Une “fake news” peut en cacher une autre

Il y aurait une prolifération de « fake news » sur internet et nous serions en train de basculer petit à petit dans un monde de « post-vérité ». Cette idée semble, en tout cas, avoir fait son chemin dans le débat public et s’impose désormais à certains comme une évidence. Des journalistes aux responsables politiques en passant par les acteurs du net, tout le monde s’est emparé du sujet et martèle la nécessité impérieuse de lutter contre ce fléau. Une série d’initiatives de toutes sortes a d’ailleurs vu le jour pour combattre les « fausses informations ». La question est récemment revenue au centre du débat depuis que certains gouvernements entendent s’en mêler directement comme c’est le cas de notre pays où Emmanuel Macron a annoncé son intention de légiférer sur le sujet.

Un concept flou et fluctuant

« Je parie que vous n’avez pas entendu parler de tout ce qu’a accompli le Président cette semaine à cause de toutes les fake news qui circulent » s’exclame la belle-fille de Donald Trump dans une vidéo publiée sur la page Facebook du chef de l’état américain l’été dernier. C’est désormais une vieille habitude chez Trump que d’accuser les médias de « fake news ». Les médias accusent à leur tour le président de mentir à répétition à grand coup de « fake news ». La « fake news », c’est toujours l’autre et on ne sait plus bien qui a commencé dans l’affaire. Bref, à les entendre, la vérité aurait définitivement laissé place à la post-vérité et les Etats-Unis seraient submergés par les fausses informations. Cette vague de « faits alternatifs » aurait également fini par toucher la France et les « fake news » seraient en augmentation au pays de Descartes.

Ce sont, en tout cas, les conclusions d’une étude de l’Oxford Internet Institute, régulièrement citée dans la presse française l’an dernier. L’étude donne des « junk news » la définition suivante : « diverses formes de propagande et de contenus politiques idéologiquement extrêmes, ultra-partisans, ou conspirationnistes. »  Problème : quels sont les critères retenus par les auteurs pour distinguer ce qui est « idéologiquement extrême » de ce qui ne l’est pas ? Ce qui est « ultra-partisan » de ce qui n’est que modérément partisan ? L’étude ne le précise nulle part. Par exemple, ce qui peut apparaître comme idéologiquement extrême à la Fondation Saint-Simon (d’orientation libérale), qualifiée de « cercle de la raison » par Alain Minc, ne l’est pas forcément aux yeux de la Fondation Gabriel Péri, proche du Parti Communiste. Et inversement. Tout ceci est finalement très subjectif et dépend grandement de l’orientation politique des auteurs de l’étude dont on ne sait malheureusement rien. Peut-être pouvons-nous définir la fake news par son contraire, les « sources d’actualité professionnelles » qui « affichent les caractéristiques du journalisme professionnel » et qui ne sont donc ni propagandistes, ni conspirationnistes, ni ultra-partisanes ou idéologiquement extrêmes. Cette catégorie regroupe principalement les « groupes des médias reconnus ».

Colin Powell, secrétaire d’Etat sous le président Bush fils, brandissant une fiole d’anthrax devant le conseil de sécurité de l’ONU, le 5 février 2003 : “il ne peut faire aucun doute que Saddam Hussein possède des armes biologiques.” Un mensonge en mondovision. ©United States Government

Cas pratique : dans quelle catégorie ranger le Washington Post, CNN ou le Wall Street Journal ? Le 5 février 2003, devant le conseil de sécurité de l’ONU, le Secrétaire d’Etat Colin Powell, tente de démontrer, documents à l’appui, la présence d’armes de destruction massive en Irak. Allant jusqu’à brandir une fiole d’anthrax, il déclare notamment qu’il « ne peut faire aucun doute que Saddam Hussein possède des armes biologiques. » Il a été établi depuis que ces allégations qui ont servi de prétexte à l’intervention nord-américaine en Irak reposaient sur un énorme mensonge d’état, une sorte de « fake  news » avant l’heure. Dans une de ces éditions, la Columbia Journalism Review a dressé un bilan de la couverture médiatique nord-américaine des semaines qui ont précédé le début de la guerre et a constaté que « bien qu’ils n’aient pas pu en être sûrs, presque tous les journaux américains ont déclaré que Powell avait raison. En un mot, ils lui ont fait confiance. Ce faisant, ils ont manqué du plus élémentaire scepticisme sur les arguments de Bush en faveur de la guerre. » Il semblerait que la frontière ne soit pas toujours aussi nette entre le « groupe média reconnu »  et l’organe de propagande. Les auteurs de l’étude pour qui tout cela est peut-être de l’histoire ancienne, n’en tiennent aucunement rigueur aux médias de masse états-uniens.

« N’est-ce pas le Washington Post qui affirmait en décembre dernier que des hackers russes avaient pénétré le système informatique d’un fournisseur d’électricité américain avant de rectifier ? Si les journalistes ont le droit à l’erreur et le devoir de rectifier, les citoyens n’auraient-ils pas le droit de remettre en cause les médias de masse sans être pour autant taxés de conspirationnisme ? »

En revanche, ils prennent le soin de classer à part « les sources d’informations russes connues » (Russia Today, Sputnik). Sans doute ont-ils raison, dans ce climat de guerre froide, de prendre les informations russes avec des pincettes mais la presse nord-américaine n’est pas irréprochable non plus. N’est-ce pas le Washington Post qui affirmait en décembre dernier que des hackers russes avaient pénétré le système informatique d’un fournisseur d’électricité américain avant de rectifier comme le souligne Vincent Glad dans Libération ? Si les journalistes ont le droit à l’erreur et le devoir de rectifier, les citoyens  n’auraient-ils pas le droit de remettre en cause les médias de masse sans être pour autant taxés de conspirationnisme ?

Les mêmes reproches pourraient d’ailleurs être adressés à l’autre étude régulièrement citée par la presse, celle de Bakamo Social. En tout état de cause, ces considérations illustrent bien le nœud du problème : la « fake news » est un concept flou et fluctuant. Du reste, le terme perd une partie de son sens originel lorsqu’il est traduit en Français par « fausses nouvelles » puisque l’Anglais distingue le fake (falsifié) du false (erroné). Cependant, outre-Atlantique aussi, le terme semble déjà galvaudé ; il est, à tout le moins, sujet à controverse depuis que Donald Trump se l’est réapproprié lors de la campagne présidentielle. En tout cas, ce concept est vite devenu, dans l’arène politico-médiatique française, un terme fourre-tout qui permet de mettre opportunément dans un même sac faits inventés ou invérifiables, informations inexactes ou incomplètes, interprétations tendancieuses, contre-sens, contre-vérités, raccourcis, ragots, rumeurs infondées, théories du complot, etc…. Sans doute par paresse intellectuelle, certains en ont fait un anathème bien commode pour discréditer leur contradicteur et esquiver le débat. Certes, ces accusations sont parfois fondées comme, par exemple, lorsque Najat Vallaud-Belkacem a reproché, à juste titre, à Vanessa Burgraff de relayer une « fake news » sur le plateau d’ONPC mais ce nouveau cheval de bataille apporte également de l’eau au moulin des conformistes de tout poil qui, pétris de certitudes, assimilent, depuis longtemps, toute pensée critique à du complotisme, à l’instar de Bernard-Henri Lévy dans sa dernière controverse en date avec le Monde diplomatique. Complotisme, le mot est lâché.

Fake news, médias alternatifs et médias traditionnels

Le soupçon de fake news pèse principalement sur les médias émergents et « alternatifs » (blogs, journaux « citoyens », « youtubeurs », radios associatives, etc…), c’est-à-dire non-étatiques et indépendants des puissances d’argent. Il est vrai que certains d’entre eux diffusent, à plus ou moins grande échelle, des faits inventés, erronés ou invérifiables et s’affranchissent des règles les plus élémentaires du journalisme. Pourtant, il arrive aussi que de grands médias installés relayent, à leur tour, des informations pour le moins douteuses. On se souvient par exemple des mensonges de Patrick Cohen (France Inter) et du médiateur de la radio publique sur les prétendus mensonges de Sabrina Ali Benali. Une intox reprise ensuite par d’autres médias bien comme il faut, à l’instar de Pure Medias, propriété du milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière, qui avait titré “France Inter et Quotidien piégés par une fausse interne” dans un article toujours en ligne. Inutile de s’attarder à nouveau sur les armes de destruction massive inventées en Irak ou sur les faux hackers russes du Washington Post… Les « fake news » ont la vie longue dans les médias de masse d’autant plus qu’elles font généralement bien plus de dégâts que les intox publiées par des blogs lus par quelques milliers d’internautes. La guerre en Irak en atteste.

« Le soupçon de fake news pèse principalement sur les médias émergents et « alternatifs », c’est-à-dire non-étatiques et indépendants des puissances d’argent. Il est vrai que certains d’entre eux diffusent des faits inventés, erronés ou invérifiables. Pourtant, il arrive aussi que de grands médias installés relayent, à leur tour, des informations pour le moins douteuses. »

Le Monde, le Décodex et la « démarche militante cachée »

 

Décodex, le moteur de recherche lancé par Le Monde pour détecter les fake news.

Il y a un peu moins d’un an, Le Monde lançait le Décodex, un moteur de recherche qui classe les sites d’information en fonction de leur fiabilité. L’outil fait débat et suscite des critiques, y compris chez les journalistes à l’instar de Vincent Glad qui se demande très justement « qui décodexera le Décodex ». « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. Qui veut discréditer un site trouvera toujours une fausse information quelque part » écrit-il et rappelle à toute fin utile qu’il arrive également au Monde de publier des informations douteuses comme lorsqu’il relayait l’histoire des hackers russes du Washington Post. Un son de cloche à peu près similaire chez Daniel Schneidermann pour qui Le Monde est « juge et partie » et qui se demande : « de quel droit, une source d’information vient-elle dire que d’autres sources d’informations concurrentes sont fiables ou non ? Quelle est sa fiabilité ? C’est comme si on demandait à la compagnie de taxis G7 de labelliser Uber ou aux agences immobilières de dire si Airbnb est une appli cool. » Pour lui, cet outil ne convaincra que les convaincus, c’est-à-dire ceux qui tiennent le Monde en haute estime.

La page du Décodex dédiée au Monde propose, dans les liens, cet article de la rubrique “idées” publié en 2010.

Le Décodex nous met en garde contre la « démarche militante cachée » de certains sites. En pianotant sur le moteur de recherche, on comprend vite que les concepteurs de l’outil visent les sites qui n’affichent pas clairement leur orientation politique comme Nordactu ou Breizh info, situés à l’extrême-droite, qui se présentent comme des médias d’actualité locale. Sur ce point, on pourra difficilement être en désaccord.

« L’outil fait débat et suscite des critiques, y compris chez les journalistes à l’instar de Vincent Glad qui se demande très justement « qui décodexera le Décodex ». »

On distingue d’ordinaire les médias d’opinion qui expriment les orientations d’une famille de pensée, d’un parti comme L’Humanité, Le Figaro ou Libération et les médias d’information « privilégiant les faits » réputés neutres et pluralistes comme les agences de presse (AFP, Reuters), les chaînes d’information en continu (BFMTV, LCI), les chaînes et radios généralistes (TF1, Europe 1), le service public (France Télévisions et Radio France) et la presse gratuite (CNews Matin, 20 minutes). Les créateurs du Décodex semblent d’accord avec cette distinction et rangent Le Monde, « le quotidien de référence », parmi les médias d’information. En effet, quand on tape le nom du journal dans la barre de recherche, le site propose, parmi les références, un article de la rubrique Idée intitulé « Ligne politique ? » et dont le sous-titre est on ne peut plus explicite : « La “ligne politique” du journal est un mythe. Le Monde n’en a pas, n’en a jamais eu. »

Nombre d’apparitions comparé dans les médias audiovisuels réputés neutres et pluralistes entre 2002 et 2007 (tiré du documentaire “Les nouveaux chiens de garde”). Une démarche militante cachée ?

