Alma Dufour, Vincent Jarousseau : le RN, Marine Le Pen et les classes populaires

Alma Dufour - Vincent Jarrousseau - Le Vent Se Lève

Percée de RN dans les classes populaires, sentiment d’abandon par les représentants politiques et besoin de protection étatique : l’analyse des affects politiques conduisant de nombreux Français à voter pour le Rassemblement national (et à s’en remettre à la figure de Marine Le Pen) paraît plus que jamais importante. Pour analyser cette dynamique électorale sans verser dans une grille de lecture moralisatrice, nous accueillons deux personnalités dont les travaux et le parcours militant jettent un regard singulier sur ce phénomène :

👤 Alma Dufour, militante politique engagée à gauche et députée France insoumise

👤 Vincent Jarousseau, Photojournaliste et documentariste, auteur du livre Dans les âmes et dans les urnes (Les Arènes, 2025)

Benoît Coquard : « Les classes populaires rurales et les sympathisants de gauche tendent à s’éloigner »

Commune du Val d’Oingt (69) vue du ciel. © Lucas Gallone

Souvent résumées par des termes misérabilistes, comme « France périphérique » ou « France des oubliés », les campagnes françaises en déclin sont devenues des bastions du Rassemblement National. Alors que la gauche s’interroge sur la façon d’y reprendre pied, le sociologue Benoît Coquard, rappelle le rôle central que jouent les sociabilités locales et quotidiennes dans le vote, mais aussi sur la perception du monde en général. Rejetant les explications purement géographiques, il invite à se pencher sur les dynamiques de classe qui existent dans les campagnes en difficulté. Rapport ambigu à l’État, repli sur des petits groupes ou encore valorisation de la débrouillardise… Très souvent, les classes populaires rurales sont mal comprises par le monde intellectuel, qui plaque des idées toutes faites sur elles. Dans cet entretien-fleuve, celui qui arpente au quotidien les campagnes de l’Est de la France les présente telles qu’elles sont.

Le Vent Se Lève – La carte des législatives 2024 a été largement commentée autour du prisme d’un clivage entre les métropoles et les campagnes françaises. Bien que ce constat mérite d’être nuancé, l’ancrage du RN dans certaines zones rurales est tout de même très net, par exemple dans le Nord-Est de la France, avec de nombreuses victoires dès le premier tour dans le Nord, l’Aisne, la Meuse ou la Moselle. A l’inverse, la gauche semble pratiquement imbattable dans la plupart des métropoles. Faut-il y voir un clivage géographique ou plutôt un clivage de classes ?

Benoît Coquard – Les deux car ces deux dimensions se recoupent. Mais il y a une certaine confusion : lors des élections, on fait beaucoup de cartes, qui donnent une représentation visuelle de la France toute noire, c’est-à-dire complètement RN. Or, cela cache la distribution des individus dans l’espace, puisque les villes rassemblent beaucoup plus de monde, mais cela cache aussi les déterminants du vote. Bien sûr que les riches et les pauvres ne vivent pas dans les mêmes quartiers, mais la France n’est pas aussi ségrégée que les États-Unis. L’économiste Olivier Bouba-Olga a montré pour les dernières élections européennes et législatives que le fait d’être rural ou urbain n’était explicatif que d’1,2 point du vote ! Le territoire seul arrive loin derrière le niveau de revenus et la catégorie sociale, qui sont les premiers déterminants.

L’effet de lieu dans le vote existe bel et bien, mais il est plus complexe que cela. Au-delà de la classe à laquelle vous appartenez, c’est aussi celles qui vous entourent qui vous influencent dans vos choix politiques. En sociologie, nous parlons de « morphologies sociales » ou « d’espaces sociaux localisés » : vous avez des coins, notamment dans les campagnes où il y a davantage d’ouvriers et d’employés, qui sont plus en contact avec la petite ou la moyenne bourgeoisie à capital économique. Dans la périphérie des grandes villes, vous avez également des classes populaires, mais qui sont davantage en contact avec des populations plus diplômées qui appartiennent à ce qu’on appelle le « pôle culturel » de l’espace social, pour reprendre la représentation de Pierre Bourdieu. Or, dans cet espace, on vote généralement à gauche et on influence ainsi les gens autour de soi à faire de même.

Cela signifie que le vote se construit aussi en fonction des milieux sociaux que vous côtoyez. Un ouvrier ne va pas fréquenter les mêmes personnes s’il habite dans une grande ville ou s’il habite loin de cette grande ville. De fait, les classes populaires des villes n’ont pas les mêmes emplois que les classes populaires rurales. Dans le rural, on trouve davantage d’ouvriers qualifiés et stabilisés, donc plus proches du petit patronat et des artisans. Ces fréquentations sociales encouragent le vote à l’extrême-droite. A l’inverse, le salariat précarisé et uberisé des grandes villes est moins attiré par l’offre politique du RN parce que les groupes sociaux qui jouent le rôle de leaders d’opinion locaux votent peu pour ce parti. Derrière la géographie, il y a donc toujours la question sociale.

« L’économiste Olivier Bouba-Olga a montré que le fait d’être rural ou urbain n’était explicatif que d’1,2 point du vote ! »

C’est pour cela que j’ai critiqué le concept de la « France périphérique », qui est pour moi un écran de fumée qui sert à gommer les clivages de classe et les autres rapports de domination, de genre et de race. Plus que la théorie en elle-même, je rejette surtout son usage qui oppose constamment les villes et les campagnes, en oubliant qu’au sein même des ruralités il y a des inégalités. Les véritables effets de lieux se jouent sur les fréquentations et les socialisations. Enfin, il faut bien comprendre que tout ce que je dis là se combine évidemment avec les caractéristiques individuelles de bases, évoquées au départ. Par exemple, si vous n’êtes pas blanc et que vous subissez du racisme, il est clair que vous serez moins enclin à voter pour l’extrême droite (ce qui ne signifie pas que vous voterez à gauche pour autant).

LVSL – La thèse de la « France périphérique » portée notamment par Christophe Guilluy, est d’ailleurs reprise par le RN pour opposer le mode de vie urbain, supposé « mondialisé », « bobo » ou « woke », à celui des campagnes, qui serait plus « enraciné », c’est-à-dire traditionnel. Ce discours trouve-t-il un écho dans les campagnes « en déclin » que vous étudiez ou s’agit-il plutôt de slogans électoraux qui ont peu de poids face aux sociabilités et aux effets de classe dans le choix du vote ?

B. C. – D’abord, je n’enquête pas sur le vote ou les avis politiques des gens, mais sur la façon dont ils socialisent au quotidien. En les côtoyant, j’observe bien sûr que la politique fait partie de la vie quotidienne mais que les questions de réputation ou de reconnaissance sociale sont plus importantes. Il y a d’ailleurs un lien entre les deux : en bas de l’échelle sociale, il y a toujours une forme de recyclage et d’imitation de ce qui se passe un peu plus en haut, dans le milieu social auquel on aspire. Les leaders d’opinion reconnus localement sont ces gens dont l’on considère qu’ils ont bien réussi leur vie, c’est-à-dire qu’ils ont une certaine stabilité économique, mais surtout qu’ils l’ont mérité au yeux des autres, parce qu’ils sont courageux au travail, qu’ils n’ont pas tout hérité de leurs parents, etc. Des valeurs qui sont souvent associées au vote pour le RN dans les campagnes que j’étudie.

Ces leaders d’opinion, qui concrètement sont surtout des hommes artisans, petits patrons, agriculteurs, ouvriers qualifiés ou contremaîtres, peuvent donc relayer la parole RN à leur manière en l’associant à des conflits locaux. Mais de façon diffuse, leur discours prend parce que les médias consommés par les gens que j’étudie véhiculent une grille de lecture très conflictuelle du monde et en accord avec l’idéologie d’extrême droite. Je vous cite quelques expressions qui reviennent pour justifier cela : « chacun voit midi à sa porte », il faut toujours « passer avant l’autre » pour se faire une place, d’où le succès aussi de privilégier les Français d’abord, d’être anti-assistanat, etc. Finalement le vote RN est aussi une stratégie perçue comme réaliste de promotion de soi-même, pour ne pas tomber dans le déclin qui caractérise notre territoire ou, a minima, avoir la garantie qu’il y aura toujours plus bas que nous… Elle est payante de suite, parce qu’elle n’implique pas une véritable amélioration de sa condition, mais simplement un transfert de honte sociale vers d’autres catégories de la population, ou vers ses semblables qui auront un peu moins de facilité à défendre leur respectabilité.

« Finalement le vote RN est aussi une stratégie perçue comme réaliste de promotion de soi-même, pour ne pas tomber dans le déclin qui caractérise notre territoire ou, a minima, avoir la garantie qu’il y aura toujours plus bas que nous… »

A force que des messieurs en cravate ou des dames qui « osent dire ce qu’elles pensent » à la télé répètent tout le temps ce type de discours, cela donne une légitimité à ce mode de pensée, qui a permis de construire l’hégémonie politique indétrônable du RN dans certains bourgs. On me reproche parfois de nier qu’il y ait des militants de gauche dans les milieux ruraux : bien sûr qu’il y a des campagnes qui votent à gauche et des campagnes où la bascule vers le RN est récente et où elle peut rebasculer, mais les endroits que j’étudie sont un peu des laboratoires d’une situation hégémonique Le FN puis le RN y est devenu la seconde force politique dès 1995 et très vite la première, sauf pendant l’épisode Sarkozy. Le bourg d’où je viens a voté à 60% pour le RN aux législatives et à plus de 50% au premier tour des présidentielles. Le reste des voix est par ailleurs à droite, il n’y a quasiment pas de gauche, c’est le miroir inversé du centre des grandes villes. Il y a des générations entières de familles qui dépendent essentiellement d’un seul employeur local et les secteurs qui emploient le plus sont l’aide à la personne et le bâtiment. Rien à voir avec les emplois diplômés des métropoles.

LVSL – Une différence majeure entre les campagnes et le cœur des métropoles est justement que ces dernières attirent très fortement les diplômés. Dans les campagnes que vous étudiez, les élites locales possèdent surtout des capitaux économiques : il s’agit de petits patrons, de médecins, de petits notables… Vous disiez que vos territoires de recherche ont basculé vers le FN, puis le RN, il y a déjà longtemps. Pourtant, à l’échelle nationale, il semble que les groupes sociaux qui s’en sortent bien économiquement ont basculé seulement récemment vers ce vote, qui séduisait surtout des couches populaires. Ces observations nationales correspondent-elles avec ce que vous observez sur le terrain ?

B. C. – C’est une très bonne question. Ceux que j’appelais juste avant les leaders d’opinion sont des gens qui dans leur style de vie et même dans leur condition matérielle d’existence ont été proches ou membres des classes populaires. Ils continuent à avoir des goûts, des modes de consommation et des aspirations très proches des classes populaires, même s’ils se sont relativement enrichis depuis. Ce sont ces gens que j’ai retrouvés sur les ronds-points dans les premières semaines du mouvement des gilets jaunes, avant que celui-ci ne soit taxé de mouvement de « fainéants » dans les discussions du coin. 

Ces personnes appartenant à la petite bourgeoisie économique se rejoignent avec les milieux populaires sur une vision du monde commune et parce qu’ils exercent des métiers assez semblables, même si les revenus ne sont pas les mêmes et que les rapports hiérarchiques existent bel et bien. Entre un auto-entrepreneur dans le paysagisme très précaire et un artisan maçon, qui vit en général beaucoup mieux, il y a des appartenances et des sensibilités communes, auquel le RN sait s’adresser, notamment en surfant sur l’idée qu’il est tellement pour ceux qui travaillent qu’il va plus durement que jamais ciblé celles et ceux que l’on suppose ne pas vouloir travailler.

Le sociologue Benoît Coquard (photo de profil X).

À l’inverse, le médecin, le notable local, le patron de l’usine, les dirigeants des institutions, le maire font partie d’un autre monde. A la campagne aussi, il y a des formes d’entre-soi bourgeois très fortes, y compris dans la bourgeoisie culturelle : même dans les campagnes RN, il y a des petits îlots d’artistes et de profs qui se fréquentent entre eux. Enfin, il ne faut pas oublier que la bourgeoisie de droite classique a peu de difficultés à se déplacer à l’extrême-droite. De fait, l’essentiel des votes RN viennent de l’ancienne droite, plus que de la gauche. Ce déplacement est d’autant plus facile aujourd’hui pour la bourgeoisie locale que le RN est désormais vu comme un parti libéral sur les questions de la retraite et des salaires et qui donne des gages aux propriétaires…

LVSL – Le cœur de votre travail concerne justement les sociabilités en zone rurale. Dans votre ouvrage Ceux qui restent, Faire sa vie dans les campagnes en déclin (La Découverte, 2019), vous abordez notamment la disparition d’espaces de sociabilité très divers – des clubs de sport aux collectifs de travail en passant par les bistrots – et le fait que la sociabilité se soit repliée sur l’espace privé et sur des bandes de potes « sur qui on peut compter ». Quels effets cette disparition des lieux de brassage social et ce repli sur des bandes ont-ils sur les représentations du monde extérieur ?

B.C. – Avant d’aborder ces aspects, je pense qu’il faut rappeler que les formes d’appartenance sont largement liées à la division du travail et à l’organisation économique. Dans les milieux que j’étudie, le salariat recule depuis les années 1990 du fait des délocalisations et des fermetures d’usines, ce qui engendre moins d’égalité dans les salaires et plus de concurrence directe pour les emplois restants. Les gens travaillent donc dans de plus petites entreprises qu’auparavant, ou à leur compte, ce qui fait décliner le syndicalisme et d’autres structures d’encadrement des classes populaires. Tout cela n’est pas inédit aux campagnes de France, on retrouve déjà ce constat dans le livre William Julius Wilson (sociologue, ndlr) When work disappears (1996), qui montrait, dans le cas des afro-américains de Chicago, que lorsqu’un monde industriel périclite, toutes les structures de reproduction sociale sont mises en péril, les liens sociaux, la solidarité et le sentiment communautaire se désagrègent.

Auparavant, dans les campagnes productives du Nord et de l’Est, et dans quelques poches à l’Ouest de la France, on pouvait faire sa carrière de génération en génération dans la même boîte et y finir contremaîtres. Cela avait des effets sociopolitiques importants : ces campagnes ont été laïcisées très tôt, l’emploi féminin y était massif et les femmes étaient relativement bien rémunérées, même si moins que les hommes. Désormais, nous sommes revenus à une situation où le chômage des femmes de moins de 35 ans est souvent le double de celui des jeunes hommes, elles sont donc plus précarisées donc elles dépendent davantage du couple et la domination masculine structurellement plus marquée. 

« Nous sommes revenus à une situation où le chômage des femmes de moins de 35 ans est souvent le double de celui des jeunes hommes. Elles dépendent donc davantage du couple et la domination masculine est structurellement plus marquée. »

Cela étant dit, je m’inscris aussi en faux contre les théories faites sans enquête de terrain sur ces populations, selon lesquelles ces pauvres « petits blancs » sont devenus individualistes parce qu’il n’y a plus de paroisse, plus d’usine, plus de syndicat, de café etc. En réalité, il ne reste pas rien, les sociabilités se sont recomposées. Vous devez toujours le fait d’accéder à un travail, de vous mettre en couple, de fonder une famille à des formes de reconnaissance sociale que vous avez des autres. Ceux qui sont les plus en difficulté, c’est ceux qui n’ont pas de potes, que personne ne soutient, qui ne sont pas dans des réseaux d’entraide qui jouent le rôle de structures informelles de reproduction sociale.

La différence, c’est que cette appartenance ne sera pas aussi stable qu’auparavant quand il existait une entreprise de 500 salariés dans un villages de 3.000 âmes. Par ailleurs, c’est objectivement très compliqué de maintenir des amitiés avec un grand nombre de personnes sur le temps long, notamment du fait de la concurrence sur le marché de l’emploi ou sur le marché matrimonial. On a du mal à faire groupe avec tout le monde. Comme m’ont dit les gens que j’ai interrogés « j’ai fait le tri entre ceux qui m’ont soutenu quand j’ai eu un conflit avec un tel ou quand ma famille avait un problème et ceux qui m’ont traité de branleur quand mon patron m’a viré ». Là encore, on voit que le fait d’appartenir à des réseaux de solidarité, comme les syndicats par exemple, est vraiment essentiel pour ne pas fracturer une classe sociale à niveau local.

Donc oui il y a une forme de repli, ou en tout cas de resserrement des liens, mais la disparition des lieux de sociabilité n’en est pas directement à l’origine. Cette disparition est elle-même une conséquence du fait qu’il y a moins de boulot et que les modes de vie ont changé : les collectifs de travail ont disparu donc les bars sont désertés. L’aménagement du territoire a aussi un impact : quand on construit une quatre voies, le boulot s’éloigne, les jeunes se garent le soir, repartent le matin et ne fréquentent plus le centre-bourg donc la vie villageoise n’est plus la même. Le néolibéralisme a détruit nombre de structures de reproduction sociale, mais aussi de sociabilité commune et donc de conscientisation d’intérêts communs.

« Il y a une forme de repli, ou en tout cas de resserrement des liens, mais la disparition des lieux de sociabilité n’en est pas directement à l’origine. Cette disparition est elle-même une conséquence du fait qu’il y a moins de boulot et que les modes de vie ont changé. »

Effectivement, cela pousse à se dire que « chacun voit midi à sa porte ». Vu que « tout le monde se tire dans les pattes » et donc autant se lier avec un petit nombre de personnes. De la même manière, s’il faut être pistonné pour avoir une bonne place sur le marché du travail, on ne va pas donner le « tuyau » à tout le monde, mais seulement à quelques potes avec qui on fait du travail au noir le week-end. Tout ce registre qui consiste à voir la solidarité comme forcément sélective, au détriment d’autres populations avec lesquelles vous êtes en concurrence, droitise beaucoup la population.

LVSL – Dans vos travaux, vous mentionnez également le concept de « capital d’autochtonie » qui existe dans les campagnes, c’est-à-dire les ressources qu’apportent l’appartenance à des groupes sociaux locaux. Concrètement, le fait de vivre depuis toujours dans un village apporte généralement des avantages dont les nouveaux arrivants ne disposent pas. Est-ce que l’éclatement des collectifs de travail et la disparition de nombreux espaces de brassage social ne nourrit pas un certain sentiment d’autochtonie et une méfiance à l’égard du reste du pays, notamment les grandes villes, qui peut contribuer à cette droitisation ?

B. C. – Oui, puisqu’on arrive à avoir de la reconnaissance sociale dans ces formes de sociabilité sélective, l’entre-soi est plutôt bien vécu. Cela peut conduire à rejeter les autres styles de vie tels qu’on les perçoit dans les autres classes sociales, notamment urbaines qui sont les plus lointaines géographiquement et socialement. Le fait d’être bien implanté à la campagne permet de critiquer le mode de vie urbain et de retourner de potentiels stigmates. Par exemple, j’ai souvent entendu que « la ville c’est nul » non pas parce que ça coûte trop cher, mais parce que le style de vie y serait une arnaque, à savoir qu’on y aurait pas de liberté et que les gens ne se connaissent pas donc ne se reconnaissent pas socialement. A la campagne, les gens s’appellent par leur prénom, tout le monde a un surnom et on est souvent identifié par rapport à ses parents… Tout cela contribue à fortement valoriser son appartenance locale, qui prend parfois un côté presque insulaire.

