Robespierre et Danton : revisiter le destin tragique des géants de la Révolution

© Malena Reali

« Mon cher Danton, si dans les seuls malheurs qui puissent ébranler une âme telle que la tienne, la certitude d’avoir un ami tendre et dévoué peut t’offrir quelque consolation, je te la présente. Je t’aime plus que jamais et jusqu’à la mort ». L’auteur de ces mots n’est autre que Robespierre. En février 1793, il offre à Danton son épaule amicale après le décès de sa première épouse. Il poursuit : « Faisons bientôt ressentir les effets de notre douleur profonde aux tyrans qui sont les auteurs de nos malheurs publics et de nos malheurs privés ». Un an plus tard, Danton allait finir à l’échafaud après une lutte intense contre les robespierristes. Cette unique lettre connue de Robespierre à Danton a été acquise le week-end du 12 mars dernier par un collectionneur privé1. L’État n’a pas choisi de la préempter, comme l’ont déploré plusieurs historiens et personnalités publiques2. Depuis la Révolution, la relation entre ces deux protagonistes fascine. Mais au-delà de son caractère romanesque, qu’a-t-elle à nous dire des dilemmes de la Révolution ? La biographie croisée Danton-Robespierre : le choc de la Révolution écrite par Loris Chavanette (Passés composés, 2021) est l’occasion de s’y replonger.

« Que s’est-il passé entre toi et moi ? Nous qui avions souhaité les mêmes choses…

– Nous n’avons jamais souhaité les mêmes choses vous et moi ».

Ce dialogue, tiré du film La Révolution française (Robert Enrico et Richard Heffron), imagine ce qu’ont pu être les derniers mots échangés entre Danton et Robespierre à l’aube de la bataille décisive qui allait emporter le premier. Conformément à la légende noire, c’est Robespierre qui tient le rôle sinistre. C’est lui qui clôture cette ultime entrevue par une phrase lapidaire, un vouvoiement qui dit toute la distance froide qu’il place entre Danton et lui, une menace tranchante comme le couperet de la guillotine qu’il prépare pour son adversaire.

Cette lecture classique des évènements de l’an II (1793-1794) est certes renouvelée mais pas vraiment modifiée par la nouvelle étude publiée par Loris Chavanette. D’ailleurs, ce dernier tombe d’accord avec Robespierre pour expliquer que Danton et lui ne « nourrissaient pas totalement les mêmes idées » (p. 263). Pour expliquer ces divergences, Chavanette renoue avec la méthode de l’historien romain Plutarque en proposant la biographie des deux vies parallèles de Danton et Robespierre. Deux parcours qui ne se croisent que par intermittences mais qui paraissent toujours rester dans l’ombre l’un de l’autre jusqu’au dénouement tragique.

L’ouvrage de Chavanette met en scène ces destins romancés en faisant la part belle aux mythes qui jalonnent les biographies des deux personnages. Ainsi, il raconte les manières différentes dont les deux futurs députés ont vécu le sacre de Louis XVI, le 11 juin 1775 alors qu’ils étaient encore adolescents. D’un côté, il met en scène la fugue de Danton qui quitta sa pension à Troyes pour assister à la cérémonie dans la cathédrale de Reims.

De l’autre, il reprend la légende d’un Robespierre, jeune élève de Louis-le-Grand qui aurait prononcé l’éloge destiné au roi lors du passage en calèche sur la route du sacre. Bien qu’il joue avec cette mythologie, l’auteur considère que les légendes qui entourent Robespierre et Danton ont, sinon un fond de vérité, en tout cas une origine et une diffusion qui dit quelque chose de ce qu’ils furent aux yeux de leurs contemporains.

Une opposition romanesque

Plus largement, Loris Chavanette se livre à un exercice original : celui de la constitution d’une biographie totale. Une étude qui, sans se prétendre exhaustive, aspire à embrasser du regard toutes les dimensions des personnages. Leur enfance, leur éducation et le début de leurs deux carrières d’avocats sont largement prises en compte pour peindre le tableau de leur genèse. La biographie évite ainsi l’écueil qui consisterait à faire naître Danton et Robespierre en 1789.

Elle livre une analyse méticuleuse de ce que furent leurs vies avant la Révolution. L’intérêt porté à la différence d’éducation entre la pédagogie avant-gardiste dont a bénéficié Danton et l’austère bachotage dans lequel Robespierre fut plongé paraît assez pertinent pour expliquer leurs divergences intellectuelles. L’ouvrage s’intéresse aussi aux vies privées que mènent les deux jeunes magistrats, à Arras pour Robespierre et déjà à Paris pour Danton. Il montre comment ce dernier joue un coup d’avance en se constituant un réseau dans la capitale avant que la révolution n’éclate.

En ce sens, cette étude tranche avec les plus récentes biographies consacrées à l’Incorruptible. Un chapitre entier sur les douze est dédié au « corps, ce miroir ». Il contient beaucoup de développements autour de l’apparence physique des personnages ou plutôt autour de leurs représentations dans la peinture et la littérature. Le but étant de comprendre comment ces deux figures ont marqué physiquement leurs contemporains. L’auteur examine d’abord Danton. Il explique que sa voix de stentor, sa face de bouledogue et sa « présence physique colossale »3 ont été autant d’atouts qui lui ont permis d’incarner la révolution plébéienne.

Prenant le contre-pied de l’historiographie récente, Chavanette restitue un caractère exceptionnel à la répression politique de l’an II. Il redonne à la Terreur la majuscule qu’elle avait perdue avec les travaux de Jean-Clément Martin

À côté d’un tel volcan, Robespierre fait pâle figure. Son visage paraît insipide tandis que ses yeux « très voilés » posent un regard « vague et flottant » (Lamartine)4 continuellement troublé par un clignement désagréable des paupières. Rien donc qui ne soit en mesure de retenir quelque attention. En fait, cette description de Robespierre souligne l’absence d’un corps physique dans cet « homme-idée » tout en abstraction5. Par contraste, elle met en évidence l’ascendant physique que Danton a pris sur ses rivaux. Un ascendant qui lui permet de devenir le héros du peuple des faubourgs – le « ventre de Paris » (Victor Hugo) – dès les premières semaines de la Révolution.

De plus, l’implication physique et directe de Danton dans les évènements révolutionnaires est soulignée par opposition à l’empreinte théorique et discursive imprimée par Robespierre. L’action personnelle de Danton dans la journée du 10 août 1792 – qui marque le renversement de la monarchie en France – est particulièrement mise en valeur. L’auteur détaille les multiples efforts du député pour coordonner l’insurrection jusqu’à la prise du palais des Tuileries.

Clairement, Danton apparaît comme le soldat de la guerre extérieure et Robespierre comme le prêtre de la régénération intérieure. Le sabre et le goupillon de la Révolution. Cette analyse fait écho au dialogue imaginé par Victor Hugo dans Quatre-Vingt-Treize. À la question de savoir où se trouve l’ennemi de la Révolution, Danton s’y exclame : « Il est dehors et je l’ai chassé » ; et Robespierre de répondre : « Il est dedans et je le surveille ».

De ce point de vue, l’étude de Chavanette vient replacer Danton et Robespierre au sommet de la Montagne. Elle démontre que si le couloir de la Révolution était trop étroit pour deux héros, ce n’est que lorsque la tête et le corps de celle-ci ont marché ensemble qu’ils ont balayé l’ancien monde. La complémentarité des deux Jacobins est démontrée tandis que leur différence de tempérament est constamment mise en exergue. Néanmoins, cette opposition physique et psychologique entre « deux types humains radicalement opposés »6, si elle est largement étayée, paraît exagérée à certains endroits. Surtout, son omniprésence dans le livre conduit à minorer des divergences plus significatives : l’opposition philosophique et politique des deux députés de Paris.

La Terreur et l’Être suprême : quand les frictions apparaissent

Par ailleurs, l’auteur présente une opposition philosophique irréconciliable entre Danton et Robespierre. Notamment dans leur rapport divergent à la religion. Cet enjeu métaphysique commence par unir les deux députés avant de les diviser. Pour l’auteur, leur opposition commune à la déchristianisation menée par les sans-culottes doit ainsi être retenue comme l’élément décisif expliquant leur ultime rapprochement à la fin de l’hiver 1793-1794.

Mais alors que Danton agit ainsi pour renouer avec l’ancienne religion, l’hostilité de Robespierre envers l’activisme sans-culotte obéit à une autre motivation. Il s’agirait pour lui de n’inaugurer rien de moins qu’un nouveau culte. Son ambition serait de fusionner « la régénération des hommes à la volonté divine ». Robespierre est un croyant fervent dans l’immortalité de l’âme et son Dieu, l’Être Suprême, est le Dieu vengeur qui libère « les humbles et les affligés »7. Loris Chavanette assimile le nouveau culte de la raison à une vérité religieuse comparable à la croyance catholique. Cette thèse est cependant nuancée par d’autres auteurs comme Marcel Gauchet qui le considère plutôt comme une religion civile destinée à favoriser la communion des citoyens par-delà leurs différences spirituelles8.

L’auteur exploite aussi la question théologique pour établir un parallèle entre la terreur religieuse de l’Ancien Régime et la terreur politique de la jeune République. Prenant le contre-pied de l’historiographie récente, Chavanette restitue un caractère exceptionnel à la répression politique de l’an II. Il redonne à la Terreur la majuscule qu’elle avait perdue avec les travaux de Jean-Clément Martin9 et d’Annie Jourdan10. L’auteur dresse un réquisitoire contre la politique robespierriste11. Pour cela, il n’hésite pas à piocher dans l’argumentaire conçu par ceux-là même qui ont participé à la chute de l’Incorruptible avec notamment l’affaire Théot12. Plus généralement, l’auteur occulte les éléments pouvant contrebalancer la violence politique de l’Incorruptible.

Ainsi, il accuse ce dernier d’avoir voulu envoyer les Girondins au tombeau13 alors qu’il protégea plusieurs dizaines de leurs députés lors des journées révolutionnaires des 31 mai et 2 juin 1793. Il n’insiste pas sur la condamnation de « l’exagération » des « ultra-révolutionnaires » que Robespierre renouvelle à de nombreuses reprises14. Il ne note pas non plus que ce dernier s’oppose aux représentants en mission les plus violents comme Carrier à Nantes ou Fouché à Lyon. Il obtient pourtant le rappel de ces proconsuls dans le but d’arrêter « l’effusion du sang humain, versé par le crime »15.

Danton comme Robespierre ont été deux Jacobins et deux montagnards. C’est-à-dire des des républicains « avancés » prônant des idées sociales considérées comme radicales par leur époque.

Rien de tout cela n’est réellement pris en compte par l’auteur qui renouvelle – en l’étayant – l’image d’Épinal attribuant une chaleureuse humanité à Danton et une froideur totalitaire à Robespierre. Loris Chavanette rappelle pourtant que Danton a d’abord été à la pointe de la « surenchère » révolutionnaire. Et ce, depuis les premières insurrections jusqu’aux massacres de Septembre16. Mais il excuse la violence dantoniste car elle serait le produit d’un contexte, une « violence révolutionnaire voulue par les circonstances » quand Robespierre défendrait une violence « érigée en système d’éradication des impurs »17. Un contexte qu’il refuse par contre d’expliquer lorsqu’il s’agit de Robespierre.

La politique : l’absente relative de l’analyse

L’étude néglige ainsi largement le rôle et l’influence des révolutionnaires les plus radicaux, « l’opposition de gauche », aux Jacobins dans le cours des évènements. C’est la principale limite de la simple dualité Danton-Robespierre pour analyser la Révolution. Victor Hugo avait en plus convoqué Marat pour comprendre 1793. Il semble donc impossible de ne pas étudier davantage Hébert et ses Exagérés pour comprendre 1794. La Convention, même dominée par la Montagne, vit sous la menace permanente de ces radicaux, susceptibles de déclencher une insurrection sans-culotte.

Les députés sont donc contraints d’afficher une fermeté politique s’ils ne veulent pas passer pour des traîtres et être ainsi renversés. C’est sous l’effet de cette tension que la Convention déploie une répression qui vise aussi à canaliser la violence plus grande encore des meneurs sans-culottes. Indiscutablement, Robespierre n’est pas le dernier à souscrire à cette violence. Danton qui a institué le tribunal révolutionnaire n’y renâcle pas particulièrement non plus.

C’est donc peut-être qu’il aurait fallu chercher ailleurs que simplement dans leur rapport à la violence ce qui distingue les deux hommes. Notamment en se posant la question des fins politiques concrètes de Danton et Robespierre. Celles qui justifieraient, selon eux les moyens violents qu’ils ont soutenus. Cette question ne trouve qu’une réponse très partielle dans cette étude. L’auteur traite exclusivement de la politique sous l’angle de la violence répressive. Il n’en retire ainsi que les portraits d’un Danton indulgent et d’un Robespierre fanatique.

De ce point de vue, cette biographie renoue avec ces deux images telles qu’elles ont été façonnées par la IIIe République et telles qu’elles ont majoritairement survécu. L’auteur avait vu dans la victoire de Robespierre sur Danton en avril 1794, la preuve que l’Incorruptible avait compris mieux que l’Indulgent la véritable nature de la Révolution. C’est-à-dire, son caractère de « guerre sociale »18. En refermant l’ouvrage, on ne peut que regretter que cet enjeu n’y ait finalement pas été davantage développé.

À plusieurs reprises, l’auteur justifie la réalisation de son étude par un constat. Celui de l’intérêt toujours renouvelé pour les personnages de Robespierre et de Danton. Un intérêt qu’il explique de la façon suivante : pour lui, Robespierre serait plus que jamais actuel en raison de la demande croissante de « transparence » et de la « mode des dénonciations ». Face aux affaires de corruption et à l’opacité de la vie politique, la figure de Robespierre continuerait ainsi de catalyser une volonté citoyenne de reprendre le contrôle sur la technocratie.

De son côté, le personnage de Danton camperait la résistance à cette abolition de la frontière entre la vie publique et les affaires privées. Là encore, cet enjeu soulevé par l’auteur et par son préfacier Emmanuel de Waresquiel nous paraît être pertinent. Pour autant, il ne nous semble pas être l’écho le plus important de la Révolution française parvenu jusqu’à nous. Danton comme Robespierre ont été deux Jacobins et deux montagnards. C’est-à-dire des révolutionnaires ardents et des républicains « avancés » prônant des idées sociales considérées comme radicales par leur époque.

