d’Or qui connaît particulièrement bien les questions de précarité et d’emploi. Elle concerne aujourd’hui une soixantaine de territoires en France, qui reposent concrètement sur des entreprises dites à but d’emploi (EBE). J’ai bâti ce projet sur ma commune. Le principe est simple : les demandeurs d’emploi de longue durée, un an ou plus, qui en font la demande, ont le droit d’accéder à un emploi, comme le garantit le préambule de la Constitution de 1946.

Le système est financé par un prélèvement chaque année sur les 40 milliards d’euros du budget national du chômage, ainsi que du RSA du côté des départements, pour proposer des activités sous la forme de CDI aux demandeurs d’emploi en fonction de ce qu’ils veulent faire et de ce qu’ils savent faire. Ce type de contrats leur permet de se projeter dans l’avenir, avec un salaire minimum qui leur permet de retrouver une place dans la société et une forme de dignité. C’est là où l’on rompt avec l’isolement que je décrivais : ce sont des personnes qui ont été marginalisées, dont on disait – ce qui me met également en colère – qu’elles n’étaient bonnes à rien, paresseuses voire « assistées », alors même que cette situation est trop souvent subie, pour des questions de mobilité, de santé, de handicap, de formation, d’âge, voire dans certains cas des discriminations de genre ou d’origine ethnique.

Ce projet permet donc de reconstruire la démocratie locale, en particulier à travers un Comité local de l’emploi, qui est en fait l’organe de gouvernance de ces territoires zéro chômeur : il associe l’État, le Département, la municipalité, des acteurs du tissu social et associatif, les entreprises, les employeurs, et bien sûr des demandeurs d’emploi de longue durée. Ainsi, des organismes qui d’habitude travaillent en silos, des collectivités qui en général ne se parlent pas entre elles, fluidifient leur travail en partant des besoins, des qualifications et des envies de ces demandeurs d’emploi.

À titre d’exemple, dans mon territoire, qui a véritablement été lancé l’été dernier, nous avons réussi à placer plusieurs personnes dans l’EBE, mais à peu près autant sur le marché du travail classique. Ce sont autant de victoires face aux drames humains provoqués par le chômage dans notre pays. Je conseille vivement à chacun d’aller voir comment cela change la vie des personnes qui reviennent à l’emploi après un an ou plus d’isolement. Voilà donc un projet qui devrait être prioritaire dans un agenda de justice sociale.

LVSL – Vous montrez également dans l’ouvrage que ces lieux dans lesquels « périt la République » sont aussi des territoires où elle peut se renouveler, trouver un terreau fertile pour se revivifier. Quels sont selon vous les axes prioritaires pour inverser cette tendance ?

N. P. – Le titre insiste en effet sur les territoires « où périt la République », ce qui ne veut pas dire que « la République périt ». Il restera toujours une unité qu’on appellera la République française. Mais on y trouve des poches de précarité qui vont s’en éloigner comme des îlots de manière durable, raison pour laquelle une volonté politiques et des efforts sont nécessaires pour ressouder ces territoires précarisés, marginalisés.

Martin Luther King, peu de temps avant sa mort, découvre que les populations blanches précarisées aux États-Unis souffrent finalement des mêmes problèmes, à des degrés divers, que les populations afro-américaines marginalisées. Sans les mettre sur le même plan, il affirme que sans créer une coalition de ces deux segments de la population, le combat pour la justice sociale ne mènera nulle part. De même, un sociologue de Harvard auprès duquel j’ai étudié, William Julius Wilson, démontre dans ses travaux qu’on peut recréer de l’interdépendance entre des groupes différents, pourvu qu’on leur fasse réaliser qu’ils ont besoin les uns des autres pour avancer.

L’agenda que je propose dans mon livre n’est donc pas révolutionnaire : il faut reconstruire une école qui fonctionne, remettre des hôpitaux là où il n’y en a plus et garantir la mobilité à toutes les échelles. Concrètement, cela nécessite un investissement sans précédent en navettes électriques, puisqu’il faut aussi s’engager dans la décarbonation des transports, et garantir des transports peu chers, quitte à les subventionner, quitte à ce que ce soit déficitaire pour la collectivité. De toute façon, au-delà de la défense de ce service public, en termes d’emplois et de capacité de générer de l’activité économique, cet investissement sera compensé.

Former et rémunérer correctement ces enseignants, leur donner les moyens de faire leur métier a certes un coût, mais là encore, n’est-ce pas un investissement rentable à long terme pour la société ?

Du point de vue de nos lycées, l’OCDE révèle que dans les quartiers privilégiés, près de 90 % du personnel est certifié ou agrégé, alors que dans les zones en difficulté, le chiffre chute à 58%. Former et rémunérer correctement ces enseignants, leur donner les moyens de faire leur métier a certes un coût, mais là encore, n’est-ce pas un investissement rentable à long terme pour la société ? Cela peut être également le point de départ d’une nouvelle fiscalité, plus progressive, notamment sur la question des héritages, de la taxation des successions et des donations. Et pourquoi pas trouver des instruments innovants comme la mise en place d’un capital de départ pour les jeunes, comme cela commence à être le cas dans certains États américains, à l’instar du Connecticut ?