Si l’existence d’une presse d’opinion ne fait pas de doute, existe-t-il pour autant une presse véritablement neutre et authentiquement pluraliste ? Le simple fait de traiter plus ou moins souvent ou de ne pas traiter de certains sujets, de privilégier un certain angle plutôt qu’un autre, de reporter ou de ne pas reporter certains faits, de mettre tel article en une est, en soi, un choix éditorial qui reflète et véhicule déjà une certaine conception du monde. Aussi, donner la parole à tel ou tel spécialiste ou encore donner plus souvent la parole à certains « experts » plutôt qu’à d’autres ne relève-t-il pas d’une démarche militante ? C’est, en tout cas, la pratique récurrente et ancienne des radios et chaînes de télévision qui se revendiquent du pluralisme et de la neutralité. A titre d’exemple, le documentaire « Les nouveaux chiens de garde » relève qu’entre 2002 et 2007, Frédéric Lordon, aujourd’hui membre des « économistes atterrés » a été invité 24 fois à la télévision et à la radio contre 572 fois pour Jacques Attali, le « sherpa » des présidents, sur la même période !

« Quelle est la légitimité démocratique de ces grandes multinationales du net pour filtrer ainsi l’information ? D’autant plus que ces multinationales s’allient avec des médias d’Etat ou appartenant à de grands empires industriels »

Entre septembre 2008 et décembre 2010, au moment de la crise des subprimes, Jean Gadrey, membre du conseil scientifique d’ATTAC (alter-mondialiste), a été invité 5 fois contre 117 fois pour Alain Minc, le « libéral de gauche » comme il se définit lui-même, qui n’avait pas du tout vu la crise venir.  Et que dire du rouleau-compresseur des grands médias audiovisuels privés et publics en faveur du « oui » pendant le référendum sur la constitution européenne, décortiqué par ACRIMED à l’époque et illustré encore récemment dans le documentaire « 2005 : quand les français ont dit non » ? Dans « DSK, Hollande, etc. », une équipe de journalistes belges s’étaient également penchés sur la couverture médiatique très favorable à François Hollande pendant les primaires socialistes de 2011. Les exemples du parti pris des médias réputés neutres et pluralistes ne manquent pas.

Qui peut juguler les fake news ?

Le principal terreau de propagation des fake news serait internet. C’est pour cette raison que des acteurs du net se sont saisis du sujet. Et pas n’importe lesquels puisqu’il s’agit des plus gros acteurs, les « Géants du Web » ou GAFA. Google et Facebook se sont associés pour lancer l’outil Cross Check en partenariat avec plusieurs médias (France 24, Le Monde, Libération). Google et Facebook ont en outre altéré leurs algorithmes pour mieux juguler les fake news. Le réseau social de Mark Zuckerberg a également décidé d’interdire de publicité les pages Facebook accusées de relayer régulièrement des fake news. Un fonds de recherche financé entre autre par Facebook, Craiglist et la Fondation Ford a été lancé. Quelle est la légitimité démocratique de ces grandes multinationales du net pour filtrer ainsi l’information ? D’autant plus que ces multinationales s’allient avec des médias d’Etat ou appartenant à de grands empires industriels. Certains y voient déjà de possibles censures politiques. Suite aux modifications des algorithmes de Google, les références de recherche depuis ce moteur de recherche quasi hégémonique vers le World Socialist Web Site, édité par le comité de la Quatrième Internationale (trotskiste) ont chuté vertigineusement. Dans un autre registre, Twitter a décidé de son côté de priver les médias russes Sputnik et Russia Today de toute publicité au motif de leur ingérence présumée dans les dernières élections présidentielles états-uniennes.

« Définir ce qui est une vraie information et une “fake news” relève déjà de la censure, d’autant plus que ce serait chapeauté par une autorité politique et délégué à des algorithmes non-européens, en l’occurrence Facebook et Google principalement. » (Fabrice Epelboin)

La commissaire européenne chargée du numérique aurait également depuis l’an dernier, dans ses cartons, un projet de création d’un comité d’experts pour lutter contre la désinformation en ligne et faire pression sur les GAFA et autres acteurs du net. Fabrice Epelboin, spécialiste des médias sociaux et enseignant à Sciences Po y voit un danger pour la liberté de presse et d’expression en ligne : « définir ce qui est une vraie information et une “fake news” relève déjà de la censure, d’autant plus que ce serait chapeauté par une autorité politique et délégué à des algorithmes non-européens, en l’occurrence Facebook et Google principalement. » Au début de l’année, Emmanuel Macron a, quant à lui, annoncé lors de ses vœux à la presse, une loi contre les « fake news », remettant ainsi le sujet sur le devant de la scène. La France n’est pas la seule puisque l’Italie et le Brésil sont également en train de mettre en place des mécanismes de contrôle des fausses nouvelles en mobilisant les services de la Police. Plus inquiétant encore :  le journal en ligne The Intercept nous apprend que Facebook avait supprimé certains comptes à la demande des gouvernements israélien et états-unien.

La chasse aux fake news ou le cache-sexe d’une opération de reconquête menée par les médias dominants ?

Pour les historiens Robert Zaretsky (Université de Houston) et Robert Darnton (Université d’Harvard), les « fake news » font partie du discours politique depuis l’Antiquité. Plus proches de nous, ils citent en exemples les labelles ou les « canards » sous l’Ancien Régime. Pourquoi ce phénomène devient-il aujourd’hui une préoccupation majeure ? Peut-être faut-il y voir la tentative d’allumer un contre-feu au moment où la côte de confiance des médias auprès des citoyens est au plus bas. Le baromètre TNS-Sofres pour La Croix, publié annuellement depuis 1987, révèle par exemple une baisse constante, malgré une embellie dans la dernière enquête, même si les méthodes d’enquête sont contestables. En tout cas, la chasse aux fake news est en passe de devenir une sorte de label qualité pour les médias dominants. Rien de mieux pour se relégitimer auprès du public. L’été dernier, dans une bande-annonce diffusée sur les chaînes du groupe Canal + (Bolloré), Yves Calvi faisait la promotion de « L’info du vrai », la nouvelle émission « access » de la chaîne cryptée qui remplace le Grand journal : « A l’heure des fake news, deux heures de vraie info quotidienne pour comprendre l’actu, c’est vraiment pas du luxe. » Le Figaro a quant à lui publié début novembre un article de fond au titre on ne peut plus affirmatif : « les médias traditionnels, remparts contre les fake news ». Aussi, certaines parties prenantes de cette chasse aux fake news – géants du net et grands cartels médiatiques – ont dernièrement noué de juteuses alliances stratégiques et se tiendraient, comme qui dirait, par la barbichette comme l’a bien décrypté Mediapart dans un article de décembre dernier intitulé “Comment Facebook achète la presse française“. Peut-être les relations ténues d’interdépendance qu’ils entretiennent expliquent-elles l’intérêt qu’ils ont à se serrer les coudes face à la montée des médias alternatifs et au discrédit qui frappe les médias installés.

ACRIMED / Le Monde diplomatique – dernière mise à jour : octobre 2017

Aussi, les fake news sont une polémique bien commode pour évacuer le débat urgent et nécessaire autour de l’indépendance des médias. Dans son livre « Main basse sur l’information », Laurent Mauduit, cofondateur de Mediapart, fait un constat alarmant de l’état de la presse 70 ans après que le programme du CNR a proclamé l’exigence démocratique d’une « presse indépendante de l’Etat et des puissances d’argent ». 80% à 90% des médias privés sont aujourd’hui détenus par une poignée de grands milliardaires (Martin Bouygues, Patrick Drahi, Xavier Niel, Arnaud Lagardère, Bernard Arnault, Serge Dassault, Vincent Bolloré). La concentration n’a jamais été aussi forte et le pluralisme aussi menacé. Laurent Mauduit parle d’une double normalisation « économique et éditoriale », suivie par le service public, et d’un musèlement de la presse par les milliardaires. Il rappelle notamment le licenciement abusif d’Aude Lancelin de l’Obs (journal alors détenu par le trio Pigasse-Niel-Berger) ou encore la censure d’un reportage sur l’évasion fiscale et le Crédit Mutuel par Vincent Bolloré, le patron du groupe Canal +. Cette semaine, une vingtaine de médias et de nombreux journalistes ont d’ailleurs signé une tribune pour dénoncer les pressions exercées par le même Bolloré alors que s’ouvre un procès que le magnat a intenté contre trois journaux et les ONG Sherpa et ReAct. En matière d’information, le combat pour une presse libre et indépendante des grands intérêts industriels et financiers n’est-il pas la véritable urgence démocratique du moment ?

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Comment les multinationales sont en train de reprendre le pouvoir sur internet – Entretien avec Juan Branco

Le monde de l’information traverse une période de mutations dont l’issue est incertaine. Face à l’influence déclinante des médias traditionnels, les réseaux sociaux s’imposent comme des plateformes incontournables. Longtemps considérés comme des îlots de liberté face aux médias officiels, ils sont pourtant investis par une logique de marchandisation et de contrôle de plus en plus étroit de la part des multinationales… Juan Branco est avocat de Wikileaks. Docteur en droit, il analyse les bouleversements auxquels est sujette l’information (et, plus largement, la politique) dans le monde de Facebook et Google.


LVSL Les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) pourraient contourner les médias officiels et fournir une alternative démocratique à la grande presse. On remarque pourtant que par bien des aspects, ils reproduisent des modèles propres aux médias dominants (mise en avant des publications commerciales au détriment des publications politiques, course au buzz). Pensez-vous que les GAFA puissent réellement servir de contrepoids au système médiatique actuel ?

Juan Branco – Par essence, l’entreprise ne fait pas le bien ou le mal : elle fait de l’argent. On est tombé dans le panneau avec les GAFA et leur discours altruiste car l’époque, laissant naître de nouveaux mondes où tout semblait possible, était propice aux confusions. Là encore, la grande déficience des médias traditionnels a joué. Au lieu de chercher à comprendre le modèle économique de ces entreprises, ils se sont contentés d’en reproduire le discours. Si bien que, quand ces entreprises ont atteint une position monopolistique sur leurs marchés – ce qui est essentiel pour s’imposer comme réseau social, par exemple – il était bien trop tard pour émettre une critique et lancer des alternatives qui ne seraient pas capitalistes ou mercantiles – bref, qui ne seraient pas guidées par la seule ambition du profit. Ces entreprises pouvaient rentabiliser leur offre et développer des algorithmes pour favoriser les contenus les plus consommables, rompant tous les schémas égalitaristes qui présidaient à leur lancement, et se débarrasser des impératifs éthiques auxquels elles avaient fait mine de se soumettre : nous ne pouvions plus rien contre elles. Jouant des apparences de jeunesse, de la fascination suscitée par l’outil technologique, de l’ignorance des mécanismes profonds sur lesquels elles s’appuyaient, elles ont mis en avant des idéaux qui servaient leur image, mais ont montré une absence complète d’intégrité au moment de faire des choix et de les préserver. Aujourd’hui, elles tentent comme elles le peuvent de se raccrocher à cette genèse, par crainte de faire peur, et d’ainsi être mises sous tutelle et perdre leur moral économique. Elles ne le font et le feront qu’au regard de leurs intérêts économiques – d’intérêts dont la satisfaction dépend de la capacité du politique à s’imposer à elles – et non d’une quelconque morale ou éthique.

Faut-il rappeler cette évidence ? Le seul espace où le bien commun est pris en compte, fût-ce de façon défaillante, c’est par nature celui du politique et par extension, dans nos systèmes actuels, de l’État. Ces espaces sont ceux où est théoriquement mis en commun l’ensemble des intérêts de la société et où résident les êtres chargés de trancher au profit du bien commun. Ce peut être le fait de l’État ou d’autres formes d’organisation politique là où elles existent (de type anarchiste, etc.). Mais en tout cas, aujourd’hui, dans sa forme moderne quasi-universelle, c’est l’État, ses régulations, ses lois qui amènent toute la cohorte, qu’elle soit entrepreneuriale ou non, à suivre un certain nombre de directions qui sont décidées par l’ensemble de la population ou, a minima, par leurs représentants, en vue d’une projection collective.