Tous les deux partageaient une haine de l’aristocratie à laquelle ils opposaient l’idée d’une République permettant aux citoyens d’accomplir leur destination. Il aurait été intéressant que cette étude nous expose les visions que ces deux révolutionnaires se faisaient de la propriété, de la répartition de celle-ci et des inégalités économiques. Dans notre moment de crise sociale aiguë, une telle analyse pourrait en tout cas ne pas être inutile.

Notes :

1 Loris Chavanette, « “Je t’aime plus que jamais et jusqu’à la mort” : la lettre de Robespierre à Danton raconte une part de l’histoire de France », Le FigaroVox, 10 mars 2023.

2 Tribune collective, « La préservation de l’unique lettre de Robespierre à Danton est une cause nationale », Le Monde, 21 mars 2023

3 Loris Chavanette op. cit. p.81

4 Alphonse de Lamartine cité par Loris Chavanette op. cit. p.83

5 Marcel Gacuhet, Robespierre : l’homme qui nous divise le plus, Paris, Gallimard, coll. « Ces hommes qui ont fait la France », 2018.

6 Loris Chavanette, op. cit. p.423

7 Loris Chavanette cite ici l’historien Jules Michelet. P.62

8 Marcel Gauchet op. cit.

9 Jean-Clément Martin, La Terreur : vérités et légende, Paris, Perrin, 2017, 240 p.

10 Annie Jourdan, Nouvelle histoire de la Révolution, Paris, Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », 2018, 656 p.

11 L’objectif de l’étude est ainsi de « démontrer le rôle central qu’a joué Robespierre […] dans la dérive répressive »

12 Catherine Théot est une mystique française qui affirmait voir en Robespierre le précurseur du nouveau messie. Elle a été emprisonnée et utilisée pour ridiculiser le culte de l’Être Suprême et peindre Robespierre sous les traits d’un dictateur en puissance.

13 « Il ne fait aucun doute [que Robespierre] rumine intérieurement un verdict de mort contre les Girondins », Loris Chavanette op. cit. (p.288)

14 Marcel Gauchet op. cit.

15 Loris Chavanette op. cit. p.402

16 Début septembre 1792, face à l’imminence de l’invasion prussienne, la panique s’empare d’une foule révolutionnaire qui envahit les prisons et massacre ainsi plus d’un millier de contre-révolutionnaires mais aussi des prisonniers de droit commun. La responsabilité de certains discours révolutionnaires, comme ceux de Danton ont parfois été pointés du doigt pour expliquer l’ampleur de la violence populaire.

17 Loris Chavanette p.394

18 Loris Chavanette p.293

Affronter la complexité politique de la Terreur

Marat ayant une conversation animée avec Danton (debout) et Robespierre (assis) par Alfred Loudet, 1882

« Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur sans laquelle la vertu est impuissante. » Lorsqu’il prononce ces phrases le 5 février 1794, Robespierre se fait-il le théoricien d’un mode autoritaire de gouvernement, en rupture avec les aspirations de 1789 ? Plusieurs historiographies se sont longtemps affrontées à ce sujet : l’une concevant la Terreur comme un système politique, que ce soit pour exalter les révolutions ou condamner les « totalitarismes » du XXème siècle. L’autre comme une série de proclamations du Comité de salut public et de la Convention effectuées sous la pression populaire, sans unité idéologique ou implications juridiques systématiques. Jean-Clément Martin (auteur de La fabrication d’un monstre, Perrin, 2016 ; La Terreur, Perrin, 2017 ; Les échos de la Terreur. Vérités d’un mensonge d’Etat, 1794-2001, Belin, 2018) revient sur cette controverse [1].

Et s’il fallait sortir des guerres de tranchées historiographiques (franco-française de surcroît) pour revenir aux faits, surtout pour s’intéresser au sens des mots, et comprendre pourquoi Robespierre tient ces propos le le 5 février 1794 -17 pluviôse ?

Lorsqu’il les énonce devant la Convention dans un discours consacré aux « principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale », Robespierre incarne la ligne prise par le Comité de salut public pour contrôler les représentants en mission, les armées et toutes les institutions chargées de la répression des « contre-révolutionnaires » (terme tellement imprécis qu’il faut lui mettre des guillemets). Concrètement, les Montagnards au pouvoir sont en train d’empêcher les sans-culottes de mener une politique autonome. Dans le même temps, Robespierre prend aussi ses distances avec ceux que l’historiographie qualifie d’Indulgents (Danton et Desmoulins en tête) qui accusent déjà depuis des mois les mêmes sans-culottes des violences commises en France et notamment à Lyon.

On verra plus loin qu’il ne faudrait pas durcir ces oppositions, les choses étant beaucoup plus complexes. Même si Robespierre est alors un personnage important, il n’est pas encore au faîte de sa puissance – ce qui sera vrai quelques mois plus tard – et dans l’immédiat, il doit expliquer le renforcement du rôle du Comité sans être soupçonné de vouloir établir la dictature, ou pire la tyrannie.

Le texte vrombit de formules frappantes comme : « nous voulons substituer […] la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages », mais l’essentiel tient bien à la nécessité de l’association entre vertu et terreur. La terreur est « la justice prompte, sévère [et] inflexible » qui s’abat sur les ennemis et qui épargne les « citoyens paisibles » et vertueux, parce que « si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur ; la vertu, sans laquelle la terreur est funeste, la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante » – phrases régulièrement citées et non moins régulièrement mal comprises.

Ceux qui réclament la terreur ou l’indulgence n’étaient pour Saint-Just que les « deux visages » d’un seul ennemi. Même si des violences terribles ont lieu, le refus d’un « système de terreur » est sans équivoque.

Le rapprochement est audacieux mais justifié par l’obligation de gouverner de façon « révolutionnaire ». Robespierre rappelle l’évidence : la France n’est pas en paix, les règles de la démocratie ne peuvent donc pas s’appliquer. Mais la formule choisie pour justifier et expliquer le mode de gouvernement tient à ce paradoxe : « le gouvernement de la Révolution est le despotisme de la liberté contre la tyrannie ». La formule est vue comme un oxymore énigmatique et un pari risqué. La signification est pourtant sans équivoque. Avec d’autres, comme Barère, Robespierre juge que si la terreur est en elle-même le « ressort du gouvernement despotique », dans cette situation de guerre elle peut être exercée par le Comité de salut public, et par lui seul, parce qu’il dispose de la violence légale et qu’il peut recourir à des mesures arbitraires pour assurer la victoire de la liberté, ce qui doit être compris comme un sacrifice réalisé par ses membres dévoués jusqu’à la mort à la Révolution. Il n’y a pas d’ambiguïté ni dans cette position sacrificielle – fréquente chez Robespierre – ni dans son objectif politique – le toute-puissance du Comité.

La compréhension tient plus de Max Weber sur la violence légitime que de Carl Schmitt sur la radicalité inhérente au pouvoir. Car ce discours n’est pas une apologie d’un régime de « terreur » que la Convention a rejeté expressément à plusieurs reprises, à commencer par le 5 septembre 1793. Ce jour-là, les sans-culottes étaient venus réclamer la création d’une armée révolutionnaire et ce n’est qu’au terme d’échanges enflammés que Barère, au nom du Comité de salut public, avait remercié les « braves sans-culottes » d’avoir demandé « la mise de la terreur à l’ordre du jour » et leur avait annoncé la création de « l’armée révolutionnaire » (un corps ne rassemblant que des sans-culottes) qui allait être privée toutefois d’un tribunal et d’une guillotine. La quasi-unanimité des députés avait refusé que la terreur puisse être mise « à l’ordre du jour » d’une façon ou d’une autre et aucune mesure de « terreur » n’avait – et ne serait – donc été institutionnalisée ou organisée par aucun décret d’application.

Il est cependant indéniable que la demande d’exercer la « terreur » contre les contre-révolutionnaires (le mot n’a toujours pas de sens précis) courait dans ce moment de guerre civile et étrangère, ceci expliquant qu’un certain nombre de comités révolutionnaires, de députés envoyés en mission et de généraux ont pu se prévaloir de la déclaration de Barère pour mettre « la terreur à l’ordre du jour » dans le cadre de leurs fonctions. Il est tout aussi indéniable que la Convention laisse ces évocations de la terreur circuler de façon ambiguë et controversée pour ne pas se couper des sans-culottes mobilisés contre les Vendéens.

Pas d’étonnement donc à voir un de ces soldats affirmer que « dans une révolution et dans un moment, où la terreur était à l’ordre du jour, il était permis de s’écarter des lois et de prendre des mesures de circonstances », de lire que des municipalités ou des sociétés comme celle de Castelnau-Montratiet (dans le Lot) attendent des représentants qu’ils portent « la terreur et l’effroi » dans l’esprit des ennemis, ni d’apprendre que Laplanche, représentant en mission dans le Loiret et dans le Cher, proclame qu’il a mis « la terreur à l’ordre du jour » en taxant « les riches et les aristocrates ».

En revanche, la déclaration de Danton, prototype des « indulgents », le 26 novembre est plus étonnante : « il est faux que j’aie dit qu’il fallait que le peuple se porte à l’indulgence. J’ai dit au contraire que le temps de l’inflexibilité et de la vengeance nationale n’était point passé. Je veux que la terreur soit à l’ordre du jour ; je veux des peines plus fortes, des châtiments plus effrayants contre les ennemis de la liberté ; mais je veux qu’ils ne portent que sur eux seuls. » Concluons que d’une part Robespierre n’a pas dit autre chose ! et que d’autre part, cela doit servir d’avis donné à tous ceux qui piochent les formules qui les arrangent en oubliant tout ce qui les entoure et les explique.

Revenons en février 1794, quand les jeux sont faits. Les sans-culottes affaiblis définitivement par la campagne menée en Vendée et la répression de Lyon tentent maladroitement de prendre le pouvoir et sont guillotinés en mars. Danton et à ses amis – qui subissent le même trois semaines plus tard – sont discrédités par leurs manœuvres politiques compliquées, par leurs implications financières peu orthodoxes et peut-être même par leur réussite quand ils ont fait voter l’abolition de l’esclavage malgré l’opposition d’une partie des membres du Comité de sûreté générale (et le silence de Robespierre).

Comment parler de la Terreur en 1793 et dans les six premiers mois de 1794 ? Plus clairement que Robespierre, Saint-Just avait, le 26 février – 8 ventôse, justifié la « justice inflexible » de la Révolution mais condamné la « terreur » comme « arme à deux tranchants » qui passe « comme un orage ». Ceux qui réclament la terreur ou l’indulgence n’étaient pour lui que les « deux visages » d’un seul ennemi. Même si des violences terribles ont lieu, le refus d’un « système de terreur » est sans équivoque.

Robespierre n’a pas eu d’autre position. Dans « les circonstances orageuses où se trouvent la République », les ennemis sont de plusieurs sortes « l’aristocratie qui se constitue en sociétés populaires », les prêtres qui « ont abjuré leur charlatanisme » ou le noble masqué. Pour lui, il fallait éliminer les « ultra » et les « citra » révolutionnaires (« aristocrates » à talons rouges ou à bonnets rouges) accusés de participer ensemble à la Contre-Révolution. Cette double accusation ne désignait pas des groupes ou des individus précis mais permettait de placer le Comité de salut public en arbitre.

Le mot « terroriste » est entériné en 1798 par le dictionnaire de l’Académie française (…) « masc. Agent ou partisan du régime de la Terreur qui avait lieu par l’abus des mesures révolutionnaires. » Dans les mois qui suivent tout un imaginaire, encore bien vivant en 2023, identifie la « Terreur » à la guillotine et aux pires exactions, et bien entendu à la guerre de Vendée.

Jusqu’à l’été 1794, la Terreur n’a été ni un système, ni un moyen de gouverner. Faut-il rappeler la Convention éjectant de la salle, le 4 avril 1794-15 germinal an II, une députation de la société populaire de Sète qui voulait mettre « la mort à l’ordre du jour » ? Son président estime que « ce n’est pas la mort qui est à l’ordre du jour, mais la justice » et qu’un tel langage est « indigne d’un républicain ». L’examen des textes législatifs est irrécusable. De juin ou d’août 1792 à août 1794, les instances gouvernementales et les assemblées élues ont instrumentalisé les mouvements des sans-culottes qu’elles ont empêché d’accéder au pouvoir, avant de les éliminer totalement de la compétition politique. Il ne devrait pas être possible de parler de « la Terreur » sans prendre en considération ces transactions continuelles entre groupes et mouvements politiques.

Faut-il même comprendre le discours de Robespierre comme une actualisation de Blaise Pascal qui écrivait : « la justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique » et « la justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants » ? Pascal concluait : « il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou ce qui est fort soit juste ». En toute logique Robespierre, dans son dernier discours, le 8 Thermidor, dénonce ceux qui veulent mettre en place un « système de terreur ». S’il commet l’erreur de ne pas les nommer, ceux-ci se dévoilent eux-mêmes dans un renversement stupéfiant.

Quand Robespierre et plus d’une centaine d’hommes considérés comme ses complices sont exécutés entre le 10 et le 12 Thermidor (28-30 juillet 1794), il est alors comparé à un tyran. Tout change le 28 août 1794-11 fructidor an II quand Tallien qualifie de « système de terreur » ce qui a été vécu en France jusqu’au 9 Thermidor. Notons qu’il ne propose pas de date pour le début de la chose ; il aurait été alors obligé de se compter parmi les fondateurs pour avoir été proche des massacreurs de septembre 1792. En faisant oublier la part importante qu’il a prise personnellement dans les violences, il explique aussi que la Terreur (la majuscule s’impose ici) a frappé les personnes non en raison de ce qu’elles ont fait, mais en raison de ce qu’elles étaient. « Il y a, pour un gouvernement, deux manières de se faire craindre ; l’une qui se borne à surveiller les mauvaises actions, à les menacer et à les punir de peines proportionnées ; l’autre consiste à menacer les personnes, à les menacer toujours et pour tout, à les menacer de tout ce que l’imagination peut concevoir de plus cruel. » En montrant comment « le gouvernement » a étendu sa main meurtrière sur le pays et exercé un pouvoir arbitraire sur tous les citoyens, il donne une explication de 1793-1794 qui est reprise jusqu’à aujourd’hui.

