Johann Chapoutot, Sophie Wahnich : totalitarisme, limites d’un concept

Trois décennies après la fin de la Guerre froide, la popularité du concept de totalitarisme n’a pas faibli. Au cœur des programmes scolaires, et fréquemment employée dans le débat public, la notion est pourtant ignorée voire rejetée par une grande partie des historiens actuels. Ils reprochent au
« totalitarisme » d’être une abstraction ne décrivant que superficiellement le nazisme, le stalinisme ou la Révolution française – dont une historiographie très diffusée en a fait la matrice du totalitarisme.

Comment alors comprendre l’omniprésence d’un concept faisant ombre à des clés de compréhension historique plus pertinentes ? L’histoire du terme de totalitarisme nous apprend qu’il est une catégorie plus polémique que scientifique.  S’il s’agissait pendant la Guerre froide d’assimiler l’adversaire soviétique au nazisme, c’est-à-dire au dernier degré du mal, le « totalitarisme » sert désormais à disqualifier tout projet ambitieux d’émancipation collective. En expliquant avant tout les crimes des régimes totalitaires par la volonté de transformer le monde d’après un idéal, le concept de totalitarisme insuffle dans la société l’idée insidieuse qu’« il n’y a pas d’alternative » puisque toute alternative à notre monde au nom de l’égalité contiendrait la potentialité d’un crime de masse.  

Pour discuter de ces enjeux, Le Vent Se Lève recevait à la Sorbonne le 26 avril dernier, deux spécialistes de la question : Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme ayant mis en évidence certains traits contre-intuitifs du IIIe Reich :  sa « normalité » dans l’Occident du début du XXe siècle, sa « rationalité », ainsi que  son caractère anti-étatiste. Ce dernier trait infirme la vision d’un nazisme « totalitaire », compris comme voulant instaurer la suprématie d’un État tout-puissant sur tous les aspects de la vie.

 Sophie Wahnich, historienne de la Révolution française. À rebours des analyses faisant de l’épisode de la Terreur la « matrice des totalitarismes », Sophie Wahnich s’intéresse à la violence politique révolutionnaire, non pour la vilipender mais pour l’analyser et la comprendre. Elle souligne la dimension rituelle – destinée à satisfaire un besoin de vengeance populaire par le spectacle – , sacrificielle et paradoxalement émancipatrice – la liberté se fondant sur le sang des aristocrates – de la violence révolutionnaire, elle aussi, irréductible à un quelconque « projet totalitaire ».

CONFÉRENCE – JAURÈS ET LA SOCIALE, UNE THÉORIE SOCIALISTE ET ÉMANCIPATRICE DE L’ÉTAT

De la gauche à l’extrême-droite, l’héritage de Jean Jaurès, père du socialisme français, est fréquemment revendiqué. Galvaudée, sa figure est alors érigée en autorité, celle de l’apôtre de la paix ou d’une gauche qui savait encore être patriote. Mais derrière ces images convenues, peu se réfèrent directement à son œuvre théorique, masquée par l’ombre portée de son action politique et par l’aura du martyr. Ainsi, la littérature sur la conception philosophique de l’État jaurésien est abondante, mais en général mal connue au-delà des cercles universitaires. C’est l’ambition de cette table-ronde que de rendre accessible à un public élargi la pensée de Jaurès sur une institution qui fait débat à gauche, l’État. En effet, au contraire de Marx et d’Engels qui prévoient le dépérissement de l’État, Jaurès en propose une lecture positive, qui fait de “l’État juste” un outil protecteur à partir duquel peut se réaliser un socialisme républicain. Pour Jaurès, la synthèse entre la tradition républicaine issue de la Révolution française et celle du mouvement ouvrier, la Sociale, doit aboutir à la réalisation d’une République démocratique, sociale et laïque, au cœur d’une théorie socialiste de l’émancipation.

➜ Pour discuter de la question, Le Vent Se Lève recevait le 18 novembre 2023 Gilles Candar, historien, président de la Société d’études jaurésiennes, Clothilde Combes, doctorante en droit public, spécialiste de l’État juste selon Jaurès et Hugo Rousselle-Nerini, historien du droit, spécialiste des droits sociaux.

Le modèle américain des esclavagistes français : retour sur la contre-révolution atlantique

© LHB pour LVSL

« Le 14 juillet 1789, le peuple a montré quels idéaux il voulait suivre. Et toujours durant notre histoire nous avons trouvé (…) des alliés sûrs et des amis. Les États-Unis d’Amérique sont de ceux-ci ». C’est avec ces mots qu’Emmanuel Macron accueillait le président Donald Trump le 14 Juillet 2017, suggérant une amitié pluriséculaire entre les deux pays. Et une filiation entre la Guerre d’indépendance américaine et la Révolution française, la Constitution des États-Unis et la Déclaration de 1789. Une continuité transatlantique qu’incarne le marquis de La Fayette, « héros des deux mondes », dans l’imaginaire collectif. Cette vision des choses néglige les fractures survenues entre les deux républiques sur la question de l’esclavage et des colonies. Dès le départ, les colons esclavagistes français considèrent avec scepticisme l’agitation révolutionnaire en Métropole – et avec intérêt l’expérience sécessionniste américaine. Lorsqu’une insurrection de travailleurs asservis éclate dans les colonies françaises et que la République jacobine finit par abolir l’esclavage, les États-Unis opèrent un rapprochement stratégique avec les colons français. Au point d’en arriver au stade d’une « quasi-guerre » avec la France…

« J’ai toujours été pour une république libre, pas pour une démocratie, qui est un gouvernement arbitraire, sanglant, tyrannique, cruel et intolérable ». À l’origine de ces propos, l’un des « pères fondateurs » des États-Unis d’Amérique, le président John Adams, frère d’armes de Georges Washington – second chef d’État américain et premier locataire de la Maison Blanche. Dans ce le même texte, Adams évoque avec horreur Maximilien Robespierre, incarnation de la révolution jacobine française, comme « l’exemple parfait du premier personnage d’une démocratie ».

Cette opposition entre les révolutions américaine et française peut étonner. Depuis les années 1950, ces deux phénomènes sont tendanciellement regroupés dans une même séquence – la « révolution atlantique » – ainsi que dans une matrice idéologique commune : constitutionnelle, républicaine et libérale. Cette vision de l’histoire, initiée par Jacques Godechot et Robert Palmer, a été immédiatement critiquée par les historiens de l’école « jacobine » de la Révolution. Ces derniers considèrent qu’il s’agit là d’une lecture « atlantiste », motivée par la volonté de souder le bloc occidental face au communisme « totalitaire » dans le contexte de la Guerre froide.

Aujourd’hui, bien que la majorité des historiens reprenne une grille de lecture atlantique pour analyser « l’âge des révolutions », il s’agit plutôt de comparer celles-ci en insistant sur les éléments délaissés par les travaux de Godechot et Palmer. Désormais ce sont notamment « les enjeux coloniaux, la question de l’esclavage et de ses acteurs […], la Révolution haïtienne, les indépendances ibéro-américaines et la réfraction de ces évènements sur le continent africain1» qui font l’objet d’une attention particulière.

Des questions qui mettent en exergue l’ampleur des différences entre le « fédéralisme » américain et la radicalité révolutionnaire française et haïtienne. Et qui permettent de comprendre les convergences entre les « pères fondateurs » américains et les colons français de Saint-Domingue2, des Petites Antilles et de la Guyane. Si ces groupes coloniaux se réclament de la « révolution » – comprise comme une rupture avec les monarchies métropolitaines – ils n’en forment pas moins des aristocraties du « nouveau monde ». C’est ce dont témoigne la défense acharnée de leurs privilèges économiques, sociaux et raciaux ainsi que leurs revendications autonomistes vis-à-vis de la loi métropolitaine.

La possible diffusion de la révolution des esclaves de Saint-Domingue dans le reste des Antilles, voire sur le continent américain, est une source d’angoisse pour les États-Unis

Ainsi, c’est aux colons français de la Caraïbe que les insurgés américains peuvent être comparés, bien plus qu’aux révolutionnaires de l’Hexagone. À rebours du mouvement d’émancipation qui a conduit à l’abolition de l’esclavage par la République française en 1794, ainsi qu’à l’indépendance d’Haïti dix ans plus tard, c’est bien un phénomène de contre-révolution coloniale qui a vu le jour. Dans les colonies françaises comme aux jeunes États-Unis.

Le modèle américain, phare des colons français

Le 16 décembre 1773, une cinquantaine de colons américains s’introduit sur trois navires anglais amarrés dans le port de Boston afin d’y détruire une cargaison de 40 tonnes de thé importées depuis l’Angleterre. Désormais célébré aux États-Unis comme la Boston Tea Party, cet évènement incarne l’intensification des tensions entre les colons de la Nouvelle-Angleterre et la métropole britannique. Il marque le refus, par les « Treize colonies », d’accepter l’importation de marchandises à bas coût issues de Londres. En 1775, ces tensions dégénèrent en conflit armé, qui s’achève six ans plus tard par la bataille décisive de Yorktown.

Cette guerre marque une rupture significative puisqu’elle constitue la première sécession aboutie d’une colonie contre sa métropole. La lutte pour l’indépendance américaine, justifiée au nom des principes de liberté et de tolérance religieuse, fut avant tout motivée par des considérations économiques : l’émancipation d’un système commercial dominé par les Britanniques. Les Treize Colonies étaient alors devenues assez prospères pour se débarrasser de la tutelle de Londres, davantage perçue comme un fardeau fiscal que comme un protecteur. Devenus indépendants, les États-Unis ont atteint un double objectif : la conquête de la liberté commerciale mais aussi la consolidation du système colonial esclavagiste.

La naissance de cette nouvelle république suscite un fort intérêt dans les autres colonies esclavagistes où prospèrent des plantations administrées depuis l’espace américain ou les métropoles européennes. Les colons des Antilles françaises et en particulier de Saint-Domingue – premier producteur de sucre au monde – sont ainsi attentifs au processus américain. Malgré l’existence de l’Exclusif – un régime commercial interdisant aux colons français de faire affaire avec l’étranger –, les Treize colonies sont de longue date un partenaire économique prépondérant des Antilles françaises. Dès le milieu du XVIIIe siècle, l’Amérique du Nord commerçait douze fois plus avec les colonies françaises qu’avec les Indes occidentales britanniques. La guerre de Sept Ans (1756-1763) n’a fait qu’interrompre ce phénomène qui se poursuit au cours des décennies suivantes3. En outre, une très grande partie de la contrebande dans les Antilles est organisée par les négociants américains.

Dans un premier temps, la rébellion américaine est venue contrecarrer l’anglomanie des colons français qui idéalisaient jusqu’alors le self-government britannique et aspiraient secrètement à se placer sous tutelle londonienne4. Toutefois, les travaux de Giulio Talini ont montré que les colons français s’identifient rapidement aux revendications des insurgés américains. La lutte de ces derniers contre le système britannique fait écho aux revendications coloniales françaises contre le « despotisme ministériel ». Ainsi, la Chambre d’agriculture de la Martinique – institution représentative des grands planteurs blancs – écrit le 22 janvier 1780 que « la révolution en Amérique ne peut manquer d’en opérer une dans le commerce de toutes les nations5». La guerre d’indépendance, qui accrédite l’obsolescence d’un monde dominé par les monarchies européennes, constitue un catalyseur des revendications de liberté commerciale.

Bien que les colons dissimulent encore leurs aspirations sécessionnistes, le risque d’une séparation est bien compris dans l’Hexagone – et notamment par Turgot, l’ancien secrétaire d’État à la Marine et contrôleur général des Finances (1774-1776). La décision française de concéder des dérogations commerciales à l’Exclusif en 1784 peut être interprétée comme une tentative de répondre aux doléances des colons. Toutefois, ce régime d’Exclusif « mitigé » démontre à nouveau la prépondérance commerciale des États-Unis puisqu’entre 1786 et 1789 plus de la moitié des importations étrangères dans les ports coloniaux français sont américaines6. Ces raisons économiques déterminent les colons français à s’engouffrer dans la brèche ouverte par la Révolution pour concrétiser leurs velléités autonomistes. Avec pour phare le modèle américain.

Le lobbying colonial : une contre-révolution à son propre compte

Conscients des opportunités de réforme fiscale offertes par la convocation des États-généraux, les colons français parviennent à faire admettre leurs délégués parmi les représentants de la Nation en 1789. Dans le même temps, ils poursuivent un agenda sécessionniste larvé. À Paris, ils constituent un lobby dont l’objectif est d’obtenir l’autonomie politique des colonies, afin d’éviter que les principes de la Déclaration des Droits de l’Homme puissent s’y appliquer. À ce titre, le dualisme juridique proclamé par la Constitution américaine de 1787, qui laisse chacun des États fédérés libres d’autoriser ou non l’esclavage et la traite, sert de modèle aux esclavagistes français7. Les planteurs des Antilles mettent ainsi en évidence la dichotomie qui existe entre les États américains du Nord, abolitionnistes, et ceux du Sud, esclavagistes8.

Afin d’atteindre leur but, les colons mettent en place une alliance de circonstance avec les députés des ports négociants métropolitains9. Cette stratégie permet de reléguer au second plan le conflit entre colons et négociants autour du commerce exclusif au nom de la préservation de leur intérêt commun : la pratique de l’esclavage et de la traite des Noirs. Ce sont ainsi les colons qui diffusent les « éléments de langage » repris par les négociants français, et qui justifient l’esclavage au nom de la différence de climat entre l’Europe, l’Amérique ou l’Afrique ; ou encore de l’infériorité supposée des Africains.

En parallèle de leur activisme esclavagiste dans l’Hexagone, les colons sont aussi des ségrégationnistes convaincus qui refusent d’admettre les « libres de couleur » au sein des assembles coloniales. Face à cette situation, les Noirs et Métis libres de Saint-Domingue déclenchent plusieurs révoltes, dont celle de Vincent Ogé, à la fin de l’année 1790, est demeurée la plus emblématique. La situation déjà très tendue de la colonie échappe à tout contrôle dans la nuit du 22 au 23 août 1791 lorsque les esclaves se soulèvent à leur tour dans la plaine du nord de Saint-Domingue. Afin d’éviter que l’Assemblée nationale ne mette fin au « préjugé de couleur » (la ségrégation au sein des « libres ») pour tenter d’apaiser les troubles, les colons entretiennent la désinformation sur la nature de la guerre civile.

Les États-Unis occupent une place centrale dans ce processus car, comme le rappelle l’historien Manuel Covo, ils constituent le principal canal de diffusion des informations coloniales vers l’Europe10. Dans le même temps, les colons français appellent à l’aide leurs homologues du monde hispanique et britannique. En février 1793, un groupe de colons, emmené par Pierre-Victor Malouet, négocie le traité secret de Whitehall qui propose de livrer Saint-Domingue à la Grande-Bretagne en échange d’une intervention de Londres pour mater la révolte des esclaves.

Les planteurs n’oublient pas de solliciter l’aide américaine. Bien que les États-Unis ne possèdent pas encore de marine de guerre, leur capacité à approvisionner rapidement les Antilles revêt un caractère vital dans le contexte de la révolution des esclaves. C’est pourquoi les planteurs de Saint-Domingue missionnent le « député extraordinaire » Joseph-Charles Roustan pour Philadelphie (alors capitale des États-Unis) afin d’obtenir des approvisionnements en nourriture et en munitions ainsi qu’un soutien militaire terrestre.

Cette délégation coloniale a été envoyée sans en avertir Paris. Cette volonté de court-circuiter l’Assemblée nationale indigne l’ambassadeur français aux États-Unis, Jean-Baptiste de Ternant, qui aurait rappelé à Roustan que Saint-Domingue est « une province de France et non un État indépendant11». Finalement, les États-Unis ne se portent pas au secours des colons. Cette inaction est sans doute due à la volonté de ne pas déclencher une guerre avec la France en intervenant directement dans l’une de ses colonies.

Progressivement, la situation géopolitique de l’espace américano-antillais se reconfigure autour de l’affrontement entre deux camps. D’un côté, une alliance informelle des puissances esclavagistes qui regroupe les colons français, les États-Unis et la Grande-Bretagne (avec l’appui moins déterminant de l’Espagne). De l’autre, une convergence idéologique croissante entre révolutionnaires français – qui se rallient aux thèses abolitionnistes – et mouvements insurrectionnels regroupant les « libres de couleur » et les esclaves de Saint-Domingue. Elle atteint son acmé le 4 février 1794, lorsque la République française proclame l’abolition de l’esclavage et un soutien militaire aux insurgés des colonies. Un retournement spectaculaire par rapport à la période précédente, durant laquelle les États-Unis avaient reçu l’appui de la France dans leur guerre fondatrice contre la Grande-Bretagne.

Ce basculement peut être considéré comme l’aboutissement de la rivalité coloniale franco-américaine. Cette dernière a modelé l’espace antillais au cours du XVIIIe siècle ; ainsi que le rappelait le président John Adams : « le commerce des Antilles fait partie du système américain12». On peut aussi y voir des raisons idéologiques. Aux yeux des Américains, l’ancienne métropole britannique serait devenue un allié bien plus recommandable que la France révolutionnaire, qui a proclamé l’abolition universelle de l’esclavage tout en suivant une politique économique perçue comme dirigiste et hostile au libre commerce. Surtout, la possible diffusion de la révolution des esclaves de Saint-Domingue dans le reste des Antilles, voire sur le continent américain est une source d’angoisse et un repoussoir absolu aux États-Unis.

Les États-Unis : refuge et base arrière des colons français

Pour l’heure, ni la Révolution haïtienne, ni l’abolition française de l’esclavage le 4 février 1794 n’impactent durablement le système esclavagiste américain. Certes, la crainte de la contagion révolutionnaire conduit le Congrès américain à promulguer une loi interdisant la traite (c’est-à-dire le commerce d’esclaves mais non l’esclavage) au niveau fédéral en 1794. Cette action législative reste pourtant lettre morte. En effet, la diminution des campagnes de traite, due à la révolution de Saint-Domingue a été compensée dès 1796.

Cette « quasi-guerre » ayant opposé les deux Républiques laisse des traces. Elle pousse ainsi les États-Unis à se doter d’une marine de guerre pour la première fois.

Pire : entre 1794 et 1800, les exportations américaines d’esclaves doublent en direction de la colonie espagnole de Cuba (1997 expéditions en 1794 contre 3906 en 1800) tandis que les importations vers la Géorgie et les Carolines explosent (400 expéditions en 1794 contre 5655 en 1796, avant un coup d’arrêt entre 1798 et 1800, du en partie au conflit avec la France)13. Afin d’expliquer l’absence d’effet de la loi anti-traite de 1794, le chercheur Andy Cabot pointe l’inexistence d’une flotte de guerre capable de contrôler l’application de la loi. Il rappelle également la force du lobby esclavagiste au Congrès, notamment parmi les représentants des Carolines, de la Géorgie et de Rhode Island.

Dans le même temps, les États-Unis deviennent un point d’appui essentiel des colons français. Des milliers d’entre eux y trouvent refuge après avoir fui Saint-Domingue au cours de la décennie 1790-1800. Dans les villes de la côte atlantique (Boston, New York, Philadelphie, Baltimore principalement), les planteurs français trouvent non seulement un refuge mais aussi des soutiens politiques. Ainsi Pierce Butler, planteur de coton et sénateur pour la Caroline du Sud, apporte son aide matérielle et logistique au retour en France de l’ancien gouverneur de Saint-Domingue, Thomas Galbaud du Fort et de plusieurs commissaires représentant les colons exilés14. Réfugié aux États-Unis en 1793, Galbaud est alors chargé d’entretenir la désinformation coloniale en plaidant la cause des planteurs et en discréditant l’action des abolitionnistes.

