Insurrections : comment vaincre la tyrannie du « Et après » ?

En 2019, tandis que révoltes et insurrections ont grondé à travers le monde (France, Haïti, Liban, Équateur, Chili, Irak…), le premier réflexe a consisté à interroger les causes de ce soulèvement généralisé. Par-delà les divergences nationales, ce sont en effet les inégalités économiques et sociales ainsi que la confiscation de la souveraineté populaire qui se sont révélées être au cœur des mobilisations. Mais à l’examen des raisons a symétriquement répondu l’heure du « bilan », qui voulait, comme à chaque fois, mettre les luttes au passé, faire résonner la redoutable logique du « Et après ? » et reconduire vers les routes de la servitude et de la résignation. Un certain ton qu’il est urgent de combattre, en proposant une véritable politique du présent, capable d’interrompre le cours de l’histoire et d’opposer au « à quoi bon ? » le pouvoir de l’action.


La tyrannie du « Et après ? »

Les réflexions interrogeant la postérité des soulèvements contemporains ne se sont pas fait attendre. Elles n’en demeuraient pas moins investies, pour la plupart, d’un postulat fondamental : l’événement était clos, désormais terminé. À l’embrasement médiatique et politique succédait l’analyse froide et rigoureuse ; derrière un souci de « compréhension », le discours venait pourtant camoufler le visage de la réaction. On reprochait la violence des manifestants, on pointait l’absence de débouchés institutionnels et l’impossibilité de désigner des représentants, on soulignait la proportion moindre des insurgés au regard de la population moyenne, on affirmait l’essoufflement des mouvements mais l’on saluait les « avancées » octroyées par un pouvoir en place, qui avait « entendu son peuple », on invitait enfin au retour à l’ordre. Et c’est bien ce dernier qui couve en secret la question « Et après ? ». En faisant jouer le soulèvement selon ses propres règles, elle emprisonne la contestation et prétend pointer ses « contradictions ».  Révolte adolescente incapable de se « structurer », elle ne serait que puissance de négation, sans affirmation. Preuve en est, lorsqu’on l’invitait à comparaître au tribunal de l’opinion et de la raison, elle était piégée dans une impasse : si elle se refusait à venir, elle était coupable et désavouait « le dialogue » ; si elle acceptait, ses demandes étaient jugées « floues » ou « trop radicales ». Pis encore cependant, en se pliant aux règles du jeu, elle se compromettait et oubliait sa nature : celle qui exige, non le désordre, mais la sortie de cet ordre-ci – de l’ordre, qui toujours demande « Et après ? ».

« C’est bien l’ordre que couve en secret la question « Et après ? ». En faisant jouer le soulèvement selon ses propres règles, elle emprisonne la contestation et prétend pointer ses contradictions. »

Mais comment alors éviter l’impasse – ou plus exactement, ce qui nous est présenté comme une impasse ? En récusant précisément la fuite en avant, qui offre au futur seul le privilège du jugement. « Même si toutes ces révoltes n’aboutissent pas à une victoire des contestataires, que changent-elles dans l’histoire ? » pouvait-on, par exemple, lire dans la presse [2]. Manière subtile de reconnaître les « secousses » provoquées par les vagues de soulèvements, tout en admettant leurs défaites – ou renvoyant, au mieux, leurs effets à des éléments sédimentés qui « un jour » peut-être se concrétiseront. Un bilan toujours démobilisateur, qui renvoie les insurgés à leur incomplétude et les place immédiatement sous le signe du « manque », de même qu’il contraint les plus farouches enthousiastes à l’attentisme : « Tu verras que les choses vont changer. » ; « La politique, c’est aussi le temps long » ; « Les effets sont invisibles, mais ils seront là. » Parier sur l’avenir, la tentation est toujours grande ; mais derrière l’horizon radieux s’abrite un cadre d’intelligibilité auquel il s’agit désormais de faire l’effort de résister car il prive la réflexion d’un espace précieux. Interroger pleinement les « soulèvements » impose d’admettre une autre grammaire temporelle qui diffère de celle qui règne partout en maître. Un pas de côté qui exige de dénaturaliser l’ordre des temps dont avons hérité, depuis l’affirmation du régime moderne d’historicité [3], tout entier pensé sur le modèle de la linéarité. En d’autres termes, admettre qu’il est possible de penser autrement l’articulation entre passé, présent et futur : ces trois « temps » pouvant se succéder sur le modèle traditionnel « avant / pendant / après », mais aussi – et surtout – se superposer au profit d’un présent agissant synthétisant, au moment de l’action, le passé des luttes inachevées, le présent d’un cri de révolte et le futur déjà anticipé d’un ordre juste.