Cette lecture fait de Thermidor une libération dans tous les domaines. Les prisons sont vidées, les journaux ne sont plus censurés, dans les grandes villes les « merveilleuses » s’habillent à « la victime » et les « muscadins », qui arborent des habits rappelant la mort du roi, mènent la chasse aux « terroristes ». Le mot est inventé alors et entériné en 1798 par le dictionnaire de l’Académie française. Si l’article « TERREUR » ne fait pas allusion aux événements récents, l’article « TERRORISTE » est libellé ainsi : « masc. Agent ou partisan du régime de la Terreur qui avait lieu par l’abus des mesures révolutionnaires. » Dans les mois qui suivent tout un imaginaire, encore bien vivant en 2023, identifie la « Terreur » à la guillotine et aux pires exactions, et bien entendu à la guerre de Vendée.

Une des conséquences essentielle de ce renversement est de faire de « La Terreur » une catégorie de l’histoire universelle. « La Terreur » explique logiquement le chaos des événements qui se sont succédé depuis 1791-1792 et que l’exécution de Robespierre est censée supprimer. En 1798, Kant maintient sa condamnation du moralischer Terrorismus hérité des manœuvres des hommes politiques et du clergé d’avant 1789, mais impute les actes cruels, die Greueltaten, à la volonté des révolutionnaires d’instaurer une Demokratie, régime qu’il considère comme impossible et despotique, mais qu’il ne qualifie pas de terreur.

En 1811, Hegel joue le rôle clé en publiant la Phénoménologie de l’Esprit. La Schreckensherrschaft (le règne de la terreur) devient une phase de l’histoire du monde, l’expression de la négativité dans le processus de libération de l’Esprit. La Terreur est résumée avec la formule bien connue : « c’est ainsi la mort la plus froide et la plus plate, sans plus de signification que de trancher une tête de chou ou d’engloutir une gorgée d’eau. » C’est « l’Homme de la Liberté absolue » certain que le « Ciel [est] descendu sur Terre » croyant représenter l’humanité en général, qui a anéanti la Liberté absolue et a provoqué « la Terreur » ; ainsi le processus débouche sur « l’extermination de tous les membres de la Société », « la Terreur [n’étant] en fait que le suicide de la Société même ».

Pour beaucoup de nos contemporains, « la Terreur » réduit toute l’histoire à la hache de la Révolution tombant sur le cou des victimes, image récurrente ! Quand arrêterons-nous de nous contenter des récits pieux pour affronter la complexité politique et politicienne de la Révolution – et donc de notre condition d’êtres sociaux ?

Cette lecture de la Révolution, entreprise prométhéenne qui a provisoirement échoué avec « la Terreur », a une longue postérité. Pour F. Engels, la violence n’est pas « le mal absolu » mais « l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs », interdisant toutes les « jérémiades » ; pour Merleau-Ponty : « la terreur historique culmine dans la révolution et l’histoire est terreur parce qu’il y a une contingence » et Sartre voit les hommes trouvant leur propre terreur en eux-mêmes, se comportant comme des « frère[s] de violence », créant le « Sacré » collectif qui constitue « la Terreur comme pouvoir juridique ». L’invention de Tallien est devenue une notion, même un concept, un outil universel et polyvalent permettant la compréhension du devenir humain !

« La Terreur » n’est pourtant que le mot qui recouvre une dénonciation. Elle aurait pu s’appeler autrement puisque le virage contre l’usage de la violence avait été pris, au moins, dans l’automne 1793, quand le summum de violence fut atteint. L’habitude de lier la fin de « la terreur » à la disparition de Robespierre n’est que le résultat accidentel du coup d’Etat de Thermidor, car l’alliance entre violence d’Etat et violence populaire était déjà rompue et qu’un cycle de la Révolution était clos.

Mais si cette « Terreur » dure, alors qu’elle a été réclamée, jamais installée, toujours invoquée, parfois appliquée mais plus souvent refusée, c’est que, d’une part, elle permet d’exprimer ce qui fait le scandale de la Révolution : la désacralisation de l’exercice du pouvoir – où l’on retrouve Carl Schmitt. D’autre part la focalisation sur cette période « terroriste » permet de faire l’impasse sur toutes les autres périodes, considérées comme « normales » mais au moins autant meurtrières. Qui s’intéresse au bilan effroyable (notamment en Italie ou en Espagne) de l’Empire provoqué par la volonté d’un homme, mais aussi à la conquête de l’Algérie dans les années 1840, ou encore à la guerre qui ravage Saint-Domingue de 1791 à 1804 ?

La Révolution a déchiré le voile qui entoure le pouvoir, sans comprendre que tout pouvoir dépend de coups de force et de manœuvres politiciennes, obligeant à recourir à ces combinaisons mensongères qui ont déconcerté logiquement ses partisans en les opposant les uns aux autres. Le pari d’un langage affiché de la vérité (pari perdu depuis l’invention de la Révolution le 14 juillet 1789 quand on célèbre le peuple qui a pris la Bastille et qu’on oublie celui qui a détruit les barrières d’octroi !) a achoppé sur la réalité politique. Thermidor n’a été qu’un artifice parmi d’autres, mais ses promoteurs ont fait croire qu’ils avaient pu refermer ce « gouffre de la Terreur » dans lequel toutes les bonnes volontés avaient sombré. C’est là que réside leur réussite initiale – et c’est là qu’ils séduisent toujours, ceux qui détestent la Révolution parce qu’ils trouvent tous les exemples de violence qu’ils veulent et ceux qui l’adorent parce qu’ils peuvent exalter le sacrifice des purs trahis par des pourris. Plus basiquement, pour beaucoup de nos contemporains, « la Terreur » réduit toute l’histoire à la hache de la Révolution tombant sur le cou des victimes, image récurrente !

Quand arrêterons-nous de nous contenter des récits pieux pour affronter la complexité politique et politicienne de la Révolution – et donc de notre condition d’êtres sociaux ?

Notes :

[1] Cet article a été rédigé dans le contexte d’une table-ronde organisée par Le Vent Se Lève le 21 janvier 2023 à l’École normale supérieure, sur le thème « Terreur et vertu ». Jean-Clément Martin est intervenu auprès des historiens Anne Simonin et Marc Belissa. La captation vidéo de cette conférence est disponible ici.

Conférence : Terreur et vertu

« Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur sans laquelle la vertu est impuissante », déclarait Robespierre. La dernière conférence de la journée organisée le 21 janvier (date-anniversaire de la mort du roi Louis XVI) à l’ENS par LVSL et la Fédération francophone de débats avait pour objet : « Terreur et vertu ». Trois historiens ont débattu de ce que le conventionnel Tallien nommait le « système de terreur », de sa réalité effective, de sa fonction idéologique et de sa légende noire : Jean-Clément Martin (historien spécialiste de la Révolution française), Marc Belissa (spécialiste de l’époque moderne) et Anne Simonin (chargée de recherche au CNRS).

Babeuf et « la conjuration des Égaux » : le premier mouvement communiste ?

Gracchus Babeuf se poignardant suite à l’échec de la conjuration. Gravure anonyme.

En 1845, dans un célèbre passage de La Sainte Famille, Marx et Engels voient dans la conspiration de Babeuf une forme embryonnaire de socialisme. Ils affirment que celle-ci « avait fait germer l’idée communiste que l’ami de Babeuf, Buonarroti réintroduisit en France après la révolution de 1830. Cette idée, développée avec conséquence, c’est l’idée du nouvel état du monde ». Alors que les expériences du jacobinisme et de la Terreur ne pouvaient constituer un modèle de révolution socialiste pour Marx et l’historiographie marxiste, la conspiration de Babeuf semble quant à elle occuper une place à part dans l’histoire du socialisme et de la gauche en tant que « première apparition d’un parti communiste réellement agissant [1] ».

NDLR : cet article s’inscrit dans la série La gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.

On ne saurait se limiter à étudier la pensée, l’action et le legs de celui qui n’a jamais employé le mot de socialisme ou de communisme à travers ce seul prisme téléologique. Cela reviendrait à se laisser aveugler par une certaine « idéologie du précurseur » qui contribuerait à nier le contexte révolutionnaire et l’originalité des idées babouvistes [2]. Aussi, il n’est pas envisageable d’interroger l’héritage de ces idées dans l’histoire des débuts du socialisme sans comprendre en premier lieu la singularité de Babeuf en son temps et sans s’intéresser au contenu stratégique et programmatique de la conspiration des Égaux.

Pour comprendre au mieux l’originalité du babouvisme, il est nécessaire de se pencher sur les aspects moins connus du cheminement intellectuel parcouru par François-Noël Babeuf dit Gracchus (1760-1797) de la veille de la révolution française au procès de Vendôme qui le conduira à l’échafaud après l’échec de la conspiration [3].

Genèse du babouvisme : le cheminement intellectuel de Babeuf avant la Révolution

« Né dans la fange, sans fortune ou plutôt au sein d’une pauvreté absolue » (d’après ses propres mots) le 23 novembre 1760, le jeune Babeuf exerce dès 1777 le métier de feudiste en Picardie, c’est-à-dire d’archiviste chargé d’établir la liste des droits et des titres seigneuriaux des aristocrates qui font appel à ses services. L’expérience concrète de l’injustice et des inégalités qu’il acquiert alors contribue à nourrir son projet utopique de refonte radicale de la société. Il écrira plus tard que « ce fut dans la poussière des archives seigneuriales que je découvris les mystères des usurpations de la caste noble [4]». C’est aussi au cours de cette période qu’il prend l’habitude archivistique de conserver la moindre note, brouillon, lettre ou discours écrit, et ce jusqu’à la fin de sa vie, pour le plus grand bonheur des historiens.

« C’est la grande propriété qui fait les oppresseurs et les opprimés ; les oisifs gonflés de vanité et les esclaves courbés, écrasés sous le poids d’un travail excessif. C’est elle qui dans les colonies donne aux nègres de nos plantations plus de coup de fouet que de morceaux de pain »

Durant ces années, il entretient également une correspondance soutenue avec le secrétaire de l’Académie d’Arras, Dubois de Fosseux. Dans ces lettres, l’autodidacte Babeuf exprime pour la première fois des réflexions et des préoccupations sociales imprégnées des idées les plus radicales, égalitaires et utopistes des Lumières. Il y fait de nombreuses références à Rousseau mais aussi à Morelly et son Code de la Nature (1755) selon lequel « rien n’appartiendra singulièrement ni en propriété à personne », ou encore à l’abbé de Mably et sa « république utopique », tous deux considérés aujourd’hui comme des penseurs des Lumières radicales (Stéphanie Roza), véritables précurseurs du socialisme utopique [5].

Portrait de François-Noël Babeuf, dessin d’Henri Rousseau et gravure d’Émile Thomas, dans L’Album du centenaire de la Révolution d’Augustin Challamel et Désiré Lacroix, 1889

Une de ses plus audacieuses lettres (restée à l’état de brouillon et jamais envoyée à son correspondant) est celle qui porte sur l’exploitation collective des fermes de juin 1786. En s’inscrivant là aussi dans la lignée des Lumières (ici de Montesquieu et de Mably), Babeuf y reprend la notion de droit à l’existence qu’il nomme alors droit de vivre. Devançant Robespierre et la Déclaration des droits de 1793, il y affirme la primauté de ce droit par excellence sur le droit de propriété. La grande propriété y est accusée de tous les maux du siècle : « C’est la grande propriété qui fait les oppresseurs et les opprimés ; les oisifs gonflés de vanité, énervés de mollesse […] et les esclaves courbés, écrasés sous le poids d’un travail excessif […] C’est elle qui dans les colonies donne aux nègres de nos plantations plus de coups de fouet que de morceaux de pain ». Bien que ne préconisant pas encore la propriété commune et même si sa démarche reste assez abstraite, sa proposition d’organiser la collectivisation du travail productif par l’établissement des fermes collectives dans l’intérêt conjoint de producteurs associés annonce déjà partiellement sa vision de la loi agraire [6],voire le projet babouviste de 1795-1796 de communauté des biens et des travaux. Entre autres réflexions anticipatrices, on retrouve dans cette longue lettre le premier plaidoyer féministe de Babeuf, alors qu’il assimile l’oppression masculine subie par les femmes à celle des maîtres sur les esclaves et qu’il prône une éducation similaire pour les deux sexes [7].

Babeuf révolutionnaire : défenseur des droits de l’homme de 1793 et critique de la Terreur

Lorsque la révolution française éclate, c’est enthousiasmé qu’il prend part aux évènements, bien que jouant au départ et jusqu’en 1795 un rôle modeste. Entre 1789 et 1793 il fait l’expérience de la révolution à Paris et en Picardie, luttant toujours aux côtés des laissés pour compte du grand bouleversement révolutionnaire (paysans picards protestant contre les impôts indirects, patriotes hostiles au système du cens électoral…). Après avoir été publiciste de plusieurs journaux éphémères, il est temporairement élu administrateur du département de la Somme puis employé à l’administration des subsistances de Paris où il se rapproche des sans-culottes. Ses combats et les oppositions qu’il suscite lui vaudront 3 séjours en prison durant cette période, mais c’est aussi l’occasion pour le projet babouviste de commencer à se préciser [8].

Il est intéressant de noter qu’aux lendemains du 9 thermidor, Babeuf – alors fraichement sorti de prison – laisse libre cours à une critique véhémente de la Terreur, du pouvoir de Robespierre et de la dictature du Comité de Salut Public. Cette critique est avant tout celle dite d’extrême gauche, largement partagée par les sans-culottes des sections parisiennes ayant échappé à la répression du printemps de l’an II. Multipliant opuscules, pamphlets et articles anti-Jacobins, il fustige ainsi le « pouvoir decemviral », au nom des droits de l’homme et de la Constitution de 1793 dont il demande l’application réelle et immédiate [9].

Pourtant, celui qui s’approprie désormais le titre de tribun du peuple et de défenseur des droits de l’homme se laisse également duper par la frange thermidorienne de droite aux intentions équivoques. Pendant un temps, Babeuf ne semble pas saisir la dimension réactionnaire de Thermidor : pour lui, la République est désormais divisée en deux partis, celui favorable à Robespierre, et celui motivé exclusivement par la défense des « droits éternels de l’homme » dans lequel il se range. En se joignant à leurs critiques antiterroristes, il en arrive à se rapprocher de personnages comme Tallien, Guffroy, et même Fréron et ses bandes de muscadins de la Jeunesse dorée.

