Réquisitionner pour mieux régner

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Manifestations à Lyon en 2009 © mafate69

Si le recours aux réquisitions de grévistes a été largement médiatisé, les fondements juridiques de tels dispositifs demeurent sibyllins pour le grand public. Retour sur l’histoire d’une procédure contestée.

Les ordres de réquisition peuvent légitimement être considérés comme des entraves à l’exercice du droit de grève. Comprendre l’histoire de ce procédé de droit administratif permet de mieux appréhender ses applications modernes et ses utilisations récurrentes par les pouvoirs publics.

Michel Pigenet est historien et a notamment dirigé avec Danielle Tartakowsky une Histoire des mouvements sociaux en France (La Découverte, 2014). Le chercheur note que « le droit de réquisition renvoie à un droit militaire, initialement prévu dans une perspective de défense nationale ». En 1938, une loi prévoie en effet des dispositions permettant de réquisitionner des travailleurs en temps de guerre et pour les besoins de la défense nationale.

En réalité, la IIIème République n’aura pas attendue la veille de la guerre pour restreindre le droit des grévistes. En 1910, le gouvernement dirigé par Aristide Briant – pourtant un des promoteurs de la grève générale – met fin à une grève de cheminots en les réquisitionnant pour une « période militaire ».

Quoi qu’il en soit, la loi votée en 1938 est appliquée dès novembre de la même année. Le Gouvernement souhaite alors remettre en cause la semaine des 40 heures. Face à de telles velléités, la Confédération Générale du Travail (CGT) appelle à une grève générale. Il suffit alors au Gouvernement de faire savoir que la situation internationale est dégradée et qu’une telle grève porte atteinte à l’effort de guerre du pays. Alors que la guerre prend fin, l’état de guerre est prolongé jusqu’au milieu de l’année 1946. Le Gouvernement convainc alors le Parlement de la nécessité d’élargir la loi de 1938 pour trouver une solution aux conflits posés par les grèves.

En 1950, une loi est votée pour pérenniser les mesures prévues par la loi de 1938 en temps de paix. L’administration a alors recours à cette loi pour réquisitionner en 1950 des employés du gaz et de l’électricité, en 1953 les cheminots et les postiers, ou encore en 1957 des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire.

« Les finalités qui permettent de justifier un ordre de réquisition ont été élargies. »

Eloïse Beauvironnet

Une telle loi offre « un havre salvateur lui permettant de riposter aux grèves de fonctionnaires » fait savoir Eloïse Beauvironnet, docteur en droit public à l’Université Paris 5 Descartes et autrice de La réquisition en droit administratif français. Rappelons que, si le droit de grève a longtemps été refusé aux fonctionnaires pendant la IIIème République, il leur est finalement accordé en 1950 par la décision Dehaene du Conseil d’Etat. La loi sur les réquisitions de 1950 va alors « conduire à la pérennisation en temps de paix d’un dispositif initialement conduit en temps de guerre » estime Eloïse Beauvironnet.

Un risque de banalisation du dispositif

« Alors qu’il existait auparavant une conception très étroite de l’ordre public, peu à peu les finalités qui permettent de justifier un ordre de réquisition ont été élargies » constate Eloïse Beauvironnet. La juriste explique que les réquisitions ont initialement été fondées sur « les besoins généraux de la Nation », un critère qui caractérise une atteinte à l’ordre public au niveau national et qui présente de ce fait « un caractère restrictif ». La grève victorieuse de 1963 frappe de discrédit ce type de réquisitions et va conduire le législateur a introduire de nouveaux recours à ce procédé. Ainsi, les réquisitions de police, aux mains du préfet, sont déclenchées en cas d’atteinte à l’ordre public au niveau local et l’assignation qui permet d’assurer la continuité d’un service public essentiel. « C’est ce qui permet aussi à des entreprises privées gestionnaires de services publics de requérir des salariés grévistes sur le fondement de ce pouvoir d’assignation » explique Eloïse Beauvironnet. Par ailleurs, deux lois de 2003 et 2004 « facilitent le recours aux réquisitions et étendent le pouvoir des préfets » note Michel Pigenet.

« Certains ordres de réquisition n’étaient pas destinés à préserver l’ordre public mais à assurer la continuité de l’activité économique. »

Eloïse Beauvironnet

Pour qu’une réquisition soit justifiée, il faut que deux conditions soient réunies : la réquisition doit parer une urgence et l’administration ne doit pas avoir d’autre moyens pour faire face à cette situation. Ainsi, « on ne peut demander le retour d’un service normal de l’activité » estime Michel Pigenet. « En cas de grève, la réquisition doit normalement être la dernière alternative » conclue ainsi Eloïse Beauvironnet.

