Syndicalisme : une résurrection envisageable ? – Entretien avec Sophie Béroud

Manifestation syndicale du 5 décembre 2019 à Grenoble. © William Bouchardon

Les dernières décennies ont fait disparaître les syndicats tels que nous les connaissions. De moteurs du progrès social, ils ne font plus office que de caution à une destruction systématique du code du travail. En conséquence la défiance s’accroît à leur égard. Sont-ils pris dans un jeu institutionnel les laissant sans leviers d’action ? Est-ce à cause de leur intégration à la construction européenne ? Ou bien est-ce la structure de l’économie qui les rend obsolètes ? Ce qui est certain, c’est que leur forme est amenée à changer. Sophie Béroud, politiste à l’Université Lyon 2, auteure avec Baptiste Giraud et Karel Yon de Sociologie politique du syndicalisme (A. Colin, 2018), nous éclaire sur le sujet. Entretien retranscrit et réalisé par Louis Blème.


LVSL – La dernière grève, née de l’embrasement suscité par la réforme des retraites, est une grève par procuration et non une grève générale. Pourquoi ? La grève par procuration nuit-elle à l’action collective ?

Sophie Béroud – Cette grève n’a pas été qu’une grève par procuration, loin de là. C’est d’ailleurs l’une des originalités de ce mouvement : le nombre de grévistes a été important, la grève a été reconductible dans certains secteurs et s’est étalée dans le temps (plus de 50 jours de grève à la SNCF et à la RATP). Ce mouvement a à la fois mis au centre de l’action syndicale la grève, et montré les difficultés de certains salariés à la rejoindre. Ces barrières ne sont guère nouvelles et sont particulièrement liées à la dégradation des statuts d’emplois, avec toutes les formes d’emploi précaires (intérim, CDD, stages…) et l’éclatement des collectifs de travail qui en découle et qui est également lié aux formes d’individualisation du travail, des rémunérations, etc..

Le mouvement social contre la réforme des retraites a ainsi ceci d’ambivalent qu’il a permis de montrer l’importance du recours à la grève, mais aussi la difficulté structurelle des syndicats à mobiliser les travailleurs dans leur ensemble.

LVSL – Les policiers ont obtenu le maintien de leur régime spécial de retraite grâce à l’action vivace de leurs syndicats. C’est aussi le cas d’autres corps de métier. Les intérêts catégoriels et corporatistes menacent-ils l’efficacité de la lutte pour tous les travailleurs ?

SB – Il y a une efficacité réelle du syndicalisme dans certains corps de métier, notamment pour les policiers qui sont, contrairement à une idée assez répandue, la plus syndiquée de toutes les professions. Dans un contexte où les forces de l’ordre ont été très mobilisées par le gouvernement, notamment pour réprimer le mouvement des gilets jaunes, les syndicats de policiers ont réussi à défendre avec succès leurs intérêts face au gouvernement.

Cependant, je ne crois pas que les revendications catégorielles soient une entrave à la production des intérêts communs ; elles peuvent constituer un premier socle pour l’action collective. Ce ne sont pas ces intérêts corporatistes qui minent la formation d’un bloc uni ou l’intérêt des travailleurs. Au contraire, ces secteurs dans lesquels l’activité syndicale est plus efficace peuvent servir de points d’appui à l’ensemble des salariés pour engranger des conquêtes. Ça a été le cas des syndicats de l’enseignement pendant une longue période, mais aussi d’autres corps de métiers à statut.

Après il en va aussi des syndicats de dépasser ces intérêts sectoriels et de montrer que malgré la diversité des luttes, il y a un intérêt commun. Les cheminots et les agents de la RATP ont bien montré pendant le mouvement qu’ils parvenaient à articuler la défense de leurs régimes spéciaux de retraite et un refus plus global d’une réforme défavorable à l’ensemble des salariés.

LVSL – Pouvons-nous dire que les dernières décennies ont vu un « apprivoisement » des syndicats par l’appareil d’Etat via une professionnalisation et une bureaucratisation croissantes ?

SB – Ces questions remontent plus loin dans le temps. Dès l’après seconde guerre mondiale, les syndicats ont connu ces processus d’institutionnalisation, mais ce fut pour gérer les acquis sociaux comme les caisses de la sécurité sociale, ou les entreprises nationalisées. Le problème, c’est qu’on demande désormais aux syndicats de participer sans avoir aucun levier de décision, seulement pour cautionner ce qui est déjà décidé. On a l’exemple de la CFDT qui, lors du dernier conflit sur les retraites, a décidé de mettre en place une conférence de financement dans l’objectif de trouver des solutions pour mettre en place une réforme néolibérale. Ici, il y a une intégration évidente au système qui conduit à ne plus contester la rationalité des décisions. L’institutionnalisation peut constituer un point d’appui pour les syndicats, en termes de reconnaissance et de droits, mais quand celle-ci tourne à vide, c’est-à-dire, sans pouvoir apporter de gains aux salariés, alors il y a un véritable problème.

« Le problème, c’est qu’on demande désormais aux syndicats de participer sans avoir aucun levier de décision, seulement pour cautionner ce qui est déjà décidé. »

Après, institutionnalisation et professionnalisation ne sont pas identiques. Le deuxième terme évoque aussi le fait que les représentants syndicaux consacrent tout leur temps à siéger dans différentes instances, c’est-à-dire éloignés des salariés qu’ils représentent. Toute une série de mesures, depuis la réforme de la représentativité syndicale en 2008 jusqu’aux ordonnances Macron, ont été dans le sens d’une plus forte professionnalisation des élus du personnel en les voyant avant tout comme des professionnels de la négociation et en intégrant la négociation à l’ordre managérial, en évinçant tout aspect conflictuel. Cette conception-là de la professionnalisation pose problème.

LVSL – Les syndicats français font partie de la Confédération européenne des syndicats (CES). Or cette confédération subventionnée par la Commission européenne est une actrice majeure du démantèlement du droit du travail en France. Pensez-vous qu’une telle dépendance peut être la cause de conflits d’intérêts expliquant leurs échecs successifs et leur délégitimation ? En outre, le mutisme des syndicats à l’égard de l’UE n’est-elle pas aussi l’illustration d’une certaine hypocrisie ?

SB – L’appartenance des organisations syndicales nationales à la CES ne pose pas problème en soi, mais bien par rapport aux objectifs que poursuit celle-ci, aux moyens dont elle dispose, à l’efficacité dont elle fait preuve. Le manque de combativité de cette confédération, sa faible capacité à se faire entendre par la Commission européenne sur les orientations des politiques économiques et monétaires et à se démarquer de ces politiques posent problème. Son efficacité et sa capacité à produire des solidarités transnationales sont également mises en question. Il faut pourtant toujours pouvoir agir au niveau européen, car, comme la question le formule, l’Union européenne a largement contribué à la diffusion des politiques néolibérales. Il faut savoir donner du contenu à l’action syndicale européenne en la faisant vivre avec des manifestations européennes, ou des coordinations au niveau européen comme cela se fait dans certains secteurs, comme les transports, à l’initiative des fédérations syndicales professionnelles européennes. Malheureusement, des travaux de chercheurs le montrent, la CES est complètement intégrée aux institutions européennes et est très dépendante du financement de la Commission européenne. Des espaces alternatifs se créent : à titre d’exemple, les syndicats et collectifs de livreurs se sont rassemblés au niveau européen pour créer une nouvelle fédération, hors de la CES.

On peut espérer que la mise en cause des orientations de l’Union européenne qui se généralise (avec l’éclatement par exemple des 3% dans ce contexte de crise sanitaire) propose un nouveau cadre à l’action syndicale et permette de faire entendre de nouveau des enjeux comme ceux de la défense des services publics par exemple. L’action européenne est indispensable, mais il est clair que la CES a montré ses insuffisances.

LVSL – L’heure de gloire des syndicats est sans nul doute les Trente Glorieuses. Leur effondrement est corrélé à l’avancée dans les Trente Piteuses. Aujourd’hui l’austérité empêche l’inflation, dont celle des salaires. Le chômage est haut. La croissance moribonde. Le succès des syndicats ne serait-il pas simplement directement lié au contexte économique, et plus précisément à l’importance de la croissance permettant le partage de la valeur ajoutée ?

SB – L’établissement d’un lien entre les cycles économiques et l’efficacité de l’action syndicale a nourri beaucoup de travaux de recherche. Il y a certainement des effets. Cependant, on ne peut pas avoir une lecture aussi mécaniste. Durant les périodes de récession, comme celle des années 30, nous avons assisté aux plus grandes conquêtes des travailleurs sous le Front Populaire en 1936. Alors que le contexte économique était moribond. Il est clair que les mesures proposées par les syndicats peuvent paraître plus crédibles en temps prospères pour les salariés. En même temps, le rôle des syndicats est aussi primordial durant les récessions pour éviter trop de mise en concurrence entre les salariés du fait de l’absence d’augmentation des salaires et du chômage, ou pour dénoncer l’écart entre les revenus du capital et ceux du travail. Donc les changements de conjonctures forcent les syndicats à s’adapter, sans pour autant ôter la pertinence de leur présence quel que soit le climat économique.

LVSL – Vous avez montré que la succession des lois El Khomri, Rebsamen et des ordonnances Macron ont permis le contournement des syndicats, par exemple via l’utilisation du référendum d’entreprise. Ne pensez-vous pas que la condition sine qua non d’une reprise de l’activité syndicale est fondée sur la capacité de l’État à accorder à ces mêmes corps intermédiaires plus de marges de manœuvre ?

SB – Oui, il faudrait complètement inverser la logique et créer de nouveaux droits pour consolider la représentation syndicale au lieu de l’affaiblir. Je pense qu’une possibilité de se développer pour les syndicats est avant tout liée au fait de reconnaître l’appartenance à un syndicat comme un droit, un acte de citoyenneté. Qu’il n’y ait pas de politique de discrimination ou de répression à l’encontre des salariés parce qu’ils sont syndiqués et que de telles pratiques fassent l’objet de plus fortes sanctions.

Sophie Béroud. © Sophie Béroud

Deuxièmement, il faudrait créer des droits de représentation dans les Petites et Moyennes Entreprises (PME) de moins de onze salariés : donner des heures de délégation à des représentants pour faire tout un travail de recueil de mise en commun des expériences de travail et des problèmes, de mise en forme des revendications.

Troisièmement, créer des droits interprofessionnels, pas seulement entreprise par entreprise mais sur un territoire, de manière transversale. Ces droits permettraient de développer l’action syndicale dans certains secteurs d’activités très précarisés, par exemple dans l’aide à domicile ou la grande distribution où il est très difficile de construire dans le temps des implantations syndicales.

Bien d’autres droits seraient à renforcer ou à créer, en particulier pour agir sur les questions de santé au travail qui ont été affaiblies avec la disparition des Comités d’Hygiène, de Santé et de Conditions de Travail (CHSCT) et leur fusion dans les CSE (Comité Social Economique). Les CHSCT ont constitué auparavant des institutions importantes pour les syndicats qui pouvaient demander des enquêtes et expertises sur des enjeux liés à la sécurité et à la santé des travailleurs et mener des actions en justice. On voit aujourd’hui l’importance que cela revêt lorsque des directions imposent des accords de façon quasi unilatérale pour maintenir l’activité économique malgré la crise sanitaire. Ces exemples sont autant de droits qui pourraient aider au renforcement des syndicats.

LVSL – Vous relevez dans vos analyses l’importance pour les syndicats de se restructurer pour s’adapter aux nouvelles formes du marché du travail (passage du secondaire au tertiaire, explosion des contrats courts, etc.). Ne pensez-vous pas que la multiplication des CDD et la mobilité des travailleurs dans le marché du travail, compromettent la restructuration nécessaire des syndicats ?

SB – La multiplication des formes d’emplois précaires, comme les stages, les intérims, les emplois à temps partiels ou les CDD, complique beaucoup la tâche des syndicats. Il devient très compliqué de se syndiquer lorsque les individus ne peuvent pas se projeter dans un emploi. Ces formes précaires fragilisent l’assise des syndicats. Le défi pour eux consiste à atteindre ces travailleurs précaires en leur montrant que l’action collective paye. Et ils le font déjà dans certains secteurs – l’aide à domicile, les livreurs à vélo, les centres d’appel – sans pour autant être uniquement sur une démarche de récolte d’adhésions, mais en cherchant avant tout à construire des collectifs de travailleurs.

LVSL – Le statut d’auto-entrepreneur de plus en plus en vogue dans l’économie tertiarisée (Uber en est l’emblème) est une situation très précaire. En effet, l’employé ne peut jouir de droits sociaux du fait de l’absence de contrat de travail. Pensez-vous que la généralisation de telles pratiques pourrait rendre caduque l’existence même des syndicats à long terme ?

SB – La visée du statut d’auto-entrepreneur est de sortir les travailleurs du salariat pour qu’ils se pensent comme autonomes, maîtres de leur propre destin. C’est une illusion. Toutes les actions des chauffeurs Uber, des livreurs à vélo, montrent au contraire la nécessité de l’action syndicale. Ils réactivent et réinventent l’action syndicale car ils se sont organisés et ont mené des grèves et des actions devant les tribunaux pour mettre en évidence la réalité de la subordination. Les luttes menées dans ce type de secteurs contribuent à réinventer l’action syndicale sur des revendications très concrètes pour faire face à des formes de surexploitation. Ce sont des luttes très importantes dans le renouvellement du syndicalisme.

LVSL – Est-il encore nécessaire de nos jours de recourir au dialogue avec les partenaires sociaux ? Le gouvernement semble s’en être très bien passé avec la réforme des retraites. Les syndicats n’apparaissent-ils pas alors comme les cautions d’un jeu pipé ?

SB – Oui, complètement. Derrière la référence au dialogue social on peut mettre des choses très différentes. Les gouvernements, eux, ont tendance à y mettre des syndicats subordonnés qu’ils dénomment des « partenaires sociaux ». Cela implique pourtant une réalité très éloignée du terme : les concertations n’ont plus grand sens car les décisions sont prises en amont. Il n’y a donc plus de place pour la discussion, le mandat d’Emmanuel Macron le montre. Quand il n’y a pas de reconnaissance de l’interlocuteur, on ne peut pas parler de dialogue social.

Ainsi, l’expression apparaît aujourd’hui très galvaudée car elle a été complètement vidée de son sens. De ce fait, beaucoup de militants et syndiqués ne veulent pas entendre parler de ce terme. Elle est associée à des pratiques, qui, sous couvert de dialogue social, permettent de refuser la négociation. Bien entendu, il y a d’autres conceptions du dialogue social, je donne seulement celle qui est mise en pratique par les pouvoirs en place.

« Derrière la référence au dialogue social on peut mettre des choses très différentes. Les gouvernements, eux, ont tendance à y mettre des syndicats subordonnés. »

LVSL – Les gilets jaunes ont-ils court-circuité le syndicalisme ?

SB – Ce mouvement n’est clairement pas un court-circuitage du syndicalisme, il correspond plutôt à la mise en action d’autres composantes du monde du travail qui ne sont pas ou peu organisées par des syndicats. Le mouvement des gilets jaunes est majoritairement composé de travailleurs dans les Petites et Moyennes Entreprises, d’auto-entrepreneurs, de professions intermédiaires comme les infirmières libérales ou les aides-soignantes, d’indépendants. Ils habitent principalement dans des zones périurbaines et rurales, il comprend beaucoup de femmes. Les gilets jaunes font donc figure d’une partie du monde du travail éloignée du syndicalisme.

Je pense en conséquence qu’il faut voir un rôle complémentaire entre ce nouveau mouvement et les syndicats, des convergences ont d’ailleurs été construites dans plusieurs lieux. Les gilets jaunes permettent ainsi d’interpeller le mouvement syndical sur les limites de ses implantations et ses capacités à porter la voix de l’ensemble du monde du travail.

Retraites : quand Macron enterre Croizat une seconde fois

Capture d'écran de l'enterrement de Croizat
L’enterrement d’Ambroise Croizat, le 19 février 1951, Ciné Archives (Capture d’écran, modifiée)

Le 11 février 1951, mourait Ambroise Croizat, l’anti-Macron par excellence. Le seul ministre du Travail à avoir été ouvrier voulait faire en sorte que « la retraite ne soit plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie ». Il s’éteignait à cinquante ans, d’épuisement, après avoir joué un rôle clé dans l’édification du modèle social français, tant jalousé à l’étranger, tant décrié par nos élites politiques et économiques. Car le projet de réforme des retraites porté jusqu’à l’absurde par le gouvernement vise précisément à en finir une fois pour toutes avec le système de protection sociale et de solidarité nationale que Croizat, avec d’autres, nous a légué, face à la pression du secteur des assurances privées et des fonds de pension, qui comptent bien là prendre leur revanche pour de bon. 


Ambroise Croizat, un « père de la Sécu » et des retraites longtemps ignoré

C’est en effet à Ambroise Croizat que revient, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le rôle de déposer les projets de lois sur la Sécurité sociale et la retraite des vieux travailleurs et de les défendre publiquement devant l’Assemblée, les groupes d’intérêts opposés et la presse.