Il faudra attendre le mois de décembre 1794 pour que Babeuf réalise l’ampleur de son fourvoiement, affirmant dans le n°28 de son Tribun du Peuple « Je ressaisis la foudre de la vérité […] Je redeviens moi. » Après avoir reconnu et analysé en profondeur ses erreurs, il s’imposera dès lors comme un opposant acharné face à la Convention thermidorienne et au Directoire.

Pour les conjurés, l’union politique la plus large apparaît comme le préalable indispensable à la mobilisation victorieuse des masses. Leur conspiration avait pour but de “reprendre l’ouvrage brisé par Thermidor” et d’y adjoindre “l’impartiale distribution des biens et des lumières” en instaurant la communauté des biens et des travaux.

Ce qui pourrait à première vue passer pour une méprise stratégique de la part de Babeuf contribue en réalité à l’acquisition de l’autorité politique qui lui sera nécessaire pour fédérer autour de lui les républicains plébéiens (Claude Mazauric). En effet, tout en n’ayant jamais été compromis avec la Terreur jacobine, ses critiques le font apparaitre comme un implacable défenseur des droits de l’homme et de la Constitution de 1793 autant que comme une figure capable d’opérer la synthèse entre les diverses nuances de la gauche révolutionnaire.

Le Tribun du Peuple n°34, François-Noël Babeuf, 1795 © BNF

Jeté par deux fois dans les geôles de la Convention et du Directoire (il n’a connu que 13 mois de liberté de Thermidor jusqu’à sa mort en 1796 !), Babeuf y affermit son projet de révolution sociale : il tire les leçons de l’échec des insurrections de germinal et de prairial an III et noue des relations avec des révolutionnaires qu’il côtoie directement en prison ou avec lesquels il correspond (Buonarroti, Maréchal, Germain…). Dans certaines de ses lettres de prison, Babeuf en vient à esquisser une stratégie originale s’inspirant de la récente résistance vendéenne. Cette stratégie de conquête du pouvoir consiste à expérimenter sur un territoire restreint une communauté égalitaire exemplaire, la « Vendée plébéienne ». Conçue pour convaincre pacifiquement et par l’exemple, ce modèle de société harmonieuse serait destiné à se propager par contagion imitative, à « étendre graduellement le cercle des adhésions » jusqu’à recouvrir l’ensemble du territoire français [10]. S’il abandonnera par la suite cette voie pour se rallier à la pratique de la conspiration, il faut admettre que cette idée fera son chemin.

Stratégie et programme babouviste à l’heure de la conspiration des Égaux

En octobre 1795, c’est à peine sorti de prison que le tribun du peuple publie dans son journal éponyme le « manifeste des plébéiens », premier véritable texte roboratif et programmatique du babouvisme [11]. Il y convoque les Anciens, Jésus Christ, les penseurs des Lumières, il fait siens Robespierre, Saint-Just et même certains anciens « terroristes » Tallien et Fouché pour prouver au grand jour que le régime de « l’égalité parfaite et du bonheur commun […] n’est pas une chimère » et revendiquer « l’administration commune et la suppression de la propriété particulière ». C’est sur la base de cette doctrine que se fomentera en mars 1796 la Conjuration des Égaux autour d’un comité insurrectionnel composé de Babeuf, Buonarroti, Antonelle, Darthé, Debon, Félix Lepeletier, et Maréchal.

L’analyse de la composition de ce « directoire secret de salut public » et de ses partisans livre une réponse sans équivoque sur la réussite de la stratégie d’union des révolutionnaires des différentes tendances démocrates. Qu’ils aient été jacobins robespierristes, hébertistes proches de la sans-culotterie ou ni l’un ni l’autre, tous se retrouvent dans cette conspiration qui vise à dépasser radicalement les divisions antérieures du mouvement révolutionnaire. Il faut noter que cette stratégie d’union sera poursuivie jusqu’aux derniers jours de la conjuration, lorsqu’un groupe de conventionnels montagnards proscrits finit par se joindre au projet des Égaux derrière le comité insurrectionnel après de longues et houleuses tractations le 7 mai 1796 [12]. Pour les conjurés, l’union politique la plus large apparaît comme le préalable indispensable à la mobilisation victorieuse des masses quand viendra le jour de l’insurrection.

Mais trois jours seulement après cette réunion, trahis par un agent militaire récemment recruté par les conjurés, Babeuf et ses compagnons sont arrêtés puis incarcérés à Vendôme en vue d’y être jugés en Haute-Cour de justice. Au terme du procès, seuls Babeuf et Darthé seront condamnés à mort le 27 mai 1797, les autres seront condamnés à des peines de prison ou d’exil. Lors de l’arrestation des meneurs de la conspiration, une masse importante de papiers relatifs à celle-ci est saisie par la police afin d’être utilisée comme pièce à conviction par le tribunal. C’est entre autres grâce à cet important corpus mêlant notes, lettres, rapports, actes insurrecteurs et ébauches de décrets que le projet babouviste nous est si bien connu aujourd’hui. Que contient donc précisément cette nouvelle révolution que les conjurés appellent de leurs vœux et qui ne verra jamais le jour ?

Une trentaine d’années plus tard, dans son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité dite de Babeuf, Philippe Buonarroti précise que la conjuration avait pour but définitif de « reprendre l’ouvrage brisé par Thermidor [et] d’ajouter à la révolution des pouvoirs et des grandeurs » celle de « l’impartiale distribution des biens et des lumières ». Le programme babouviste entend ainsi « détruire l’inégalité et rétablir le bonheur commun » en fondant la société nouvelle sur le modèle de la communauté des biens et des travaux.

Avec son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité parue en 1828 à Bruxelles, Buonarroti parvient tant à « venger la mémoire » de ses compagnons qu’il fait œuvre de passeur d’avenir sur le plan stratégique et doctrinal.

Tous les individus la composant seront considérés comme citoyens et co-associés. Jusqu’à 60 ans et pour un temps hebdomadaire déterminé par la loi, chacun devra à la communauté « le travail de l’agriculture et des arts utiles dont il est capable » et contribuera ainsi à l’abondance publique. En retour, chacun recevra égalitairement et directement de quoi « pourvoir à ses besoins naturels » (et Buonarroti de lister le logement, l’habillement, le blanchissage, l’éclairage, le chauffage, l’alimentation et les soins) : point de monnaie ni de salariat dans cette nouvelle République. Si la propriété privée ne sera pas immédiatement abolie, elle sera du moins limitée dans son usage et son étendue. La terre cultivable, les biens d’usage collectif, les « biens usurpés » pendant la Révolution seront nationalisés et le droit de succession sera révoqué pour les générations futures. Au terme d’une période de transition sous le régime d’une autorité révolutionnaire provisoire, des institutions nouvelles mêlant assemblées représentatives à l’échelle nationale et organes de démocratie directe au niveau local prendront le relais. Des « magistrats intègres » seront chargés de gérer la propriété nationale et d’organiser la production et la distribution des biens de production et de consommation. Des mesures seront même proposées de sorte que cette magistrature reste populaire et en constant renouvellement afin d’éviter qu’une « classe exclusivement instruite dans l’art de gouverner » ne se forme d’elle-même. Enfin, de multiples dispositions relatives à la culture et à l’éducation parachèveront ce projet en assurant l’appropriation par tous des mœurs nécessaires à la stabilité de la communauté [13].

Conjuration de Baboeuf l’an IV, estampe anonyme, 1796 © BNF

Buonarroti le passeur : transmission et héritage et des idées babouvistes

Sans chercher absolument à voir dans le babouvisme un « hypothétique chaînon manquant quelque part entre Robespierre et Marx [14] », force est de constater que l’idéal politique des conjurés porte en lui les germes des projets socialistes et communistes du premier XIXe siècle. La transmission du récit de la conspiration, du lexique et des idées babouvistes tient en grande partie au succès de la Conspiration pour l’Égalité, parue en 1828 à Bruxelles et rééditée en 1830 à Paris aux lendemains de la révolution des Trois glorieuses. Dans ce témoignage au caractère public et politique clair, Buonarroti parvient tant à « venger la mémoire » de ses compagnons condamnés qu’à faire œuvre de passeur d’avenir [15]. Passeur stratégique d’abord, car il n’y a qu’à voir la popularité des pratiques conspiratrices et des sociétés secrètes dans les années 1830 (Société des Droits de l’Homme, Société des Familles, Société des Saisons, Association des Travailleurs Égalitaires…) pour mesurer l’influence de l’infatigable carbonaro qu’est Buonarroti. Passeur doctrinal ensuite, car c’est tout un langage babouviste saturé de néologismes qui est réemployé par les théoriciens du mouvement ouvrier naissant.

Parmi les plus importantes formules héritées de la pensée de Babeuf, les notions de communauté et d’association connaîtront l’avenir le plus fécond. Elles se retrouveront respectivement chez les théoriciens des mouvements communistes et socialistes naissants.

Ainsi, dans les principes communautistes des Égaux résumés précédemment, on peut voir poindre l’adage socialiste  « de chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ». Cet aphorisme – dont la paternité a été attribuée à Louis Blanc mais qui se retrouve aussi sous d’autres formes chez Saint-Simon ou Étienne Cabet – occupe une place centrale dans la constitution de la pensée socialiste du début du XIXe siècle avant d’être repris par Marx dans sa Critique du programme de Gotha [16]. Pêle-mêle, on remarque que les questions concernant les modalités pratiques de l’abolition progressive de la propriété privée sont déjà posées ; que commence à se faire sentir l’ébauche d’une planification de l’économie par une administration commune que l’on retrouvera en partie chez Saint-Simon sous la forme d’une administration technocratique ; que la nécessité et la légitimité d’une dictature assurant l’autorité révolutionnaire provisoire au lendemain de la révolution sont déjà débattues par les conjurés [17]. Or, on sait à quel point cette dernière question traversera le mouvement ouvrier du siècle suivant, du triumvirat dictatorial prôné par Auguste Blanqui au concept marxiste de dictature du prolétariat.

Comment ne pas voir non plus une réactivation du plan de « Vendée plébéienne » de Babeuf dans les grandes entreprises communautaires des socialistes utopiques ? Comme la « Vendée » babouviste mais de façon plus approfondie, le phalanstère de Charles Fourier vise à constituer une société harmonieuse destinée à se démultiplier « par explosion » pour englober un territoire plus large. Comme elle encore, les expériences icariennes des partisans de Cabet et les expériences coopératistes de Robert Owen qui entendaient explicitement instaurer des micro-communautés égalitaires aux États-Unis et au Royaume-Uni avaient pour objectif d’essaimer « par la discussion » et par l’exemple. Dans ces trois cas – et même si les modalités précises restent spécifiques à chacun de ces modèles – c’est toujours le modèle général de la communauté ou la pratique de l’association qui sont privilégiés pour accompagner les changements du siècle et lutter contre les inégalités et la misère.

Car parmi les plus importantes formules héritées de la pensée de Babeuf, ce sont bien les notions de communauté et d’association (ou co-association) qui connaîtront l’avenir le plus fécond. Pour Alain Maillard, on voit ainsi se dessiner dès les années 1830-1840 les divergences entre le socialisme et le communisme naissants dans le débat opposant les tenants du principe de l’association aux partisans de la communauté. Selon lui, le parti qui reprend à son compte l’idée d’association – qu’il s’agisse d’une association capital-travail (Ledru-Rollin), coopérative (Philippe Buchez), en atelier de travail (Louis Blanc) ou mutuelliste (Proudhon) – est celui qui formera les premières écoles formellement socialistes. En face, le parti qui ne jure que par la communauté des biens et des travaux à l’échelle communale et nationale et qui rejette le principe d’association (en ce qu’il constituerait un nouveau corps intermédiaire et en raison de son caractère imparfait) sera celui des premiers communistes [18].

Place du babouvisme dans les débuts du mouvement socialiste et communiste

Ceux que l’histoire retient comme les « néo-babouvistes » sont à la fois les premiers à avoir distinctement revendiqué l’héritage de Babeuf et en même temps les premiers à s’être saisis du qualificatif de « communiste ». Il s’agit de personnalités qui jouissent à l’époque d’une certaine notoriété comme Théodore Dézamy, Jean-Jacques Pillot, Richard Lahautière, André-Mary Savary ou dans une moindre mesure Napoléon Lebon [19].

A l’heure de la monarchie de juillet et des banquets républicains, les deux premiers sont à l’initiative de la tenue du « premier banquet communiste » de Belleville du 1er juillet 1840. Les nombreux toasts qui y sont portés reprennent explicitement les mots d’ordre babouvistes tout en les réactualisant : « À la réelle et parfaite égalité sociale ! », « À l’égale répartition des droits et des devoirs », « À la communauté des travaux et des jouissances ! », « À la souveraineté du peuple ! Au triomphe définitif de la communauté, seul gage de bonheur pour les hommes ! », « À l’émancipation du travailleur ! [20] ». Dézamy est aussi l’auteur du Code de la Communauté (1842) où il reprend les principes généraux de Liberté, Égalité, Fraternité et d’Unité, aux côtés des idées babouvistes de Bonheur et de Communauté pour exposer les lois fondamentales de la future République sociale. Marx reconnaîtra en lui un théoricien ayant posé « la base logique du communisme », plus scientifique et matérialiste que les socialistes qu’il qualifiera d’« utopiques » (au même titre que Robert Owen et le socialiste Jules Gay) [21].

Illustration page 11 (vol. I) de l’Histoire socialiste de la France contemporaine sous la direction de Jean Jaurès, 1908 © BNF

Si l’on doit à Babeuf et aux néo-babouvistes certaines des plus audacieuses idées du socialisme et du communisme, on ne saurait toutefois résumer l’ensemble de ces doctrines à cet héritage. Des concepts exogènes apparaissent chez d’autres précurseurs du début du XIXe siècle et joueront un rôle important dans le développement de ces théories.

La doctrine et la stratégie babouvistes ne peuvent être réduites à de simples rêveries utopiques ou à un prototype lacunaire de communisme. Elles doivent être considérées comme des réflexions révolutionnaires de leur temps, déjà scientifiques et matérialistes autant qu’annonciatrices d’une forme de socialisme.