Les ports du nord-est des États-Unis servent aussi de base arrière pour les navires du commerce français qui peuvent s’y mettre à l’abri. L’historienne Silvia Marzagalli explique que certains négociants métropolitains s’y rendent afin de se redéployer « sur l’échiquier international en délocalisant leurs activités à l’étranger15». De son côté, Guy Saupin montre que la neutralité américaine est bien utile pour faire transiter les denrées coloniales récupérées par les négociants avant leur réexportation vers le Vieux continent par l’intermédiaire de la Grande-Bretagne et des ports d’Europe du Nord16. Aux États-Unis, ces négociants français retrouvent les colons de Saint-Domingue en exil et commencent à ébaucher les moyens de restaurer l’ordre prérévolutionnaire aux Antilles.

Plus les convergences s’approfondissent entre esclavagistes français et dirigeants américains, plus les divergences se creusent entre Philadelphie et Paris. Cette évolution est notamment illustrée par la signature du traité anglo-américain de Jay qui, en novembre 1794, autorise les Britanniques à saisir les marchandises françaises transportées sur des navires américains. Ce traité déclenche la fureur de Paris et la situation s’envenime jusqu’au déclenchement d’un affrontement naval non-déclaré entre Français et Américains. Connu sous le nom de « quasi-guerre », ce conflit éclate en 1798. Au cours de celui-ci, plus de 800 bâtiments américains sont arraisonnés par les corsaires français, ce qui détermine le Congrès américain à voter un embargo sur le commerce issu de l’Hexagone17. La situation se résout avec la signature du traité de Mortefontaine en 1800 mais cette « quasi-guerre » ayant opposé les deux Républiques laisse des traces. Elle pousse ainsi les États-Unis à se doter d’une marine de guerre pour la première fois.

Dans le même temps, en France, l’abolition de 1794 n’a pas suffi à réduire au silence les esclavagistes. Bien que le Directoire (1795-1799) demeure fermement abolitionniste, la relative tolérance du nouveau régime à l’égard des colons royalistes, son hostilité aux Jacobins qui ont achevé le processus abolitionniste ainsi que ses hésitations en matière coloniale permettent la réémergence du discours esclavagiste dans le débat français à partir de 179718. En France mais aussi aux États-Unis, le lobby colonial retrouve l’oreille des députés du « côté droit » – ainsi que des négociants français, qui n’acceptent pas l’assèchement du commerce colonial.

Ainsi, en février 1797, l’ancien ordonnateur de Saint-Domingue Henry Perroud écrit aux députés et aux négociants français depuis Philadelphie où il s’est exilé. Dans sa lettre, Perroud défend la nécessité de rétablir l’exploitation coloniale des Antilles par le rappel et le rétablissement « de tous les propriétaires, reconnus bons républicains » dans leurs titres19. Afin de justifier son point de vue, Perroud s’appuie sur la politique du Directoire qui, soucieux de sacraliser la propriété, a officiellement maintenu les titres de possession coloniaux.

La restauration coloniale est finalement entérinée par Napoléon Bonaparte qui s’appuie sur les anciens planteurs pour redéployer sa politique ultramarine. En Amérique, les anciens colons de Saint-Domingue se regroupent par milliers à La Nouvelle-Orléans, dont ils font plus que doubler la population au début du XIXe siècle20. Vendue aux États-Unis par Napoléon en 1803, la Louisiane devient le nouveau centre de la contre-révolution coloniale franco-américaine. Cette empreinte esclavagiste se manifeste particulièrement au cours des années suivantes.

Malgré le vote d’une nouvelle loi anti-traite par le Congrès en 1807, la Louisiane bénéficie en effet d’une dérogation et devient le seul État américain où l’importation d’esclaves par la traite atlantique reste légale pour les petits bâtiments21. De ce fait, elle constitue la porte d’entrée pour les planteurs des autres États qui peuvent ainsi se procurer de nouveaux esclaves grâce à une traite intérieure plus ou moins tolérée. Cette exemption louisianaise est le produit du lobbying des esclavagistes parmi lesquels on retrouve les adversaires les plus acharnés de la révolution abolitionniste : les colons français, vaincus par les esclaves insurgés de 1791.

Ainsi, si l’alliance entre la France et les États-Unis des années 1770-1780 est restée dans les mémoires, elle ne fut pas durable. Du reste, Français et Américains avaient conscience du caractère opportuniste cet accord contre l’Angleterre dès la Guerre d’indépendance. Les ministres français de la Marine n’ont cessé de marquer leur défiance vis-à-vis du « peuple américain », « tout à la fois utile et dangereux », tandis que l’intendant royal de Saint-Domingue François Barbé-Marbois proposait de circonscrire au strict minimum les échanges avec les négociants américains22.

De leur côté, les États-Unis se sont détournés de la Révolution française à partir de sa radicalisation en 1793-1794. Même les Américains réputés francophiles, dont le plus éminent est Thomas Jefferson – troisième président des États-Unis entre 1801 et 1809 – ont dénoncé les restrictions commerciales des nations européennes comme autant d’obstacles au libre-échange. Ce faisant, les États-Unis se sont constamment opposés à la France dans l’espace atlantique tout en tissant des liens étroits avec les colons français sécessionnistes. Une hostilité destinée à culminer avec le déclenchement de la « quasi-guerre », conflit certes mineur mais qui révèle l’ampleur du retournement qui a fini par opposer d’anciens alliés. Pour être largement méconnue, cette évolution n’éclaire-t-elle pas une partie des clivages entre les cultures politiques française et américaine qui perdurent jusqu’à nos jours ?

Notes :

1 Clément Thibaud, « Pour une histoire polycentrique des républicanismes atlantiques (années 1770 – années 1880) », Revue d’histoire du XIXe siècle [En ligne], 56 | 2018, mis en ligne le 15 octobre 2020, consulté le 5 janvier 2021, p. 152. URL : http://journals.openedition.org/rh19/5593.

2 La colonie française de Saint-Domingue recoupe le territoire actuel d’Haïti.

3 Éric Schnakenbourg, « Ce peuple voisin, tout à la fois utile et dangereux : les Antilles françaises et les États-Unis à la fin du XVIIIe siècle », colloque du Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique, « Les colonies européennes et la naissance des États-Unis, 1776-début XIXe siècle », Nantes, 28-29 mars 2024.

4 Voir Charles Frostin, « L’intervention britannique à Saint-Domingue en 1793 » dans Outre-Mers. Revue d’histoire, n°176-177, 1962, pp. 293-365.

5 Giulio Talini, « Une révolution dans le commerce. Les Chambres d’agriculture des Antilles françaises face à la naissance des Etats-Unis », colloque du Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique, « Les colonies européennes et la naissance des États-Unis, 1776-début XIXe siècle », Nantes, 28-29 mars 2024.

6 Jean Tarrade, Le commerce colonial de la France à la fin de l’Ancien Régime, PUF, 1962, p. 660 cité par Éric Schnakenbourg, « Ce peuple voisin… », op. cit.

7 À ce titre, le député extraordinaire du commerce nantais Jean-Baptiste Mosneron fait remarquer en janvier 1790 que quatre des treize états américains (Caroline du Nord, Caroline du Sud, Géorgie et Virginie) refusent catégoriquement l’abolition de la traite et font, déjà, planer la menace d’un « schisme » s’ils y étaient contraints par l’État fédéral.

8 Manuel Covo, « Révolution française 4/4 », La Fabrique de l’histoire, France Culture, émission diffusée le 17 décembre 2015.

9 En 1789, les grands ports de commerce français réclament et obtiennent l’admission de « députés extraordinaires du commerce » aux côtés des députés. Représentants exclusifs des intérêts du négoce maritime, ils constituent l’unique lobby pareillement institué au sein de la représentation nationale.

10 Manuel Covo, « Révolution française… », op. cit.

11 « Discours prononcé à l’Assemblée nationale par M. Roustan, député extraordinaire de l’Assemblée générale du nord », non-daté, Archives départementales de Loire-Atlantique.

12 Cité par Éric Schnakenbourg, « Ce peuple voisin… », op. cit.

13 Andy Cabot, « La traite américaine et les colonies européennes », colloque du Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique, « Les colonies européennes et la naissance des États-Unis, 1776-début XIXe siècle », Nantes, 28-29 mars 2024.

14 « Les colons de Saint-Domingue réfugiés à Philadelphie aux citoyens composant la municipalité de Nantes », daté de Philadelphie le 13 février 1794, Archives municipales de Nantes.

15 Silvia Marzagalli, « Le négoce maritime et la rupture révolutionnaire : un ancien débat revisité », Annales historiques de la Révolution française [en ligne], 352, avril-juin 2008

16 Guy Saupin, « Les négociants nantais et la Révolution française » dans Yann Lignereux et Hélène Rousteau-Chambon (dir.), Nantes révolutionnaire : ruptures et continuités (1770-1830), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Art et Société », 2021

17 Jérôme Louis, « La Quasi-guerre. 1798-1800 », Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, 2012, pp. 35-50.

18 Jeremy Popkin, « L’offensive coloniale sous le premier Directoire », dans Loris CHAVANETTE (dir.), Le Directoire, forger la République (1795-1799), Paris, CNRS Éditions, 2020, pp. 315-331.

19 Lettre d’Henry Perroud « à la place de commerce de Nantes », datée de Philadelphie le 1er ventôse an V (19 février 1797), Archives départementales de la Loire-Atlantique.

20 Nathalie Dessens, « Les réfugiés de Saint-Domingue à La Nouvelle-Orléans », consulté en ligne sur le site de la BNF, coll. « Amériques », publié en mai 2021, consulté le 13 avril 2024. URL : https://heritage.bnf.fr/france-ameriques/fr/refugies-st-domingue-article

21 Andy Cabot, « La traite américaine… », op. cit.

21 Éric Schnakenbourg, « Ce peuple voisin… », op. cit.

Robespierre et Danton : revisiter le destin tragique des géants de la Révolution

© Malena Reali

« Mon cher Danton, si dans les seuls malheurs qui puissent ébranler une âme telle que la tienne, la certitude d’avoir un ami tendre et dévoué peut t’offrir quelque consolation, je te la présente. Je t’aime plus que jamais et jusqu’à la mort ». L’auteur de ces mots n’est autre que Robespierre. En février 1793, il offre à Danton son épaule amicale après le décès de sa première épouse. Il poursuit : « Faisons bientôt ressentir les effets de notre douleur profonde aux tyrans qui sont les auteurs de nos malheurs publics et de nos malheurs privés ». Un an plus tard, Danton allait finir à l’échafaud après une lutte intense contre les robespierristes. Cette unique lettre connue de Robespierre à Danton a été acquise le week-end du 12 mars dernier par un collectionneur privé1. L’État n’a pas choisi de la préempter, comme l’ont déploré plusieurs historiens et personnalités publiques2. Depuis la Révolution, la relation entre ces deux protagonistes fascine. Mais au-delà de son caractère romanesque, qu’a-t-elle à nous dire des dilemmes de la Révolution ? La biographie croisée Danton-Robespierre : le choc de la Révolution écrite par Loris Chavanette (Passés composés, 2021) est l’occasion de s’y replonger.

« Que s’est-il passé entre toi et moi ? Nous qui avions souhaité les mêmes choses…

– Nous n’avons jamais souhaité les mêmes choses vous et moi ».

Ce dialogue, tiré du film La Révolution française (Robert Enrico et Richard Heffron), imagine ce qu’ont pu être les derniers mots échangés entre Danton et Robespierre à l’aube de la bataille décisive qui allait emporter le premier. Conformément à la légende noire, c’est Robespierre qui tient le rôle sinistre. C’est lui qui clôture cette ultime entrevue par une phrase lapidaire, un vouvoiement qui dit toute la distance froide qu’il place entre Danton et lui, une menace tranchante comme le couperet de la guillotine qu’il prépare pour son adversaire.

Cette lecture classique des évènements de l’an II (1793-1794) est certes renouvelée mais pas vraiment modifiée par la nouvelle étude publiée par Loris Chavanette. D’ailleurs, ce dernier tombe d’accord avec Robespierre pour expliquer que Danton et lui ne « nourrissaient pas totalement les mêmes idées » (p. 263). Pour expliquer ces divergences, Chavanette renoue avec la méthode de l’historien romain Plutarque en proposant la biographie des deux vies parallèles de Danton et Robespierre. Deux parcours qui ne se croisent que par intermittences mais qui paraissent toujours rester dans l’ombre l’un de l’autre jusqu’au dénouement tragique.

L’ouvrage de Chavanette met en scène ces destins romancés en faisant la part belle aux mythes qui jalonnent les biographies des deux personnages. Ainsi, il raconte les manières différentes dont les deux futurs députés ont vécu le sacre de Louis XVI, le 11 juin 1775 alors qu’ils étaient encore adolescents. D’un côté, il met en scène la fugue de Danton qui quitta sa pension à Troyes pour assister à la cérémonie dans la cathédrale de Reims.

De l’autre, il reprend la légende d’un Robespierre, jeune élève de Louis-le-Grand qui aurait prononcé l’éloge destiné au roi lors du passage en calèche sur la route du sacre. Bien qu’il joue avec cette mythologie, l’auteur considère que les légendes qui entourent Robespierre et Danton ont, sinon un fond de vérité, en tout cas une origine et une diffusion qui dit quelque chose de ce qu’ils furent aux yeux de leurs contemporains.

Une opposition romanesque

Plus largement, Loris Chavanette se livre à un exercice original : celui de la constitution d’une biographie totale. Une étude qui, sans se prétendre exhaustive, aspire à embrasser du regard toutes les dimensions des personnages. Leur enfance, leur éducation et le début de leurs deux carrières d’avocats sont largement prises en compte pour peindre le tableau de leur genèse. La biographie évite ainsi l’écueil qui consisterait à faire naître Danton et Robespierre en 1789.

Elle livre une analyse méticuleuse de ce que furent leurs vies avant la Révolution. L’intérêt porté à la différence d’éducation entre la pédagogie avant-gardiste dont a bénéficié Danton et l’austère bachotage dans lequel Robespierre fut plongé paraît assez pertinent pour expliquer leurs divergences intellectuelles. L’ouvrage s’intéresse aussi aux vies privées que mènent les deux jeunes magistrats, à Arras pour Robespierre et déjà à Paris pour Danton. Il montre comment ce dernier joue un coup d’avance en se constituant un réseau dans la capitale avant que la révolution n’éclate.

En ce sens, cette étude tranche avec les plus récentes biographies consacrées à l’Incorruptible. Un chapitre entier sur les douze est dédié au « corps, ce miroir ». Il contient beaucoup de développements autour de l’apparence physique des personnages ou plutôt autour de leurs représentations dans la peinture et la littérature. Le but étant de comprendre comment ces deux figures ont marqué physiquement leurs contemporains. L’auteur examine d’abord Danton. Il explique que sa voix de stentor, sa face de bouledogue et sa « présence physique colossale »3 ont été autant d’atouts qui lui ont permis d’incarner la révolution plébéienne.

Prenant le contre-pied de l’historiographie récente, Chavanette restitue un caractère exceptionnel à la répression politique de l’an II. Il redonne à la Terreur la majuscule qu’elle avait perdue avec les travaux de Jean-Clément Martin

À côté d’un tel volcan, Robespierre fait pâle figure. Son visage paraît insipide tandis que ses yeux « très voilés » posent un regard « vague et flottant » (Lamartine)4 continuellement troublé par un clignement désagréable des paupières. Rien donc qui ne soit en mesure de retenir quelque attention. En fait, cette description de Robespierre souligne l’absence d’un corps physique dans cet « homme-idée » tout en abstraction5. Par contraste, elle met en évidence l’ascendant physique que Danton a pris sur ses rivaux. Un ascendant qui lui permet de devenir le héros du peuple des faubourgs – le « ventre de Paris » (Victor Hugo) – dès les premières semaines de la Révolution.

De plus, l’implication physique et directe de Danton dans les évènements révolutionnaires est soulignée par opposition à l’empreinte théorique et discursive imprimée par Robespierre. L’action personnelle de Danton dans la journée du 10 août 1792 – qui marque le renversement de la monarchie en France – est particulièrement mise en valeur. L’auteur détaille les multiples efforts du député pour coordonner l’insurrection jusqu’à la prise du palais des Tuileries.

Clairement, Danton apparaît comme le soldat de la guerre extérieure et Robespierre comme le prêtre de la régénération intérieure. Le sabre et le goupillon de la Révolution. Cette analyse fait écho au dialogue imaginé par Victor Hugo dans Quatre-Vingt-Treize. À la question de savoir où se trouve l’ennemi de la Révolution, Danton s’y exclame : « Il est dehors et je l’ai chassé » ; et Robespierre de répondre : « Il est dedans et je le surveille ».

De ce point de vue, l’étude de Chavanette vient replacer Danton et Robespierre au sommet de la Montagne. Elle démontre que si le couloir de la Révolution était trop étroit pour deux héros, ce n’est que lorsque la tête et le corps de celle-ci ont marché ensemble qu’ils ont balayé l’ancien monde. La complémentarité des deux Jacobins est démontrée tandis que leur différence de tempérament est constamment mise en exergue. Néanmoins, cette opposition physique et psychologique entre « deux types humains radicalement opposés »6, si elle est largement étayée, paraît exagérée à certains endroits. Surtout, son omniprésence dans le livre conduit à minorer des divergences plus significatives : l’opposition philosophique et politique des deux députés de Paris.

La Terreur et l’Être suprême : quand les frictions apparaissent

Par ailleurs, l’auteur présente une opposition philosophique irréconciliable entre Danton et Robespierre. Notamment dans leur rapport divergent à la religion. Cet enjeu métaphysique commence par unir les deux députés avant de les diviser. Pour l’auteur, leur opposition commune à la déchristianisation menée par les sans-culottes doit ainsi être retenue comme l’élément décisif expliquant leur ultime rapprochement à la fin de l’hiver 1793-1794.

Mais alors que Danton agit ainsi pour renouer avec l’ancienne religion, l’hostilité de Robespierre envers l’activisme sans-culotte obéit à une autre motivation. Il s’agirait pour lui de n’inaugurer rien de moins qu’un nouveau culte. Son ambition serait de fusionner « la régénération des hommes à la volonté divine ». Robespierre est un croyant fervent dans l’immortalité de l’âme et son Dieu, l’Être Suprême, est le Dieu vengeur qui libère « les humbles et les affligés »7. Loris Chavanette assimile le nouveau culte de la raison à une vérité religieuse comparable à la croyance catholique. Cette thèse est cependant nuancée par d’autres auteurs comme Marcel Gauchet qui le considère plutôt comme une religion civile destinée à favoriser la communion des citoyens par-delà leurs différences spirituelles8.

L’auteur exploite aussi la question théologique pour établir un parallèle entre la terreur religieuse de l’Ancien Régime et la terreur politique de la jeune République. Prenant le contre-pied de l’historiographie récente, Chavanette restitue un caractère exceptionnel à la répression politique de l’an II. Il redonne à la Terreur la majuscule qu’elle avait perdue avec les travaux de Jean-Clément Martin9 et d’Annie Jourdan10. L’auteur dresse un réquisitoire contre la politique robespierriste11. Pour cela, il n’hésite pas à piocher dans l’argumentaire conçu par ceux-là même qui ont participé à la chute de l’Incorruptible avec notamment l’affaire Théot12. Plus généralement, l’auteur occulte les éléments pouvant contrebalancer la violence politique de l’Incorruptible.