« En s’arrachant aux lois du temps, l’insurrection instaure une suspension, devrait-on dire une respiration. Elle mérite alors d’être considérée à la lueur de son seul passage, venant lézarder l’oppressante précipitation de la modernité. »

Renouer avec une pensée et une politique du présent, c’est accepter de considérer l’insurrection, non du point de vue du devenir, mais selon les modalités du « surgissement » et de « l’événement ». C’est aussi conjuguer une dynamique de prévisibilité – il y a en effet des conditions matérielles et objectives aux « révoltes », qu’une analyse sociologique peut explorer – et un « sursaut » imprévisible, qui porte en lui, le geste politique par excellence : celui capable d’interrompre le cours du monde. En s’arrachant aux lois du temps, l’insurrection instaure une suspension, devrait-on dire une respiration.

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Barricade de la Commune de Paris, 18 Mars 1871. Anonyme.

Elle mérite alors d’être considérée à la lueur de son seul passage, à l’image de la passante baudelairienne, un éclair… puis la nuit, qui appartient à ce même registre de la circonstance, venant lézarder l’oppressante précipitation de la modernité. Face à l’événement, la seule attitude qui vaille est celle qui ne s’empresse pas d’exiger des preuves et des explications, mais celle qui reconnaît son caractère politique, entreprend de répondre à son appel et enfin de lui rendre justice. Car demander « Et après ? », c’est déjà perpétuer une injustice : celle de la mise au passé et de l’oubli, qui voudrait tourner la page, sans entendre ce « nouveau-né qui crie dans les couches sales de l’époque » [4] et sans comprendre que ce sont ceux pour qui « le rapport au futur s’est refermé » [5] qui voient alors le jour. Celle aussi qui dissout la singularité du présent et ne jure que par les systèmes explicatifs. Quand se glisse parmi les insurgés l’accusation « c’est la faute du système », on n’imagine pas combien, ils touchent à une réalité plus profonde encore que la simple dénonciation d’une oligarchisation croissante des sociétés. Ils savent que l’ordre déteste le droit à l’existence, qui vient bousculer ses catégories.

« Lorsque Marx invite à considérer la Commune, d’abord selon « son existence même », il esquisse les prémices de cette politique du présent, qui au-delà de son souci de justice, est aussi une lutte contre les prophètes de la défaite anticipée et de l’alternative avortée. »

Et lorsque Marx invite à considérer la Commune, d’abord selon « son existence même » [5], il esquisse les prémices de cette politique du présent, qui au-delà de son souci de justice, est aussi une lutte contre les prophètes de la défaite anticipée et de l’alternative avortée. Un combat qu’il faut encore aujourd’hui mener pour empêcher qu’aux soulèvements succèdent l’amer sentiment du « retour au même » et l’impossibilité d’agir pour « changer l’histoire ».

L’insurrection contre l’histoire

Comment agir, en effet, face au scandale de la répétition ? Walter Benjamin, dans ses fulgurantes « Thèses sur le concept d’histoire » (1940), offre une réponse en esquissant les contours d’un marxisme hétérodoxe, capable de s’émanciper de la tradition hégélienne, ayant précipité le dix-neuvième siècle dans la « marche de l’Histoire ». Loin de s’enfermer dans des spéculations philosophiques, c’est face à la brutalité de l’époque – victoire du nazisme, échec de la social-démocratie allemande, signature du pacte germano-soviétique en 1939, perçu comme le mariage entre le fascisme et le communisme – que le théoricien de l’École de Francfort délivre dans l’urgence « le texte le plus important de la théorie révolutionnaire depuis les célèbres Thèses sur Feuerbach (1845) » [6], selon Michael Löwy, avant de se suicider à Port-Bou en 1940, pour échapper à la police allemande.

La durée poignardée
La durée poignardée, Magritte, Huile sur toile, 1938.

En 2019, ses intuitions demeurent intemporelles et témoignent de ce même paradoxe : tandis que l’histoire se présente comme moteur, comme progrès, comme accomplissement, la voici qui, suivant si bien son cours, délaisse les hommes, dépassés par le torrent de son immense machinerie. Tout en se poursuivant, elle répète inlassablement la même logique ; sa force révolutionnaire se mue en force conservatrice. Et si Marx affirmait que « les révolutions sont les locomotives de l’histoire », Benjamin soutient désormais qu’elles sont devenues « le frein d’urgence » pour stopper ce train sans conducteur.