Il en va ainsi des théories saint-simoniennes qui connaissent leur âge d’or aux débuts des années 1830. En valorisant les « abeilles » (le travail, l’industrie) et en stigmatisant les « frelons » (les oisifs, les propriétaires-rentiers), Saint-Simon (1760-1825) souligne l’existence d’exploités et d’exploiteurs et ouvre la voie à une critique acerbe du capitalisme que reprendront nombre de ses disciples. N’oublions pas que c’est à Pierre Leroux (1797-1871) – qui adhéra un temps au mouvement saint-simonien avant de s’en détacher – que nous devons la première appropriation du mot socialisme. Le terme apparaît d’abord de façon éparse dans les colonnes de son journal Le Globe (ou Journal de la doctrine de Saint-Simon) avant d’être employé systématiquement dans les écrits et discours de Leroux à partir de 1834.

Il en va de même pour la philosophie associationiste et coopératiste du britannique Robert Owen (1771-1858) qui s’est construite indépendamment de la doctrine babouviste avec laquelle elle partage bien des similarités [22]. L’application concrète des idées d’Owen dans ses villages of co-operation comme New Lanark ou New Harmony et la leçon de leurs échecs apporteront beaucoup au mouvement ouvrier.

Reconnaissons enfin aux socialistes utopiques le mérite d’avoir guidé avec optimisme toute une nouvelle génération vers l’espoir de changer pacifiquement les choses. Qu’il s’agisse de Charles Fourier (1772-1837) et de son plan détaillé de phalanstère ou d’Étienne Cabet (1788-1856) et des contours qu’il donne à son projet dans son Voyage en Icarie, tous deux rejettent la violence du processus révolutionnaire pour faire advenir un monde meilleur [23]. Tous deux inspireront aussi de nombreux adeptes qui perpétueront leurs idées, comme Victor Considérant (1808-1893) qui prendra la tête de l’École sociétaire et élaborera les premiers phalanstères à la suite de Fourier, ou Théodore Dézamy (1808-1850) qui ira jusqu’à dépasser les contradictions de la pensée de Cabet dont il fut un temps le secrétaire.

Sans la surestimer, la place de Babeuf et du babouvisme dans l’histoire originelle du socialisme mérite bien d’être aujourd’hui réaffirmée. La doctrine et la stratégie babouvistes ne peuvent être réduites à de simples rêveries utopiques, à un « égalitarisme grossier » (Marx) ou à un prototype lacunaire de communisme. Elles méritent d’être considérées dans leur temps en tant que réflexions révolutionnaires bien plus concrètes, scientifiques et matérialistes que celles des utopistes, mais aussi et assurément en tant qu’idées annonciatrices d’une forme de socialisme. En effet, qu’est-ce que l’essence du socialisme si ce n’est un idéal d’émancipation collective, une interprétation scrupuleuse des droits de l’homme et une stricte application des principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité ? C’est du moins ainsi que Pierre Leroux et Louis Blanc le définissent à ses débuts [24]. Si l’on s’en tient à cette définition, parce qu’il fut à la fois le dernier avatar des Lumières « radicales », le défenseur intransigeant des droits de l’homme de 1793 et de l’héritage de la révolution, et parce qu’il fut le théoricien d’une nouvelle doctrine émancipatrice fondée sur la communauté, l’égalité réelle et le bonheur commun, Gracchus Babeuf apparaît bien comme une figure de premier plan du mouvement socialiste.

Notes :

[1] Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 145. Karl Marx, « La critique moralisante et la morale critique… », dans Marx et Engels, Sur la Révolution française, Éditions sociales, Paris, 1985, p. 91. Sur Marx et le jacobinisme, voir Karl Marx, « La bourgeoisie et la contre-révolution », 1848 ou encore « Adresse de l’autorité centrale à la Ligue des Communistes », mars 1850, Ibid.

[2] Nous reprenons ici la mise en garde de Claude Mazauric dans son avertissement liminaire à Gracchus Babeuf, 4e éd., Montreuil, Le Temps des Cerises, 2020.

[3] Pour suivre un « itinéraire biographique » général et commenté de Babeuf, voir Ibid., pp. 37-126. Sur le parcours de Babeuf avant la Révolution française, se référer à Victor Daline, Gracchus Babeuf à la veille et pendant la Grande Révolution française (1785-1794), Moscou, Editions du Progrès, 1976.

[4] Gracchus Babeuf, Le Tribun du Peuple n°29, 1795 (cité dans Claude Mazauric, Ibid., pp. 322-326. A noter que c’est également dans ce numéroque Babeuf se livre pour la première fois à une analyse de l’histoire de la révolution comme une lutte des classes avant la lettre, ou du moins comme une dispute de castes entre le « million doré » qui veulent s’accaparer la république et les « vingt-quatre millions de ventre creux » qui la veulent « pour tous ».

[5] Sur Morelly, Mably et le concept de « Lumières radicales », se référer à Stéphanie Roza, Comment l’utopie est devenue un programme politique, Paris, Classiques Garnier, 2015. Stéphanie Roza y dresse une filiation directe entre les écrits de Morelly et Mably et l’action politique concrète de Babeuf pour faire advenir cette nouvelle société égalitaire. Le Code de la Nature de Morelly y est ainsi présenté comme le « premier programme socialiste de l’histoire de France ».

[6] Contrairement à une idée répandue dès la période révolutionnaire (et sans doute encore alimentée par la référence de son surnom aux Gracques), Babeuf n’a jamais été partisan de la loi agraire dans son acception de l’époque. Il approuve la loi agraire en tant partage en usufruit des biens communaux comme un « grand acheminement vers l’égalité parfaite », mais la rejette comme une « sottise » en tant que partage des terres en propriétés individuelles, arguant que « la loi agraire ne peut durer qu’un jour ; […] dès le lendemain de son établissement, l’inégalité se remontrerait » (Gracchus Babeuf, Tribun du Peuple, n°35, 1795).

[7] Il dénonce ainsi « la vieille conjuration d’une moitié du genre humain pour retenir l’autre moitié sous le joug ». Des extraits de cette longue lettre sont reproduits dans Claude Mazauric, op. cit., pp. 143-168.

[8] Durant la période 1789-1793, Babeuf publie son Cadastre Perpétuel, ouvrage technique présentant un nouveau programme d’arpentage des terres en vue d’une prochaine rationalisation de l’impôt foncier plus égalitaire et « en faveur des opprimés », preuve s’il en est que le projet de Babeuf ne peut être résumé à des rêveries utopiques. De même, Babeuf rédige à cette période un manuscrit intitulé les Lueurs Philosophiques, sorte de carnet de notes témoignant de l’esprit de recherche qui l’animait ainsi que des fluctuations de sa pensée : on y découvre des réflexions sur le libéralisme d’Adam Smith, sur les questions du marché et de la propriété ou encore sur celles des conséquences de la mécanisation de l’agriculture et de l’industrie. Ce manuscrit fragmentaire et resté à l’état de brouillon a été retranscrit pour la première fois récemment dans Gracchus Babeuf, Œuvres, vol. 1, texte établi par Philippe Riviale, Paris, L’Harmattan, 2016.

[9] Les articles sont issus du nouveau journal de Babeuf, le Journal de la liberté de la presse qui deviendra le Tribun du Peuple ou le défenseur des droits de l’homme en octobre 1794. Parmi les autres textes critiques, on peut citer sa plus fameuse brochure Du système de dépopulation ou la Vie et les crimes de Carrier. Babeuf y assimile la guerre en Vendée à un « populicide vendéen ». Ce néologisme de son fait sera abondamment repris et interprété (à tort) à partir des années 1980 par les tenants de la théorie du « génocide franco-français » comme preuve de l’existence d’un génocide vendéen. Voir à ce sujet la réponse de Claude Mazauric « Sur Babeuf à propos de la Vendée », in Claude Petitfrère, Regards sur les sociétés modernes, Tours, CEHVI, 1997.

[10] Voir les lettres de Gracchus Babeuf à Charles Germain, citées dans Claude Mazauric, Gracchus Babeuf, Montreuil, Le Temps des Cerises, 2020, 4e ed, pp.332-344.

[11] Le texte intégral du manifeste des plébéiens a été récemment réédité par Jean-Marc Schiappa. Voir Gracchus Babeuf, Le manifeste des plébéiens, Paris, Berg International, 2017. Ce texte ne doit pas être confondu avec le Manifeste des Égaux, rédigé un mois plus tard par Sylvain Maréchal, autre membre éminent de la conjuration mais dont le texte avait été finalement rejeté par ses compagnons.

[12] Il faut dire que ces conventionnels ont dans un premier temps inspiré la méfiance à nombre des conjurés : comment ne pas redouter les manœuvres politiciennes et l’ambition de ces ex-parlementaires ? Comment ne pas craindre de devoir revoir à la baisse les aspirations des Égaux pour les faire adhérer à la conjuration ? Sur ces questions, se référer à Philippe Buonarroti, Conspiration pour l’Egalité dite de Babeuf, réed. Paris, La Ville Brûle, 2014, pp. 148-149.

[13] Buonarroti consacre une grande partie de son ouvrage à présenter en détails ce qu’aurait impliqué l’application du programme babouviste après la victoire des conjurés (Ibid, pp.165-239). Il appuie ses propos sur un corpus de pièces justificatives qu’il a pu rassembler et qu’il retranscrit à la fin du livre. C’est notamment à partir de la pièce n°29 intitulée « Fragment d’un projet de décret économique » que l’on peut saisir concrètement la substance du projet babouviste (Ibid., pp. 404-410).

[14] Jean-Marc Schiappa, « Aspects de l’implantation de la conjuration babouviste », Annales historiques de la Révolution française, n°291, 1993, p. 116.

[15] A ce sujet, se référer à Alain Maillard, « Buonarroti, témoin du passé et passeur d’avenir (sur la réception de la Conspiration) », in Philippe Buonarroti, op. cit., pp. 424-446.

[16] Notons que l’on retrouve déjà les bases de cette maxime en 1755, sous la plume de Morelly dans son Code de la Nature avec la formule « travailler selon ses forces […] puiser selon ses besoins ».

[17] Au sujet des débats autour de la question de la dictature révolutionnaire, voir Philippe Buonarroti, Ibid., p. 126 et p. 110.

[18] Sur ces questions et sur le « néo-babouvisme » dans le mouvement ouvrier du début du XIXe siècle, voir l’ouvrage de référence d’Alain Maillard, La communauté des égaux. Le communisme néo-babouviste dans la France des années 1840, Paris, Kimé, 1999. A propos des premières utilisations du mot communisme et la terminologie socialiste prémarxiste en général, se référer à Jacques Grandjonc, Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes 1785-1842, 2e éd., Paris, Éditions du Malassis, 2013.

[19] On doit cette dénomination de « néo-babouviste » à l’historien socialiste Jules Prudhommeaux, Icarie et son fondateur Étienne Cabet : contribution à l’étude du socialisme expérimental, Paris, É. Cornély, 1907, p. 344-345. On ne peut s’attarder ici sur chacun de ces théoriciens encore trop méconnus du communisme néo-babouviste, mais pour plus d’informations, on peut se référer à leurs entrées correspondantes dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (le « Maitron ») disponible en ligne.

[20] Une liste des toasts portés lors du banquet de Belleville est proposée dans Alain Maillard, op. cit., pp. 282-283.

[21] Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 158.

[22] Dans une longue note infrapaginale de son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité, Buonarroti livre même un argumentaire défendant conjointement les systèmes d’Owen et de Babeuf. Voir « Annexe 3 – Objection au système d’Owen et réponses en faisant voir la futilité », in Philippe Buonarroti, op. cit., pp. 420-423.

[23] Rejet qui n’est pas exempt de condamnations ambigües, voire très sévères à l’encontre de la Révolution française. Ainsi Fourier en parle comme du « coup d’essai des philosophes » des Lumières qui auraient engendré « autant de calamités qu’ils ont promis de bienfaits » (Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, in Œuvres Complètes, Anthropos, Paris, 1966, T.II, p. 2). Il en va de même pour Étienne Cabet qui affirme dans une phrase restée célèbre « si je tenais une révolution dans ma main, je la tiendrai fermée, quand même je devrai mourir en exil ! » (Étienne Cabet, Voyage en Icarie, Paris, 1842, p.565).

[24] Pierre Leroux proclame en 1845 : « Nous sommes socialistes si l’on veut entendre par socialisme la doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule : liberté, fraternité, égalité, unité, mais qui les conciliera tous. », Pierre Leroux, « De l’individualisme et du socialisme », in Œuvres (1825-1850), Paris, 1850, p. 376. Quant à Louis Blanc, il conclue en 1839 son ouvrage majeur en résumant ainsi sa pensée : « En résumé, de quoi s’agit-il ? D’aboutir pratiquement, progressivement à la réalisation du dogme : Liberté, égalité, fraternité. », Louis Blanc, Organisation du travail, 5e éd., Paris, 1848, p. 272.

Robespierre, catalyseur de la Terreur populaire

Portrait de Maximilien Robespierre, peint par Adélaïde Labille-Guiard en 1791.

Le moment fondateur de la gauche française est bien la période de la Révolution qui a proclamé les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. De 1789 à 1794, les actions des sans-culottes ont radicalisé la Révolution et les positions des différents protagonistes politiques. Maximilien Robespierre, figure toujours largement décriée de l’histoire de la gauche française, n’a cessé de déclarer défendre le peuple des sans-culottes mais s’est parfois opposé à certains de ses meneurs pour défendre la légitimité politique de la Convention. Les rapports qu’il a entretenus avec eux au sujet de l’organisation de la répression sont complexes.

NDLR : cet article s’inscrit dans la série La gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.

Robespierre et la Convention face à la Terreur populaire. Printemps 1793 – 5 septembre 1793

La chute de Louis XVI le 10 août 1792 aiguise les velléités revanchardes des sans-culottes qui vont massacrer du 2 au 6 septembre de nombreux détenus dans la région parisienne et dans la vallée du Rhône – près de 1300 seulement à Paris – ceux-ci étant considérés par les masses comme de dangereux ennemis de la Révolution. Ces tueries n’ont pas été organisées par les parlementaires, même si Danton, alors ministre de la Justice, ou Marat les laissent faire, voire les encouragent. Suite à ces événements, et en plus d’une guerre aux frontières, la Convention fait face au soulèvement de la Vendée, seule « guerre intérieure » qu’elle reconnait malgré la prise de Lyon par les royalistes, et qui l’amène à voter en février 1793 la levée en masse de 300 000 hommes. Ce rassemblement de forces disparates va connaître de nombreuses défaites durant l’année 1793. Cette situation militaire difficile, tant intérieure qu’extérieure, renforce la conviction des sans-culottes que seules la Terreur et la guillotine permettront à la toute jeune République de triompher de ses ennemis.