“On en vient à comprendre que la Russie, la Chine et l’Iran se sont donnés les outils d’une souveraineté numérique en créant les concurrents de Google et Facebook. Cela leur permettra demain, s’il y a une révolution sociale, de pouvoir avoir un véritable espace démocratique. Ce n’est pas notre cas aujourd’hui. Immense paradoxe !”

Si l’on sort de la question économique, on peut considérer que Twitter et Facebook, tant qu’ils étaient dans une phase de bienveillance visant à capter de l’audience et à s’installer monopolistiquement, étaient des outils subversifs – ils l’ont été pendant les révolutions arabes. Aujourd’hui, ils sont cependant devenus des outils de répression majeurs parce qu’évidemment, par la concentration des données qu’ils suscitent, ils sont des instruments extraordinaires au profit des services de renseignement, des puissances étatiques. Tout cela amène à ce que l’on en vienne à comprendre que la Russie, la Chine et l’Iran qui, pour de mauvaises raisons, par réflexe sécuritaire, ont cloisonné leur système, se sont donné les outils d’une souveraineté numérique en créant les concurrents de Google, Facebook et compagnie, et en leur interdisant de pénétrer leur marché. Cela leur permettra demain, s’il y a une révolution sociale ou un renversement de ces régimes, de disposer d’un véritable espace démocratique. Ce n’est pas notre cas aujourd’hui. Immense paradoxe !

Juan Branco en compagnie de Julian Assange. Extrait de l’émission « le gros Journal » de Canal+, 24/10/2016.

Même en préservant l’ensemble de nos structures démocratiques, on se trouve en effet dans une situation où notre potentiel démocratique est complètement annihilé, d’un côté par les puissances du marché, par cette soumission à des intérêts privés qui captent et dominent des espaces autrefois régulés par la puissance publique ; et par ailleurs, par le pouvoir que ces intérêts économiques donnent aux puissances tutélaires d’espaces politiques qui nous sont extérieurs. Si demain, pour des raisons géopolitiques, nous entrions en conflit avec la puissance états-unienne pour une raison ou pour une autre, celle-ci aurait les moyens, au-delà même des questions de dépendance technique touchant à nos moyens de communication, d’influencer directement nos espaces politiques nationaux, de manipuler les opinions, de nous soumettre absolument ; et finalement, de déstructurer des pans entiers de notre économie. Sur le long terme, on va se rendre compte qu’on a fait un sacrifice majeur qui va être très difficile à renverser.

LVSL – Pensez-vous qu’une stratégie de reprise en main de ces réseaux est compatible avec ce monde qui vient, le monde des GAFA et de Wikileaks ou est-ce qu’il y a une contradiction ?

Juan Branco – Évidemment, il y a une tension d’ordre presque aporétique. Ce que l’on voit d’un côté, c’est que la Chine est en train de devenir un acteur de premier plan à l’échelle mondiale, mais surtout de reprendre sa souveraineté et sa domination sur l’espace Asie-Pacifique comme elle ne l’avait pas fait depuis des siècles ; que l’Iran est en train de gagner son pari au Proche et Moyen-Orient ; que la Russie de Poutine est en train de renforcer son pouvoir et son influence dans son espace immédiat. Bref, on est en train de voir que les puissances qui ont fait des choix qui ont été tournés en ridicule ou méprisés sont dans une phase de solidification qui contraste avec la voie que prennent les démocraties occidentales et notamment européennes, qui ont accepté de renoncer à ces outils et à leur projection sur le monde, s’installant dans une soumission confortable à leur puissance tutélaire, mais surtout, et c’est pourquoi cela touche également aux États-Unis, renonçant à toute emprise, même minimale, du politique sur ces sujets. Cela explique cette perte de repères, cette impression qu’il n’y a pas vraiment de direction donnée et que nous sommes en train de nous mettre dans les mains de pouvoirs populistes ou autoritaires, comme l’est selon moi fondamentalement le pouvoir de Macron. La dé-souverainisation créé des sentiments de creux et de dépossession qui suscitent immédiatement une recherche de rigidification de l’espace politique pour se rassurer.

“La volonté de contourner l’État pour reconstruire des espaces politiques prend par tous les bords : le bord religieux, le bord anarchisant, le bord société civile sur-démocratisant, le bord extrêmement autoritaire (…) avec de l’autre côté évidemment les grandes multinationales.”

Alors, dans ce contexte particulièrement délétère, il y a une concurrence très forte qui émerge entre plein d’acteurs opportunistes pour prendre la place, entre les mouvements de contestation de type Indignés, Wikileaks, Anonymous dans l’espace virtuel, l’État islamique et les mouvements terroristes divers dans les espaces intermédiaires, le Comité Invisible dans le plus pur réel… L’a-étatisation et la volonté de contourner l’État pour reconstruire des espaces politiques prend par tous les bords : le bord religieux, le bord anarchisant, le bord société civile sur-démocratisant, le bord extrêmement autoritaire, le bord populiste, tout cela composant une multitude aux aguets, qui montre les dents et qui veut mordre partout où l’État se désengage. Avec de l’autre côté, évidemment, cet agent étrange et intermédiaire, à la fois outil d’influence des États et grand déprédateur, que sont les grandes multinationales.

Et dans ce contexte où tout s’accélère apparaît l’urgence de prendre position et de faire un choix, alors que ce choix n’a rien d’évident. Car on prend d’évidence un grand risque à faire le pari de l’affaiblissement de l’État, y compris pour les bonnes raisons ; mais on prend tout autant un risque à défendre l’État sous une forme qui est devenue si dégradée que celui-ci ne semble servir de support qu’à la prédation et à l’oligarchie, sans jouer son rôle de défense du bien commun – sinon seulement a minima, sur la question de la sécurité, des frontières, etc… On prend un grand risque à laisser une organisation comme le Comité Invisible se déployer, mais aussi à inhiber ces initiatives locales qui font contrepoids et permettent de créer des poches de respiration qui évitent l’éclatement immédiat de la société. Aujourd’hui, on prend un grand risque, en somme, à toute forme d’engagement. Et on prend un plus grand risque encore à ne rien faire, à laisser par exemple Wikileaks crever la gueule ouverte sans soutien ni appui, hors sol, soumis à des velléités d’instrumentalisation permanentes de grandes et petites puissances, qui cherchent ici à intervenir sur des processus relativement démocratiques afin d’affaiblir cet espace-là, là à défendre leurs intérêts immédiats sans jamais se dévoiler, laissant des êtres d’une immense valeur, mais isolés et sous pression permanente, prendre des décisions qui emporteront potentiellement le destin du monde. Cette tension immense, cette difficulté à se déterminer, avec des enjeux qui traversent les frontières éthiques et inimitiés jusque-là codifiées, explique en partie l’apoplexie de la population, cette défiance permanente qui intoxique nos démocraties et peut-être plus encore notre jeunesse. On est dans un moment sans direction où il devient pourtant impératif de choisir son camp et de l’investir, car l’histoire est en mouvement. Et il faut le faire sans certitude aucune sur les conséquences de nos choix, qui dépendront grandement d’évolutions sur lesquelles les vecteurs éthiques qui nous auront déterminés n’auront aucun poids.

On est à la préhistoire de bouleversements qui vont être majeurs. On peut s’accrocher autant que l’on voudra à la nostalgie du monde qui existait jusqu’ici, mais je pense que c’est complètement perdu d’avance”

LVSL – L’élection de Trump a enclenché une contre-offensive (du New York Times, de Google, du Monde avec son Decodex, de Macron avec sa loi anti-fake news) destinée à minorer les oppositions dissidentes sous prétexte de lutte contre les fake news. Qu’en pensez-vous ?

Juan Branco – Disons que ces appareils de pouvoir ont besoin de garder leur centralité, sans quoi ils perdent leur sens. Le New York Times n’existe que parce qu’il est censé accueillir l’ensemble du monde en lui et décider justement de ce qui est audible ou pas. Vous pouvez considérer que le New York Times permettait d’avoir un espace relativement sain d’expression et de distribution de l’information qui, malgré ses limites, contenait la société, son visible, dans des bornes qui étaient tout au moins acceptables. On peut dans un autre sens considérer que s’ouvre devant nous une période fascinante, créative, qui propose un éclatement complet des limites qui nous étouffaient, des manipulations auxquelles ces appareils de pouvoir se livraient toujours plus régulièrement. Quoi qu’il en soit, on arrive un peu tard pour dire « c’est bien » ou « c’est pas bien ». Les nouveaux « grands de ce monde » peuvent s’allier aux anciens et limiter, avec les algorithmes, les certifications diverses et tous ces dispositifs qui visent en fait à recréer une hiérarchie de l’information, ces évolutions, ces transformations, mais ils ne pourront nous faire retourner en arrière. On est à la préhistoire de bouleversements qui vont être majeurs. On commence à voir la stabilisation de nouveaux outils, une tentative de recréation d’un ordre, après la phase d’expansion et de floraison. Mais celui-ci arrive-t-il à temps, et qu’est-ce qui va naître de ce ralentissement ? L’espace mondial est en train de se reconfigurer et on est aux toutes premières prémisses de quelque chose qui va susciter des guerres, des révolutions, une recomposition de notre rapport au monde, et cela risque fort de dépasser toutes les volontés des pouvoirs existants réunies. On peut s’accrocher autant que l’on voudra à la nostalgie du monde qui existait jusqu’ici, je pense que c’est complètement perdu d’avance et qu’il faut avancer : il va falloir se battre, ça va être sanglant, on va perdre beaucoup de combats mais on va être obligé de le faire, et cela va nous donner une légitimité : car nous allons enfin redevenir acteurs d’un destin qui nous échappait.

LVSL – Il y a une inconscience sur la capacité des GAFA à utiliser leurs données. La plupart des gens disent “moi je n’ai rien à me reprocher donc je ne vois pas de problème à livrer mes données”. Les oppositions aux lois autoritaires de collecte des données, sur prétexte antiterroriste, sont très faibles. Et quand on interroge les gens sur la possibilité de donner leurs données en échange de baisses de tarifs sur les assurances par exemple, ceux-ci sont capables de donner, pour des baisses minimes, un nombre assez incroyable de données personnelles…

Juan Branco – J’ai enseigné ce matin un texte de Marx à mes élèves, que je découvrais avec eux. Il y détaille l’une de ses théories les plus simples et à la fois les plus importantes, à savoir que la conscience individuelle n’existe pas, qu’elle est déterminée par la position que l’on occupe dans les rapports de production, que ces rapports de production sont ce qui crée la conscience collective et que l’accès à cette conscience collective ne passe que par le moment où nos intérêts individuels sont atteints par une circonstance extérieure, ce qui va nous donner l’impression d’avoir une conscience individuelle. Ce n’est que lorsque l’on ressent un inconfort individuel que, tout à coup, l’on va se rebrancher à la conscience collective (en pensant le faire par intérêt), cet embranchement faisant naître en retour l’impression d’une conscience individuelle, qu’il faut absolument dépasser pour comprendre qu’on a telle position dans les rapports de production, etc… Je ne suis pas marxiste, mais c’est exactement ce qui se passe : aujourd’hui, il n’y a pas d’atteinte visible à nos intérêts, on ne se rend pas compte qu’on est en train de se faire arnaquer par les compagnies d’assurance qui jouent sur les « primes positives » en échange de nos données personnelles pour mieux accroître leurs profits, et plus généralement par le système économique fondé sur une exploitation féroce de notre intimité qui est en train de se mettre en place. Tout est présenté à chaque fois de façon positive pour éviter cette prise de conscience, car tout est fait pour masquer l’inconfort individuel, créer des gratifications artificielles qui aspirent l’individu au sein du système, empêchent toute forme de rejet qui pourrait ensuite coaguler, ou plus précisément faire que l’on prenne conscience que ces gratifications individuelles ne sont qu’un masque visant à asservir et à écarter.