Par exemple, au début du mouvement des gilets jaunes, il y avait bien sûr des revendications de justice sociale et de redistribution des richesses, mais aussi un très fort sentiment d’être méprisé par des gens qui ne nous connaissent pas. L’opposition aux 80 kilomètres/heure sur les départementales incarne parfaitement cela : les gens considèrent qu’ils sont maîtres chez eux et rejettent une loi qui les contraint. Il connaissent les inconvénients de la voiture, mais ont souscrit à ce mode de vie et ne veulent pas être embêtés.

C’est la même chose sur la défense des services publics : le mot d’ordre est fédérateur, mais tout le monde ne met pas la même chose derrière. Si on parle d’une nouvelle ligne TGV ou de certains services sociaux, beaucoup de ruraux que j’ai interrogés sont contre. A l’inverse, quand l’hôpital ou l’école du coin ferme, il y des mobilisations, même si toutes les classes populaires n’y sont pas présentes. Le retrait de l’État n’est pas souhaité, mais il y a aussi une valorisation de la débrouille qui elle-même s’appuie sur le rejet des institutions étatiques.

LVSL – Dans un récent article dans le Monde diplomatique avec votre collègue Clara Deville, vous abordez justement le fait que de nombreux ruraux attendent surtout de l’État qu’ils les laissent tranquilles. C’est évident sur la question de la voiture, avec l’exemple des 80 km/h, et des zones à faibles émissions, mais aussi sur les services publics. La fermeture de nombreuses postes, écoles, gares, trésoreries ou maternités de proximité est un fait. Pourtant, vous écrivez que « l’enjeu est moins un abandon des campagnes que la polarisation foncièrement inégalitaire des ressources de l’État ». Pourriez-vous revenir là-dessus ? 

B.C. C’est une question qu’a traité ma collègue Clara Deville, qui a notamment trait à la dématérialisation des démarches administratives. La dématérialisation, ce n’est pas vraiment un abandon de la part de l’État, mais plutôt un redéploiement de l’État, qui met en concurrence les citoyens pour l’accès à leurs droits. Avec le numérique, les citoyens sont contrôlés plus étroitement et un jeu d’attentes et de menaces se met en place. Certains sont satisfaits par le fait de pouvoir faire leurs démarches depuis chez eux n’importe quand, tandis que d’autres ont un sentiment d’incompétence car ils ne peuvent pas se saisir de ces outils. 

« La dématérialisation, ce n’est pas vraiment un abandon de la part de l’État, mais plutôt un redéploiement de l’État, qui met en concurrence les citoyens pour l’accès à leurs droits. »

Clara montre très bien que pour les gens qui vivent dans la pauvreté rurale, se rendre à la sous-préfecture est déjà très compliqué… Et lorsqu’il n’y a plus de face à face humain possible, ça devient encore plus dûr. Et en face, le fait de critiquer l’État et de vouloir s’en passer, c’est aussi se montrer travailleur et autonome, donc se conformer à un moule social très présent dans les campagnes.

LVSL – Dans votre livre Ceux qui restent transparaît justement cette valorisation très forte de la débrouillardise dans les milieux populaires ruraux. Celle-ci peut prendre toutes sortes de formes : réparer une machine qui ne marche plus, retaper une maison avec des amis, bricoler, coudre, cultiver son potager… Bref, plein de situations dans lesquelles on se passe de l’État, mais aussi assez largement du système marchand. Ces formes de débrouillardise ont toujours existé dans les milieux populaires, notamment car elles permettent d’économiser de l’argent, mais aussi car faire quelque chose soi-même apporte une grande fierté. Si on revient sur le terrain politique, on pourrait imaginer que la gauche anti-libérale se saisisse de cette fierté et la valorise, parce qu’il s’agit d’entraide, d’une forme de dé-marchandisation et d’écologie, quand on répare des objets plutôt que de les jeter. Est-ce que les personnes que vous rencontrez politisent cette débrouillardise ordinaire ?

B.C. – Le problème est que si la gauche s’en saisit, ce sera à travers le prisme bourgeois qui la caractérise et elle en fera quelque chose qui va rebuter les classes populaires. Je vois très bien comment le fait de produire local peut être traduit d’une autre manière que ce que les classes populaires valorisent : ce n’est pas tant le fait que ça soit produit sur place ou que ça soit le fruit de leur travail qui les intéressent, mais plutôt le fait que cela montre qu’on est habile et qu’on est pas un fainéant. Dans les milieux populaires, beaucoup de gens ont une autre activité en plus de leur travail, pour des raisons de subsistance bien sûr, mais aussi pour la reconnaissance sociale que cela apporte. Depuis que je fais de la sociologie, je m’intéresse beaucoup à ce qui se fait dans la sociologie des quartiers populaires et je reconnais en partie le vocabulaire que l’on retrouve à la campagne, comme le fait d’être démerdards, de travailler vite et bien, mais aussi parfois de gruger l’État et le fisc. Si le travail au noir est souvent bien vu, c’est parce qu’il démontre des compétences à faire soi-même, sans attendre quelque chose de la part des institutions.

Je reviens à votre question : pour que la gauche puisse réellement se saisir de cette fierté populaire, cela impliquerait qu’elle soit plus proche des milieux populaires, ce qui me semble compliqué étant donné le monde social rural que nous avons décrit plus haut. Les classes populaires, et notamment les petits artisans, valorisent déjà cette débrouillardise et si la gauche se penche là-dessus, elle le fera sans doute avec misérabilisme, tandis que l’extrême-droite le fait avec démagogie (ce qui marche mieux électoralement). Parmi mes enquêtés, je retrouve surtout la volonté de se tenir la tête haute et de ne pas se laisser « phraser » comme on dit chez moi : ne pas écouter les intellectuels, tels que les journaliste ou politiques, qui font de longues phrases sans contenu, tout comme les officiels qui représentent l’État, est une attitude valorisé, qui montre votre autonomie de jugement et une conscience réaliste de la trahison des discours.

« Les classes populaires, et notamment les petits artisans, valorisent la débrouillardise. Si la gauche se penche là-dessus, elle le fera sans doute avec misérabilisme, tandis que l’extrême-droite le fait avec démagogie, ce qui marche mieux électoralement. »

Je vais dire une phrase un peu vide de sens pour le coup, mais je pense qu’il y a une vraie nécessité de comprendre à quoi les gens aspirent réellement… On dit, à tort, qu’il n’y a plus de sens du collectif dans les milieux populaires et que la politique pour y répondre se résume à viser des petits segments avec des mesurettes de compensation spécifiques à chaque groupe social. En réalité, les gens valorisent le fait d’être capable de s’aider les uns les autres, de défendre les copines quand elles se font calomnier, les copains quand ils se font virer, etc. Si la gauche ne s’appuie pas là-dessus, c’est parce qu’elle ne connaît pas ce monde-là.

Là encore, je ne parle pas du prisme géographique, mais social. Il ne suffit pas de venir des campagnes désindustrialisées et des classes populaires pour comprendre les gens qui y vivent, la question est : où es-tu maintenant, qui fréquentes-tu au quotidien pour te faire une idée du monde? C’est pourquoi la petite bourgeoisie économique occupe le haut du pavé et peut distribuer les bons points : elle côtoie au concret les classes populaires rurales. C’est là qu’est le vrai enjeu : les mouvements démographiques tendent à éloigner les classes populaires rurales et les sympathisants de gauche. Même quand ils s’établissent à la campagne, ces derniers vont plutôt dans des campagnes attractives où ils retrouvent des gens qui leur ressemblent.

Pour y remédier, il y a aussi une nécessité de mieux reconnaître et valoriser les savoir-être et les savoir-faire populaires. Quelqu’un comme François Ruffin veut montrer qu’il est plus proche du terrain que pas mal de ses collègues de gauche et sait s’appuyer sur des exemples de gens qu’il a rencontrés. Sa limite à mon sens, c’est qu’il parle surtout, par la force des choses, de ce qu’ils ont perdu, qu’il arrive au moment où quelque chose ferme et qu’on définit finalement toujours les gens qu’on entend représenter par rapport au manque et à ce qu’il y avait de mieux avant.

Ce qui devrait nous intéresser, c’est ce que les gens valorisent chez eux et qui existe encore. Quand on parle des classes populaires, on a toujours l’impression qu’elles sont oubliées, qu’il faudrait qu’elles soient sauvées par d’autres… Or toute cette rhétorique de la « France invisible », des « oubliés », glisse facilement vers celle des « petits blancs » laissés de côté au profit d’autres qui bénéficieraient davantage des aides sociales, a été imposée par le RN. On devrait plutôt s’interroger sur ce qui, chez les dominés, est valorisé, notamment dans leur capacité de résistance quotidienne face à la précarité statutaire et aux calomnies qu’ils subissent. La débrouillardise, par exemple, doit être vue telle quelle, sans l’embourgeoiser.

LVSL – Le mouvement des gilets jaunes est une bonne illustration de ce que vous décrivez : ils n’attendaient pas d’être sauvés, n’espéraient pas grand chose de l’État ou des partis politiques, peu importe leur orientation. Au contraire, ils cherchaient plutôt à s’auto-organiser, ne déléguaient pas leur parole à des représentants, la plupart parlaient en leur nom et leur principale demande collective était le RIC, qui permet à chacun de voter en conscience. Nous évoquions la distance qu’ont les classes populaires rurales vis-à-vis des institutions : le mouvement des gilets jaunes n’est-il pas l’expression la plus pure de ce rapport distancié à la politique et de la volonté d’auto-organisation ?

B.C. – Ce qui fait effectivement l’originalité du mouvement des gilets jaunes, c’est qu’il venait d’en bas et qu’il avait une forte défiance vis-à-vis de la gauche – et du reste du champ politique – à raison puisqu’ils se sont faits calomnier au départ par la gauche, avant que cela ne se transforme en un mouvement de manifestations soutenues par la CGT et la France insoumise. Le fait d’occuper les ronds-points et les péages autoroutiers n’était pas habituel non plus. 

Les initiateurs aussi étaient de nouvelles têtes : vers chez moi, le groupe Facebook qui organisait les gilets jaunes a été créé par deux femmes, l’une d’entre elle venait de perdre son emploi, l’autre était auto-entrepreneuse, avec ses enfants à charge car le père est parti. C’est improbable que des personnes comme ça se soient retrouvées à monter un mouvement de si grande ampleur : toute la sociologie politique montre qu’elles font souvent face à des impasses, théoriquement elles auraient dû être abstentionnistes et ne jamais être sur le devant de la scène. Mais très vite, ces femmes-là, ont été débordées par une majorité de mecs avec des grosses voix qui travaillent dans le transport notamment. Ainsi des logiques sociales plus fortes, notamment le patriarcat, sont revenues en force. De même, les journalistes qui ont couvert le mouvement allaient interroger des personnes qui étaient proches de Paris et qui savaient bien s’exprimer dans les médias, donc cela impose une certaine sociologie des leaders symboliques du mouvement.

La droite était contre le mouvement étant donné que les gens se mobilisaient pour leurs intérêts, même si les médias ont parlé en bien des gilets jaunes durant les premiers jours,avant de les abandonner quand il se sont rendus compte que le mouvement n’était pas la contestation fiscale qu’ils espéraient. La gauche, elle, n’était pas là, elle n’avait pas senti ce qui se passait au départ par manque de proximité sociale avec ces classes populaires. L’extrême-droite et les milieux complotistes ont essayé très vite de récupérer le mouvement, mais le RIC s’est imposé comme une revendication démocratique et les autres propositions sont restées plus en retrait. La question de classe était centrale dans le mouvement : puisque les gens ne pouvaient pas ouvrir leur gueule au travail, ils me disaient le faire sur les rond-points. 

Pour que la gauche les représente, il aurait fallu que beaucoup de gj soient devenus députés ou du moins candidats. Historiquement, dans le Parti Communiste, il y avait un vivier d’ouvriers qui finissait par accéder aux plus hautes fonctions. De la même manière que les partis font attention à ce que tous les candidats aux élections ne soient pas des hommes et pas blancs (pour les partis de gauche), je pense qu’il faudrait limiter l’accès de certaines classes sociales (les professions dites intellectuelles, les cadres, les professions libérables) et de certaines professions qui sont surreprésentées en politique, que ce soit à l’Assemblée, mais aussi dans les sections locales. 

J’ai conscience de la difficulté de cette « parité sociale ». Même ceux qui prêchent pour une révolution de la représentation, à savoir que les milieux les plus majoritaires dans le pays, les ouvriers et les employés, soient les plus représentés en politique, seraient certainement surpris ou gênés par certaines maladresses des néophytes. Et même si l’on envoie plein d’ouvriers à l’Assemblée du jour au lendemain, la transformation du système sera plus lente. Le champ politique gardera son propre fonctionnement,les savoir-être et savoir-faire populaires feront toujours face à une remise en cause, puisque ce monde n’est pas le leur et qu’il base son fonctionnement sur leur exclusion. C’est comme à l’école : si on n’est pas proche du milieu scolaire dans son milieu familial, être bon à l’école suppose toute une acculturation et une socialisation pour intégrer un monde qui n’est pas le nôtre. Cela demande de profonds changements sur la façon dont on juge la compétence et la légitimité en politique. Mais cela me semble fondamental si la gauche entend représenter les classes populaires. Sinon la droite réussira à continuer d’imposer non seulement son ordre économique, mais aussi sa hiérarchie symbolique, tout en récupérant de nouvelles figures, qui ne servent qu’à cacher que nous sommes dans une société fondée sur la reproduction sociale et l’entretien des privilèges à la naissance pour les classes dominantes.

Niche RN sur les retraites : la gauche ne peut pas faire l’autruche

La réforme des retraites serait-elle un moindre mal ? C’est ce que pourrait laisser entendre la posture d’une majorité d’élus de gauche, qui refuse de voter le texte contenant son abrogation, présenté par le RN dans sa niche parlementaire ce jeudi 31 octobre. Si celui-ci est défaillant à bien des égards sur le fond et la méthode, la gauche donne une nouvelle occasion au RN de se présenter médiatiquement comme un outsider. Et court le risque d’apparaître comme l’assurance-vie du macronisme, aux yeux d’une partie importante des travailleurs et des travailleuses. Alors même que le RN a agi comme le grand défenseur des intérêts du capital et des plus riches dans le débat budgétaire.

Le 31 octobre, le RN présentera sa niche parlementaire, dont l’événement phare sera une proposition de loi visant à abroger la réforme des retraites. Une mise à l’agenda annoncée depuis les dernières législatives, qui compte bousculer une Assemblée nationale à la majorité relative, dont le socle ne tient que sur un accord tacite entre les d’extrême-droite, du centre et de la droite. La situation ne laisse pas d’être paradoxale : cette réforme, critiquée de manière unanime par la gauche, ayant mobilisé des millions de citoyens et une intersyndicale unie comme le pays n’en connaît plus, recevrait son coup de grâce du Rassemblement national, qui assure pourtant la survie du bloc central…

Bien sûr, il y a beaucoup à dire sur le fond de cette proposition d’abrogation. Faire reposer son financement sur une taxe sur les transactions financières et les ventes de tabac est une solution fragile. Elle démontre une nouvelle fois l’opposition du RN au principe de la cotisation sociale, pourtant au fondement du système social français. Le parti ne cesse en effet de plaider pour « rapprocher le salaire net du salaire brut », en minant toujours plus les comptes de la Sécu. 

En refusant systématiquement de voter les motions de censure du RN, la gauche donne l’impression de préférer la tactique politicienne à la priorité politique des Français : dégager Macron et défaire son bilan.

Du reste, il faut ajouter que le RN ne met aucun zèle particulier à convaincre qu’il est un opposant de premier plan à la réforme Borne. Lors des dernières élections législatives, alors que le parti touchait du bout des doigts l’exercice du pouvoir, Jordan Bardella, Jean-Philippe Tanguy et Marine Le Pen ont tous affirmé en chœur que la réforme des retraites n’était pas leur priorité, car « il y a les urgences », et « les retraites ne sont pas le dossier en haut de la pile ». 

De même, le fait que cette proposition de loi ne puisse être reprise au Sénat, où le RN n’a pas de groupe, implique qu’elle n’a pas d’avenir pour devenir effective. Les grands patrons qui soutiennent le parti peuvent ainsi dormir tranquille. D’autant que, dans le cadre des derniers débats budgétaires, les députés RN ont rejeté en bloc toutes les mesures visant à une meilleure répartition des richesses.

Mais l’enjeu ne doit pas se limiter à sa dimension légale. Il est question d’infliger une défaite au bloc central et de prouver au pays qu’on ne gouverne pas sans conséquence à coup de 49.3 – tout en pointant les contradictions d’un RN qui se revendique comme l’outsider d’un système politique dont les Français se défient mais qui constitue sa bouée de secours.

Les hésitations des syndicats témoignent de la volonté de voir cette loi abrogée par les travailleurs. C’est peut-être avant tout cela que la gauche ne doit pas manquer. La réforme des retraites est déjà ressentie dans les corps et les esprits des travailleurs et des travailleuses du pays. Les interrogations morales sont importantes et doivent être posées, mais les années de vie, en bonne santé, de millions de travailleurs et de travailleuses, ne doivent pas être mises au second plan.

Voter ou ne pas voter avec le Rassemblement national ? La question avait déjà été soulevée à l’époque des motions de censure contre le gouvernement Borne. Elle avait notamment menée à une opposition des groupes parlementaires de gauche, ne rendant pas la réciproque aux votes des députés RN en faveur des motions déposées par les partis de l’ex-NUPES et du groupe régionaliste LIOT.

Voter avec le RN, dit-on, serait une faute morale, une faute politique et une erreur stratégique. En effet, la gauche proposera, à l’occasion de la niche insoumise, son propre projet d’abrogation d’ici un mois, ayant plus de chance d’être examiné au Sénat et de revenir à l’Assemblée en 2e lecture dans la niche parlementaire d’un groupe de gauche. Les groupes parlementaires de gauche de l’Assemblée et du Sénat avaient notamment permis, de cette manière, le vote de la proposition de loi visant à rétablir des tarifs réglementés de l’électricité.

Pourtant, la question du vote d’un texte RN ne devrait pas se limiter à de savants calculs politiques qui échapperaient aux partisans d’une abrogation immédiate. L’abrogation votée, au-delà des discours moralisateurs ou de la volonté d’accaparement institutionnel, représente l’une des rares possibilités d’exprimer une victoire sur un bloc central qui se maintient au pouvoir malgré ses faiblesses structurelles. Il s’agit d’afficher le caractère minoritaire de la coalition Barnier, et d’offrir l’expression d’une alternance qui, malgré la première place du NFP aux législatives, ne trouve pas la possibilité de se matérialiser au sein des instances représentatives. Or, incarner cette possible alternance suppose une construction politique et sociale autour de marqueurs forts.