Ainsi, il accuse ce dernier d’avoir voulu envoyer les Girondins au tombeau13 alors qu’il protégea plusieurs dizaines de leurs députés lors des journées révolutionnaires des 31 mai et 2 juin 1793. Il n’insiste pas sur la condamnation de « l’exagération » des « ultra-révolutionnaires » que Robespierre renouvelle à de nombreuses reprises14. Il ne note pas non plus que ce dernier s’oppose aux représentants en mission les plus violents comme Carrier à Nantes ou Fouché à Lyon. Il obtient pourtant le rappel de ces proconsuls dans le but d’arrêter « l’effusion du sang humain, versé par le crime »15.

Danton comme Robespierre ont été deux Jacobins et deux montagnards. C’est-à-dire des des républicains « avancés » prônant des idées sociales considérées comme radicales par leur époque.

Rien de tout cela n’est réellement pris en compte par l’auteur qui renouvelle – en l’étayant – l’image d’Épinal attribuant une chaleureuse humanité à Danton et une froideur totalitaire à Robespierre. Loris Chavanette rappelle pourtant que Danton a d’abord été à la pointe de la « surenchère » révolutionnaire. Et ce, depuis les premières insurrections jusqu’aux massacres de Septembre16. Mais il excuse la violence dantoniste car elle serait le produit d’un contexte, une « violence révolutionnaire voulue par les circonstances » quand Robespierre défendrait une violence « érigée en système d’éradication des impurs »17. Un contexte qu’il refuse par contre d’expliquer lorsqu’il s’agit de Robespierre.

La politique : l’absente relative de l’analyse

L’étude néglige ainsi largement le rôle et l’influence des révolutionnaires les plus radicaux, « l’opposition de gauche », aux Jacobins dans le cours des évènements. C’est la principale limite de la simple dualité Danton-Robespierre pour analyser la Révolution. Victor Hugo avait en plus convoqué Marat pour comprendre 1793. Il semble donc impossible de ne pas étudier davantage Hébert et ses Exagérés pour comprendre 1794. La Convention, même dominée par la Montagne, vit sous la menace permanente de ces radicaux, susceptibles de déclencher une insurrection sans-culotte.

Les députés sont donc contraints d’afficher une fermeté politique s’ils ne veulent pas passer pour des traîtres et être ainsi renversés. C’est sous l’effet de cette tension que la Convention déploie une répression qui vise aussi à canaliser la violence plus grande encore des meneurs sans-culottes. Indiscutablement, Robespierre n’est pas le dernier à souscrire à cette violence. Danton qui a institué le tribunal révolutionnaire n’y renâcle pas particulièrement non plus.

C’est donc peut-être qu’il aurait fallu chercher ailleurs que simplement dans leur rapport à la violence ce qui distingue les deux hommes. Notamment en se posant la question des fins politiques concrètes de Danton et Robespierre. Celles qui justifieraient, selon eux les moyens violents qu’ils ont soutenus. Cette question ne trouve qu’une réponse très partielle dans cette étude. L’auteur traite exclusivement de la politique sous l’angle de la violence répressive. Il n’en retire ainsi que les portraits d’un Danton indulgent et d’un Robespierre fanatique.

De ce point de vue, cette biographie renoue avec ces deux images telles qu’elles ont été façonnées par la IIIe République et telles qu’elles ont majoritairement survécu. L’auteur avait vu dans la victoire de Robespierre sur Danton en avril 1794, la preuve que l’Incorruptible avait compris mieux que l’Indulgent la véritable nature de la Révolution. C’est-à-dire, son caractère de « guerre sociale »18. En refermant l’ouvrage, on ne peut que regretter que cet enjeu n’y ait finalement pas été davantage développé.

À plusieurs reprises, l’auteur justifie la réalisation de son étude par un constat. Celui de l’intérêt toujours renouvelé pour les personnages de Robespierre et de Danton. Un intérêt qu’il explique de la façon suivante : pour lui, Robespierre serait plus que jamais actuel en raison de la demande croissante de « transparence » et de la « mode des dénonciations ». Face aux affaires de corruption et à l’opacité de la vie politique, la figure de Robespierre continuerait ainsi de catalyser une volonté citoyenne de reprendre le contrôle sur la technocratie.

De son côté, le personnage de Danton camperait la résistance à cette abolition de la frontière entre la vie publique et les affaires privées. Là encore, cet enjeu soulevé par l’auteur et par son préfacier Emmanuel de Waresquiel nous paraît être pertinent. Pour autant, il ne nous semble pas être l’écho le plus important de la Révolution française parvenu jusqu’à nous. Danton comme Robespierre ont été deux Jacobins et deux montagnards. C’est-à-dire des révolutionnaires ardents et des républicains « avancés » prônant des idées sociales considérées comme radicales par leur époque.

Tous les deux partageaient une haine de l’aristocratie à laquelle ils opposaient l’idée d’une République permettant aux citoyens d’accomplir leur destination. Il aurait été intéressant que cette étude nous expose les visions que ces deux révolutionnaires se faisaient de la propriété, de la répartition de celle-ci et des inégalités économiques. Dans notre moment de crise sociale aiguë, une telle analyse pourrait en tout cas ne pas être inutile.

Notes :

1 Loris Chavanette, « “Je t’aime plus que jamais et jusqu’à la mort” : la lettre de Robespierre à Danton raconte une part de l’histoire de France », Le FigaroVox, 10 mars 2023.

2 Tribune collective, « La préservation de l’unique lettre de Robespierre à Danton est une cause nationale », Le Monde, 21 mars 2023

3 Loris Chavanette op. cit. p.81

4 Alphonse de Lamartine cité par Loris Chavanette op. cit. p.83

5 Marcel Gacuhet, Robespierre : l’homme qui nous divise le plus, Paris, Gallimard, coll. « Ces hommes qui ont fait la France », 2018.

6 Loris Chavanette, op. cit. p.423

7 Loris Chavanette cite ici l’historien Jules Michelet. P.62

8 Marcel Gauchet op. cit.

9 Jean-Clément Martin, La Terreur : vérités et légende, Paris, Perrin, 2017, 240 p.

10 Annie Jourdan, Nouvelle histoire de la Révolution, Paris, Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », 2018, 656 p.

11 L’objectif de l’étude est ainsi de « démontrer le rôle central qu’a joué Robespierre […] dans la dérive répressive »

12 Catherine Théot est une mystique française qui affirmait voir en Robespierre le précurseur du nouveau messie. Elle a été emprisonnée et utilisée pour ridiculiser le culte de l’Être Suprême et peindre Robespierre sous les traits d’un dictateur en puissance.

13 « Il ne fait aucun doute [que Robespierre] rumine intérieurement un verdict de mort contre les Girondins », Loris Chavanette op. cit. (p.288)

14 Marcel Gauchet op. cit.

15 Loris Chavanette op. cit. p.402

16 Début septembre 1792, face à l’imminence de l’invasion prussienne, la panique s’empare d’une foule révolutionnaire qui envahit les prisons et massacre ainsi plus d’un millier de contre-révolutionnaires mais aussi des prisonniers de droit commun. La responsabilité de certains discours révolutionnaires, comme ceux de Danton ont parfois été pointés du doigt pour expliquer l’ampleur de la violence populaire.

17 Loris Chavanette p.394

18 Loris Chavanette p.293

Tribune : Contre les nostalgiques du roi, défendre l’héritage de 1793

© Aboubakar Ben-Ali

Le 21 janvier 1793, Louis Capet, dit Louis XVI, est guillotiné après un procès de plus de deux semaines qui fait la démonstration de sa collusion avec l’ennemi, en pleine guerre, en vue de l’aider à envahir la France et massacrer les révolutionnaires. Jugé « coupable de conspiration contre la liberté publique et d’attentats contre la sûreté générale de l’État » par 642 députés de la Convention nationale sur les 718 présents, il est en conséquence condamné à être guillotiné. 230 ans après qu’elle a eu lieu, la mort de Louis Capet fait encore parler d’elle. Par Antoine Léaument, député LFI-NUPES.

Quand le RN défend des traitres à la patrie

Plusieurs lepénistes se sont exprimés sur le sujet. Ainsi du député RN Christophe Barthès qui publie un tweet ni laïque, ni républicain : « J’assiste ce matin à la messe en mémoire du Roi Louis XVI assassiné le 21 janvier 1793 ». Le mot choisi est « assassiné ». Les mêmes diraient sans doute que la décapitation de Robespierre, survenue sans aucun procès le lendemain de son arrestation, était, elle, légitime. C’est pourtant une vraie boucherie : en trois jours, plus de cent personnes passent avec lui sur l’échafaud.

Mais le député RN Christophe Barthès n’est pas le seul de son parti à avoir défendu ainsi Louis Capet. Thomas Barkats, candidat du RN aux élections législatives m’écrit : « Entre vous et votre obsession de Robespierre, et Louis XVI, le choix est très vite fait ! ». Guillaume Pennelle, président du groupe RN au Conseil régional de Normandie – et accessoirement professeur d’histoire -, écrivait quant à lui : « Le 21 janvier 1793, la France insoumise de l’époque et quelques traîtres faisaient guillotiner Louis XVI Roi de France ».

Car cette manière de réhabiliter Louis Capet est inquiétante à plus d’un titre. Elle est d’abord étonnante venant de gens qui se prétendent « patriotes ». Car Capet a tenté de fuir la France avant d’être reconnu et arrêté. Il a conspiré contre son propre pays et contre son peuple en tramant avec l’ennemi la rédaction du manifeste de Brunswick, qui promet à la ville de Paris « une exécution militaire et une subversion totale » si quelqu’un s’en prend à la famille royale. Conséquence de ce manifeste, le 10 août 1792, le peuple s’empare du palais des Tuileries et le roi est déposé de ses fonctions. Un mois plus tard, le 21 septembre 1792, la monarchie est abolie et la République commence.

Mais plus inquiétante encore me semble être l’ambiance monarchiste qui règne au Rassemblement national. Car Louis XVI n’est pas la seule tête couronnée convoquée par ce parti. Julien Odoul glorifie régulièrement Napoléon Bonaparte, qui a pourtant détruit la Ière République, rétabli l’esclavage et procédé à l’exécution en masse de citoyens libres qui se révoltaient contre son rétablissement. Plus récemment, Jean-Philippe Tanguy a quant à lui demandé le rapatriement des cendres de Louis-Napoléon Bonaparte, qui a pour sa part enseveli la IIe République et fait perdre à la France l’Alsace et la Lorraine après la débandade de Sedan.

Cette pente prise par le Rassemblement national le rapproche de sa vraie destination politique : la mise à sac de la République. Car glorifier ainsi des hommes qui concentraient sur eux seuls le pouvoir politique, c’est mettre en place une ambiance anti-républicaine à laquelle Macron lui-même avait participé en affirmant en 2015 : « La démocratie comporte toujours une forme d’incomplétude, car elle ne se suffit pas à elle-même. Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. » La convocation régulière de figures historiques aussi situées n’est pas sans lien avec la pente autoritaire bien actuelle sur laquelle les blocs RN et macronistes entraînent la France. 

On comprend sans doute mieux pourquoi j’ai proposé de répondre à cette pente en rendant un hommage appuyé à Robespierre à Arras le 28 juillet dernier. Et pourquoi je multiplie depuis les références aux périodes révolutionnaires de notre pays, à commencer bien sûr par celle de 1789 qui éclaire encore le monde de son infatigable lumière. Il y a urgence, en effet, à faire exister avec puissance dans l’espace public le récit des victoires démocratiques et sociales du peuple français contre ceux qui ont voulu les empêcher ou revenir dessus.

Brandir notre drapeau, défendre son histoire

La bataille politique qui se joue autour de notre Histoire nationale peut être perçue par beaucoup, particulièrement dans mon propre camp, comme secondaire. Elle ne l’est pas. Au contraire, elle est même centrale car elle est l’une des conditions indispensables pour assurer l’unité et l’indivisibilité du peuple français et de sa République. Bien sûr, l’urgence est à cette heure d’infliger une défaite cuisante à Emmanuel Macron sur la réforme des retraites, et d’y employer toute notre énergie. D’ailleurs, l’Histoire de France peut venir en appui de ce combat en rappelant, précisément, toutes les défaites que le peuple de notre pays a infligées à des monarques – parfois républicains, soit dit en passant – qui se croyaient sûrs de leur pouvoir. Mobiliser l’Histoire, cela peut donner bien du courage dans la lutte populaire en montrant que, souvent, elle a été victorieuse.

Mais l’enjeu est plus profond encore. Depuis des années, le Front national a tenté de s’emparer des symboles républicains et révolutionnaires que sont le drapeau tricolore et la Marseillaise. Il l’a fait à la fois pour valider l’idée qu’il pourrait participer des institutions républicaines, mais aussi pour s’en approprier le sens et le transformer. On le voit avec les déclarations grotesques sur la mort de Louis XVI : le FN opère une sélection négative dans sa récupération de l’héritage républicain. Et l’appréciation de la chute du tyran n’est pas le seul cas. Brandi dans des meetings où l’on crie « on est chez nous », le drapeau tricolore est transformé en outil d’exclusion d’une partie du peuple en raison de sa couleur de peau ou de sa religion. Dans les mains du Rassemblement national, le drapeau marque une limite, une barrière. Il est un symbole qui marquerait l’existence d’un « individu français » se trouvant « chez lui » et refusant que quoi que ce soit ne vienne menacer le périmètre ainsi défini et qu’on peut résumer par la volonté de remplacer le droit du sol par le droit du sang pour l’accès à la nationalité.

Or, une telle utilisation de ce symbole est contradictoire avec sa naissance même et les principes qu’il véhicule. Car notre drapeau bleu-blanc-rouge est né d’une grève antiraciste. Le 16 septembre 1790 en effet, un navire doit partir de Brest pour aller réprimer une révolte d’hommes et de femmes mis en esclavage et qui réclament leur liberté comme conséquence logique de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen proclamant depuis un an que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Mais les marins de Brest refusent et se mettent en grève. Le sujet du drapeau qui flotte sur le mât finit par arriver dans la conversation. Il se trouve que c’est le drapeau blanc de la monarchie et que, depuis plus d’un an maintenant, on utilise un peu partout les trois couleurs dites « nationales » : le bleu, le blanc et le rouge.

L’affaire fait tellement de bruit qu’elle finit par arriver devant l’Assemblée nationale elle-même. Le débat est enflammé. Mirabeau prend la parole et défend le remplacement du drapeau blanc par un drapeau aux trois couleurs nationales qu’il qualifie d’« enseigne du patriotisme » et de « signe de ralliement de tous les amis, de tous les enfants de la liberté ». Il l’oppose au drapeau blanc, drapeau, dit-il de la « contre-révolution », provoquant les hurlements de toute une partie de l’Assemblée. Il avance alors ces mots indépassables : « Elles vogueront sur les mers, les couleurs nationales ! Elles obtiendront le respect de toutes les contrées, non comme le signe des combats et de la gloire, mais comme celui de la sainte confraternité des peuples, des amis de la liberté sur toute la terre, comme la terreur des conspirateurs et des tyrans ! ». Deux jours plus tard, le 24 octobre 1790, un décret confirme l’usage du drapeau tricolore. (Pour la petite histoire, il est alors rouge-blanc-bleu et prend finalement sa forme actuelle le 15 février 1794.)

Universalisme républicain contre nation ethnique

Notre drapeau naît donc d’une grève antiraciste. Voilà qui va être dur à avaler pour ceux qui en font un symbole d’exclusion. Mais les principes mêmes qui sont déployés au moment de sa naissance en appuient le sens et en tracent encore davantage les contours. J’ai parlé de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, je n’y reviens pas. J’ajoute plusieurs éléments. Le 4 avril 1792, une loi accorde la citoyenneté aux « hommes de couleur libre ». En septembre 1793, le premier député noir de France est élu. Il s’appelle Jean-Baptiste Belley et c’est un Jacobin. Le temps de faire le – long – trajet jusque dans l’Hexagone, il arrive à la Convention nationale le 3 février 1794. Le lendemain, l’esclavage est aboli – il faut dire qu’il l’était déjà de fait à Saint-Domingue où les anciens esclaves s’étaient révoltés et avaient supprimé par leur lutte cet asservissement de l’homme par l’homme.

Le drapeau tricolore des origines n’est donc pas un symbole neutre. Il véhicule avec lui une conception de l’humanité qui est contraire à celle du Rassemblement national. Contraire, aussi, à ce qui a été fait en son nom avec la colonisation qu’on peut et qu’on doit condamner en revenant aux origines mêmes de la naissance de ce symbole, comme je l’ai fait ici. La preuve la plus absolue en est donnée par la Constitution de 1793, qui définit pour la première fois à son article 4, une forme de « nationalité » : « Tout homme né et domicilié en France, âgé de vingt et un ans accomplis ; – Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année – Y vit de son travail – Ou acquiert une propriété – Ou épouse une Française – Ou adopte un enfant – Ou nourrit un vieillard ; – Tout étranger enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l’humanité – Est admis à l’exercice des Droits de citoyen français. » Autrement dit, dans la France de 1793 qui est déjà celle du drapeau tricolore, de la Marseillaise et de la République, on peut devenir citoyen Français au bout d’un an. On est loin, très loin de ce que réclame le RN sur le sujet aujourd’hui !

Et c’est précisément la raison pour laquelle il ne faut rien laisser passer des hommages à Louis Capet ou à d’autres têtes couronnées. Car d’où viennent, en définitive, ces trois couleurs ? Elles ont été imposées au roi et portent avec elles le sens de la souveraineté absolue du peuple sur les institutions politiques. En effet, le 17 juillet 1789, Louis Capet se rend à la mairie de Paris pour reconnaître le nouveau pouvoir municipal issu de la Révolution le 15 juillet à la suite de la prise de la Bastille. À cette occasion lui est remise la cocarde tricolore. Le bleu et le rouge, couleurs du peuple de Paris, encadrent et dominent le blanc de la monarchie. Cela signifie que c’est le peuple et le peuple uniquement qui contrôle le pouvoir politique. Ce symbole est un avertissement : au peuple de décider !

J’ajoute un mot de conclusion, car je n’y résiste pas. Il n’y a pas que l’extrême droite qui déteste la Révolution de 1789. La bonne société macroniste n’est pas en reste comme l’a bien montré mon camarade Antoine Salles-Papou dans une note de blog. La cause est entendue : le peuple qui se bat pour ses droits est une horreur absolue quand on veut lui imposer, par exemple, le report illégitime de l’âge de départ en retraite. Il faut bien avouer que ceux qui ont inventé le drapeau tricolore poussaient très loin la notion de souveraineté populaire ! La Constitution de 1793, celle de la Ière République, en est la preuve. Elle est précédée d’une Déclaration des Droits de l’Homme augmentée. Celle-ci proclame à son article 33 que « La résistance à l’oppression est la conséquence des autres Droits de l’homme ». Elle donne même un insupportable mode d’emploi à son article 35 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». Je ne dis pas qu’il faille en faire un mode d’emploi pour 2023. Mais il y a assurément de quoi y puiser des sources d’inspiration ! À condition toutefois de choisir, comme Jaurès avant nous, le camp de Robespierre et non celui de Capet !