“La précarisation de la recherche et des phénomènes comme la montée des prix de l’immobilier dans les centres-villes des capitales, font qu’aujourd’hui, on ne peut plus vivre avec un salaire de chercheur dans le centre et que du coup, on ne peut plus avoir accès aux classes de décideurs, se mêler à elles, les influencer, s’en faire reconnaître…”

Regardez. Tant qu’il n’y avait pas eu la Seconde Guerre mondiale, il n’y avait eu nulle part une prise de conscience réelle que l’antisémitisme n’était pas qu’un mal mineur et qu’il allait servir de vecteur à des catastrophes inimaginables pour l’ensemble de la collectivité, bien au-delà de la communauté ciblée, et qu’en cela il s’agissait d’une question fondamentalement politique, qui devait être prise en charge collectivement. Tant que les conséquences ne sont que virtuelles ou en tout cas suffisamment disséminées pour qu’on n’arrive pas à les raccrocher à notre situation personnelle de façon convaincante, tant qu’il s’agit, par exemple pour l’évasion fiscale, de sommes abstraites et non reliées, dans les consciences collectives, au fait que le chômage, la précarisation, sont liés à ces bouleversements technologiques et à l’accumulation de richesses par ces entreprises qui ont construit un système visant à nous asservir, et je pèse mes mots, il ne se passera rien.

Or cela ne se produit pas, et dès lors les politiques, qui sont censés lutter pour notre émancipation – cela semble naïf, ça ne l’est pas du tout – sont complètement incapables d’ajuster leur logiciel et d’agir en conséquence.

LVSL – Comment expliquez-vous ça ?

Juan Branco – Si les stratégies de valorisation, fondées sur des recherches cognitives, psychologiques, etc., que mettent en œuvre les grandes entreprises afin de nourrir cette « économie positive » à travers le contrôle de notre attention (le fameux temps de cerveau disponible) fonctionnent, c’est tout simplement parce que l’espace intellectuel est complètement sinistré. Il y a un mouvement qui a commencé dans les années 70 avec la multiplication des chaînes de télévision et la privatisation rampante de ce média – qui l’asservissait naturellement à une recherche de profitabilité sans limites ou presque, on pourrait parler des régulations publiques catastrophiques justifiées par une pseudo-défense de la « liberté » que ces chaînes auraient incarné… – qui a eu lieu alors même que s’affaissaient les vecteurs de l’État à travers les politiques néolibérales. Je n’aime pas ces termes catégorisants, mais en l’occurrence celui-ci me semble assez évident d’application pour ce qui nous concerne : dans ce domaine précis, la précarisation de la recherche s’est ajoutée à la starisation de pseudo-intellectuels qui « passaient bien à la télévision », mais aussi à des facteurs apparemment sans rapport, comme l’explosion des prix de l’immobilier dans les centres-villes des capitales, qui font qu’aujourd’hui, on ne peut plus vivre avec un salaire de chercheur à Paris sans être un héritier – et donc sans être conformé, à défaut de conformiste – et que du coup, les classes intellectuelles ne peuvent plus avoir accès aux classes de décideurs, aux classes économiques ou artistiques, se mêler à elles, les influencer, s’en faire reconnaître… Il n’y a plus l’effet d’entraînement mutuel qui conduisait au fait que ce n’était pas très grave si vous étiez précaire, parce que vous viviez dans une estime et une reconnaissance, une capacité à agir sur le monde, au centre de quelque chose qui vous donnait de l’influence, qui vous donnait une valorisation symbolique, un sens.

“Quelle valeur donner à l’effort, à la création intellectuelle, quand la façon actuelle de faire de l’argent, c’est de capter l’attention, en mettant en avant les contenus les plus rentables ?”

Ajoutez à ça le fait que l’Université est totalement déconnectée du monde d’aujourd’hui, parce qu’elle s’est enfermée dans des logiques disciplinaires tout en soumettant sa production à des évaluations comptables, se cloisonnant du fait de la montée concurrente d’impostures contre lesquelles elle ne pouvait rien, acceptant progressivement le fait de devenir un vecteur d’employabilité plutôt que de formation ; que ceux qui aujourd’hui tirent profit de la production de la chose intellectuelle et artistique, les intermédiaires de type GAFA (mais auparavant déjà les chaînes de télévision), ne font pas ruisseler des richesses qui auparavant revenaient plus ou moins justement aux producteurs de véritable valeur ajoutée et non simplement de divertissement, parce que le marché a pris cette place ; et dès lors vous commencez à comprendre l’effondrement des professions intellectuelles, leur remplacement par des professionnels du divertissement, et la naissance de classes d’ignares, biberonnées au néant, qui s’auto-reproduisent et prennent naturellement le pouvoir.

Reagan, pour moi, était la résultante des années 60, de la fascination qu’on avait pour le cinéma, pour la première phase de la télévision. Trump, c’est la deuxième phase, une combinaison de la spéculation immobilière et de la télé par câble (puis de la télé-réalité), très années 80, qui ajoute à cette base sociale l’utilisation des outils numériques, extraordinaires vecteurs du spectaculaire et de la néantisation qu’ils défendaient trente ans auparavant, pour toucher directement « leur » public et subvertir la domination WASP (White, Anglo-Saxon, Protestant) traditionnelle, et extrêmement codifiée, de la côte Est, qui contrôlait jusqu’alors tous les vecteurs de dissémination de l’information. Maintenant, on arrive à la troisième phase : une nouvelle classe d’ignares de la Silicon Valley devenus milliardaires parce qu’ils ont mis le grappin sur l’économie publicitaire  c’est tout ce qu’a fait Facebook ou Google  qui n’ont aucune idée du monde ni de rien, qui ont juste su à temps, avec des algorithmes, procéder à un classement de l’information plus efficace que d’autres, en créant des plates-formes attirantes, et qui à leur tour veulent se saisir de l’espace politique en pensant avoir tout compris du monde, comme Zuckerberg.

Comme Trump, trente ans après, ils ont fait naître leur fortune d’une forme de spéculation parasitaire, celle qui en l’occurrence a pris le marché publicitaire, en s’appuyant sur un besoin fondamental, là le besoin de se loger et de se divertir, ici de s’informer et de consommer. Parce que franchement, les succès technologiques de Facebook sont quand même assez mineurs, outre une idée initiale bientôt détournée et une plate-forme agréable : en gros, c’est devenu une entreprise de détournement de fonds. Et aucun mécanisme n’est venu limiter ce siphonnage comme cela avait été fait en France par exemple avec la télévision, que l’on avait forcée à devenir le principal financeur du cinéma.

On entre là dans une anarchisation du capitalisme. Ces gens sont devenus tout-puissants sans être passés par aucune des structures de légitimation qui s’appliquent pour arriver à la décision politique dans les sociétés traditionnelles. Au point d’en venir à mettre en danger la société. Car quelle valeur donner à l’effort, à la création intellectuelle, quand la façon de faire de l’argent c’est de capter l’attention, en mettant en avant les contenus les plus rentables et en siphonnant les médias traditionnels et les caisses de l’État ? Vous finissez par avancer des utopies débiles où il n’y a pas d’État parce que vous avez l’impression que l’État c’est le diable, parce que vous vous êtes construit envers et contre l’État. Les véritables révolutionnaires technologiques, ceux qui ont posé les bases de ce système économique, de Berners-Lee à l’inventeur du bitcoin, se sont tenus à l’écart des bénéfices qu’ils auraient pu en tirer. Mais ce faisant, ils se sont écartés des structures de pouvoir qu’ils avaient contribué à créer, et ont autorisé leur pervertissement. Quel effet ça fait d’aller enseigner au lycée en banlieue parisienne 18 heures par semaine pour à peine plus d’un SMIC et expliquer l’importance d’entendre ce que vous avez à leur dire à des élèves qui sont voués au précariat ou à l’exploitation par Uber et compagnie, qui sont biberonnés de contenus-poubelle, dans une civilisation où l’admiration est réservée à ceux qui fabriquent des millions à partir du néant – des personnes formées en dehors de tout espace collectif ou de bien commun ?

Vous savez très bien que le savoir que vous leur transmettez ne va pas être valorisé, qu’ils n’ont dès lors aucune raison de se sentir admiratif ou même respectueux de ce que vous êtes ou de votre fonction, tout simplement parce que vous n’êtes plus personne dans cette société. Vous êtes devenu un exploité, vous n’avez pas d’argent, pas de reconnaissance sociale, vous alimentez un système dont vous savez pertinemment qu’il reproduit des injustices glaçantes et amenées à s’étendre, et rien ne reste dans la société qui vous octroie au moins ce respect qui jusque-là était dévoué à ces hussards noirs de la République. Comment on fait fonctionner une société qui s’appuie sur cette absence de base ? Comment fera-t-on survivre l’école une fois que le dernier pilier qui tient, la croyance des familles dans ce système, s’effondrera ? Je ne sais plus qui disait que c’est au moment où la jeunesse, précaire et au chômage, sur-formée, ne trouve plus aucun espoir de valorisation sociale via leur formation, que s’ouvre une perspective révolutionnaire. Or si nous y sommes, s’il y a aujourd’hui un trop plein d’intellectuels qui ont besoin de trouver leur place dans la société, il y a un problème plus grave qui est en train de s’y surajouter et qui risque d’inhiber la possibilité même d’un bouleversement politique positif qui pourrait être porté par ces révolutionnaires en puissance : il y a aujourd’hui parallèlement un trop plein de scolarité qui ne suscite rien, qui n’ouvre les portes de rien, puisque nulle part, cette scolarité n’ouvre les portes de ce qu’est devenu la société, et qui fait que ce que l’on appelait d’antan les prolétaires n’ont nulle confiance en leurs frères d’armes, les intellectuels précarisés.

“La ghettoïsation de la société est ce qui permettra peut-être au modèle actuel de survivre : l’absence de confiance mutuelle entre ces classes différentes qu’avait un temps subvertie le marxisme, dont la théorie permettait de faire ce lien contre-nature. Avec comme seule perspective alors un modèle états-unien, dans lequel il y aura des émeutes mais jamais de révolution de la société parce que la société n’existe plus.”

Dès lors, la problématique est quasiment impossible à résoudre. On a un système qui tient car il y a une telle précarisation contrôlée des classes laborieuses que celles-ci restent tenues par une sorte de pulsion de survie, juste au-dessus d’une vie minimale, qui fait qu’il n’y a pas de velléité de subversion suffisamment massive, que l’on privilégie le confort minimal offert par Uber par rapport à l’enfer que constituait le chômage ou le RSA, mais qui amène en conséquence à cesser de croire en toutes les structures traditionnelles qui faisaient vivre le système. Et ces microévolutions positives, qui redonnent ponctuellement sens tout en désocialisant, restent préférables à la révolution que ces connards d’intellectuels veulent faire, parce que leur révolte apparaît comme une révolte qui sera pour eux et pas pour les personnes qui vivent en dehors des centres-villes, en banlieue ou dans la ruralité, parce que les problématiques sont devenues si distinctes, le sol commun si inexistant, qu’aucun pont n’existe plus. La ghettoïsation de la société est ce qui permet et permettra peut-être au modèle actuel de survivre. Et cette ghettoïsation, qui a pour source l’effacement du rapport à la pensée, à la théorie, à la question intellectuelle, qui permettait auparavant de subvertir l’absence de confiance mutuelle que des classes aux intérêts différents ne peuvent que ressentir, que le marxisme – par exemple – avait un temps subvertie en construisant un lien contre-nature entre les différentes strates précarisées, nous plonge dans la perspective d’un modèle états-unien, dans lequel il y aura des révoltes et des émeutes mais jamais de révolution de la société, non pas parce que la révolution serait rejetée, mais parce que la société n’existe plus.

C’est un système glaçant d’efficacité, d’autant plus glaçant qu’il s’est probablement mis en place involontairement. Le modèle actuel provoque une fragilisation massive des personnes qui maintenaient l’agrégation de la société (les intellectuels, les personnes qui essayaient de penser en termes de structures, qui faisaient le lien), et c’est cet éclatement qui permet au système de tenir. Aujourd’hui, des particules isolées entre elles, qui n’arrivent pas à se regrouper, qui essaient de construire des médias comme le vôtre et qui survivent un temps, sont tenues par les algorithmes des réseaux sociaux devenus le seul vecteur de dissémination de l’information, et peuvent du jour au lendemain disparaître parce que ceux qui font ces algorithmes considéreront que, malgré l’attirance initiale que vous suscitiez, vous ne serez jamais des produits rentables et que le moment de rigoler est passé. En quelques années, nous nous sommes retrouvés totalement asséchés et sans média, au sens d’espace alternatif de partage, de transition, autre que d’immenses machines capitalistes n’ayant aucun intérêt à nous laisser prospérer. Il ne s’agit plus de créer des perforations dans l’espace médiatique traditionnel, puisque cet espace médiatique traditionnel est maintenant lui-même dépassé. On n’a plus de point d’entrée, plus rien.