Les retraites, la Sécurité sociale et les services publics sont des signifiants forts et fédérateurs. La gauche ne peut réitérer l’erreur de s’en passer, et leur défense n’engage aucune compromission avec un RN – qui, de son côté, n’hésite pourtant pas à s’allier périodiquement avec la gauche pour récolter le fruit d’une réputation populaire. Comment expliquer la dynamique en faveur de Jordan Bardella en 2024 alors même que les partis de gauche et les syndicats étaient en première ligne du conflit contre une réforme à l’impopularité record, qui aura marqué la période jusqu’à la dissolution ?

Ne pas voter les motions de censure avec RN n’aura pourtant eu aucun effet sur celui-ci, ni de marginalisation, ni de réduction de la taille de sa coalition électorale. A contrario, en refusant systématiquement de voter les motions de censure du RN, la gauche donne l’impression de préférer la tactique politicienne à la priorité politique des Français : dégager Macron. Or, la gauche patine électoralement. Elle se retrouve électoralement isolée, à la façon d’un bloc réfugié dans ses forteresses imprenables. Un bloc qui repose dorénavant en partie, aux élections intermédiaires, sur un vote issu de catégories diplômées, souvent déclassées, partageant un vécu urbain ou néorural. Elle se retrouve marginalisée au sein des anciens bastions ouvriers victimes des vagues de délocalisations – quand bien-même elle conserve ses principales banlieues « rouges » au prix d’un surinvestissement militant.

Ce sont pourtant les habitants et acteurs de ces anciens bastions perdus qui constituent le moteur de la vague lepéniste. Une vague accentuée en 2024 avec l’élargissement de l’électorat d’extrême droite à une partie du centre et de la droite, notamment dans les scénarios opposant les candidats RN à des candidats insoumis. Mais la force du parti d’extrême droite tient encore à sa posture d’outsider. Il parvient encore à tisser une chaîne d’équivalences entre des demandes issues des catégories populaires et des revendications qui émanent de secteurs de plus en plus bourgeois.

Il faudra certes plus qu’un simple vote pour faire éclater cette contradiction. Mais si une majorité de l’Assemblée rejetait la réforme des retraites, que cette question était mise à l’ordre du jour et que les tensions internes au RN s’accroissaient, la gauche ne pourrait-elle pas se servir de cette opportunité pour le fragiliser ? Défendre les intérêts du grand capital ou rétablir un rapport de force en faveur des travailleurs, le RN a pourtant déjà choisi : il s’agit de le pousser dans ses retranchements.  

Il ne sert à rien de s’agiter sur la façon dont le RN a permis à Michel Barnier de constituer un gouvernement si, en même temps, on ne peut se défaire de l’étiquette d’assurance-vie du libéralisme économique.

La question ne se limite cependant pas au simple impact qu’un vote aurait sur le RN. L’examen critique et pragmatique de la stratégie des partis composants le NFP ne peut déboucher sur autre chose qu’un constat d’échec : depuis 2012, aucun de ces partis n’aura freiné la trajectoire du parti lepéniste – malgré les slogans antifascistes ou les tentatives de dénonciation de son jeu de dupes en faveur du libéralisme. Un recentrement stratégique rationnel voudrait que la gauche se pose davantage la question de l’image qu’elle renvoie, de la posture qu’elle incarne aux yeux de l’électorat.

La force du RN ne tient pas à des spectacles théâtraux sur les bancs de l’Assemblée : elle tient à ce que sa chaîne d’équivalences s’est construite progressivement, dans l’intimité des foyers des régions désindustrialisés du pays. La fin des grands ateliers, des usines et des corps intermédiaires – syndicats et partis de masse -, l’exode vers les métropoles, la désertification des services publics et des lieux publics de sociabilité, ont généré un puissant sentiment de déclassement et d’abandon. Dépendant des seules sociabilités permises dans cet espace atomisé, le travailleur de ces régions péri-urbaines noue des relations particulièrement fortes avec le patronat local – à l’égard duquel sa relation de dépendance, symbolique comme matérielle, ne fait que s’accroître.

C’est à l’aune de ces transformations que l’on comprend la perméabilité du discours frontiste, centré sur la valorisation de l’autochtonie et de de l’effort (avec une tonalité anti-assistanat) : il permet de tisser une chaîne d’équivalences entre des segments sociaux hétérogènes. La situation du salariat français, en plein déclassement, conjugué à l’absence de considérations des pouvoirs publics, ne peut que créer un terreau propice à la défiance envers tout ce qui sort de ces cercles sociaux. « Marine » et « Jordan » deviennent, presque par défaut, la seule porte de sortie, de changement, d’alternance offerte à des individus cherchant à garantir leur dignité dans un contexte politique douloureux.

Est-ce que s’abstenir ou voter contre le projet d’abrogation du RN changera quoique ce soit à cet état de fait ? Il serait naïf d’en attendre quoi que ce soit. À l’inverse, voter pour ce projet d’abrogation aura-t-il des conséquences notables, notamment sur l’aile libérale du RN ? Rien n’est moins sûr. Mais l’enjeu est finalement ailleurs.

Peu de Français ont le luxe de s’intéresser aux manœuvres floues du jeu parlementaire. L’intérêt réside essentiellement dans ce que cela peut offrir à la gauche. Ce projet est avant tout la possibilité de rompre avec l’image d’une alliance de survie avec le centre, issue d’un « front républicain » opéré depuis plusieurs présidentielles et législatives. Il ne sert à rien de s’agiter sur la façon dont le RN a permis à Michel Barnier de constituer un gouvernement si, en même temps, on ne peut se défaire de l’étiquette d’assurance vie du libéralisme économique.

Il faut rendre possible la diffusion, au sein de l’espace social populaire déclassé, d’une alternative de gauche agissant comme un recours face aux politiques néolibérales, sans ambiguïté ni compromis, et avec la même dévotion qu’elle affiche sur le terrain de la lutte antifasciste. Sur le sujet des retraites, l’opposition de la gauche et sa mobilisation dans la rue offre d’ailleurs une occasion de rappeler son engagement pour la défense des conquêtes sociales – et en miroir, la posture mensongère du RN. À force de considérer le centre comme un moindre mal et en se refusant de prendre les succès où ils sont, à coup de surinterprétations stratégiques ou de discours moralistes, la gauche prend le risque d’être emportée par les futurs échecs d’un centre qui n’a eu de cesse de détruire le pays. 

Il faut par ailleurs rappeler que le vote pour l’abrogation ne se fera pas sans les voix des députés de gauche, plus nombreuses que celles du RN : elle pourrait, à bon droit, proclamer qu’elle aura permis cette victoire. Et quand la proposition de loi présentée dans la niche insoumise du 28 novembre reviendra à l’Assemblée en 2e lecture, il s’agirait alors de mettre le RN au pied du mur : ses députés assument-ils l’opposition à la réforme, ou la proposition du 31 octobre n’était-elle qu’un écran de fumée ? La réponse semble déjà indiquée. S’il n’y a qu’une force politique qui défend réellement les intérêts des travailleurs et des travailleuses, elle ne doit pas perdre une opportunité de le rappeler. Le temps est compté.

Luc Rouban : « Le RN cherche à récupérer l’image de “droite sociale” et protectrice associée au gaullisme »

Affiches électorales pour les élections législatives de 2024. © Free Malaysia Today

Alors que les dirigeants du Rassemblement national, dont Marine Le Pen, comparaissent devant le tribunal correctionnel de Paris pour « détournement de fonds publics », on peut s’interroger sur l’avenir d’un parti politique, qui, il y a quelques mois encore, semblait aux portes du pouvoir. Le RN aurait-il atteint ses limites ? C’est la thèse de Luc Rouban, qui publie « Les ressorts cachés du vote RN ». Entretien [1].

Vous décrivez le RN comme un « trou noir » qui attire des votes toujours plus nombreux. Qui sont ses nouveaux électeurs ?

J’ai voulu comprendre l’expansion du vote RN, particulièrement notable entre 2022 et 2024. Il a atteint près de 11 millions de voix au premier tour de la présidentielle et près de 8 millions de voix au second tour des législatives en 2024. C’est considérable par rapport aux législatives de 2022. Or, ce vote n’est plus celui de l’électorat de l’ancien Front national, qui était très populaire. Le noyau dur de l’électorat populaire est encore là, mais on a un vote RN qui concerne désormais les classes moyennes et supérieures. Au premier tour des législatives, les cadres ont voté RN à plus de 20 %. Ensuite, le RN a énormément progressé sur des espaces favorables à la gauche, comme la fonction publique, y compris chez les cadres de catégorie A et chez les enseignants (pour 18 % d’entre eux).

Les clés d’analyses appliquées au Front national ne fonctionnent plus selon vous. Notamment sur la question du racisme…

Effectivement, aucune étude ne signale une explosion d’un racisme systémique qui aurait brusquement saisi les Français. Toutes les enquêtes sociologiques montrent une forme de tolérance plus grande dans la société française et moins de racisme, moins d’antisémitisme, moins de xénophobie. Un autre élément probant, c’est que le RN fait des scores très importants dans les DOM-TOM, notamment à Mayotte et aux Antilles. On ne peut pas imaginer que ces électeurs soient devenus racistes !

Si la question de l’immigration joue un rôle si important dans le vote RN, c’est parce qu’elle s’inscrit dans le rejet d’une mondialisation non maîtrisée, avec l’arrivée d’une nouvelle pauvreté, mais aussi d’une nouvelle précarité. Cela crée des tensions dans la confrontation de socialités différentes mais cela vient aussi révéler l’échec de l’intégration républicaine. L’immigration révèle les défauts d’un système sociopolitique finalement peu solidaire et marqué par la désocialisation. Elle renvoie l’image d’une société ouverte en bas, confrontée à de nouvelles concurrences sur le marché du travail, mais fermée en haut, où la mobilité sociale est plus difficile qu’ailleurs. La France souffre du libéralisme mondialisé, qui pousse à la précarisation et aux mobilités forcées, sans avoir les avantages d’un libéralisme favorisant l’initiative et la réussite individuelle.

Est-ce que le vote RN s’inscrit dans un vaste mouvement international « populiste » ou « néo-fasciste » ?

Ces concepts et cette grille d’analyse n’expliquent pas le phénomène RN. Le populisme historique ne colle pas avec ce que nous montrent les enquêtes. Le fascisme, le nazisme ou les populismes de gauche en Amérique latine impliquent un culte du leader fort, une image de peuple uni. Dans les enquêtes que nous avons menées, on voit que l’électorat RN ne demande pas un leadership fort mais un leadership de proximité, un contrôle de l’action politique au niveau local.

« L’immigration révèle les défauts d’un système sociopolitique finalement peu solidaire et marqué par la désocialisation. »

La demande des électeurs RN est proche de celle des « gilets jaunes », avec des demandes de démocratie directe, le référendum d’initiative citoyenne, tous les outils censés – parfois de manière utopique – permettre de contrôler l’action publique au quotidien. Réduire le vote RN à un néo-fascisme, c’est oublier que les électeurs – je dis bien les électeurs – que l’on a interrogés ne recherchent pas la fin des libertés publiques ou de la magistrature indépendante. Ils attendent avant tout de l’efficacité et la définition d’une règle du jeu social.

Vous analysez le vote RN comme fortement corrélé à une perception subjective de la réussite sociale…

Le rapport subjectif au politique a remplacé le vote de classe. Ce n’est plus la position objective en termes de catégorie socioprofessionnelle qui va déterminer le vote, mais le regard que les électeurs portent sur leur propre situation au sein de la société. Par exemple en termes de mobilité sociale et de réussite, ceux qui sont en bas votent RN ou LFI, ceux qui sont en haut votent Macron.

La question de la perte d’identité professionnelle jouerait un rôle majeur dans le vote RN…

Le rapport au travail est un élément fondamental de l’identité sociale. Or la France, c’est vraiment le pays où le travail est le plus mal reconnu, le plus mal récompensé, le plus décevant, au point qu’on a mythifié la retraite perçue comme le dernier espace d’autonomie et de liberté.

Regardez aussi tout ce qui s’est passé avec les agriculteurs : ce n’est pas seulement une question de rémunération mais une question de reconnaissance sociale. L’agriculteur est reconnu parce qu’il est dans un territoire, dans une petite commune rurale. Le fonctionnaire, l’instituteur, le policier, autrefois, même s’ils étaient mal payés, étaient reconnus. C’est ce que la gauche n’a pas su incarner. Le RN est devenu le porte-parole de cette attente de respect social, de protection de l’identité face à au mépris d’une certaine élite mondialisée.

Le RN incarnerait une « critique sociale » de droite…

Absolument. Ce qu’on peut appeler une « critique sociale de droite » s’est développée, et la gauche ne l’a pas vue arriver. Cette critique porte sur le fait que la mécanique sociale fonctionne pour une petite minorité de privilégiés. C’est ce que confirment les données de l’Insee : le travail ne permet plus l’enrichissement, contrairement à l’héritage et au patrimoine financier. Or les électeurs RN portent un regard critique sur la mobilité sociale et sur le mensonge social qui se cache derrière l’idée de « méritocratie » républicaine.

Les électeurs RN sont très en demande de « politique » et d’État protecteur…

L’un des ressorts principaux du vote RN, c’est la recherche d’une maîtrise du destin collectif et des destins individuels. C’est une recherche d’action politique qui s’oppose fondamentalement au macronisme perçu comme une perte de maîtrise face à la mondialisation, à l’immigration, à une perte d’identité professionnelle et à un certain déclassement social. Tous ces phénomènes se conjuguent et les électeurs appellent à retour de l’État.

« L’un des ressorts principaux du vote RN, c’est la recherche d’une maîtrise du destin collectif et des destins individuels. »

Or le macronisme, mais aussi une partie du PS, incarnent une forme d’affaiblissement de l’État. Les électeurs RN refusent un discours « économiste » selon lequel, dans le fond, le politique aurait disparu derrière des intérêts économiques, qu’un enrichissement général allait profiter à tout le monde.

Cette demande d’État serait aussi renforcée par de nouvelles menaces extérieures à la nation ?

Le contexte international renforce cette demande d’État. Le RN n’a pas plus de solutions (et peut-être moins) que les autres, mais il incarne un refus. On nous a longtemps expliqué que le commerce international allait régler tous les conflits, que c’était « la fin de l’histoire ». On assiste à un retour des nationalismes, des guerres et de la « realpolitik » avec l’invasion de l’Ukraine, le conflit au Moyen-Orient ou les tensions en mer de Chine. Le rapport au monde a changé. Il exprime une nouvelle anthropologie du pouvoir. C’est toute la question du réchauffement climatique, qui incarne lui aussi une perte de maîtrise sur la nature. Le RN incarne le refus de changer nos modes de vie face à cette évolution, alors que la gauche, les écologistes ou le centre appellent à s’adapter.

Le RN aurait, d’après vous, capté l’héritage gaullien ?

Le gaullisme évoque une période de grandeur de la France sur la scène internationale. Emmanuel Macron a essuyé de nombreux revers diplomatiques et la nation semble décliner sur le terrain international, au Moyen-Orient et en Afrique, notamment. La nostalgie d’une France forte est captée par le RN.

Par ailleurs, le RN cherche à récupérer l’image de « droite sociale » et protectrice associée au gaullisme, ce qui lui permet d’occuper un espace stratégique sur l’échiquier politique. Le RN s’est ainsi positionné contre la réforme des retraites ou pour la défense des services publics, abandonnant le néo-libéralisme de l’ancien FN et piégeant Les Républicains. Pour l’instant, le RN est en position de force.

Pensez-vous que le RN soit aux portes du pouvoir ?

Je ne crois pas. Tout d’abord, il ne s’est pas complètement « désulfurisé », comme en témoigne le procès mené au sujet des assistants parlementaires. Il reste suspect de double discours. Par ailleurs, le RN a un point de faiblesse très important : il n’est pas crédité d’une véritable capacité gouvernementale et manque de soutiens dans les élites sociales. Sa parole porte, son analyse de la société séduit, mais sa capacité à changer réellement les choses est considérée comme assez basse. Selon moi, il a peut-être atteint son point culminant et va devoir désormais affronter un glissement politique au profit de LR si Michel Barnier réussit son affaire.

[1] Entretien republié depuis le site The Conversation.

Les électeurs ordinaires du Rassemblement National

Permanence du Rassemblement National à Fréjus (Var), ville dirigée depuis 2014 par le RN David Rachline. © Capture d’écran C Dans l’air

« FN ou RN ? », la question revient régulièrement dans les médias qui s’interrogent sur la progression du parti d’extrême-droite. Les 10 millions de voix récoltées par le Rassemblement national aux dernières législatives tendent à faire pencher la balance du côté de la normalisation du parti et de la rupture avec son passé. Cette hypothèse est cependant nuancée par une enquête plus fouillée. Dans son ouvrage, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, le sociologue et politiste Félicien Faury montre comment, au sein de l’électorat RN de PACA, les difficultés sociales s’expliquent prioritairement à la lumière d’un énoncé : il y aurait « trop d’immigrés » en France. Un raisonnement qui révèle la victoire idéologique d’une grille de lecture unilatérale des problèmes économiques, entretenant la division parmi les classes les plus précaires. Loin donc du portrait des millions de « fachos », mais pas en adéquation non plus avec les seuls Français « fâchés », Félicien Faury s’attarde sur un vote mal compris pour en analyser les raisons et les contradictions. Après la parution d’un article du sociologue dans nos colonnes, retour sur son ouvrage.

L’enquête commence en 2016, aux prémices de la campagne présidentielle de 2017, et court jusqu’à l’été 2022, où se termine celle pour les élections législatives. Réalisée dans le sud de la région PACA (Provences-Alpes-Côtes-d’Azur), le sociologue a vécu sur place, auprès de celles et ceux qu’il interroge, pendant près de quinze mois cumulés. Ses recherches sont autant le fruit de discussions informelles saisissant les rumeurs du monde que d’entretiens semi-directifs plus approfondis. Un matériau inédit qui permet de mieux appréhender qui sont les électeurs du Rassemblement National.

Choisir la région PACA comme terrain de recherche permet aussi de mettre à jour des problématiques différentes que celles recensées dans l’autre bastion du RN, le nord de la France. C’est notamment le territoire où s’épanouit le plus le parti (aux élections européennes de 2024, Jordan Bardella conquis 38.65% des suffrages), et où certaines spécificités locales contribuent à la montée du vote RN, qui n’est plus considéré comme un parti « honteux ». Félicien Faury s’efforce de comprendre comment un environnement social peut devenir un terrain fertile de normalisation de l’extrême droite, sans pour autant prétendre établir le portrait-robot de l’électeur du RN, qui relèvent pour lui du fantasme bien plus que de la réalité sociologique. 