Fils de manœuvre, né le 28 janvier 1901 à Notre-Dame-de-Briançon en Savoie, Ambroise Croizat connaissait particulièrement bien la réalité de la condition ouvrière. En 1906, son père, Antoine Croizat, organisa l’une des premières grèves pour revendiquer une protection sociale, à travers une caisse de secours qui garantirait une couverture en cas d’accident ou de maladie. Après avoir été licencié à la suite de ces grèves, sa famille part pour Ugine, puis Lyon, où Croizat devient ouvrier dès l’âge de treize ans, et entre aussitôt à la CGT.

En 1917, il s’inscrit aux Jeunesses socialistes puis adhère à la SFIO l’année suivante. Rejoignant le Parti communiste dès sa création en 1920, il anime les grandes grèves de la métallurgie lyonnaise. Dirigeant des Jeunesses communistes, il est ensuite nommé secrétaire de la Fédération unitaire des travailleurs de la métallurgie. En 1936, il devient secrétaire général de la Fédération des métallurgistes de la CGT unifiée. Surtout, la même année, il est élu député de Paris, mandat au cours duquel il sera rapporteur de la loi sur les conventions collectives à la Chambre.

Croizat métro
Plaque en hommage à Ambroise Croizat de la part de la RATP, Métro Porte-d’Orléans °Flickr remiforall

Arrêté en octobre 1939, avec ses collègues communistes, à la suite du pacte de non-agression germano-soviétique, Ambroise Croizat est déchu de son mandat de député et condamné à cinq ans de prison, puis transféré au bagne d’Alger. Libéré le 5 février 1943, il est aussitôt nommé par la CGT clandestine à la Commission consultative du Gouvernement provisoire à Alger.

Par la suite, il siège à partir de novembre 1943 à l’Assemblée consultative provisoire, au titre de la CGT, et préside la Commission du Travail et des Affaires sociales, où ont lieu les discussions sur la législation sociale à mettre en place à la Libération, dans laquelle la Sécurité sociale s’inscrit pleinement.

Lors de son premier discours en tant que ministre du Travail à l’Assemblée, il déclare : “Il faut en finir avec la souffrance, l’indignité et l’exclusion. Désormais, nous mettrons l’homme à l’abri du besoin. Nous ferons de la retraite non plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie.”

Cette implication précoce d’Ambroise Croizat dans le projet de Sécurité sociale est en tout cas confirmée par Georges Buisson, dans un discours à l’Assemblée consultative le 31 juillet 1945, lors duquel il présente son rapport : « Dès avant ce dépôt [d’une demande d’avis sur le projet du gouvernement], notre commission, sur la demande de son président [Ambroise Croizat], s’était saisie de cette importante question et avait consacré deux séances à un examen préalable. »

Par la suite, il est élu membre des deux Assemblées constituantes, ainsi qu’à l’Assemblée nationale de 1946 à sa mort. Mais son rôle dans la mise en place de la Sécurité sociale est à son apogée lorsqu’il devient ministre du Travail le 21 novembre 1945.

https://www.youtube.com/watch?v=waa256M0i5A

Son premier discours en tant que ministre du Travail à l’Assemblée, le 3 décembre 1945, témoigne de la priorité que constituent pour lui la Sécurité sociale et la retraite des vieux travailleurs : « Il faut en finir avec la souffrance, l’indignité et l’exclusion. Désormais, nous mettrons l’homme à l’abri du besoin. Nous ferons de la retraite non plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie. »

À la tête de ce ministère, il dépose pas moins de quarante-cinq projets de loi. Il y joue également un rôle majeur dans l’implantation des caisses sur l’ensemble du territoire à travers la mise en place de 138 caisses primaires d’assurances maladie ainsi que les 113 caisses d’allocations familiales, entre novembre 1945 et juillet 1946. Pour ce faire, il s’appuie sur les travailleurs et les militants de la CGT avec lesquels il semble garder un contact permanent. Aussi s’adresse-t-il à eux le 12 mai 1946 : « Rien ne pourra se faire sans vous. La sécurité sociale n’est pas une affaire de lois et de décrets. Elle implique une action concrète sur le terrain, dans la cité, dans l’entreprise. Elle réclame vos mains … »

Le 7 avril 1946 déjà, Croizat proposait à l’Assemblée nationale l’extension de l’allocation aux vieux travailleurs salariés à tous les Français. Le nom de Croizat est ainsi associé à la fois à la construction de l’édifice législatif de la Sécurité sociale, à sa dimension affective pour les militants, et à l’implantation territoriale de ces caisses. En somme, à la concrétisation du plan rédigé par Pierre Laroque, afin qu’il ne demeure pas une simple orientation théorique, classée sans suite.

Croizat, Laroque, les deux faces d’une même pièce ?

Cette complémentarité de la conception technocratique de Pierre Laroque et de l’action politique d’Ambroise Croizat est apparue comme la garantie de la mise en œuvre d’un plan de Sécurité sociale à la hauteur de l’espérance d’une population fragilisée par la guerre, édifice qu’ils ont donné en héritage à l’ensemble des Français. Un tel édifice aurait été difficilement envisageable, sans d’une part, la rigueur et le savoir-faire juridique de Pierre Laroque et, de l’autre, le dévouement et la force de mobilisation d’Ambroise Croizat.

Croizat Laroque
Au centre, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Assis, à sa droite, Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale. Ils sont considérés comme les “pères de la Sécu”.

S’ils en ont en quelque sorte ouvert la voie, c’était bel et bien dans la perspective qu’elle devienne collective, à travers la gestion par les intéressés eux-mêmes, au cœur d’un « ordre social nouveau ». La meilleure façon de rendre hommage à l’un et à l’autre reste probablement de rappeler ce qui les unissait : une vision de la société fondée sur la sécurité sociale, entendue comme droit social de l’homme, et comme dette sacrée de la Nation. Une ambition alors partagée par des millions de Français, et mise en œuvre par autant d’anonymes, tous acteurs à leur échelle de cette page majeure d’une histoire populaire de la France.

Témoignant de cette entente, en 1947, Pierre Laroque reconnaissait lui-même le rôle décisif que joua Ambroise Croizat dans la mise en place de la Sécurité sociale. Il notait ainsi : « En quelques mois et malgré les oppositions, a été bâtie cette énorme structure […] Il faut dire l’appui irremplaçable d’Ambroise Croizat. C’est son entière confiance manifestée aux hommes de terrain qui est à l’origine d’un succès aussi rapide. »

De la « loi Croizat » à la fin du programme du CNR, une mise en œuvre mouvementée

À la tête du ministère, Ambroise Croizat tente par exemple de contourner l’interdiction de valorisation salariale en doublant les allocations familiales, puis en augmentant de 50 % la rémunération des heures supplémentaires. Il supprime également l’abattement de 10 % sur les salaires féminins, ce qui, en plus de réaliser l’égalité salariale entre les sexes, permet une hausse de cotisations pour la Sécurité sociale, ce qui devrait créer un cercle vertueux en faveur du régime général.

Huma Croizat
Extrait de l’Humanité du 3 mai 1946, vantant la “loi Croizat”. ° Gallica

C’est dans une ambiance particulièrement conflictuelle qu’Ambroise Croizat prononce l’un de ses principaux discours, devant l’Assemblée, le 8 août 1946. Il y qualifie la législation adoptée de « compromis, mais un compromis très positif, réalisé sous la pression populaire », témoignant ainsi à la fois des avancées que cet ensemble de lois représente pour la population, réalisées grâce à son soutien, et en même temps des limites qui y ont été imposées par les différentes oppositions au régime général.

Les débuts de la Guerre froide jouent un rôle décisif dans cette conflictualisation des relations entre les forces du tripartisme, ce qui ne manque pas de menacer la bonne application du plan de Sécurité sociale. Cette situation aboutit en 1947-1948 à la scission entre la CGT et FO, portant atteinte au front syndical qui avait permis la réussite de la mise en place des caisses de Sécurité sociale.

Cette rupture se traduit également, au même moment, par la fin de la participation des ministres communistes au gouvernement, et avec eux d’Ambroise Croizat. En ce sens, l’historienne Claire Andrieu relève que « le commencement de la guerre froide et le départ des communistes du gouvernement marquent la fin de l’expression au niveau politique des solidarités nées dans la Résistance. Le programme du CNR perd son milieu nourricier et entre dans la légende. »

Le lendemain de son éviction du ministère du Travail, Ambroise Croizat, dans un meeting à Saint-Denis, indique : « Ma présence au ministère ne m’a jamais fait oublier mon origine et mon appartenance à la CGT. Je ne mériterais pas votre confiance si, par malheur, je m’étais laissé aller, au cours de mon activité gouvernementale, à oublier vos souffrances et vos intérêts. Ces derniers se confondent trop avec ceux de la nation pour qu’un ministre communiste puisse les oublier. […] La lutte continue pour l’indépendance nationale et l’instauration d’un bien-être pour tous … »

« Jamais nous ne tolérerons que soit rogné un seul des avantages de la Sécurité sociale, nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès. »

Ambroise Croizat et ses camarades, renvoyés sur les bancs de l’Assemblée, semblent demeurer quelque peu impuissants dans les évolutions portant sur la Sécurité sociale et les retraites. L’ancien ministre du Travail et de la Sécurité sociale continue à déposer pas moins de quatorze projets de loi en tant que député, de son exclusion du gouvernement Ramadier le 5 mai 1947 à sa mort, mais ces propositions ont désormais avant tout valeur de témoignage.

Elles s’inscrivent dans la stratégie de lutte pour la défense de l’œuvre dont il a été l’un des acteurs majeurs. Quelques mois avant sa mort, il lègue ainsi en quelque sorte cette lutte pour héritage, lors de son dernier discours à l’Assemblée, le 24 octobre 1950 : « Jamais nous ne tolérerons que soit rogné un seul des avantages de la Sécurité sociale, nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès. »  Cette citation, l’une des plus reprises par la littérature militante évoquant Croizat, sonne comme une mise en garde pour l’avenir de la Sécurité sociale, source d’inquiétudes pour son ancien ministre de tutelle, dont la santé décline.

La disparition du “Ministre des Travailleurs”

Son décès, le 11 février 1951, est marqué par de nombreux hommages, rendus dans l’ensemble de la classe politique. Le plus représentatif est certainement celui d’Édouard Herriot, alors président de l’Assemblée, qui prononce le 13 février un éloge funèbre au début de la séance, devant les députés debout pour honorer la mémoire de leur ancien collègue.

« C’était comme un fleuve veiné de tricolore où tremblait la brume des cravates de crêpe. Œillets, lilas par milliers, des couronnes sur toute la largeur de la rue. Par milliers, sur des kilomètres. Comme si des parterres fleuris s’étaient mis soudain à marcher. »

Édouard Herriot salue ainsi cet homme, qui « tenait un langage de ministre, remarquable chez un homme qui n’a été formé que par les cours du soir. […] On comprend que les travailleurs se montrent à ce point émus par la disparition de celui qui leur fut si étroitement dévoué. Ministre du travail, il leur disait un jour : “J’entends demeurer fidèle à mon origine, à ma formation, à mes attaches ouvrières et mettre mon expérience de militant au service de la nation.” Reconnaissons qu’il est demeuré fidèle à ce programme. »

Outre les hommages provenant de la classe politique, qui reconnaît unanimement le dévouement de Croizat, son enterrement « à la Victor Hugo », qui réunit près d’un million de personnes selon Michel Etiévent, démontre la reconnaissance du peuple ouvrier pour celui qu’il nomme le « Ministre des Travailleurs ».

Le lyrisme du journaliste de L’Humanité Jean-Pierre Chabrol, présent le 17 février 1951 à l’enterrement d’Ambroise Croizat, permet de saisir l’importance de cette cérémonie pour les militants communistes et cégétistes : « C’était comme un fleuve veiné de tricolore où tremblait la brume des cravates de crêpe. Œillets, lilas par milliers, des couronnes sur toute la largeur de la rue. Par milliers, sur des kilomètres. Comme si des parterres fleuris s’étaient mis soudain à marcher. Mineurs du Nord ou d’Alès, en bleu, lampe au côté, métallos de Citroën ou de Renault, élus barrés d’écharpes, la France entière s’était, ici, donné rendez-vous. »

En témoigne aussi Fernand Crey, ouvrier chimiste de Savoie, qui a fait le déplacement à Paris : « Il y avait un monde fou. Le Père-Lachaise était plein et la foule arrivait de partout. C’était la première des grandes figures du Parti communiste qui disparaissait après la Libération. Il laissait un héritage social considérable. On lui devait tout : la Sécu, les retraites, les conventions collectives, la prime prénatale, le statut des mineurs et des électriciens et gaziers, les comités d’entreprise, la Médecine du travail … Tout ce qui te rend digne et te débarrasse des angoisses du lendemain. »

Les images filmées du cortège d’Ambroise Croizat sont à ce titre saisissantes, dévoilant en effet une foule immense, preuve de la popularité du responsable, portant des portraits du défunt, des gerbes offertes par les délégations ouvrières, des drapeaux en berne, et une tribune d’où lui rendent hommage les principaux dirigeants du mouvement ouvrier alors présents.

Auteur d’un article sur la « liturgie funèbre des communistes », Jean-Pierre Bernard propose une analyse intéressante du devoir de mémoire communiste, révélant un usage politique, mais aussi une dimension quasi métaphysique, à travers une forme de sacralisation laïque de ses héros disparus, dont le dévouement pour la classe ouvrière inspire à la fois humilité et admiration.

« L’image de la mort prématurée imputable à l’activisme militant revient régulièrement » selon lui, avant de citer l’exemple d’Ambroise Croizat, s’appuyant sur un article qui lui rend hommage dans L’Humanité, le lendemain de sa mort : « Après une grave intervention chirurgicale parfaitement réussie, la convalescence suivait son cours et l’impression du corps médical était que la guérison devait venir normalement. Brusquement, une hémorragie intestinale s’est produite, compliquée d’une crise d’urémie, qui a entraîné une mort rapide. Cette complication a été d’autant plus grave que l’organisme d’Ambroise Croizat était déjà miné par les privations et le surmenage de sa vie militante ».

Croizat est ainsi présenté comme mort d’épuisement afin de réaliser la conquête de nouveaux droits pour les travailleurs, symbole de sa générosité et de son dévouement héroïque, voire sacrificiel, à la classe ouvrière. Sa mort comporte donc une dimension communautaire, à l’origine d’une mémoire collective de cette étape importante du mouvement ouvrier, à travers l’exemple qu’il constitue pour les militants.

Malgré l’importance de ces obsèques et de la volonté d’inscrire l’œuvre d’Ambroise Croizat dans la mémoire collective de la classe ouvrière, les décennies suivant cette disparition ont été marquées par une activité mémorielle relativement modeste. La place que l’histoire de la Sécurité sociale, dont les premiers travaux sortent dès les années 1950, lui accorde, semble pourtant secondaire par rapport à celle qu’y occupe Pierre Laroque, qui poursuit pendant les décennies suivantes son activité de haut-fonctionnaire en charge des questions liées à la protection sociale, de telle sorte que son ancien ministre de tutelle semble tomber peu à peu dans l’oubli.

L’intérêt primordial que porte cette histoire aux questions administratives et financières, versant assumé essentiellement par Laroque, est ainsi à l’origine d’une mémoire institutionnelle de la Sécurité sociale autour de sa figure, qui contraste donc fortement avec la mémoire populaire d’Ambroise Croizat, qui va progressivement se réduire à des cercles militants. Une paternité que le général de Gaulle revendique à cette période lui aussi, à travers la mise en récit autobiographique qu’il propose de la Libération, dans laquelle il incarne presque à lui seul les orientations de la Résistance et du CNR, à l’origine de la Sécurité sociale.

Entre Blackrock et Croizat, Macron a fait son choix

La suite de l’histoire de la Sécurité sociale et des retraites est quant à elle marquée par une série de réformes qui ont eu pour effet de les vider peu à peu de leur substance. Elles ont ainsi subi des attaques répétées de la part de ces gouvernements successifs, toujours selon l’objectif annoncé de « sauver » la Sécurité sociale, ou de « garantir les retraites », mais qui masque en fait une volonté inavouable de libéraliser le système de protection sociale, de surcroît lorsqu’ils traitent de sa nécessaire « modernisation » pour l’adapter aux défis contemporains.

Il suffit de lire Denis Kessler pour comprendre que c’est l’ensemble de l’édifice social bâti dans le sillage du CNR qui est en danger. Éditorialiste à Challenges, ancien vice-président du MEDEF, directeur général de la compagnie d’assurances privées AXA et président de la Fédération française des sociétés d’assurances, il apparaît comme le porte-parole des détracteurs du système de protection sociale « à la française ». Il se donnait ainsi en 2007 la mission d’influencer la politique du gouvernement, en déclarant : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. […] Il est grand temps de le réformer. […] La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! »

Ces propos, qui visaient à disqualifier la modernité de la Sécurité sociale en reprenant un argumentaire déjà employé par le CNPF en 1948, louaient la nouvelle génération de dirigeants, incarnée selon lui par Nicolas Sarkozy, et sûrement plus encore, dix ans plus tard, par Emmanuel Macron, génération qui n’a pas peur de « désavouer les pères fondateurs ».