 

« Face à l’histoire « En Marche », qui n’est plus qu’une illusion pour justifier l’éternel retour de la domination, Walter Benjamin oppose la radicalité du geste insurrectionnel. Il écrit : « Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. »

Face à l’histoire « En Marche », qui n’est plus qu’une illusion pour justifier l’éternel retour de la domination, comme en atteste plus lourdement encore l’heureuse postérité partisane de l’expression, Benjamin oppose ainsi la radicalité du geste insurrectionnel. Il écrit : « Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. La Grande Révolution introduisit un nouveau calendrier. (…) Au soir du premier jour de combat [de la révolution de Juillet], on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur les horloges. » [7] Au jour de la première mobilisation des Gilets Jaunes, on déclara aussi Acte I. Sur les places occupées, on retrouvait des inscriptions sur les sols, An Zéro. Une manifestation alternative du temps qui « sort » de l’histoire : « the time is out of joint, le temps est hors de ses gonds » [8] dira Derrida, citant l’Hamlet de Shakespeare. Au cœur de cette échappée, ce qui se joue, c’est à chaque fois le possible – possible qui n’a rien d’un utopique avenir, mais qui s’inscrit dans la chair du présent – Présent, qui n’a rien de l’étroit présentisme auquel nous devrions être aujourd’hui bornés. S’insurger contre l’histoire, c’est alors reprendre son droit et son pouvoir d’agir ; c’est affirmer avec la clairvoyance de Benjamin que « la politique prime désormais l’histoire » et qu’il s’agit de renverser le cadeau empoisonné de la modernité.

« Changer l’histoire, ce n’est donc plus changer son cours, mais changer profondément notre rapport à cette dernière afin qu’elle cesse d’être un registre d’accusations, une locomotive infernale, ou un horizon apocalyptique. »

Changer l’histoire, ce n’est donc plus changer son cours, mais changer profondément notre rapport à cette dernière afin qu’elle cesse d’être un registre d’accusations (il faudrait « apprendre des erreurs du passé »), une locomotive infernale (il faudrait « aller de l’avant », sans qu’on sache jamais ce qu’il y a devant), ou un horizon apocalyptique (il n’y aurait plus rien à faire, puisque « nous courrons à notre perte »). Aussi différents ses visages puissent-ils paraître, ils relèvent tous de cette conception linéaire de l’histoire, où rien ne peut véritablement venir s’interposer. Or penser l’histoire, c’est précisément penser la latitude d’action qu’il est permis à l’homme d’espérer. Actuellement, force est de constater l’étroitesse des rives qui nous est imposée et la nécessité de reconquérir le lieu du présent, ou plus exactement de l’ « à-présent » pour reprendre Benjamin. « Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé d’ « à-présent », qu’il arrachait au continuum de l’histoire. La Révolution française se comprenait comme une seconde Rome » [9] n’hésite pas à affirmer le théoricien de Francfort, réunissant ainsi deux exigences : celle d’agir, maintenant, au temps de l’aujourd’hui et celle de ne pas abandonner les soulèvements « passés », qu’aucun « Et après ? » ne sera parvenu à dissoudre dans l’oubli.

La mémoire, Magritte
La mémoire, Magritte, Huile sur toile, 1948.

Une fraternité des morts et des vivants s’installe avec Benjamin, entourant l’engagement révolutionnaire d’une responsabilité plus grande encore que celle du seul homme qui dit non. Il s’agit de dire ce « nous » d’à travers le temps, pour se donner le courage de la lutte. Impossible alors de trahir ceux qui nous ont précédés et de baisser les armes. Pas de posture révérencieuse cependant, ou pire mimétique, car notre unique chance est celle de vivre « stratégiquement » au présent. Dérober au « no future » l’énergie de sa révolte ; substituer à sa négativité absolue l’espoir rédempteur d’une autre révolution. Et si l’invocation de « l’espoir » paraît bien anachronique, en ces temps où sévissent les prophètes du vide contemporain, il faut rappeler que ce dernier n’a cessé d’être étouffé sous les coups répétés de leurs « Et après ? » et qu’il ne pourra être retrouvé qu’à condition de changer de matrice historique, au cœur de laquelle l’utopie pourra se manifester comme « un espoir vécu sur le mode de l’aujourd’hui » [10].