Le 9 mars 1793, avec la création d’un tribunal criminel extraordinaire, Robespierre et les autres Conventionnels font de la répression des ennemis de la République une affaire institutionnelle, extra-populaire. Quelques jours plus tard, des mesures viseront à réprimer aussi bien les contre-révolutionnaires que les ultra-révolutionnaires. En effet, les décrets des 18 et 19 mars 1793 envoient respectivement à la mort sous vingt-quatre heures les porteurs de cocarde blanche favorables au rétablissement de la monarchie ainsi que tout partisan de la loi agraire – qui prévoit un partage égalitaire des terres entre les paysans. Mais c’est surtout le décret visant les porteurs de cocarde blanche qui sera appliqué.
Le 31 mai, alors qu’ils sont attaqués depuis plusieurs semaines par la Gironde au pouvoir qui se sent menacée, les sans-culottes, avec à leur tête la Commune de Paris, prennent d’assaut la Convention et obtiennent, avec l’aide de la Montagne et de la Plaine, l’éviction des Girondins soupçonnés de compromission avec l’ennemi. Vingt-neuf députés et deux ministres sont assignés à résidence. Soixante-treize Conventionnels vont prendre position contre ce coup de force et seront arrêtés. Robespierre va les protéger en leur évitant le tribunal, montrant ainsi qu’il ne souhaite pas alors recourir à la Terreur contre ses adversaires politiques. La mort de Marat, assassiné le 13 juillet par une jeune femme proche des Girondins, change la position de Robespierre qui devient à la place de celui-ci l’intermédiaire privilégié entre la Commune et la Convention. De plus, il est élu au Comité de salut public quelques jours après ses proches Couthon et Saint-Just.

Durant l’été 1793, alors que la situation militaire semble plus périlleuse que jamais, certains meneurs sans-culottes réclament avec force l’instauration de la Terreur, à l’instar de Jacques Roux qui déclare le 27 juillet : « Ce n’est qu’en jetant la terreur dans l’âme des traîtres que vous assurerez l’indépendance de la patrie […]. En fait de révolution, le seul moyen de la consolider, c’est d’écraser les traîtres dans la fureur de la guerre. » La Convention essaie alors de répondre à leurs demandes. Le 27 juillet, elle décrète, face à la famine qui menace Paris et la France, que « l’accaparement est un crime capital ». Robespierre ne souhaite pas donner trop de gages à la frange la plus radicale des sans-culottes, une frange qui lui semble menacer la légitimité, voire la survie de la Convention. Le 31 juillet, il prend position contre une extension de la loi sur le prix maximum des grains et la lutte contre les accapareurs. Le 5 août, il prend la tête d’une campagne contre les Enragés, Roux et Leclerc, qualifiés d’ « hommes nouveaux », « agitateurs suspects » et « écrivains scélérats ». Afin de contenir les demandes des sans-culottes, les Conventionnels usent d’une rhétorique réclamant la Terreur. Danton, le 12 août : « Les envoyés des assemblées primaires viennent chercher parmi nous l’initiative de la terreur. Répondons à leurs vœux. » Et le 30 août, le Conventionnel Royer suggère au club des Jacobins de mettre la Terreur à l’ordre du jour.

Les sans-culottes se mobilisent le 5 septembre 1793, confortés par la rhétorique des Conventionnels. La tradition historiographique considère que la Convention vote alors la mise à l’ordre du jour de la Terreur. Il n’en est rien. Certes, la délégation de sans-culottes qui pénètre dans l’enceinte de la Convention réclame la mise en place d’une armée révolutionnaire et la mise à l’ordre du jour de la Terreur. Ce jour-là, Robespierre préside la Convention, et après avoir entendu les « réclamations » des sans-culottes, il quitte la présidence et rejoint le club des Jacobins pour se concerter. Mais les Conventionnels vont finalement brider les demandes des sans-culottes. Aucun vote ne mettra la Terreur à l’ordre du jour, escamotée au profit de la « justice ». Thuriot, qui remplace Robespierre à la présidence de la Convention, déclare : « Oui, le courage et la justice sont à l’ordre du jour. » Barère s’exprime à la fin de cette journée au nom du Comité de salut public. Il remercie les « braves sans-culottes » d’avoir demandé « la mise de la Terreur à l’ordre du jour ». Il annonce la création d’une armée révolutionnaire de 6000 hommes mais sans le tribunal ou la guillotine que réclame la délégation.

Paradoxalement, cette journée va casser la dynamique radicale des sans-culottes. La création de l’armée révolutionnaire est liée à la suspension de la permanence des assemblées des sections parisiennes, qui ne peuvent plus se réunir que deux fois par semaine. De plus, Jacques Roux, le meneur des Enragés, est jeté en prison le soir même. Les Enragés comprennent que la parole populaire est muselée. Robespierre leur répond le 17 juillet et les discrédite, considérant qu’ils ne parlent pas « au nom de l’honorable indigence, de la vertu laborieuse. » Robespierre et les Conventionnels font donc de la Terreur une rhétorique pour éviter d’en faire une politique.

Affiche de propagande des sans-culottes © BNF

L’organisation étatique de la répression et la lutte contre les meneurs sans-culottes. Automne 1793

Durant l’automne 1793, Robespierre joue un rôle central dans les prises de décisions politiques. Il dispose d’un réseau qui lui est dévoué, dont son frère Augustin, également député, ou encore Marc-Antoine Jullien, fils d’un député Montagnard qui le met au courant des affaires politiques de l’Ouest. Au cours de cette période, Robespierre lutte contre les meneurs sans-culottes les plus radicaux qui pourraient menacer le monopole du pouvoir de la Convention – comme Jacques Roux – mais il a besoin de l’appui de la masse des sans-culottes, notamment ceux qui sont proches de la Commune de Paris, qu’il ne désavoue jamais dans ses discours.

Par ailleurs, un changement a lieu dans les institutions à partir du 10 octobre 1793 : la Convention annonce la suspension de la Constitution de 1793 et proclame « le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix ». Le pouvoir est concentré entre les mains des Comités de salut public, dont Robespierre est membre, et celui de Sûreté générale. Le 29 novembre, Barère et Billaud-Varenne, deux des douze membres du Comité de salut public, affirment : « La Convention gouverne seule […] ; le Comité de salut public [est] le bras qu’elle fait agir, mais nous ne sommes pas le gouvernement. » Quelques jours plus tard, le 4 décembre, le gouvernement révolutionnaire provisoire est décrété : « La Convention nationale est le centre unique de l’impulsion du gouvernement. » La centralisation du pouvoir permet de renforcer la légitimité de la Convention mais n’évite pas l’organisation d’une opposition révolutionnaire.

À Paris et dans le Sud-Est de la France, les sans-culottes se réunissent dans des congrès afin de créer un contre-pouvoir à la Convention ; ils créent des comités centraux regroupant des sociétés populaires pour lutter contre la toute-puissance des députés envoyés en mission – une forme de soviet avant l’heure, selon Jean-Clément Martin. Face à eux, on retrouve Robespierre, qui dispose de bien plus que son officiel douzième de pouvoir au sein du Comité de salut public. Ses positions politiques lui permettent d’obtenir le ralliement d’une partie des modérés et des militants sans-culottes. Les conventionnels modérés se rallient à lui car il protège les soixante-treize députés Girondins qui se sont opposés au coup d’état du 2 juin. Et il obtient le soutien des sans-culottes les plus militants car il leur attribue des responsabilités sous le contrôle des Comités. Selon l’historien italien Haïm Burstin, les sans-culottes convertissent alors leur culture d’opposition en culture de gouvernement. Néanmoins, Robespierre, comme la plupart de ses collègues du Comité de salut public et de la Convention, est opposé à la mise en place d’une politique de Terreur. Au Comité de salut public, seuls deux députés, Collot d’Herbois et Billaud-Varenne, y sont favorables. Alors que les contre-révolutionnaires de Vendée et les « fédéralistes » de Lyon subissent une répression féroce, notamment de la part des députés envoyés en mission, Robespierre s’oppose à un tel niveau de violence.

Robespierre contre les excès de la Terreur. Décembre 1793 – février 1794

Dès le mois de décembre 1793, Robespierre s’oppose aux tendances sanguinaires de Carrier, envoyé à Nantes pour réprimer les Vendéens, et de Collot d’Herbois et Fouché, envoyés à Lyon à la suite de la rébellion de la ville. Robespierre est au courant des combats qui ont lieu en Vendée grâce à Jullien mais il reste discret. Des massacres sont commis par des généraux et des députés envoyés en mission sans qu’intervienne la Convention jusqu’en février 1794, qui laisse pourrir la situation en espérant que les menaces contre-révolutionnaires et ultra-révolutionnaires s’estomperont dans une guerre intestine. Les massacres commis contre les insurgés Vendéens s’apparentent à des crimes de guerre mais il est impossible de dire qu’ils ont été voulus par la Convention, même si le Comité de salut public laisse faire et compte les coups entre les différentes factions. Il espère un épuisement des armées sans-culottes tandis que la menace contre-révolutionnaire a diminué depuis décembre 1793. C’est l’absence d’un État organisé sur l’ensemble du territoire qui permet cette autonomie de la violence.

Face aux massacres, le Comité de salut public décide de reprendre en main la lutte contre les insurgés vendéens au détriment du ministère de la guerre et du secrétaire général à la guerre Vincent, proche des sans-culottes Cordeliers. En février 1794, les généraux sans-culottes sont remplacés par des officiers dépendant de Carnot, un des membres du Comité de salut public le plus impliqué dans les questions militaires. Robespierre n’intervient pas contre les généraux sans-culottes mais s’oppose aux députés envoyés en mission proches des idées déchristianisatrices de Hébert et responsables de massacres. Il crée aussi une commission chargée de libérer les patriotes lyonnais arrêtés le 20 décembre, marquant la fin du pouvoir des envoyés en mission à Lyon.

Le 5 février, Robespierre tient un célèbre discours à la Convention sur la terreur et la vertu – qu’il estime indissociables –, la terreur étant, d’après lui, « la justice prompte, sévère [et] inflexible » qui s’abat sur les ennemis et qui épargne les « citoyens paisibles » et vertueux. Certaines formules de ce discours sont restées célèbres, notamment celles sur l’articulation entre terreur et vertu. « Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur ; la vertu, sans laquelle la terreur est funeste, la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. » Avec ce discours complexe, Robespierre entend surtout une réalité : le Comité de salut public reprend le contrôle de la violence légale. Le Tribunal révolutionnaire extraordinaire à Paris peut juger des suspects, ou les tribunaux d’Arras et d’Orange à titre exceptionnel. La centralisation de la répression entraîne une augmentation du nombre d‘exécutions dans la capitale.

Robespierre, craignant les possibles menaces du mouvement sans-culotte contre la légitimité de la Convention et des Comités renvoie dos à dos ultra-révolutionnaires et “citra-révolutionnaires” – cette expression étant utilisée pour discréditer Danton et ses proches jugés excessivement modérés. Épuisé à partir de la moitié du mois de février, il se repose pendant un mois et fait face à de nombreuses critiques de la part des Cordeliers, notamment de Momoro qui prend la tête d’une campagne contre lui et le qualifie d’ « homme égaré », de « chef du parti des modérés » et le classe parmi « ces hommes usés en république, ces jambes cassées en révolution ». Pendant son absence, Saint-Just et Barère relancent la lutte contre les Cordeliers. Le 26 février, à la Convention, Saint-Just, au nom des Comités, justifie la « justice inflexible » qu’il distingue de la terreur. Deux décrets, connus comme les décrets de ventôse, sont votés après ce discours : le Comité de sûreté générale pourra remettre en liberté les patriotes détenus ; les biens des ennemis de la Révolution pourront être redistribués aux indigents. Ces décrets n’ont pas eu le temps d’être appliqués mais ils ont permis de couper l’herbe sous le pied des Cordeliers en reprenant certaines de leurs revendications tandis que l’encadrement des prix n’était plus appliqué.

La lutte des factions ou la purge au sein de la Montagne. Printemps 1794

Le 13 mars, date du retour de Robespierre à la Convention, le Cordelier Ronsin appelle au soulèvement contre le gouvernement révolutionnaire. Ce même jour à la Convention, Saint-Just dénonce l’existence d’un « complot de l’étranger » qui causerait l’agitation des sociétés populaires. Malgré une dernière tentative de conciliation menée par Collot entre les Cordeliers et le gouvernement révolutionnaire, les chefs cordeliers sont arrêtés dans la nuit du 13 au 14 mars et emprisonnés avec de supposés « agents de l’étranger », comme le baron révolutionnaire allemand Anacharsis Cloots. Robespierre revient au club des Jacobins le 14 mars sous les applaudissements. Le lendemain, il tient un discours aux Jacobins à propos de ces arrestations : « La conspiration nouvellement découverte qui devait anéantir la liberté » a été déjouée par le Comité de salut public. Il « adjure le peuple […] de s’unir à la représentation nationale, qui va se lever encore pour sauver la liberté ». Les sections se rallient à la Convention dans un moment où elles sont divisées, certaines défendant la Commune, d’autres les Comités révolutionnaires ou les sociétés populaires.

Salle des Jacobins à Paris © Gravure de 1794, BNF


Robespierre se lance ensuite dans une nouvelle campagne de dénonciations qui aboutira notamment de façon spectaculaire à l’arrestation de Danton et de ses alliés, signée par dix-sept des vingt membres des Comités. Le 31 mars, Robespierre qualifie Danton « d’idole pourrie » et nie avoir eu des relations d’amitié avec lui. Danton est persuadé qu’il ne peut pas être exécuté en raison de sa popularité. Il prépare sa défense et Robespierre craint que l’opinion se retourne en faveur du prisonnier. Robespierre fait écourter le procès des dantonistes comme l’avait été celui de Brissot et des autres députés Girondins durant l’automne. Danton et ses proches sont finalement exécutés le 5 avril. Cette victoire de Robespierre et des Comités contre les Cordeliers et les dantonistes est à double tranchant. D’un côté, elle a permis de stabiliser les institutions dans le contexte de guerre intérieure et extérieure, mais, de l’autre, elle a mis fin à l’autonomie du mouvement populaire. « La révolution est glacée » dira Saint-Just. Les militants sans-culottes sont marginalisés, la Convention dirige l’Etat, ce qui entraîne la naissance d’une véritable classe politique.