Décrit comme dépassé et incompatible avec le contexte économique et social du XXIe siècle, le modèle social français est ainsi remis en cause par une série d’attaques violentes et répétées contre les conquêtes du CNR.

“L’histoire du mouvement ouvrier et la page de la création de la Sécurité sociale qu’on peut y lire seraient dès lors la preuve, pour les tenants du nouveau monde, que ce modèle appartient au passé.”

Pendant la campagne présidentielle, Emmanuel Macron lui-même avait annoncé la couleur, lorsqu’il avait déclaré le 4 septembre 2016, sur France inter, que « le modèle de l’après-guerre ne marche plus. Le consensus politique, économique et social, qui s’est fondé en 1945 et qui a été complété en 1958, est caduc. […] Le monde du travail de demain, c’est un monde dans lequel chacune et chacun devra plusieurs fois dans sa vie changer vraisemblablement d’entreprise, de secteur, et peut-être de statut, et donc, c’est un monde où il faut permettre à chacune et chacun de s’adapter à ces cycles économiques qui sont en train de se retourner. »

Ce programme, qui rappelle l’argumentaire mis en place par Denis Kessler pour en finir avec les mesures du CNR, fait en même temps écho à la conception de la Sécurité sociale que de Gaulle exprimait en 1963, à savoir un système fondé sur la responsabilisation des individus, considérés comme des agents économiques mineurs, devant apprendre à assurer leur existence par leur initiative personnelle. On notera également le caractère décomplexé de cette remise en cause du modèle social français, qui renvoie à la volonté de moderniser un modèle devenu obsolète et inadapté aux défis de demain.

La portée polémique de cette question semble même recherchée, afin d’établir une nouvelle ligne de clivage entre d’un côté des « conservateurs », responsables du ralentissement économique du pays et représentants d’un ancien monde, et de l’autre côté des « progressistes », responsables et déterminés à adapter la France aux exigences de la mondialisation. L’histoire du mouvement ouvrier et la page de la création de la Sécurité sociale qu’on peut y lire seraient dès lors la preuve, pour les tenants du nouveau monde, que ce modèle appartient au passé.

C’est précisément cet agenda que le président de la République a appliqué depuis son arrivée au pouvoir : finir le travail de sape engagé par ses prédécesseurs, afin d’en finir avec le modèle social que Croizat, avec d’autres, avait mis en place pour « en finir avec la souffrance et l’angoisse du lendemain. »

À ce titre, le « nouveau monde » d’Emmanuel Macron et le système de retraites par capitalisation qu’il s’obstine à imposer aux Français sonnent bel et bien comme un bond en arrière, un recul jusque-là inédit. Convoquer la mémoire de Croizat, et celle des centaines de milliers – du million ? – de personnes qui descendirent dans les rues de Paris lui rendre un dernier hommage, lors de son enterrement, c’est rappeler l’héritage révolutionnaire inestimable qu’il nous a légué, et lutter contre la condamnation à l’oubli qui guette l’une des institutions les plus populaires auprès des Français.

À (re)lire également : Les gilets jaunes responsables du “Trou de la sécu” : analyse d’une manipulation médiatique

Michel Étiévent, Ambroise Croizat ou l’invention sociale, 1999.

À (re)voir : La Sociale, film de Gilles Perret, 2016.

La gloire de nos camarades danseuses

https://youtu.be/oVueDU8uw1I
Performance des danseuses de l’Opéra de Paris en grève le 24/12/19 Capture YouTube / ©Cyril Mitilian

Depuis plusieurs semaines fleurissent sur les réseaux sociaux les images de danseuses vêtues de tutus d’un blanc immaculé, interprétant des tableaux du Lac des Cygnes devant l’Opéra Garnier à Paris, face à une foule les acclamant chaleureusement. Ces images relayées massivement en France et ailleurs émeuvent et sont emplies d’une grâce et d’une dignité toutes particulières. Pour cause, il s’agit des danseuses et de l’orchestre de l’Opéra de Paris en grève, jouant devant leur lieu de travail recouvert de banderoles de mobilisation la veille de Noël, alors que la grève interprofessionnelle contre la réforme des retraites bat son plein et s’apprête à égaler la durée des grèves de 1995, dépassée depuis. Au delà de la beauté de cet instant, cette performance brille d’une pertinence multiple en ces temps cristallisant l’opposition au néolibéralisme et la lutte pour une société solidaire.


Le 5 décembre, premier jour de mobilisation contre le projet de réforme des retraites, si l’on se félicitait du nombre historique de grévistes chez les cheminots ou dans le corps professoral, un autre cortège n’avait pas démérité par son taux de personnel mobilisé. Celui de l’Opéra de Paris, avec 120 danseuses et danseurs sur les 154 (tous postes confondus, des quadrilles aux étoiles) que compte l’institution, aux côtés des choristes, de musiciens de l’orchestre et de personnels administratifs. Le mouvement persiste sans discontinuer depuis le premier jour, annulant de fait les représentations des opéras Garnier et Bastille pour ce mois de décembre. Si la mobilisation des danseuses et des danseurs semble historique, elle est à l’image du fait que ces derniers feraient partie des plus durement touchés par le projet de suppression des régimes spéciaux du système de retraite « universel » du gouvernement. Dans le système actuel, ils cotisent comme tous les employés de l’institution à la Caisse de retraite des personnels de l’Opéra de Paris, qui leur prévoit un départ à la retraite à partir de 40 ans et contraint à 42 ans maximum. Et pour cause : la formation pour intégrer la prestigieuse troupe commence à 8 ans, pour ensuite être engagé entre 16 et 20 et avoir un rythme de travail quotidien pouvant aller régulièrement de 9h à 23h30, comme le spécifie Alexandre Carniato, danseur élu à la caisse des retraites. Cette pratique intensive pour atteindre un tel niveau d’excellence entraîne irrémédiablement d’importantes séquelles corporelles, bien avant l’âge de la retraite. « Avec cinq heures de danse par jour, à 17-18 ans, on est nombreux à avoir des blessures chroniques, des tendinites, fractures de fatigue, douleurs aux genoux », indique Héloïse Jocqueviel, une des danseuses du 24 décembre. Des stigmates profonds, comme en témoigne Carniato :

« Le matin, quand je me lève, pour pouvoir dérouiller tout mon corps et marcher normalement, il me faut au moins une demi-heure. »

Calculées sur leurs trois meilleurs années, leurs pensions peuvent ensuite atteindre 3000 euros pour les danseurs étoiles, actuellement au nombre de 15 dans la compagnie. Mais pour leurs collègues n’ayant pas fait partie des rares élus à accéder à ce titre prestigieux, le montant de leur retraite peut être autrement plus modeste. C’est le cas de Guillaume Carniato, dont la pension s’élèvera à 1067 euros. Beaucoup continuent ainsi à travailler pendant leur retraite. Une reconversion pas toujours aisée après avoir consacré sa vie à la troupe depuis l’âge de 8 ans, ayant empêché de nombreux d’entre eux de passer le baccalauréat. 

Voilà notre travail

Interpréter le ballet mythique de Tchaïkovski au pied de leur lieu de travail tout aussi emblématique qu’est le Palais Garnier avec une équipe entièrement gréviste est ainsi un beau cadeau de Noël adressé à l’ensemble des travailleurs mobilisés contre la réforme des retraites, alors que la grève dure et persiste pendant les fêtes. Plus que ça : sans avoir à dire un mot, la performance de ces danseuses incarne l’ensemble du combat qui est actuellement mené. Un travail exemplaire qui ne peut exister que grâce à des dispositifs propres à ses conditions de réalisation. Elles nous rappellent cet élément essentiel que nie le gouvernement : les corps s’usent au travail. Les danseuses et les danseurs de l’Opéra de Paris ont choisi cette vie de dévotion à leur pratique, qui contribue à la renommée culturelle de la France. En sortant danser sur la place publique devant l’opéra d’où pendent leurs banderoles, elles montrent au monde ce que permettent les régimes spéciaux de retraite et en quoi ils sont splendides. Elles disent

« Voilà notre travail. Voilà grâce à quoi il existe. Voilà à cause de quoi il disparaîtra. »

En supprimant le régime spécifique des danseurs de l’Opéra de Paris, le gouvernement bousculerait l’ensemble de la temporalité de travail et de formation de la troupe, équilibrée entre les départs à la retraite et les entrées par concours chaque année. Non sans l’affubler d’une allure de privilège d’ancien régime, de nombreux médias rappellent que ce régime spécifique créé en 1698 est un des plus anciens qui soient, en omettant de préciser que la danse classique n’abîme pas moins les corps au 17ème siècle qu’au 21ème et que c’est justement face à cette nécessité évidente que la logique des régimes spécifiques de retraite est née. Cette excellence n’aurait pu se développer sans, pour des raisons physiques donc, mais également des raisons économiques. Sans ce régime, les danseuses et danseurs seraient bien plus facilement débauchés à l’étranger dans des compagnies proposant des salaires plus avantageux. Il s’agit donc également d’une mesure de protectionnisme encourageant les danseurs à faire carrière dans la troupe publique malgré les difficultés physiques et psychologiques qui incombent à cette vie.

Le principe politique de l’exception culturelle, à savoir la préservation des secteurs culturels des logiques de marché et de fait de rentabilité, dont la France est pionnière, justifie ainsi les investissements de l’État dans cette caisse de retraite à hauteur de 14 millions d’euros. Ils viennent s’ajouter aux 12,5 millions issus des cotisations des salariés et aux 900 000 euros issus de droits sur les places vendues dont 1,3% sont reversés à la caisse. Ces recettes s’élèvent à 27,4 millions d’euros, pour 28,5 millions de dépenses qui occasionnent actuellement un peu plus d’un million d’euros de déficit. Une somme déficitaire qui peut paraître conséquente certes, mais dérisoire à l’échelle d’un budget national et devant prendre place dans un nécessaire plan de revalorisation des budgets du Ministère de la Culture et des structures culturelles publiques dont le personnel est souvent aussi dévoué que celui de l’Opéra de Paris, mais peine comme partout à pouvoir exercer au mieux ses missions dans un contexte de rigueur généralisée, de démantèlement de l’État et plus spécifiquement d’absence de projet politique depuis de nombreuses années pour ce ministère. Une absence de projet qui prend plus spécifiquement sous le mandat d’Emmanuel Macron la forme d’une volonté de se passer de ce ministère et d’un service public de la culture au profit des structures privées (de divertissement et de mécénat au bon goût des milliardaires des fondations LVMH, Pinault, Lagardère et autres, pour qui les arts et la culture riment plus avec attractivité qu’émancipation). 

Une mobilisation partagée dans tous les secteurs de la Culture

A l’instar de l’Opéra de Paris où les danseuses et danseurs ne sont pas les seuls mobilisés, de nombreux autres secteurs de la culture se sont mis en grève le 5 décembre contre la réforme des retraites et la dégradation généralisée de leurs conditions de travail. Dans l’institution parisienne, l’orchestre s’est également illustré le 31 décembre en interprétant plusieurs morceaux sur le parvis de l’Opéra Bastille, en concluant par la Marseillaise, reprise dans les paroles par les centaines de grévistes d’autres secteurs et personnes solidaires présentes en ce dernier jour de 2019. Ces derniers sont également concernés par une excellence nécessitant un régime spécifique au sein de la caisse de l’Opéra, leur permettant de partir à la retraite à taux plein à 62 ans avec une retraite calculée sur leurs trois dernières années. Lors de la manifestation du 17 décembre, c’est l’ensemble des corps de métier de l’opéra en grève, des choristes aux techniciens en passant par les administratifs et les habilleuses qui chantaient sur le même parvis pour accompagner le cortège passant devant. Dans le spectacle vivant, aucun métier n’est exempté des difficultés inhérentes à des professions dont le produit du travail se montre durant le temps libre du reste de la société, mais qui nécessite d’être conçu durant le temps de labeur commun de la journée. Des spécificités que résument clairement Sabine, habilleuse de l’opéra :

« Les horaires décalés, l’absence de week-end, la pression énorme, et la quasi dévotion à tous ces métiers de la scène. »

A la Comédie française, ce sont les techniciens qui tiennent le piquet de grève depuis le 5, soulignant également la pénibilité de leur travail. De nombreux autres théâtres ont fermé leurs portes, uniquement le 5 pour beaucoup, comme les théâtres de l’Odéon, de la Colline, Chaillot, également dans le privé comme celui des Champs Elysées et bien entendu hors de Paris comme le Théâtre national populaire de Villeurbanne, le Théâtre de la Cité de Toulouse ou encore la scène nationale de Niort. Ne bénéficiant pas du même régime que ses camarades parisiens, l’opéra de Lyon est également entré en grève, annulant notamment une représentation le 17 décembre sous les applaudissements ou huées d’une salle pleine à qui les comédiens venaient d’annoncer la décisions collective. Des compagnies de théâtre se sont également elles-mêmes mises en grève ou ont décidé de reverser le montant de leurs cachets à des caisses de grève. D’autres types d’établissements ont donc rejoint le mouvement social, liant lutte pour la préservation de la retraite par répartition et lutte sectoriel contre le manque de moyens et la dégradation des conditions de travail. Notons ainsi les grèves des personnels des différents sites de la Bibliothèque nationale de France ainsi que de la Bibliothèque publique d’information ayant occasionné 11 jours de fermeture depuis le 5 décembre, contribuant tous à un appel national des personnels de bibliothèque en lutte afin d’accentuer la mobilisation en vue du 9 janvier. Les employés de la Cinémathèque française se sont également mobilisés pour cesser le travail à partir du 8 janvier, premier jour de la rétrospective sur Jean-Luc Godard. Les équipes de Radio France sont également en grève quant à elles depuis le 25 novembre pour refuser une nouvelle suppression d’effectif à hauteur de 300 postes, alors que le nombre d’employés est passé de 12 000 il y a 10 ans à 7000 aujourd’hui. 

https://artengreve.com/
Interface de la plateforme Art en grève ©Art en grève

Enfin, de multiples travailleuses et travailleurs de l’art n’appartenant pas directement à une structure les employant se mobilisent depuis les préparatifs du 5 décembre. Beaucoup ont répondu à l’appel « Art en grève » initié par plusieurs collectifs abordant de nombreuses questions politiques et sociales quant aux conditions de production de l’art, comme La Buse travailleu·r·se·s de l’art, Documentations.art, La Part des Femmes, Économie solidaire de l’Art, rapidement rejoints par des organisations syndicales et politiques comme le Syndicat National des Artistes Plasticiens – CGT ou l’équipe culture de la France Insoumise. Largement relayé et signé, cet appel entend clairement que la retraite par capitalisation est également une quasi impossibilité pour de nombreuses profession de l’art d’exercer leur métier. En effet, lorsque Édouard Philippe annonce une retraite minimum de 1000€ pour toutes les carrières complètes, comment appliquer cela à des professions ponctuées de trous dans les périodes de travail rémunérées inhérents à ces types de travail ? Plus que sur la seule question des retraites, c’est également un mouvement voulant se battre contre l’importante précarité d’une multitude de professions aux statuts instables et souvent de fortune faute de mieux qu’illustre la longue énumération de métiers en tête d’appel.

Ce qui lie cette infinie liste de signataires sur la page de la plateforme d’Art en grève aux travailleuses et travailleurs de l’opéra, c’est une volonté de faire reconnaître aux yeux de toutes et tous, et plus spécifiquement du gouvernement, que l’ensemble de ces pratiques sont un travail. Certes, il implique une passion, poussant surtout à ne pas compter ses heures, d’autant quand elles ne sont pas rémunérées, mais il n’est pas exclu des réalités matérielles et financières du monde du travail. Si la grève de l’Opéra de Paris, désormais la plus longue de son histoire le rappelle clairement en ayant occasionné plus de 12 millions d’euros de pertes à son institution, il peut être plus compliqué pour de nombreuses autres professions précaires de trouver les moyens d’entrer en lutte d’où une réflexion au cœur d’Art en grève qui propose des pistes de lutte pour ses différentes composantes, et plus largement pour l’ensemble des professions de la culture mobilisées, réunies en assemblée générale le 6 janvier dans la salle du théâtre Traversière dans le 12ème arrondissement de Paris, complètement remplie pour l’occasion.