La lutte des histoires

Mais alors l’histoire joue-t-elle avec ou contre nous ? Pour répondre, il faut échapper au choix binaire : l’histoire est d’abord contre nous, avant d’être avec nous. C’est à partir de cette « conscience historique » que doit se réinventer l’engagement politique – et, in extenso, l’engagement révolutionnaire. Plutôt qu’une « lutte des classes », proposition est faite de parler de « lutte des histoires » pour caractériser l’affrontement qui se cristallise lors des vagues d’insurrections.

« En défiant « l’histoire de la conservation », les insurgés ouvriraient une brèche à « l’histoire de l’émancipation ». Cette dernière n’étant pas un continuum, mais le produit d’interruptions répétées, qui rejouent, à chaque fois, la possibilité d’un basculement. Elle aurait son temps, sa mémoire, son mouvement et sa fonction propre : elle écrirait au cœur du réel l’alternative. »

En défiant « l’histoire de la conservation », les insurgés ouvriraient une brèche à « l’histoire de l’émancipation ». Cette dernière n’étant pas un continuum, mais le produit d’interruptions répétées, qui rejouent, à chaque fois, la possibilité d’un basculement. Elle aurait son temps, sa mémoire, son mouvement et sa fonction propre : elle écrirait au cœur du réel l’alternative. Et pour les plus sceptiques, qui demanderait encore avec une inquiétude toute légitime « Mais concrètement ? », il convient de leur rappeler que notre premier défi n’est pas celui de suggérer des « suites » aux mobilisations mais de combattre la résignation. À mesure que faiblira le sentiment de dépossession, grandira le potentiel d’invention. Chaque soulèvement est alors d’abord le lieu d’une rencontre ; chaque appel pour « en être » est la possibilité de faire l’expérience d’un autre monde. « Un autre monde est possible, mais il est dans celui-ci », insistait déjà Paul Éluard. Et ce n’est ainsi pas un hasard, si lorsqu’on échange avec les insurgés, il se tisse d’abord une parole pour dire l’intensité d’un vécu partagé, avant celle qui veut préciser un horizon programmatique. Aussi insuffisant cela puisse-t-il paraître pour certains, quand le contemporain a choisi les biens plutôt que les liens [11], la force de se réunir et de se parler est déjà subversive.

Au mouvement du « faire » répond celui du « raconter » ; car la lutte des histoires est aussi une lutte des récits, des « grands » comme des « petits », qui ne se contentent pas d’être de simples auxiliaires de l’action. Dire c’est faire exister, mais c’est surtout résister au silence. Une parole qui trouve naissance au cœur même de la mobilisation, et qui, contrairement à ce que l’on croit, ne s’évanouit jamais après. Elle se transforme pour rejoindre l’espace littéraire, qui préserve une mémoire vivante. Dans toutes les traces écrites se lit la possibilité de la conjonction des temps : passé simple devenu présent, conjurant la distance entre les siècles.

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14 juillet 1789, Monument à la République. © Teofilo

Lorsqu’Éric Vuillard « raconte » le 14 Juillet, il fait bien davantage que dépouiller des archives, il leur redonne vie. Alors que les preneurs de la Bastille s’essaient à attraper un bout de papier, tendu par un garde de la prison, en traversant une planche suspendue aussi du vide, la voix du narrateur revient : « C’est que depuis des siècles on l’attendait ce petit mot, un mot d’excuse peut-être, qui nous soufflerait que tout est fini, qu’on allait enfin partager, que ç’avait été une mauvaise blague, l’Histoire, qu’on y reviendrait plus, qu’à présent, on pouvait sortir tranquillement des tableaux de Le Nain et des chansons à boire, que c’en était terminé des salaires de misères, du mépris. » [12]

« C’est que depuis des siècles on l’attendait ce petit mot, un mot d’excuse peut-être, qui nous soufflerait que tout est fini, qu’on allait enfin partager, que ç’avait été une mauvaise blague, l’Histoire, qu’on y reviendrait plus, qu’à présent, on pouvait sortir tranquillement des tableaux de Le Nain et des chansons à boire, que c’en était terminé des salaires de misères, du mépris. »

Difficile de nier le pouvoir d’entraînement de telles lignes, qui participent doublement du mouvement de l’histoire : à la fois comme « souvenir » d’un soulèvement et comme « étincelle » capable d’allumer un autre brasier. En redonnant une place ainsi qu’une effectivité aux récits et en maintenant l’exigence d’une parole qu’on oserait dire « prophétique », il devient possible de reconquérir une marge de manœuvre, une marge de « discours » capable de faire taire l’insupportable langue, qui à force de ressasser ses vérités est parvenue à les rendre réelles.