Le pouvoir de Robespierre et les accusations de dictature. Avril – juillet 1794

À partir du mois d’avril 1794, Robespierre est considéré comme l’homme fort du gouvernement révolutionnaire. On peut prendre l’exemple de Fouché, le dernier envoyé en mission, qui lorsqu’il est rappelé à Paris le 5 avril, se rend directement chez Robespierre pour justifier de ses actes dans la répression de Lyon. Son pouvoir se trouve grandi à partir du 16 avril, lorsque Saint-Just fait décréter la création d’un « Bureau de surveillance administrative et de police générale » placé sous la dépendance du Comité de salut public, au détriment des compétences du Comité de sûreté générale. Saint-Just prend la tête de ce bureau, chargé notamment des filatures. Robespierre et Couthon vont lui succéder à sa tête, ce qui alimentera les accusations de « triumvirat » portées à l’encontre de ces trois membres du Comité de salut public. Robespierre bénéficie aussi d’appuis grâce à ses proches qui dominent la Commune et la Garde Nationale. Cependant, Robespierre ne domine plus le Club des Jacobins dont les présidents qui se succèdent d’avril à juillet lui sont hostiles.

Certains députés se servent de la loi du 22 prairial an II (10 juin 1794), présentée par Couthon et défendue par Robespierre, pour se liguer contre ce dernier. Cette loi permet en effet de traduire des députés devant le Tribunal révolutionnaire, caractère qui la rend scandaleuse pour certains députés, d’autant qu’elle reprend par ailleurs des décrets adoptés les mois précédents confirmant l’impossibilité de faire appel ou d’avoir un défenseur. Les ennemis de Robespierre se servent de cette loi – appelée de « Grande Terreur » par certains historiens comme Georges Lefebvre – pour le rendre seul responsable des exécutions. Vadier, du Comité de sûreté générale, Fouché et le procureur Fouquier-Tinville, qui craint d’être accusé par Robespierre, appliquent une large répression en juin et juillet en s’appuyant sur cette loi, arrêtant de nombreuses personnes, organisant des troubles dans les prisons parisiennes, où plus de 7000 personnes sont entassées. Entre le 14 juin et le 27 juillet, 1400 exécutions ont lieu à Paris (sur les 2700 ayant lieu entre 1793 et 1795). Cette augmentation du nombre d’exécutions choque la population parisienne, qui l’impute à Robespierre. Or, Robespierre et ses proches ne sont pas responsables : Robespierre ne se rend plus au Comité de salut public depuis début juin. Sa signature, ou celles de Couthon et Saint-Just, apparaissent rarement sur les arrêtés fixant les noms des personnes envoyées devant le Tribunal révolutionnaire. Robespierre est donc accusé d’une « Grande Terreur » dont il n’est pas responsable.

Il est désavoué à la Convention le 9 thermidor, et arrêté. Libéré par ses proches, il rejoint l’Hôtel de Ville où il est à nouveau capturé. Le lendemain, Robespierre, Couthon, Saint-Just et soixante-dix de leurs proches sont exécutés, mettant ainsi un terme aux phases successives de radicalisation de la Révolution française et ouvrant l’ère de la réaction thermidorienne puis, à partir de 1795, du Directoire, régime dominé par certains des principaux instigateurs de la Terreur, lesquels présenteront Robespierre sous ces traits de dictateur sanglant qu’il conserve encore largement aujourd’hui.

Robespierre dans la lutte des classes

Y avait-il une lutte des classes entre les sans-culottes et les Conventionnels issus de la bourgeoisie ? La question est complexe. Car s’il y avait bien évidemment des antagonismes entre riches et pauvres ainsi qu’entre élus et sans-culottes durant la Révolution française, peut-on pour autant considérer les sans-culottes comme une classe ? Et peut-on caractériser l’élément jacobin, et plus particulièrement robespierriste, de la Convention comme « bourgeois » ? De nombreux historiens marxistes de la Révolution française ont interprété la période comme une sorte de prélude à la structure de la lutte des classes du 19e siècle, qui opposera de plus en plus deux grands pôles : la bourgeoisie et le prolétariat. S’il est largement reconnu que la Révolution débute avec la lutte entre deux classes déterminées, la bourgeoisie et l’aristocratie, le thème du prolétariat semble nettement plus opaque. En 1946, le militant révolutionnaire français Daniel Guérin, alors trotskiste, publie un livre intitulé La lutte de classes sous la Première République : bourgeois et « bras nus » (1793-1797), les bras nus étant synonymes de sans-culottes. Ces sans-culottes qui sont décrits par l’historien Haïm Burstin comme une « invention », du fait de la grande diversité de leurs statuts sociaux. L’historien marxiste Albert Soboul montre ainsi dans sa thèse de 1958, « Les sans-culottes parisiens en l’an II », que les sans-culottes peuvent être salariés, indépendants mais aussi au chômage, qu’ils sont plus ou moins précaires selon les sections de Paris, et qu’ils n’ont de manière générale pas les mêmes conditions de vie et intérêts matériels. Mais malgré cette hétérogénéité, il nous semble possible d’assimiler le mouvement sans-culotte à la constitution d’un véritable prolétariat urbain qui se forge progressivement son identité, ses idées directrices, ses symboles et son propre imaginaire collectif face à l’aristocratie et à la bourgeoisie.

Quant à la question de savoir si les députés Jacobins peuvent être considérés ou non comme « bourgeois » – y compris comme bourgeois radicaux – on doit s’intéresser, au-delà de leur appartenance socio-économique à cette classe, à leurs positions politiques. Pas opposés au libéralisme économique, ils acceptent néanmoins de l’encadrer, par exemple avec le maximum qui régule le prix des marchandises. Le modèle de République des Jacobins apparaît finalement comme une République de petits propriétaires terriens, opposés à un partage égalitaire des terres comme le prônent les partisans de la fameuse loi agraire, puis plus tard Gracchus Babeuf et la Conjuration des égaux. Doit-on privilégier le critère socio-économique ou politique pour décréter la classe d’un individu ou d’un groupe ? Il semble par exemple qu’il serait réducteur de présenter Robespierre comme simple représentant de la bourgeoisie, puisque celui-ci dans ses discours a toujours cherché à justifier son action comme la plus radicale possible pour la survie de la Révolution, au risque de se couper de sa base institutionnelle. Alors, doit-on finalement comprendre Robespierre comme pragmatique radical ou fossoyeur des velléités d’émancipation populaires ? Plus de deux siècles plus tard, alors que la forme républicaine s’est depuis longtemps imposée mais que le programme jacobin attend toujours d’être pleinement appliqué, la question demeure ouverte.

La Terreur, première révolution sociale ?

© Hugo Baisez pour Le Vent Se Lève

En 1794, Saint-Just déclare : « que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie la terre ». En pleine Terreur, il fait adopter par l’Assemblée ce que la postérité nommera les décrets de Ventôse, qui redistribuent aux « patriotes indigents » les biens des prisonniers convaincus de complicité avec l’ennemi. Cette période de sang et d’euphorie, où se succèdent massacres et bouleversements sociaux majeurs, est à coup sûr la plus polémique de l’histoire de France. Elle n’a cessé de diviser au sein même de la gauche, pour laquelle elle constitue autant un moment fondateur qu’un spectre menaçant. Pour autant, la nature exacte des réformes économiques et sociales menées sous la Terreur est encore aujourd’hui un sujet de débat pour les historiens. Comment comprendre cette période en clair-obscur, où l’on « déclarait la guerre au malheur » avec le renfort de la guillotine ? Comment appréhender ce « despotisme de la liberté contre la tyrannie », qui proclamait que « les malheureux sont les puissances de la terre » tout en renforçant les prérogatives liberticides du Comité de salut public ?

NDLR : cet article s’inscrit dans la série La gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.

En juin 1793, les sans-culottes parisiens réclament la Terreur à l’encontre des ennemis de la République ; ils exercent une pression sur la Convention, dominée par les Montagnards, allant jusqu’à contester sa légitimité [1].

Des antagonismes socio-économiques importants voient le jour. Aux revendications égalitaires des sans-culottes s’oppose la tiédeur des Conventionnels, d’extraction bourgeoise et influencés par le libéralisme économique en plein essor.

Les sans-culottes réclament conjointement la mise en place d’un appareil de répression contre l’ennemi intérieur et le vote de lois frumentaires destinées à lutter contre la disette.

La Terreur est-elle un moyen pour les sans-culottes d’imposer leur programme économique interventionniste ? Les Montagnards les plus radicaux, comme Robespierre et Saint-Just, se sont-ils servis du tranchant de la guillotine pour appliquer un commencement de révolution sociale, contre la majorité de la Convention ? C’est la thèse qu’a défendu bec et ongles Albert Mathiez [2] ; Henri Guillemin l’a reprise dans une conférence qui a connu un succès posthume foudroyant sur Youtube [3]. D’autres nuancent ou contredisent cette dimension égalitaire, voire socialisante, qu’ils confèrent à la Terreur.

Portrait de Maximilien Robespierre, musée Carnavalet (auteur inconnu)

Au centre de ces interrogations et de ces contradictions, Robespierre [4]. Trait d’union entre les sans-culottes les plus révolutionnaires et les Montagnards les plus conservateurs, il est l’incarnation des contradictions du gouvernement révolutionnaire de 1793-1794 qui l’ont mené à sa perte – non sans avoir accompli une oeuvre politique dont le spectre a hanté les deux siècles suivants de l’histoire de France.

Salut public et révolution sociale

La Terreur ne saurait être analysée comme l’aboutissement d’un dessein préconçu par les Conventionnels ; encore moins comme une politique monolithique menée par une faction déterminée. Elle est le produit conjoncturel d’une alliance entre un mouvement populaire – les sans-culottes – et un groupe parlementaire – les Montagnards [5]. Unis dans l’opposition, ils développent des relations conflictuelles une fois au pouvoir.

En 1793, la République française apparaît dans une situation critique. Alors que la situation militaire empire et que la crainte d’un complot aristocratique se lit sur toutes les lèvres, les pénuries s’aggravent et les troubles sociaux se multiplient. Les sans-culottes réclament conjointement la mise en place d’un appareil de répression contre l’ennemi intérieur et le vote de lois frumentaires destinées à lutter contre la disette. Si l’aristocratie nobiliaire est la première visée, c’est avec une intensité croissante celle des riches qui est prise pour cible. Si les revendications économiques les plus immédiates des sans-culottes dépassent rarement le stade de mesures conjoncturelles – le fameux maximum du prix des denrées -, des projets de réforme sociale plus ambitieux voient le jour.

Sur le plan politique, ils réclament la mise en place d’une démocratie plus directe, qui ferait droit à leur mode d’organisation autonome ; de fait, les sans-culottes, regroupés en sections et armés, constituent un contre-pouvoir local à la Convention.

C’est à partir du 31 mai 1793 que les Montagnards se retrouvent en position de force, et commencent à légiférer dans le sens des sans-culottes [6]. La Terreur fut-elle le moyen d’imposer un programme de salut public pour sauver la patrie en danger, articulé à une une série de réformes sociales en faveur des pauvres ? A-t-elle scellé une alliance entre la fraction la plus patriotique de la sans-culotterie et l’aile la plus révolutionnaire de la Montagne, contre la richesse mobilière – ennemie naturelle de la Révolution ? C’est la thèse que défend, non sans brio, Albert Mathiez. Une série d’éléments appellent néanmoins à nuancer cette grille de lecture.

Les premiers mois donnent de nombreuses satisfactions aux sans-culottes. De nombreuses mesures en leur faveur sont adoptées : blocage des prix du pain et des denrées de première nécessité (loi du maximum général), création d’une armée de sans-culottes pour le surveiller, impôt progressif pour financer l’effort de guerre, guillotine pour les accapareurs et les agioteurs… Les droits féodaux sont définitivement abolis, achevant la destruction de l’aristocratie terrienne que les soulèvements de 1789 n’avaient fait qu’ébranler ; un processus dont on aurait tôt fait de sous-estimer la radicalité, lorsqu’on compare la France aux autres pays européens… [7]. Mais les heurts ne tardent pas à survenir…

La politique de la Convention prend une nette dimension de classe, ciblant les groupes sociaux aisés à l’aide de son pouvoir coercitif. Le décret du 5 nivôse an II (25 décembre 1793) prend explicitement pour cible les banquiers ;

Sur le plan politique, la Constitution de juin 1793 reconnaît l’existence des assemblées qui permettent aux sans-culottes de se réunir et de se structurer – bien que leurs attributions demeurent des plus floues – et proclame le droit à l’insurrection.

La politique de la Convention prend une nette dimension de classe, ciblant les groupes sociaux aisés à l’aide de son pouvoir coercitif. La justice révolutionnaire s’attaque aussi bien aux aristocrates émigrés qu’aux bourgeois spéculateurs. Le décret du 5 nivôse an II (25 décembre 1793) prend explicitement pour cible les banquiers ; imposé par Robespierre, il fait préventivement arrêter « et juger les étrangers, banquiers, et autres individus prévenus de trahison et de connivence avec les rois ligués contre la République française ».

Exagérés et Enragés : des mouvements pré-socialistes face à une Convention bourgeoise ?

Opportunisme de la part des Montagnards face à une sans-culotterie impatiente, qui menace de se tourner vers des factions plus radicales ? C’est indéniable. Dominant la Convention, les Montagnards se retrouvent alors aux prises avec plus révolutionnaire qu’eux : les Exagérés et les Enragés.

Les premiers se reconnaissent dans le journal radical de Jacques-René Hébert, le Père Duchesne. Les seconds dans le prêtre rouge Jacques Roux. Tous deux reprochent aux Montagnards leur timidité en matière sociale. Le premier finit par appeler, de nouveau, les sans-culottes à se soulever contre l’Assemblée. Le second prononce des discours humiliants pour les Conventionnels montagnards, qu’il confronte à leur train de vie bourgeois.