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Assemblée générale des travailleurs de la Culture le 06/01/20, Théâtre Traversière, Paris 12e ©CGT BNF

Ainsi, la performance des danseuses de l’Opéra de Paris en grève le 24 décembre dernier a brillé d’une pertinence caractéristique aux temps présents. D’un côté, la banderole « La culture en danger » met en lumière les difficultés grandissantes de tout un secteur du service public essentiel à l’émancipation individuelle et collective que les derniers gouvernements libéraux successifs abandonnent et laissent pourrir les uns après les autres par manque d’investissement et de projet et surtout pour des considérations comptables et des yeux doux faits aux grandes entreprises et mécènes privés. De l’autre, elles rappellent la nécessité d’un système permettant à l’ensemble des travailleuses et des travailleurs de pouvoir accomplir leur travail dans de bonnes conditions, par respect pour elles et eux mais également pour que ce dit travail puisse être bien accompli. En refusant la concession égoïste du gouvernement de n’appliquer la réforme qu’aux générations futures et en exigeant que leur régime soit étendu aux autres personnels de l’opéra, c’est aussi la nécessité d’une société solidaire qu’ils soulignent. A leur manière, ces danseuses nous ont offert de quoi réaffirmer ce qu’est la grève: un temps autre, libéré de la temporalité laborieuse habituelle. Il permet de lutter mais est également propice à des surgissements inhabituels et poétiques. On pourrait y voir une force de la poésie et du spectacle qui réchauffent les cœurs en temps de lutte et effraient les gouvernements qui essaient vite et vainement d’en acheter les auteurs. Quoi qu’il arrive, ce qu’il s’est passé sur le parvis de l’opéra Garnier le 24 décembre 2019 était en rupture totale avec un néolibéralisme aveugle, cupide, brutal qui n’a de cesse d’isoler et d’écraser les corps et les imaginaires pour chercher toujours, partout, comment les marchandiser encore plus.

Insurrections : comment vaincre la tyrannie du « Et après » ?

En 2019, tandis que révoltes et insurrections ont grondé à travers le monde (France, Haïti, Liban, Équateur, Chili, Irak…), le premier réflexe a consisté à interroger les causes de ce soulèvement généralisé. Par-delà les divergences nationales, ce sont en effet les inégalités économiques et sociales ainsi que la confiscation de la souveraineté populaire qui se sont révélées être au cœur des mobilisations. Mais à l’examen des raisons a symétriquement répondu l’heure du « bilan », qui voulait, comme à chaque fois, mettre les luttes au passé, faire résonner la redoutable logique du « Et après ? » et reconduire vers les routes de la servitude et de la résignation. Un certain ton qu’il est urgent de combattre, en proposant une véritable politique du présent, capable d’interrompre le cours de l’histoire et d’opposer au « à quoi bon ? » le pouvoir de l’action.


La tyrannie du « Et après ? »

Les réflexions interrogeant la postérité des soulèvements contemporains ne se sont pas fait attendre. Elles n’en demeuraient pas moins investies, pour la plupart, d’un postulat fondamental : l’événement était clos, désormais terminé. À l’embrasement médiatique et politique succédait l’analyse froide et rigoureuse ; derrière un souci de « compréhension », le discours venait pourtant camoufler le visage de la réaction. On reprochait la violence des manifestants, on pointait l’absence de débouchés institutionnels et l’impossibilité de désigner des représentants, on soulignait la proportion moindre des insurgés au regard de la population moyenne, on affirmait l’essoufflement des mouvements mais l’on saluait les « avancées » octroyées par un pouvoir en place, qui avait « entendu son peuple », on invitait enfin au retour à l’ordre. Et c’est bien ce dernier qui couve en secret la question « Et après ? ». En faisant jouer le soulèvement selon ses propres règles, elle emprisonne la contestation et prétend pointer ses « contradictions ».  Révolte adolescente incapable de se « structurer », elle ne serait que puissance de négation, sans affirmation. Preuve en est, lorsqu’on l’invitait à comparaître au tribunal de l’opinion et de la raison, elle était piégée dans une impasse : si elle se refusait à venir, elle était coupable et désavouait « le dialogue » ; si elle acceptait, ses demandes étaient jugées « floues » ou « trop radicales ». Pis encore cependant, en se pliant aux règles du jeu, elle se compromettait et oubliait sa nature : celle qui exige, non le désordre, mais la sortie de cet ordre-ci – de l’ordre, qui toujours demande « Et après ? ».

« C’est bien l’ordre que couve en secret la question « Et après ? ». En faisant jouer le soulèvement selon ses propres règles, elle emprisonne la contestation et prétend pointer ses contradictions. »

Mais comment alors éviter l’impasse – ou plus exactement, ce qui nous est présenté comme une impasse ? En récusant précisément la fuite en avant, qui offre au futur seul le privilège du jugement. « Même si toutes ces révoltes n’aboutissent pas à une victoire des contestataires, que changent-elles dans l’histoire ? » pouvait-on, par exemple, lire dans la presse [2]. Manière subtile de reconnaître les « secousses » provoquées par les vagues de soulèvements, tout en admettant leurs défaites – ou renvoyant, au mieux, leurs effets à des éléments sédimentés qui « un jour » peut-être se concrétiseront. Un bilan toujours démobilisateur, qui renvoie les insurgés à leur incomplétude et les place immédiatement sous le signe du « manque », de même qu’il contraint les plus farouches enthousiastes à l’attentisme : « Tu verras que les choses vont changer. » ; « La politique, c’est aussi le temps long » ; « Les effets sont invisibles, mais ils seront là. » Parier sur l’avenir, la tentation est toujours grande ; mais derrière l’horizon radieux s’abrite un cadre d’intelligibilité auquel il s’agit désormais de faire l’effort de résister car il prive la réflexion d’un espace précieux. Interroger pleinement les « soulèvements » impose d’admettre une autre grammaire temporelle qui diffère de celle qui règne partout en maître. Un pas de côté qui exige de dénaturaliser l’ordre des temps dont avons hérité, depuis l’affirmation du régime moderne d’historicité [3], tout entier pensé sur le modèle de la linéarité. En d’autres termes, admettre qu’il est possible de penser autrement l’articulation entre passé, présent et futur : ces trois « temps » pouvant se succéder sur le modèle traditionnel « avant / pendant / après », mais aussi – et surtout – se superposer au profit d’un présent agissant synthétisant, au moment de l’action, le passé des luttes inachevées, le présent d’un cri de révolte et le futur déjà anticipé d’un ordre juste.

« En s’arrachant aux lois du temps, l’insurrection instaure une suspension, devrait-on dire une respiration. Elle mérite alors d’être considérée à la lueur de son seul passage, venant lézarder l’oppressante précipitation de la modernité. »

Renouer avec une pensée et une politique du présent, c’est accepter de considérer l’insurrection, non du point de vue du devenir, mais selon les modalités du « surgissement » et de « l’événement ». C’est aussi conjuguer une dynamique de prévisibilité – il y a en effet des conditions matérielles et objectives aux « révoltes », qu’une analyse sociologique peut explorer – et un « sursaut » imprévisible, qui porte en lui, le geste politique par excellence : celui capable d’interrompre le cours du monde. En s’arrachant aux lois du temps, l’insurrection instaure une suspension, devrait-on dire une respiration.

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Barricade de la Commune de Paris, 18 Mars 1871. Anonyme.

Elle mérite alors d’être considérée à la lueur de son seul passage, à l’image de la passante baudelairienne, un éclair… puis la nuit, qui appartient à ce même registre de la circonstance, venant lézarder l’oppressante précipitation de la modernité. Face à l’événement, la seule attitude qui vaille est celle qui ne s’empresse pas d’exiger des preuves et des explications, mais celle qui reconnaît son caractère politique, entreprend de répondre à son appel et enfin de lui rendre justice. Car demander « Et après ? », c’est déjà perpétuer une injustice : celle de la mise au passé et de l’oubli, qui voudrait tourner la page, sans entendre ce « nouveau-né qui crie dans les couches sales de l’époque » [4] et sans comprendre que ce sont ceux pour qui « le rapport au futur s’est refermé » [5] qui voient alors le jour. Celle aussi qui dissout la singularité du présent et ne jure que par les systèmes explicatifs. Quand se glisse parmi les insurgés l’accusation « c’est la faute du système », on n’imagine pas combien, ils touchent à une réalité plus profonde encore que la simple dénonciation d’une oligarchisation croissante des sociétés. Ils savent que l’ordre déteste le droit à l’existence, qui vient bousculer ses catégories.

« Lorsque Marx invite à considérer la Commune, d’abord selon « son existence même », il esquisse les prémices de cette politique du présent, qui au-delà de son souci de justice, est aussi une lutte contre les prophètes de la défaite anticipée et de l’alternative avortée. »

Et lorsque Marx invite à considérer la Commune, d’abord selon « son existence même » [5], il esquisse les prémices de cette politique du présent, qui au-delà de son souci de justice, est aussi une lutte contre les prophètes de la défaite anticipée et de l’alternative avortée. Un combat qu’il faut encore aujourd’hui mener pour empêcher qu’aux soulèvements succèdent l’amer sentiment du « retour au même » et l’impossibilité d’agir pour « changer l’histoire ».

L’insurrection contre l’histoire

Comment agir, en effet, face au scandale de la répétition ? Walter Benjamin, dans ses fulgurantes « Thèses sur le concept d’histoire » (1940), offre une réponse en esquissant les contours d’un marxisme hétérodoxe, capable de s’émanciper de la tradition hégélienne, ayant précipité le dix-neuvième siècle dans la « marche de l’Histoire ». Loin de s’enfermer dans des spéculations philosophiques, c’est face à la brutalité de l’époque – victoire du nazisme, échec de la social-démocratie allemande, signature du pacte germano-soviétique en 1939, perçu comme le mariage entre le fascisme et le communisme – que le théoricien de l’École de Francfort délivre dans l’urgence « le texte le plus important de la théorie révolutionnaire depuis les célèbres Thèses sur Feuerbach (1845) » [6], selon Michael Löwy, avant de se suicider à Port-Bou en 1940, pour échapper à la police allemande.

La durée poignardée
La durée poignardée, Magritte, Huile sur toile, 1938.

En 2019, ses intuitions demeurent intemporelles et témoignent de ce même paradoxe : tandis que l’histoire se présente comme moteur, comme progrès, comme accomplissement, la voici qui, suivant si bien son cours, délaisse les hommes, dépassés par le torrent de son immense machinerie. Tout en se poursuivant, elle répète inlassablement la même logique ; sa force révolutionnaire se mue en force conservatrice. Et si Marx affirmait que « les révolutions sont les locomotives de l’histoire », Benjamin soutient désormais qu’elles sont devenues « le frein d’urgence » pour stopper ce train sans conducteur.

 

« Face à l’histoire « En Marche », qui n’est plus qu’une illusion pour justifier l’éternel retour de la domination, Walter Benjamin oppose la radicalité du geste insurrectionnel. Il écrit : « Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. »

Face à l’histoire « En Marche », qui n’est plus qu’une illusion pour justifier l’éternel retour de la domination, comme en atteste plus lourdement encore l’heureuse postérité partisane de l’expression, Benjamin oppose ainsi la radicalité du geste insurrectionnel. Il écrit : « Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. La Grande Révolution introduisit un nouveau calendrier. (…) Au soir du premier jour de combat [de la révolution de Juillet], on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur les horloges. » [7] Au jour de la première mobilisation des Gilets Jaunes, on déclara aussi Acte I. Sur les places occupées, on retrouvait des inscriptions sur les sols, An Zéro. Une manifestation alternative du temps qui « sort » de l’histoire : « the time is out of joint, le temps est hors de ses gonds » [8] dira Derrida, citant l’Hamlet de Shakespeare. Au cœur de cette échappée, ce qui se joue, c’est à chaque fois le possible – possible qui n’a rien d’un utopique avenir, mais qui s’inscrit dans la chair du présent – Présent, qui n’a rien de l’étroit présentisme auquel nous devrions être aujourd’hui bornés. S’insurger contre l’histoire, c’est alors reprendre son droit et son pouvoir d’agir ; c’est affirmer avec la clairvoyance de Benjamin que « la politique prime désormais l’histoire » et qu’il s’agit de renverser le cadeau empoisonné de la modernité.

« Changer l’histoire, ce n’est donc plus changer son cours, mais changer profondément notre rapport à cette dernière afin qu’elle cesse d’être un registre d’accusations, une locomotive infernale, ou un horizon apocalyptique. »

Changer l’histoire, ce n’est donc plus changer son cours, mais changer profondément notre rapport à cette dernière afin qu’elle cesse d’être un registre d’accusations (il faudrait « apprendre des erreurs du passé »), une locomotive infernale (il faudrait « aller de l’avant », sans qu’on sache jamais ce qu’il y a devant), ou un horizon apocalyptique (il n’y aurait plus rien à faire, puisque « nous courrons à notre perte »). Aussi différents ses visages puissent-ils paraître, ils relèvent tous de cette conception linéaire de l’histoire, où rien ne peut véritablement venir s’interposer. Or penser l’histoire, c’est précisément penser la latitude d’action qu’il est permis à l’homme d’espérer. Actuellement, force est de constater l’étroitesse des rives qui nous est imposée et la nécessité de reconquérir le lieu du présent, ou plus exactement de l’ « à-présent » pour reprendre Benjamin. « Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé d’ « à-présent », qu’il arrachait au continuum de l’histoire. La Révolution française se comprenait comme une seconde Rome » [9] n’hésite pas à affirmer le théoricien de Francfort, réunissant ainsi deux exigences : celle d’agir, maintenant, au temps de l’aujourd’hui et celle de ne pas abandonner les soulèvements « passés », qu’aucun « Et après ? » ne sera parvenu à dissoudre dans l’oubli.

La mémoire, Magritte
La mémoire, Magritte, Huile sur toile, 1948.

Une fraternité des morts et des vivants s’installe avec Benjamin, entourant l’engagement révolutionnaire d’une responsabilité plus grande encore que celle du seul homme qui dit non. Il s’agit de dire ce « nous » d’à travers le temps, pour se donner le courage de la lutte. Impossible alors de trahir ceux qui nous ont précédés et de baisser les armes. Pas de posture révérencieuse cependant, ou pire mimétique, car notre unique chance est celle de vivre « stratégiquement » au présent. Dérober au « no future » l’énergie de sa révolte ; substituer à sa négativité absolue l’espoir rédempteur d’une autre révolution. Et si l’invocation de « l’espoir » paraît bien anachronique, en ces temps où sévissent les prophètes du vide contemporain, il faut rappeler que ce dernier n’a cessé d’être étouffé sous les coups répétés de leurs « Et après ? » et qu’il ne pourra être retrouvé qu’à condition de changer de matrice historique, au cœur de laquelle l’utopie pourra se manifester comme « un espoir vécu sur le mode de l’aujourd’hui » [10].

La lutte des histoires

Mais alors l’histoire joue-t-elle avec ou contre nous ? Pour répondre, il faut échapper au choix binaire : l’histoire est d’abord contre nous, avant d’être avec nous. C’est à partir de cette « conscience historique » que doit se réinventer l’engagement politique – et, in extenso, l’engagement révolutionnaire. Plutôt qu’une « lutte des classes », proposition est faite de parler de « lutte des histoires » pour caractériser l’affrontement qui se cristallise lors des vagues d’insurrections.

« En défiant « l’histoire de la conservation », les insurgés ouvriraient une brèche à « l’histoire de l’émancipation ». Cette dernière n’étant pas un continuum, mais le produit d’interruptions répétées, qui rejouent, à chaque fois, la possibilité d’un basculement. Elle aurait son temps, sa mémoire, son mouvement et sa fonction propre : elle écrirait au cœur du réel l’alternative. »

En défiant « l’histoire de la conservation », les insurgés ouvriraient une brèche à « l’histoire de l’émancipation ». Cette dernière n’étant pas un continuum, mais le produit d’interruptions répétées, qui rejouent, à chaque fois, la possibilité d’un basculement. Elle aurait son temps, sa mémoire, son mouvement et sa fonction propre : elle écrirait au cœur du réel l’alternative. Et pour les plus sceptiques, qui demanderait encore avec une inquiétude toute légitime « Mais concrètement ? », il convient de leur rappeler que notre premier défi n’est pas celui de suggérer des « suites » aux mobilisations mais de combattre la résignation. À mesure que faiblira le sentiment de dépossession, grandira le potentiel d’invention. Chaque soulèvement est alors d’abord le lieu d’une rencontre ; chaque appel pour « en être » est la possibilité de faire l’expérience d’un autre monde. « Un autre monde est possible, mais il est dans celui-ci », insistait déjà Paul Éluard. Et ce n’est ainsi pas un hasard, si lorsqu’on échange avec les insurgés, il se tisse d’abord une parole pour dire l’intensité d’un vécu partagé, avant celle qui veut préciser un horizon programmatique. Aussi insuffisant cela puisse-t-il paraître pour certains, quand le contemporain a choisi les biens plutôt que les liens [11], la force de se réunir et de se parler est déjà subversive.

Au mouvement du « faire » répond celui du « raconter » ; car la lutte des histoires est aussi une lutte des récits, des « grands » comme des « petits », qui ne se contentent pas d’être de simples auxiliaires de l’action. Dire c’est faire exister, mais c’est surtout résister au silence. Une parole qui trouve naissance au cœur même de la mobilisation, et qui, contrairement à ce que l’on croit, ne s’évanouit jamais après. Elle se transforme pour rejoindre l’espace littéraire, qui préserve une mémoire vivante. Dans toutes les traces écrites se lit la possibilité de la conjonction des temps : passé simple devenu présent, conjurant la distance entre les siècles.