Au-delà des mythes misérabilistes

Félicien Faury cherche à prendre au sérieux la parole et les préoccupations de ces électeurs. Il tente de comprendre quelles valeurs morales et quels modes de vie motivent ce choix pour le parti de la famille Le Pen. Avec comme premier principe d’abandonner le présupposé selon lequel ces électeurs « ne savent pas ce qu’ils font ». Car la force du RN repose moins « sur sa capacité à duper des gens naïfs » que sur son aptitude à déployer un discours correspondant à des expériences de vie. Sans être central dans la vie des électeurs, ce vote reste un moyen d’exprimer les épreuves qu’ils traversent concernant notamment le pouvoir d’achat et la place qu’ils occupent dans la société. Des craintes et désillusions guidées par une perception du réel attisée par le RN.

L’enquête montre qu’en PACA, le stéréotype de l’électeur d’extrême droite victime de la désindustrialisation, du chômage et désocialisé par la pauvreté – plus proche de l’électorat des bassins miniers du nord – est inopérant. Ici les électeurs rencontrés sont des salariés pas nécessairement précaires, des agents de services publics, des pompiers, des commerçants, des policiers, des coiffeurs, des retraités. Ils sont intégrés à la société, ont des situations relativement stables et beaucoup sont propriétaires de leur logement. Principalement situés en bas de la classe moyenne, ce ne sont pas « les plus à plaindre », selon une expression commune, même si leur situation reste fragile.

Les débats médiatiques donnent souvent l’impression de deux votes distincts pour le Rassemblement National : il y aurait d’un côté un vote identitaire, de l’autre un vote plutôt social attisé par le chômage et la pauvreté. Un vote du sud et un vote du nord ; un vote FN associé à Jean-Marie Le Pen et un vote RN à Marine Le Pen et Jordan Bardella. L’enquête de Félicien Faury amène à nuancer cette grille de lecture binaire. Dans ses entretiens, ces problématiques sont entremêlées : tout le travail idéologique effectué par le parti consiste précisément à construire des ponts entre les questions sociales et identitaires. 

Vouloir segmenter le vote RN par préoccupations (d’un côté le pouvoir d’achat et de l’autre l’immigration) correspondrait donc à une vue de l’esprit, car c’est bien dans leurs enchevêtrements que l’électorat trouve satisfaction.

Un vote de repli identitaire

Aux difficultés rencontrées, les électeurs du RN trouvent unanimement une réponse évidente : il y a trop « d’immigrés » en France. Ce principe guide toutes les analyses qu’ils peuvent faire. Au cours des entretiens, la figure de « l’immigré » semble indistincte de celle de « l’étranger », voire du musulman. Elle ne repose pas sur la nationalité réelle d’un individu mais sur ses origines supposées. Toute personne non-blanche est ainsi susceptible d’être associée à cette chaîne d’équivalences. Et c’est à la lumière de cet antagonisme – « blancs » et « immigrés » – que les électeurs du RN interprètent leur quotidien, construisent leurs valeurs morales, leurs appréciations économiques et leurs repères politiques. 

À cette première confusion s’ajoute celle de « l’assisté », le chômage de chaque « immigré » trouvant, d’après le discours du RN, sa cause dans des caractéristiques culturelles et ethniques. C’est cette causalité essentialiste qui permet à Félicien Faury de qualifier le vote RN de « raciste ». Les inquiétudes économiques des électeurs sont liées à ces représentations négatives des immigrés (et descendants d’immigrés) de sorte que « les discours anti-assistance et xénophobes se nourrissent mutuellement ». 

Cette « racialisation de l’assistanat et de l’économie » par laquelle les électeurs désignent les immigrés comme des profiteurs d’aides agissant avec une complicité inexplicable de l’État, fait naître un puissant sentiment d’injustice.

Félicien Faury rappelle à ce titre le slogan du FN de la fin des années 70 : « 1 millions de chômeurs, c’est 1 millions d’immigrés en trop ». Un slogan qui peut s’interpréter de deux manières, conformément aux stratégies discursives du RN. Une première lecture repose sur le mythe de l’immigré voleur d’emploi – 1 million d’immigré en moins, c’est 1 million de postes à pourvoir pour les « vrais français » – tandis qu’une autre lecture repose sur le mythe de l’immigré paresseux venu en France pour bénéficier d’aides sociales.

En PACA, c’est aujourd’hui cette seconde lecture qui prime, où les électeurs craignent peu pour leurs emplois. Cette « racialisation de l’assistanat et de l’économie » par laquelle les électeurs désignent les immigrés comme des profiteurs d’aides agissant avec une complicité inexplicable de l’État, fait naître un puissant sentiment d’injustice. Il y aurait ainsi un gâteau-État, dont les parts seraient réduites à peau de chagrin à cause de l’arrivée sur le territoire d’immigrés.

Des électeurs en quête de distinction sociale

Du point de vue des électeurs, il semble beaucoup plus réaliste de s’en prendre à ceux du bas qu’à ceux du haut, contre qui le pouvoir d’action est limité. Défendre une logique de « priorité nationale », c’est s’assurer une position sociale au moins supérieure aux populations issues de l’immigration. Félicien Faury l’explique : « Voter extrême-droite, c’est agir sur la structure raciale mais surtout s’y placer et faire valoir une position spécifique. (…) Le vote RN peut dès lors être compris comme une modalité d’inclusion au sein du groupe majoritaire et de démarcation avec les groupes minorisés. »

Dans une société structurée par les classes sociales, les « petits-moyens » peuvent trouver dans le vote RN une façon de rester du bon côté du groupe majoritaire en consolidant une digue qui les sépare des autres – avec d’autant plus d’énergie qu’ils se trouvent en bas de ce groupe majoritaire. L’enquête le montre : ces électeurs sont ceux qui sont socialement, géographiquement et symboliquement les plus proches de ces groupes qu’ils rejettent et auxquels ils ne veulent surtout pas être assimilés.

La même logique est à l’œuvre chez les électeurs du RN eux-mêmes issus de l’immigration, mais d’une immigration blanche et/ou chrétienne, ce qui en fait assurément de « bons immigrés ». Jordan Bardella en tête, ces électeurs aux origines italiennes, espagnoles, portugaises ou encore arméniennes votent RN afin de revendiquer une intégration réussie à la société française.

Pour les électeurs, il semble beaucoup plus réaliste de s’en prendre à ceux du bas qu’à ceux du haut, contre qui le pouvoir d’action est limité. Défendre une logique de « priorité nationale », c’est s’assurer une position sociale au moins supérieure aux populations issues de l’immigration.

Par leur vote, ces électeurs se distinguent socialement de ceux qui ne travaillent pas et des « immigrés », mais également des élites culturelles – perçues soit comme tenant les manettes du pays, soit promouvant une égalité d’intégration à la société pour toutes et tous. Les « élites culturelles » couvrent un spectre très large et hétérogène, allant du ministre macroniste à l’institutrice du village dont le capital économique n’est pourtant pas éloigné du leur. Le parti de la famille Le Pen mise largement sur cet antagonisme social entre les « bien-pensants » et ses électeurs issus de la « vraie vie » qui y trouvent un moyen de se protéger du mépris de classe. Car ces électeurs, souvent faiblement dotés en capital culturel, entretiennent un rapport amer avec l’école et une méfiance envers les élites culturelles.

Ainsi, le vote pour le RN est une façon de se positionner dans un rapport de forces, en acceptant la diminution tendancielle de la redistribution et des perspectives d’ascension sociale due au néolibéralisme et en y répondant par une volonté d’exclusion d’un autre groupe social afin de conserver quelques avantages. C’est à ce titre un choix véritablement politique, une réponse à des violences sociales dont il faut analyser la fabrique.

L’injuste guerre des pauvres

Dans les territoires où les services publics et les ressources se dégradent particulièrement, l’urgence de se positionner sur l’échiquier politique contre « les autres » prime. En PACA, d’après Faury, trois enjeux principaux se distinguent : la redistribution, l’espace résidentiel et l’école.

La redistribution et l’usage des ressources communes sont vécues comme injustes avec le sentiment de « donner beaucoup » mais de n’avoir « droit à rien » : les aides sociales et la qualité des services publics se dégradent, tandis que la charge fiscale reste inchangée. Ce n’est pas tant l’idée de l’impôt qui est remise en question que la façon dont celui-ci est utilisé. Avec l’idée forte que l’Etat voue une passion irrationnelle aux « étrangers », à qui il donnerait la priorité en matière d’aides sociales et de logement. L’opacité des principes redistributifs devient l’objet de fantasmes : « si mon fils n’arrive pas à obtenir un HLM, c’est parce que l’État préfère le donner à des immigrés ». Des fantasmes habilement entretenus par RN, qui partageait par exemple en 2016, une campagne d’affichage sur laquelle on pouvait lire « Julie attend un logement en résidence étudiante depuis deux ans. Hélas pour elle, Julie n’est pas migrante. »

Les électeurs entretiennent un rapport plutôt négatif à leur lieu de vie dont ils se sentent prisonniers. Cette dimension spatiale du sentiment de déclassement est importante à plusieurs points de vue. En PACA, la patrimonialisation et la touristification du territoire intensifient la concurrence dans l’accès au logement. À Fréjus, les résidences secondaires représentent par exemple 37% des logements (contre 9,7% en moyenne en France), renforçant une pression foncière déjà élevée. Les couches sociales inférieures sont ainsi reléguées dans les espaces du territoire les moins valorisés. Et certains, persuadés que leur territoire se dégrade, se prennent à regretter leur investissement immobilier de toute une vie. Comme un serpent qui se mord la queue, le foncier perd en valeur à cause de la mauvaise réputation qu’ils concourent à donner à un quartier. Ils ont ainsi le sentiment d’être « coincés » et contraints de cohabiter avec ceux dont ils méprisent les modes de vie. Sur les territoires les plus inégalitaires, les électeurs sont donc dans un entre-deux fragile : trop riches pour être aidés, trop pauvres pour quitter les zones de relégation.

Ainsi naît le désir de mobilité, spatiale et sociale, pour soi et ses enfants. Et l’accès à une école de qualité devient un enjeu symbolique majeur. Mais l’école publique se dégrade et pâtit d’une mauvaise réputation, en particulier dans les territoires jugés négativement, c’est tout naturellement que le privé s’impose comme une alternative… à condition d’en avoir les moyens [Félicien Faury consacre, dans nos colonnes, un article sur l’école comme paramètre important du vote RN, ndlr].

Dans ces combats d’accès aux ressources, les groupes minoritaires – essentialisés par les électeurs du RN – sont perçus comme des concurrents illégitimes. Et cette idée circule d’autant plus facilement que la concurrence s’intensifie et que leur cadre de vie se dégrade. Une morale collective est ainsi produite et induit une normalisation du vote d’extrême droite dont chacun se fait le relais auprès de sa famille, de ses amis, voire de ses collègues. La réponse « par le bas » s’impose alors au détriment de celle « par le haut » : ce sont les immigrés qui profitent, plutôt que les élites qui détruisent.

Les travaux de Félicien Faury établissent, pour la région PACA, que le vote RN est bien autre chose qu’un réflexe « dégagiste », il est marqué par un primat identitaire. 

Les travaux de Félicien Faury établissent en définitive, pour la région PACA, que le vote RN est bien autre chose qu’un réflexe « dégagiste ». Moins dirigé contre les élites que des segments marginalisés de la population, il est marqué par un primat identitaire. À l’inverse, son ouvrage interdit toute essentialisation des électeurs RN : il met en évidence la manière dont la mise en concurrence généralisée nourrit une « guerre des pauvres » dont ce vote est une manifestation. La voie pour reconquérir les travailleurs séduits par le RN s’avère ardue, sans analyse précise des territoires dans lesquels ils s’enracinent.

Sébastien Rome : « Le phénomène majeur est la convergence ordo-libérale du centre et du RN »

Le député France Insoumise de l’Hérault (non-réélu) Sébastien Rome lors d’un salon agricole. © Julie Cutillas

En 2022, Sébastien Rome avait été élu député de la 4e circonscription de l’Hérault, sous l’étiquette de la France insoumise. Cet ancien professeur des écoles originaire de Nîmes avait gagné au second tour, d’une courte tête, face à la candidate du Rassemblement national. Deux ans plus tard, c’est l’extrême-droite qui l’emporte. L’implantation historique du RN sur le pourtour méditerranéen est désormais observable partout en France. Comment expliquer la dynamique de ce parti, la stabilisation et la diversification à la fois géographique et sociologique de son électorat ? Quelles leçons la gauche doit-elle en tirer, en dépit de sa majorité relative à l’Assemblée nationale ? Retour sur une campagne éclair dans l’ancien « Midi rouge ».

LVSL Comment expliquez-vous l’ancrage et la progression du Rassemblement national dans votre circonscription, la 4e de l’Hérault, et plus globalement dans votre région ?

Sébastien Rome – La progression du RN est nationale. Elle a commencé dans le sud, mais elle concerne aujourd’hui toute la France, tous les territoires, même les banlieues. Le RN a d’abord remplacé la droite qui a déçu, jugée trop libérale par les uns et trop laxiste avec l’immigration par les autres. Son image est alors celle d’un parti qui va rétablir l’ordre dans la société. Puis il a remporté un électorat âgé, libertaire en 1968, qui fut ensuite électeur du PS et de Bayrou, que Macron a radicalisé, qui refuse de revenir à gauche, limitant la République à lui-même pour protéger ce qu’il a acquis dans les années « glorieuses » de la France.

Les difficiles reports de voix au second tour, largement freinés par le « ni-ni », ont logiquement offert plus de sièges au RN, suivant une logique de protection du capital. Toutefois, par un travail de terrain, la gauche peut progresser et résister à la vague RN. Dans ma campagne de 2022, il y a eu 14% de votes blancs et nuls au second tour. En 2024, c’était 9% ; à 8% je gagnais. Cela s’est joué à peu.

« Le phénomène majeur des deux dernières années est la convergence ordo-libérale du centre et du RN. »

Ainsi, le phénomène majeur des deux dernières années est la convergence ordo-libérale du centre et du RN. D’un côté, le RN a abandonné le peu de mesures sociales qu’il portait pour s’attirer les bonnes grâces du pouvoir économique – qui le lui rend bien dans les médias. De l’autre, la Macronie a adopté de nombreuses mesures du RN (port de l’uniforme à l’école et classes de niveau, fin du repos hebdomadaire pour les vendangeurs, préférence nationale, loi immigration…) croyant attirer ses électeurs. Ce faisant, elle a tout simplement légitimé l’original, plutôt que la copie, et ouvert un passage des électeurs de droite et du centre vers le RN.

Enfin, les effets du tourisme de masse sont ravageurs du point de vue social, environnemental et économique. Les taux de chômage dans le sud (la zone d’emploi avec le plus de chômage en France est Pézénas-Adge, depuis des années) sont parmi les plus hauts de France. L’inflation immobilière renforce l’enrichissement de certains et prive les jeunes locaux de la possibilité de se loger sur place. Rien n’est mis en place pour accueillir les travailleurs saisonniers qui ont tant perdu avec les réformes du chômage successives. Le bilan environnemental, en termes de consommation d’espace agricole et d’eau pour trois mois d’activité, doit nous interroger. L’installation de nouvelles populations, notamment de retraités, qui n’ont pas pris les habitus locaux, sur un temps très court, coïncide avec les très hauts scores du RN.

Il est temps de penser à l’installation d’activités économiques de production et d’arrêter avec une économie de la consommation. Dans le sud, ce sont des gens qui ne sont pas d’ici qui vendent et consomment le plus de produits fabriqués ailleurs. Le côté méditerranéen est un décor, pas un support à la création de richesses.

LVSL – La campagne a été extrêmement courte : un mois si on inclut l’entre-deux-tours. Quelles
ont été les implications de cet agenda très particulier pour vous, sur le terrain ?

S.R – D’abord, l’impression d’avoir basculé dans un moment politique historique dès le dimanche soir de la dissolution. Le lundi matin, je me réunissais avec mon équipe. Le lundi après-midi, un premier tract était conçu et je lançais un appel à un premier rassemblement. Le mercredi, lors du rassemblement, les premières équipes de citoyens non encartés étaient prêtes à partir en campagne. Ils ont reçu les tracts et ont directement commencé à les distribuer.

Ce fut très efficace et rapide. Près de 400 personnes ont participé. Je les en remercie chaleureusement, car ce fut une belle expérience humaine et joyeuse. Nous avons tenu 12 réunions publiques, en plus des distributions sur le marché, des porte-à-porte, des appels téléphoniques, de la participation aux fêtes locales, la presse… La circonscription est immense. Elle englobe quatre-vingt-dix-neuf communes très espacées les unes des autres, du bassin de Thau jusqu’au Larzac avec les Cévennes, le Pic Saint Loup et la Vallée de l’Hérault. La brièveté de la campagne a catalysé les énergies du pays.

LVSL Les thèmes de la campagne étaient-ils les mêmes en 2024 qu’en 2022 ? Quels éléments
de votre mandat avez-vous mis en avant ?

S.R – Pendant cette campagne éclair, le national a tout écrasé. La candidate RN, parachutée, n’a même pas mis son visage sur les affiches, ni sur les professions de foi. Jordan Bardella et Marine le Pen étaient les seuls arguments du côté du RN.

De mon côté, j’ai tenté de « localiser » ma campagne. J’ai mis en avant mon travail de terrain reconnu par tous, même par la presse locale, pourtant peu aimable avec la France insoumise habituellement. J’ai mis en avant ma personnalité : je suis un enfant du pays, qui connait les habitudes, les manières de dire et de faire. J’ai aussi montré ma capacité à faire du consensus localement comme à l’Assemblée nationale, autour de textes d’enjeu majeur pour ce territoire : la mobilité, l’accès à la santé et la défense des services publics, le droit à l’emploi… J’ai eu un vrai bilan à défendre malgré un mandat de seulement deux ans.

LVSL – Depuis la formation du Nouveau Front Populaire, on entend dans les médias beaucoup
de commentaires sur l’hétérogénéité de cette alliance. Comment l’union de la gauche
a-t-elle été perçue dans votre circonscription ? Est-ce ou non un enjeu pour les électeurs ?

S.R – Personnellement, avant la Nupes, j’étais pour l’union de la gauche et des écologistes. Je l’ai prouvé à de nombreuses reprises comme lors des départementales de 2021 où j’étais en binôme avec Julia Mignacca, aujourd’hui présidente du conseil fédéral d’EELV. C’est la condition pour gagner ici et j’ai une fibre à chercher ce qui unit.

L’union de la gauche est une des raisons qui font que je me reconnais dans la figure de Jean Jaurès. Cette figure cherchait à unir non seulement les « sectes » socialistes mais aussi le « petit pays » du Midi Rouge, le « grand pays » qu’est la nation républicaine française, les peuples, l’humanité et…même l’humain avec la nature. Cette terre viticole est marquée par la présence de Jean Jaurès. Il y a un souhait d’union inconscient chez les électeurs de gauche.