« Le roi est mort » – Le 21 janvier à l’ENS, le programme de la journée co-organisée par Le Vent Se Lève

Pour le 230e anniversaire de la mort du roi – le 21 janvier 1793 -, la Fédération Francophone de Débats et Le Vent Se Lève vous convient à une journée de conférences et de formation à l’art oratoire. Trois conférences animées par des historiens ponctueront la journée ainsi que des ateliers d’initiation et d’approfondissement à l’art oratoire inspirés des débats et harangues de l’An II : débat parlementaire, interprétations de discours de l’époque, procès de Louis XVI et toasts républicains. Rendez-vous le samedi 21 janvier à partir de 9h et jusqu’à 18h à l’ENS Paris, 45 rue d’Ulm. Inscription gratuite et obligatoire ici.

☀️ LE PROGRAMME :

🟠 9h – 10h30

Amphi d’introduction générale à l’art oratoire et ateliers pour les confirmés. 

Ateliers :

1. Interprétations de discours de l’époque

2. Débat FFD sur les thématiques de la Révolution (blocage des prix, liberté du culte…)

3. Préparation au procès (à partir de l’après-midi)

4. Pastiche de discours à partir des cartes à jouer, qui serviront de toast pour le banquet

🟠 11h-12h30

CONFÉRENCE : QU’EST-CE QU’UN PEUPLE SOUVERAIN ?

« La démocratie est un état où le peuple souverain, guidé par des lois qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire, et par des délégués tout ce qu’il ne peut pas faire lui-même. » Robespierre

Intervenants :

• Côme Simien

• Claude Mazauric (à confirmer)

🟠 12h30-14h 

Pause déjeuner et petits ateliers pour ceux qui le souhaitent

🟠 14h-15h30

CONFÉRENCE : LA TERREUR, PREMIÈRE RÉVOLUTION SOCIALE ?

« Les malheureux sont les puissances de la terre ; ils ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent. » Saint-Just

Intervenants : 

• Stéphanie Roza

• Hugo Rousselle

• Yannick Bosc

🟠 15h30-16h30

Ateliers collectifs

🟠 16h30-18h

CONFÉRENCE : TERREUR ET VERTU

« Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur sans laquelle la vertu est impuissante. » Robespierre

Intervenants : 

• Anne Simonin

• Jean-Clément Martin

• Marc Belissa

🟠 18h-19h

Reconstitution du procès de Louis XVI

🟠 19h-22h

Banquet républicain, tête de veau

Rendez-vous au Bistrot 77, à deux pas de la rue d’Ulm.

Georges Sérignac : « Le projet républicain est né sous la Révolution française »

Extrait de l’oeuvre de D. Jeaurat, « Jean-Jacques Rousseau et les symboles de la Révolution », 1794.

Georges Sérignac est grand maître du Grand Orient de France, une des principales organisations maçonniques de France. Nous avons souhaité échanger avec lui afin de revenir sur la spécificité maçonnique française : ses liens avec la République, comme avec le processus révolutionnaire. Nous l’interrogeons aussi ici sur la place du travail et de l’écologie dans les réflexions du Grand Orient, ainsi que sur la signification de l’anti-maçonnisme toujours en vogue dans les organisations d’extrême droite.

LVSL – Commençons par un petit point historique sur la franc-maçonnerie française. Y a-t-il selon vous une spécificité française de la maçonnerie ?

Georges Sérignac – Historiquement, oui. Au début du XVIIIᵉ siècle, quand la franc-maçonnerie des premières loges françaises commence à travailler, elle coexiste avec une franc-maçonnerie anglo-saxonne déjà en place depuis une dizaine d’années. C’est la même maçonnerie, ce sont les mêmes rituels et les mêmes méthodes.

Au bout de quelques années, la franc-maçonnerie anglo-saxonne cherche à se remettre en question, à travers une querelle des « Anciens » et des « Modernes ». Les « Anciens » se considèrent comme détenteurs de la véritable tradition maçonnique et reviennent sur certaines pratiques usuelles de la maçonnerie anglaise de l’époque. Ils vont absorber la maçonnerie anglo-saxonne. Ainsi, la maçonnerie devient une institution qui se consacre aux rituels, à la solidarité et à la convivialité. Ce sont ces marques de fabrique. Ces éléments sont communs à la maçonnerie française.

Mais la franc-maçonnerie française ajoute un nouvel élément : la liberté absolue de conscience. Elle attend la fin du XIXᵉ siècle pour l’intégrer réellement dans ses statuts et abroger l’obligation de croyance – ce qui constitue la summa divisio entre la franc-maçonnerie anglo-saxonne et la nôtre. Dans la tradition maçonnique anglo-saxonne, l’obligation de croyance en Dieu est centrale, tandis que dans la tradition française, c’est la liberté absolue de conscience. On peut croire ou ne pas croire, pratiquer ou ne pas pratiquer. Est religieux qui veut, est athée qui le souhaite. Cette division est fondamentale, et c’est à partir de cette évolution que la maçonnerie anglo-saxonne ne reconnaît plus son homologue française.

En 1877, année de cette mutation, l’engagement dans la cité devient un élément de plus en plus débattu au sein du Grand Orient de France – ce qui est tout à fait cohérent.

L’histoire est émaillée d’épisodes où l’on interdit la franc-maçonnerie et emprisonne les franc-maçons. Ainsi, les franc-maçons se replient sur eux-mêmes dès le début du XVIIIᵉ siècle. C’est cette confidentialité contrainte et forcée qui génère tous les fantasmes.

Au moment de la Commune, les archives des loges montrent des débats à son sujet, ce qui les distinguent des loges anglo-saxonnes, où l’on ne parle pas de politique, comme l’indiquent les règlements. Au sein de la maçonnerie française, la politique fait partie des sujets qui ne sont pas tabous – ce qui montre à quel point la liberté absolue de conscience est centrale chez nous.

LVSL – Quel a été l’apport de la maçonnerie française à l’édification de la République ?

Georges Sérignac – Il y a toujours eu, au sein du Grand Orient de France, du fait de cette liberté absolue de conscience qui dépasse l’aspect religieux, une grande liberté de pensée. Le fait d’avoir des opinions, même différentes, mais liées par des valeurs communes, humanistes, était un pilier fondamental de la maçonnerie française.

Ainsi, dans la construction de la République qui commence avant la Révolution, les loges sont centrales. Il faut se remémorer qu’il y a trois siècles, il n’existait pas de loi permettant les associations : elles deviennent des lieux de prédilection pour des réunions – des lieux qui ne sont pas des salons mondains. Des lieux où l’on peut parler de questions politiques. Cette construction républicaine, longue de plusieurs siècles est donc indissociable de la maçonnerie. Pierre par pierre, elle a contribué à bâtir l’édifice.

On s’en rend compte à la lecture des travaux des loges : les franc-maçons sont souvent des citoyens engagés. Être franc-maçon implique de s’intéresser à la vie de la cité, et parfois d’avoir d’autres engagements. D’où l’influence acquise par la maçonnerie, qui a été exagérée et fantasmée par le mouvement anti-maçonnique. La réalité est bien plus simple : ce sont simplement des citoyens engagés qui se retrouvent pour parler de leurs convictions.

LVSL – Comment percevez-vous les théories conspirationnistes au sujet de la maçonnerie française ? D’un côté, la proximité de certaines d’entre elles avec les écrits d’un Édouard Drumont est frappante. De l’autre, ne peut-on pas interpréter ce rejet à l’égard d’une institution perçue comme influente et élitaire comme un réflexe de défiance vis-à-vis des intermédiaires entre le peuple et ses représentants – donc comme un réflexe républicain, hérité de la Révolution française ?

Georges Sérignac – Il y a deux aspects distincts dans votre question. La première, concerne le complotisme. Il faut déconstruire cette notion avec beaucoup d’attention. Il existe des manœuvres effectuées par des personnalités engagées dans le monde politique ou dans le monde économique, qui établissent des stratégies pour parvenir à certains desseins – mais ça, ce n’est pas le complot. Le complot des théories du complot, implique qu’il y ait des alliances que l’on ne comprend pas, que l’on ne connaît pas, qui travaillent en secret pour le malheur du monde et pour les intérêts d’une minorité. C’est une manière de donner des réponses simplistes à des problèmes complexes. Toutes les formations politiques, depuis que le monde est monde, travaillent pour accéder au pouvoir – le Prince de Machiavel le fait, et n’est ni régi par le bien, ni régi par le mal.

Mais alors, pourquoi les francs-maçons sont-ils l’objet de tant de théories du complot ? Je pense que cela s’explique très bien historiquement : malheureusement, nous avons perdu la bataille de l’image. Il y a trois siècles, lorsque la franc-maçonnerie française commence à exister, elle gêne les pouvoirs, elle gêne le pouvoir royal par ses réunions, ainsi que le pouvoir catholique romain. Raison pour laquelle, au passage, la franc-maçonnerie anglo-saxonne n’est pas touchée par cela, parce qu’elle est en dehors de ces enjeux politiques. Raison pour laquelle, en France, on a cherché à interdire la franc-maçonnerie.

Bien sûr, l’histoire n’est pas linéaire ni manichéenne – des proches de Louis XV ont été franc-maçons. L’histoire est émaillée d’épisodes où l’on interdit la franc-maçonnerie et emprisonne les franc-maçons. Ainsi, les franc-maçons se replient sur eux-mêmes dès le début du XVIIIᵉ siècle. C’est cette confidentialité contrainte et forcée qui génère tous les fantasmes. Le secret auquel sont tenus les maçons ne leur est pas propre. Quand on prête serment pour un grand corps d’État, après tout, on jure de conserver le secret des délibérations. Cela n’a donc rien de spécifiquement maçonnique.

« Je n’aime pas le concept de redistribution des richesses : en République, on les partage, on ne les redistribue pas. La République est la chose commune, et l’aspect social est par nature fondamental à la chose commune. »

De nombreux fantasmes existent également à propos des rituels. Ceux-ci ne sont aucunement cachés : de nombreux livres, disponibles dans toutes les bibliothèques, les détaillent. N’importe qui peut consulter l’ensemble des archives maçonniques.

LVSL – De nombreuses polémiques ont gagné les médias, ces derniers temps, sur le rôle du travail dans la société, en particulier au regard de son rapport à l’assistance et à l’émancipation. Quel regard portez-vous sur ces débats ?

Georges Sérignac -Je commencerai en rappelant que nous travaillons sur le revenu universel, depuis maintenant deux décennies. La question qui se pose est la suivante : le travail est-il nécessaire dans notre société ou ne l’est-il pas ? Est-ce qu’aujourd’hui, dans une société aussi riche, qui va sans doute devenir plus abondante encore, le travail se justifie encore ? Deux positions coexistent au sein de notre ordre. Certains estiment qu’il est absolument essentiel de conserver le travail comme institution, et refusent pour cette raison l’idée de revenu universel. À la place, ils lui préfèrent les aides sociales. D’autres, au contraire, estiment que l’on se dirige vers une société sans travail et que le revenu universel s’impose. Chez les partisans de l’une ou de l’autre vision, qui sont diamétralement opposées, on trouve à la fois des sensibilités très à gauche et très à droite : cette question ne recoupe donc pas le clivage gauche-droite.

Ceci étant dit, je ne peux pas rapporter la position du Grand Orient sur ce sujet-là, puisqu’une pluralité d’opinions coexistent. Nous sommes dans tous les cas convaincus que le travail est émancipateur. Nous plaçons toujours l’humain au centre de notre réflexion. Il a certains besoins biologiques – il faut qu’il mange, qu’il dorme, qu’il ait un toit -, mais la vie des relations est absolument essentielle. Nous sommes un animal social et un animal politique.

Spinoza parlait de l’éternité des rapports. Ces rapports, c’est quelque chose qui nous dépasse tous et qui est beaucoup plus important. Cette conversation est beaucoup plus importante que ce que nous sommes. Ainsi, la reconnaissance constitue une dimension majeure de la vie. Une dimension de la vie qu’ignorent ceux qui pensent promeuvent ce qu’Alain Supiot nomme la gouvernance par les nombres.

Par conséquent, dans la société actuelle, avoir un emploi, travailler, assurer une fonction dans la société constituent à l’évidence des besoins essentiels. J’ai été stupéfait d’entendre que le travail était une valeur de droite ! Cela n’escamote pas pour autant la nécessaire réflexion sur le temps de travail. Nous pensons que les progrès formidables de la société pourraient être orientés ailleurs que vers une financiarisation à tout va ou la toute-puissance productiviste actuelle. On peut imaginer que l’on parvienne à une réduction du temps de travail, afin que les travailleurs puissent davantage s’épanouir – autre mot très important. Il n’y a pas d’émancipation sans épanouissement. Le travail peut permettre de s’épanouir, et une société qui avancerait aujourd’hui, au XXIᵉ siècle, est une société qui donnerait aux travailleurs la juste rétribution de leur travail. Nous vivons un grand moment d’accélération, et nous espérons que la maçonnerie pourra contribuer à une réflexion apaisée pour conduire la société sur la voie d’un épanouissement croissant.

LVSL – La République est parfois mot-valise. Sur la question du travail, plusieurs traditions coexistent : une tradition très libérale, une autre socialiste, empreinte de marxisme. Pour vous, la République est-elle par essence sociale, indissociable d’une volonté de redistribuer les richesses ?

Georges Sérignac – C’est une évidence. Il faut garder à l’esprit que le projet républicain est né sous la Révolution française. Partant, l’idée républicaine est évidemment laïque, démocratique et sociale.

Je n’aime pas le concept de redistribution des richesses : en République, on les partage, on ne les redistribue pas. La République est la chose commune, et l’aspect social est par nature fondamental à la chose commune.

LVSL – Quels rapports entretient la maçonnerie avec l’écologie ? De multiples débats traversent le courant écologiste concernant son rapport à la rationalité – certains accusent les Lumière d’être responsables du changement climatique, d’autres y voient au contraire une ressource pour lutter contre l’obscurantisme que constitue le négationnisme climatique.

Georges Sérignac -Notre obédience s’est emparée de cette question, nous avons une commission nationale qui est très active à ce sujet.

Est-ce qu’être écologiste implique de faire le procès de la rationalité moderne ? Il existe bien sûr une minorité qui estime que l’homme est néfaste, et que les Lumières, qui lui ont révélé sa toute-puissance, sont néfastes pour cette raison. Je pense qu’il s’agit d’une fraction sans intérêt ni représentativité de la pensée écologiste. La matrice de l’écologie, c’est la volonté d’en revenir à une forme de mesure, et de critiquer l’ivresse productiviste qui caractérise nos sociétés contemporaines. Je souhaite penser l’écologie comme défense des grands équilibres, ce qui est en concordance parfaite avec les idées des Lumières, et ne se situe en rien en opposition avec la rationalité, quelle qu’elle soit.

C’est même l’inverse. On présente souvent les écologistes comme des extrémistes : c’est un contresens absolu, car ils défendent les grands équilibres qui permettent la sauvegarde de la vie humaine ! De la même manière, on a cherché à caricaturer le concept de décroissance – le retour à la bougie, etc -, alors qu’il ne s’agit que de réinjecter une forme de mesure dans le système productif.

« La République a un contenu politique et nous le revendiquons » – Entretien avec Antoine Léaument, député de l’Essonne

Antoine Léaument
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

Il a commencé son mandat en faisant résonner les symboles républicains, en répondant de Robespierre et de la cocarde tricolore. Il a fêté la prise de la Bastille le 14 juillet et la première République le 21 septembre. Antoine Léaument, jeune député de l’Essonne, proche de Jean-Luc Mélenchon, nous a reçu à l’Assemblée nationale pour un long entretien. Voix grave et yeux pétillants, il nous détaille les grands points de sa stratégie : reprendre les symboles républicains volés par la droite et l’extrême droite, articuler un fond politique à une communication large et populaire, montrer que la République est autant l’affaire des quartiers que de la ruralité. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Victor Woillet, photographies par Clément Tissot.

LVSL – Depuis le début de votre mandat, vous vous êtes lancé dans une bataille pour redonner du sens aux signifiants républicains : on vous a vu notamment fêter la République le 21 septembre, vous engager pour la réhabilitation de Robespierre ou encore arborer régulièrement une cocarde tricolore. Si les symboles républicains sont particulièrement présents dans le discours politique contemporain, ils ont cependant souvent été laissés à la droite. Pouvez-vous nous détailler votre stratégie ?

Antoine Léaument – Cette stratégie vient de plusieurs sources. La première d’entre-elles est un constat politique : l’extrême-droite a essayé de s’emparer des symboles nationaux (le drapeau tricolore et la Marseillaise notamment) alors que leur origine, dans l’Histoire de France, porte un message radicalement opposé à leur projet politique. Quand la Première République naît, elle affirme ainsi qu’un étranger peut avoir le droit de vote au bout d’un an de vie sur le territoire national et de contribution au projet républicain. C’est aux antipodes de ce que prône par exemple le Rassemblement national avec le droit du sang. Ce sont ces décalages entre la réappropriation contemporaine des symboles républicains et leur source historique qui m’ont d’abord amené à cette volonté de me les réapproprier. 

Le droit au bonheur, à une existence digne, à l’éducation gratuite et nationale ou encore, après Thermidor, la première loi de séparation laïque de l’Église et de l’État qui instaure le fait de ne salarier aucun culte, sont autant de principes qui émergent au même moment que les symboles républicains que nous connaissons aujourd’hui : la Marseillaise, la devise ou encore le drapeau. Ils prennent alors une signification éminemment sociale et, je l’affirme, anti-raciste. Même si cela peut être considéré aujourd’hui comme un anachronisme, le fait que la Première République instaure la citoyenneté non par le sang, mais par l’appartenance à un projet politique commun qu’est la République, constitue, aujourd’hui, un principe émancipateur et anti-raciste. 

La République a un contenu politique
et nous le revendiquons :
il  n’est pas neutre d’affirmer
le droit au bonheur et à la vie digne
en l’inscrivant dans le projet initial
d’un régime politique.

D’autres logiques entrent également en compte dans le choix de se réapproprier les symboles de notre nation. Souvent, nous sommes accusés, sans justification véritable, d’être « anti-républicains ». Or, lorsqu’il s’agit de célébrer la date anniversaire de la Première République, les mêmes personnes qui nous accusent de ne pas être républicains, sont étonnamment absents. La République a un contenu politique et nous le revendiquons : il  n’est pas neutre d’affirmer le droit au bonheur et à la vie digne en l’inscrivant dans le projet initial d’un régime politique. Notre devise « Liberté, Égalité, Fraternité » contient en son sein l’idéal de République sociale auquel nous aspirons.

Enfin, revenir à ces symboles nous rappelle aux moments où la République a été forgée pour la première fois. En l’espace de quelques années, le peuple a mis à bas un système monarchique qui dominait la société depuis plusieurs siècles. Se remémorer le sens profond des symboles républicains, c’est aussi cela : puiser du courage en pensant aux femmes et aux hommes qui ont fait la Révolution.

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous avez beaucoup cité Robespierre et Saint-Just et, avec d’autres députés insoumis, avez même décidé de lui rendre hommage à l’occasion de l’anniversaire de sa mort. Beaucoup d’historiens ont réagi à ce sujet en critiquant votre volonté d’héroïser une figure historique particulièrement complexe. Que représente Robespierre pour vous et qu’avez-vous à répondre aux critiques des historiens à ce sujet ?