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14 juillet 1789, Monument à la République. © Teofilo

Lorsqu’Éric Vuillard « raconte » le 14 Juillet, il fait bien davantage que dépouiller des archives, il leur redonne vie. Alors que les preneurs de la Bastille s’essaient à attraper un bout de papier, tendu par un garde de la prison, en traversant une planche suspendue aussi du vide, la voix du narrateur revient : « C’est que depuis des siècles on l’attendait ce petit mot, un mot d’excuse peut-être, qui nous soufflerait que tout est fini, qu’on allait enfin partager, que ç’avait été une mauvaise blague, l’Histoire, qu’on y reviendrait plus, qu’à présent, on pouvait sortir tranquillement des tableaux de Le Nain et des chansons à boire, que c’en était terminé des salaires de misères, du mépris. » [12]

« C’est que depuis des siècles on l’attendait ce petit mot, un mot d’excuse peut-être, qui nous soufflerait que tout est fini, qu’on allait enfin partager, que ç’avait été une mauvaise blague, l’Histoire, qu’on y reviendrait plus, qu’à présent, on pouvait sortir tranquillement des tableaux de Le Nain et des chansons à boire, que c’en était terminé des salaires de misères, du mépris. »

Difficile de nier le pouvoir d’entraînement de telles lignes, qui participent doublement du mouvement de l’histoire : à la fois comme « souvenir » d’un soulèvement et comme « étincelle » capable d’allumer un autre brasier. En redonnant une place ainsi qu’une effectivité aux récits et en maintenant l’exigence d’une parole qu’on oserait dire « prophétique », il devient possible de reconquérir une marge de manœuvre, une marge de « discours » capable de faire taire l’insupportable langue, qui à force de ressasser ses vérités est parvenue à les rendre réelles.

Aux enfants de la « fin de l’histoire » sont alors dédiées tout particulièrement ces réflexions. Car il est une génération à laquelle on répète depuis qu’elle est en âge de penser, qu’elle est née au cœur d’une époque terminale et qui pour « commencer » à parler doit sans cesse se justifier. Commencer par dire que « c’était la fin », mais que finalement « ce n’est pas la fin ». Un vieux sortilège, qui sévit déjà depuis les années 1950 comme en témoigne Derrida, lorsqu’il raconte qu’il a lui-aussi été nourri par ce « pain d’apocalypse » [13]. Il serait trop long d’interroger en profondeur la persistance de ce discours de la fin ; à défaut, il est utile de mettre en garde contre le piège qu’il nous tend. Car en le perpétuant, même pour s’y opposer, nous entretenons son influence. Nous admettons implicitement qu’il avait « raison » et qu’une énergie historique s’était effondrée.

« Désormais, il faudrait brandir « la fin de la fin ». […] En formulant ainsi nos revendications, nous nous condamnons, insidieusement, à la répétition.  En reprenant le même schéma que celui de nos adversaires, nous nous rendons tributaires de leur logiciel historique. »

Nous acceptons aussi le rapport de force, « l’histoire de la conservation » aurait triomphé et désormais tels de valeureux chevaliers, il faudrait brandir « la fin de la fin ». Si je partage le combat qui sous-tend cet étendard – à savoir, celui de rendre aux sujets historiques la puissance d’agir et de transformer l’ordre existant –, il me paraît qu’en formulant ainsi nos revendications, nous nous condamnons, insidieusement, à la répétition.  En reprenant le même schéma que celui de nos adversaires, nous nous rendons tributaires de leur logiciel historique. Nous poursuivons la course en avant, nous prenons le risque qu’après « la fin », la pièce « recommence », comme un mauvais drame dans un théâtre de boulevard, et qu’en dépit du changement d’acteurs, le décor demeure identique.

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Walter Benjamin, Plaque commémorative, 10 rue Dombasle, Paris 15ème. © Gilles Mairet

Or, ce dont nous avons besoin, c’est d’un sursaut de la pensée pour s’arracher aux grilles qui l’emprisonnent, d’un pouvoir d’invention pratique et théorique pour lutter contre la perpétuation des injustices, d’une voix qui aura compris l’avertissement de Benjamin – « Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe » –, d’un corps qui osera l’aventure.

« Prends garde c’est l’instant où se rompent les digues
C’est l’instant échappé aux processions du temps
Où l’on joue une aurore contre une naissance. »

Paul Éluard, « L’aventure », Les Mains Libres, 1937.

 


[1] W. Benjamin, « Thèse XV », « Sur le concept d’histoire », in : Oeuvres, Tome III, Paris, Gallimard, p. 440.

[2] « Liban, Chili, Hong-Kong, Soudan… Pourquoi le monde est-il en train de se soulever ? », France Info, 27 octobre 2019.

[3] Voir à ce sujet les travaux de F. Hartog, Temps, histoire, régimes d’historicité, Paris, Points, 2003 (préface de 2012).

[4] W. Benjamin, « Expérience et pauvreté » (1933), in: Po&sie , n° 51, tr. fr. P. Beck, B. Stiegler, p.73.

[5] L. Jeanpierre, In Girum, Les leçons politiques des ronds-points, La Découverte, Paris, 2019, p.181.

[5] K. Marx, La guerre civile en France (La Commune de Paris), 1871, p.55. [éd. numérique]

[6] M. Löwy, « Pessimisme révolutionnaire. Le marxisme romantique de Walter Benjamin », Cités, vol.74, 2018, p.99.

[7] W. Benjamin, « Thèse XV », « Sur le concept d’histoire », in : Oeuvres, Tome III, Paris, Gallimard, p. 440.

[8] J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p.42.

[9] W. Benjamin, « Thèse XIV », « Sur le concept d’histoire », in : Oeuvres, Tome III, Paris, Gallimard, p. 439.

[10] S. Moses, L’Ange de l’Histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Le Seuil, 1992, p.145.

[11] Expression empruntée à F. Ruffin, Il est où le bonheur, Paris, Les liens qui libèrent, 2019.

[12] E. Vuillard, 14 juillet, Paris, Actes Sud, 2016, p.163.

[13] J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p.37.

 

« Sans planète, pas de retraite », ou le sens des priorités

©Lucas Taffin

Comme le reste de la France, le mouvement écologiste issu des marches pour le climat est traversé par le débat actuel sur la réforme des retraites. Un slogan tend notamment à revenir : « sans planète, pas de retraite ». S’il pointe avec justesse la négligence de la question écologique dans le projet de loi, négligence systématique du gouvernement actuel, ce slogan contient en creux l’idée qu’il faudrait en premier lieu s’occuper de l’environnement, avant de songer aux retraites. C’est pourtant de front que les luttes doivent se mener, car la société qui fera face aux conséquences du réchauffement climatique et de la chute de la biodiversité se construit notamment au travers de la question des retraites. L’écologie n’est pas un sujet à part, mais est une constante à intégrer dans tous les sujets de société.


Le mouvement social actuel contre le projet de réforme des retraites, issu d’un rapport dont l’auteur a été poussé à la démission à la suite de la révélation dans la presse de ses liens avec le milieu de l’assurance privée, porte au centre des débats et des esprits la question de l’organisation sociale du maintien des conditions matérielles d’existence lorsque le travail n’est plus une option. Ce débat traverse également ce qui a été nommé le « mouvement climat », à savoir les réseaux militants tissés autour des marches pour le climat et du mouvement Youth for Climate, et par extension l’effet de leur existence, à savoir l’ancrage des problématiques écologiques dans la société au sens large.

Cet ancrage a des effets notablement contrastés. D’une part, la critique systémique des effets écocides du capitalisme de notre époque est de plus en plus présente. D’autre part, Volkswagen, qui il y a seulement quatre ans truquait les tests d’émission de gaz polluants de ses véhicules diesel, diffuse aujourd’hui des spots de publicité vantant son objectif de neutralité carbone en 2025. Cette ambiguïté est le résultat logique d’un mouvement aussi composite, ayant vanté à ses débuts son « apolitisme » avant de préférer se décrire comme « apartisan ». Comme un symbole, la figure de proue du mouvement Youth for Climate Greta Thunberg appelle les politiques à écouter les scientifiques, mais ne prend pas position lorsqu’elle est interrogée sur le CETA à l’Assemblée nationale française. Tout se passe comme si les faits de dégradation de l’environnement décrits scientifiquement dans les rapports du Groupement international d’experts sur le climat (GIEC) et la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (PIBSE) se suffisaient à eux-mêmes, et qu’un subtil dosage entre réforme et capitalisme vert émergerait de lui-même pour peu que les politiques prennent enfin le problème au sérieux.

Ce n’est évidemment pas le cas. Le débat sur la réforme des retraites offre l’occasion de poser les questions permettant de traduire l’écologie en actes. Qu’est-ce que le système de retraites d’une société écologique ? En premier lieu, ce n’est pas le système proposé par le gouvernement : Reporterre montrait le 4 décembre que la reforme aggraverait la crise écologique en poussant à travailler plus pour cotiser plus, et que la limite de la part des retraites à 14% du PIB forcerait de faire grossir le montant de ce dernier pour distribuer des pensions équivalentes à des retraités dont le nombre va augmenter. Pierre Gilbert pointe récemment dans LVSL la dimension anti-écologique de la retraite par capitalisation, les fonds de pension et les mécanismes de la finance ayant tendance à favoriser des investissements climaticides.

Par ailleurs, le texte de Désobéissance écolo Paris relayé par Grozeille appelle quant à lui à dépasser l’idée même de retraite pour tendre vers la création d’un « temps libre de masse » fondé sur la redistribution de la richesse déjà produite ainsi que sur une diminution du temps de travail. Si ce dernier texte propose une perspective intéressante sur l’évolution sociale profonde qu’impliquera une transformation écologique de la société, il fait néanmoins l’impasse sur les moyens de sa réalisation. Son approche radicale appelle à oublier la « socialisation des solidarités sous contrôle de l’État », mais ne propose en retour qu’un « tissu de solidarités » un peu abstrait, dont on comprend qu’il passe par un rétablissement de la décision politique à une échelle plus locale. Or, face à l’hégémonie culturelle du néolibéralisme, un tel projet risque malheureusement de rester lettre morte.

Pour conquérir une hégémonie culturelle écologique, il peut être utile de partir non pas des faits scientifiques en général, mais de leur traduction dans le quotidien des années à venir. L’effritement mondial des conditions environnementales de la vie humaine est décrit par un ensemble de données abstraites et complexe. Expliciter leurs potentielles conséquences est un exercice périlleux, qui peut notamment mener à des conclusions terrifiantes, pouvant avoir un effet paralysant dévastateur sur l’action politique. Or, un doctorat de physique n’est pas nécessaire pour se rendre compte des effets du changement climatique et de la dégradation de la biodiversité. Les insectes disparaissent et avec eux les oiseaux des campagnes, qui sont par conséquent envahies d’un silence qui perturbe les oreilles averties. Par ailleurs, chaque semaine porte son lot d’événements climatiques extrêmes. Rien qu’en France : coups de vent violents dans l’ouest la semaine dernière, pluies torrentielles dans le sud-est il y a quelques semaines, sécheresses et canicules de cet été, ouragan Irma l’an dernier.

Le quotidien empiriquement observable permet donc de prendre acte du fait que ce monde de crise environnementale existentielle est déjà le nôtre, et de décider d’agir en conséquence. La pression environnementale est déjà là, et elle va s’accentuer. Pour citer Henri de Castries, PDG d’Axa : « Un monde à +4 degrés est n’est pas assurable ». Cette phrase devenue célèbre ne doit pas être interprétée comme le reflet d’une prise de conscience humaniste au sein du CAC40, mais d’une prise de conscience des limites du système assurant une relative paix sociale. Lorsqu’une série de sécheresses aura brûlé les récoltes, que les épisodes cévenols s’étendront à l’automne entier, et que de brutales gelées atteindront les cultures et les infrastructures, c’est la banqueroute qui guette le système d’assurances privées, et donc la mise en échec de la fonction qui justifie son existence. Henri de Castries ne veut pas sauver le monde, il veut sauver son industrie.

Comment ce choc sera-t-il absorbé au niveau de la société ? Il y a grosso modo deux voies : chacun pour soi ou toutes et tous ensemble. Soit les systèmes de solidarités se dissolvent, et chacun doit gérer comme il le peut sa maison détruite, sa route défoncée, son champ infertile. Dans ce cas, les personnes en ayant les moyens se barricadent dans des îlots où elles peuvent maintenir leur niveau de vie pendant que le reste sombre. C’est le sens des investissements actuellement observés par exemple en Nouvelle-Zélande. Soit, au contraire, les systèmes de solidarité se réinventent, se renforcent, et permettent d’organiser une gestion de crise collective, inventant en actes cette société écologique que les militantes et militants du mouvement climat, dans leur diversité, appellent de leurs vœux.

Ce qui nous ramène à la question des retraites et au projet du gouvernement. Individualisation du rapport à la cotisation par la mise en place d’un système par points, appui sur le productivisme, baisse généralisée des pensions, encouragement de la retraite par capitalisation, tout dans ce projet converge vers l’option « chacun pour soi ». Un tel programme est déjà difficile à accepter dans le cadre d’une société prospère, sur laquelle ne planerait aucune menace existentielle. Dans le cadre qui est le nôtre aujourd’hui, où s’avance de plus en plus clairement une telle menace, ce programme est au mieux le signe d’une ignorance crasse, au pire le signe d’une indifférence criminelle qui accepte avec une sérénité toute macroniste la mise en danger voire la disparition d’une grande partie de la population. Une forme originale de fascisme poli, qu’il est nécessaire voire vital de contrer et de remplacer par un mode de gouvernance qui reste à inventer certes, mais qui fasse une large part à toutes les formes envisageables de solidarité collective, locales comme étatiques.

Ainsi, s’il n’y a pas de retraites sans planète vivable, il n’y a pas non plus de planète vivable sans retraites. C’est en portant une vision de la société écologique, sociale et solidaire complète et offensive que le mouvement syndical, le mouvement climat, les gilets jaunes et les forces progressistes parviendront à conquérir l’hégémonie culturelle nécessaire à leur accès au pouvoir. La crise climatique et environnementale redonne du sens à l’engagement politique, qui se vit à nouveau dans de larges parts de la société non plus comme un engagement idéologique, mais à juste titre comme un réflexe de survie. Pour parvenir à mettre en défaite ce projet de loi et les futures attaques contre les biens communs et les systèmes de solidarités collectives, il est nécessaire de penser les retraites avec une forme de pragmatisme radical, fondé sur un paradigme affirmant sur un plan anthropologique la volonté de protéger les membres de la société les plus vulnérables. Dans cette optique, la retraite sera un mécanisme d’entraide dans la crise écologique présente et à venir, ou ne sera pas.

Les conditions d’un Front populaire écologiste

©Anton Virtanen Gonneau

Depuis le début du mouvement de grève en France un serpent de mer louvoie dans le cortège. Comment incarner l’appétit de justice écologique et sociale qui s’est ouvert dans le pays au cours des 12 derniers mois ? Tribune de Brice Montagne, collectif National Diem25 France.


Depuis plusieurs mois un mot clef revient de manière insistante sur toutes les lèvres : Le Front populaire ! Cet objet hybride de la vie politique française mi-populiste (il s’est forgé dans la rue) mi-union des gauches (il a bien fallu que les partis se mettent autour de la table) ne revient pas par hasard dans l’imaginaire commun. La société aujourd’hui comme dans les années 1930 retient son souffle, nous sommes à l’aube de grands bouleversements, et intimement chacun et chacune sait que la force collective est le seul moyen de sortir grandi de ces changements à venir. Mais le passé est source de leçons, non seulement en exemples réussis, mais aussi en échecs à ne pas reproduire. Quels sont donc les conditions d’un Front populaire écologiste dans les années qui viennent ?

La première différence avec le Front populaire original est évidemment la dimension écologiste. Un Green New Deal ambitieux à la hauteur de la proposition du Parti travailliste ou des Démocrates socialistes américains est un préalable essentiel si l’on veut répondre à la plus grande menace qui pèse sur notre société. Ce Green New Deal ne peut être un attelage de mesurettes comme l’est le Green Deal de la Commission européenne, il doit être un 1er pas radical vers la sortie du capitalisme productiviste et répondre frontalement à la question qui agite toujours nos sociétés : Qui possède les moyens de production ? Ou plutôt qui possède les moyens de la domination économique, politique ou culturelle ? Lier la transformation écologique à cette question est une condition sine qua non pour que cette transition soit socialement juste, pour qu’elle soit démocratiquement possible.