Aux enfants de la « fin de l’histoire » sont alors dédiées tout particulièrement ces réflexions. Car il est une génération à laquelle on répète depuis qu’elle est en âge de penser, qu’elle est née au cœur d’une époque terminale et qui pour « commencer » à parler doit sans cesse se justifier. Commencer par dire que « c’était la fin », mais que finalement « ce n’est pas la fin ». Un vieux sortilège, qui sévit déjà depuis les années 1950 comme en témoigne Derrida, lorsqu’il raconte qu’il a lui-aussi été nourri par ce « pain d’apocalypse » [13]. Il serait trop long d’interroger en profondeur la persistance de ce discours de la fin ; à défaut, il est utile de mettre en garde contre le piège qu’il nous tend. Car en le perpétuant, même pour s’y opposer, nous entretenons son influence. Nous admettons implicitement qu’il avait « raison » et qu’une énergie historique s’était effondrée.

« Désormais, il faudrait brandir « la fin de la fin ». […] En formulant ainsi nos revendications, nous nous condamnons, insidieusement, à la répétition.  En reprenant le même schéma que celui de nos adversaires, nous nous rendons tributaires de leur logiciel historique. »

Nous acceptons aussi le rapport de force, « l’histoire de la conservation » aurait triomphé et désormais tels de valeureux chevaliers, il faudrait brandir « la fin de la fin ». Si je partage le combat qui sous-tend cet étendard – à savoir, celui de rendre aux sujets historiques la puissance d’agir et de transformer l’ordre existant –, il me paraît qu’en formulant ainsi nos revendications, nous nous condamnons, insidieusement, à la répétition.  En reprenant le même schéma que celui de nos adversaires, nous nous rendons tributaires de leur logiciel historique. Nous poursuivons la course en avant, nous prenons le risque qu’après « la fin », la pièce « recommence », comme un mauvais drame dans un théâtre de boulevard, et qu’en dépit du changement d’acteurs, le décor demeure identique.

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Walter Benjamin, Plaque commémorative, 10 rue Dombasle, Paris 15ème. © Gilles Mairet

Or, ce dont nous avons besoin, c’est d’un sursaut de la pensée pour s’arracher aux grilles qui l’emprisonnent, d’un pouvoir d’invention pratique et théorique pour lutter contre la perpétuation des injustices, d’une voix qui aura compris l’avertissement de Benjamin – « Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe » –, d’un corps qui osera l’aventure.

« Prends garde c’est l’instant où se rompent les digues
C’est l’instant échappé aux processions du temps
Où l’on joue une aurore contre une naissance. »

Paul Éluard, « L’aventure », Les Mains Libres, 1937.

 


[1] W. Benjamin, « Thèse XV », « Sur le concept d’histoire », in : Oeuvres, Tome III, Paris, Gallimard, p. 440.

[2] « Liban, Chili, Hong-Kong, Soudan… Pourquoi le monde est-il en train de se soulever ? », France Info, 27 octobre 2019.

[3] Voir à ce sujet les travaux de F. Hartog, Temps, histoire, régimes d’historicité, Paris, Points, 2003 (préface de 2012).

[4] W. Benjamin, « Expérience et pauvreté » (1933), in: Po&sie , n° 51, tr. fr. P. Beck, B. Stiegler, p.73.

[5] L. Jeanpierre, In Girum, Les leçons politiques des ronds-points, La Découverte, Paris, 2019, p.181.

[5] K. Marx, La guerre civile en France (La Commune de Paris), 1871, p.55. [éd. numérique]

[6] M. Löwy, « Pessimisme révolutionnaire. Le marxisme romantique de Walter Benjamin », Cités, vol.74, 2018, p.99.

[7] W. Benjamin, « Thèse XV », « Sur le concept d’histoire », in : Oeuvres, Tome III, Paris, Gallimard, p. 440.

[8] J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p.42.

[9] W. Benjamin, « Thèse XIV », « Sur le concept d’histoire », in : Oeuvres, Tome III, Paris, Gallimard, p. 439.

[10] S. Moses, L’Ange de l’Histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Le Seuil, 1992, p.145.

[11] Expression empruntée à F. Ruffin, Il est où le bonheur, Paris, Les liens qui libèrent, 2019.

[12] E. Vuillard, 14 juillet, Paris, Actes Sud, 2016, p.163.

[13] J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p.37.

 

Expérience, réflexivité, self-defense : des révolutions d’un nouveau type ?