Pour cela, il faut certes que des gens qui portent ces idées puissent arriver aux responsabilités, mais surtout que ces deux segments de la population se rendent compte qu’ils ont besoin l’un de l’autre, de trouver un représentant commun pour porter ces idées et de voter dans la même direction. Qu’on en finisse avec les idées nauséabondes de l’extrême droite qui ne cherche qu’à diviser sans apporter de solution concrète ou réaliste pour cette convergence des désespérés.

LVSL – Vous esquissez l’urgence de créer cette convergence des désespérés, que vous décrivez dans le livre comme « une alliance de cette France des RER et des TER ». Sur quels fondements et par quel biais cette alliance peut-elle, selon vous, être menée à bien ?

N. P. – Même si chaque situation nationale est différente, on en voit d’une certaine façon les prémices outre-Atlantique, avec une coalition au sein du Parti démocrate qui a tenu jusqu’ici, entre les électeurs blancs de la working class et les minorités afro-américaines ou hispaniques. Cela s’est fait en construisant des propositions parlant à ces deux électorats a priori très différents et ensuite en les mettant en œuvre. Lors de sa présidence, et malgré un Congrès qui n’y était pas forcément enclin, Joe Biden a investi des milliers de milliards de dollars sur des projets d’infrastructures, sur des projets liés au changement climatique, sur des projets de lutte contre la pauvreté chez les enfants qui ont réduit ce taux, en une mesure, de 12 à 6 %.

Il faut donc cette volonté politique, mais surtout, elle doit s’incarner dans des personnalités. Sur l’échiquier politique français, de la gauche de la gauche jusqu’au centre droit, on trouve des personnalités qui sont sensibles à ces problématiques. On parle beaucoup du rapport Borloo sur les quartiers prioritaires. De même, aujourd’hui, l’un des plus fervents défenseurs de la taxation des hauts revenus est Jean-Paul Mattei, du MoDem. On dirait une proposition de Piketty, et cela lui vaut de se faire taper sur les doigts dans son propre camp. Pour autant, c’est un notaire de province, il sait exactement de quoi il parle et c’est là où l’on revient selon moi à une question sociologique décisive.

L’enjeu est de ramener aux urnes, et déjà sur les listes électorales, des gens issus des milieux populaires, et de ne pas se complaire dans une élite électorale qui croit savoir ce que veulent les plus précaires mais qui en est le plus souvent totalement coupée.

Au sein de la NUPES, on trouve une surreprésentation parisienne, en particulier du Nord et de l’Est de Paris, avec une ligne droite qui va de la place de la République jusqu’à Montreuil. Les idées portées par la NUPES sont logiquement déterminées par cette sociologie urbaine et diplômée, de classes intellectuelles et artistiques, parfois en voie de précarisation. Mon propos n’est pas de dire que ces idées et ces intérêts ne doivent pas être portés, au contraire, mais qu’ils ne doivent pas pour autant devenir prédominants.
L’enjeu est de ramener aux urnes, et déjà sur les listes électorales, des gens issus des milieux populaires, et de ne pas se complaire dans une élite électorale qui croit savoir ce que veulent les plus précaires mais qui en est le plus souvent totalement coupée. La banlieue, c’est à peu près 5 millions de personnes et la ruralité, c’est 30 millions de personnes. Il y a quand même, à mon sens, une majorité électorale qui pourrait se dégager de cet univers.

Je parlais de Jean-Paul Mattei, de Jean-Louis Borloo, mais on peut aussi parler à mon sens de François Ruffin, qui arrive à parler avec les classes populaires, notamment périurbaines, mais qui semble encore un peu moins connu dans les banlieues, où l’on me dit « il n’est pas sur nos réseaux sociaux, il n’est pas sur les chaînes qu’on regarde », ou encore « il n’est pas sensible aux enjeux de la banlieue », tandis qu’un chauffeur de taxi originaire du 93 me disait quant à lui : « il est trop à gauche ».

Lorsque l’on arrivera à parler au chauffeur de taxi du 93 comme à l’ouvrier de la ruralité, alors on aura trouvé une piste.

Là aussi, on se confronte à une sociologie loin de l’idéalisation que l’on se fait parfois des classes moyennes et populaires lorsque l’on est militant de gauche : un chauffeur de taxi de la banlieue, c’est quelqu’un qui veut vivre une vie normale, qui ne veut pas être surtaxé, qui aime juste pouvoir faire son boulot convenablement, et qui n’a pas forcément des rêves révolutionnaires. Lorsque l’on aura trouvé ce point d’équilibre, lorsque l’on arrivera à parler au chauffeur de taxi du 93 comme à l’ouvrier de la ruralité, alors on aura trouvé une piste.

LVSL – Au-delà de ces questions électorales, en termes de formation comme de participation directe à la politique, comment les populations de ces territoires pourraient-elles s’engager davantage dans la vie politique ?