Le second point qui est essentiel est celui de l’architecture de ce FPE. L’union des gauches du 20ème siècle a vécu, l’heure est au mouvementisme. Les temps ont changé, mais demain tout ira mieux tu verras. En effet, des expériences municipalistes comme Barcelone en Comú nous viennent des exemples édifiants d’architectures de mouvements qui favorisent la Confluence. La stratégie municipaliste qui bouillonne dans l’Hexagone à l’aube des municipales ne doit pas être qu’un simple hochet pour placer des pions mais doit servir de point de départ à la reconquête du pouvoir que la société appelle de ses vœux. Pour que cela se fasse il est essentiel que la coordination du FPE soit assurée par des citoyens tirés au sort ou élus et pas seulement par des représentants de partis et de la société civile.

Une fois cette étape franchie un FPE aura un nouvel obstacle à surmonter, la rédaction d’un programme commun ambitieux. Là encore les expériences récentes démontrent toute la faisabilité d’un comité de programme composé de citoyens tiré au sort et des représentants des parties prenantes. Un tel programme devra évidemment passer par une phase d’amendements en ligne dans laquelle le plus grand nombre pourra fournir des remarques et améliorations et être validé par un vote des citoyens et citoyennes.

Enfin, et seulement une fois tous ces préalables remplis, viendra le choix de l’incarnation du Front populaire écologiste. Le FPE sera bien inspiré de se pencher sur la méthode retenue à Toulouse par l’Archipel citoyen mêlant primaire élective, primaire tirée au sort et primaire par recommandation. En combinant tous ces aspects le Front populaire écologiste se donnera les moyens d’inclure des militants et militantes ayant fait leurs preuves dans les mouvements récents (Comité justice pour Adama, Gilets jaunes, Mouvement climat etc..). Cette inclusivité résolue du début à la fin de la méthode est la seule manière de faire tenir ensemble des intérêts politiques si divers. C’est aussi la seule méthode pour répondre simultanément aux menaces de fins de mois et aux menaces de fin du monde.

Concluons sur un dernier point. Les fronts populaires des années 30 étaient une réponse à la chute de l’Allemagne entre les mains du régime Nazi. Si le Front Populaire français a été pourvoyeur de bien des espoirs, le Frente popular espagnol lui n’a hélas pas été capable de juguler la montée du fascisme. Cet échec est au moins partiellement à mettre sur les épaules du Front Populaire français qui n’a pas été capable de soutenir son homonyme par delà les Pyrénées. Cet échec est à garder en tête car son ombre plane sur toute tentative de se confronter au capitalisme dans l’Europe du 21ème siècle. Un Front populaire écologiste qui se contenterait de bâtir un mouvement au niveau national sans être capable de susciter des manifestations de grande ampleur dans tous les pays voisins a toutes les chances de se transformer en désastre. Fort heureusement le mouvement des grèves pour le climat offre un signal fort que notre lutte peut transcender les frontières. Un souci intrinsèque de transnationalisme sera le plus sûr moyen de coincer l’establishment politique entre le marteau et l’enclume. Soyons stratégiques, la victoire sera nôtre.

La réforme des retraites est climaticide

En détruisant le système par répartition, la réforme des retraites favorise très fortement les mutuelles complémentaires privées. Les fonds de pension qui gèrent l’argent des mutuelles, comme l’américain BlackRock[1], sont d’ailleurs extrêmement actifs auprès du gouvernement. Pour le monde de la finance, c’est non seulement l’opportunité de planter ses crocs dans près de 340 milliards d’euros par an, mais aussi de solidifier coûte que coûte un système instable à deux doigts d’une nouvelle crise financière majeure. Or, si nous devions prendre des mesures adéquates pour réguler le changement climatique, comme laisser 80% des énergies fossiles dans le sol, le système financier deviendrait vulnérable, car beaucoup d’actifs perdraient de leur valeur (il s’agit des « stranded assets » ou « actifs échoués » en français). La crise financière qui s’en suivrait n’épargnerait personne et une partie de l’épargne des Français placée par les mutuelles privées se volatiliserait. Ainsi, cette réforme visant à passer à un système par capitalisation fait peser le double risque de remettre des pièces dans une finance organiquement anti-climat, et de rendre la protection de l’environnement incompatible avec le fait de toucher sa retraite. La véritable prise d’otage est là. Explications.


Les inégalités ont tué le dynamisme économique, la finance tente de cacher la réalité

A cause des politiques de rigueurs qui nous ont conduits à la récession, la finance utilise de nouveaux procédés pour masquer la réalité et maintenir à flot le navire boursier. Le premier moteur qui pousse le système financier sur une pente très glissante, ce sont les inégalités. En France, les rémunérations des dirigeants du CAC40 ont grimpé de 14,5% au semestre dernier. Depuis 2013, les versements de dividendes ont bondi de 60%. Parallèlement, on note une augmentation de 0,6 point du taux de pauvreté en France pour l’année 2018, et la précarité a explosé. L’essentiel de la classe moyenne est fragilisé : les prix des loyers augmentent dans les métropoles, la valeur patrimoniale des zones pavillonnaires, elle, s’écroule – la résidence principale, c’est 70% du patrimoine des déciles intermédiaires. La facture énergétique bondit à cause de l’ouverture à la concurrence. Le coût de l’usage de la voiture augmente alors qu’il faut désormais brader les diesels dont personne ne veut – la voiture, c’est entre 20% et 5% du patrimoine des déciles inférieurs. L’épargne populaire rapporte moins que ce que l’inflation fait perdre, sans compter les autres dégâts liés à une économie atone en proie au chômage de masse.

En 2017, le taux d’emploi équivalent temps plein (ETP) – le vrai indicateur du chômage – est de 53,1 % d’ETP pour les femmes en âge de travailler et 68,6 % pour les hommes (respectivement 59,4 % et 76,4 % aux USA). Autrement dit, si l’on compte tous les temps pleins et qu’on additionne les temps partiels pour en faire des équivalents temps plein, le manque de travail équivaut à 47% de la population féminine et 31% de la population masculine. Ce chômage structurel laisse entrevoir une autre réalité bien plus préoccupante à court terme : l’imminence d’une crise financière d’ampleur inégalée.

Une crise financière imminente

Le chômage et surtout les inégalités galopantes affaiblissent le marché intérieur, ce qui pousse à la crise de surproduction. La valeur produite par la société est transférée à l’oligarchie, engendrant la précarisation de la population. Les capacités de consommation diminuent alors que la productivité de l’économie réelle augmente, la machine se grève : c’est ce que Marx appelait la baisse tendancielle du taux de profit. On invente alors de nouveaux outils financiers pour prêter aux pauvres dans l’espoir de maintenir artificiellement la consommation (crédits à la consommation, crédits logement, bourse d’études dans les pays anglo-saxons…), qu’on s’empresse de titriser (faire un patchwork d’actions ou d’obligations au sein d’un même produit financier) et de ventiler à travers le système financier mondial, en espérant que ça passe. Lorsqu’on s’aperçoit que les crédits ne pourront pas être remboursés, c’est la crise. Cela fait sans bien sur penser à 2008, à juste titre. Sauf que visiblement les banques n’ont pas retenu la leçon et ont recommencé dans cette logique encore plus fortement.

Comme l’explique l’économiste Gaël Giraud, le ratio dette/PIB des États de la zone euro est passé d’environ 70 % à 90 % sous l’effet conjugué de l’augmentation des dépenses publiques liées aux politiques de relance et de la contraction des recettes fiscales due à la récession. Plus grave encore, la dette privée des entreprises et des ménages monte à 130% du PIB en zone euro.

Les investisseurs comptent sur les revenus de leurs investissements pour rembourser leurs dettes donc sur le dynamisme de l’économie réelle. Mais quand il n’y a plus de croissance, ou bien lorsqu’elle est trop faible, l’investisseur finit succomber sous ses propres dettes. S’en suit un cercle vicieux : non seulement il n’investit plus, ce qui aggrave le mal, mais il est contraint de vendre ses actifs financiers pour rembourser sa dette. Or une masse critique de revente d’actifs provoque une baisse brutale de leur valeur, et donc un krach.

Les banque comptent visiblement sur les États pour les sauver comme après 2008, puisque leurs niveaux de fonds propres demeurent largement insuffisants pour faire face à une nouvelle crise d’ampleur et que le fonds européen de stabilité financière demeure squelettique face aux enjeux. Le problème, c’est qu’entre temps les États ont été largement appauvris par leurs efforts… pour renflouer les banques.

Injecter de l’argent neuf dans le système pour tenter de rassurer les marchés

Il y a un schisme de réalité entre l’activité réelle et l’activité financière. Cette dernière brasse chaque jour 100 fois plus en valeur que les échanges qui correspondent à une activité réelle. Alors que des bulles spéculatives se font jour, comme la dette étudiante américaine, la bulle immobilière de la côte Sud-Est chinoise ou encore la solvabilité de pays comme l’Italie, il est devenu vital pour les banques de mettre la main sur de l’argent frais pour rafistoler leurs produits financiers bourrés de produits potentiellement toxiques et ainsi rassurer les investisseurs. Mais cela ne dure évidement qu’un laps de temps. Le monde de la finance est donc constamment contraint d’accaparer ce qui n’entrait auparavant pas dans la sphère marchande, comme nos retraites.

La réforme des retraites doit être l’occasion de mettre en œuvre un système par capitalisation, qui jusque-là, n’a pas réussi à s’implanter en France, et ce en dépit de nombreux dispositifs avantageux mis en place par les précédents gouvernements (dispositifs Madelin, Perco, Perp). Pas étonnant, puisque les mutuelles privées ont des frais de gestion en moyenne 5 fois plus élevés que ceux des caisses publiques. C’est logique, puisque les caisses de retraite publiques n’ont pas à rétribuer des actionnaires ou faire de la publicité, en plus de payer le personnel. Pour rester compétitives, donc, les mutuelles privées doivent proposer des taux importants à leurs clients, et donc prendre des risques sur les marchés. Or en France, nous sommes attachés à un système qui nous préserve de tout perdre en cas de mauvaise opération financière.

Mais pour les financiers, c’est une gabegie sans nom. L’argent de nos retraites ne passe pas par les marchés financiers sous forme d’épargne, contrairement au système qui domine dans d’autres pays, en particulier dans les pays anglo-saxons. Chez nous, chaque actif cotise chaque mois et cet argent va directement alimenter les retraites. Dans d’autres pays, chacun met de côté de l’argent chaque mois à la banque, dans une compagnie d’assurance ou chez un gestionnaire de fonds, qui bien souvent le placent en bourse pour gagner plus. C’est pourquoi on retrouve les lobbies de la finance à la manœuvre auprès du gouvernement français dans le cadre de cette réforme. Ainsi, comme le révèle Médiapart, l’américain BlackRock est particulièrement actif en la matière. Il s’agit de faire rentrer dans le casino du marché les quelque 340 milliards d’euros que représente chaque année l’argent qui passe par les caisses de retraite.

La finance est par essence anti-écologique

Si l’épargne des Français était placée sur les marchés par des fonds de pension, alors une partie importante servirait très certainement à financer des activités climaticides comme l’exploitation des énergies fossiles, et l’épargne serait de surcroît directement menacée si l’on décidait de mettre en place la transition écologique. Pourquoi donc ?

Comme on l’a vu, la finance s’expose à une crise à cause de la récession économique, car elle a organiquement besoin de croissance pour que les créanciers puissent payer leurs dettes. La croissance en elle-même est inenvisageable dans un monde fini, et celle-ci n’est pour l’instant pas découplée des émissions de carbone. En d’autres termes, à l’échelle mondiale, un point de PIB en plus émet à peu près la même quantité de carbone dans, puisque l’activité économique se base encore très largement sur des énergies fossiles.

D’ailleurs, on n’observe assez peu de signes de transition énergétique, et les banques continuent de financer massivement les fossiles. La plupart des banques européennes, et surtout françaises, ont dans leur bilan énormément d’actifs liés aux industries polluantes et aux hydrocarbures. C’est normal, puisque les actifs des banques sont le reflet de notre histoire. Mais loin de les remplacer au fur et à mesure par des actifs durables, elles contractent encore davantage d’actifs « bruns ».

Globalement, les niveaux de production d’énergies fossiles n’ont jamais été aussi élevés. La production de pétrole devrait augmenter de 43 % d’ici 2040 et de plus de 47 % pour le gaz selon l’Agence internationale de l’énergie. Ces projections s’appuient sur les tendances observées, mais ne tiennent visiblement pas compte de l’amoindrissement rapide des réserves, mais nous ne sommes certainement pas dans une logique de changement. D’ici 2030, le monde s’apprête à produire 50% d’énergie fossile en trop pour l’objectif 2°C, et 150% de trop pour 1,5°C. Le “production gap” le plus marqué concerne justement le charbon : la production prévue en 2030 excède de 150% le niveau compatible avec l’objectif de 2°C et de 280% celui pour l’objectif de 1,5°C.

Selon l’ONG Urgewald, plus de 1 000 projets de centrales ou unités de centrales à charbon supplémentaires ont été financés à hauteur de 745 milliards $. S’ils voyaient le jour, on produirait 28 % de charbon en plus. La Chine représente à elle seule 43% de la production mondiale de charbon et la plupart des projets d’ouverture de centrales. Entre janvier 2018 et juin 2019, Pékin a augmenté ses capacités de production électrique à base de charbon de 42,9 GW alors que le reste de monde réduisait ses capacités charbon de 8,1 GW. Mais ce n’est pas seulement elle qui les finance… Nos banques sont également largement responsables de cette situation.

Sortir des énergies fossiles menace le système financier d’un effondrement brutal

Pour rappel, les énergies fossiles représentent toujours 80 % de l’énergie primaire mondiale et contribuent à 75 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Si l’on voulait rester sous la barre des +2°C, et donc limiter les chances d’emballement climatique, il faudrait que 80% des réserves connues d’énergie fossile restent dans le sol.

Il faudrait donc faire du charbon et du pétrole des actifs échoués au plus vite, c’est-à-dire d’en interdire le commerce. Mais si nous faisons cela, une grande partie de nos géants bancaires serait immédiatement en faillite, puisqu’ils ont titrisé et se sont échangés entre eux des produits qui sont liés de près ou de loin aux hydrocarbures. Lorsque les grandes banques parlent d’investissements verts, c’est donc souvent du greenwashing.

Climat ou épargne, il faut choisir

En somme, en transformant la cotisation sous forme d’épargne placée majoritairement chez des fonds de pension, votre argent servira à renforcer la valeur de produits financiers potentiellement toxiques. Il risquera en outre de disparaitre en cas de nouvelle crise financière ou de renforcement radical de la législation en matière d’énergies fossiles.  Il ne faut donc en aucun cas prendre le risque d’associer notre épargne et nos retraites à l’avenir, fortement incertain, d’un système financier qui finance aujourd’hui massivement les énergies fossiles et qui risque l’effondrement à tout instant.

Il y a donc une convergence entre système de retraite par répartition et transition écologique. En ne passant pas par la finance, mais par des caisse publiques, nous ne courrons pas le risque de voir se volatiliser notre épargne en cas de mesures fortes pour la planète. La réforme du gouvernement Macron est donc irresponsable également pour des raisons écologiques.

[1] Premier gestionnaire de fonds au monde avec plus de 6000 milliards de dollars d’actifs.

Médias et pouvoir : La juppéisation En Marche

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©Remi Jouan

La grande mobilisation autour de la grève du 5 décembre a été l’occasion d’une période de grâce relative dans le paysage audiovisuel français : les représentants médiatiques des classes supérieures hésitent face à l’ampleur du mouvement social, face au « spectre de 1995 », et traduisent à leur tour dans leurs argumentaires décousus, les atermoiements du gouvernement au sujet de ce mauvais pas de mi-mandat que constitue pour lui cette réforme totale du système de retraite français. Une petite musique s’installe de façon lancinante : et si le gouvernement d’Édouard Philippe, « à moitié droit dans ses bottes », était en voie de juppéisation ?


La force de la mobilisation accompagnant le mouvement de grève initié le 5 décembre s’identifie à plusieurs aspects : nombre de participants aux manifestations (800 000 et 225 000 sur l’ensemble du pays selon les sources officielles du Ministère de l’Intérieur; 1,5 million et 880 000 selon la CGT pour le 5 décembre et le 10 décembre respectivement) ; ancrage territorial ample (mobilisations très fortes aussi bien dans les grands centres urbains que dans les villes moyennes et petites) ; la transversalité des professions et classes sociales concernées (cheminots, pompiers, enseignants, étudiants en passant par les avocats, les cadres et les professions libérales). Mais l’un des autres faits marquant la réussite actuelle de cette grève, c’est le spectacle saisissant que nous offre la combinaison entre les reculades successives des membres du gouvernement sur plusieurs points de la réforme, et la déconfiture des arguments libéraux sur les plateaux télés, face à la coalescence des mécontentements. Essayons d’analyser les raisons de cette crise de la parole néolibérale, gouvernementale, et médiatique.