LVSL – Les derniers scrutins ont confirmé la progression de l’extrême-droite dans la France
rurale et périurbaine. À l’exception de Nice ou de Perpignan, les grandes villes restent principalement à gauche. Pourtant, vous avez récemment exprimé votre désaccord avec l’analyse de François Ruffin autour de « la France des bourgs » et « la France des
tours ». Pourquoi son cas, en Picardie, constitue-t-il une exception, selon vous ?

S.R – La question n’est pas d’avoir des impressions vagues à des fins de communication, mais de connaître la France et la littérature scientifique sur ce sujet. La première impression vague, qui consiste à généraliser le cas de la Somme, est une erreur intellectuelle majeure. Imaginons que nous généralisions le cas des Pyrénées Orientales : la ville-centre vote RN et les villages votent NFP. L’ouest de la France donne des majorités à Renaissance et au NFP. Il n’y aurait pas d’ouvriers blancs dans l’ouest ? C’est la principale zone de création d’emploi industriel.

Géographie électorale dans l’Hérault au second tour des législatives 2024. © Compte Twitter “Les 577”

François Ruffin, malheureusement, reprend la lecture de Christophe Guilluy, largement démenti par toute la communauté scientifique. Il explique que nous [la gauche] aurions tout donné aux quartiers populaires – et donc aux immigrés – et que l’État a abandonné les territoires ruraux – et donc les blancs. La rhétorique est la même chez François Ruffin : la France insoumise ne s’occuperait que des quartiers et oublierait les territoires ruraux. Bien sûr, le RN veut désavantager les quartiers les plus pauvres pour flatter les campagnes, quand François Ruffin veut les réconcilier. Mais il accepte les règles du jeu fixées par cette grille de lecture, séparant les uns et les autres, au lieu d’inventer un autre discours.

« La relation territoriale que l’on observe fréquemment est plutôt un rapport entre la centralité, qui vote à gauche, et la périphérie, qui vote RN à toutes les échelles de territoires. »

La seconde impression vague, qui suit la première, consiste à croire que le NFP, et notamment la FI, ne progresse ou n’est devant le RN que dans les plus grandes villes. Albi, Apt, Avignon, Amiens, Abbeville, Etampes, Gap, Limoges, Le Mans, Mende, Valence…mais aussi de nombreuses petites villes autour de 10.000 habitants ont pourtant vu une progression de la gauche ! La règle est plutôt la suivante : plus grande est la ville, plus importante sera la probabilité d’un vote de gauche élevé.

La relation territoriale que l’on observe fréquemment réside plutôt dans un rapport entre la centralité, qui vote à gauche, et la périphérie, qui vote RN à toutes les échelles de territoires. Dans les petites centralités, on retrouve majoritairement le secteur public comme employeur – malgré toutes les difficultés qu’il rencontre – et des personnes aux revenus faibles (moins de 1250€ par foyer) qui ne votent pas, votent RN (38%) mais aussi NFP (35%). C’est particulièrement vrai dans l’arc méditerranéen où le RN a gagné pratiquement toutes les circonscriptions. Si on regarde de loin, seules les villes de Montpellier, Avignon et Marseille ont « résisté ». On observe là l’effet du découpage territorial et celui du tourisme de masse, dont j’ai parlé, qui pèse dans le résultat final. Si on regarde de plus près, on retrouve en Piémont, dans les montagnes et autour des petites centralités, un vote NFP.

« Dans la position de la France insoumise, il y a un angle mort pour porter des solutions dans les petites villes et les territoires ruraux qui ne se limitent pas à l’agriculture. »

Les cartographies d’Hervé le Bras analysant les aspects culturels et historiques du vote, localisés sur des terres, sont efficaces pour prédire les résultats d’une élection. C’est donc la lecture globale des villes contre les campagnes que je conteste, à partir de la recherche en sciences sociales mais aussi de mon expérience de terrain. Il y a des tours dans les bourgs. Il y a aussi des flux entre les tours et les bourgs : les habitants des tours vont vivre dans les bourgs dès qu’ils ont un emploi et inversement, quand ils vivent dans un logement insalubre de centre-ville, et qu’ils espèrent avoir une place dans une tour.

Dans la position de la FI, il y a un angle mort pour porter des solutions dans les petites villes et les territoires ruraux qui ne se limitent pas à l’agriculture. C’est tout le travail que j’ai commencé, avec d’autres, durant les deux dernières années, avec la volonté d’élargir notre espace politique. Nous avons constitué un groupe de députés ruraux et commencé un travail novateur. Ce travail continue. Mes propres travaux portaient sur les enjeux de ces territoires : réhabiliter les centres anciens, se déplacer, travailler, accéder aux services publics.

LVSL – D’après vous, le vote pour le RN est plus un vote de rejet que de pauvreté. La classe moyenne inférieure, qui vote majoritairement pour l’extrême-droite, est composée de travailleurs – dont de nombreux fonctionnaires – éprouvant des difficultés à boucler leurs fins de mois. Pourquoi la gauche ne parvient-elle pas ou plus à lui parler ?

S.R – Si l’on considère les choses à l’échelle intercommunale, les familles qui travaillent, avec des revenus leur permettant d’avoir accès au crédit pour acheter une maison en lotissement (fonctionnaires catégorie C, artisans ou ouvriers, personnels du soin, manutentionnaires, caristes, caissiers, vendeurs, retraités…) s’installent en périphérie des petites centralités. Ainsi, on retrouve souvent une sorte d’effet d’halo. Le centre plus pauvre vote à gauche et sa périphérie avec des revenus supérieurs (sans être CSP+) vote RN. Quand on parle avec ces personnes qui vivent dans la couronne des petites centralités, très clairement, il y a une volonté de se distinguer des « cas-sos » (« cas sociaux » qui vivraient bien des aides de l’État) et de ne pas se mélanger. Le racisme n’est alors jamais très loin.

« Le programme, qui est notre pierre angulaire à gauche, est un élément secondaire du vote. Ce que l’on représente, ce que l’on incarne compte bien plus. »

C’est la voiture qui permet de spécialiser les espaces sociaux (zone commerciale, zone dortoir, zone de travail). Elle implique que les nouvelles personnes installées ne se fondent pas vraiment dans le village. Le lien social se perd et les locaux ne reconnaissent plus leur village. Au final, les uns et les autres votent RN pour des raisons différentes. Dès que celles et ceux qui s’installent ont des revenus plus élevés, de plus hauts diplômes, du fait de la déconcentration de la métropole, le vote de gauche se réinstalle par réimplantation des habitudes de la ville. Il n’est pas étonnant que le RN veuille baisser le niveau de formation des jeunes et les envoyer le plus tôt possible sur le marché du travail : c’est son électorat.

Par ailleurs, à gauche nous oublions parfois que les électeurs votent plus souvent avec leurs tripes qu’avec leur tête. Le programme, qui est notre pierre angulaire à gauche, est un élément secondaire du vote. Ce que l’on représente, ce que l’on incarne, compte bien plus. C’est d’ailleurs ainsi qu’il faut lire nos scores, si haut dans les quartiers populaires. Nous sommes la seule force politique qui affirme que l’on ne juge pas un Français sur sa religion, sa couleur de peau, ses habitudes alimentaires, vestimentaires, sur ces manières de parler ou son accent mais sur son statut de citoyen ayant le droit de vote. C’est ce que Jean-Luc Mélenchon nomme la Nouvelle France. Or, à quelques kilomètres des grandes villes, il y a aussi des Français qui ont des habitudes, des imaginaires, des croyances différentes. L’héritage de la France des territoires est aussi une composante de cette Nouvelle France qui se grandit, comme son histoire de l’immigration l’a prouvé, par accumulation successive des cultures.

« Il est important pour les dominants de légitimer leur autorité sociale sur les dominés par l’institution d’une culture légitime, qui a pour fonction de délégitimer les cultures populaires. »

Pour le dire autrement, et avec Pierre Bourdieu, une des fonctions de la culture des musées, des livres et des spectacles est de faire croire qu’il y a des choses qui sont interdites à certains. Il est important pour les dominants de légitimer leur autorité sociale sur les dominés par l’institution d’une culture légitime, qui a pour fonction de délégitimer les cultures populaires. Or, il y a des pratiques culturelles populaires, de fêtes, de jeux, de traditions qui ont une valeur que nous recherchons à gauche : réunir la Nouvelle France et faire communauté nationale.

On ne peut pas représenter le peuple sans faire une part à sa culture. Jean Jaurès lançait à la chambre des députés en 1910 : « Oui, nous avons, nous aussi [la gauche face aux réactionnaires], le culte du passé. Ce n’est pas en vain que tous les foyers des générations humaines ont flambé, ont rayonné ; mais c’est nous, parce que nous marchons, parce que nous luttons pour un idéal nouveau, c’est nous qui sommes les vrais héritiers du foyer des aïeux ; nous en avons pris la flamme, vous n’en avez gardé que la cendre. » Le NFP est l’hérité du foyer des aïeux. Il nous faut entretenir la flamme.

LVSL – Pensez-vous néanmoins que certains thèmes ou certains positionnements de la gauche constituent des repoussoirs pour cet électorat acquis à l’extrême-droite ?

S.R – On entend beaucoup, dans les médias, que cet électorat serait « anti-tout ». C’est la surface des choses. Plus fondamentalement, le thème de l’égalité est majeur, mais il s’exprime en tout sens. Entre les riches et les pauvres bien sûr, mais aussi entre personnes de la même condition sociale ; c’est le voisin qui a eu un poste à la mairie « par piston » ou les « cas-sos », « les gris » qui ont un logement HLM en priorité… Tout cela ne repose souvent sur rien. Mais les perspectives de progrès collectif sont tellement bouchées que c’est une guérilla sociale.

Le racisme devient alors un signe de reconnaissance sociale pour les électeurs du RN. Dans les deux premières minutes d’une rencontre, un propos raciste est prononcé. Le sociologue Félicien Faury décrit bien cette réalité qui sert d’appel à l’autre où on lui dit « hein, tu es comme moi ou pas ? ». Par contre, la famille « arabe » dans le lotissement, dans la villa d’à côté, dont le mari est éducateur spécialisé et la femme infirmière, « c’est pas pareil ». Malgré ce racisme réel, nous ne pouvons pas réduire les électeurs du RN à cela. C’est encore moins vrai pour les électeurs ruraux ! Si nous refusons l’assignation sociale, nous n’avons pas à la reproduire. Les êtres humains sont des infinis, disait Émile Durkheim. Nous devons donc ouvrir des chemins positifs dans lesquels ces électeurs peuvent aussi se reconnaître.

« Nous devons saisir ce qui fait lien dans cette culture populaire. Nous ne devons pas la délégimiter. »

Je prendrai l’exemple du barbecue qui a valu beaucoup de critiques à Sandrine Rousseau. Oui, la gestion du feu est genrée, ce sont les hommes qui tiennent les pinces. Mais le barbecue, c’est aussi un rapport positif au monde : l’accès à un extérieur, à la convivialité et à l’invitation du voisin. Nous devons saisir ce qui fait lien dans cette culture populaire. Nous ne devons pas la délégimiter. L’autre aspect, c’est que la gauche ne promeut pas suffisamment d’élus issus de la diversité populaire française, pour que les électeurs se sentent représentés. Les Français doivent se voir en reflet avec leurs élus et la gauche a le devoir d’être exemplaire sur ce point.

Au final, ce qui est le plus repoussoir pour un vote de notre côté, c’est la gauche qui a déçu, c’est la gauche qui a trahi. Alors, nous ne devons pas manquer à notre devoir de tenir parole. De tenir parole, une première fois, puis la fois suivante et encore la suivante. Quand on perd la confiance d’une personne que l’on a aimé, il faut de nombreuses preuves d’amour pour refaire lien. La démocratie se définit par le contrôle des représentants par le peuple. Le NFP doit être cette occasion pour que le peuple redise à sa gauche qu’il peut lui faire à nouveau confiance, mais pas en étant simplement spectateur des décisions et des jeux des partis. Mes électeurs me le demandent. Nous nous retrouverons le 21 septembre pour prendre acte de ce nouveau contrat social. Aujourd’hui, demain ou prochainement, nous devons aboutir à ce nouveau contrat social avec la France.

Face au RN, sortir la gauche du déni

Ouf ! On a encore eu de la chance. La victoire du Rassemblement national a été évitée, ses dix millions de voix vite oubliés, on peut enfin respirer. L’heure est à la fête même ! On a eu chaud, mais ce n’est pas une raison pour se remettre en question. Au lendemain des législatives 2022, nous alertions face aux victoires en trompe-l’œil : deux ans plus tard, il est amer de constater qu’aucune conséquence n’a été tirée. Maintenant, tout peut recommencer comme avant. Et à gauche, on danse sur les ruines. Pourtant, seule l’analyse lucide d’un bilan accablant peut permettre d’inventer une nouvelle voie pour un pays en sursis. 

C’est comme dans Game of Thrones. Qu’est-ce qu’on dit à la mort ? « Not today. » Pour Le Pen, c’est pareil. Ce ne sera pas pour cette fois, mais ça arrivera bien un jour. Et cette fois, disons-le d’emblée, on a sorti les grands moyens. Car on aime ça à gauche, se faire peur. On se sent vibrer, on se sent vivre. On se compte les uns les autres dans cet écrin de pureté qu’on appelle le « camp progressiste ». On est peu nombreux, certes. Minoritaires même. Mais le combat n’en est que plus beau. Et la lutte a été héroïque. On a scandé « No pasarán ! », on a formé une alliance allant de François Hollande à Philippe Poutou, on s’est rassemblé Place de la République et on s’est enfin désisté pour sauver Gérald Darmanin et Elisabeth Borne. En fait d’un « Front populaire », c’est un Front de la trouille qui a sauvé la situation. On a fait barrage, comme d’habitude. 

Pourquoi le peuple vote mal

Car les choses étaient mal engagées. Prenant la mesure du danger, la gauche a voulu expliquer les déterminants essentiels du vote RN pour mieux le combattre. Alors on a renoué avec la grande tradition de l’antifascisme de confort et on a su mobiliser les meilleurs arguments. Sur les plateaux, on invoque l’histoire : « Saviez-vous que le Front national avait été fondé par d’anciens Waffen-SS ? » Sur Twitter, on convoque la sociologie : « Saviez-vous que les électeurs du RN étaient les moins diplômés ? » En plus, Jordan Bardella a eu un 4/20 en géo à la fac, la boucle est bouclée. La reductio ad hitlerum et le point Godwin en bandoulière, la gauche rappelle utilement que les électeurs du parti à la flamme sont des idiots. L’électorat du Rassemblement national est donc composé de nazis et de cons, mais le raisonnement se heurte à un problème : à gauche, on aime le peuple. Comment expliquer que le peuple vote mal ? La réponse du militant de gauche tient en trois temps.

Les plus érudits mobiliseront la « fausse conscience », une notion-clé sur laquelle repose d’après eux une grande part de l’édifice théorique marxiste. Tant pis si on n’en trouve guère qu’une seule occurrence dans une lettre de Friedrich Engels à Franz Mehring, l’importance du « concept » tient à ce qu’il permet de dire que les gens se trompent tout en s’abritant derrière l’autorité du camarade de Marx, avec le vernis intellectuel qui va bien.

Les « classes populaires », soit les ouvriers et les employés qui représentent 45 % de la population, ne votent définitivement pas à gauche.

Les plus férus de statistiques interrogent quant à eux les chiffres. Le Rassemblement national fait 57 % chez les ouvriers et 44 % chez les employés1 ? Les choses sont plus compliquées. Ce ne sont que les suffrages exprimés, rapportez ces scores au nombre des inscrits, vous verrez qu’ils ne sont pas si importants. Et le militant Twitter de répéter les lieux communs des télés : « L’abstention ne serait-elle pas le premier parti des classes populaires ? » On pourrait pousser le raisonnement plus loin, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Intégrez les non-inscrits, les personnes résidant sur le territoire qui n’ont pas la nationalité et les moins de 18 ans, vous constaterez que le score du Rassemblement national baisse sensiblement.

Le troisième temps de la démonstration permet un heureux dénouement. À force de tronquer les tableaux et de sélectionner les données qui arrangent, on obtient les résultats que l’on souhaite. Car les chiffres sont trompeurs : le peuple, c’est les pauvres, et les pauvres votent bien à gauche. Au premier tour des élections législatives de 2024, le Nouveau front populaire obtient 35 % des voix chez les foyers dont le niveau de revenus mensuels est en dessous de 1 250 €, 7 points de plus par rapport aux 28 % obtenus nationalement. Même chose au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 où 30 % des plus bas revenus votaient Jean-Luc Mélenchon, soit 8 points de plus que le score général2. Une belle découverte. Une épiphanie. Quoique le Rassemblement national réalise des scores comparables – 31 % en 2022, 38 % en 2024.

C’est par ailleurs oublier un peu vite que le niveau de revenu n’est pas la classe sociale, qu’il ne dit rien du rapport à l’outil de travail et à l’appareil productif dans son ensemble. C’est oublier, donc, que cette catégorie de la population est celle qui bénéficie prioritairement des revenus de transfert et des minima sociaux, celle qui a intérêt à la dépense publique. Rien de problématique là-dedans, simplement un constat : les « classes populaires », soit les ouvriers et les employés qui représentent 45 % de la population, ne votent définitivement pas à gauche.

Mais les faits ont peu d’importance. Lorsqu’on ambitionne de transformer le réel, on ne s’arrête pas à ce genre de considérations. Seuls comptent les postulats de départ. Résumons. Lorsqu’il ne s’abstient pas, le peuple vote à gauche, sauf à être victime de l’épidémie de « fausse conscience » sciemment entretenue par des médias complices. Ces trois distorsions pouvant être complétées par l’explication initiale – et, reconnaissons-le, plus directe –, selon laquelle les électeurs du Rassemblement national sont fascistes parce qu’ils n’ont pas fait suffisamment d’études. Pourtant, le RN est aux portes du pouvoir, il importe donc de définir une stratégie. 

« Nouvelle France » : la note Terra Nova ressuscitée 

Parce qu’une analyse bancale a toutes les chances d’aboutir à un diagnostic erroné, il n’est pas étonnant que la solution déduite dudit diagnostic soit également fautive. De là l’idée de la « Nouvelle France » présentée à l’occasion des élections européennes. On croirait le bon mot de Brecht – puisque le peuple vote mal, ne serait-il pas plus simple de le dissoudre pour en élire un nouveau ? – formulé pour la circonstance. Le nouvel électorat de la gauche, celui de la France de demain, c’est cette vaste coalition rassemblant les diplômés, les jeunes, les minorités et les quartiers populaires.

En lisant cela, un ancien soutien de François Hollande pourrait croire qu’on lui parle d’autre chose. Peut-être la note Terra Nova de 2011 pourrait-elle même se rappeler à lui, tel le spectre d’un passé qu’on croyait révolu, celui d’un Parti socialiste hégémonique qui n’était pas encore devenu le cimetière des éléphants. Notre militant socialiste, un peu distrait certes, pourrait en effet trouver quelque ressemblance entre la formule actuelle et ce que présentait ledit rapport, notamment la possibilité d’un « nouvel électorat de la gauche : la France de demain », lequel électorat serait formé des diplômés, des jeunes, des minorités et des quartiers populaires.