N. P. – Je viens de publier dans la revue Esprit un article sur l’impératif d’une réforme du statut de l’élu local. Tout le monde politique a un train de retard sur la société. Aujourd’hui, lorsque vous êtes jeune, lorsque vous travaillez avec des horaires difficiles, lorsque vous avez une famille, vous n’avez pas forcément de temps à consacrer à cette activité si chronophage qu’est la politiques, débattre pendant des heures de projets d’aménagements ou d’infrastructures, sans que cela aboutisse forcément d’ailleurs. La société a évolué, c’est chose heureuse : au sein d’un couple, tout le monde travaille ; la politique traditionnelle, elle, fait comme si une personne pouvait encore s’appuyer sur la ou le partenaire pour s’occuper du « back office » pendant que l’autre s’occupe de politique. Ces choses-là sont dépassées. Les jeunes élus sont souvent célibataires ou alors s’éloignent rapidement de la politique pour pouvoir s’occuper de leur métier et de leur famille.

Par ailleurs, les politiques de contrôle du territoire que j’ai décrites empêchent trop souvent des jeunes d’arriver aux responsabilités à l’échelle locale. Les conseils municipaux sont souvent surreprésentés par des retraités. Il faudrait davantage d’équilibre. C’est très bien qu’il y ait des retraités, mais une meilleure représentation de la société, et notamment des jeunes, favoriserait sans doute le desserrement de l’étau mis en place par des barons locaux ainsi que l’innovation.

D’autres perspectives sont ouvertes par la révolution numérique, dont je ne connaissais à peu près rien avant d’être élu en charge de ce dossier. J’ai supervisé le déploiement de la fibre dans mon territoire, mis du wifi public, nous avons noué un partenariat avec le lycée local et une start-up parisienne pour faire des initiations au no-code et bientôt à l’intelligence artificielle. Une valorisation professionnelle de ce type d’initiatives ou de compétences sur le CV pourrait inciter des jeunes à s’engager pour la communauté.

Par ailleurs, la France compte 34 945 communes. Les regroupements déjà engagés pourraient permettre à chacune de disposer de davantage de moyens, et aussi, il ne faut pas avoir peur de le dire, de meilleures indemnités pour les élus. Cela peut sembler amusant, mais au titre de ces activités, je gagne 70 € par mois. C’est symbolique, et à ce stade autant les reverser à des associations caritatives qui en font un meilleur usage, mais plus sérieusement, cela signifie que la politique en France reste un sport de riches. Les publics les plus éloignés de la politique doivent donc avoir aussi une raison économique de dégager du temps pour en faire.

Je tiens à conclure en disant que je suis à la fois pessimiste pour la capacité du camp du progrès à rebondir à court terme en France, alors même que réémerge une société d’héritiers figée, ce qui laisse un boulevard à l’extrême-droite pour user des classes moyennes comme d’un marchepied vers le pouvoir, et optimiste comme je l’ai rarement été : Des révolutions encore méconnues mais profondément progressistes comme « Territoires zéro chômeur », mais aussi « Harlem Children’s Zone », que j’ai vu à New York en juin, ou les « baby bonds », ce capital de départ que le Connecticut a mis en place en 2023 le tout avec un coût très raisonnable pour les finances publiques – peuvent, prises ensemble et portées à échelle, permettre, quand il faudra défaire cette société du privilège et reconstruire, de redessiner les trajectoires de vie des plus fragiles et de grandement contribuer à ce que la naissance ne détermine pas la destinée d’un individu – ce qui est, ce me semble, le combat fondamental du camp du progrès.

En marche vers la fin de l’unité républicaine ?

Ce sont souvent les réformes qui font le moins de bruit qui transforment le plus la société. Votée en 2022, la loi 3DS, technique et obscure, pourrait bien avoir un impact plus significatif sur notre régime social que la réforme des retraites. Loin de ne toucher que la Corse, les propositions faites par Emmanuel Macron, concernant l’inscription du droit à la différenciation territoriale dans la Constitution, semblent conduire notre pays sur la pente de la dislocation, voire vers la reconnaissance d’un système communautarien. Alors que le monde politique a ignoré ces réformes, qu’elles ne font l’objet d’aucun appel à la mobilisation et qu’elles sont menées dans l’indifférence générale, voire avec une large approbation, elles sont néanmoins en passe de rompre tout ce qui fait notre monde commun. Sans prise de conscience immédiate, notre pays sera demain dénué du cadre légal pour mener des politiques publiques ambitieuses et contraint de voir ses services publics privatisés, ainsi que sa protection sociale désunifiée. Par Benjamin Morel, professeur de droit public.

Le piège des compétences décentralisées

Passée en partie inaperçues en septembre dernier, les 40 propositions de Valérie Pécresse et de la région Île-de-France méritent une attention particulière. Il s’agit pour la collectivité de dresser la liste des compétences qu’elle voudrait voir décentraliser en vertu de l’article L.4221-1 du code général des collectivités territoriales, modifié par la loi n° 2022-217 du 21 février 2022, dite « loi 3DS ». L’État a un an pour répondre à celle qui aurait pu elle-aussi devenir présidente de la République.