Reste la question de la reconstruction. La stratégie de la France Insoumise consiste à défendre une re-souverainisation alors que les autres alternatives progressistes défendent une dé-souverainisation finale, définitive du système étatique. Et c’est là, dans cette tension, que se tient notre avenir : entre ces pôles progressistes et les solutions autoritaires d’extrême-droite. Il y a assez clairement une course contre la montre qui est en train de se jouer et j’attends de voir quelle va être la résistance des mouvements progressistes traditionnels face aux concurrences de type Comité Invisible. Ça va être fascinant parce que, selon moi, il n’y a pas d’espace intermédiaire. La pression du système actuel est trop violente sur une partie trop conséquente de la population pour que ça tienne, et Macron ne va faire qu’accélérer le processus. Je ne parle pas seulement d’un point de vue économique, car il est fort possible qu’il bénéficie d’une conjoncture positive qui lui permette de donner l’apparence d’une réussite : il faut prendre en compte la désagrégation avancée du sentiment d’appartenance à une communauté. C’est ce que j’ai vu à Clichy-sous-Bois [où Juan Branco a été candidat aux législatives, ndlr].

Ce qui était d’une violence rare, c’était l’absence de violence : vivre dans une misère absolue, complètement débranché du reste du monde, en complète autarcie, dans une vie de village où tout, en fait, est tenu par des caciques locaux, par une sorte de communautarisation – pas du tout au sens religieux ou identitaire, juste à l’échelle territoriale. Le débranchement par rapport au reste du territoire est complet. En gros, pendant le temps de l’élection présidentielle, les gens savent de quoi on parle parce qu’il y a BFM et les JT, l’un des derniers vecteurs de raccrochage au réel – mais le reste est complètement inexistant. Au quotidien, l’impression qui s’impose, c’est celle d’une déconnexion complète au reste du monde : les rares commerces existants ont exactement la même fonction que les organisations humanitaires dans les espaces en crise : apporter artificiellement un produit provenant d’un extérieur absolu, sur lequel on n’a aucune prise, dont la nature s’impose entièrement à nous, qui ne peut être négocié ou transformé, provenant d’un système dont on est parfaitement exclu, dans lequel on n’a aucun espoir d’intégration.

Aujourd’hui, faire de la politique là-bas dans le cadre des législatives, avec 75 % d’abstention, n’a strictement aucun sens : vous luttez contre des fantômes. Pourtant, les problèmes politiques qui y dominent, c’est la gestion des déchets, des immeubles qui s’effondrent, des professeurs qui ne sont pas remplacés : des questions sur lesquelles un député pourrait immédiatement agir. Mais il y a une telle désolidarisation en termes de sentiment d’appartenance à la communauté que vous avez beau leur parler du lien entre les problèmes politiques nationaux et leurs problèmes locaux, vous ne parvenez pas à avoir un discours audible.

LVSL – Justement, quel rôle joue le numérique dans cette perte de sens qu’entraîne le néolibéralisme ? Est-ce que les réseaux sociaux seraient à même de recréer un sentiment d’appartenance collective ou au contraire, sont-ils l’un des facteurs de l’atomisation contemporaine ?

Juan Branco  J’ai vu un ami israélien hier, Omer Shatz, un avocat brillant, qui, à même pas trente ans, avait sorti 4 000 réfugiés de camps d’internement grâce à une procédure unique, au prix d’une violence dont il ne s’est jamais remis. On a parlé de Gaza, du fait que le Hamas venait de rendre les clefs de la Bande de Gaza à l’Autorité palestinienne, c’est à dire au Fatah. On remarquait que cet événement, qui aurait fait la une dans les médias il y a dix ans, n’avait même pas fait l’objet d’une dépêche AFP. Il m’a fait une remarque qui m’a semblé intéressante : « Aujourd’hui, il peut y avoir des millions de personnes en sous-nutrition chronique à trente minutes de chez vous, à cause d’une situation de blocus complet qui perdure depuis des années et dont vos dirigeants, c’est-à-dire vous, puisque vous êtes censé vivre en démocratie, sont responsables, des millions de personnes qui étaient vos voisins et que l’on fait mourir à petit feu, et aujourd’hui, le numérique fait que vous avez beau habiter à trente minutes d’un tel endroit, vous pouvez n’en avoir rien à foutre. Parce que vous pouvez être complètement virtualisé, projeté dans un espace dans lequel la hiérarchie des informations est complètement éclatée, dans lequel vous pouvez fuir la question de l’altérité, la question de ce qui se passe dans votre entourage, vous enivrer sans qu’aucun média, au sens littéral du terme, ne vienne plus vous réimposer un rapport au réel ».

Intuitivement, je pense qu’il y a un effet très fort de désolidarisation avec notre réel immédiat qui, en retour, crée des effets d’émotion, d’empathie, complètement ridicules. La campagne mondiale « bring back our girls » en est un exemple : on sait qu’elle n’aura aucun effet mais elle intéresse les réseaux sociaux, comme le bucket challenge, parce qu’on sait que ça créera du buzz, un effet de soulagement éthique qui, comme les mouvements des Indignés, permettra de se déresponsabiliser. Mais même les vidéos de chat ! On va rechercher le réconfort dans cette forme de consommation compulsive de sources de bien-être, dans une démarche complètement nihiliste dont le but profond est de nier l’existence de l’autre, de sortir des contraintes que le réel immédiat nous imposerait. On est dans une dissolution de l’espace politique, du rapport au politique, c’est-à-dire du rapport à l’autre : est-ce bien ou mal ? Une chose est sûre : ça existe. Est-ce qu’on peut la compenser, la contourner ? Utiliser des chats pour se politiser, comme l’a fait Julian en créant un compte Instagram pour le sien ? Se retirer ?

C’est la question qui se pose à notre génération. Nous ne sommes pas nés avec ce nouveau monde : nous avons cette chance qu’il ne nous soit pas parfaitement naturel. Je ne pense pas qu’on ait dans le même temps tous les outils pour le penser : notre cerveau n’a pas été façonné comme le sont ceux de nos cadets, qui eux y sont nés. Ce n’est que dix ans d’écart, et pourtant cela fait de nous les enfants d’une société qui fonctionnait très différemment. Ces décalages massifs expliquent que personne à partir d’une certaine classe d’âge n’ait rien compris à l’élection de Trump, que les éditorialistes de plus de 50 ans ne comprennent rien au phénomène Macron, etc. Mais aussi que l’on soit plus en mesure d’y résister. Tous ces phénomènes inauguraux manquent d’antécédents pour les comprendre, les nôtres sont caducs ou en passe de l’être. Ce sont eux les nouveaux points de repère du monde qui arrive, et non pas les achèvements d’un mouvement commencé il y a des années ou des siècles. On va être en perpétuel dépassement politique pendant des années jusqu’à ce qu’une nouvelle génération arrive, née avec ces transformations, avec le savoir et la connaissance de ce passé, à partir duquel elle pourra penser, jusqu’à ce que le monde ne soit plus en bouleversement permanent comme il l’est aujourd’hui et que finalement, il y ait un ajustement des perceptions. On est né à la fin d’un monde qui était à peu près stable depuis cinquante ans ou cinq cents ans, selon qu’on prenne comme référence l’achèvement de notre système politico-éthique, avec l’ensemble des institutions et des normes éthiques et morales nées de la Seconde Guerre mondiale, ou la naissance de la technologie à partir de laquelle s’est déployée cette civilisation : le livre.

Dans les deux cas il s’agit d’un bouleversement aux conséquences encore mal mesurées, y compris d’un point de vue cognitif : la fin de l’objet-livre comme référent va bien au-delà d’une révolution industrielle. Est-ce que demain, les gens, et surtout les élites, liront encore des livres comme ils le font aujourd’hui ? Peut-être, mais je ne vois pas pourquoi, alors que l’on est en train de sortir de la civilisation de l’imprimerie qui a consacré cet objet, parce que technologiquement il proposait la façon la plus avancée et efficace de diffuser les savoirs. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas. Qu’est-ce que ça implique ? Que la manière dont s’est structurée notre pensée du fait de ces contraintes technologiques ne va de plus en plus servir qu’à comprendre le passé, le reste des structures qui existent encore, mais de moins en moins pour comprendre ce qui vient, les mentalités et les phénomènes qui seront suscités par des mouvements formés en dehors des cadres qui nous avaient jusque-là servi à penser.

Et c’est pourquoi je pense d’ailleurs que le livre, aujourd’hui, n’est plus et ne peut plus être un facteur révolutionnaire, puisqu’il ne sera plus le facteur le plus efficace, le plus accepté, de diffusion de la pensée. Prendre notre place par rapport à ce décalage, nous qui sommes les derniers héritiers de la civilisation du livre, c’est ce qui fera qu’on sera en décalage et que l’on coulera, ou que l’on pourra au contraire prétendre former une nouvelle avant-garde, capable de résister à la normativisation imposée par ces nouveaux pouvoirs et outils. Cela va prendre du temps de s’ajuster sans dépérir, et entre-temps il y aura des Trump qui gagneront parce que les élites new-yorkaises, qui croyaient que l’on pouvait encore tenir la société avec les moyens de communication et les présupposés éthiques que ceux-ci véhiculaient et qu’elles pensaient encore détenir, se seront aveuglées de leur propre pouvoir. Elles qui avaient un monopole sur les codes sociaux et disposaient de moyens symboliques et technologiques suffisants pour s’imposer à la masse sont perdues dans un monde rendu complètement horizontal par les réseaux sociaux, nourri de la vulgarité d’un autre média, la télévision, sur laquelle elles n’avaient déjà pas tout à fait prise, et dont leurs propres moyens de communication ne leurs permettent pas de rendre justement compte, et a fortiori de contrôler.

Les révolutionnaires russes maîtrisaient la « propagande » à la perfection, par le livre auquel ils ont adjoint une compréhension fine de la puissance de la presse montante, qui requérait un capital initial relativement important, mais encore accessible. La télévision, elle, a imposé un écrasement capitaliste difficile à subvertir tant les moyens qu’elle requière dans le temps sont importants. La question qui se pose est de savoir si le potentiel disruptif de Twitter, Snapchat, Instagram et Facebook, qui n’exigent aucun capital initial pour être utilisés – mais captent en retour toute la valeur ajoutée de votre production – permettra d’amorcer une nouvelle pompe révolutionnaire. Ce que vous essayez de faire d’une certaine façon, et votre devenir, montreront la voie. Je crains qu’un compte à rebours à vos dépens ne soit cependant déjà lancé.

Propos recueillis par Vincent Ortiz pour LVSL

La France Insoumise doit se glisser dans tous les interstices de la société – Entretien avec Manuel Bompard

Manuel Bompard est mathématicien et a été directeur de campagne de Jean-Luc Mélenchon. C’est une des chevilles ouvrières de La France Insoumise et de sa stratégie. Nous avons souhaité l’interroger dans le cadre de notre série d’été sur la France Insoumise.

LVSL : Vous faites partie d’une génération qui maîtrise les codes d’internet, désormais au cœur de la stratégie de la France Insoumise. Peut-on voir dans la campagne de 2017 une bifurcation dans l’usage politique d’internet ?

Je ne suis pas sûr que l’on puisse parler de virage ou de bifurcation. En réalité, cela n’a pas été aussi brutal, il y a eu un certain nombre d’étapes intermédiaires pour passer de la campagne du Front de Gauche en 2012 à la campagne de la France Insoumise en 2017. Il ne s’agit pas d’un processus chimiquement pur à travers lequel on passerait d’une stratégie à l’autre. Il y a eu des tâtonnements, des essais, à l’instar du Mouvement pour la 6ème République (M6R). Par cette expérimentation, nous avons insisté sur la notion de réseau social au sens large : nous avons mis en place une plateforme numérique qui visait à remplacer le rôle traditionnel des organisations politiques.  