Et Terra Nova d’insister sur la nécessité d’une « stratégie centrée sur les valeurs ». Tout en faisant le constat de la « fin de la coalition ouvrière ». Cette note a concentré les critiques de la gauche mélenchoniste pendant plus d’une décennie parce qu’elle actait l’abandon du prolétariat – comme on disait, dans le temps jadis –, parce qu’elle ne proposait aucune stratégie de reconquête de l’électorat face au Front national, parce qu’elle annonçait toutes les trahisons du quinquennat Hollande. Mais elle a été publiée il y a treize ans maintenant, sans doute que son apparente ressemblance avec l’idée de la « Nouvelle France » relève du hasard.

Il n’en reste pas moins que la stratégie actuelle fonctionne. La « Nouvelle France », c’est « le peuple des villes, des banlieues ». Toutes les cartes électorales dressées au lendemain des européennes le confirment : dans les villes et les banlieues, le succès est éclatant. Notons que c’est moins le cas dans le reste du pays, ce qu’on appelle vulgairement « la province », où le Rassemblement national arrive en tête dans 93 % des communes aux européennes. Mais à Paris, Lyon, Rennes et Toulouse, la performance mérite d’être saluée.

Une gauche coupée du pays

Traditionnellement, la France voit s’opposer le Paris révolutionnaire et les provinces conservatrices. En 1789, 1792, 1830, 1848 ou 1871, la configuration est toujours la même. À l’hiver 2018, cependant, les cartes étaient rebattues. Les provinces s’insurgeaient, Paris s’inquiétait. Cette inversion radicale du plan général de notre histoire se confirme aujourd’hui sur le plan sociologique. 

L’électorat d’Emmanuel Macron soutient toutes les réformes qui lui sont proposées pour protéger son patrimoine, garantir le versement des pensions de retraite et poursuivre toujours plus avant la dynamique de libéralisation de l’économie et son ouverture à l’international. Le point commun des catégories composant cet électorat ? Elles vivent du travail des autres et ont pour cette raison intérêt à la stabilité.

L’ensemble des forces de gauche recueillait quant à lui 53 % des intentions de vote chez les étudiants, 51 % chez les enseignants, 64 % chez les professionnels des arts et spectacles, contre 24 % chez les ouvriers qualifiés dans l’industrie, 16 % chez les ouvriers exerçant dans l’artisanat, et 16 % encore chez les chauffeurs3. La gauche d’aujourd’hui est quasi complètement coupée des classes productives, de ceux qui produisent de la richesse, de ceux qui travaillent dans le secteur privé et de plus en plus des travailleurs du secteur public. Son électorat est structurellement conservateur, au sens premier du terme, en ce qu’il a pour seule boussole la préservation de ses intérêts et de sa position privilégiée dans l’appareil productif.

Il s’accommodera d’une certaine mondialisation et d’une accélération des flux, mais contrairement à l’électorat centriste, il souhaite l’accroissement de la dépense publique et une politique de redistribution plus ambitieuse. Il n’empêche, pour la gauche, le monde du travail est devenu une terra incognita. Depuis l’enseignant payé par l’État jusqu’au travailleur de la culture dépendant des subventions, en passant par le jeune urbain ouvert d’esprit et attaché à la diversité qui est ravi de pouvoir se faire livrer son Deliveroo à moindre coût, de larges pans de la gauche ont intérêt au statu quo. Et l’on ne peut que constater avec tristesse que la volonté de renverser la table est aujourd’hui captée, non par le camp dont c’est le projet historique, mais par un parti réactionnaire parvenu à étendre sa toile sur l’ensemble du pays.

Le Rassemblement national, infiniment plus « populaire » que le Front du même nom, a engagé sa mue transclassiste, c’est-à-dire tendanciellement majoritaire.

En face, la structure du vote en faveur du Rassemblement national est d’une clarté sociologique édifiante. Après avoir conquis l’électorat ouvrier et emporté l’adhésion des employés, il a patiemment progressé dans les couches les plus précarisées des classes moyennes, les a progressivement grignotées jusqu’à atteindre des secteurs qui lui étaient jusqu’alors interdits – un enseignant sur cinq se prononçait ainsi pour le RN au premier tour des législatives de 20244. Cet alignement chimiquement pur entre la structure de classes et le vote constituait jusqu’à présent le miroir inverse du vote macroniste. C’est terminé. Le prétendu plafond de verre a volé en éclats : Jordan Bardella effectue une percée dans tous les segments de l’électorat, chez les femmes (+ 15 points entre les législatives de 2022 et celles de 2024), chez les retraités (+ 19 points) et les diplômés du supérieur (+ 11 points)5. Le Rassemblement national, infiniment plus « populaire » que le Front du même nom, a engagé sa mue transclassiste, c’est-à-dire tendanciellement majoritaire.

Sortir du déni de réalité

Malgré l’histoire du parti, malgré le nom de Le Pen, malgré le CV chargé de quantité de ses responsables, malgré l’ombre de son fondateur, malgré le racisme, malgré l’antisémitisme, malgré la nullité de ses dirigeants, malgré les reniements, les mensonges, les outrances, malgré l’opprobre : les gens votent pour le Rassemblement national. Et la question reste la même. Pourquoi ? On pense à un vote contestataire ? Ses électeurs répondent qu’ils votent contre l’immigration. Un vote anti-système peut-être ? Également. Serait-ce alors en raison d’un pessimisme foncier, d’un regard négatif porté sur l’avenir ? Toujours pareil. Quelle que soit l’hypothèse formulée, la réponse est toujours la même. Jusqu’ici, il ne semble pas avoir été envisagé de croire sur parole des électeurs qui votent systématiquement pour les mêmes motifs, toujours plus nombreux, élection après élection – que voulez-vous, les voies de la science politique sont impénétrables.

Un parti à ce point médiocre, dont l’idéologie et le programme se résument à la seule et unique question migratoire autour de laquelle sont vaguement articulées quelques mesures qui sont autant de variables d’ajustement, se trouve donc aujourd’hui au seuil du pouvoir. C’est sur ce seul thème que repose tout l’édifice. L’accès à l’emploi ? L’accès au logement ? Aux prestations sociales ? La question fiscale ? Dans le logiciel lepéniste, les problèmes compliqués trouvent une réponse simple. Une seule et unique solution qui répond à une inquiétude partagée par 67 % des Français6. Une inquiétude à laquelle la gauche répond par l’ouverture d’esprit et la moraline.

Marcher sur ses deux jambes

Sur cette question comme sur celle du besoin de protection économique, de la justice fiscale, de l’insécurité ou des fins de mois difficiles, une voie peut être ouverte : l’éventualité d’une prise en compte du réel. Envisager de tenir compte de ce que dit l’immense majorité du pays sur les inquiétudes du quotidien. La possibilité, aussi, d’essayer de se reconnecter aux structures sociales du pays et aux rapports de production qui en découlent. De parler à nouveau à la France qui travaille et à la France qui paie. À la France qui produit de la richesse, aux actifs, aux travailleurs pauvres, aux ouvriers, aux employés. À cette France qui doit être unie par les intérêts matériels qui sont les siens plutôt que fracturée par les querelles identitaires qui empêchent de faire advenir la voie majoritaire qui s’impose. Car c’est là l’image partagée par la majorité des gens : celle d’une gauche vivant aux crochets de la société et qui, en plus, donne des leçons. Une gauche généreuse, certes, mais irréaliste, coupée qu’elle est de la réalité commune.

Il n’en a pas toujours été ainsi. À une époque pas si lointaine, les enseignants et les ouvriers marchaient côte à côte. Ils étaient les « deux cœurs sociologiques de la gauche » chers à Emmanuel Todd. Deux forces sociales dont le divorce consommé nous a entraînés là où nous nous trouvons aujourd’hui. Deux forces dont la réunion pourra, demain, ouvrir de nouveaux horizons. 

Il n’en a pas toujours été ainsi. À une époque pas si lointaine, les enseignants et les ouvriers marchaient côte à côte. Ils étaient les « deux cœurs sociologiques de la gauche » chers à Emmanuel Todd.

À l’heure où l’effondrement des services publics essentiels fournit un puissant carburant au vote RN, leur défense, leur amélioration et leur redéploiement partout sur le territoire doit impérativement s’accompagner d’une nécessaire reconnexion avec les forces productives. C’est la mission de notre camp que de se battre pour les écoles, les postes, les stations-essence, les cafés, les boulangeries, les hôpitaux dont les fermetures s’enchaînent et sans lesquels il n’y a pas de vie. Ce n’est pas le Grand Soir, certes. C’est plus simple, mais c’est peut-être bien plus. Cette France des sous-préfectures, du périurbain, des villes moyennes et des villages, cette France-là est ignorée, oubliée, insultée. Considérée comme perdue au seul motif qu’on s’est acharné à la détruire. 

Inventer une autre voie

Deux voies s’opposent. Celle du peuple des villes et des quartiers d’une part ; celle de la France des classes moyennes et des classes populaires de l’autre. Une tactique avant-gardiste reposant sur une base géographique étriquée et un patchwork d’identités clivées d’un côté ; une stratégie nationale fondée sur un front de classe clairement défini de l’autre. La première option permet de verrouiller des bastions urbains ; la seconde ajoute à la conservation de ces derniers la reconquête d’un pays passé au RN. La première option est simple et perdante ; la seconde est difficile et potentiellement victorieuse. Seule la seconde embrasse la totalité du pays. Seule la seconde offre une ambition pour l’avenir.

Voilà l’issue. Voilà la seule voie dans laquelle s’engager. Voilà comment une force de bon sens pourra renouer avec le sens commun. Comment un grand récit pourra dépasser le chaos des revendications communautaires. Comment la République sociale pourra panser les plaies d’un pays blessé.

Notes :

[1] Ipsos Talan, Législatives 2024, premier tour : www.ipsos.com/fr-fr/legislatives-2024/legislatives-2024-retour-sur-le-premier-tour

[2] Ipsos, Présidentielle 2022, profil des abstentionnistes et sociologie des électorats : www.ipsos.com/fr-fr/presidentielle-2022/1er-tour-abstentionnistes-sociologie-electorat

[3] Enquête électorale Cevipof, Fondation Jean Jaurès, Institut Montaigne, Ipsos, Le Monde, Radio France, France Télévisions, vague 6, juin 2024.

[4] 3Ces profs qui votent RN : “C’est symptomatique de la crise qui traverse l’Éducation nationale” », Le Point, 28 juin 2024.

[5] « Résultats des législatives 2024 : âge, revenus, profession… Qui a voté quoi au premier tour ? », Le Figaro, 1er juillet 2024.

[6] 67 % des sondés considèrent qu’il y a « trop d’immigrés » en France selon une étude BVA Opinion pour RTL, mai 2023.

Vague bleu marine : le RN conquiert-il la France d’outre-mer ?

Marine Le Pen en meeting à Mayotte en avril 2024. © Capture d’écran Mayotte la 1ère

Depuis 2017, Marine Le Pen a considérablement augmenté ses scores dans la France d’outre-mer, longtemps très réticents à voter pour l’extrême droite. Bien que le vote pour la France insoumise et l’abstention demeurent les principaux choix des électeurs ultra-marins, cette progression, particulièrement marquée au second tour de la présidentielle 2022, illustre la normalisation du Rassemblement National. Pour le parti dirigé par Jordan Bardella, ce basculement de territoires marqués par la traite négrière et la colonisation représente une victoire symbolique majeure.

Alors que le Rassemblement National pourrait remporter une majorité pour la première fois de l’histoire dans quelques jours, la généralisation du vote RN dans toutes les couches de la société fait l’objet d’âpres débats dans les médias et les cénacles politiques. Comme souvent, une partie de la France est ignorée par ces analyses : la France d’outre-mer. Pourtant, la bascule y a déjà eu lieu : il y a deux ans, au second tour de la présidentielle, Marine Le Pen a largement battu Emmanuel Macron dans presque chaque territoire d’outre-mer. Si chaque territoire ultra-marin a ses spécificités, la dynamique de progression du RN ces dernières années y est spectaculaire. Comment comprendre cette percée ?

Jusqu’aux années 2010, le vote d’extrême droite dans la France d’outre-mer reste toujours cantonné à un chiffre. Sans surprise, l’histoire de ces territoires, durement marqués par l’esclavage et la colonisation, explique largement le rejet des idées portées par le Front National. Au-delà du souvenir de la conquête coloniale et de la traite négrière, d’autres événements plus contemporains restent ancrés dans la mémoire collective des populations ultra-marines. Pour ne citer qu’un seul exemple, en Guyane et dans les Antilles françaises, et tout particulièrement en Martinique, le régime dictatorial de l’amiral Robert, représentant de l’Etat sous le régime de Vichy, est encore dans toutes les têtes. An tan Robè (au temps de l’amiral Robert), les humiliations sont en effet généralisées, les pénuries et disettes omniprésentes et toute contestation politique violemment réprimée.

En 1987, lors d’une des rares tentatives de Jean-Marie Le Pen à se rendre dans les Antilles, l’aéroport Aimé Césaire en Martinique est envahi par les manifestants pour empêcher l’atterrissage de son avion.

Durant de nombreuses années, la famille Le Pen n’a donc pas droit de cité outre-mer. En 1987, lors d’une des rares tentatives de Jean-Marie Le Pen à se rendre dans les Antilles, l’aéroport Aimé Césaire en Martinique est envahi par les manifestants pour empêcher l’atterrissage de son avion. Dix ans plus tard, en 1997, une seconde tentative donne lieu à de violentes altercations avec les militants indépendantistes locaux. La figure du fondateur du Front National, défenseur de l’inégalité entre les « races », fait figure de repoussoir absolu.

Dans les années 2010, une forte montée des eaux bleu marine

Lorsqu’elle succède à son père en 2011, Marine Le Pen fait de la « dédiabolisation » de son parti sa priorité. A cet égard, la France d’outre-mer fait figure de laboratoire. Si les scores de Marine Le Pen restent particulièrement faibles lors de la présidentielle de 2012 (8 % en moyenne), une première percée intervient en 2017. La candidate du Front National arrive première lors du premier tour, avec une moyenne (21,9 %) légèrement supérieure à score national. En Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française et à Mayotte, elle approche déjà les 30 %. Si elle est sèchement battue par Emmanuel Macron au second tour, ses scores restent comparables à ceux observés en métropole. Le rejet catégorique de l’extrême droite par l’outre-mer n’est plus d’actualité.

Les nombreux renoncements et trahisons du Parti Socialiste de François Hollande, qui avait été plébiscité par les ultra-marins, ont pesé lourdement dans ce premier basculement. Le sentiment d’abandon s’est notoirement amplifié avec l’absence de réponse aux mouvements sociaux inédits en Guyane (2017), à Mayotte (2016), à La Réunion (2009) ou encore en Guadeloupe (2009). Dans chacun des territoires paralysés par des grèves générales, les habitants réclament un meilleur pouvoir d’achat (le coût de la vie en outre-mer étant supérieur à celui en métropole) et des investissements dans les services publics pour assurer leur bon fonctionnement. La question de l’eau, fortement polluée par l’usage du chlordécone (pesticide utilisé sur les cultures de bananes jusqu’en 1993 dans les Antilles, alors que sa toxicité était connue depuis longtemps, ndlr) et extrêmement chère, est également un enjeu majeur.

Plus largement, les citoyens exigent une égalité réelle avec la France métropolitaine. Du fait de leur éloignement géographique avec la métropole, ils sont en effet largement perdants de la mondialisation néolibérale. La nécessité d’importer de nombreux produits depuis l’Europe et la dépendance à la voiture – les transports en commun restant très peu développés – conduit ainsi à un coût de l’alimentation et des carburants hors de prix. En outre, les inégalités restent considérables : quelques grandes familles, dont le pouvoir remonte souvent à la période coloniale, continuent d’exercer un pouvoir considérable sur l’économie locale et de prélever leur rente, tandis que le reste de la population peine à vivre. Alors que la départementalisation de l’après-guerre avait été accompagnée d’un certain rattrapage économique, depuis les années 1980, l’Etat français n’a cessé de se désinvestir et de compter sur le marché pour faire progresser l’outre-mer.

Le premier mandat d’Emmanuel Macron s’inscrit dans la continuité totale de ces politiques condamnées à l’échec. Alors que les besoins en service public sont criants et qu’une vraie planification est indispensable pour diversifier ces économies périphériques, le Président s’y refuse. De manière plus générale, il semble totalement méconnaître et mépriser l’outre-mer. Cet abandon est sanctionné dans les urnes dès les élections européennes de 2019 : la liste de Jordan Bardella arrive largement en tête dans l’outre-mer, avec 11 points d’avance sur le camp présidentiel.

La déflagration du second tour de la présidentielle 2022

Durant les deux années qui suivent, la crise sanitaire marque un tournant. Du fait de la déliquescence et de l’éloignement des services de santé, la mortalité y est beaucoup plus forte que dans l’Hexagone. Le manque d’accès à des ressources de bases comme l’eau y rend aussi plus difficile l’application des gestes d’hygiène recommandés. Complètement dépassé, le gouvernement y impose des mesures répressives – confinement, couvre-feux… – encore plus dures et longues qu’en métropole. Fin 2021, des émeutes interviennent pour dénoncer les restrictions de liberté et l’abandon de l’outre-mer à son sort par Paris. En Guadeloupe, le gouvernement dépêchera le GIGN en seulement 48h pour rétablir l’ordre, alors que l’envoi de bouteilles d’oxygène pour les hôpitaux a pris plusieurs semaines ; tout un symbole.

Après cette gestion calamiteuse, Emmanuel Macron est très sévèrement sanctionné par les ultra-marins lors des élections présidentielles de 2022,. D’abord, l’abstention reste très forte, entre 50 et 70 % selon les territoires, témoignant avant tout de l’absence de confiance dans les institutions. Au premier tour, Jean-Luc Mélenchon réalise en moyenne un score de 40 % – loin devant Marine Le Pen – et même de plus de 50 % en Martinique, en Guyane et en Guadeloupe. Au second tour, contrairement à cinq ans auparavant, la candidate du RN bat nettement le président sortant, avec des scores atteignant jusqu’à 70 %. Même en Martinique où la résistance au RN est habituellement plus virulente, le RN termine avec plus de 60%.

Etant donné les scores de la France insoumise au premier tour, en particulier dans les Antilles, en Guyane et à la Réunion, il est difficile de conclure à un vote d’adhésion au programme du Rassemblement national. Vraisemblablement, les électeurs votent surtout contre Emmanuel Macron plutôt que pour Marine Le Pen. Ce vote est motivé par l’abandon économique et l’obligation vaccinale. Cette dernière est rejetée plus fortement dans l’outre-mer qu’ailleurs en raison d’une forme de suspicion généralisée contre l’Etat et d’une concurrence des thérapies (traditionnelles vs occidentales). En effet, la crise sanitaire a été un moment marquant l’expression d’une forme de résistance identitaire, mêlée aux conséquences et à la crainte de l’empoissonnement généralisé en lien avec le scandale du chlordécone. Ce contexte a convaincu une partie de la population que l’extrême droite pouvait être un meilleur rempart pour leur dignité.