La région propose ainsi la régionalisation du SMIC. Le coût de la vie en Île-de-France étant plus élevé qu’ailleurs, on serait tenté d’applaudir cette proposition. Toutefois, il faut bien comprendre toute la perversité de ce qui apparaît au départ comme une bonne intention. En effet, élever le SMIC dans un territoire pour des raisons de coût de la vie, c’est légitimer qu’on l’abaisse dans d’autres. Même si à terme cela ne devait pas arriver en valeur absolue, on peut s’attendre à ce que le « coup de pouce » au SMIC ne soit plus que régional, jusqu’à ce que les régions les plus pauvres voient leurs salaires minimums s’effondrer par rapport à l’inflation, et soient peu à peu paupérisées. La politisation du niveau du SMIC deviendrait impossible, dispensant le gouvernement de toute pression pour agir dessus. Si cela se justifie pour le SMIC, cela se justifie aussi, nécessairement, pour les traitements des fonctionnaires et les pensions. In fine, c’est l’ensemble des bas revenus des territoires les plus pauvres qui subiront de plein fouet et avec violence les conséquences de la différenciation territoriale. La péréquation économique se faisant en France pour une grande part grâce aux pensions et aux traitements, si fonctionnaires, retraités et bas salaires consomment moins faute de revenus, c’est le tissu commercial et économique de régions entières qui pourrait bien s’effondrer.

« À terme, le service public de l’éducation est menacé de disparition. »

Autre exemple, la région souhaite pouvoir créer des écoles privées sous contrat disposant d’une totale liberté pédagogique. Ces dernières seraient évidemment sélectionnées par la clairvoyance de la Région, mais financées par les rouages obscurs de l’État. Il s’agit en fait d’importer le modèle, qui a pourtant totalement échoué, en Grande-Bretagne, en créant des écoles fondées sur une approche strictement managériale et économique de l’éducation. À terme, le service public de l’éducation est menacé de disparition. On peut rompre avec l’héritage de Jules Ferry par une grande loi supprimant l’École publique, ou par le bas, en laissant aux régions le soin de la concurrencer aux frais de l’État en s’appuyant sur des établissements-entreprises, équivalents d’une business school. C’est ce que propose Valérie Pécresse. Que l’on se rassure, si elle ne va pas encore si loin pour l’hôpital public et la politique de l’emploi, ces autres grands services publics ne sont pas oubliés dans ses 40 propositions…

Pour faire de telles demandes, Valérie Pécresse s’appuie sur une loi que certes les communistes et les insoumis ont rejetée, mais pour laquelle les socialistes ont voté. Peut-on leur en vouloir ? Sans doute. Ont-ils voulu cela ? Clairement pas. Seulement, la différenciation présentée comme une mesure sympathique et inoffensive permettant aux « collectivités de demander des compétences afin de les exercer au plus près du terrain » est un slogan qui, accompagné d’une technicité législative folle et d’un désintérêt politique pour le droit des collectivités, a mené à ne pas voir qu’à travers le concept de différenciation on pouvait détruire les services publics et saper les fondements de la protection sociale. Autre mesure très consensuelle, technique et peu mobilisatrice, Emmanuel Macron propose d’inscrire ce droit dans la Constitution. La gauche est à présent prévenue de ce que cela implique. Ceux qui la voteront au nom des mêmes slogans inoffensif n’auront plus l’excuse de la naïveté.

Déroger à la loi commune ?

Emmanuel Macron propose également, toujours au nom du droit à la différenciation, de permettre aux collectivités de « déroger » à la loi. Lorsque Laurent Wauquiez a annoncé ne pas vouloir appliquer le zéro artificialisation nette, l’ensemble de la gauche a crié au scandale. On peut contester ce choix, mais en soi, il est conforme au droit. On a permis aux collectivités de ne pas appliquer la loi en question. On peut juger cela absurde, mais on ne peut pas en appeler au droit à la différenciation, en permettant aux élus de déroger, et s’étonner et s’indigner qu’ils le fassent. Certains, comme Europe Écologie Les Verts, qui se sont fendus d’un communiqué salé à l’encontre du président d’Auvergne-Rhône-Alpes au nom de l’unité de la loi, tout en appelant de leurs vœux cette différenciation, devraient en tirer des leçons.

Ce qu’Emmanuel Macron propose va encore plus loin puisqu’il s’agit d’accorder un droit à l’adaptation pour toutes les collectivités. Là aussi, l’idée plaît ! Les lois sont bavardes et grèvent la marge de manœuvre politique des collectivités. C’est vrai et cela conduit à remettre en cause leur libre administration. Nous pourrions cesser de légiférer n’importe comment et utiliser les nombreux instruments constitutionnels présents aux articles 41 ou 37-2 de la Constitution pour faire le ménage et desserrer le corset qui les entoure. À la place, le chef de l’État, sous les applaudissements presque généraux, propose plutôt de déroger. Il va falloir que les partisans de la différenciation expliquent comment mener des politiques cohérentes de transition écologique si chacun peut faire à sa guise. Ajoutons à cela que Valérie Pécresse, dans ses 40 propositions, veut définir elle-même les règles de performance énergétique des logements. Autant renoncer à lutter contre le réchauffement climatique en espérant que sa collectivité saura « déroger » à ses effets…