Aujourd’hui, la plateforme France Insoumise permet de faire ce que faisaient traditionnellement les partis politiques : commander du matériel, s’organiser collectivement avec d’autres personnes, etc. Cela permet de fonctionner de manière moins rigide que les organisations politiques, et de commencer à mettre en oeuvre notre principale idée : rendre le mouvement poreux vis à vis de la société. L’impasse dans laquelle nous étions, y compris avec le Front de Gauche, c’est que la frontière entre les militants politiques engagés et le reste de la population était devenue presque impossible à franchir. Les gens percevaient les militants comme des moines. La démarche M6R était un premier test pour déterminer si nous arrivions à remédier à cela. 

A une échelle encore embryonnaire, les élections intermédiaires ont été marquées par des tentatives, dans certains départements et dans certaines régions, d’aller au delà des cartels d’organisations politiques pour faire des mouvements plus larges ouverts à tous ceux qui souhaitaient y participer.  Des initiatives citoyennes qui sont restées assez marginales, car ce sont des élections qui ne politisent pas la société. Mais il y avait des bribes, des tests.

“Le mot “Insoumis” joue le rôle de ce que Laclau appelle le signifiant vide : chacun y vient avec ses revendications, c’est une manière de passer du particulier au collectif”

A la fin d’une campagne électorale on a toujours tendance à refaire l’histoire, mais beaucoup de nos initiatives relevaient de l’intuition, sans avoir été théorisées à l’avance. Je sais qu’à LVSL, vous êtes des lecteurs d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. Chez ces deux auteurs, il y a une idée importante, celle du « signifiant vide ». Prenez le mot « Insoumis » par exemple. On ne l’a pas choisi suite à une discussion théorique mais en inscrivant cinquante slogans sur une feuille avant de choisir celui qui nous plaisait le plus. D’ailleurs, on optait au début pour « La France Insoumise, le peuple souverain », puis nous nous sommes dits que « La France Insoumise » c’était suffisant. Mais après quelques mois, nous nous sommes rendus compte que le mot “Insoumis” joue le rôle de ce que Laclau appelle le signifiant vide, c’est à dire que chacun y vient avec sa revendication, son sujet, comme une manière de passer du particulier au collectif. On peut être insoumis pour de multiples raisons.

LVSL : Quelle place accordez-vous aux réseaux sociaux dans votre action politique ? 

Il faut commencer par définir ce qu’on entend par réseaux sociaux. Il y a d’abord la plateforme numérique de la France Insoumise qui constitue un premier test d’auto-organisation par internet. Les gens peuvent s’engager par internet dans des dynamiques de mobilisation. On trouve aussi le Discord Insoumis, qui prolonge la plateforme avec des initiatives qui émergent par elles-mêmes.  

Internet a pris une telle place dans la vie aujourd’hui, que nous nous sommes demandés comment utiliser au mieux tous les outils proposés pour mener la bataille culturelle. La dimension « nouveaux médias » a été très forte dans la campagne avec l’usage de Youtube. Facebook et Twitter c’est presque désuet maintenant, tout le monde le fait. Pour lutter contre l’idéologie dominante sur internet, les nouveaux médias comme Youtube permettent d’élaborer une stratégie précise. Nous avons à ce sujet des sources d’inspiration, la Tuerka notamment [programme de télévision animé par Pablo Iglesias en Espagne]. 

LVSL : L’expérience espagnole des précurseurs de Podemos a donc été une source d’inspiration dans la création de vos propres médias ? 

Oui, bien sûr. Mais il ne s’agit pas seulement d’être ses propres médias. Etre ses propres médias, cela fait 40 ans qu’on en entend parler. Tout le monde veut être son propre média. L’idée forte que l’on retrouve dans la Tuerka, et que l’on a essayé de mettre en oeuvre à notre tour – peut être pas encore suffisamment –  c’est de s’approprier les codes populaires. Nous ne voulons pas faire un nouveau média élitiste uniquement destiné au groupe de personnes déjà intéressées par ce qu’on raconte. Il ne suffit pas de faire des reportages sur la Loi travail, des interviews de syndicalistes engagés, même si c’est très bien. On ne peut pas concurrencer les médias traditionnels sur ce créneau, car c’est un média de niche.

Jean-Luc Mélenchon invité de Pablo Iglesias dans l’émission “Otra vuelta de Tuerka”

Ce qui me semble important, et nous l’avons décliné dans l’émission Esprit de campagne, c’est donc l’idée de s’approprier les codes populaires, ceux des séries télévisées, des JT, afin de les retourner contre le système. C’est la dimension la plus importante, et elle vient d’Espagne. Podemos a beaucoup travaillé là-dessus. Pour prendre un exemple, on pourrait imaginer une série à la House of Cards dans laquelle nous serions au pouvoir, nous nous confronterions aux évènements de l’actualité et nous nous montrerions sous une forme de shadow cabinet dynamique. 

De ce point de vue, le travail de la France Insoumise sur les réseaux sociaux est lié au fait qu’on ne souhaite pas rester entre nous, heureux de comprendre le code du travail mieux que les autres. Non, nous voulons parvenir à utiliser des codes de communication qui permettent à tout le monde de se sentir intéressé, afin que notre message percute la vie quotidienne de chacun.

LVSL : Quelle était la stratégie médiatique de la France Insoumise durant la campagne électorale ? 

Notre objectif était de répondre à l’invisibilisation dans les médias. Nous avons réalisé deux types d’émission dans cette optique. La première, Pas vu à la télé, avait vocation à remédier à l’invisibilisation des gens qu’on ne voit jamais sur les plateaux de télévision, ces gens qui luttent contre le contrôle au faciès, pour le droit à mourir dans la dignité, des gens investis dans le combat pour la question sociale. Nous nous sommes dits que si les médias ne voulaient pas en parler, nous allions le faire.  

La deuxième émission, c’est la Revue de la semaine, qui remédiait cette fois-ci à l’invisibilisation des thématiques. Cela nous permettait de parler des thèmes dont on avait envie de parler. Antoine Léaument, entre autres, a fait un boulot formidable sur ce sujet. L’émission Pas vu à la télé était un format un peu trop long pour devenir véritablement viral, donc les jeunes de l’équipe ont poussé pour adopter un format plus court, qui correspondait mieux à ce qui se faisait le plus sur Youtube. Nous avons repris les codes des youtubers, des vidéos qui fonctionnaient le mieux. On nous a notamment mis en garde sur le fait de ne pas rechercher l’esthétique, car ce n’est pas forcément le plus efficace. C’est vrai pour les vidéos, mais aussi pour tous les visuels qu’on publie sur les réseaux sociaux : on a constaté que les visuels les plus beaux ne sont pas nécessairement ceux qui marchent le mieux. 

LVSL : On a beaucoup parlé de la construction du “personnage” Jean-Luc Mélenchon dans la campagne… 

Oui, c’est une autre dimension de la campagne qui allait au delà des réseaux sociaux, à savoir quelle figure devait incarner Jean-Luc Mélenchon dans l’élection présidentielle. En 2012, il tenait la position de celui qui devait enfoncer des portes à coups de pied. Cela a été beaucoup critiqué, mais c’est facile de refaire l’histoire a posteriori. On l’avait théorisé mais cette fois-ci cela ne pouvait pas être la même chose. Jean-Luc Mélenchon disposait déjà d’une notoriété et il n’était plus nécessaire d’ouvrir les portes à coups de pied. Au contraire, il fallait essayer de construire un seuil de crédibilité. Pour plaisanter, on parlait de la figure de “l’instituteur du peuple”. 

“Quand on a préparé les deux grands débats, on a voulu que Jean-Luc Mélenchon soit au dessus, qu’il n’entre pas dans la basse-cour avec les autres, qu’il tienne un discours pour l’intérêt du pays et du peuple.”

Jean-Luc [Mélenchon] devait incarner la figure rassurante. Quand on a préparé les deux grands débats, on a voulu faire en sorte qu’il soit au dessus, qu’il n’entre pas dans la basse cour avec les autres, qu’il tienne un discours pour l’intérêt du pays et du peuple. Y compris, s’il le faut, qu’il donne la leçon à tout le monde. Nous voulions qu’il démontre sa maîtrise des sujets, que son humanité ne se fait pas au détriment d’une forme de sérieux et de crédibilité. Ça a marché dans les débats, avec l’humour, dont on ne parle pas assez. L’humour en politique est très important. La petite blague sur « il faut bien qu’il y ait un débat au PS » a bien fonctionné, par exemple.

 

LVSL : Dans quelle mesure avez-vous tenté de mener ce travail de crédibilisation, de présentation de la France Insoumise comme force alternative ? 

Ce travail, nous devons le mener, et je ne suis pas sûr que nous soyons encore parvenus à le faire. Je n’ai aucun regret sur la campagne, mais manifestement c’est sur cet aspect là que nous n’avons pas réussi à remplir notre objectif. C’est peut être ce qui nous a coûté la victoire : les gens étaient plutôt d’accord avec notre programme, mais cela leur faisait encore peur. En même temps, nous voulons transformer radicalement la société. Evidemment, si vous ne voulez apeurer personne, il suffit de dire que vous n’allez rien changer. Il faut bien trouver un compromis, car au bout d’un moment la communication prend le dessus, on évince la conflictualité et on ne change pas la société.

Dans la campagne, nous avons décidé de nous centrer sur le programme, ce n’est pas toujours ce que font les candidats aux élections. Certains candidats sont créés sur la base d’une stratégie ou sur une ligne, le nôtre l’a été sur un programme, que nous avons beaucoup travaillé. On a sorti le programme en décembre, puis on a lancé les livrets thématiques. C’était une manière de montrer qu’on avait le programme le plus fouillé, un programme sérieux et raisonnable. Dans ce travail, nous avons mis à distance cet écueil de l’extrême gauche qui consiste à concevoir le programme comme un panier de course. Nous avons fait attention à garder un seuil de crédibilité.

Tournage de l’émission consacrée au chiffrage du programme de la France Insoumise.

Nous avons donc sorti le livre L’Avenir en commun. Nous l’avons largement diffusé et nous avons organisé deux journées nationales autour du programme. Ensuite, l’émission sur le chiffrage a été un temps fort dans la crédibilisation. On a essayé de désamorcer les polémiques de manière intelligente. On a manié l’humour et la dérision, ce qui évite de nous situer dans la marginalité, marginalité dans laquelle vous vous placez plus rapidement si vous jouez la figure du syndicaliste en colère.

Encore une fois, tout n’a pas été théorisé, on affinait et on ajustait nos intuitions au fil du temps. La crédibilisation, on l’avait posée comme un objectif en tant quel tel, dans les conditions actuelles je pense qu’on l’a plutôt bien réussi. Désormais, il nous faut approfondir ce travail.

LVSL : Comment envisagez-vous aujourd’hui de poursuivre dans cette voie ? 

D’abord, il ne faut pas avoir peur d’être la première force d’opposition. Il ne faut pas vouloir s’en cacher. Certains copains disent « non, on n’est pas la première force d’opposition, on est la force d’alternative ». Je suis d’accord pour dire que nous sommes la première force d’alternative, mais il ne faut pas avoir peur d’incarner les responsabilités qui sont les nôtres, et les responsabilités qui sont les nôtres consistent aussi à s’opposer aux mauvais coups. Mais évidemment, cela ne suffit pas.

A l’Assemblée notamment, quand on combat un projet de loi, il faut déposer une contre-proposition de loi. Les règlements de l’assemblée ne permettent pas toujours de le faire mais rien n’empêche d’organiser une conférence de presse des députés pour présenter ce que nous aurions fait à ce moment là. Des outils de communication pourraient nous permettre de montrer ce qu’on ferait si on était aux responsabilités.