Manifestation dans la capitale chilienne © Carolina Guimaraes pour Le Vent Se Lève

Les mouvements sociaux impressionnants qui ont émergé presque simultanément au Chili et au Liban il y a maintenant trois semaines ont rappelé les très nombreuses secousses qui ont marqué le néolibéralisme depuis le début des années 2010. La concordance extrême de ces deux mouvements, remplissant spontanément les rues à 14 000 km de distance, interpelle. Au Chili, c’est la hausse du prix des transports qui a fait exploser la colère sociale. Au Liban, c’est une taxe sur les appels via l’application Whatsapp qui a mis le feu aux poudres. Cela rappelle évidemment, toutes proportions gardées, la naissance du mouvement des Gilets Jaunes dans la foulée de l’augmentation des prix de l’essence. Mais on pense surtout à ce qui se passe depuis des mois en Algérie, et à la révolution tunisienne il y a 8 ans, aux printemps qui puisaient leur confiance dans ce qui se passait, simultanément, ailleurs… Une tribune d’Ulysse Rabaté, Président de l’association Quidam, Conseiller municipal de Corbeil-Essonnes (91).


Ces phénomènes, qui interviennent dans des contextes a priori entièrement différents, révèlent des dynamiques structurelles du capitalisme contemporain. Partout, ce sont d’abord les inégalités de répartition des richesses de plus en plus criantes qui fragilisent l’équilibre social et politique, en même temps que celui-ci ne paraît plus en mesure d’’être garanti par l’ordre politique traditionnel, complètement discrédité. Le mot « dégage » est encore là, mais présente quelques évolutions que l’on peut ici commenter, sans prétendre aller au-delà de premières observations et intuitions.

Un des éléments passionnants qui marque à notre sens ce cru 2019 des mouvements sociaux à l’échelle mondiale est la capacité qu’ont ces mouvements à établir et affirmer un discours sur eux-mêmes, notamment en inscrivant ce qu’ils sont en train de réaliser dans un historique et une expérience. Cet élément de réflexivité peut paraître anodin ou superflu, mais il semble au contraire déterminer une forme d’autonomie, voire de protection, de ces mouvements populaires à l’égard du pouvoir politique auquel ils s’opposent. En effet, ce recul des mouvements sur leur propre action se caractérise par une charge critique et lucide à l’encontre du monde politique dans son ensemble, dont les tentatives de réponse sont toujours prévenues et déconstruites par le mouvement social en cours.

Le lieu privilégié pour observer ce phénomène réjouissant est sans aucun doute la « révolution du sourire » en Algérie. Aucune diversion du pouvoir n’a entamé l’enthousiasme du mouvement, qui tourne chaque semaine en dérision les mesures démagogiques sorties du chapeau du pouvoir, ou encore les tentatives de division, comme l’a bien montré l’épisode du drapeau amazigh. Celui-ci avait été interdit par le pouvoir dans les cortèges, au prétexte qu’il mettait en cause l’unité nationale. Le Hirak, en revendiquant la possibilité de faire coexister ce drapeau et le drapeau national dans les rues du pays, impose en pratique une nouvelle définition de l’unité nationale.

Cette force d’anticipation et de résistance ne sort pas de nulle part et dépasse toute perspective dégagiste. Le mouvement algérien revendique explicitement son expérience historique et notamment l’héritage de la décennie noire et la guerre civile des années 90, pour se poser en passeur et protecteur de sa propre histoire. Se protégeant ainsi lui-même, de façon inédite, à l’égard du pouvoir. Ici, connaissance et réflexivité font office en pratique d’une self-defense politique qui repousse très concrètement les limites du possible.

Au Chili, on retrouve l’expression de cette maturité politique dans la manière dont les premières saillies répressives du pouvoir de Sebastien Pinera ont d’emblée été dénoncées, en lien avec les pratiques de la dictature. Ici encore, l’expérience historique et le discours sur cette expérience fait pleinement partie du mouvement. En tant que corps social, celui-ci ne s’oppose pas seulement au pouvoir en place, mais se dresse en meilleur garant d’un « plus jamais ça » très majoritaire au Chili, remettant délibérément en cause l’image de bon élève du libéralisme accolée au pays depuis deux décennies. Au sein du mouvement, nombreux sont les slogans qui remettent en cause cette fausse neutralité chilienne, véritable réécriture libérale de l’histoire de l’Amérique du Sud contemporaine. On pouvait ainsi lire la semaine dernière ces mots, projetés sur un mur immense dans la nuit de Santiago : « On ne retournera pas à la normalité, car la normalité c’était le problème ».