« Imagine-t-on qu’on accorde un droit à déroger au Code de la route ? »

Par ailleurs, il convient de s’arrêter sur cette idée de dérogation. Ce n’est pas là une affaire de jacobins ou de girondins, ni même de fédéralistes ou d’anti-fédéralistes. Dans aucun État à peu près constitué, aussi décentralisé soit-il, on n’a fait de la dérogation le principe de l’application de la loi. C’est le fondement même de l’État de droit et de l’ordre juridique qui est attaqué ici… Imagine-t-on qu’on accorde un droit à déroger au Code de la route ? Supposez qu’en raison de ma préscience des accidents, qui fait de moi un être surconscient, je m’autorise à déroger à la règle m’interdisant de m’arrêter au feu rouge. Poussé à l’absurde, c’est le même principe. Emmanuel Macron constitutionnalise la boutade de Churchill selon laquelle « en France tout est autorisé, même ce qui est interdit », et le reste de la classe politique ne semble pas y voir un problème, voire applaudit.

Le cheval de Troie du communautarisme

Ce que le président a annoncé en Corse est également très grave et hypothèque l’avenir du pays. D’abord, ce dernier propose de consacrer la Corse comme « communauté culturelle ». En faisant cela, il veut éviter de parler de « Peuple corse », ce qui introduirait une rupture dans la souveraineté et ouvrirait un droit à la sécession. Dans notre Constitution, le Peuple n’est pas défini culturellement ; le Peuple est identifié comme souverain. On pourrait donc penser qu’il propose une voie plus acceptable, mais, sans doute par inconséquence, il ouvre un chemin extrêmement mortifère. En effet, la République ne reconnaît aucune communauté. Elle ne reconnaît que des citoyens, indépendamment de leur culture, leur religion ou leur ethnie. Reconnaître une communauté dans la Constitution, c’est se confronter à un choix cornélien. Soit cela implique de les reconnaître toutes. Si l’on reconnaît une communauté culturelle corse, il faut aussi considérer l’existence d’une communauté culturelle bretonne, basque… mais aussi musulmane, afrodescendante ou asiatique. Si on s’y refuse, considérant que certaines de ces communautés n’ont pas à être reconnues car d’une moindre dignité, alors on les hiérarchise. Peu importe comment on le présente, quelles justifications on donne, quelle précaution on y met… cela s’appelle du racisme. Si la rédaction proposée par Emmanuel Macron entre dans la Constitution, nous n’aurons d’autre choix que de mettre en place une République communautariste ou un État raciste. Il n’y aura pas de troisième voie.

« La République ne reconnaît aucune communauté. »

Ensuite, le Président propose de reconnaître une autonomie à la Corse. Disons-le d’emblée : cela ne veut rien dire juridiquement. Être autonome, c’est se donner sa propre norme, comme le fait une commune lorsqu’elle prend un arrêté municipal. Toutefois, derrière l’idée d’autonomie se cache l’idée d’un statut particulier qui n’aurait de fondement que l’identité. Évidemment, accorder un statut à la Corse en reconnaissance de son identité, c’est montrer du mépris pour celle d’autres régions qui ne pourraient acquérir ce même statut. La Bretagne ne s’y est pas trompée et a le jour même soumis un rapport sur l’autonomie à Élisabeth Borne, son président demandant « la même chose » que la Corse. Ce phénomène de surenchère que nous analysions il y a quelques mois dans La France en miettes et dans les colonnes de LVSL semble se confirmer. D’autres ont emboîté le pas de la Bretagne, jugeant aussi qu’une identité reconnue exigeant un statut soit-disant taillé pour une « Île-Montagne »… Si elles devaient l’obtenir, gageons que la Corse, se sentant normalisée, demanderait un statut de plus grande autonomie, puis à terme l’indépendance, au regard de ses caractéristiques propres. Nous avons déjà analysé ce phénomène de surenchère et nous permettrons aussi d’être court. Cela a eu lieu sans guère d’exception partout où en Europe où l’on a fait le choix de lier statut et identité. Sans revenir dessus en détail, rappelons qu’une fois cette dynamique lancée, personne n’a trouvé la clé pour en sortir. La vie politique espagnole ou belge est même structurellement bloquée par ce problème. La première victime de ce phénomène est d’ailleurs la solidarité nationale. On ne veut pas payer pour ceux qui n’apparaissent pas comme appartenant à la même nation… l’ERC catalane, parti de gauche indépendantiste, appelle ainsi à garder les impôts catalans en Catalogne et à ne pas financer les pauvres Andalous… Que ceux qui prônent aujourd’hui le régionalisme assument cette rupture de solidarité, car elle s’impose à terme nécessairement, quelles que soient les bonnes intentions professées.