Il y a aussi un aspect moins communicationnel, davantage tourné vers le terrain : nous devons être présents dans la société, pas uniquement être la force alternative parce qu’on a le meilleur programme. Nous débattons aujourd’hui de l’auto-organisation, de la manière dont la France Insoumise peut être un outil pour le peuple quand il se met en mouvement. Aux universités d’été, nous avons fait des ateliers sur les formes d’auto-organisation qui existent à Marseille, par exemple avec des gens qui s’organisent entre eux pour gérer le ramassage des ordures car il n’est plus assuré près de chez eux. D’autres qui s’organisent pour assurer la sécurité du quartier, mais d’une manière plus intelligente que l’extrême droite. Tout cela est sans doute très embryonnaire, mais c’est une source d’inspiration géniale.

“Notre alternative n’a de sens que si elle est poreuse vis-à-vis de la société, elle n’est pas un enfermement dans un espace saturé de codes militants (…) On essaie de faire émerger un ordre alternatif.”

C’est à mettre en lien avec la crédibilité, car lorsque les gens ont un problème de logement et commencent à construire un collectif, si leur premier réflexe est de venir nous voir pour savoir comment on peut les aider, cela signifiera qu’on a une crédibilité pour résoudre les problèmes concrets. Résoudre les problèmes, ce n’est pas seulement une question de communication nationale. Au quotidien, localement, quand quelqu’un a une galère,  il faut être là pour l’aider.

Je le relie à ce que je disais précédemment sur la porosité du mouvement avec la société. Il ne s’agit pas de former un petit groupe de gens dans un coin, coupé du reste de la société et heureux de partager les mêmes codes. Notre alternative n’a du sens que si elle est poreuse vis-à-vis de la société, elle n’est pas un enfermement dans un espace saturé de codes militants, ce n’est pas de cette manière que je l’envisage. Notre espace a vocation à agréger et non pas à mettre à distance les gens. On essaie de faire émerger un ordre alternatif. 

LVSL : Vous évoquiez tout à l’heure la théorisation a posteriori et les écrits d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. Dans quelle mesure leurs travaux ont-ils influencé votre démarche ? 

Effectivement, tout n’est pas de l’intuition, et heureusement. C’est pour cela que nous faisons des journées comme celles-ci, avec des formations théoriques. Parfois, les signaux que nous envoient la société ne sont pas suffisamment mûrs pour percevoir que cela correspond à une théorie, on en prend parfois conscience a posteriori. C’est ce que je disais sur le mot “Insoumis”, c’est dans la pratique que l’on a compris son impact. Je ne crois pas au fait que la théorie précède la pratique, c’est une idée réductrice. Je crois qu’il y a une dialectique entre la théorie et la pratique en permanence. On avait des fondements théoriques lorsqu’on a lancé la campagne, et les retours du terrain ont impacté cette dernière. On ne peut pas se contenter de plaquer une théorie, car si la société ne réagit pas comme on l’entend, on va dans le mur. 

On a bien sûr une dette intellectuelle, pas seulement envers le courant populiste, mais aussi vis-à-vis du marxisme, vis-à-vis des fondamentaux de l’écologie politique. Pour revenir à la campagne, nous avions effectivement travaillé Laclau et Mouffe, notamment. Cela ne signifie pas que nous sommes d’accord dans l’équipe avec l’ensemble des théories de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau. Tous les gens de l’équipe n’ont pas le même rapport à Laclau. Personnellement, je fais partie de ceux qui en sont le plus proche, mais d’autres en sont plus éloignés. Nous nous inspirons plutôt de principes, car certains aspects de leurs travaux sont très théoriques, nous sommes plus focalisés sur la mise en application.

Dans cette mise en pratique, on retrouve l’idée de transversalité, le fait de mobiliser des affects. La principale source d’inspiration dans la théorie populiste, c’est le refus du marxisme mécanique qui imprègne la culture d’une partie de la gauche radicale. Quand j’ai commencé la politique, il n’y a pas si longtemps, j’ai fait des formations au matérialisme. Je suis un scientifique, ma première réaction c’était de dire « mais si l’avènement de la révolution est inéluctable du fait du développement des forces productives, alors à quoi sert-il que nous fassions tout cela ? ». J’avais une vision purement mécanique des processus marxistes, dans lesquels tout est supposé se dérouler selon un schéma prédéfini. Ensuite, il y a eu Gramsci, avec ses contradictions, puis Laclau et Mouffe, qui nous apprennent à ne pas voir les choses d’un point de vue mécanique.

Manuel Bompard.

Il ne suffit pas que les gens soient d’accord à 100% avec le programme pour qu’ils votent pour nous. Dans une campagne comptent aussi les émotions, les atmosphères, les dynamiques collectives. Car la force va à la force. Nous avons pensé notre campagne en séquences, chaque séquence devant se terminer par un rassemblement de masse. Et à chaque fois, cette masse devait grandir. Notre premier pari était le rassemblement de Stalingrad en juin 2016. Ensuite, la convention de Lille en octobre 2016 pour que les gens comprennent qu’on créait un objet politique nouveau. Puis la séquence du 18 mars, avec le rassemblement sur la place de la République. Il ne s’agit pas uniquement de convictions sur la base du programme, il nous fallait créer une atmosphère, tout cela devait être joyeux. J’étais très content lorsque j’ai vu que le mot le plus associé à notre campagne était le bonheur. C’est un affect, cela signifie qu’on a fait passer un message, les gens souriaient dans nos meetings. Cette dimension du populisme me semble très importante. 

La question de la frontière est aussi essentielle. C’est un classique, on le faisait déjà auparavant, mais on a continué à désigner des ennemis, à nous construire en opposition à l’oligarchie. L’idée centrale consiste à ne pas avoir de délimitation préalable au sein de la population, autre que cette frontière avec l’oligarchie. On s’adresse à la population dans son ensemble, y compris des gens qui, traditionnellement, ne sont pas nos électeurs. C’était marrant, parce que beaucoup de gens nous ont dit que leurs grands parents qui ont toujours voté à droite ont cette fois-ci voté pour Mélenchon. C’est hallucinant. Certains se demandent si c’est vraiment cela qui a fonctionné dans la campagne. Je crois que oui, ce n’est pas une réécriture de l’histoire : on a mordu sur des secteurs qui n’étaient traditionnellement pas de notre électorat. C’est une dimension qu’on peut considérer comme « héritée »  du populisme.

“Du populisme, je retiendrais donc ces éléments : la transversalité, se construire à travers une frontière, mobiliser des affects, parler de sujets qu’on n’évoque pas habituellement.”

Ensuite, il faudrait qualifier ce que veut dire « populisme », car il y a beacoup de théories populistes. Dans notre équipe, Benoit Schneckenburger a écrit un livre sur le populisme. Laclau et Mouffe sont intéressants, et Chantal Mouffe était présente aux universités d’été, mais le populisme ne se réduit pas à leurs écrits.

Je retiendrais donc ces éléments : la transversalité, se construire à travers une frontière, mobiliser des affects, parler de sujets qu’on n’évoque pas habituellement. Quand on s’empare de la question vegan, des droits des animaux, on fait de la transversalité, de même lorsqu’on publie un livret sur le terrorisme et qu’on parle de l’armée : les gens ne nous voyaient pas arriver sur ces sujets.

LVSL : Une dimension centrale de la campagne a consisté à s’éloigner des codes traditionnels de la gauche radicale. Vous évoquiez les signifiants vides, comment en êtes-vous venus à adopter des éléments de discours différents de ceux de 2012 ?  

Au début de la campagne, on s’est rendu compte que tous nos mots avaient été volés, et on ne savait plus lesquels utiliser. Le débat est parfois crispant quand il s’agit de déterminer si on doit utiliser le terme « gauche » ou non. Entre nous la question ne se pose pas, on se considère tous de gauche. Mais le mot « gauche » nous a été volé. Il est difficile aujourd’hui de parler de gauche, de socialisme, de communisme, même si ce sont des beaux mots. Le progressisme, Macron nous l’a dérobé. Même les fachos se mettent à nous voler des mots, des symboles, comme le patriotisme. Les Républicains ont pris la République. Il faut donc inventer de nouveaux mots, et nous n’avons pas fini de régler cette question. 

On parle d’opposition écologique et sociale, mais nous ne sommes pas seulement une opposition. On parle d’humanisme social et écologique, mais c’est un peu long comme dénomination. Peut-être que le mot « Insoumis » est le bon, car c’est celui qui s’impose dans la société.  On débat, on se pose des questions. Ecosocialisme c’était un beau mot, mais parler de socialisme aujourd’hui…

LVSL : Ne faudrait-il pas disputer à Macron le progressisme pour éviter d’être relégué dans la catégorie des « conservateurs de tous bords » qu’il cherche à construire ? 

Oui, il a déjà commencé à le faire. Lorsqu’il explique que « les Français n’aiment pas les réformes », par exemple. C’est la rhétorique sarkozyste, et il faut la démonter. C’est une belle construction de sa part par ailleurs. Il a réussi à créer cette contradiction dans la société entre ceux qui sont pour la réforme et ceux qui sont pour l’immobilisme. Mais nous ne sommes pas pour l’immobilisme, il y a 300 propositions dans notre programme.

LVSL : Les acteurs qui s’opposent à la future Loi Travail peuvent être tentés d’adopter une posture défensive sur le thème « il faut défendre 100 ans de lutte sociale »…

C’est vrai. On peut se permettre de dire cela quand on conteste la méthode. On ne peut pas laisser passer le fait que Macron utilise les ordonnances au milieu de l’été pour changer une législation héritée de 100 ans de travail. Ce n’est pas forcément un problème de dire cela. Parce que c’est une manière de renforcer notre argument : Macron ne peut pas briser tout ce travail en deux mois. En revanche, sur le fond, ce discours n’est pas efficace.

“Il faut retourner les outils de l’adversaire contre lui : ce que Macron propose de faire à propos du droit du travail, c’est ce qui a été fait depuis vingt ans.”

Sur un plateau télévisé, la question n’est pas de savoir ce qui est juste mais de savoir ce qui peut être utilisé comme un outil. Dans le film La Sociale, de Gilles Perret, l’un des protagonistes s’exprime et regrette que nous ayons abandonné la marche en avant sur le code du travail et adopté de purs discours de résistance pour conserver ce que nous avons réussi à obtenir par le passé. Je sais que nos adversaires vont essayer de nous enfermer dans ce discours. Il faut donc prendre les choses dans l’autre sens, retourner les outils de l’adversaire contre lui : ce que Macron propose de faire à propos du droit du travail, c’est ce qui a été fait depuis vingt ans. 

LVSL : Dans les meetings, le slogan qui revient le plus est « Résistance », ce qui témoigne d’une certaine manière de la persistance d’une position défensive…

Oui, le problème c’est que nous n’avons pas trouvé autre chose, et cela ne se fait pas tout seul. Pendant la campagne, on a aussi scandé « Dégagez ! ». Là encore, on ne peut pas faire comme s’il n’y avait aucun lien entre 2012 et 2017. Toute la première partie de notre longue histoire, c’est la création d’un premier espace de contestation sur lequel se sont ensuite développés des terreaux plus larges. « Résistance », c’est un héritage de 2012 auquel les gens sont attachés. C’est comme cela que je le vois.

LVSL : L’enjeu de ces prochaines années consiste-t-il à passer de la logique de résistance à la mise en évidence qu’il est possible de prendre le pouvoir et de faire les choses autrement?

Si le problème se résumait aux slogans dans les meetings, on aurait pris le pouvoir dans ce pays depuis longtemps. Il ne suffira pas de changer nos slogans, même s’ils ont leur importance et construisent une histoire. En Espagne, Iñigo Errejón insiste beaucoup sur l’échéance des élections municipales. Mais pour nous, il y aura d’abord un affrontement crucial avec le pouvoir lors des élections européennes, car le mode de scrutin, la centralisation des listes autour des grands partis, vont en faire le premier test électoral. Cela ne va pas être facile, mais ce sera un affrontement national avec le pouvoir. Les élections municipales, c’est un peu différent, certains phénomènes ne sont pas toujours déterminés par le contexte national. 