Le rôle symbolique de l’outre-mer pour le RN

Résumer la percée de l’extrême-droite dans l’outre-mer au seul rejet du macronisme serait toutefois trompeur. Plusieurs territoires, notamment la Guyane et Mayotte, sont confrontés à une immigration de subsistance importante, qui fragilise encore davantage des services publics et des infrastructures déjà sous-dimensionnés. Marine Le Pen l’a bien compris et a fait de l’outre-mer un avant-poste de la lutte contre l’immigration et l’insécurité, permettant ainsi une escalade dans les propositions les plus radicales. Bien que représentant une part modeste de l’électorat national, l’outre-mer jouent ainsi un rôle crucial pour le RN. D’une part, en réalisant une percée dans ces territoires marqués par l’esclavage et la colonisation, le parti tente de sortir des stigmates de parti raciste. D’autre part, en plaidant pour des mesures d’exception extrêmement strictes en matière migratoire et sécuritaire, il en fait un terrain d’expérimentation pour les mesures destinées à s’appliquer ensuite sur tout le territoire national.

Marine Le Pen a fait des Outre-Mer des avant-postes de la lutte contre l’immigration et l’insécurité, permettant ainsi une escalade dans les propositions les plus radicales.

Un exemple frappant est Mayotte, où les problématiques d’immigration et d’insécurité sont particulièrement criantes. Le 101ème département français, totalement dépassé par la situation car abandonné par la République, montre depuis longtemps une adhésion plus forte au RN que les autres Outre-Mer. Le Rassemblement national y a remporté une vraie victoire en début d’année, lorsque Gérald Darmanin a annoncé une réforme constitutionnelle pour y supprimer le droit du sol, revendication de longue date de l’extrême-droite et de certains élus locaux de l’archipel qui remet en cause le principe même de la citoyenneté française. Cette mesure, bien que non encore votée en raison de la dissolution, illustre comment le RN utilise ces territoires comme laboratoires politiques pour des idées autrefois marginales.

Comme sur la loi immigration, l’extrême droite a là encore réussi à rendre ses revendications majoritaires au Parlement, grâce au suivisme des Républicains et de la majorité présidentielle. Cette course à la fermeté a pourtant déjà des effets particulièrement néfastes : au nom de la lutte contre l’immigration illégale et les bidonvilles, le gouvernement a fait fermer plusieurs points d’eau indispensables à la population de Mayotte, qui subit déjà des coupures très fréquentes. Une mesure draconienne qui empêche les habitants de pratiquer une hygiène élémentaire et a conduit, selon des documents du ministère de la santé dévoilés par L’Express, à l’émergence de l’actuelle épidémie de choléra, qui a déjà fait deux morts. Un prélude aux conséquences de la fin de l’aide médicale d’État que réclame le RN depuis des années ?

Si l’Outre Mer fait donc figure de laboratoire de l’extrême droite française, un doute important demeure pour ces élections législatives anticipées : un député ultramarin avec l’étiquette RN sera-t-il élu ? Nonobstant les résultats du RN dans les élections nationales, le parti n’a en effet jamais su s’implanter localement et aucun parlementaire issu des territoires d’outre-mer n’a jamais siégé avec le RN. A l’Assemblée nationale, la plupart des députés ultra-marins se retrouvaient plutôt, avant la dissolution, dans les groupes communiste, insoumis et LIOT. Alors qu’elle se prépare à affronter frontalement le RN, la gauche, et notamment la gauche radicale incarnée par la France insoumise, a donc une occasion de faire mentir le pronostic d’un basculement de l’outre-mer vers l’extrême droite. Réponse le 8 juillet prochain.

La défiance envers l’école, facteur clé du vote RN

Salle de classe. © Sam Balye

Tendanciellement moins dotés en capital culturel, les électeurs du Rassemblement national entretiennent un rapport souvent amer et distant avec l’institution scolaire. Une socialisation qui les rend hostiles aux « élites » diplômées, considérées comme des « donneurs de leçons ». S’ils sont par ailleurs attachés au principe de l’école publique, ils considèrent que l’immigration est largement responsables de la dégradation de l’enseignement, notamment chez les femmes. Par bien des aspects, la perception de l’école est ainsi un déterminant majeur du vote selon Félicien Faury, sociologue et politiste au CESPID, auteur de Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême-droite (Seuil, 2024) [1].

La faiblesse du niveau de diplôme est un des facteurs les plus prédictifs du vote pour le Rassemblement national (RN), et avant lui le Front national (FN). Derrière ce constat statistique, ce que la sociologie de terrain retrouve, ce sont des trajectoires scolaires souvent heurtées, relativement courtes, vécues difficilement. C’est ainsi un certain rapport à l’école, distant voire défiant, qui apparaît comme l’un des facteurs communs à une partie importante de l’électorat lepéniste.

Il ne s’agit pas de suggérer qu’il y aurait un lien direct et nécessaire entre un « manque de culture » et les penchants xénophobes nourrissant le vote RN – après tout, il y a toujours eu des manières très cultivées d’être d’extrême droite, et l’idéologie raciste s’est toujours reposée sur des constructions intellectuelles et savantes.

La faiblesse du diplôme a en revanche des conséquences socioprofessionnelles importantes, du fait de la fragilité sur le marché du travail qu’elle engendre. Dans une société où la possession de capitaux scolaires est devenue si importante, en être dépourvu produit une incertitude et un pessimisme structurant les préférences électorales pour le RN.

Cette situation génère aussi une relation spécifique à l’ordre scolaire, y compris pour les électeurs étant parvenus à une certaine stabilité sociale. C’est sur cette relation à l’école et ses conséquences sociales et politiques que j’aimerais m’attarder ici.

De 2016 à 2022, dans le cadre d’une enquête de terrain menée dans le sud-est de la France, j’ai rencontré des électeurs de classes populaires et de petites classes moyennes votant ou ayant déjà voté pour le RN. Durant les entretiens, l’enjeu de l’école a été régulièrement convoqué, souvent sous un registre négatif. À propos de leurs parcours scolaires, beaucoup de personnes m’indiquent n’avoir « pas aimé » l’école, ou n’être « pas faites pour les études », trahissant le désajustement entre leur propre socialisation et les attentes de l’institution scolaire.

Dans une société où la possession de capitaux scolaires est devenue si importante, en être dépourvu produit une incertitude et un pessimisme structurant les préférences électorales pour le RN.

Pour ces électeurs, qui étaient pour beaucoup des parents au moment de l’enquête, la question scolaire émerge de plusieurs façons. D’abord comme inquiétude pour leurs enfants face à une dégradation de l’école publique – ce qui peut amener certaines familles à se tourner vers les établissements privés. Ensuite, comme moteur d’antagonisme vis-à-vis d’autres groupes sociaux, notamment ceux davantage dotés en capital culturel – antagonisme qui s’accompagne souvent d’une défiance envers la gauche.

Dégradation de l’école publique, recours au privé

La moindre maîtrise de l’univers scolaire a pour première conséquence de se sentir démuni face à ce qui est considéré comme une détérioration de l’offre scolaire publique. Sur mon terrain comme ailleurs, l’école publique pâtit d’une mauvaise réputation. La conviction que « le public » s’est « dégradé » semble très largement partagée, en particulier dans certains quartiers en cours d’appauvrissement dans lesquels vivent souvent les personnes interrogées. Cette situation est vécue d’autant plus durement que l’importance des certifications scolaires pour leurs enfants a parfaitement été intégrée par les parents de classes moyennes et de classes populaires. Mais contrairement aux groupes mieux pourvus en ressources culturelles, il est plus difficile pour eux de mettre en place des stratégies de compensation du niveau jugé insatisfaisant de certaines écoles publiques (faire les devoirs à la maison, voire détourner la carte scolaire, etc.).

Dans certains cas, le faible capital culturel peut être compensé en partie par un (petit) capital économique, notamment en ayant recours à l’école privée. Beaucoup de personnes rencontrées m’indiquent ainsi avoir choisi de scolariser leurs enfants dans le privé, et ce parfois au prix de sacrifices financiers importants. Dans les territoires dans lesquels j’ai enquêté, il n’est un secret pour personne que l’inscription dans ces établissements doit être demandée très en avance, car les listes d’attente ne cessent de s’allonger. Par contraste avec les établissements publics, les écoles privées sont réputées de meilleur niveau, avec une sélection des élèves plus importante, une « discipline » et une « surveillance » accrues pour les enfants et adolescents. Le privé est donc le prix à payer par les parents pour, comme on me l’a souvent dit, être « tranquilles » quant à l’éducation scolaire et aux « fréquentations » de leurs enfants.

Il faut noter que cette décision n’est jamais prise de gaieté de cœur. Comme me l’exprime une électrice ayant scolarisé ses enfants dans le privé, « c’est quand même malheureux d’en arriver là ». Ce choix du privé est conçu, au fond, comme anormal, et les élites dirigeantes en sont en grande partie tenues responsables. Le recours au privé n’est donc pas un refus de l’État, mais le symptôme d’une déception vis-à-vis de ce que les institutions publiques devraient offrir aux citoyens.

Inquiétudes éducatives et vote RN féminin

L’offre scolaire locale est ainsi perçue comme faisant partie d’un système concurrentiel, avec des classements informels des établissements circulant selon leur réputation. Dans les discours des personnes interrogées, ces perceptions s’avèrent souvent profondément racialisées. La proportion de personnes identifiées comme immigrées fréquentant les écoles fonctionne comme une sorte de signal du niveau scolaire global de l’établissement, orientant les stratégies parentales de placement scolaire. Dans certains quartiers, le déclassement social des écoles publiques est ainsi d’autant plus visible qu’il est perçu racialement, et d’autant plus difficile à enrayer que cette perception renforce, par circularité, les pratiques d’évitement des ménages blancs.

À bien des égards, un autre ressort crucial du vote RN féminin réside dans cette situation dégradée de l’école en France et dans les appréhensions parentales qu’elle suscite.

Cette situation suscite des désirs de protectionnisme non plus seulement sur le terrain de l’emploi, mais également sur celui de l’accès aux ressources communes et aux services publics. Le problème n’est plus ici l’immigré travailleur, mais les familles immigrées, dont les enfants vont être scolarisés dans les écoles du quartier. De ce fait, les discours politiques comme ceux du RN prônant la réduction de l’immigration et l’arrêt du regroupement familial trouvent ici des échos favorables.

Dans mon enquête, ces inquiétudes éducatives touchent davantage les électrices que les électeurs. On sait que l’éducation des enfants continue d’être une prérogative majoritairement féminine, ce qui pourrait constituer une des causes du vote des femmes (et notamment des mères) pour le RN. Le vote d’extrême droite a longtemps été un vote majoritairement masculin, les femmes votant traditionnellement beaucoup moins pour cette famille politique. En France, ce « gender gap » (écart entre les sexes) s’est cependant progressivement réduit au fil des élections récentes. Il a même désormais complètement disparu pour le RN (tout en refaisant son apparition sur le vote Zemmour).

Les causes de ce rattrapage électoral féminin sont multiples, d’un « effet Marine Le Pen » (par comparaison avec le virilisme explicite de son père) à des causes plus structurelles, comme la précarisation croissante de secteurs d’emplois majoritairement féminins (aides à la personne, secteur du care, etc.). Mon enquête invite aussi à prendre davantage en compte la question scolaire dans l’explication du progressif ralliement des femmes à l’extrême droite. À bien des égards, un autre ressort crucial du vote RN féminin réside dans cette situation dégradée de l’école en France et dans les appréhensions parentales qu’elle suscite.

Les « donneurs de leçons »

Le rapport à l’école a aussi des conséquences sur les manières de percevoir les autres groupes sociaux et, derrière eux, les formations politiques. Comme suggéré plus haut, pour beaucoup d’électeurs du RN, c’est le travail, plus que l’école, qui leur a permis d’accéder à un emploi (relativement) stable et à un petit patrimoine (souvent leur propre logement dont ils sont propriétaires). Ils se caractérisent ainsi par un capital économique supérieur à leur capital culturel. Cette structure du capital que l’on retrouve de façon transversale au sein de l’électorat lepéniste se traduit par la valorisation de styles de vie orientés davantage vers la réussite économique que vers « des ressources culturelles distinctives ».

Dès lors, lorsqu’il s’agit de qualifier les groupes situés dans le « haut » de l’espace social, les électeurs du RN vont davantage valoriser les élites spécifiquement économiques. Sur mon terrain, si l’on peut certes critiquer une richesse trop ostentatoire (ceux qui « veulent montrer qu’ils ont de l’argent ») ou démesurée (ceux qui « se gavent »), la figure du « bon patron » ou de la personne qui a « réussi » économiquement revient souvent de façon positive dans les discours.

Par contraste, les groupes et individus les plus pourvus en capital culturel, les « sachants », et notamment les professions spécialisées dans l’usage du savoir, de la parole et des symboles (enseignants, journalistes, artistes…), vont souvent susciter scepticisme et hostilité. Ces derniers sont souvent associés à une position de privilégié moralisateur, des « beaux parleurs » et des « donneurs de leçons ». Cette défiance se rejoue dans le rejet de la gauche, camp politique souvent associé – non sans un certain réalisme sociologique – à ces « élites du diplôme ».

À bien des égards, le mépris de classe dont s’estiment parfois victimes les électeurs du RN fait écho aux formes de violence symbolique dont l’école est un des principaux foyers. Comme si la distance à l’univers scolaire, aux positions professorales, à la culture dite légitime et aux styles de vie qui lui sont associés exprimait une réaction de défense face à une domination scolaire subie antérieurement.

L’institution scolaire reste pour beaucoup avant tout un lieu de classements, de frustrations et d’humiliations. Il faut donc s’interroger sur ce que produit politiquement notre école, sur les visions du monde et les préférences électorales qu’elle engendre sur le long terme chez les individus.

[1] Article republié depuis The Conversation France

Union de la gauche ou unité du peuple ? Le défi du nouveau Front Populaire

Manifestation du 10 juin 2024 à Rennes pour un Front Populaire. © Vincent Dain

La recomposition de la vie politique française qui devait occuper les trois prochaines années va finalement se précipiter en trois semaines. Depuis l’annonce inattendue de la dissolution de l’Assemblée nationale dimanche dernier, le monde politique est en ébullition : retour surprise de l’union à gauche, centralité du Rassemblement national qui absorbe les Républicains et Reconquête, fébrilité du camp macroniste qui sent sa défaite se préciser chaque jour un peu plus… Dans ce contexte de sanction pour la politique gouvernementale, la plupart des seconds tours des législatives pourraient se jouer entre les candidats du RN et ceux du nouveau Front Populaire, ces derniers auront fort à faire pour convaincre. Si l’union est en effet indispensable pour contrecarrer l’inexorable progression de l’extrême-droite, un cap politique autour d’un socialisme de rupture sera nécessaire pour susciter l’enthousiasme des électeurs.

« Nous avons gagné les élections européennes. Nous sommes le parti le plus fort, nous sommes l’encre de la stabilité. Les électeurs ont reconnu notre leadership au cours des 5 dernières années. C’est un grand message. » C’est en ces termes que la Présidente sortante de la Commission européenne Ursula Von der Leyen s’est exprimée dimanche soir. On mesure ainsi davantage l’insignifiance du scrutin et le décalage avec les résultats nationaux, notamment français, aboutissant à la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée Nationale.  

En France, les résultats couronnant le Rassemblement National ont été sans appel. L’annonce du Président de la République le soir même de l’élection a surpris et ébranlé la scène politique française. Elle passe comme un coup de poker stupéfiant. On s’épargnera la noblesse républicaine que ses amis présentent comme explication rigoureuse à cette dissolution. Mais l’inconséquence aussi ne saurait expliquer avec justesse cette instrumentation politique. Pour saisir un pareil choix dans de pareilles circonstances et de tels délais il faut convoquer le cynisme. Provoquer une dissolution quand un parti d’extrême-droite s’enracine et est en mesure de l’emporter, c’est oser lui offrir sciemment le pouvoir et s’avérer complètement inconséquent. L’arrivée du RN à Matignon n’est plus une chimère mais un risque, donc une possibilité envisageable comme une autre pour Macron et son monde. Le prix de deux années minimum d’exercice du pouvoir par l’extrême droite est donc devenu admissible. 

L’inconscience du Président tient surtout de sa certitude à toute épreuve qu’il gagnera ces élections, comme sa conférence de presse 72h après, en apesanteur, le confirme : rien ne doit changer puisque « les Français veulent que nous allions plus vite ». Le vote RN ? C’est la faute aux écrans… A la lecture des dynamiques et du temps très court imposé, Macron pense donc clore le camouflet en triomphe en faisant le pari simple d’une gauche perdante car décomposée et de sa propre capacité à engendrer des victoires au second tour face à un RN pris de vitesse. Mais la gauche partira semble-t-il unie et les cartes sont en partie rabattues dans l’indétermination de ce qu’il peut advenir. 

En réalité, si les conditions dans lesquelles ces élections s’organisent apparaissent indignes d’une véritable campagne politique, la dissolution en soi était parfaitement envisageable. Depuis l’élection législative de 2022, la situation parlementaire est en crise, avec une majorité introuvable et des 49.3 à foison, empêchant la promptitude des réformes libérales désirées par le Président et demandées par la Commission européenne et les agences de notations. L’idée d’une dissolution a fait son chemin et allait, tôt ou tard, advenir, puisque le changement de cap politique, lui, n’est pas une option. Finalement, en voulant gagner de nouvelles législatives pour ré-élargir son socle parlementaire, par-delà les avertissements électoraux, Macron dévoile son hubris et sa difficulté à s’accommoder des manifestations de la démocratie.

Alors, on se souviendra que si la situation était somme toute différente, dissoudre pour gagner était aussi l’idée sous-jacente à celle provoquée par Jacques Chirac en 1997 ; on en connaît le revers pour le camp présidentiel. Cette-fois, c’est le RN qui pourrait rafler la mise, acter la fin d’une époque et en ouvrir une autre sans doute encore plus douloureuse. 

La mort du bloc bourgeois

Une telle débâcle peut s’interpréter de différentes manières. Mais on ne saura effacer le véritable carburant durable et raffermi de cette élévation continue du vote RN. Ce pénible résultat vient chasser les garde-fous démocratiques d’un système à bout de souffle. Le cercle de la raison s’est fracassé sur la réalité affective et lucide du pays. Le parti des gestionnaires, au sens le plus juste qui soit – du centre-gauche hollandiste à la droite sarkozyste -, a la fièvre, il suffoque de son détachement hostile aux afflictions populaires et subit électoralement sa colère retentissante.