Petite remise en contexte, tout d’abord, au cours de l’après-midi, les chaînes d’information en continu diffusant le live de la mobilisation se sont focalisées quasi-exclusivement sur les images des cortèges parisiens (BFM TV, CNEWS), lesquels semblaient pris dans les mailles d’une tactique de guerre de l’image employée précédemment par le dispositif politico-médiatique libéral. Le 1er mai dernier en effet, le cortège syndical s’était vu bloqué en milieu de parcours, au niveau du boulevard de l’Hôpital, obligeant les manifestants à reculer en créant des mouvements de foules, au motif de la difficulté d’assurer le maintien de l’ordre face aux casseurs en tête de la marche, alors que les services d’ordre de la CGT dénonçaient, le soir même, une technique violente de provocation à l’émeute de la part du gouvernement. L’épisode médiatique suivant cette journée fut mémorable : la scène choquante des manifestants cherchant à se réfugier dans les locaux de la Salpêtrière, et l’imbroglio du gouvernement et des principales chaînes d’information, pendant 48h sur le thème casseurs/pas casseurs ?

source : Twitter BFMTV

Face à la mauvaise foi gouvernementale, et aux mises en garde des services d’ordre des cortèges syndicaux, frappés par la police, on était déjà en droit de s’interroger sur l’existence d’une stratégie de l’image élaborée consciemment ou non par la préfecture, qui consiste à empêcher le déroulé traditionnel des images d’un cortège défilant normalement et d’un simple cortège de tête émaillé de violences. L’empreinte télévisuelle du mouvement devient alors exclusivement violente, des scènes de désordre, de confusion, réparties sur l’ensemble du cortège, oblitérant toute image ne serait-ce que neutre du déroulé normal d’une manifestation sociale. La bataille de l’opinion semblait ainsi en partie gagnée pour le gouvernement et les médias néolibéraux, du fait de la confusion perçue par les téléspectateurs, effet compensé en partie par la piteuse communication de Castaner sur les «violents» intrus de la Salpêtrière.

Malgré la teneur sensationnaliste de leurs lives de la mobilisation parisienne, ces chaînes ne sont pas parvenues cette fois à oblitérer la légitimité du mouvement national de grève, car la profondeur de l’encrage territorial plaidait trop fort, trop bruyamment pour l’interprétation inverse : le corps social français dans sa variété et dans sa profondeur rejette la réforme par points du système de retraite.

Le 5 décembre dernier, tout semblait parti pour nous offrir les mêmes images et les mêmes commentaires sur les violences ainsi que France 24, BFM et CNEWS nous l’indiquaient déjà dans leur couverture du départ de la manifestation. Malgré la teneur sensationnaliste de leurs lives de la mobilisation parisienne, ces chaînes ne sont pas parvenues cette fois à oblitérer la légitimité du mouvement national de grève, car la profondeur de l’encrage territorial plaidait trop fort, trop bruyamment pour l’interprétation inverse : le corps social français dans sa variété et dans sa profondeur rejette la réforme par points du système de retraite, et le mouvement, par son ampleur ne peut être réduit à des revendications corporatistes. D’autre part, l’aggravation constante de la politique répressive a cristallisé un certain nombre de réserves dans la presse traditionnelle depuis la mort de Steve Maia Caniço cet été. L’une des manifestations principales de ces réserves quant à la politique répressive est la reconnaissance par le principal quotidien de presse nationale Le Monde, de l’emploi délibéré de la violence dans la doctrine de maintien de l’ordre actuel.

 La stratégie de défense de la réforme se repositionne : le gouvernement tente de mettre un coin entre les syndicats et les gilets jaunes en saluant leur capacité d’organisation et de contrôle des débordements, les commentateurs reprenant en cadence cette rhétorique en insistant  sur le lien entre manifestation gilets jaunes et violences, puis entre manifestation sociales tout court et violences.

 La stratégie de défense de la réforme se repositionne : le gouvernement tente de mettre un coin entre les syndicats et les gilets jaunes en saluant leur capacité d’organisation et de contrôle des débordements, les commentateurs reprenant en cadence cette rhétorique en insistant sur le lien entre manifestation gilets jaunes et violences, puis entre manifestations sociales tout court et violences (par opposition aux manifestations écologistes et féministes). Dans un deuxième temps, la tactique se déploie sur le thème de la dissociation entre manifestants corporatistes défendant les régimes spéciaux, et manifestants perdants apparents de la réforme.

Les enseignants sont alors segmentés des autres professions mobilisées et leurs inquiétudes légitimées, ce qui permet aux éditorialistes de soutenir la parole gouvernementale en relayant les concessions salariales importantes annoncées par Blanquer avant même le début de la mobilisation. Puis vient le tour des agriculteurs, dont on rappelle que, raisonnables, adossés à la parole de la FNSEA, et donc pas dans les rues ce 5 décembre, ils bénéficieront (comme les artisans) de leur intégration dans le régime général de cotisation, et de fait profiteront d’un minimum retraite de 1000 euros. Sauf qu’il s’agit en réalité d’un minimum contributif, c’est-à-dire un minimum pour un départ à taux plein, à 40 annuités cotisées. Donc tout sauf un minimum effectif, hors durée de cotisation. Il n’y a donc aucune garantie d’un minimum retraite à 1000 euros pour ces professions en cas de carrières hachées justement, et en-dessous des seuils complets de cotisation.

Une autre composante de la mécanique argumentaire néolibérale, partagée cette fois entre la rhétorique LaRem et les éléments de pensée et de langage propres aux éditorialistes réformistes, tient à la défense de “l’écoute” du gouvernement, au découplage entre réforme systémique et réforme paramétrique pour rallier la CFDT, et insister sur la clause du grand-père pour les régimes spéciaux.

« Pas de brutalité » nous dit Édouard Philippe, abandonnant ainsi la rhétorique de l’universalité initialement adoptée. La retraite à points, qui, sans augmenter tout de suite l’âge de départ, va fonctionner par phases (y compris et surtout en ce qui concerne les augmentations de salaires compensatoires des enseignants plafonnées à 510 millions d’euros en l’état), voilà la solution ! La preuve : on s’attendait de façon imminente à ce que Laurent Berger, représentant du premier syndicat de France, en retrait des négociations, bien qu’il n’ait pas appelé à manifester, rallie le camp du soutien à la réforme en cas de report des négociations sur l’âge pivot à 64 ans… Pas de pot, la stratégie de passage en force d’Edouard Philippe vient fracasser cet espoir.

Rappelons ici que le soutien des cheminots à la grève de 1995 ne s’est pas arrêté une fois obtenues les principales revendications, en soutien au reste des professions concernées.

Dernière chance pour le camp pro-réforme : jouer sur l’immonde tentative de division inter-générationnelle, baptisée « clause du grand-père ». Cette idée témoignant d’un mépris pour l’argumentaire initial sur la pseudo-égalité du système, et d’un mépris pour les français ramenés à un bloc de bœufs égoïstes uniquement consacrés à leur jouissance immédiate, et incapables de se projeter en soutien aux générations futures. Rappelons ici que le soutien des cheminots à la grève de 1995 ne s’est pas arrêté une fois les principales revendications obtenues mais s’est maintenu dans la durée, en soutien au reste des professions concernées.

Pour résumer, le camp politico-médiatique libéral attendait donc que ceux qui sont déjà partisans du principe de la réforme systémique par points, et qui ne se sont pas mobilisés jusqu’à présent (exception faite des routiers), c’est-à-dire les cadres du secteur privé, et la partie aisée du secteur public, et les économistes socio-libéraux (Jean Pisani Ferry, Philippe Aghion) réaffirment un soutien de plus en plus incertain au gouvernement. Cet état de fait illustre la parfaite déconfiture du camp libéral, et donne à voir la profondeur du rapport de force engagé contre le gouvernement par les syndicats et que même l’éditorialiste des Echos semble reconnaître avec une pointe d’admiration dans la voix :

Et de fait, ce discours implicite, pernicieux, qui naturalise, impose la réforme structurelle par points (au nom d’une universalité dont le gouvernement s’est précisément séparée) aboutit par exemple à l’invitation de Daniel Cohen sur LCI le soir du 5 décembre. Présenté par David Pujadas comme « un des économistes les plus respectés au monde » (sic), et bien que critique du gouvernement en apparence, il sert dans le dispositif politico-médiatique libéral à naturaliser la légitimité du système par points jugé structurellement plus adapté à la correction des inégalités de traitement face aux carrières hachées. Ces fameuses carrières hachées, dont tous ces commentateurs semblent entériner l’existence plutôt que de se soucier de les considérer comme symptômes de la flexibilisation du droit du travail. Pas de réforme paramétrique immédiate donc, nous disent les libéraux, mais une nécessaire réforme systémique, plus juste car détruisant les régimes spéciaux liés à la pénibilité, et surtout plus juste car plus individualiste, comme nous le rappelle ce plombier militant macronien.

Avant même le 5 et le 10 décembre, la racine du mal était identifiée : les hésitations gouvernementales, les discussions depuis 18 mois et toujours pas de projet de loi, en un mot : le manque d’efficacité crée de l’angoisse. Un argument qui infantilise une fois de plus la population, renvoyée métaphoriquement à un enfant attendant sa punition, et que l’angoisse de la claque inquiète plus que la douleur physique en elle-même. Plus à droite (si c’est encore possible…), et depuis plusieurs semaines, un créneau de démarcation a été tout trouvé : la réforme par points est malsaine car visant le développement des fonds de pensions, complexe et inégalitaire (rejoignant la critique de gauche), mais en revanche, c’est à la réforme paramétrique que le gouvernement doit s’atteler sachant que le COR donne pour objectif immédiat de rétablissement des équilibres du système actuel une demi-année de travail en plus pour stabiliser les comptes sociaux à échéance 2025.

À droite donc, on critique le gouvernement pour son aveuglement idéologique et son impréparation, tout en soutenant la nécessité d’allonger la durée de cotisation. À aucun moment l’idée d’équilibrer le système par la hausse des cotisations via la hausse des salaires (des fonctionnaires directement, du secteur privé par l’investissement public dans les secteurs industriels et technologiques de pointe) n’est discutée, car renvoyée aux marécages d’un keynésianisme de mauvaise augure pour une croissance et un monde de l’entreprise pour lequel l’investissement est exclusivement corrélé aux seuls indicateurs actionnariaux.

À ces erreurs politiques, idéologiques, de confiance aveugle dans « le retour des investisseurs » qu’espère le gouvernement via cette privatisation progressive des ressources du système de retraite actuel (300 milliards d’euros environ) s’ajoute la naïveté budgétaire et l’inefficacité de la baisse des cotisations, qui orientent les entreprises vers la concurrence par les prix, via la baisse de la masse salariale, alors que la France n’a pas les moyens de lutter sur les prix, et doit se positionner par l’investissement de masse, dans les transitions technologiques nécessaires à l’industrie écologique du futur.

Au contraire, garantir pérennité du contrat de travail et du système de retraite, c’est offrir une possibilité au système productif français, via la stabilisation de la consommation intérieure, de se projeter sur la compétitivité hors-prix, l’investissement dans l’innovation technologique et les processus de production de pointe face aux Chinois et aux Américains positionnés sur les technologies de la communication et insuffisamment (même en Chine) sur la transition énergétique et industrielle nécessaire pour répondre au réchauffement climatique.

Les journalistes de télévision semblent ainsi pris en étau entre la droite LR et LREM, ne sachant à quel saint se vouer. Reprenant tout d’abord en cadence la proposition de service minimum dans les transports de Bruno Retaillau pour commencer (nouvelle occasion de remettre en cause la légitimité du droit de grève inscrit dans la constitution en renvoyant abusivement cette liberté dos à dos avec la liberté de circulation). Puis voyant la forte mobilisation, ils se rabattent sur la critique apparente des hésitations gouvernementales, tout en soutenant la stratégie gouvernementale de division corporatiste de la mobilisation comme si les Français ne se mobilisaient qu’au nom de leur égoïsme individuel et que la réforme systémique à points était hors des revendications…

L’ultime pièce du mécanisme de défense de l’argumentaire réformiste se trouve dans cette assertion répétée à longueur de plateaux ou d’interviews – en particulier face à un syndicaliste ou un opposant politique à la réforme : « le retrait de cette réforme signerait la fin du mandat de Macron ». Ce dernier étant tout entier légitimé non par la force des urnes, mais en définitive par sa capacité à réformer, c’est-à-dire détruire le programme du CNR, le modèle de la République sociale française. Demander le retrait de la réforme selon ce cadre éditorial, c’est donc formuler une demande irréaliste, et en définitive politique et non syndicale, puisqu’il s’agirait de « faire tomber Macron » au lieu de défendre les salariés, considérés comme intrinsèquement individualistes et consuméristes.

Le « parti pris » d’Arlette Chabot sur LCI lors de l’émission 24h Pujadas, le 5 décembre nous a paru particulièrement représentatif de ce cynisme réformiste propre aux élites de la télévision, convaincues encore des lois néolibérales thatchériennes, et convaincues de la mauvaise foi démagogique de toutes les forces politiques de transformation sociale dans ce pays, puisque un extrait vidéo de François Hollande, manifestant en 1995 contre la réforme des retraites, alors qu’il initiera la réforme Touraine sous sa propre mandature, est cité en modèle de cette « nécessaire » trahison libérale qui colle à la gauche depuis Mitterand.

On en appelle encore au « cercle de la raison » en 2019, alors qu’il faudrait peut-être en appeler à la Cour des comptes, pour établir un rapport sur la prévention des conflits d’intérêts au sujet du système des retraites. Jean-Paul Delevoye, fragilisé par un conflit d’intérêt non-déclaré avait en effet allumé une torche de plus à côté du baril de poudre du 10 décembre, et participé à éloigner le ralliement tant attendu de la CFDT (définitivement enterré depuis le 11 décembre et l’annonce du maintien de l’âge d’équilibre à 64 ans par Edouard Philippe). Le gouvernement lui-même voit sa crédibilité renforcée après les révélations de Mediapart sur les conseils directs prodigués par Black Rock à l’exécutif au sujet de la réforme des retraites. Rappelons au passage que ce fond d’investissement, le plus puissant au monde, lorgne depuis un moment déjà sur les systèmes sociaux européens comme l’indique cet autre article de Mediapart de mai 2019.

Ces derniers participent même à la pédagogie du gouvernement quand ils nous indiquent directement sur leur site, que la loi Pacte anticipait la réforme par points, en défiscalisant les cotisations aux systèmes de retraites complémentaires. Ce qui constitue en soi un rapt fiscal de la majorité des citoyens, étant donné que ceux qui ne cotiseront pas à un système de complémentaire retraite privée, la majorité du peuple, sera donc contraint de financer ce système indirectement du fait des défiscalisations accordées par la majorité LREM. Les Macron Leaks contenaient eux-mêmes dans un échange de mail entre techniciens de la campagne sur le sujet des retraites, qu’il fallait impérativement éviter que des contradicteurs ne se penchent sur ce sujet des défiscalisations des produits de complémentaire retraite ou assurance vie.

Aujourd’hui, la juppéisation du gouvernement est en marche, le Premier Ministre « droit dans ses bottes », paraît vouloir tenter l’épreuve de force en se mettant à dos y compris les syndicats réformistes pour le 17 décembre. Cependant, avec un soutien érodé de la part des médias traditionnels qui plaidaient depuis plusieurs semaines pour le découplage de la réforme systémique et de la réforme paramétrique (condition du ralliement total de la CFDT comme le rappelait Jean-Michel Apathie sur LCI), voire pour certains le retrait de la réforme par points et la seule adoption de mesures paramétriques.

Difficile de croire que le gouvernement dispose de marges de manœuvre politique suffisantes pour enrayer sa descente aux enfers avant les municipales. Et nous n’allons pas contredire Jacques Attali, pour une fois, quand il expose que le gouvernement aurait dû faire passer cette réforme dès le départ, avec la destruction du Code du Travail, quand les Français dormaient encore.

Retraites : la Macronie entre chien et loup

La retraite à 64 ans ?

Le 10 décembre, la CGT a compté 885 000 militants dans toute la France. Depuis plusieurs jours maintenant, le pays vit au rythme imposé par les grévistes et les manifestants. L’exécutif, secondé des médias, tente de garder la face et de dessiner deux camps : celles et ceux qui sont pour l’égalité et pour permettre à un système de se maintenir et les autres, qui feraient par là-même fi des lois de l’économie.


Emmanuel Macron aura au moins réussi ce tour de force de mobiliser régulièrement les Françaises et les Français contre lui. Des gilets jaunes, aux partis politiques en passant par les syndicats. La mobilisation du 5 décembre 2019 a eu cela d’intéressant que dans les cortèges, en plus des syndicats, venaient s’adjoindre des manifestants qui revêtaient le gilet jaune, symbole destituant depuis un an maintenant, ainsi que d’une exigence de considération et de dignité à reconquérir. Les forces politiques étaient également au rendez-vous, dont la France Insoumise et Europe Ecologie – Les Verts.

Des éléments de langage qui ne parviennent pas à convaincre

Le 5 décembre, plusieurs centaines de milliers de personnes se sont réappropriées ensemble la rue et depuis, les lignes de métro restent fermées dans la capitale et les pompes à essence se vident progressivement : la mobilisation ne faiblit pas. Face à cela, le gouvernement s’organise : vendredi 6 décembre déjà, par une allocution précipitée du Premier ministre Édouard Philippe, dans la cour de Matignon. Non sans gêne, celui-ci déclare : « Le gouvernement continuera à mettre en œuvre des moyens pour limiter les conséquences de ces grèves ».