A.L. – Robespierre est une figure historique complexe et le rôle des historiens est évidemment de le rappeler. Mais, si nous demandons aujourd’hui spontanément à quelqu’un ce qui lui vient à l’esprit lorsqu’il entend ce nom, la plupart vont répondre en affirmant qu’il s’agissait d’un dictateur et d’un coupeur de têtes. La nuance qui existe dans les travaux des historiens n’est pas présente dans la société, car la manière dont est aujourd’hui diffusée la figure de Robespierre dans l’espace public contribue à en faire un portrait d’après les dires et les écrits de ses adversaires. Jean-Clément Martin l’a démontré avec brio : notre perception de Robespierre dépend abondamment de la légende noire constituée après sa mort. 

Il y a donc le rôle des historiens, qui appartient au champ scientifique, mais il y a aussi celui de la politique et des débats au sein de la société, qui diffère de ce dernier. Je considère à ce titre, qu’il est de notre ressort de contribuer à rétablir une forme d’équilibre dans la manière de percevoir la figure de Robespierre ou celle de Saint-Just. Or, quand l’espace public est saturé et profondément orienté d’un côté, vous ne pouvez pas le modifier de manière légère et modérée. Au contraire, il faut accepter d’en faire beaucoup en réhabilitant la part de progrès et de justice sociale apportée par de telles figures dans leur combat. 

Robespierre s’est battu
pour le droit de vote des juifs,
pour l’abolition de l’esclavage,
contre le « marc d’argent »,
qui instaurait le suffrage censitaire,
et pour le droit à l’existence.

Robespierre s’est battu pour le droit de vote des juifs, pour l’abolition de l’esclavage, contre le « marc d’argent », qui instaurait le suffrage censitaire, et pour le droit à l’existence. « Nul homme n’a le droit d’entasser des monceaux de blés à côté de son semblable qui meurt de faim » affirmait-il. Comment ne pas voir dans tout cela des éléments qui ont contribué à l’émancipation commune et qui résonnent avec les moments que nous traversons ? Aujourd’hui encore, des gens comme Bernard Arnault entassent des monceaux de blés pendant que 2000 personnes meurent chaque année dans la rue. 

Avec la figure de Robespierre, j’essaye de créer les conditions d’une identification à un personnage qui a lutté toute sa vie pour la justice sociale face à des inégalités monstrueuses, en montrant la continuité de la période révolutionnaire avec notre quotidien. Ce débat n’est pas nouveau dans l’histoire de la gauche. Du temps de Jaurès également, on l’interrogeait sur la figure de Robespierre. Sa réponse était éloquente : « Sous ce soleil de juin 93 qui échauffe votre âpre bataille, je suis avec Robespierre et c’est à côté de lui que je vais m’asseoir aux Jacobins. Oui, je suis avec lui parce qu’il a à ce moment toute l’ampleur de la Révolution. ». Il ajoutait même « Réveiller Robespierre, c’est réveiller tous les patriotes énergiques de la République, et avec eux le peuple qui, autrefois, n’écoutait et ne suivait qu’eux (…).  Le robespierrisme, c’est la démocratie, et ces deux mots sont parfaitement identiques. Donc, en relevant le robespierrisme, vous êtes sûrs de relever la démocratie. ». En ayant continuellement appelé à la mobilisation du peuple, bien qu’il ait commis l’erreur de ne pas y intégrer les femmes, à la différence de certains de ses contemporains, Robespierre a donné corps à l’idée de République sociale qui se fonde sur la participation populaire.

« Sous ce soleil de juin 93
qui échauffe votre âpre bataille,
je suis avec Robespierre et c’est à côté de lui
que je vais m’asseoir aux Jacobins.
Oui, je suis avec lui parce qu’il a à ce moment toute l’ampleur de la Révolution. »

Jean Jaurès – 1900

LVSL – Par le passé, on a déjà vu la gauche se replier sur son identité et ses totems, travailler à réhabiliter ses symboles, au point d’en oublier son rôle et ses combats. Est-ce que la défense des symboles républicains ne risque-t-elle pas de tomber dans le même écueil ?

A.L. – Cela pourrait effectivement constituer un risque, si cela représentait l’ensemble de mon activité. Mais ce n’est pas le cas. Si je concentre une partie de mon mandat au fait de mobiliser les symboles républicains et d’en rappeler l’origine, cela a aussi un contenu politique. Rappeler l’article 4 de la Constitution de 1793 qui énonce que le droit de vote peut être obtenu par un étranger au bout d’un an s’il a bien mérité de l’humanité en choisissant d’adhérer au projet républicain, surprend ceux qui l’entendent, mais permet aussi aux premiers concernés, de s’emparer de cet héritage politique qui ne les laissait pas de côté. 

Participer aux débats parlementaires en défendant la hausse des salaires face à l’inflation, intervenir dans l’hémicycle en faveur des plus précaires, faire des amendements pour sortir les gens de la misère et leur redonner de la dignité, ou encore appeler à une marche contre la vie chère le 16 octobre ne relève pas du domaine purement symbolique et c’est en réalité le cœur de mon activité en tant que député. 

À l’heure où l’extrême-droite est arrivée au pouvoir en Italie, qu’elle ne cesse de prendre des voix dans notre pays, je considère que le fait de mobiliser les symboles républicains dans le débat et leur redonner leur sens originel participe au combat contre l’extrême-droite. Je suis assez convaincu qu’une partie du score actuel de l’extrême-droite dans notre pays provient de la représentation qui est donnée dans les médias des quartiers populaires, en les dénigrant continuellement. Or, tout cela contribue à construire un imaginaire national profondément divisé et permet à l’extrême-droite de progresser même là où elle n’est que très peu présente en termes de militants. La présence des symboles républicains dans les quartiers populaires, le fait que les jeunes qui y habitent s’en saisissent déjà est une réponse à cela. Contre le « on est chez nous » de l’extrême-droite, le fait de brandir le drapeau français, comme cela a été le cas pendant les mobilisations contre les violences policières ou lors de la marche du 10 novembre contre la haine des musulmans, revient à affirmer son appartenance à la communauté nationale et à mettre en déroute les discours de haine et de division qui pullulent à l’extrême-droite. Dans l’hypothèse où des mobilisations sociales de masse ont lieu, unissant les quartiers populaires et les zones rurales et en se réappropriant des symboles républicains et révolutionnaires comme cela avait été par exemple le cas au moment des Gilets jaunes, l’image renvoyée par des médias comme CNews, de haine ou de division, serait inaudible. Les symboles républicains ont un très grand potentiel de lutte contre l’extrême-droite et mon objectif est de parvenir à faire en sorte qu’il soit impossible pour elle de tenter de les faire siens.

Ce combat et cette stratégie ne sortent pas non plus de nulle part. Je continue, depuis un poste désormais différent, la lutte initiée il y a déjà plusieurs années par Alexis Corbière et surtout Jean-Luc Mélenchon. Il était le premier à avoir réintroduit, dans des meetings de gauche, les drapeaux tricolores ou encore la Marseillaise, qui en avaient disparu. On ne peut pas nous soupçonner d’être nationalistes en raison de nos prises de positions politiques, au contraire : en faisant cela, nous redonnons sens au patriotisme républicain fondé sur un idéal d’émancipation individuelle et collective. Quand dans ma circonscription, de jeunes enfants sont meurtris par le fait que leurs parents, alors même qu’ils travaillent et ont contribué depuis plusieurs années à la vie de notre nation et se sentent eux-mêmes pleinement et entièrement français, ne parviennent pas à obtenir la nationalité pour des raisons administratives parfois absurdes, notre combat est de ne pas les abandonner en laissant la République à ceux qui souhaitent les en exclure.

LVSL – Dans le champ politique de la gauche, la République, comme l’idée de nation, n’est pas perçue par tous comme un élément émancipateur. Comment répondez-vous aux critiques de votre camp sur ce sujet ?

A.L. – Je pense d’abord qu’il est important de clarifier un certain nombre de termes. On peut certes s’opposer à la République en tant que régime politique, mais les défenseurs de l’Empire ou de la monarchie ne sont pas vraiment les plus présents à gauche. Ensuite, certains émettent des critiques sur le contenu qui est associé à la République. Le plus souvent, ce jugement se fonde sur le fait que la République est aujourd’hui associée à un État dirigé par des personnes favorables au capitalisme. Dès lors, il serait impossible de dissocier les deux et, par essence, l’État ou la République correspondraient à ce que ceux qui les dirigent en font. Je considère l’inverse : l’État et les régimes politiques sont constitués politiquement par ceux qui s’en emparent. 

Sur le plan historique, deux critiques principales reviennent à propos de la République. Premièrement, comme je l’ai mentionné précédemment à propos de Robespierre, cette dernière n’accordait pas à son origine de place aux femmes en leur reconnaissant des droits équivalents à ceux des hommes. Je fais partie de ceux qui estiment que c’était alors une erreur fondamentale. Durant la Révolution, les femmes ont en effet contribué au projet républicain et d’autres que Robespierre ont défendu avec ferveur une égalité totale des droits. Mais il faut également reconnaître que c’est dans le cadre d’un régime républicain que les femmes ont ensuite pu accéder, elles-aussi, au droit de vote. La seconde critique est celle qui associe la République à la colonisation. Si la monarchie en est à l’origine, il est vrai que la République la continue à travers l’Histoire. Cela constitue pour moi une trahison du projet républicain originel, car durant la Première République, par le décret du 4 février 1794, la Convention a voté l’abolition de l’esclavage dans les colonies française. Il convient, d’après moi, de ne pas nier ces critiques et de savoir les regarder en face. Mais les assumer, c’est aussi les juger au regard des principes défendus par la Première République. La souveraineté populaire par exemple, implique, de fait, le refus de la colonisation, car elle impose de donner à ceux qui constituent le peuple le statut de détenteur, en dernière instance, du pouvoir politique. 

En ce qui concerne l’idée de nation, il convient également de clarifier un certain nombre d’éléments. Pour moi, la nation signifie l’affirmation du peuple souverain que j’évoquais précédemment en tant que corps politique. C’est d’ailleurs le sens que lui ont conféré les soldats de l’armée française, constituée du peuple en armes, lorsqu’ils ont entamé leur charge au cri de « Vive la nation ! » le 20 septembre 1792 à Valmy. Il s’agissait d’affirmer la souveraineté du peuple face aux monarchies ennemies qui voulaient l’anéantir. Dans la Marseillaise, un couplet qui est souvent méconnu reprend cette idée en énonçant : « Français, en guerriers magnanimes / Portons ou retenons nos coups ! / Épargnons ces tristes victimes / À regret, s’armant contre nous ! ». L’ennemi ne sont pas les individus, mais le régime de domination monarchique qu’ils sont contraints de défendre et face auquel la nation française s’affirme et se bat. La nation demeure le seul cadre dans lequel la souveraineté populaire peut s’affirmer. 

« Français, en guerriers magnanimes
Portons ou retenons nos coups !
Épargnons ces tristes victimes
À regret, s’armant contre nous ! »

La Marseillaise, Ve couplet

Il n’est pas vrai de croire, comme certains le font, que la souveraineté populaire s’affirme de la même manière dans toute l’Union européenne par exemple. Nous n’avons pas les mêmes règles dans chaque pays en matière de suffrage pour élire des représentants au sein du Parlement Européen, les députés sont tantôt élus dans des régions, tantôt au niveau national. Il n’y a pas d’uniformité qui permettrait l’affirmation d’une seule et même souveraineté. En outre, le pouvoir dont bénéficie le Parlement est extrêmement limité et les principales décisions émanent de la Commission européenne qui n’est pas issue d’une expression directe de la souveraineté populaire. Dans le cadre de l’Union européenne, cela est presque le plus frappant : face à une structure supranationale dont la fonction première a été pendant des années, par ses traités, d’imposer le néolibéralisme, comment résister si nous abandonnons un outil tel que la nation ? C’est le même cas de figure dans le domaine de la transition écologique, lorsque l’Union européenne favorise un appel d’offre polluant à des milliers de kilomètres, au nom de la libre concurrence ou d’un accord de libre échange qui va détruire le marché de la pêche en Afrique, ou lorsqu’elle impose des normes permettant l’utilisation du glyphosate, refuser en relocalisant la production au niveau national est essentiel pour réduire les émissions carbones inutiles et relancer notre économie. Si on souhaite changer radicalement l’ordre dans lequel nous sommes en relocalisant une partie de la production, en instaurant le SMIC à 1600 euros, à rendre l’éducation véritablement gratuite et émancipatrice, tout comme la commune, la République et l’État restent les instruments privilégiés pour exprimer la volonté du peuple. Notre rôle politique est avant tout d’impliquer le grand nombre dans cela. 

Certains affirment enfin que la nation est un outil de division entre les travailleurs. Je ne pense pas et je considère même l’inverse. La nation peut déjà être un facteur d’unité entre les travailleurs au sein de l’espace national, car face aux divisions fondées sur la couleur de peau, le genre, la religion ou l’orientation sexuelle, affirmer son appartenance à une même entité politique et revendiquer, au nom de l’égalité, davantage de droits contre ceux qui se gavent, vient mettre en défaut ces procédés. Par ailleurs, comme le disait Jaurès : « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène ». Si vous souhaitez discuter de peuples souverains à peuples souverains et demander davantage d’égalité en matière de droits, cela ne peut se faire, pour le moment, qu’à partir de l’échelon national. Avant de penser au socialisme universel dans lequel nous ne vivons malheureusement pas, il est nécessaire de considérer avec sérieux les moyens dont nous disposons pour s’émanciper collectivement et, en l’occurrence, la pertinence du cadre national. Il ne faut pas biaiser l’Histoire et la regarder avec un prisme unique : l’émancipation des peuples colonisés s’est par exemple faite par le cadre national face aux puissances impérialistes. Che Guevara, un argentin qui se battait à Cuba, qui est pour certains l’incarnation même de l’internationalisme ne reprenait-il pas le mot d’ordre de la Révolution française en affirmant « Patria o muerte », « la patrie ou la mort » ?

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous êtes particulièrement actifs sur les réseaux sociaux et vous vous présentez même comme député youtuber. Comment articulez-vous les codes de la communication numérique et la nécessité du formalisme de la représentation nationale ?

A.L. – La première difficulté quand on est un jeune député comme moi est d’abord d’intégrer le fait que nous représentons la nation. Il m’arrive parfois de me surprendre moi-même en me faisant cette réflexion. Cela n’est pas naturel de se dire qu’une partie de la population vous a élue pour la représenter. J’essaye pour ma part d’assumer cette fonction de la façon la plus juste et la plus digne, notamment lorsque je prends la parole au sein de l’hémicycle. Mais j’estime également qu’il y a un enjeu qui consiste à faire sortir la représentation nationale du cadre dans lequel on a coutume de l’enfermer. Par mon travail sur les réseaux sociaux, j’essaye justement de donner à tous la possibilité de voir ce qu’est le quotidien d’un député. Il ne s’agit pas simplement d’un témoignage, mais d’une manière de faire comprendre que les députés sont avant tout des citoyens comme les autres qui ont choisi de s’engager pour défendre l’intérêt général. 

J’ai par exemple publié une vidéo pour montrer à quoi ressemble la journée d’un député, une story sur les lumières artificielles qui nous permettent de continuer à siéger en séance la nuit sans s’en rendre compte ou encore une autre sur la préparation de ma première prise de parole afin de dévoiler également l’envers du décor. Pour une simple prise de parole de deux minutes, il y a tout un travail en amont pour savoir ce qu’il convient de dire, comment le dire, puis une forme de pression au moment d’intervenir. Assumer mon stress lors de ma première prise de parole, c’est aussi une manière de rapprocher les élus du peuple, de leur faire sentir qu’ils sont leurs semblables et qu’eux aussi peuvent s’engager politiquement dans les institutions. Si les critiques à l’égard de la fonction de député et le manque de rigueur et d’investissement de la part de certains peut être justifié, il est important de montrer ce que c’est qu’accomplir véritablement son mandat de député, à travers ses interventions mais aussi ses déplacements, et de redonner une part de confiance envers les élus que ne permet pas la seule exposition médiatique.

Cette question qui revient souvent à propos de l’appropriation du numérique par les élus contient également une forme de mépris à l’égard des réseaux sociaux et des gens qui y produisent du contenu. Je considère précisément l’inverse, il faut avoir un peu d’humilité lorsqu’on émet un jugement à propos des réseaux sociaux : ce que certains parviennent à faire dessus dépasse parfois largement la diffusion médiatique traditionnelle. Quand on prétend représenter le peuple, il n’est pas inintéressant de se demander comment certaines personnes parviennent à obtenir des millions d’abonnés pour suivre leur contenu. Je pense qu’il y a d’ailleurs beaucoup de gens, notamment dans la partie la plus jeune de la population, qui voient ma démarche et celle de mes camarades sur les réseaux sociaux d’un œil très favorable. 

Il y a un enjeu qui consiste
à faire sortir la représentation nationale
du cadre dans lequel
on a coutume de l’enfermer.

Quand je m’occupais auparavant des réseaux sociaux de Jean-Luc Mélenchon, j’ai toujours considéré que chaque plateforme possède une grammaire propre. YouTube n’est pas TikTok et Facebook ne fonctionne pas de la même manière que Twitter, vous ne pouvez pas produire un contenu uniforme pour tous ces réseaux. Ce principe s’impose à nous et il faut être capable de jouer avec les codes que nous dictent ces plateformes, ce qui n’est pas toujours simple. Savoir maîtriser les codes des réseaux sociaux n’est pas une fin en soi, il importe de les mettre au service du message que nous portons. L’exercice a des limites. En tant que député, je ne représente pas seulement les personnes qui ont voté pour moi, mais l’ensemble des citoyens. Par conséquent, je ne peux pas me permettre de dépasser ma fonction pour m’adapter à la grammaire des réseaux sociaux. Je prends souvent l’exemple de Florian Philippot : lorsqu’il a lancé sa chaîne YouTube, il a mis de côté ce qu’il avait à dire pour préférer placer des références propres à Internet et aux communautés qui s’y trouvent, c’est une maladresse. De la même manière, Jean-Baptiste Djebbari, lorsqu’il était ministre, a pu reprendre à l’excès les codes des réseaux sociaux dans ses vidéos sur TikTok, sans véritablement faire passer de message et en ridiculisant même parfois sa propre fonction. Voilà la limite que je me fixe : la fonction qui est la nôtre implique une certaine dignité que nous ne pouvons délaisser en publiant des contenus sur les réseaux sociaux trop soumis aux codes de ces plateformes. 

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous avez récemment animé une conférence lors des universités d’été de la France insoumise sur la manière de construire des ponts entre les demandes des quartiers populaires et celles des campagnes. Considérez-vous que le pacte républicain et notamment l’égalité d’accès aux services publics constitue précisément un moyen d’unifier ces revendications qui semblent aujourd’hui, pour certains, incompatibles ?