La vulgate libérale n’imprime plus ni sur le fond ni dans la forme pour les subalternes – entendu dans un sens gramscien. L’abaissement des « charges », la lutte contre le déficit, la flexibilisation du marché du travail, la libre compétition, « l’efficacité » partout… ces mythes de la gouvernance par les nombres constituent un idéal normatif austéritaire face auquel il n’y aurait aucune échappatoire. Ces névroses obsessionnelles de la cohorte des experts et éditorialistes et de ceux qui gouvernent le pays en apôtres depuis tant d’années sont désormais rejetées extrêmement violemment par des catégories entières de la population qui les subissent depuis des années sans être écoutées. Face à ce rejet de la foi intérieure qu’il prêche dans le vide, l’extrême-centre libéral ne répond que par des appels à faire davantage de « pédagogie » pour vendre ses réformes incomprises par le peuple victime de la démagogie.

Par-delà la brutalisation des politiques que leur logiciel induit, ces bureaucrates du marché n’ont plus d’histoire à raconter si ce n’est celle de s’opposer aux « populistes ». Ce « devenir nul de la politique » que prédisait le philosophe Cornelius Castoriadis ressemble désormais au chant du cygne.

Comme si l’adhésion au monde libéral ne dépendait plus que d’une explication rationnelle des gouvernants, « les pédagogues du renoncement » comme les appelait l’historien Max Gallo, face à l’ignorance et l’inintelligibilité présumée des gouvernés. L’obéissance aux injonctions européennes, sans véritablement y trouver le sens et le bénéfice d’une telle délocalisation politique constitue également une légende retoquée par ceux dont la souveraineté ne semble encore s’exercer que dans le cadre national. Depuis quelques années, il faut dire que les chiens de garde ont commencé à s’éveiller : le réel invalide tellement leur serments que l’équation leur est devenue conceptuellement insupportable. Le disque est rayé, les injonctions à l’adaptation déraillent. Par-delà la brutalisation des politiques que leur logiciel induit, ces bureaucrates du marché n’ont plus d’histoire à raconter si ce n’est celle de s’opposer aux « populistes ». Ce « devenir nul de la politique » que prédisait le philosophe Cornelius Castoriadis ressemble désormais au chant du cygne.

À force de prêcher là où la multitude ne croit plus, les représentants gouvernementaux se sont distanciés de ceux qu’ils administrent. L’avènement de la macronie ne fut qu’une accélération ostentatoire de l’accaparement technocratique du pouvoir, avec des députés interchangeables, thuriféraires de l’ordre libéral et de la révolution conservatrice, dont on ne perçoit pas la chair politique qui les spécifie. Et leur légèreté vis-à-vis de ce qui se joue dans l’instant témoigne de leur effroi devant le mystère de leur destinée et l’apparence trompeuse de leur volonté. Derrière le discours d’une arrière-garde médiocre, c’est le système fléchissant du néant faisant advenir le désordre social et politique.

Pourquoi tout concourt au succès du RN

Face à un tel vide au cœur de la République, au déclin des idéologies politiques, à la société de consommation individualisante et à la fin du consentement des gouvernés au libéralisme, les identités collectives et politiques se sont peu à peu liquéfiées. Quand les électeurs cherchent depuis des années dans la recomposition le débouché électoral antagonique, alors ils le trouvent là où l’on répète à l’envie qu’il se situe. Dans cette perspective, le RN s’accommode très bien du temps présent : mise en exergue assumée de leur position d’opposant numéro 1 au système en place, discours normalisant des dominants sur « l’’égalitarisation » des figures « extrêmes » – sous-entendu, Mélenchon-Le Pen, même péril -, accommodement des médias à l’institutionnalisation du parti, décrédibilisation des offres de gauche…

Tout est fait pour catalyser la victoire culturelle des réflexes et du récit xénophobe : les libertés publiques de plus en plus compromises depuis 10 ans, l’expression toujours plus audible d’une citoyenneté ethnique, etc.

Parallèlement, le discours nationaliste de l’extrême-droite tend depuis deux décennies à sédimenter et capter de façon croissante les réalités et sentiments d’insécurité variées, du malaise économique à la peur instillée par les faits divers sanglants. Il leur donne une dimension identitaire monolithique, en étreinte, de plus en plus acceptée et ancrée dans la fenêtre d’Overtone. La peur de l’immigration – par exemple très vite assimilée comme cause des émeutes consécutives à la mort de Nahel – constitue d’ailleurs le premier moteur du vote RN. En sus, tout est fait pour catalyser la victoire culturelle des réflexes et du récit xénophobe : les libertés publiques de plus en plus compromises depuis 10 ans, l’expression toujours plus audible d’une citoyenneté ethnique, etc. Oui, tout est fait pour polariser le champ politique et positionner le RN comme l’alternative à ceux dont la majorité populaire ne veut plus. 

Les manifestations contre les lois Travail durant le quinquennat Hollande ont réordonné le conflit social, la vague dégagiste ayant portée l’élection de 2017 ne s’est pas arrêtée et l’irruption des Gilets Jaunes sur la scène politique fût un rappel fracassant de la défiance profonde dont nos institutions font l’objet. Ce moment populiste refoulé est revenu modeler l’expression électorale. Dans cette configuration sociétale angoissante pour une part de la France dite périphérique, bien davantage que les propositions programmatiques, en premier lieu c’est le diagnostic simpliste (assistanat, sécurité et immigration) qui raffermit le score du RN. Devenant à mesure du temps le réceptacle dominant d’une majorité des rejets, contre la force gouvernante qu’il revient de renverser, la poussée du RN semble être inexorable.

Quand bien même leurs lignes politiques sont en constante mises à jour au fil des intérêts mouvants, d’alliances européennes variantes, ce parti ne subit aucun trouble électoral. Sans s’agiter pour, l’adjonction annoncée de cadres Les Républicains renforce, elle encore, la normalisation du RN et sa stratégie de respectabilité. De plus, il ne faudra pas croire que la masse abstentionniste aux européennes soit structurellement défavorable au RN en cas de sursaut aux législatives, puisque sa structuration composite correspond plutôt à leur transversalité socio-professionnelle et intergénérationnelle grandissante. Et les classes populaires se sont davantage abstenues, ce qui donne à penser, en analyse des dernières élections, que le RN dispose de grandes réserves pour dans 20 jours. Tout prélude à son arrivée au pouvoir. Il y a comme une lame de fond vers l’abîme. 

À gauche, une union indispensable

Face au macronisme décadent et à une extrême-droite exaltée, la gauche se cherche et peut s’écraser à mesure que le cours du temps persévère dans l’ordre actuel des choses. Ces dernières années, ni les trahisons d’une gauche socialiste au pouvoir, ni les erreurs communicationnelles décrédibilisantes de la force insoumise, ni les réflexes bobos caricaturaux des écologistes et encore moins l’inertie de chaque organisation n’ont aidé à clarifier le dessein commun de société que la gauche proposait encore à tous les Français. La gauche comme repère est devenu un espace politique informe, décousu, s’effaçant arithmétiquement, au détriment de l’attrait de chacune de ses composantes politiques ; si ce n’est peut-être au cours d’une campagne insoumise alléchante à la présidentielle de 2017, où la progression ardente et la transversalité de l’offre générale qualifiaient bien l’agencement d’un important potentiel électoral. 

Nul ne peut nier l’évidence : l’attente est notre adversaire face aux changements climatiques en cours, à l’approfondissement des inégalités et à la mise à mort des services publics. Il nous faut agir vite et fort.

Pourtant, malgré ses atermoiements, seule la gauche peut permettre d’éviter le déclin toujours plus prononcé du pays, s’accaparer du désir destituant et conjurer par le haut la résignation. Si aucun rendez-vous politique n’éteint l’histoire, dans une optique de survie organisationnelle, au regard de l’état du pays et des prochaines échéances, celui du 30 juin semble cardinal. Car nul ne peut nier l’évidence : l’attente est notre adversaire face aux changements climatiques en cours, à l’approfondissement des inégalités et à la mise à mort des services publics. Il nous faut agir vite et fort. Alors chaque opportunité historique doit être saisie. Ainsi, ne serait-ce qu’au regard de la faiblesse structurelle et récurrente des offres politiques à gauche à remporter une élection, l’union apparaît indispensable pour espérer ne serait-ce que résister. D’autant plus que le temps passe vite et qu’aucune autre option plus crédible, non boutiquière, ne se pose sur la table pour une guerre de mouvement extrêmement rapide. 

L’union paraît d’autant plus nécessaire pour le Parti socialiste qu’il ne sait comment exister en dehors des murs parlementaires ; le premier quinquennat de Macron avait déjà failli lui être fatal, notamment sur le plan financier. Pour la France Insoumise, son histoire semble indiquer qu’elle est capable de poursuivre son existence en dehors des institutions. Mais son effacement de l’Assemblée Nationale serait un sérieux coup porté à son indispensable notabilisation, certes encore embryonnaire, et la condamnerait à sa fixation dans la figure sclérosée d’opposant bruyants mais impuissants. L’union a été faite, un nouveau Front populaire est né, dont acte. Il a déjà fort à faire. 

Au-delà de l’union de la gauche, rebâtir l’unité du peuple

Le jour d’après, il faut déjà dire que l’union pour l’union ne peut constituer un projet politique en soi. Dans cette situation, nous pouvons nous accorder à dire que l’une des immatriculations politiques évidentes reste l’ordonnancement axiologique, c’est-à-dire ce qui fait sens et touche le domaine du sensible. Mais la gauche a depuis longtemps cru, en miroir du libéralisme, qu’agiter des mots, un jargon, des expressions incantatoires, des alliances de survie suffirait à produire des identifications fortes et des repères politiques de long cours. Au contraire, elle s’est rabougrie, sans matrice transversale, à mesure que l’extrême droite, elle, débordait de son socle et propageait sa lecture du monde. Et le discours sur les valeurs, sans adhérence aux vécus, est devenu un discours vide, ampoulé, dénué d’attrait, dénué d’imaginaire, dénué d’un zénith perceptible.

La gauche a depuis longtemps cru qu’agiter des mots, un jargon, des expressions incantatoires, des alliances de survie suffirait à produire des identifications fortes et des repères politiques de long cours.

Le calcul politique de la gauche est aujourd’hui des plus limpides : s’étendre ou s’éteindre. Alors, il convient encore de rappeler que convaincre consiste à réussir à affecter les individus et la multitude dans un sens positif, commandant des conditions discursives et pratiques. On ne saurait ici être exhaustif sur ce qui provoquerait, au-delà des bases électorales présentes, l’adhésion à une offre de gauche, ni en expliquer le jeu complexe des affects qu’il faudrait provoquer pour cela : il faut se garder des prophéties et de l’outrecuidance des apprentis sorciers. Cependant, nous ne sommes pas dispensés de déceler des positionnements sincères et des paramètres stylistiques, dans le contexte actuel, qui sauraient demain reconstruire une dynamique en capacité d’entraîner l’assentiment le plus large qui soit. L’union doit dépasser la gauche plurielle, telle est sa tâche historique.

Nous avons besoin d’un récit instituant, surtout après avoir démontré ces dernières années le morcellement d’un espace politique autrefois plus tangible. Il faut justifier que le Front populaire en vaut le vote, mobiliser une rhétorique et des dénominateurs communs solides et ancrés dans le réel. Déjà, l’accord rapidement entendu des forces constituées à gauche nous enlève le simulacre qu’aurait été de longues et vaines réunions occupant l’espace médiatique comme une banale série télévisuelle. Il faut à présent tenir et décliner les temporalités, prendre cette élection à la fois comme un objectif existentiel et le commencement d’une œuvre plus longue. 

L’idéal politique de gauche ne s’est pas éteint. Il est simplement orphelin d’un corpus politique concret, de figures qui l’incarnent, d’une nouvelle esthétique qui le redessine et d’un camp qui le porte de façon harmonieuse. L’édification d’une nouvelle proposition de contrat social, ancrée dans les valeurs de partage, de solidarité et d’écologie qui réenchante la vie, constitue la nécessité d’un nouveau bloc historique majoritaire qu’il faudra d’ailleurs continuer de construire, même après l’élection, quoi qu’il puisse en résulter. Dans la fenêtre aujourd’hui imposée des législatives, les partis vont s’accorder sur les urgences. C’est une première étape. Le reste attendra d’être discuté et tranché par le vote du peuple, du moins il devra l’être pour que l’unité advienne réellement après l’union. Pour le reste, ce nouveau Front populaire pourrait détailler une méthode rigoureuse et un calendrier de mise en œuvre des politiques publiques proposées ; sans démesure ni indétermination, avec un chiffrage et un agenda permettant à tout un chacun de se projeter facilement.

Acter la mort de la social-démocratie

Il faut bien admettre que la social-démocratie ayant gouverné, sidérée et médiocre devant la puissance du capitalisme financier, est justement assimilée aux politiques d’errement nous ayant conduit dans la situation économique, sociale et politique actuelle. Le rêve européen et la mondialisation heureuse des bien lotis ont été vécus à l’envers, dans le malheur économique pour la majorité : désindustrialisation et mise en concurrence d’économies disparates, pression à la baisse sur les salaires, précarisation des emplois, démantèlement des services publics… Les perdants de la mondialisation ont été abandonnés par cette droite complexée et ce qu’il reste de la gauche s’en détourne discursivement bien trop souvent en paraissant de moins en moins capable d’invoquer des codes et des modes de vie autres que ceux des habitants des centres-villes métropolitains. C’est l’incapacité de nos élites à construire un réel rapport de force avec l’Allemagne et ses intérêts singuliers qui empêche d’envisager une véritable construction européenne au service des peuples. Or, on le disait, absolument rien ne dit qu’une majorité des abstentionnistes qui va revenir sur la scène politique à l’occasion de ces législatives soit favorable à la gauche. On peut même s’inquiéter du contraire et, a minima, en prendre acte.

Il y a pour le moment un désir de rupture décorrélé d’un désir de gauche qu’il est interdit de regarder avec condescendance. C’est à ce dessin d’adjonction qu’il faut travailler à la formation face à l’extrême-droite. Par conséquent, concourir à démontrer que la ligne choisie programmatiquement par ce nouveau Front populaire soit cette fois-ci authentiquement de gauche paraît vain tant le signifiant a été décrédibilisé. Sans s’oublier idéologiquement, cette coalition de gauche doit s’arracher de ces réflexes, de ses signifiants et de son petit espace urbain où elle ne se comprend plus qu’elle-même pour se reconnecter et recomposer avec les aspirations majoritaires du peuple français. 

La radicalité de l’offre à proposer ne doit pas être confondue avec une « gauchisation » de sa teneur et la mise en exergue de milles mesures programmatiques.

Fixer cet horizon enviable nécessite pour commencer d’acter très clairement que la proposition de gouvernement entre en réelle rupture avec la politique de l’offre, productiviste et inégalitaire. Mais elle doit aussi permettre à la gauche de se reconnecter avec le sens commun « dégagiste » : la radicalité de l’offre à proposer ne doit pas être confondue avec une « gauchisation » de sa teneur et la mise en exergue de milles mesures programmatiques. Elle doit en premier lieu s’exprimer en termes d’ambition de changement, loin des symboles et des rustines, dans un contexte de guerre aux pauvres et de tenaille identitaire.

A l’avenant, elle devra se traduire par la mobilisation des compétences obligatoires face à la complexification juridique des rouages organisationnels et administratifs des politiques publiques installées ; et au regard d’un affrontement à venir inévitable avec les marchés financiers. Enfin, elle pourra affirmer avec bon sens, clarté et autorité : à court terme notamment, retraite à 60 ans, indexation des salaires sur l’inflation et hausse du SMIC, abrogation de la loi immigration, école publique totalement gratuite ; à moyen et long terme, réduction du temps de travail, extension des services publics, démocratisation des entreprises, déconstruction de l’hydre bancaire etc. Le retour d’un ordre alternatif, c’est-à-dire le retour de la justice dans les politiques économiques, salariales et fiscales est fondamental face à la sécession grandissante des très riches.

Dans le même temps, la narration enveloppant le projet doit aussi porter sur l’unification du pays, la volonté de résorber les fractures de la société et soigner l’atomisation néolibérale. L’une des voies pour ce faire pourrait être de défendre un patriotisme vert. La question écologique est une menace qui est venue s’ajouter à celles historiquement générées par la mondialisation pour les classes populaires et appuyer le sentiment anti-élite. Il faut donc réussir à articuler et hybrider dans le discours et les propositions les enjeux de protection sociale et de transition écologique pour répondre principalement aux besoins et inquiétudes des catégories paupérisées qui sont déjà exposées aux conséquences de la dérégulation environnementale. La constitution d’une telle politique de soin appuyée par des mutations davantage structurelles qu’individuelles – du fait d’une forte reprise en main des orientations économiques par l’Etat – pourrait reconstruire une fierté nationale positive, et l’édification d’un projet à proposer par delà les frontières, c’est-à-dire d’un projet internationaliste. 

Une victoire improbable mais pas impossible

Dans son dernier essai, le politiste Rémi Lefebvre se demandait s’il fallait désespérer de la gauche et répondait qu’il fallait commencer par déjouer le piège du défaitisme. Si l’empreinte des élections européennes fait mal, le problème de la gauche reste encore celui de l’offre davantage que celui de la demande. Au jeu des alliances et coalitions à l’œuvre sur l’ensemble de l’arc politique, les élections législatives s’annoncent des plus incertaines, qui plus est au regard d’une géographie électorale en pleine transformation, où les conditions des victoires ne se posent plus dans les mêmes termes dans chaque territoire. Aux seconds tours, la question de la résistance du front républicain aura encore son sens dans certaines circonscriptions, tandis qu’ailleurs le concours à l’opposition la plus crédible à Macron sera la variable décisive.

Aux seconds tours, la question de la résistance du front républicain aura encore son sens dans certaines circonscriptions, tandis qu’ailleurs le concours à l’opposition la plus crédible à Macron sera la variable décisive.

En outre, les premières projections donnent à voir un sursaut de participation limité, réduisant la part des triangulaires, et montrent un nombre massif de seconds tours où l’opposition Front Populaire – Rassemblement National mettra de côté l’offre présidentielle. La campagne qui s’ouvre, extrêmement rapide, devra donc mobiliser chaque composante interne du Front Populaire en ce qu’elle peut apporter, sur les représentations de stabilité et de rupture qu’elles emportent. En même temps, toute la société doit être mobilisée comme force d’entraînement pour dépasser le cartel partidaire. 

Dès à présent, dans ce déchaînement des passions, il convient de se confronter avec humilité aux circonstances et de ne rien céder à la beauté illusoire du renoncement. Aussi loin soit la rive, il faudra nager et travailler sans relâche pour préempter des électorats populaires divers, que la gauche est censée défendre. Toute projection de résultat qui soit, la suite du scrutin sera tout aussi importante que la campagne immédiate, puisque le RN est désormais ancré si puissamment dans le paysage politique que chaque jour sera une lutte pour le soustraire de toute entrée ou de tout développement dans les institutions. Le choc ne fait que commencer.