Corporate : ressources (in)humaines

Céline Sallette et Lambert Wilson, impeccables en redoutable binôme RH.

La Loi du marché, Merci patron, Carole Matthieu… les longs-métrages engagés, dénonçant les travers de nos entreprises et du système capitaliste et leurs effets sur les vies humaines, se font de plus en plus nombreux dans le paysage cinématographique français. On ne peut que se réjouir d’une telle mise en lumière d’enjeux politiques fondamentaux par le septième art. Le cinéma pose alors sur la table avec âpreté et sincérité des aspects trop souvent occultés dans le débat public, et c’est tant mieux. Corporate, sorti dans les salles le 5 avril, démarre très bien, grâce à une mise en scène épurée et un casting quasiment irréprochable, mais peine finalement à tenir entièrement son pari.

Corporate annonce la couleur avec son titre. C’est le management, son jargon anglicisant et ses techniques brutales qui sont la cible de la caméra aiguisée du primo-réalisateur Nicolas Silhol. Le scénario de départ est simple mais terrible : poussé à bout par sa responsable des ressources humaines (Céline Sallette, merveilleuse à la fois de dureté et de complexité) qui souhaite “se débarrasser de lui”, un cadre de grande entreprise se suicide sur son lieu de travail. Stupeur, panique puis gêne au siège parisien : surtout, se dégager de toute responsabilité. “On n’a rien à se reprocher”, assène le DRH en titre, campé par un Lambert Wilson aussi charismatique que dépourvu de scrupules. Ici, être “corporate”, c’est, après un bon séminaire de “team building” (qui cache en fait la présentation d’une stratégie pour se débarrasser de certains salariés), être entièrement dévoué à son entreprise.

La première partie du film est à bien des égards réussie. Le réalisateur filme son histoire à la manière d’un véritable thriller psychologique ; on suit la protagoniste, haletante mais tout en contrôle, qui arpente jour et nuit les couloirs de son lieu de travail, cherchant frénétiquement à “sauver sa peau” : elle est directement dans le collimateur d’une inspectrice du travail zélée venue enquêter sur le drame. Alors qu’elle semble peu-à-peu ouvrir les yeux sur le caractère destructeur de la politique RH qu’elle a jusqu’ici menée avec brio (pousser les employés à la démission par diverses techniques leur laissant penser qu’ils sont les seuls maîtres de leur décision), la protagoniste n’en démord pas : elle n’a fait “que son travail”.

C’est ici que réside la réussite indéniable du film, dans la complexité du personnage principal, dont les motivations sont (presque) toujours floues : préserver sa liberté et sa carrière, quitte à entraver ou au contraire encourager l’enquête pour faire tomber sa direction, ou bien lever l’omerta sur les techniques de management de son entreprise, à la manière d’une lanceuse d’alerte ? Cette tension de fond est parfaitement incarnée dans la forme, grâce à un rythme très soutenu et une atmosphère électrique qui prennent pourtant quelques moments de respiration dans les (rares) moments que l’héroïne partage avec son mari et son fils. L’ambivalence du personnage et le conflit intérieur auquel elle fait face sont particulièrement bien illustrés par une très belle scène de flirt conjugal – en forme d’entretien d’embauche – qui tombe à l’eau tant la “killeuse” des ressources humaines est absorbée par la prise de conscience des conséquences de ses actes, certes dictés par sa hiérarchie.

Néanmoins, le film ne tient pas toutes ses promesses. Si la critique de ces techniques de management généralisées et de l’esprit “corporate” est maîtrisée, le réalisateur semble s’éloigner peu-à-peu de son message. On aurait aimé un tableau plus détaillé des relations entre collègues et des rapports de force qui se jouent au siège de l’entreprise, que Nicolas Silhol pose également sa caméra réellement au niveau des salariés. Le parti-pris est de se concentrer sur les ressources humaines ; il est intéressant, mais implique un traitement forcément partiel du sujet. La tournure résolument optimiste que prend le film lors de son dernier tiers est finalement dommageable, elle n’est pas dépourvue d’une certaine naïveté qui nuit au message et à l’esprit “coup de poing” du long-métrage. S’il ne tombe jamais dans la simplicité et le manichéisme, Corporate n’est pas un film sans concession. La dernière partie du film peut ainsi être vue comme celle de l’apaisement, tant dans le rythme que dans l’esprit de la protagoniste, mais elle est malheureusement peu cohérente. Si le film pose les jalons d’une réflexion sur le système managérial responsable des souffrances au travail, il ne va pas au bout de son idée directrice, et c’est dommage.

Crédits photos : 

http://mondocine.net/cinema-corporate-critique-film/

http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=244750.html