Par des mesures techniques ou qui semblent ne toucher qu’une île, que les élites parisiennes ont pris l’habitude de négliger, c’est bel et bien l’ensemble de ce qui constitue notre pays, notre modèle social, notre modèle de service public et notre avenir commun qui est menacé. Soit, nous continuons à nous aveugler en nous gargarisant d’une apologie niaise des irréductibles différences entre les « territoires », soit nous commençons à travailler sur les conséquences de ce qui est proposé. Quoique non. Ceux qui voulaient détruire la République, la Nation, les services publics, le système social ont déjà, eux, travaillé, et nous en mettent les conséquences devant les yeux. Il convient simplement de s’opposer fermement, ou bien d’accepter de faire partie des fossoyeurs de tout ce que nous disons défendre.

1848 : UNE RÉVOLUTION SOCIALISTE AU SERVICE DES TRAVAILLEURS ?

Pour l’anniversaire de la révolution du 25 février 1848, dans laquelle la France s’embrase à nouveau dans un élan romantique et social et proclame à nouveau la République, Le Vent Se Lève organisait une journée de conférences en partenariat avec la Fédération Francophone de Débat. Dans la loi du 25 février 1848, on peut lire les mots suivants : « Le gouvernement provisoire de la République française s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail. Il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail. Le gouvernement provisoire rend aux ouvriers, auxquels il appartient, le million qui va échoir à la liste civile. ». Le droit du travail, proclamé avec fracas, n’a pas tardé à diviser le mouvement socialiste naissant et la bourgeoisie libérale, qui avaient mené ensemble la révolution de 1848. La dernière conférence est dédiée à cet enjeu. Redécouvrez ici cette discussion entre Hugo Rousselle Nerini, Christos Andrianopoulos et Frédéric Thibault.

Conférence : la République démocratique en 1848

« La Révolution et la République sont indivisibles. L’une est la mère, l’autre est la fille. L’une est le mouvement humain qui se manifeste, l’autre est le mouvement humain qui se fixe. La République, c’est la Révolution fondée […] On ne sépare pas l’aube du soleil », écrivait Victor Hugo. Pour l’anniversaire de la révolution du 25 février 1848, dans laquelle la France s’embrase à nouveau dans un élan romantique et social et proclame une nouvele fois la République, Le Vent Se Lève organisait une journée de conférences en partenariat avec la Fédération Francophone de Débat. Découvrez la première discussion de la journée, entre Mathilde Larrère et Michèle Riot-Sarcey, animée par Hugo Rousselle Nerini.

Georges Sérignac : « Le projet républicain est né sous la Révolution française »

Extrait de l’oeuvre de D. Jeaurat, « Jean-Jacques Rousseau et les symboles de la Révolution », 1794.

Georges Sérignac est grand maître du Grand Orient de France, une des principales organisations maçonniques de France. Nous avons souhaité échanger avec lui afin de revenir sur la spécificité maçonnique française : ses liens avec la République, comme avec le processus révolutionnaire. Nous l’interrogeons aussi ici sur la place du travail et de l’écologie dans les réflexions du Grand Orient, ainsi que sur la signification de l’anti-maçonnisme toujours en vogue dans les organisations d’extrême droite.

LVSL – Commençons par un petit point historique sur la franc-maçonnerie française. Y a-t-il selon vous une spécificité française de la maçonnerie ?

Georges Sérignac – Historiquement, oui. Au début du XVIIIᵉ siècle, quand la franc-maçonnerie des premières loges françaises commence à travailler, elle coexiste avec une franc-maçonnerie anglo-saxonne déjà en place depuis une dizaine d’années. C’est la même maçonnerie, ce sont les mêmes rituels et les mêmes méthodes.

Au bout de quelques années, la franc-maçonnerie anglo-saxonne cherche à se remettre en question, à travers une querelle des « Anciens » et des « Modernes ». Les « Anciens » se considèrent comme détenteurs de la véritable tradition maçonnique et reviennent sur certaines pratiques usuelles de la maçonnerie anglaise de l’époque. Ils vont absorber la maçonnerie anglo-saxonne. Ainsi, la maçonnerie devient une institution qui se consacre aux rituels, à la solidarité et à la convivialité. Ce sont ces marques de fabrique. Ces éléments sont communs à la maçonnerie française.

Mais la franc-maçonnerie française ajoute un nouvel élément : la liberté absolue de conscience. Elle attend la fin du XIXᵉ siècle pour l’intégrer réellement dans ses statuts et abroger l’obligation de croyance – ce qui constitue la summa divisio entre la franc-maçonnerie anglo-saxonne et la nôtre. Dans la tradition maçonnique anglo-saxonne, l’obligation de croyance en Dieu est centrale, tandis que dans la tradition française, c’est la liberté absolue de conscience. On peut croire ou ne pas croire, pratiquer ou ne pas pratiquer. Est religieux qui veut, est athée qui le souhaite. Cette division est fondamentale, et c’est à partir de cette évolution que la maçonnerie anglo-saxonne ne reconnaît plus son homologue française.

En 1877, année de cette mutation, l’engagement dans la cité devient un élément de plus en plus débattu au sein du Grand Orient de France – ce qui est tout à fait cohérent.