Par ailleurs, il ne faut pas, au nom d’une forme de guerre de position, abandonner totalement la guerre de mouvement. On peut toujours essayer de se construire une crédibilité, en gommant tous les points de conflictualité, en faisant des compromis. Mais on peut aussi considérer que notre crédibilité viendra de l’échec des autres. Il faut faire attention à ce qu’on fait, les gens sont énervés. Je suis d’accord à 99% avec Iñigo Errejón, mais je crois qu’il faut réussir à exprimer une radicalité qui existe dans la société. Le slogan « Résistance » dans les meetings n’est peut être pas le plus approprié, mais  le slogan de Podemos en juin 2016, « le sourire d’un pays » n’exprimait pas suffisamment la colère.

“Je ne voudrais pas qu’au nom de la crédibilisation, nous options pour une stratégie gentillette qui ne parle qu’aux centres-villes : il y a de la colère dans ce pays.”

On ne peut pas être l’excité qui crie et qui n’est jamais content. Mais on ne peut pas non plus être ceux qui pensent que tout va bien, que le pays est magnifique. Il y a des problèmes dans ce pays, il y a de la colère, des gens qui sont énervés, qui en ont marre et qui envoient tout balader. Il faut aussi leur parler. Je ne voudrais pas qu’au nom de la crédibilisation, nous options pour une stratégie gentillette qui ne parle qu’aux centres villes : il y a de la colère dans ce pays.

LVSL : Comment envisagez l’avenir du mouvement en termes d’organisation, de structuration ? 

Nous avons lancé une boite à idées pour recueillir les opinions des inscrits. A titre personnel, je suis radicalement opposé à ce qu’on décline le mouvement en structures locales, en une organisation avec des responsables par villes, des secrétaires fédéraux. Cela nous ramènerait deux ans en arrière. Ce qui ne signifie pas qu’il faille négliger l’échelle locale. Mais je suis opposé à ce que nous construisions une organisation locale qui transforme tout en positions de pouvoir et oriente l’activité du mouvement exclusivement vers l’intérieur. C’est précisément ce qui crée l’absence de porosité : vous vous regardez les uns les autres pendant que le monde extérieur s’éloigne. 

Il me semble qu’une des forces de la FI dans les campagnes a été sa facilité d’accès : on vient, on dit ce qu’on a envie de faire, et en vingt minutes on peut commencer à appartenir au mouvement. Et pas seulement de manière formelle, mais appartenir en agissant. C’est l’action qui fédère. Une deuxième grande force a été la multiplicité des formes et des rythmes d’engagement, des méthodes utilisées. Si vous n’avez pas le temps parce que vous travaillez ou vous vous occupez de votre famille, mais que vous avez deux heures de libre, vous pouvez les mettre à contribution en passant des coups de téléphone pour convaincre des électeurs. Ou à l’inverse, si vous avez trois jours par semaine parce que vous êtes à mi-temps, alors vous pouvez participer à une caravane dans les quartiers. Chacun, selon son parcours, ses compétences, son savoir-faire et ses envies peut apporter une pierre à l’édifice. Le mouvement fédère par l’action et par les objectifs communs, le programme étant l’objectif autour duquel tout le monde se retrouve.

Troisième point : un mouvement tourné vers l’action et non vers les discussions théoriques. Non pas parce qu’il ne faut pas avoir de débats théoriques. Nous en avons, comme en témoignent notre échange et les débats qu’on a organisés aux amphis d’été. Mais toujours avec l’idée d’articuler la théorie et la pratique : mieux comprendre le monde pour le transformer, et le transformer pour mieux le comprendre. Je ne méprise pas les cercles de réflexion théorique, mais ce n’est pas ce que nous souhaitons construire. Nous souhaitons que la plateforme permette une fluidité d’action, qu’elle crée aussi une multiplicité de points de contact avec des secteurs particuliers de la société, comme un mouvement à plusieurs têtes.

Meeting de Jean-Luc Mélenchon à Marseille, le 9 avril 2017.

Dans mon esprit, on pourrait avoir des espaces pour les syndicalistes, pour les élus, pour les écologistes, et chacun de ces espaces contribuerait à une même galaxie avec une certaine autonomie d’action. Notre mouvement doit pouvoir se glisser dans tous les interstices de la société et générer chaque fois des espaces qui s’adaptent à la forme de cet interstice. Par exemple, les copains qui sont allés à Bure nous disent qu’il y a une radicalité dans les mouvements écologistes à côté de laquelle on ne peut pas passer. Mais si on dit aux gens de la ZAD de venir dans la France Insoumise, ce n’est pas leur truc. On doit essayer d’avoir un espace, un point de contact entre eux et nous, on pourrait les aider et eux pourraient nous apporter beaucoup de leur côté. Et dans mon idée, n’importe quelle action locale doit être appuyée et financée : si un groupe d’appui veut mener une campagne parce qu’un établissement va fermer à côté de chez eux, ils peuvent compter sur la plateforme nationale.

La dernière dimension concerne l’auto-organisation, même s’il reste encore beaucoup à défricher. On fait parfois des erreurs. Dans mon groupe d’appui, on a fait des tests et on s’est rendu compte qu’on se trompait lorsqu’on pensait à la place des gens : nous ne sommes pas des prestataires de services, nous n’avons pas vocation à aller dans les quartiers pour leur imposer des choses, nous ne sommes pas des commerciaux. Nous avons donc changé d’approche, on a cherché à créer un espace de discussion dans le quartier pour faire émerger par les habitants des revendications et des projets d’auto-organisation. Et on ne va surtout pas le faire à leur place, on va les laisser faire et leur servir de point d’appui. On réfléchit donc à avoir des locaux dans les grandes villes où l’on peut expérimenter ce type de pratique, un peu comme le fait Podemos. Voila mon état d’esprit à cette heure, même s’il reste des choses à préciser.

LVSL : Cette formule peut-elle se révéler durable avec le passage d’une séquence politique chaude à une phase plus froide ? Pensez-vous que les Insoumis resteront mobilisés ? 

La présidentielle est une période chaude, les particules s’accélèrent et il y’a des collisions dans tous les sens. La période inter-électorale est plus froide. Bien sûr que des gens mobilisés dans la campagne le seront moins demain, la question c’est de savoir à quel niveau et en quelle proportion. Il me semble, et les journées d’été en attestent, qu’il y a certes une frustration de ne pas avoir réussi mais aussi et surtout le sentiment qu’on a préparé le terrain pour la fois d’après. Il y a un enthousiasme, une volonté conquérante, et l’actualité sociale va être chargée. Nous avons une position centrale dans la société, les gens s’intéressent à ce qu’on fait. Autant de raisons qui les poussent à continuer à se mobiliser. les résultats des élections offrent des potentialités. Les scores réalisés dans les quartiers populaires des grandes villes sont extraordinaires. Nous y sommes très attendus, on l’a vu avec les caravanes pendant l’été, les gens nous disent « au moins vous, vous revenez là, vous ne nous avez pas abandonnés ». Et en tant que militant politique, quand vous entendez ça, normalement vous revenez encore la fois d’après, car il y a une responsabilité qui pèse sur vos épaules.

“Les scores réalisés dans les quartiers populaires des grandes villes sont extraordinaires. Nous y sommes très attendus, on l’a vu avec les caravanes pendant l’été.”

Je ne dis pas que les 500 000 personnes qui ont signé sur la plateforme vont être en mouvement en permanence, si c’était le cas, on ferait reculer la Loi travail très facilement. Mais quelque chose a pris, quelque chose est né. Tout cela ne va pas être facile, on l’a vu lors des législatives. Nous avons nous-mêmes perdu des voix dans les législatives. Mais en réalité, je suis d’accord avec tous ces gens qui ne sont pas retournés voter : on a fait campagne en expliquant qu’il fallait passer à une VIe Républque, et pour cela prendre le pouvoir dans le cadre de la Ve et gagner la présidentielle. Mais une fois la présidentielle passée, on a dû expliquer que les législatives donnaient tout de même la possibilité de freiner Macron. Les gens votent pour que leurs problèmes soient résolus, pas pour embêter celui qui a été élu à la présidentielle. Des gens se sont mobilisés lors de la présidentielle conscients que c’est là que tout se jouait, puis ont considéré que c’était plié et qu’il fallait encore attendre cinq ans. Il y en a, mais je pense qu’on observe tout de même un enthousiasme et une source énergie.

LVSL : Comment la France Insoumise entend-elle lutter contre le Front national ?

D’abord, on prend en compte les problèmes des gens, la misère. Ce n’est pas très original, mais c’est la base. On n’a pas peur de s’aventurer sur des terrains glissants, comme le travail détaché. Deuxièmement, on refuse de lui laisser l’apanage de certains sujets, comme la laïcité, le droit de vivre en sécurité dans ce pays. A un moment donné, nous avons réussi à nous faire enfermer dans l’idée que nous n’étions pas préoccupés par les questions de sécurité. Mais qui sont les premières victimes des problèmes de sécurité ? Ce ne sont pas les bourgeois du XVIe arrondissement de Paris. On parle souvent de la violence dans les quartiers populaires, et les premières victimes des violences dans les quartiers populaires sont les habitants de ces quartiers populaires. 

Il ne faut pas laisser ces thèmes au Front national, ni lui laisser les symboles : le drapeau, l’hymne. Si quelque chose a progressé dans la campagne c’est bien cela. Et pas seulement dans notre campagne, dans le pays : les gens étaient fiers d’avoir le drapeau bleu-blanc-rouge. C’est quelque chose de collectif : quand tout le monde commence à le porter, on se dot « je suis comme lui, je peux aussi le porter ». Quand seuls les fachos brandissent le drapeau, on se dit « je ne le prends pas, sinon on va me dire que je suis avec eux ».

“Il ne faut pas laisser ces thèmes au Front National, ni lui laisser les symboles : le drapeau, l’hymne (…) Ce n’est pas parce qu’on parle de son pays qu’on est nationaliste.”

Il faut accepter de poser la question européenne. Peut être que cela nous a fait perdre des voix. Tous les gens de la classe moyenne supérieure que je rencontre me disent que si on avait eu un discours plus apaisé sur l’Europe on aurait pu gagner. Mais je connais aussi plein de gens qui n’auraient pas voté pour nous si cela avait été le cas. Il faut travailler : ce n’est pas tant un problème de radicalité que de précision quant à la manière de formuler ce sujet. On ne doit donc pas laisser le monopole de la question européenne et du protectionnisme au Front National.

Il ne faut pas nous laisser gangréner par un courant qui considère que tout se joue à l’échelle internationale, que la nation n’est plus un levier pour changer la société, qu’il faut se concentrer sur les conférences internationales. Je crois totalement l’inverse. Je respecte cet état d’esprit mais nous pensons que le pouvoir se prend dans le cadre de la nation. Il faut bien entendu travailler avec d’autres pays mais c’est d’abord dans le pays dans lequel on est qu’on veut prendre le pouvoir. Ce n’est pas parce qu’on parle de son pays qu’on est nationaliste.

C’est aussi le cas sur la question de la laïcité. Certains courants à gauche ont fait des bêtises, ont considéré par exemple, ce qui est insultant pour tout le monde, qu’on ne progresserait dans les quartiers populaires que si on commençait à faire des compromis avec la question laïque. C’est considérer que les habitants des quartiers populaires sont déterminés par la religion, c’est absurde. Certains ont une religion, c’est très bien, ils en ont le droit. Mais ne faisons pas ce type de bêtises qui créent un terreau pour le FN.

Et dernière chose, il faut cesser avec ce discours de la diabolisation qui les renforce. A chaque fois que vous dites à Marine Le Pen qu’elle est le diable, les gens veulent voter pour le diable, car ceux qui sont présentés comme les organisateurs du paradis proposent un paradis qui ne leur correspond pas. 

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http://www.publico.es/publico-tv/otra-vuelta-de-tuerka/490285/otra-vuelta-de-tuerka-jean-luc-melenchon

https://www.rts.ch/info/monde/8547421-francois-hollande-doute-de-la-capacite-a-gouverner-de-jean-luc-melenchon.html

http://www.liberation.fr/france/2017/08/24/la-france-insoumise-ouvre-ses-premieres-journees-d-ete-a-marseille_1591761

http://www.rfi.fr/france/20170219-presidentielle-2017-jean-luc-melenchon-chiffre-son-programme