A.L – Oui, c’est précisément ce que je pense. Je ne me suis cependant pas contenté d’animer cette conférence. Récemment, j’ai effectué un certain nombre de déplacements dans la Meuse, dans l’Yonne, dans la Nièvre et dans l’Indre où nous n’avons pas obtenu de député de la NUPES. Provenant moi-même de l’Indre et étant élu dans une circonscription où se trouvent plusieurs quartiers populaires au sein d’une ville, ce sujet me touche et m’importe tout particulièrement. J’ai grandi dans une ville de 43 000 habitants, mais dans un département où habitent 220 000 personnes. Une partie de ma famille habitait dans des villages et hameaux particulièrement reculés par rapport aux principales villes du département. Cette expérience personnelle m’a fait remarquer à quel point les problématiques des quartiers populaires sont semblables à celles des habitants de zones rurales. Que ce soit en matière de désertification médicale, si vous habitez à Grigny en Essonne ou au Blanc dans l’Indre, vous rencontrez la même difficulté pour trouver un médecin ou un spécialiste proche de chez vous. Il en va de même pour les petits commerces. Dans les territoires ruraux, les centres-villes se vident des petits commerces au profit des grandes zones commerciales. C’est la même chose dans bon nombre de quartiers populaires où il est de plus en plus difficile de trouver des commerces ou des services essentiels, du coiffeur à la boulangerie. Dans leur ensemble, les services publics disparaissent conjointement dans ces deux types de territoires, les bureaux de poste, les lycées ou encore les hôpitaux sont de plus en plus éloignés des lieux de résidence. Toutes ces difficultés face à la disparition de ce qui crée du lien social créent du lien entre les demandes des quartiers populaires et celles des milieux ruraux qu’on tend à opposer fréquemment. 

Dans les zones rurales,
bon nombre de CDI ont été remplacés
par des intérims,
comme en miroir des quartiers populaires,
où l’ubérisation et sa précarité se sont largement développés.

Ce n’est pas le seul élément qui permet d’unifier les demandes entre ces différents territoires. La question de l’emploi et de sa stabilité est à cet égard essentielle. Dans les zones rurales, bon nombre de CDI ont été remplacés par des intérims, comme en miroir des quartiers populaires, où l’ubérisation et sa précarité se sont largement développées. Le niveau des revenus et la difficulté à faire face à l’inflation est encore une demande qui réunit les populations qui vivent dans ces territoires. L’accès à un logement – et que celui-ci soit de bonne qualité – devient de plus en plus difficile et, dans les quartiers populaires comme dans les zon es rurales, les contraint à habiter plus loin de leur lieu de travail et implique pour eux de recourir soit aux transports en commun, dont les réseaux sont bien souvent dysfonctionnels, soit à la voiture qui les expose à l’augmentation des coûts de l’essence. Enfin, l’ennui, le sentiment de déshérence ou encore la difficulté à sortir de son lieu de naissance sont des enjeux et des sentiments partagés par ces deux parties de la population : qu’on vienne d’un quartier populaire ou d’un village dans une zone rurale, qu’on doive franchir le périphérique ou faire cinquante kilomètres en voiture pour se rendre dans une métropole ou même à Paris, on sait que les richesses et le pouvoir se concentrent ailleurs. 

Tous ces sujets créent de l’unité dans le peuple français, alors même que bon nombre de médias et d’acteurs politiques se fixent pour objectif de le diviser à l’aune de cette fragmentation territoriale. La surmédiatisation des faits divers au sein des banlieues contribue à accentuer la fracture avec les territoires ruraux qui ne perçoivent plus ce qui les rapproche, dans leur condition matérielle quotidienne, des quartiers populaires. Or, la mise à distance des services publics, de l’activité économique, conséquence des politiques néo-libérales et de la désindustrialisation à marche forcée dictée par la mondialisation, est la même dans les campagnes et dans les banlieues. C’est précisément au nom de l’égalité d’accès aux services publics et du contrat républicain qu’il est possible d’unir ces demandes et de fournir un débouché politique à cette colère face aux inégalités croissantes dans notre pays. Il ne faut pas réifier les catégories de nos adversaires et de l’extrême-droite, mais au contraire chercher à mettre en avant ce qui rassemble des populations qui ne vivent pourtant pas au même endroit. L’abandon commun que subissent ces franges de notre peuple est un affect extrêmement fort que nous ne pouvons laisser de côté politiquement. Contrairement à ce que veut faire croire Marine Le Pen, les oubliés ne sont pas que présents dans la ruralité. Il faut que nous parvenions à faire en sorte qu’un jeune de zone rurale ne perçoive pas un jeune de banlieue comme un ennemi, un délinquant en puissance, mais comme quelqu’un qui partage la même condition que lui, les mêmes difficultés, et avec qui il peut revendiquer ses droits à partir du projet républicain fondamental. Voilà comment j’envisage politiquement l’unité nationale. Nous devons la reconstituer pour nous émanciper collectivement. 

Le Paris d’Haussmann, la fabrique de la ville marchande

Vue des Halles de Paris depuis l'église Saint Eustache
Vue des Halles de Paris depuis l’église Saint Eustache, Tableau de Felix Benoist

À l’occasion des 150 ans de la Commune, différents débats ont eu lieu quant aux causes de cette « Révolution sans précédents de l’histoire », comme l’avait qualifiée le communard Charles Longuet. Pour certains elle constitue, comme le disait en son temps François Furet, « la dernière scène de la Révolution française » : une insurrection patriotique menée par le peuple parisien, contre le siège prussien. Pour d’autres, héritiers de Marx, elle témoigne de l’avènement de la lutte des classes et des velléités révolutionnaires du mouvement ouvrier naissant. Ses déterminants géographiques ont été peu évoqués. Pourtant, le caractère urbain de cette insurrection semble structurant à plus d’un titre. Elle a vu s’opposer le rêve communard de démocratie sociale et participative au projet haussmannien. Celui-ci visait à faire de Paris une cité bourgeoise dépolitisée.

L’historien Jacques Rougerie voit ainsi dans la Commune une «tentative de réappropriation populaire de l’espace urbain ». Roger V. Gould désigne quant à lui la Commune comme « la plus grande révolution urbaine dans l’Histoire moderne qui s’est produite juste après la première expérience d’une planification urbaine dans une capitale industrielle ». Cette planification urbaine menée de 1853 à 1870 par le préfet de la Seine, le Baron Haussmann, a définitivement fait entrer Paris dans la modernité capitaliste au détriment des classes laborieuses. Elle est aujourd’hui vue globalement de façon positive à travers le marketing territorial parisien. Une majorité de médias célèbrent en Haussmann un homme d’action visionnaire qui aurait fait de Paris une Ville-Lumière propice à la grandeur de la France, y occultant ainsi tout le volet social et sécuritaire de ces opérations. 

Pourtant en 1872, de façon claire et visionnaire, Engels dénonçait déjà dans ses opération les processus de gentrification à l’œuvre :

« J’entends ici par “Haussmann” la pratique qui s’est généralisée d’ouvrir des brèches dans les arrondissements ouvriers, surtout dans ceux situés au centre de nos grandes villes, que ceci réponde à un souci de la santé publique, à un désir d’embellissement, à une demande de grands locaux commerciaux dans le centre, ou aux exigences de la circulation – pose d’installations ferroviaires, rues […]. Quel qu’en soit le motif, le résultat est partout le même : les ruelles et les impasses les plus scandaleuses disparaissent et la bourgeoisie se glorifie hautement de cet immense succès – mais ruelles et impasses resurgissent aussitôt ailleurs et souvent dans le voisinage immédiat. » 

Cette critique marxiste de la ville s’est ensuite consolidée et améliorée avec les travaux de Henri Lefebvre sur Le droit à la ville dans les années 60. Plus récemment, ceux du géographe David Harvey sur le capitalisme urbain ont permis d’entrevoir dans l’haussmannisation un moment clé où l’urbanisme devient le fer de lance du capitalisme moderne. Se réintéresser à l’haussmannisation de Paris permet ainsi aujourd’hui de mieux appréhender d’une part les bouleversements urbains à travers le monde : de New-York (rénovée à partir des années 1930 par l’urbaniste Robert Moses) à Dubaï (passé en quelques années de village de pêcheurs à Métropole mondiale) et d’autre part aux luttes urbaines qui peuvent accompagner ces rénovations.

Paris, 1851  

En 1851, un million d’habitants vivent à Paris. La population a déjà doublé par rapport à 1801. Contrairement à Londres qui a pu, malgré elle, bénéficier du grand incendie de 1688, Paris est une ville qui évolue toujours dans un tissu urbain hérité des structures médiévales. On y trouve de nombreux Hôtels particuliers, des ruelles étroites, des marchés restreints tandis que le centre de la capitale est surpeuplé à l’image de l’Île de la Cité ou du Quartier de l’Hôtel de Ville.

De nombreux problèmes de sécurité ou d’hygiène liés à la pollution urbaine et à l’insalubrité des logements pauvres favorisent la propagation d’épidémies. En 1832, le Choléra tue 20 000 personnes rien qu’à Paris. Bien que des opérations de spéculation immobilière aient eu lieu sous la Restauration et la Monarchie de Juillet dont les écrits de Balzac témoignent [1], Paris reste une ville à caractère populaire. La ville regroupe des travailleurs manuels, des artisans, des ouvriers de manœuvre et qualifiés mais également des employés de commerce, de l’hôtellerie et de la restauration ou encore des domestiques (Clerval, 2016). Cette dynamique sociale est renforcée par l’exode rural et l’industrialisation.

Néanmoins, bien qu’étant une ville populaire, Paris reste le centre du pouvoir politique depuis octobre 1789. Les différents régimes successifs très centralisés régentent l’administration française depuis la capitale et les capitaux marchands et financiers de la bourgeoisie française sont eux aussi concentrés à Paris. S’il existe des quartiers avec une identité populaire comme le faubourg Saint-Antoine, la segmentation sociale dans la capitale française n’apparaît pas par le quartier mais par l’étage qui est occupé dans l’immeuble (Loyer, 1981). Un même immeuble peut ainsi accueillir à la fois domestiques, ouvriers, employés, médecins, clercs de notaires ou bourgeois rentiers.

Pourtant cette « mixité urbaine » ne doit pas masquer les antagonismes sociaux de plus en plus présents. Particulièrement après 1830, on y trouve un agrégat de travailleurs issus des classes populaire et une élite bénéficiant des charges administratives et judiciaires ou propriétaire des banques, commerces et de l’industrie naissante. De plus, la bourgeoisie parisienne entretient une vision péjorative des classes laborieuses parisiennes qu’elle assimile à une classe dangereuse et ennemie (Chevalier, 1958). À titre d’exemple, le critique Saint Marc Girardin écrit dans la Revue des deux-mondes en 1831 : « les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase, ni dans les steppes de la Tartarie. Ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ». Cette angoisse d’une classe barbare et misérable est renforcée par les différents évènements révolutionnaires qui animent la capitale depuis 1789 dont les derniers en date en 1830 et 1848 voient l’apparition de nombreuses barricades.

L’haussmannisation : un chantier pharaonique

C’est dans ce contexte d’une opposition socialiste victime de la répression et d’une bourgeoisie acquise au nouveau régime impérial que Napoléon III nomme en juin 1853 Georges Eugène Haussmann préfet de la Seine. Haussmann qui a déjà fait ses classes administratives sous le règne du roi Louis-Philippe est ainsi chargé de réaménager Paris avec une double visée.

Tout d’abord, il poursuit un objectif politique visant à faire de Paris une ville d’ordre et de prestige. Cette transformation a pour but la résolution des problèmes sanitaires et de mobilité grâce à la réalisation de grandes artères et de réseaux d’assainissement, travaux déjà engagés par le préfet de la Seine Rambuteau (1833-1848). Ceci tout en écrasant les foyers de contestations qui ont émaillé les révolutions passées.

Il y a ensuite une vision économique libérale devant faire de Paris une ville bourgeoise dans laquelle il fait bon vivre avec des opéras, des parcs, des jardins et des grands espaces aérés où pourront se greffer de grands commerces (augurant les futurs centres commerciaux). Le but est également de favoriser pour la bourgeoisie française des placements de capitaux sécurisés et lucratifs et de relancer l’économie après la crise économique qui a précédé et accompagné la révolution de 1848.

Haussmann théorise cette vision urbaine d’une ville de prestige, faite pour la haute société française et occidentale dans une note secrète à l’Empereur rédigée en juin 1857 : 

« Il n’est nul besoin que Paris, capitale de la France, métropole du monde civilisé, but préféré de tous les voyageurs de loisir, renferme des manufactures et des ateliers. Que Paris ne puisse être seulement une ville de luxe, je l’accorde. Ce doit être un foyer de l’activité intellectuelle et artistique, le centre du mouvement financier et commercial du pays en même temps que le siège de son gouvernement ; cela suffit à sa grandeur et à sa prospérité. Dans cet ordre d’idées, il faut donc non seulement poursuivre mais encore hâter l’accomplissement des grands travaux de voirie conçus par Sa Majesté, faire tomber les hautes cheminées, bouleverser les fourmilières où s’agite la misère envieuse, et au lieu de s’épuiser à résoudre le problème qui paraît de plus en plus insoluble de la vie parisienne bon marché, accepter dans une juste mesure la cherté des loyers et des vivres qui est inévitable dans tout grand centre de la population, comme un auxiliaire utile pour défendre Paris contre l’invasion croissante des ouvriers de la province. »

Le Paris de Napoléon III aboutit alors à une ville moderne en perpétuels travaux durant toute la durée du second empire, Haussmann se présentant lui même comme un « artiste démolisseur ».

Napoléon III
Napoléon III, tableau de Etienne Billet, 1860

En tant que préfet de la Seine, Haussmann bénéficie de nombreux pouvoirs dans une ville où, depuis l’expérience de la Commune de Paris sous la Révolution française, l’État français refuse d’accorder un pouvoir municipal au peuple de Paris. Il s’entoure pour son travail d’une garde rapprochée d’ingénieurs diplômés de grandes écoles (Pont et chaussées, Polytechnique) à l’image d’Adolphe Alphand, Zoroastre Alexis Michal ou Eugène Belgrand. Rétrospectivement, cela peut être vu comme la naissance d’une élite technocratique ayant tout le contrôle sur les politiques urbaines.

À terme, l’action d’Haussmann transforme le visage de Paris de façon radicale : la surface de la capitale passe de 3000 à 7000 hectares, 64 kilomètres de voies vont être construites, 20 000 immeubles détruits, 40 000 érigés, 80 000 arbres plantés, 600 kilomètres d’égouts percés. La surface de la capitale passe de 3000 à 7000 hectares. De plus, la population parisienne double en atteignant deux millions d’habitants en 1870. À cela s’ajoute à l’annexion de onze communes comme Belleville, Montmartre, Vaugirard en 1859 avec la loi Riché. Des quartiers historiques et très peuplés comme celui de la Cité sont fortement réaménagés, grâce à l’aération du parvis de Notre Dame de Paris ou la création de la préfecture de police et de la seine. Walter Benjamin note à ce propos : « On disait de la Cité, berceau de la ville, qu’après le passage de Haussmann il n’y restait qu’une église, un hôpital, un bâtiment public et une caserne ».

Haussmann a dirigé ce projet pharaonique en traduisant parfaitement la vision que Napoléon III avait élaborée pour sa capitale en juin 1853 lorsqu’il déclarait : «aérer, unifier et embellir la ville ». Les croisées gigantesques mises en place au début de l’action d’Haussmann permettent la création de grands boulevards, à l’image du boulevard de Sébastopol ou du boulevard Saint Michel. À cela, s’ajoute la création de grandes avenues comme l’avenue de l’Opéra ou les avenues qui découlent de la place de l’Étoile, mettant un terme aux innombrables ruelles et impasses.

Haussmann exécute également la demande d’une ville de prestige et de luxe énoncée par l’Empereur à travers la construction de l’Opéra Garnier ou d’églises esthétiquement innovantes telle que l’église Saint-Augustin. La multiplication des squares, parcs et bois comme celui de Boulogne ou de Vincennes s’inscrit pleinement dans l’idée d’une ville embellie et bourgeoise pour satisfaire les flâneries des parisiens aisés. Enfin, l’haussmannisation accroît le rôle de Paris comme centre de communication, de circulation du capital et de la force de travail (Harvey, 2018) sur le territoire français à travers la construction de nombreuses gares (Gare de Lyon, Gare du Nord).

Le Paris d’Haussmann, une ville de revanche et de dépolitisation

Ce que les contemporains du préfet de la Seine appelaient un « embellissement stratégique » comme le rappelle Walter Benjamin permet aux classes aisées parisiennes de se réapproprier le centre parisien à travers les opérations de rénovation liées à la spéculation immobilière permises par la préfecture. Haussmann met en œuvre par sa propre initiative des partenariats avec le secteur privé en faisant financer par la municipalité les expropriations. Cette dernière revend ensuite le lot à des promoteurs immobiliers qui vendent à leur tour les logements à de riches propriétaires qui finissent par mettre en location ces biens, suscitant ainsi une hausse artificielle des loyers. Ces opérations mettent fin à une segmentation sociale par étages, remplacée par une segmentation par immeubles et quartier (Loyer,1981). En découle notamment une migration intérieure des classes populaires parisiennes vers l’Est et les quartiers périphériques annexés comme Belleville ou Montmartre. Néanmoins, les classes populaires subsistent dans les voies anciennes non rénovées par la préfecture, en majeure partie dans les faubourgs historiques de l’est comme le Faubourg Saint-Antoine et ce phénomène d’embourgeoisement reste également limité par l’industrialisation qui accroît la force de travail sur le territoire parisien.

Le Paris d’Haussmann peut alors être vu comme l’archétype d’une « ville revanchiste » (Smith, 1992) contre les classes populaires et les foyers de contestations rendus possibles par les ruelles étroites issues du Paris médiéval. Lors de l’élargissement de la rue Beaubourg qui fait disparaître la tristement célèbre rue Transnonain, lieu d’un massacre par l’armée lors d’une révolte parisienne en 1834, Haussmann déclare « C’est l’effondrement du vieux Paris, du quartier des émeutes, des barricades ». Nous pouvons également rappeler les propos d’Ernest Picard, député de la seine et membre de l’opposition qui dénonce les nouveaux boulevards et artères de manière ironique : « Maintenant l’artillerie pourra manœuvrer à l’aise sur un champ de tir suffisamment agrandi c’était absolument indispensable : les boulets ne savent pas prendre la première à droite ».

À la place d’une capitale structurée par plus d’un demi-siècle de contestations politiques et populaires, le nouveau pouvoir cherche à mettre en place une capitale spectacle et dépolitisée à travers son luxe, ses grandes avenues, ses grands boulevards et ses grands magasins comme Le Bon Marché. David Harvey analyse ces nouveaux temples de la consommation ainsi : « une fois que la ville est représentée uniquement comme un spectacle par le capital, elle ne peut plus être que consommée passivement, plutôt que créée activement par le peuple à travers la participation politique ». 