Ici aussi, il est saisissant de voir à quel point le mouvement social s’approprie et entretient spontanément un discours sur lui-même et sa place dans l’histoire, au pays d’Allende. Au Liban, le mouvement social revendique la lucidité quant à « l’entremêlement de plusieurs échelles de conflits dans ce pays réputé être la caisse de résonance des antagonismes régionaux »[1], et surjoue la dimension festive de la mobilisation comme pour s’opposer à toute instrumentalisation de la violence visant à discréditer le mouvement. Cette mise en scène a pris des allures assumées, par exemple lorsque des centaines de chichas sont installées sur les places pour apprécier le spectacle d’un peuple en révolution. Ce phénomène constitue une sorte de méta-discours qui s’oppose de manière instantanée aux tentatives de division et de détournement des revendications premières du mouvement autour de la question sociale. L’intéressant slogan libanais « Tous, c’est tous » exprime quant à lui toute la finesse d’une revendication à plusieurs niveaux de lecture, en forme de message lancé au corps politique dans son entier.

Et en France ? Si le mouvement des gilets jaunes a marqué l’actualité politique et sociale pendant des mois, il est à première vue difficile de lui accorder une portée comparable, tant en terme d’envergure de la mobilisation que de potentiel critique. Ceci explique sans doute une certaine difficulté du mouvement à faire entendre un discours réflexif autonome. Comme dirait Bourdieu, les gilets jaunes ont beaucoup « été parlés » et il est difficile d’appréhender la signification politique du mouvement, presque un an après l’Acte 1.

Contrairement aux mouvements que l’on vient d’évoquer, les gilets jaunes se sont finalement peu inscrits et décrits dans l’histoire politique récente de leur pays. N’est-ce pas ce qui les a rendus plus aisément contournables par le pouvoir en place, et aisés à déconsidérer par une bonne part des médias et intellectuels ? Certes, sur la question des violences policières, phénomène le plus marquant dans la réponse gouvernementale au mouvement, un lien s’est explicitement établi avec les combats contemporains menés notamment par les militants des quartiers populaires depuis de nombreuses années. Ces combats, que le champ politique s’attachait à circonscrire aux quartiers populaires, ont gagné en centralité dans le débat politique par un travail d’alliance, et de médiatisation salutaire des violences perpétrées par les forces de l’ordre lors des manifestations.

Sur ce sujet, le mouvement s’est rendu incontournable en même temps qu’il a contribué à révéler le caractère central de la question politique des violences policières. Car les gilets jaunes nous ont aidés à penser cette idée simple et à l’affirmer dans le champ politique : l’ambition de la non-violence n’est pas la promesse de ne pas insulter les forces de l’ordre ou des membres du gouvernement, comme on a pu le lire dans des chartes absurdes, mais plutôt une forme d’action qui rende immédiatement insupportable (et dans la réalité, infaisable) l’usage de la violence par le pouvoir qui s’y trouve confronté. On peut dès lors considérer que la société française, pour des raisons nombreuses et parfois délibérément, a sous-estimé depuis des mois ce qui se passait, les dynamiques structurelles à l’œuvre, les leçons à tirer d’un mouvement comme celui des gilets jaunes.

Le rappeur Kery James, sur le plateau de Clique TV, déclarait récemment, sans même citer les gilets jaunes : « A toutes ces femmes qui portent le voile par choix, je veux leur dire que je les aime (…) Je pense à ce milliers de gens qui sont descendus dans les rues en France, et qui avaient des revendications claires, nettes et précises. Et dans leurs revendications, il n’y avait pas l’interdiction du port du voile dans l’espace public. A tous ces Français-là, je veux leur dire merci ». Cette réponse magnifique aux dérives racistes d’Emmanuel Macron et son gouvernement a été partagée plus de 150 000 fois sur les réseaux sociaux à l’heure où nous écrivons ces lignes. Ce phénomène (qui n’est qu’un parmi d’autres) fonctionne comme un révélateur d’une lucidité massive et partagée à l’égard des manœuvres du pouvoir en place.

Il montre aussi que le mouvement des gilets jaunes constitue bien une expérience partagée, ancrée dans les représentations politiques ordinaires et agissant encore sur le réel. La suite des événements demeure incertaine. Il y a quelques années encore, la critique du néolibéralisme ou les actions de désobéissance étaient considérées comme un privilège de riche, donc de pays riche : pour les autres, le rattrapage économique sur les pays développés, la sortie de la dictature militaire, le spectre de la guerre civile constituaient des sortes de justifications du rouleau compresseur néolibéral.