Préserver l’activité économique

Pourtant, selon la juriste, les grèves de 2010 contre la réforme des retraites ont illustré combien certaines réquisitions peuvent être « abusives », notamment concernant les installations pétrolières. D’après elle, pour qu’une réquisition de raffinerie soit décidée, il faut que la pénurie de carburant devienne une menace à l’ordre public, comme lorsque les véhicules de secours n’ont plus de carburant. Or, « certains ordres de réquisition n’étaient pas destinés à préserver l’ordre public mais à assurer la continuité de l’activité économique, qui est pourtant une finalité étrangère à l’intérêt général » explique pourtant Eloïse Beauvironnet.

Le Conseil d’État reconnait ainsi en 2010 que « la réalité des risques pesant sur le maintien de l’ordre public » justifient la réquisition du site pétrolier de Gargenville. L’institution estime alors que l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle ne dispose plus « que de trois jours de stocks en carburant aérien ». L’épuisement total des stocks « aurait conduit au blocage de nombreux passagers ». De ce fait, le Conseil d’État conclut que « le préfet peut légalement […] prendre une mesure de réquisition à l’encontre des salariés en grève d’une entreprise privée dont l’activité présente une importance particulière pour le maintien de l’activité économique ». En commentant cette décision dans un article, le maître des requêtes au Conseil d’État Alexandre Lallet estime que la réquisition est devenu « un outil susceptible d’être légalement mobilisé lorsque le bilan coûts-avantages est (suffisamment) positif ». Pour Michel Pigenet, de telles procédures permettent « d’atténuer les effets de la grève ». « Pourtant une grève n’a d’effet que si elle a un impact » note le chercheur.

Néanmoins, les salariés ne sont pas sans défense face aux réquisitions de l’administration. Ils peuvent premièrement, lorsqu’ils sont assez nombreux, passer outre ces procédures et ne pas les respecter. De tels phénomènes ont été observés lors des grèves de 1953 ou de 1963.

Les grévistes peuvent également contester de telles réquisitions devant la justice. Plusieurs procédures d’urgence – à l’instar du référé liberté et du référé suspension – permettent au juge de statuer en urgence sur la légalité de ces recours en 48 heures. « Le salarié qui veut contester ces recours va devoir, dans un très court délai, rassembler les preuves de ses allégations. De même, le juge dispose de peu de temps pour diligenter une enquête et c’est alors une parole contre une autre » estime néanmoins Eloïse Beauvironnet. Ce court délai conduit les magistrats à « avoir tendance, surtout quand il s’agit d’allégations de menaces à l’ordre public, à s’incliner face à l’administration » estime la juriste.

Malgré ces difficultés, la justice donne parfois raison aux grévistes. La justice a ainsi suspendu le jeudi 6 avril 2023 la réquisition de la raffinerie TotalEnergies de Gonfreville-L’Orcher. La préfecture l’avait motivé par l’imminence du week-end de Pâques et l’augmentation « prévisible de 75 % de la circulation automobile ». Le tribunal administratif de Rouen a pourtant estimé qu’aucun « besoin non satisfait de carburant pour les besoins des services publics ne ressort des pièces du dossier » et que l’arrêté préfectoral porte « une atteinte grave et manifestement illégale au droit de grève ». 

Quand les grévistes mettaient les réquisitions en échec

Extrait du Drapeau Rouge. « Vers la grève générale de tous les mineurs ». 1924

Des réquisitions sont régulièrement imposées lors des conflits sociaux. Si elles portent généralement atteinte au succès du mouvement, ce ne fut pas toujours le cas. En 1963, une telle procédure est utilisée à l’encontre d’une grève de mineurs, mais ne parvient pas à les faire plier. Le Général de Gaulle, qui déclarait quelques années plus tôt que la grève apparaissait « inutile, voire anachronique », est contraint de céder. Et avec cette victoire, les grévistes ouvrent même « une brèche dans la digue antisociale de la Vème République », analyse l’historien Michel Pigenet.

En 1963, les mineurs français accusent un retard salarial – que la Confédération générale du travail (CGT) chiffre à 11% – par rapport à la moyenne nationale. À cette insécurité économique s’ajoute un malaise social quant à l’avenir de la profession. Si le charbon est encore dominant, sa part dans la consommation d’énergie primaire est passée de 58,3% en 1960 à 50,3% deux ans plus tard. Cette baisse est entérinée par le plan Jeanneney qui organise la diminution de la production de charbon en France. Des grèves ont déjà éclaté en 1961 et 1962 dans l’Aveyron pour contester la fermeture de l’exploitation de certains puits.

« La réquisition est une arme puissante mais, cette fois-ci, elle ne fonctionne pas et se retourne contre le pouvoir. »

Michel Pigenet

Une telle situation explosive ne tarde pas à favoriser les mécontentements. En 1962, Force Ouvrière (FO) propose l’idée d’une grève des rendements pour demander une hausse de salaire des mineurs. La Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC, ancêtre de la CFDT) propose une grève illimitée que refuse la CGT, qui préfère les grèves perlées. Il faut dire que la grève de 1948, durement réprimée par le socialiste Jules Moch, est encore dans toutes les mémoires. Par ailleurs, Benoît Frachon, alors secrétaire général de la centrale, estime qu’il est primordial de s’assurer le soutien de l’opinion publique. Il est dès lors délicat de décider d’une grève illimitée alors qu’un hiver particulièrement froid frappe l’Hexagone.