Cette vision d’une capitale marchande et dépolitisée est symbolisée par la réponse d’Haussmann du 28 novembre 1864 à l’opposition qui milite pour plus de pouvoir politique local avec un corps municipal élu :

« Est-ce bien, à proprement parler, une commune que cette immense capitale ? Quel lien municipal unit les deux millions d’habitants qui s’y pressent ? Peut-on observer entre eux des affinités d’origine ? Non ! La plupart appartiennent à d’autres départements ; beaucoup à des pays étrangers, dans lesquels ils conservent leur parenté, leurs plus chers intérêts, et souvent la meilleure part de leur fortune. Paris est pour eux comme un grand marché de consommation ; un immense chantier de travail ; une arène d’ambitions ; ou, seulement un rendez vous de plaisir. Ce n’est pas leur pays. S’il en est un grand nombre qui par le travail, l’ordre et l’économie arrivent à se faire une situation honorable dans la ville (…) d’autres, ballotés incessamment d’ateliers en ateliers, de garnis en garnis, ayant pour tout foyer les lieux publics ; pour toute parenté, le bureau de bienfaisance, auquel ils s’adressent dans le malheur, sont de véritables nomades au sein de la société parisienne, absolument dépourvus du sentiment municipal. »

Les transformations urbaines opérées sous le Second Empire à Paris furent souvent critiquées par certains journalistes, caricaturistes poètes ou écrivains. Ils dénonçaient le caractère rationalisé et uniforme du nouveau Paris et son mépris pour le Paris historique, médiéval et romantique. Victor Fournel, historien et spécialiste du vieux Paris critique dans les années 1850 Haussmann comme un « Atilla de la ligne droite qui est passé sur Paris comme une trombe » tandis que le poète Charles Baudelaire regrette avec mélancolie le vieux Paris dans son poème « Le Cygne » : 

« Paris change ! mais rien dans ma mélancolie 

N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,

Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie 

Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. »

Outre cette critique artistique, des journalistes et membres de l’opposition à l’Empereur dénoncent la gestion financière du préfet de la Seine comme Jules Ferry qui publie en 1868 Les comptes fantastiques d’Haussmann. Ces critiques de l’opposition s’ajoutent à la libéralisation politique du Second Empire à la fin des années 1860. Elles ont en grande partie raison de son éviction après l’arrivée du libéral Émile Ollivier au poste de chef du gouvernement en janvier 1870, quelques mois avant la chute du Second Empire puis du siège de Paris par les armées allemandes qui mènera le 18 mars 1871 à la Commune de Paris. Si pendant soixante-douze jours, la Commune de Paris va promouvoir un modèle de démocratie locale et sociale alternatif à celui promu par le gouvernement centralisateur du préfet Haussmann, la IIIe République poursuivra dans le même esprit les politiques de son prédécesseur sous l’égide de Jean-Charles Alphand nommé par le Président de la République Adolphe Thiers directeur des travaux de Paris en mai 1871. L’haussmannisation de Paris inspirera alors de nombreux travaux d’urbanisme dans des grandes villes européennes jusqu’à l’entre-deux-guerres (Clerval, 2016).

Notes :

[1] « En ce moment, la Spéculation, qui tend à changer la face de ce coin de Paris et à bâtir l’espace en friche qui sépare la rue d’Amsterdam de la rue du Faubourg-du-Roule, en modifiera sans doute la population, car la truelle est, à Paris, plus civilisatrice qu’on ne le pense ! En bâtissant de belles et d’élégantes maisons à concierges, les bordant de trottoirs et y pratiquant des boutiques, la Spéculation écarte, par le prix du loyer, les gens sans aveu, les ménages sans mobilier et les mauvais locataires. Ainsi les quartiers se débarrassent de ces populations sinistres et de ces bouges où la police ne met le pied que quand la justice l’ordonne. » (La Cousine Bette, Honoré de Balzac, 1846 » (La Cousine Bette, Honoré de Balzac, 1846.

Références :

Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Éditions Allia, 1938, 62p.

Anne Clerval, Paris sans le peuple, Éditions la découverte, 2012, 336p.

Louis Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses (à Paris, pendant la première moitié du XIXe siècle), Éditions Plon, 1958

David Harvey, Paris, capitale de la modernité, Éditions les prairies modernes, 2012, 544p.

Pierre Milza, Napoléon III, Éditions Tempus Perrin 2007, 864p.

Kristin Ross, L’imaginaire de la Commune, La fabrique, 2015, 280p.

Jacques Rougerie : La Commune de Paris, Que sais-je, 2019, 130p.

Jacques Rougerie : Paris libre, 1871, Éditions Seuil, 2004, 304p.

Robert Tombs : Paris, Bivouac des révolutions, la Commune de 1871, Éditions Libertalia, 2014, 470p.

« C’est la révolution française qui a inventé l’idée du RIC » – Entretien avec Clara Egger

Le RIC était une revendication phare des gilets jaunes. © Olivier Ortelpa

Alors que la légitimité des représentants élus est particulièrement faible et que les pouvoirs sont fortement concentrés entre les mains du Président, la demande de démocratie directe se fait de plus en plus forte. Le mouvement des Gilets jaunes, expression d’un ras-le-bol envers les élites politiques et d’une exigence de rendre du pouvoir au peuple, a ainsi fait du référendum d’initiative citoyenne l’une de ses principales demandes. Pour mieux comprendre cet outil plébiscité, dont les subtilités ne sont pas forcément maîtrisées par tous, nous avons interrogé la politologue Clara Egger, candidate à l’élection présidentielle pour « Espoir RIC ». Bien qu’elle n’ait pas réussi à réunir les 500 signatures requises, sa détermination à mettre en place cet outil démocratique reste entière. Pour LVSL, elle présente le RIC et ses effets, répond aux clichés, revient sur la bataille politique et nous explique comment le mettre en place. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Pour débuter, pourriez-vous présenter brièvement le principe du RIC et les quatre versions qui existent ?

Clara Egger – L’idée est simple : dans une démocratie qui fonctionne, chaque citoyen doit avoir le droit d’écrire la loi. Le premier aspect, c’est l’initiative : chaque individu a le droit de proposer une loi. Ensuite vient le référendum : quand une proposition de loi atteint un certain nombre de soutiens, fixé par la loi, elle est soumise directement à référendum. Cela consiste à créer une nouvelle voie d’écriture de la loi, concurrente à celle du Parlement. En fait, seule une poignée de personnes a aujourd’hui la possibilité d’écrire les lois dans notre pays. Pour la loi ordinaire, c’est en gros le gouvernement, les députés et les sénateurs, soit un petit millier de personnes. Pour la loi constitutionnelle, c’est encore moins. L’idée du RIC est donc d’opérer une révolution démocratique et d’étendre ce droit à chaque citoyenne et citoyen. 

Entrons maintenant dans les détails. Le RIC « CARL » est une terminologie propre au mouvement des Gilets jaunes, qu’on ne retrouve pas dans d’autres pays, où on parle plutôt d’initiative citoyenne. Le « C » renvoie au RIC constitutionnel. C’est le plus important car, si l’initiative citoyenne porte sur les lois constitutionnelles, cela inverse le rapport de force entre citoyens et élus. Cela signifie que la souveraineté n’est pas seulement nationale, mais bien populaire : c’est le peuple qui a la main sur la Constitution. Il peut donc modifier les règles de la représentation politique ou agir sur les traités internationaux. Onze pays dans le monde en possèdent, notamment la Suisse et l’Uruguay. Environ la moitié des États appartenant aux États-Unis d’Amérique l’ont aussi, car les États fédérés ont eux aussi une Constitution. Les Californiens ont un pouvoir de décision bien supérieur au nôtre, même s’ils vivent dans un État fédéral. Par contre, il n’existe pas de RIC au niveau fédéral aux États-Unis d’Amérique.

Après on a le RIC abrogatif ou suspensif, qui permet d’abroger une loi déjà en vigueur. L’exemple le plus proche de nous, c’est l’Italie. C’est par exemple par le RIC abrogatif que les Italiens ont obtenu le divorce. Ce qu’on appelle « RIC suspensif » ou « RIC veto » est assez similaire : une fois une loi adoptée, il y a un temps de mise en œuvre qui permet aux citoyens de pouvoir s’y opposer. C’est le cas en Suisse.

Le « R » renvoie au référendum révocatoire, qui permet de révoquer des élus. Il est très présent en Amérique latine. Par exemple, au Pérou, environ les trois quarts des élus ont une procédure de RIC révocatoire au-dessus de leur tête. Le « recall » pratiqué aux États-Unis est assez similaire. Enfin, il y a le RIC législatif, qui permet de déposer une proposition de loi dite ordinaire, c’est-à-dire non constitutionnelle.

LVSL – Je voudrais rebondir sur la question du référendum révocatoire. Certains s’inquiètent d’une potentielle trop forte tendance à y recourir s’il était mis en place, ce qui pourrait créer une instabilité politique. Que répondez-vous à cet argument ?

C. E. – Personnellement, j’ai une préférence très forte pour les RIC fondés sur des propositions de loi qui permettent justement d’éviter des effets d’instabilité. Surtout, le droit de révoquer un élu reste finalement un droit mineur par rapport à celui de carrément écrire les règles de la représentation politique, c’est-à-dire de pouvoir changer les termes du mandat. En Amérique latine, par exemple, on observe ces effets d’instabilité, mais qui sont plutôt liés au fait que c’est le seul outil dont les citoyens disposent : quand ils ne peuvent pas prendre des décisions par eux-mêmes, ils utilisent la révocation puisqu’ils n’ont pas d’autres outils. Cela explique aussi cette inquiétude autour de l’instabilité.

Malgré tout, le référendum révocatoire apporterait quelque chose de positif dans notre pays. La France est dans une situation assez étrange : seul le Président peut dissoudre l’Assemblée nationale, alors même que le Président est une figure irrévocable ! On pourrait donc concevoir un droit citoyen de démettre le Président et de dissoudre l’Assemblée nationale. Comme on fonctionne par représentation nationale (un député est d’abord l’élu de la nation, avant d’être celui de sa circonscription, ndlr), il faudrait renouveler toute l’Assemblée.

LVSL – Avant de poursuivre sur des questions plus précises, j’aimerais savoir pourquoi vous défendez aussi ardemment la démocratie directe. Quels sont les effets de la démocratie directe sur le rapport qu’entretiennent les citoyens à la politique?

C. E. – Il y a plusieurs types de réponses, mais de manière générale un système de démocratie directe est clairement meilleur que ce que nous connaissons aujourd’hui. Bien sûr, le RIC a des défauts comme tout système de prise de décision mais l’amélioration est nette si on observe ses effets depuis 200 ans en Suisse ou dans la moitié des États-Unis.

Les effets les plus forts sont sur les citoyens : on observe que le RIC produit plus de connaissances politiques. Quand les citoyens décident, ils connaissent aussi beaucoup mieux le fonctionnement de leur système politique. Prenons l’exemple d’une étude menée en Suisse, où il est plus ou moins facile de lancer un RIC suivant les cantons, pour observer les effets en termes d’éducation lorsque l’on peut souvent décider directement, par référendum. Le résultat est sans appel : cela a le même effet que si on amenait toute la classe d’âge non diplômée au premier niveau de diplôme. C’est un effet considérable, comparable à des politiques éducatives coûteuses et offensives. 

Ce n’est pas surprenant : quand les gens décident, ils s’informent, ils connaissent mieux leur système. On l’a observé lors du référendum sur le projet de Constitution sur l’Europe en 2005. On a appris énormément du fonctionnement des institutions, bien plus qu’on en aurait appris dans un cours sur les institutions européennes, parce que les gens ont lu le traité et en ont discuté. Par ailleurs, cela entraîne un autre effet très fort sur la compétence politique, c’est-à-dire la capacité à expliquer pourquoi vous avez voté d’une certaine façon, en donnant des arguments. La qualité de la délibération politique est donc renforcée.

L’autre conséquence majeure du RIC, c’est son effet sur la vivacité du tissu associatif. On a énormément d’associations dans notre pays mais elles pèsent difficilement dans le débat public, à moins d’être un gros lobby avec de gros moyens. Au contraire, quand vous disposez du RIC, l’association qui défend des causes similaires aux vôtres est le premier lieu où vous allez. Vous allez chercher cette expertise. Le tissu associatif est donc bien plus fort.

Il y a aussi un effet attesté sur le degré de bonheur déclaré. Cela peut faire sourire mais les personnes déclarent un bonheur plus élevé quand elles ont plus de contrôle sur leur destin. C’est logique : aujourd’hui, on a la sensation d’être soumis à de l’arbitraire, de subir, ce qui nous rend malheureux. Si vous avez les clés du jeu en main, le bonheur déclaré est plus fort.

Il y a encore d’autres effets, notamment sur la limitation des privilèges des élus. Dans les pays qui ont le RIC, les premiers référendums portent toujours sur des mesures qui limitent les frais de fonction, les mandats, les rémunérations, sur la lutte contre la corruption ou pour plus de transparence politique. Le premier RIC dans l’histoire portait par exemple sur la limitation des rémunérations d’un gouverneur aux États-Unis.

« Je vois la lutte pour le RIC comme la continuité des luttes pour les droits civiques et politiques. Pour moi, c’est la même chose que la lutte pour le suffrage féminin, contre le suffrage censitaire. »

On a un effet aussi sur la qualité de la représentation politique et sur l’instauration de la proportionnelle. Souvent, quand on pense au RIC, on se dit qu’on va voter tout le temps sur tout, mais il ne fonctionne pas ainsi. Il fait surtout peser une épée de Damoclès sur la tête des représentants, qui travaillent différemment parce qu’ils savent que le peuple est souverain. Par exemple, en France, il ne viendrait pas à l’idée de la police d’éborgner un député dans une manifestation. Quand les citoyens ont des droits élevés, la police se comporte différemment, les services publics sont d’une autre qualité, les élus disent des choses différentes, prennent des décisions de façon alternative, car la crainte du pouvoir des citoyens est plus forte. 

Enfin, il y a des dimensions philosophiques. Je vois la lutte pour le RIC comme la continuité des luttes pour les droits civiques et politiques. Pour moi, c’est la même chose que la lutte pour le suffrage féminin, contre le vote censitaire, etc. Le RIC appartient à cette histoire de conquête des droits.

LVSL – Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur la nécessité que le RIC soit constitutionnel, c’est-à-dire que les citoyens puissent modifier la Constitution. Pourquoi ne pas se contenter d’un RIC législatif et abrogatif, permettant de changer les lois, en laissant les grands principes constitutionnels intouchables au-dessus ? Par exemple, dans certains pays, certains thèmes, comme les questions budgétaires ou les traités internationaux, ne peuvent faire l’objet d’un RIC. Qu’en pensez-vous ?

C. E. – J’ai une métaphore à ce sujet : le RIC est un peu comme le ski. Si vous voulez apprécier le ski, il faut vraiment se pencher dans la pente. Si vous êtes en arrière, vous allez tomber tout le temps et vous allez trouver cela décevant. Alors que si vous vous penchez vraiment, vous avez peur au début, mais au final vous y arrivez très bien, vous tournez et freinez sans problème.

Blague à part, trente-six pays ont aujourd’hui le RIC sous différentes formes, rarement constituant. Mais il est important qu’il puisse porter sur tous les sujets. Par exemple, le RIC a un effet extrêmement fort sur la limitation des dépenses publiques. Bien sûr, elles ne sont pas nécessairement mauvaises et l’effet du RIC porte sur des thématiques bien particulières : les niches fiscales et des cadeaux fiscaux électoraux notamment. Par exemple, quand Emmanuel Macron a été élu, il a fait des ristournes fiscales à son électorat, comme beaucoup d’autres avant lui. De même, certains grands projets de dépenses, comme les Jeux olympiques de Paris, posent question, en pesant lourd dans la dette publique pour des retombées qui ne sont pas très claires. 

Or, le RIC permet d’avoir des dépenses publiques plus contrôlées mais aussi plus redistributives : on ne sacrifie pas le social mais les dépenses inutiles. On arrête les cadeaux fiscaux et on se concentre sur les besoins de solidarité. Je vous donne un contre-exemple : en Allemagne, le RIC existe au niveau local, mais l’impôt est prélevé à un autre niveau et le financement des projets se fait à l’échelle régionale. Donc comme les gens ne paient pas directement, il n’y a pas vraiment cet effet sur la limitation des dépenses inutiles. D’où la nécessité de donner le contrôle plein et entier du pouvoir budgétaire aux citoyens.

« Si on considère que la souveraineté est populaire, c’est-à-dire qu’elle s’exerce au nom du peuple tout entier, alors pourquoi la limiter sur certains sujets ? Si on considère que la démocratie est dangereuse, alors autant faire des gouvernements de technocrates. »

C’est un peu la même chose en matière internationale. Lorsque le RIC porte aussi sur les enjeux internationaux, on obtient des politiques internationales moins agressives, plus stables, plus coopératives et beaucoup moins d’effets de balancier. Aujourd’hui, quand un nouveau président arrive en France ou aux États-Unis, on rentre ou on sort d’un certain nombre de traités. Si les citoyens pouvaient décider sur ce plan là, on aurait des politiques beaucoup plus crédibles : lorsque la France s’engagerait sur un traité international, ce serait sur du long terme, parce qu’il y a la garantie de tous les citoyens derrière. Donc si on limite le RIC à certains sujets, on prend le risque de se priver de ces effets positifs. 

Enfin, il y a un argument philosophique : si on considère que la souveraineté est populaire, c’est-à-dire qu’elle s’exerce au nom du peuple tout entier, alors pourquoi la limiter sur certains sujets ? Si on considère que la démocratie est dangereuse, alors autant pousser la logique jusqu’au bout et faire des gouvernements de technocrates.

LVSL – Je voudrais aussi vous interroger aussi sur certaines idées reçues. Les opposants du RIC disent par exemple souvent que celui-ci pourrait conduire à adopter des mesures rétrogrades comme le retour de la peine de mort. Ils mettent aussi en avant le risque d’oppression des minorités, en citant le référendum suisse de 2008 sur l’interdiction des minarets. Que répondez-vous à ces objections ?

C. E. – Il y a différents types de réponses possibles. La première c’est qu’il faut faire attention au cherry picking, c’est-à-dire aux exemples choisis. En réalité, les exemples vont dans un sens comme dans l’autre : par exemple la peine de mort a été abolie en Suisse dès 1918. De même, en 1936, lorsque le Front Populaire arrive au pouvoir en France, le mouvement ouvrier est majoritairement en faveur de l’abolition de la peine de mort. Si on avait eu la RIC à ce moment-là, on l’aurait fait en 1936 et pas en 1981. Ce qui a bloqué à l’époque, c’était le Sénat. 

Je peux vous citer une longue liste de référendums progressistes, par exemple celui qui accorde le droit de vote des femmes au Colorado en 1893, avant même la Nouvelle-Zélande, premier pays à le faire à échelle nationale, en 1894. C’est très précoce ! En réalité, une liste exhaustive montre que les référendums ont plus tendance à étendre les droits qu’à les limiter.

L’autre aspect, c’est de regarder ce que les minorités pensent du RIC. Le meilleur pays pour observer cela sont les États-Unis d’Amérique, avec les communautés noires et hispaniques, et c’est dans ces minorités que le taux de soutien au RIC est le plus élevé ! C’est finalement assez logique : aujourd’hui, c’est très difficile pour une minorité de défendre son agenda dans l’opinion publique, alors qu’avec le RIC, elles peuvent faire émerger des sujets dans le débat public. Par exemple, en Suisse, la minorité linguistique romanche, d’environ 15 000 locuteurs (sur 8,6 millions de citoyens suisses, ndlr), a obtenu une protection constitutionnelle par RIC. Concrètement, cela veut dire qu’une personne peut demander un formulaire en romanche et un interlocuteur qui pratique cette langue dans n’importe quelle administration.

Plus largement, les pays qui ont le RIC constituant sont les mieux classés dans leur région en matière de protection des droits des minorités : la Suisse, pour l’Europe, ou l’Uruguay, pour l’Amérique latine, sont tous les deux très hauts dans les classements internationaux sur ces sujets. Lors des récentes votations en Suisse, Il y a eu des choses intéressantes, des votations sur les droits des animaux, notamment des primates. Condorcet disait que ceux qui subissent l’arbitraire d’État sont plus à même de protéger les droits des individus. C’est vrai ! Quand vous êtes du côté de ceux qui subissent, vous n’avez aucun intérêt à écraser une minorité parce que cela peut se retourner contre vous.