L’histoire est émaillée d’épisodes où l’on interdit la franc-maçonnerie et emprisonne les franc-maçons. Ainsi, les franc-maçons se replient sur eux-mêmes dès le début du XVIIIᵉ siècle. C’est cette confidentialité contrainte et forcée qui génère tous les fantasmes.

Au moment de la Commune, les archives des loges montrent des débats à son sujet, ce qui les distinguent des loges anglo-saxonnes, où l’on ne parle pas de politique, comme l’indiquent les règlements. Au sein de la maçonnerie française, la politique fait partie des sujets qui ne sont pas tabous – ce qui montre à quel point la liberté absolue de conscience est centrale chez nous.

LVSL – Quel a été l’apport de la maçonnerie française à l’édification de la République ?

Georges Sérignac – Il y a toujours eu, au sein du Grand Orient de France, du fait de cette liberté absolue de conscience qui dépasse l’aspect religieux, une grande liberté de pensée. Le fait d’avoir des opinions, même différentes, mais liées par des valeurs communes, humanistes, était un pilier fondamental de la maçonnerie française.

Ainsi, dans la construction de la République qui commence avant la Révolution, les loges sont centrales. Il faut se remémorer qu’il y a trois siècles, il n’existait pas de loi permettant les associations : elles deviennent des lieux de prédilection pour des réunions – des lieux qui ne sont pas des salons mondains. Des lieux où l’on peut parler de questions politiques. Cette construction républicaine, longue de plusieurs siècles est donc indissociable de la maçonnerie. Pierre par pierre, elle a contribué à bâtir l’édifice.

On s’en rend compte à la lecture des travaux des loges : les franc-maçons sont souvent des citoyens engagés. Être franc-maçon implique de s’intéresser à la vie de la cité, et parfois d’avoir d’autres engagements. D’où l’influence acquise par la maçonnerie, qui a été exagérée et fantasmée par le mouvement anti-maçonnique. La réalité est bien plus simple : ce sont simplement des citoyens engagés qui se retrouvent pour parler de leurs convictions.

LVSL – Comment percevez-vous les théories conspirationnistes au sujet de la maçonnerie française ? D’un côté, la proximité de certaines d’entre elles avec les écrits d’un Édouard Drumont est frappante. De l’autre, ne peut-on pas interpréter ce rejet à l’égard d’une institution perçue comme influente et élitaire comme un réflexe de défiance vis-à-vis des intermédiaires entre le peuple et ses représentants – donc comme un réflexe républicain, hérité de la Révolution française ?

Georges Sérignac – Il y a deux aspects distincts dans votre question. La première, concerne le complotisme. Il faut déconstruire cette notion avec beaucoup d’attention. Il existe des manœuvres effectuées par des personnalités engagées dans le monde politique ou dans le monde économique, qui établissent des stratégies pour parvenir à certains desseins – mais ça, ce n’est pas le complot. Le complot des théories du complot, implique qu’il y ait des alliances que l’on ne comprend pas, que l’on ne connaît pas, qui travaillent en secret pour le malheur du monde et pour les intérêts d’une minorité. C’est une manière de donner des réponses simplistes à des problèmes complexes. Toutes les formations politiques, depuis que le monde est monde, travaillent pour accéder au pouvoir – le Prince de Machiavel le fait, et n’est ni régi par le bien, ni régi par le mal.

Mais alors, pourquoi les francs-maçons sont-ils l’objet de tant de théories du complot ? Je pense que cela s’explique très bien historiquement : malheureusement, nous avons perdu la bataille de l’image. Il y a trois siècles, lorsque la franc-maçonnerie française commence à exister, elle gêne les pouvoirs, elle gêne le pouvoir royal par ses réunions, ainsi que le pouvoir catholique romain. Raison pour laquelle, au passage, la franc-maçonnerie anglo-saxonne n’est pas touchée par cela, parce qu’elle est en dehors de ces enjeux politiques. Raison pour laquelle, en France, on a cherché à interdire la franc-maçonnerie.

Bien sûr, l’histoire n’est pas linéaire ni manichéenne – des proches de Louis XV ont été franc-maçons. L’histoire est émaillée d’épisodes où l’on interdit la franc-maçonnerie et emprisonne les franc-maçons. Ainsi, les franc-maçons se replient sur eux-mêmes dès le début du XVIIIᵉ siècle. C’est cette confidentialité contrainte et forcée qui génère tous les fantasmes. Le secret auquel sont tenus les maçons ne leur est pas propre. Quand on prête serment pour un grand corps d’État, après tout, on jure de conserver le secret des délibérations. Cela n’a donc rien de spécifiquement maçonnique.

« Je n’aime pas le concept de redistribution des richesses : en République, on les partage, on ne les redistribue pas. La République est la chose commune, et l’aspect social est par nature fondamental à la chose commune. »

De nombreux fantasmes existent également à propos des rituels. Ceux-ci ne sont aucunement cachés : de nombreux livres, disponibles dans toutes les bibliothèques, les détaillent. N’importe qui peut consulter l’ensemble des archives maçonniques.

LVSL – De nombreuses polémiques ont gagné les médias, ces derniers temps, sur le rôle du travail dans la société, en particulier au regard de son rapport à l’assistance et à l’émancipation. Quel regard portez-vous sur ces débats ?