Une réquisition mise en échec

Le ministre de l’Industrie Michel Maurice-Bokanowski organise une rencontre avec les « partenaires sociaux » le 27 février à qui il envoie une fin de non-recevoir. La fermeté du pouvoir n’est pas inattendue : depuis 1950, le gouvernement use de nombreuses fois des réquisitions qui permettent souvent de faire plier les grèves. « En 1959, les cheminots veulent faire grève et le gouvernement annonce une réquisition. La CFTC et FO se retirent, la CGT abandonne » rappelle Michel Pigenet – qui a dirigé avec Danielle Tartakowsky une Histoire des mouvements sociaux en France (La Découverte, 2014).

Confiant, le gouvernement adopte alors une posture d’extrême fermeté. Les syndicats appellent à la grève le 1er mars tandis que le Général de Gaulle signe un décret de réquisition de grévistes fondé sur « les besoins généraux de la Nation » le 3 mars. Le Journal officiel est publié un dimanche pour permettre la réquisition le lendemain. Le Général table alors sur la division du mouvement syndical : le lundi étant férié dans le Nord-Pas-de-Calais, les arrêtés de réquisitions ne frappent le premier jour que les bassins lorrains, réputés être peu enclins à la révolte. Contre toute attente, l’ordre de réquisition n’est pas respecté par les mineurs lorrains. Et le mardi, c’est le Nord-Pas-de-Calais qui entre en grève.

« C’est l’attitude qu’il ne fallait pas avoir : le gouvernement pensait être en position de force » explique Michel Pigenet. Selon le chercheur, « le refus de négocier se retourne très tôt contre le gouvernement ».

L’ordre de réquisition est rapidement mis en échec : on compte 178 000 grévistes pour 197 000 mineurs, soit un taux de 90 %. Le gouvernement convoque en avril une « commission des sages ». Cette dernière, présidée par le Commissaire général au Plan Pierre Massé, reconnaît le retard accusé par les mineurs, recommande de réduire leur temps de travail et de leur accorder des congés supplémentaires. Elle permet au gouvernement de « ne pas perdre la face tout en donnant satisfaction aux mineurs : le gouvernement cède sur l’essentiel » note Michel Pigenet. « La réquisition est une arme puissante mais, cette fois-ci, elle ne fonctionne pas et se retourne contre le pouvoir », ajoute savoir l’historien. La grève est telle que, contrairement aux réquisitions de 1953, aucune poursuite n’est engagée à l’encontre des grévistes.

Une solidarité qui assure le succès de la grève

Une telle réussite n’était pourtant pas assurée. « La guerre d’Algérie a étouffé les mobilisations sociales entre 1955 en 1962, année qui marque une double victoire électorale gaulliste » note Michel Pigenet. Le mouvement social apparaît divisé et affaibli. Deux ans auparavant, lors de la grève des mineurs de Decazeville, Charles de Gaulle n’a-t-il pas déclaré à la télévision que « la grève paraît inutile, voire anachronique » ?

Pourtant, l’opinion publique semble favorable aux grévistes. Un sondage estime alors que près de 80 % de la population soutient le mouvement. Il faut dire que la communication du gouvernement n’a pas été parfaitement maîtrisée : les interventions à la télévision du premier ministre Pompidou et du ministre de l’information Peyrefitte ne convainquent pas.

Des mécanismes de solidarité financière se mettent alors en place : des collectes sont organisées un peu partout en France pour venir en aide aux mineurs tandis que les enfants des grévistes sont accueillis dans des familles volontaires. Le mouvement peut également compter sur la solidarité d’autres bassins miniers et de diverses professions. « Il y a des manifestations de solidarité, des gaziers et électriciens débraient, des dockers refusent de décharger du charbon qui vient de l’étranger, des caisses de grève sont mises en place » explique Michel Pigenet. Johnny Hallyday organise même un concert au profit des mineurs tandis que des évêques se distinguent par des déclarations de compréhension et de sympathie pour le mouvement, note l’historien.

Ce succès se traduit par la première mise en échec du Général sur le plan social, dont le taux d’approbation dans les sondages dégringole. Certains des acquis arrachés par les mineurs, notamment l’obtention d’une quatrième semaine de congés payés, profitent par ailleurs à une large partie de la population. Michel Pigenet estime également que « les mineurs ont ouvert une brèche dans la digue antisociale de la Vème république. C’est le début d’un cycle de contestations sociales qui aboutit avec 1968 ». Néanmoins, la victoire des mineurs n’est pas totale sur tous les points : les fermetures de mines ne seront pas remises en cause par ces grèves, « mais sont plutôt accélérées » note Michel Pigenet.

La déroute du gouvernement limite à l’avenir les réquisitions fondées sur « les besoins généraux de la Nation ». Inventive, l’administration met néanmoins en place d’autres procédures pour restreindre le droit de grève…