La politologue Clara Egger. © Thomas Binet

Sur le référendum sur les minarets, je pense qu’il y a un peu de Suisse bashing, notamment en France. Il faut bien comprendre que c’était un référendum sur les minarets et pas sur les mosquées. Déjà la Suisse a plus de mosquées que la France par rapport à l’importance de sa population musulmane. Ce qui a été rejeté, c’est l’idée qu’il puisse y avoir un appel à la prière cinq fois par jour. C’est plus le fait de pas vouloir être réveillé par un appel à la prière à cinq heures du matin qu’une expression de racisme.

C’est un peu pareil sur la peine de mort. Aucun État n’a rétabli la peine de mort par RIC tandis que beaucoup l’ont aboli par cette voie. Si on regarde les États-Unis, qui ont un goût un peu particulier pour ce châtiment, on voit que les États qui ont le RIC mettent souvent en place des moratoires. En Californie par exemple, les juges condamnent très rarement à mort. On peut imaginer aussi ce qu’aurait donné un RIC sur l’instauration de l’état d’urgence. Je pense qu’il aurait été démantelé, les citoyens n’auraient jamais accepté un truc pareil. 

Pour finir, et pour m’adresser aux lecteurs de LVSL en particulier, il faut reconnaître que le RIC n’est pas directement un outil de lutte sociale. C’est un outil qui permet de prendre des décisions de façon à refléter le souhait du plus grand nombre, d’éviter que la prise de décision soit captée par une élite, en garantissant un pouvoir très fort aux classes sociales les moins représentées politiquement. Les luttes sociales pour l’antiracisme, le féminisme, l’environnement, etc. seront toujours nécessaires. Mais le RIC les rendra beaucoup plus faciles.

LVSL – A l’inverse de cet argument de la tyrannie de la majorité, ne pourrait-on pas dire que le RIC est parfois un outil de tyrannie de la minorité ? On voit par exemple que la participation moyenne dans les votations en Suisse tourne autour de 40 %, ce qui signifie que la majorité de la population ne s’exprime pas. N’y a-t-il pas un risque de laisser les plus politisés, une toute petite élite donc, gouverner au nom du peuple tout entier ?

C. E. – D’abord, la participation aux votations suisses augmente, plutôt autour de 50 % voire un peu plus ces dernières années. Ensuite, l’abstention ne signifie pas la même chose dans un système de démocratie directe où les gens votent tous les mois sur quatre ou cinq sujets ou une fois tous les cinq ans. Si vous passez votre tour une fois tous les cinq ans, les coûts sont élevés. Le RIC produit ce qu’on appelle un public par enjeu, c’est-à-dire il y a des sujets qui mobilisent tout le corps électoral, typiquement les votations sur la loi Covid ou sur l’adhésion aux Nations Unies (la Suisse n’est rentrée à l’ONU qu’en 2002, ndlr), autant de sujets qui rassemblent au-delà des différentes classes sociales. Et puis il y a des sujets de niche, très nombreux en Suisse. Je me rappelle d’une votation à Lausanne sur l’ouverture des bureaux de tabac à côté des gares après vingt heures le dimanche. Dans ces cas-là, beaucoup s’abstiennent car le fait que la majorité vote oui ou non ne va pas changer leur vie.

Surtout, il faut savoir qu’il n’y a jamais un groupe qui s’abstient toujours et ne vote jamais. L’intérêt des citoyens bouge selon les sujets. Il faut vraiment lire l’abstention aux RIC comme le fait que les gens font confiance à la majorité pour prendre la décision la plus adaptée, sur des sujets qu’ils considèrent secondaires. Si on regarde les dernières votations suisses, on est sur des sujets qui rassemblent beaucoup, avec des campagnes très polarisées et une fracturation du corps social. Là, la participation est forte. 

LVSL – Je voudrais aussi aborder la bataille politique pour le RIC, à laquelle vous consacrez tout un chapitre du livre. Le RIC naît en Suisse dès le XIIIe siècle mais l’idée commence vraiment à prendre seulement vers la fin du XVIIIe avec les idées des Lumières, notamment celles de Jean-Jacques Rousseau. Comment cette idée se diffuse-t-elle et pourquoi la France, qui connaît alors la grande révolution de 1789, n’adopte-t-elle pas le RIC ? 

C.E. – C’est ce qui me fait pleurer le soir ! C’est la Révolution française qui a inventé l’idée du RIC : l’idée que chaque citoyen doit avoir le droit de proposer une initiative et qu’il y ait ensuite un référendum, c’est Condorcet qui l’a inventée. La Constitution de l’An I, adoptée en 1793 (mais jamais appliquée, en raison de la guerre contre les monarchies européennes, ndlr), avait d’ailleurs le RIC constituant. Elle prévoyait aussi des mandats très courts, ce qui était très positif sur le plan démocratique. Mais il y avait un grand débat au sein des révolutionnaires de l’époque pour savoir si la démocratie directe est une bonne chose ou pas. Les rédacteurs de la Constitution de l’An I ont gagné une victoire et fait en sorte que les citoyens puissent exercer pleinement la souveraineté. Mais après la Terreur, les libéraux ont réussi ce coup de force de ressortir une constitution qui n’était absolument pas celle qui devait s’appliquer. C’est un hold-up de l’histoire qui nous a privé du RIC, ce n’est pas vrai de dire que la culture démocratique française est étrangère à ce processus. Les Suisses eux-mêmes disent que c’est grâce aux Français qu’ils ont le RIC !

« Des RIC fonctionnels n’ont jamais été concédés par les élites de bon gré. »

Il est temps de mettre fin à ce détour relativement long qui a fait que nos élus politiques refusent de concéder le pouvoir. Il est donc important de souligner que c’est la France qui l’a inventé pendant la Révolution française, que les Suisses l’ont repris et les Français se le sont fait voler, par ceux qui voulaient absolument éviter que les pauvres et les citoyens de base puissent décider dans notre pays. Tout aurait pu être autrement. 

Cette histoire nous apprend quelque chose pour le combat actuel pour le RIC : des RIC fonctionnels n’ont jamais été concédés par les élites de bon gré. A chaque fois que les partis politiques concèdent le RIC il y a un gros mouvement social derrière. On le voit durant les vagues de démocratisation post Deuxième Guerre mondiale avec des pays comme l’Italie qui ont adopté le RIC mais qui ne sont que des RIC de façade… En fait l’histoire est exactement la même que celle du suffrage féminin : c’est lorsqu’il y a la peur d’une révolution que les élites politiques concèdent le RIC. Ca marche aussi lorsqu’il y a une menace extérieure, comme à Taïwan, où le pouvoir a concédé le RIC à ses citoyens en 2016 par peur d’une invasion chinoise, afin de serrer les rangs et de créer une unité nationale.

La Révolution française a donc inventé le RIC et je crois qu’il est temps qu’on redécouvre cet outil. Ce qui est étonnant, c’est que les élites intellectuelles, médiatiques ou politiques n’y connaissent rien. J’ai récemment fait un débat chez Frédéric Taddeï où je parle du RIC constituant avec Emmanuel Todd et une représentante d’une élue ex-LR qui me dit qu’elle préfère le RIC à la suisse, je lui dis c’est la même chose et elle me répond « non pas du tout ». Donc elle ne sait pas ce que c’est ! Les médias nous disent que le RIC serait fasciste, les intellectuels pensent que laisser les gens décider entraînerait les dix plaies d’Égypte. Ce sont les mêmes discours que ceux des adversaires du suffrage féminin : on disait alors que les femmes sont trop émotives, qu’elles prendraient des décisions complètement chaotiques. On entendait la même chose sur le suffrage universel masculin : si on fait voter les gueux ils vont réduire toutes les libertés, détruire les droits, on va vivre dans le chaos absolu… Et pourtant aujourd’hui personne ne s’opposerait, en tout cas publiquement, au droit d’élire.

LVSL – En effet, le RIC n’a jamais été concédé gracieusement par les élites. Ce n’est arrivé que dans des situations où celles-ci étaient très sévèrement menacées par des mouvements sociaux ou des contraintes extérieures. En France le moment où cette question a réémergé a été durant les Gilets jaunes. Je partage votre analogie avec les autres mouvements pour les droits civiques, mais ceux-ci sont quand même assez peu nombreux. On aurait imaginé que les revendications des Gilets jaunes seraient restées sur des questions de redistribution et de justice fiscale. Comment expliquer que le RIC soit devenu la revendication phare du mouvement ? 

C.E. – Les mouvements de lutte pour le RIC en France datent des années 1980. En 1995, presque tous les candidats à l’élection présidentielle avaient ce qu’on qualifiait de référendum d’initiative populaire dans leur programme. Les premiers sondages où on demande si les gens sont favorables au RIC datent de 2011 et le niveau de soutien est déjà à 70%. Un travail de fond a été mené par des associations, je pense particulièrement à l’association Article 3, qui travaille le sujet depuis longtemps avec Yvan Bachaud. Nous avons aussi beaucoup de nos départements frontaliers avec la Suisse. Donc le RIC était déjà un peu connu.

Evidemment, l’idée a pris une tout autre ampleur avec les Gilets jaunes. Fin novembre 2018, un habitant de Saint-Clair-du-Rhône (Isère) avait invité Maxime Nicolle, un des leaders des Gilets jaunes, Etienne Chouard, qui militait sur l’importance d’écrire la Constitution par nous-mêmes mais pas vraiment sur le RIC, Yvan Bachaud, le grand-père du RIC, et son jeune lieutenant Léo Girod. Ils ont fait une table ronde et c’est à ce moment-là que le RIC a vraiment émergé, pour dire « et si au lieu de s’opposer à des lois à mesure qu’elles arrivent, on prenait le pouvoir ? ». Il suffit d’un entrepreneur de cause, de quelqu’un qui a cette capacité à disséminer cette idée dans les groupes mobilisés. Si vous allez sur des ronds-points en parler aux Gilets jaunes, ils ne savent pas forcément ce que c’est mais ils savent que c’est une bonne idée. Au contraire, si vous allez dans les cercles universitaires, ils ne savent pas non plus ce que c’est, mais ils savent que c’est une mauvaise idée ! 

Désormais, il ne faut pas relâcher cette pression en sachant que nous ne sommes pas seuls : le mouvement pour le RIC va bien au-delà de la France et concerne toutes les vieilles démocraties de l’Europe. Aux Pays-Bas, par exemple, le RIC n’est pas du tout un tabou. Notre système démocratique a un problème, les classes populaires sont dépossédées du pouvoir. L’Allemagne, elle, en parle aussi, mais toujours avec ce traumatisme qu’a été le régime nazi, et donc une crainte du référendum et du plébiscite. Les pays autour de nous sont un peu en train de tomber comme des dominos sur cette question. On est vraiment dans une période où, même si les Gilets jaunes sont aujourd’hui un peu moins visibles, l’enjeu est là. Dans le dernier sondage qu’on a fait sur le RIC constituant, à la question « seriez-vous favorable à ce que 700 000 citoyens puissent soumettre un amendement à la Constitution au référendum », on a eu 73% d’opinions favorables !

Désormais les gens connaissent le RIC et le souhaitent. Ce qui est difficile c’est cette résistance des élites politiques, on se heurte vraiment à un mur. Il faut donc réussir à augmenter la pression et toucher différents canaux comme celui électoral. Le suffrage masculin a triomphé quand le mouvement ouvrier s’est rassemblé sur cette question, lorsque les organisations se sont dit « on demande d’abord ça, on s’engueulera après ». Pareil sur le suffrage féminin : certaines suffragettes voulaient d’abord des droits économiques mais toutes se sont finalement rassemblées pour pouvoir décider par elles-mêmes.

LVSL – La grande majorité des Gilets jaunes n’étaient pas encartés dans des partis ni membres de syndicats ou même d’associations. Pourtant certains partis politiques ou candidats revendiquent aussi le RIC. Quels sont les courants politiques les plus favorables à cet outil, et à l’inverse ceux qui y sont le plus opposés ? 

C.E. – D’abord il faut distinguer les élites partisanes de la base. Concernant les électeurs ou sympathisants, les résultats sont clairs : plus le mouvement politique est perdant dans la compétition électorale, plus il soutient le RIC, moins il est perdant, moins il le soutient. On le voit dans le sondage que nous avons commandé. Les électeurs du Front National, de la France Insoumise, de Philippe Poutou, de Nathalie Arthaud, de Jean Lassalle et de Nicolas Dupont-Aignan sont très favorables au RIC. Ils le sont d’autant plus qu’ils viennent de classes populaires, avec des niveaux de revenus et d’éducation bas. Ce sont les perdants du système de la représentation politique, ceux dont les idées ne sont jamais au pouvoir. 

La ligne de clivage a toujours été la même dans l’histoire. Les anarchistes ont défendu le RIC, les marxistes aussi quand ils n’avaient pas le pouvoir, mais quand ils l’ont eu en URSS, ils ne l’ont jamais mis en place. Quand les chrétiens ou les libéraux étaient dans l’opposition, ils aussi l’ont défendu. Plus un parti a des chances d’accéder au pouvoir, moins il veut le partager et moins il défend le RIC. Aujourd’hui les poches de soutien du RIC sont les électeurs de la France Insoumise et du Front National, en marge du système politique classique. Pour les républicains et les socialistes, le soutien est assez tiède. L’électorat macroniste, lui, n’est pas pro RIC parce qu’il exerce le pouvoir et n’a pas du tout envie de le concéder. Mais si Emmanuel Macron est dans l’opposition demain, la République en marche se convertira immédiatement au RIC…

LVSL – Parlons maintenant de la mise en pratique du RIC : 36 pays dans le monde disposent du RIC, sous différentes formes. Pourtant, la moitié d’entre eux ne l’ont jamais utilisé. Parmi les autres, les exemples de référendum étant allé jusqu’au bout, c’est-à-dire où le choix de la majorité a été mis en place, sont encore plus rares. Vous expliquez que les modalités pratiques du RIC, comme le nombre de signatures requises, les possibilités d’intervention du Parlement, l’exigence d’un quorum ou encore les délais jouent un rôle décisif. Concrètement, comment éviter que le RIC ne soit qu’une coquille vide ?

C.E – Dans mon nouveau livre Pour que voter serve enfin (Éditions Talma, 2022), j’ai écrit dix commandements à respecter pour un RIC digne de ce nom. Il y a encore des malentendus, notamment avec l’électorat insoumis, qui est persuadé que le RIC constituant est dans le programme de Jean-Luc Mélenchon, alors que ce n’est pas le cas. De fait, il y a plein de pays qui ont le RIC dans leur constitution mais la loi d’application n’a pas été adoptée, donc on ne sait pas comment il est censé fonctionner. Or, il faut bien comprendre que les parlementaires n’ont aucun intérêt à adopter cette loi d’application.

Le RIC c’est le droit des minorités à influer sur les débats, Il faut donc que le seuil de signatures soit actionnable. S’il est trop élevé, comme au Vénézuela où c’est trois millions de personnes en quinze jours, c’est impossible, seuls de grands pouvoirs économiques peuvent s’en saisir. C’est d’ailleurs par l’achat de signatures par des grands groupes qu’a été lancée la procédure de destitution de Hugo Chavez (après plusieurs tentatives, un référendum révocatoire contre Hugo Chavez fut organisé en 2004. 59% des Vénézuéliens choisirent de maintenir Chavez à son poste, ndlr).

« Il faut toujours être très précis sur les modalités d’application du RIC, en partant du principe que la personne qui va appliquer la mesure n’est pas dans votre camp politique et qu’elle qui va essayer de différer sa mise en application. »

Il faut donc un seuil pas trop élevé – pour que le RIC puisse être lancé – mais aussi pas trop bas, pour ne pas voter tout le temps. Il est également primordial que la validité du référendum ne soit pas conditionnée. Par exemple, certains pays ont mis en place des quorums, c’est-à-dire que le référendum est valide sous réserve d’un certain taux de participation ou sous réserve qu’un certain nombre de personnes soutiennent la mesure. Ce sont des mesures qui tuent les RIC parce que tous les adversaires de la proposition ont intérêt à ne pas en parler, pour que le taux de participation soit le plus bas possible. 

Tous ces éléments sont importants : le type de pouvoir qu’il donne, le nombre de signatures, le délai de collecte des signatures, les conditions de validité du référendum, le fait que le référendum soit contraignant et non consultatif… Il faut toujours être très précis sur les modalités d’application du RIC, en partant du principe que la personne qui va appliquer la mesure n’est pas dans votre camp politique et qu’elle va essayer de différer sa mise en application. Pour rendre les choses plus concrètes, nous avons créé, avec « Espoir RIC », un jeu de société – « le jeu de l’oie du RIC » – avec les différentes étapes auxquelles il faut penser quand on met en place un RIC. 

LVSL – Juste une précision sur le nombre de signatures qui ne doit être ni trop faible, ni trop élevé. Concrètement ce serait combien, soit en nombre absolu, soit en proportion du corps électoral ? 

C.E. – Nous sommes favorables à un nombre absolu parce que ça représente la taille d’une minorité. C’est le génie des Suisses d’avoir fixé un nombre absolu qui a rendu les RIC beaucoup plus faciles à mesure que la population augmentait. Il ne faut pas qu’il y ait des éléments du type représenter différents quartiers, différents seuils de la population, etc. Donc nous proposons le chiffre de 700 000 citoyens pour le RIC constituant. S’il s’agit d’abroger une loi, on peut faire plus bas. 700 000 citoyens colle avec tous les RIC qui fonctionnent dans les autres pays. Enfin, cela prend aussi en compte le fait que la France est aussi un pays rural et cela permet aux campagnes et aux départements d’Outre-mer de pouvoir lancer un RIC. Enfin, je pense aussi qu’il est important que nous ayons plusieurs supports, à la fois en ligne et sur papier.

LVSL – Pour finir, après votre tentative de participer à l’élection présidentielle et dans le contexte de cette élection, avec plusieurs candidats qui promettent un RIC s’ils étaient élus, notamment Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, comment voyez-vous la suite de ce combat pour le RIC ? 

C.E. – J’ai peu d’espoir sur la campagne présidentielle. Il y a des mouvements citoyens qui se sont ralliés à des candidats sans rien obtenir en termes de changements dans leur programme. Nous ne nous sommes ralliés à personne, mais nous avons réussi à ce qu’un candidat reprenne notre engagement sur le RIC constituant (Jean Lassalle, ndlr) donc c’est de bon augure. Le gros problème, ce sont les confusions. L’électorat de la France Insoumise croit qu’il a le RIC constituant, mais lorsque je débat avec les personnes qui ont conçu le programme, elles me disent qu’elles sont contre. Marine Le Pen, elle, n’a jamais été aussi proche d’arriver au pouvoir, donc même si son électorat est pour, elle doit se dire qu’elle va avoir tous les gauchistes qui vont faire un RIC toutes les quatre semaines… Emmanuel Macron, lui, s’en fout.

Cependant, durant cette campagne, nous avons fait un pas. Désormais, nous entendons continuer cette stratégie de pression. Le mouvement de défense du RIC, et notamment du RIC constituant, est plus fort qu’il n’a jamais été. Il faut nous structurer et bâtir des liens à l’international, un peu comme l’internationale anarchiste ou l’internationale ouvrière. Nous devons obtenir des engagements crédibles sur cet enjeu, nous ne voulons pas voter utile, mais pour celui ou celle qui s’engagera à ce que les choses changent dans notre pays.