Georges Sérignac -Je commencerai en rappelant que nous travaillons sur le revenu universel, depuis maintenant deux décennies. La question qui se pose est la suivante : le travail est-il nécessaire dans notre société ou ne l’est-il pas ? Est-ce qu’aujourd’hui, dans une société aussi riche, qui va sans doute devenir plus abondante encore, le travail se justifie encore ? Deux positions coexistent au sein de notre ordre. Certains estiment qu’il est absolument essentiel de conserver le travail comme institution, et refusent pour cette raison l’idée de revenu universel. À la place, ils lui préfèrent les aides sociales. D’autres, au contraire, estiment que l’on se dirige vers une société sans travail et que le revenu universel s’impose. Chez les partisans de l’une ou de l’autre vision, qui sont diamétralement opposées, on trouve à la fois des sensibilités très à gauche et très à droite : cette question ne recoupe donc pas le clivage gauche-droite.

Ceci étant dit, je ne peux pas rapporter la position du Grand Orient sur ce sujet-là, puisqu’une pluralité d’opinions coexistent. Nous sommes dans tous les cas convaincus que le travail est émancipateur. Nous plaçons toujours l’humain au centre de notre réflexion. Il a certains besoins biologiques – il faut qu’il mange, qu’il dorme, qu’il ait un toit -, mais la vie des relations est absolument essentielle. Nous sommes un animal social et un animal politique.

Spinoza parlait de l’éternité des rapports. Ces rapports, c’est quelque chose qui nous dépasse tous et qui est beaucoup plus important. Cette conversation est beaucoup plus importante que ce que nous sommes. Ainsi, la reconnaissance constitue une dimension majeure de la vie. Une dimension de la vie qu’ignorent ceux qui pensent promeuvent ce qu’Alain Supiot nomme la gouvernance par les nombres.

Par conséquent, dans la société actuelle, avoir un emploi, travailler, assurer une fonction dans la société constituent à l’évidence des besoins essentiels. J’ai été stupéfait d’entendre que le travail était une valeur de droite ! Cela n’escamote pas pour autant la nécessaire réflexion sur le temps de travail. Nous pensons que les progrès formidables de la société pourraient être orientés ailleurs que vers une financiarisation à tout va ou la toute-puissance productiviste actuelle. On peut imaginer que l’on parvienne à une réduction du temps de travail, afin que les travailleurs puissent davantage s’épanouir – autre mot très important. Il n’y a pas d’émancipation sans épanouissement. Le travail peut permettre de s’épanouir, et une société qui avancerait aujourd’hui, au XXIᵉ siècle, est une société qui donnerait aux travailleurs la juste rétribution de leur travail. Nous vivons un grand moment d’accélération, et nous espérons que la maçonnerie pourra contribuer à une réflexion apaisée pour conduire la société sur la voie d’un épanouissement croissant.

LVSL – La République est parfois mot-valise. Sur la question du travail, plusieurs traditions coexistent : une tradition très libérale, une autre socialiste, empreinte de marxisme. Pour vous, la République est-elle par essence sociale, indissociable d’une volonté de redistribuer les richesses ?

Georges Sérignac – C’est une évidence. Il faut garder à l’esprit que le projet républicain est né sous la Révolution française. Partant, l’idée républicaine est évidemment laïque, démocratique et sociale.

Je n’aime pas le concept de redistribution des richesses : en République, on les partage, on ne les redistribue pas. La République est la chose commune, et l’aspect social est par nature fondamental à la chose commune.

LVSL – Quels rapports entretient la maçonnerie avec l’écologie ? De multiples débats traversent le courant écologiste concernant son rapport à la rationalité – certains accusent les Lumière d’être responsables du changement climatique, d’autres y voient au contraire une ressource pour lutter contre l’obscurantisme que constitue le négationnisme climatique.

Georges Sérignac -Notre obédience s’est emparée de cette question, nous avons une commission nationale qui est très active à ce sujet.

Est-ce qu’être écologiste implique de faire le procès de la rationalité moderne ? Il existe bien sûr une minorité qui estime que l’homme est néfaste, et que les Lumières, qui lui ont révélé sa toute-puissance, sont néfastes pour cette raison. Je pense qu’il s’agit d’une fraction sans intérêt ni représentativité de la pensée écologiste. La matrice de l’écologie, c’est la volonté d’en revenir à une forme de mesure, et de critiquer l’ivresse productiviste qui caractérise nos sociétés contemporaines. Je souhaite penser l’écologie comme défense des grands équilibres, ce qui est en concordance parfaite avec les idées des Lumières, et ne se situe en rien en opposition avec la rationalité, quelle qu’elle soit.

C’est même l’inverse. On présente souvent les écologistes comme des extrémistes : c’est un contresens absolu, car ils défendent les grands équilibres qui permettent la sauvegarde de la vie humaine ! De la même manière, on a cherché à caricaturer le concept de décroissance – le retour à la bougie, etc -, alors qu’il ne s’agit que de réinjecter une forme de mesure dans le système productif.