À cela, il ajoute : « Nous avons la conviction que la réforme permettra aux Français de cotiser de la même façon et d’avoir les mêmes droits » car il s’agit de « créer une solidarité nationale où tous les Français sont solidaires de tous les Français, peu importe les statuts ».

Au-delà de passer outre le grand intérêt d’une grève, à savoir perturber le système pour construire des rapports de force et se faire entendre, le Premier ministre, tentant un coup de communication bien orchestré, ne venait que répéter les éléments de langage que toute personne qui s’intéresse à l’actualité politique voit défiler depuis des mois. C’est par exemple le cas lors des questions au gouvernement ou encore sur les réseaux sociaux avec les visuels et vidéos partagés par les comptes qui soutiennent l’exécutif : la réforme tend à plus d’égalité ; être contre la réforme c’est être contre l’égalité, ce qui peut sembler paradoxal à gauche de l’échiquier politique.

Dans les faits, ce sophisme fait totalement abstraction de l’intérêt des régimes spéciaux. Mettre tout le monde au « même niveau » concernant la retraite revient à occulter le fait que toutes les professions ne sont pas équivalentes en termes de pénibilité et de danger. Non, nous ne sommes pas tous égaux dans notre condition et c’est à la loi d’apporter des correctifs, pas de s’aplanir face à un étalon d’égalité dont le sens a été dévoyé.

C’est également faire abstraction des conquis sociaux et de tout un héritage politique. Mais comme le rappelait Édouard Philippe vendredi 6 décembre, les Français et les Françaises commencent à comprendre qu’il faudra travailler plus longtemps comme c’est le cas dans les pays voisins. Le 10 décembre, l’allocution du Premier ministre n’a pas convaincu. Ce dernier a encore une fois mis en avant le clivage entre les personnes mobilisées et celles et ceux qui défendent la réforme : « Je ne veux pas, dans la France d’aujourd’hui, fragmentée, hésitante, entrer dans la logique du rapport de force. Je ne veux pas de cette rhétorique guerrière, je ne veux pas de ce rapport de force ». La rhétorique demeure la même réforme après réforme, seulement cela ne passe plus. La CFDT a estimé peu de temps après l’allocution que la « ligne rouge » avait été franchie car la réforme est « lestée par un angle budgétaire ».

En effet, comment ne pas intégrer progressivement, malgré soi, ces formules toutes faites qui ne sont rien d’autre que ce que celles et ceux qui nous gouvernent veulent nous faire croire. Depuis plusieurs semaines, ce qui ne va pas aller en s’arrangeant, les éditorialistes, les bandeaux qui défilent sur les chaînes d’information en continu ne nous laissent voir qu’une issue : vous vivez plus longtemps, vous travaillerez plus longtemps et c’est quelque chose qui est nécessaire économiquement. Une fois de plus, le « there is no alternative » opère.

En faisant abstraction de l’économie, si l’espérance de vie augmente et que nous pouvons passer plus d’années sans travailler, devrions-nous nous excuser ? Plus qu’un coût, ne faut-il pas voir cela comme une chance ou un progrès ?

Une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) parue en 2013 rappelait que « À 55 ans, parmi les retraités nés en 1942 et résidant en France, les femmes peuvent espérer vivre 6,4 ans de plus que les hommes. Les hommes anciens cadres ont une espérance de vie majorée de 3,3 ans comparée à celle des anciens ouvriers, et les femmes anciennes cadres de 2,3 ans par rapport aux anciennes ouvrières. Ces inégalités d’espérance de vie génèrent des différences de durée passée en retraite : 5,3 années de retraite séparent hommes et femmes et parmi les hommes, les cadres peuvent espérer percevoir leur retraite 2,8 années de plus que les ouvriers. Pour les femmes, à l’inverse, les différences de durée de retraite sont plus marquées entre cadres et ouvrières que les écarts de durée de vie. Leur amplitude est comparable à celle observée dans la population masculine ».

S’il y a deux inégalités à pointer du doigt concernant la retraite, il s’agit des suivantes : les disparités salariales une fois à la retraite et l’écart concernant les années restantes à vivre en bonne santé.

Les petits arrangements de Jean-Paul Delevoye

« Fort heureusement, le monde de l’assurance lui, n’a pas oublié de déclarer ses liens avec la réforme des retraites que vous préparez » lançait le député insoumis Adrien Quatennens lors des questions au gouvernement le 10 décembre. Et pour cause…

Si le gouvernement est si attaché à l’égalité, c’est peut-être à ces problèmes qu’il devrait commencer à s’attaquer, plutôt que d’écouter les recommandations du haut-commissaire aux retraites, Jean-Paul Delevoye, dont l’indépendance est mise en doute après les révélations de ses liens avec le monde de l’assurance chômage.

Ce dernier n’avait en effet pas déclaré à la Haute autorité de la transparence de la vie publique sa fonction d’administrateur au sein de l’IFPASS (Institut de la formation de la profession de l’assurance). Il a également quitté ses fonctions au sein du groupe IGS le 10 décembre.

S’il reconnaît une « erreur », celle-ci peut laisser songeuse au regard de l’enjeu que constitue la réforme des retraites pour le monde des assurances.

Dans ce flou persistant, la certitude que le système est menacé

À côté de cette omission, cette révélation de Médiapart : « le premier gestionnaire d’actifs au monde, BlackRock a des vues sur l’épargne française ». Le gouvernement estime que le système de répartition restera suffisant pour éviter d’avoir à placer son argent. Cependant, s’il n’encourage pas à cela, le recours à des fonds pourrait être une option pour compléter la retraite à terme. À cela s’ajoute un problème pointé du doigt par Laurence Dequay dans un article qu’elle a publié dans Marianne : outre la valeur du futur point qui ne devrait baisser en valeur, beaucoup d’interrogations. « Pour tout le reste, vertige : une abyssale série de désaccords, d’interrogations, de problèmes irrésolus. Au point que tout devra être décidé, négocié par l’exécutif et pendant de longs mois encore… », écrit la journaliste.

Si le gouvernement promet qu’il ne touchera pas à la répartition, un petit tour dans les Macron leaks peut nous interroger quant à sa sincérité. Un échange qui aurait eu lieu au début de l’année 2017 entre Alexis Zajdenweber et Jean-Luc Vieilleribiere et regroupant également David Parlongue et Alexis Kohler est particulièrement intéressant.

Regardez plutôt les captures d’écran (qui sont à manier avec précaution). Alexis Kohler est aujourd’hui secrétaire général du cabinet du Président de la République et Alexis Zajdenweber, conseiller économie, finances, industrie. Thomas Cazenave a quant à lui été rapporteur particulier pour la commission Attali sur la libération de la croissance qui proposait notamment de mettre en place un système de comptes individuels de cotisation retraite, inspiré du modèle suédois.

Dans les Macron leaks, d’autres échanges sont intéressants notamment dans les mots employés. « Le CNR est terminé », peut-on lire.

Une bienveillance à l’égard du programme de François Fillon peut également surprendre. Aussi, entre le flou concernant la réforme, le manque de lisibilité, les questionnements qui furent ceux de la campagne présidentielle légitiment la difficulté à adhérer, du moins faire confiance à ce projet pour finalement s’y opposer radicalement et vouloir imaginer une autre voie.

Si le projet global s’avère extrêmement illisible, le gouvernement joue du clivage générationnel pour désamorcer les tensions sans pour autant ne rien concéder. Au regard de la réforme proposée, des éléments de langage et des soubassements programmatiques de ce qui est proposé, une chose est sûre, le gouvernement n’a rien de “progressiste” et il ne propose une fois de plus qu’une réforme voulue par le système libéral. Le vernis est cependant plus que jamais craquelé. Combien de temps encore pourront-ils “réformer” et détruire ce qui fonde notre pacte social ?

Retraites : en marche vers la régression

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Emmanuel Macron en meeting ©Austrazil pour Wikimedia

Le 2 Décembre dernier, Bruno le Maire, ministre de l’Économie  a de nouveau marqué son soutien envers la réforme des retraites prévue par le gouvernement et visant à remplacer le système actuel par un système à points. Réaffirmant que cette réforme n’entraînerait aucun perdant, elle serait par ailleurs le meilleur moyen d’assurer la « justice et l’égalité » d’un régime de retraite aujourd’hui « à bout de souffle ». Pour autant ces deux affirmations sont largement erronées pour une réforme bien plus idéologique que pratique.


 

UNE RÉFORME, DES RECULS SOCIAUX

Il est tout d’abord nécessaire de se rendre compte de l’aspect socialement rétrograde de cette réforme. Si elle n’entend théoriquement pas toucher à l’âge légal de départ à la retraite, l’âge légal auquel celle-ci peut être perçue à taux plein passe néanmoins à 64 ans avec 5% de pénalité par année manquante, ce qui constitue donc immanquablement une augmentation déguisée de l’âge de départ à la retraite à taux plein. Par ailleurs, dans la mesure où le taux d’emploi des 60-64 ans n’est à l’heure actuelle que de 32,5%, il y a fort à parier que ces obligations de cotisations supplémentaires ne puissent dans les faits pas être tenues par une part importante de la population, ce qui entraînerait mathématiquement une baisse de leur pension de retraite et une augmentation du taux de pauvreté. Contrairement à l’imaginaire façonné par les médias, les fins de carrière des plus de 50 ans ne sont dans de nombreux cas pas choisies mais subies. Les difficultés pour retrouver un emploi après 50 ans – près de 40% des demandeurs d’emplois de plus de 50 ans le sont depuis plus de deux ans – poussent toute une catégorie de la population à partir à la retraite avant l’âge légal, et donc, à ne pas avoir une retraite à taux plein. Le recul de cet âge ne fera que renforcer cette situation. De même, la promesse d’une pension de 1000 euros minimum cache la nécessité d’avoir cotisé tous ses semestres, ce qui est particulièrement compliqué en contexte de chômage de masse, en particulier pour les femmes.

Par ailleurs concernant l’argumentaire gouvernemental du refus d’une réforme « qui fasse des gagnants et des perdants », force est de constater que cette réforme fera très peu de gagnants. À terme, cette réforme conduira nécessairement à une baisse des pensions de retraite, pour deux raisons. Tout d’abord, alors qu’auparavant la retraite était calculée sur la base des 25 meilleures années dans le privé et des 6 derniers mois d’activité (donc forcément les plus rémunérateurs) dans le public, c’est désormais l’ensemble du parcours professionnel qui servira à établir le montant de la pension de retraite. Si la valeur du point était ainsi fixée à 0,55€, la retraite de certains fonctionnaires, tels que les enseignants, baisserait de 300 à 1000€ par mois. Le rapport Delevoye propose ensuite de plafonner à 14% du PIB les dépenses de retraite. Si à l’heure actuelle, la croissance économique permet d’absorber l’augmentation des dépenses due à l’accroissement du nombre de départs à la retraite, une baisse de la croissance ou une modification de la démographie entraînerait une baisse mécanique des pensions de retraite. Plutôt que de soutenir l’activité économique – et donc l’emploi – et la natalité par de meilleurs salaires, le gouvernement préfère donc poursuivre la spirale austéritaire.

Cette réforme est par ailleurs largement créatrice d’incertitudes majeures quant au futur et porte les germes de l’individualisation de la protection sociale. Dans les faits le rapport Delevoye remet entre les mains du gouvernement et du Parlement, à travers la loi de financement de la Sécurité sociale, l’ensemble des décisions stratégiques, laissant ainsi la possibilité au système des retraites de devenir une variable d’ajustement budgétaire.

Plus fondamentalement encore, le fait que la valeur du point puisse évoluer au fil du temps, place le salarié devant l’incertitude la plus totale concernant le montant futur de sa pension.

Enfin si l’on reste avec cette réforme dans un système par répartition, les prémices d’un système de retraites par capitalisation sont bien présents. D’une part le plafonnement des cotisations retraite à 120 000€ de revenus annuels contre plus de 320 000€ aujourd’hui va indéniablement pousser ces hauts salaires à se tourner vers des formes additionnelles de retraites par capitalisation. Cela peut par ailleurs être également le cas pour des salariés moins bien payés mais craignant, à juste titre, que le système de base ne leur fournisse pas une retraite suffisante. Or le système par capitalisation n’en finit plus de nous montrer des exemples de problèmes de fonctionnement, comme tout récemment aux Pays-Bas. Dans le contexte d’une politique monétaire expansionniste, comme c’est le cas en Europe depuis la crise des dettes souveraines, les taux d’intérêt des actifs considérés comme sûrs (les titres de dettes souveraines par exemple) ne sont plus suffisamment rémunérateurs et poussent ainsi les fonds de pension à puiser dans leurs réserves pour continuer à verser les retraites aux cotisants. Pourtant, comme le démontre une note produite par le laboratoire d’idées L’Intérêt général, d’autres projets égalitaires et justes sont envisageables, tout en maintenant le système par répartition à l’équilibre

L’INDIVIDUALISATION DE LA PROTECTION SOCIALE

Mais plus fondamentalement encore, en créant de l’incertitude sur le futur plutôt qu’en la supprimant, cette réforme revient sur les fondements même du système de protection sociale. En effet, le but de la Sécurité Sociale, au sens large du terme, était de réduire l’inégalité fondamentale existant entre les individus richement dotés en capitaux de toutes natures et ceux ne l’étant pas. Alors que les premiers avaient toutes les ressources personnelles pour se confronter aux aléas de l’existence, les seconds se trouvaient dans l’incapacité d’y faire face. Cette réforme s’inscrit ainsi pleinement dans la dynamique de décollectivisation analysée dans les travaux de Robert Castel.

L’ère du néolibéralisme est avant tout celle de la responsabilisation forcée de l’individu, obligé de gérer son existence en dehors des institutions créées jusque-là pour assurer sa protection.

Car c’est bien sur cet aspect idéologique que se joue cette réforme, et non sur un terrain uniquement technique et pragmatique comme le gouvernement le prétend. D’une part, celui-ci pointe largement du doigt l’iniquité du système de retraite actuel, composé de 42 régimes spéciaux, dont certains, il est vrai, sont plus avantageux que d’autres. Cela masque largement le fait que 90% des citoyens rentrent dans le régime général, le « problème » des régimes spéciaux n’est donc pas seulement minoritaire, il est marginal. D’autre part, les problèmes financiers mis en scène par le gouvernement sont largement fantasmés. Si l’on se fie aux prévisions du Conseil d’Orientation des Retraites, dans un contexte de croissance économique équivalente à celle que nous connaissons aujourd’hui, la part des retraites dans le PIB n’est pas amené à augmenter dans les prochaines décennies. Quant aux recettes, ces dernières ont été amputées ces dernières années par des décisions politiques telles que le non-remplacement des fonctionnaires (qui cotisent davantage) ou le non remplacement des exonérations sur les heures supplémentaires. Autant de mesures qui pourraient donc être défaites. D’autre part, comme le révélait l’économiste Gilles Raveaud, le Fond de Réserve des retraites mis en place sous Lionel Jospin, possède 35 milliards d’euros de réserve, les caisses complémentaires Agirc-Arco possèdent pour leur part un excédent de réserve de 116 milliards, une manne financière pouvant à coup sûr compenser les déséquilibres passagers d’un système qui jusqu’à l’année dernière était toujours à l’équilibre !

UNE MOBILISATION CONTRE LA RÉFORME « ET SON MONDE »

Si la réforme ne revêt donc pas un aspect technique mais idéologique, celui du néolibéralisme économique, qui depuis les années 1980 n’en finit plus de frapper les différents secteurs de la société, la mobilisation qui démarre ce 5 décembre semble être bien davantage qu’une contestation de points techniques d’une réforme. De la même manière que les mobilisations du printemps 2016 étaient dirigées contre la loi El Khomri « et son monde », il est frappant de constater à quel point de nombreux secteurs de la société appellent à se mobiliser sur cette réforme : SNCF, RATP, membres de la fonction publique hospitalière, membres de la fonction publique territoriale, justice, éducation nationale, pompiers… Si chaque secteur, pris individuellement, était déjà en proie à des problématiques particulières mais sectorielles (et quel meilleur exemple à ce niveau que celui des personnels hospitaliers), « l’intérêt » de cette réforme est qu’elle n’isole pas dans la mobilisation les champs d’activité comme c’est traditionnellement le cas.

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Nuit Debout au printemps 2016 ©Olivier Ortelpa, Wikimedia Commons

Dès lors, l’espoir d’une convergence des luttes semble permis. À l’heure actuelle le mouvement est d’ailleurs soutenu par une large partie de l’opinion – les deux tiers des Français si l’on en croit le dernier sondage de l’IFOP – et par des profils sociologiques extrêmement divers. Gageons que les différents acteurs à l’origine de ces mobilisations ne perdent pas de vue l’intérêt collectif et supérieur de cette lutte.