À la fois laboratoires et arguments vivants, les pays du Sud justifiaient la dynamique du capitalisme et la fin de l’histoire. L’émergence d’une classe moyenne conformiste était le rempart contre les inégalités, la garantie de la disparition des turbulences sociales. Or aujourd’hui c’est précisément dans ces pays qu’émergent des mouvements sociaux originaux, alliant spontanément classes populaires et classes moyennes. Ces mouvements sans représentants ni partis déconstruisent des équilibres politiques qui se révèlent extrêmement fragiles, pour y opposer un pacte démocratique nouveau, nourri d’une expérience vécue revendiquée.

Leçon singulière des potentiels politiques de la démocratie. Lorsque les manifestants ironisent comme en Algérie sur les tentatives d’instrumentalisation, lorsqu’ils prennent soin les uns des autres et mêmes des rues dans lesquelles ils marchent (au Chili, en Algérie, à Hong Kong), lorsqu’ils osent revendiquer leur mobilisation comme un combat contre le traumatisme de leur propre histoire, ils révèlent comment la construction d’une expérience critique ordinaire ouvre la voie à une proposition politique irrésistible. Elle crée des conditions telles qu’un pouvoir politique, même à tendance autoritaire, ne peut s’y opposer sans se contredire. Pour prendre une métaphore issue du monde de la boxe, le pouvoir est ainsi dans le coin. Cela ne veut pas dire que la répression sanglante est évitée à tous les coups, comme les exemples égyptien ou irakien le montrent. Cette situation assez exceptionnelle vue sous cet angle illustre les mots de la psychologue féministe Carol Gilligan dans son nouvel ouvrage sur la société patriarcale : « L’injonction morale de ne pas opprimer […] coexiste avec l’injonction morale de ne pas abandonner – ne pas agir de façon inconsidérée et négligente (carelessly), ne pas trahir, y compris vous-même »[2]. Ces révolutions inédites sont aussi passionnantes qu’incertaines.

Sans naïveté aucune à l’égard des configurations complexes dans lesquelles elles s’inscrivent, nous y repérons un nouveau rapport à la politique qui combine le rejet de la politique instituée et un travail collectif d’auto-protection par la revendication d’une expertise politique ordinaire et partagée, opposable désormais aux combines politiciennes, aux abus de pouvoir et plus largement à l’autoritarisme. Dans cette perspective, la dialectique de l’endurance et de la réactivation de la violence subie et incorporée, révélée par Elsa Dorlin dans Se défendre.

Cette philosophie de la violence apparaît comme une puissante grille de lecture pour analyser ce que nous appellerons ici des phénomènes de self-defense politique. Ce n’est pas un hasard si dans ce contexte, les femmes jouent un rôle important dans les mouvements en cours. Outre sa légitimité revendiquée à s’élever contre des politiques qui, s’attaquant aux plus vulnérables, la touche en priorité, cette avant-garde féminine recompose les mouvements sociaux en y donnant une place nouvelle aux émotions et aux enjeux de la prise de parole et de l’occupation de l’espace. En Algérie, au Liban, en Amérique, elle rappelle avec force la place occupée dans l’espace des mobilisations depuis les années 90, par les mouvements de femmes, qui ont exigé la vérité pour les morts et disparus sous les guerres et les dictatures et ont été toujours en première ligne dans les luttes environnementales. En France, elle nous incite à donner toute leur place politique aux combats des familles de victimes de violences policières (presque toujours menés par des femmes) ou encore aux mobilisations de « mamans », pour lutter en lieu et place des pouvoirs publics contre les violences entre jeunes dans les quartiers populaires.[3]

Ces expériences qui nous viennent des Suds nous inspirent quant aux formes multiples et originales de désobéissance et de self-défense qu’elles proposent. Il s’agira forcément de décliner celles-ci demain pour sauver la planète de ses dirigeants irresponsables. Soyons donc sensibles à cette nouvelle leçon politique.

Notes :

[1] Khalil, Aya, « Liban, un soulèvement populaire qui remet tout (ou presque) à plat », Contretemps, 2019.

[2] Gilligan, Carol, Le Patricarcat, Climats, 2019

[3] Voir notamment l’engagement, largement relayé ces dernières semaines, des mères de famille contre les violences à Villeneuve-Saint-Georges (94) ou le trafic à Saint-Denis (93).