Exagérés et Enragés seront rapidement écrasés par la Convention montagnarde. Jeté en prison, Jacques Roux se donnera la mort. Arrêté en compagnie des meneurs exagérés, Hébert sera quant à lui guillotiné. Faut-il y voir les premières réaction d’une Convention bourgeoise contre un mouvement populaire au programme socialisant ? C’est généralement de cette manière que l’historiographie libertaire, et une partie de l’historiographie marxiste, interprètent cet épisode [8].

Jacques-René Hébert. par Edme Bovinet, BNF

Voir dans les Enragés et les Exagérés des mouvements pré-socialistes relève cependant de la gageure. Malgré toute leur radicalité verbale, les Enragés défendent surtout la lutte résolue contre la vie chère, par le biais d’un contrôle draconien de la circulation des denrées ; une mesure que tous les Conventionnels, jusqu’à Marat, rejetaient. Nulle remise en cause fondamentale de l’inégale répartition des biens et de la propriété chez les Enragés. Un communisme de la consommation [9], radical dans la conjoncture, plus insignifiant dans l’histoire longue du mouvement populaire ; nul communisme de la production. Les visées sociales des robespierristes, plus modérées dans le domaine des lois frumentaires et de la circulation des denrées, étaient plus larges.

Les Exagérés représentaient quant à eux un étrange attelage : de nombreux sans-culottes mais aussi une grande poignée de millionnaires étrangers, ainsi que des leaders au positionnement idéologique flou, rejoignant tantôt Danton, tantôt Marat. « Il est difficile de dire si de nombreux politiciens doivent être classés comme hébertistes ou dantonistes », note avec justesse Jean Massin [10]. Incarnation vivante de cette confusion politique : Anacharsis Cloots, richissime aristocrate étranger, proche un temps de Hébert. C’est comme Exagéré que Saint-Just l’a envoyé à la guillotine. Avant cela, Robespierre l’avait fait exclure du Club des Jacobins avec la dernière des violences, prétextant de sa richesse indécente.

Les Exagérés ont-ils été guillotinés parce qu’ils étaient perçus comme suppôts des puissances financières ? Ou au contraire, parce qu’on voyait en eux une menace pour l’ordre social ? Ces deux interprétations ne sont pas contradictoires. Une grille de lecture marxiste trop rigide semble ici peu pertinente (tant les déterminations de classe des différentes factions sont hétéroclites et fluctuantes).

Les décrets de Ventôse, rédigés par Saint-Just, sont pensés comme un transfert massif de propriété des bénéficiaires de l’ancien système vers la grande masse des travailleurs pauvres.

Il faut en effet garder à l’esprit à quel point les révolutionnaires de 1793 étaient hantés par l’imminence d’un complot visant à renverser la République. Une succession vertigineuse d’intrigues éventées, de faux témoignages et de vraies conspirations – admirablement restituée par Jean Massin [11] – impliquant des affairistes tantôt liés aux Exagérés, tantôt aux dantonistes, accroissait l’atmosphère de paranoïa dans laquelle vivaient les robespierristes.

Si les motivations de la répression des Exagérés ne sont donc pas exclusivement conservatrices, nul doute que celle-ci donne un brusque coup d’arrêt à l’élan populaire sous la Terreur. Elle prive les robespierristes de la base sociale nécessaire à l’application des réformes économiques les plus ambitieuses qu’ils souhaitaient.

La Terreur : un terrorisme mâtiné de socialisme ?

Des mesures sociales audacieuses sont portées par la Convention, sous l’impulsion du Comité de salut public, où siègent notamment Robespierre et deux de ses proches alliés – Saint-Just et Couthon. Les décrets de Floréal (mai 1794) mettent en place un embryon de système de retraite et de protection sociale.

Plus significatifs, les décrets de Ventôse (février et mars 1794) rédigés par Saint-Just. Ils font entrer dans la loi le séquestre des biens des suspects convaincus d’intelligence avec l’ennemi, et systématisent leur redistribution aux « patriotes indigents ». Dans l’esprit des robespierristes, ils sont pensés comme un transfert massif de propriété des bénéficiaires de l’ancien système vers la grande masse des travailleurs pauvres.

En apparence révolutionnaires, ces textes législatifs se distinguent par leur flou. Leur modalité d’application est laissée à la discrétion des autorités locales – bourgeoises en province, plébéiennes à Paris… jusqu’à la purge des Exagérés. Celle-ci a pour conséquence de substituer aux cadres radicaux de la Commune de Paris des dirigeants plus modérés. Une mutation cruciale pour comprendre le drame de Thermidor…

Comment interpréter cet ensemble de politiques publiques où se mêlent interventionnisme, accroissement de la progressivité des impôts et lois sociales ambitieuses ? Elles mettent à mal l’interprétation simpliste de la Révolution française comme « révolution bourgeoise ». La complainte rétrospective du Conventionnel Boissy d’Anglas à propos de la Terreur (« le riche était suspect, le peuple constamment délibérant ») n’est pas sans fondements.

Faut-il pour autant voir dans la Terreur une expérience socialisante ? Ce serait passer sous silence le fait que la richesse mobilière est sortie presque indemne de cette période, et que les projets les plus ambitieux de réforme de la propriété n’ont jamais dépassé le stade du discours.

« Terrorisme mâtiné de socialisme », comme l’a défendu Jean Jaurès, voyant dans la Terreur un « expédiant de justice sociale » ? [12]. Ce serait mésestimer l’importance qu’a revêtue la question sociale sous la Révolution…

Il faut prendre en compte un élément capital, parfois mis de côté par les historiens qui se cantonnent à la lecture des textes de lois : en l’absence d’une administration moderne et d’un système de registre unifié, l’application des lois économiques et sociales était souvent fonction des rapports de force régionaux. Patriotes indigents, oppresseurs, conspirateurs, malheureux, banquiers à la solde de l’étranger : autant de catégories sociologiques à tout le moins ambiguës, qui laissaient une large place à l’interprétation des administrateurs locaux… lesquels n’étaient souvent pas en possession de moyens logistiques permettant le recensement des pauvres ou des biens disponibles. Ainsi, selon qu’une commune ait été dominée par des sections de sans-culottes ou une assemblée de notables, l’application des lois sociales de la Convention variait du tout au tout [13].

C’est ainsi que la Terreur peut être comprise comme l’ère du primat du politique, porté à incandescence. Le jacobinisme issu de la Révolution rompt avec les explications théologiques de la genèse du pouvoir et des institutions… sans remplir ce vide par les connaissances économiques et sociologiques qui surviendront au XIXème siècle.

À Paris, c’est un basculement dans les rapports de force au sein du pouvoir exécutif de la ville qui a scellé le sort de la Convention montagnarde – en partie bien malgré elle.

La revanche de la société réelle contre l’illusion de la politique ?

Les derniers mois de la Terreur ont intrigué les historiens. Alors que les tensions socio-économiques s’accroissent, on y voit les Montagnards recourir avec toujours plus d’empressement au champ lexical de la vertu. Le discours de Robespierre sur l’Être suprême a lieu alors que des émeutiers de la faim secouent Paris, dont les leaders sont arrêtés sur ordre du Comité de salut public, puis réprimés avec une violence croissante.

NDLR : Lire sur LVSL l’article de Tristan Labiausse : « La République jusqu’au bout : retour sur la culte de l’Être suprême »

Faut-il y voir la marque intellectuelle d’une époque où l’on pensait les questions économiques sous un prisme moral ? Faut-il comprendre que les Montagnards aient voulu sublimer ces antagonismes dans un élan fraternel qui unirait riches et pauvres ? C’est le cas pour un nombre non négligeable d’entre eux. Mais pour les plus radicaux – Robespierre et Saint-Just – sans que cette explication soit totalement invalide, il faut davantage y voir une forme de prudence tactique.

Il ne faudrait pas, en effet, passer sous silence certaines de leurs intuitions les plus radicales quant aux antagonismes économiques qui clivent la société. « Quand l’intérêt des riches sera-t-il confondu avec ceux du peuple ? Jamais ! », écrit Robespierre dans l’une de ses notes [14]. Saint-Just développe des considérations similaires, dans ses écrits personnels au cours de l’année 1794 : « là où il y a de très gros propriétaires, on ne voit que des pauvres (…) l’opulence est une infamie ; elle consiste à nourrir moins d’enfants qu’on n’a de mille livres de revenu » (publiés de manière posthume sous le titre de Fragments d’institutions républicaines). Ce fils de notables se radicalise au contact de la Révolution, et finit par écrire qu’il « ne faut ni riches ni pauvres ». Signe de leur prudence, Robespierre et Saint-Just n’ont jamais assumé des positionnements publics aussi radicaux, conscients de la puissance de la bourgeoisie émergente au sein de la Convention. Mais ces écrits privés témoignent assez de l’ambition de leurs projets sociaux. Une dimension de leur action qui n’avait pas échappé à Karl Marx, lequel a rendu hommage à Robespierre et Saint-Just comme « d’authentiques représentants des forces révolutionnaires : la masse innombrable ».

Louis Antoine de Saint-Just, par Pierre-Paul Prud’hon, musée du château de Blérancourt.

Pour autant, il est indéniable que Robespierre comme Saint-Just restent prisonniers du cadre mental de leur époque. Leurs intuitions radicales en matière économique et sociale demeurent imprécises. Les rapports de force entre salariés et employeurs leur sont inconnus – de fait, un salarié ou un employeur peut être, de manière indifférenciée, un sans-culotte. L’exploitation économique est perçue et dénoncée lorsqu’elle concerne la soumission des pauvres aux propriétaires terriens ou aux créancier, mais pas aux patrons [15]. Ainsi, les mêmes Montagnards qui ont décrété les banquiers comme ennemis du peuple ont par la suite réprimé, avec une grande brutalité, ceux qui exigeaient des hausses de salaires ou des réformes économiques exagérément interventionnistes – avec une intensité croissante aux derniers temps de la Terreur [16].

S’il faut donner tort à l’interprétation de 1793 comme une révolution bourgeoise, il faut en revanche souligner leur ignorance de certains rapports de force socio-éonomiques élémentaires ; et rappeler à quel point dans l’esprit des Montagnards, l’ensemble des question économiques et sociales étaient subsidiaires par rapport à leurs objectifs proprement politiques.

C’est ainsi que la Terreur peut être comprise comme l’ère du primat du politique, porté à incandescence. Si le jacobinisme issu de la Révolution constitue une matrice politique si particulière, c’est qu’il rompt avec les explications théologiques de la genèse du pouvoir des institutions… sans remplir ce vide par les connaissances économiques et sociologiques qui surviendront au XIXème siècle. Entre ces deux visions du monde – théologique et rationaliste – émerge le peuple comme acteur de l’histoire. Destructeur des anciennes puissances qui lui voilaient la sienne et démiurge des institutions, il n’est contraint par aucun déterminisme – ni théologique, ni économique.

La figure de Prométhée incarne mieux que toute autre cette conception du peuple, qui découvre l’infinité de sa puissance après un long sommeil – et qui, privé de sa souveraineté durant des siècles, veut à présent l’étendre sur l’ensemble des phénomènes du réel. On comprend l’intérêt que portent Chantal Mouffe et Ernesto Laclau à la Révolution française, qui affirmait l’autonomie du domaine politique, libéré des superstitions religieuses, et pas encore soumis aux lois d’airain de l’économie. Époque naïve où l’on pouvait concevoir le peuple comme un sujet autonome, indéterminé, créateur de sa propre histoire – avant que Karl Marx ne le déconstruise méthodiquement, comme une fiction verbale permettant de légitimer le pouvoir de la classe dominante.

Il faut rendre hommage à François Furet qui, dans un beau livre publié peu après le bicentenaire, avait perçu avec beaucoup de finesse cette contradiction entre une froide appréhension économique et sociologique du peuple, et le mythe révolutionnaire du peuple comme sujet autonome cher aux Montagnards [17]. Il voit dans la période révolutionnaire une tension permanente entre la proclamation de la souveraineté absolue du peuple et la réalité d’un peuple majoritairement illettré, dont une infime proportion seulement se rend aux Assemblées populaires.

Ultime ruse de la raison révolutionnaire : les sans-culottes accompagneront le cortège funèbre des robespierristes de crachats et d’insultes ; ignorant qu’ils constituaient sans doute le dernier rempart, dans la Convention et le Comité au libéralisme économique qui allait se déchaîner dans les années à venir…

De ce gouffre entre le peuple rêvé et le peuple réel naît un nouveau régime de pouvoir, et un nouveau système de légitimation. La souveraineté du peuple étant à la fois proclamée et impossible, elle doit être incarnée. Les élus du peuple se livrent donc une compétition vertueuse, pour représenter mieux que les autres la volonté du peuple. C’est la raison pour laquelle les séances parlementaires prennent les contours de scènes de théâtre jouées dans une « arène de gladiateurs » : par la parole, celui qui parvient à « figurer symboliquement la volonté du peuple » règne [18]. Un jeu dans lequel excelle Robespierre, « cet alchimiste de l’opinion révolutionnaire qui transforme les impasses logiques de la démocratie directe en secrets de la domination ».

Reprenant les expressions de Karl Marx, Furet voit dans la Révolution française le triomphe de l’illusion de la politique : la mise en suspens des rapports sociaux réellement existants et des intérêts matériels, au profit du mythe du peuple souverain en action, par la voie de ses parlementaires. À l’inverse, le 9 Thermidor est pour lui la revanche de la société réelle : le moment où les antagonismes de classe et les rapports de production reprennent le dessus, et où la fiction du peuple unifié, ce délire cher aux révolutionnaires, vole en éclats.

Ruses de la raison révolutionnaire

Cette analyse est à coup sûr éclairante. Mais elle pèche par au moins trois aspects. Nous avons d’abord vu qu’elle est partiellement infondée pour les révolutionnaires les plus radicaux, Robespierre et Saint-Just ayant une conscience embryonnaire des rapports de classe. Elle empêche également Furet d’analyser ce nouveau régime de pouvoir – où l’on se légitime par la parole vertueuse, celle qui se fait l’écho de la volonté populaire – en termes de classes sociales. En effet, toute la justesse de son analyse ne fera pas oublier que derrière le théâtre parlementaire, on trouve des sans-culottes qui menacent d’envahir l’Assemblée, ainsi qu’une bourgeoisie d’affaires qui se livre à un travail d’influence pour défendre ses intérêts. Autrement dit, des rapports économiques et sociaux qui conditionnent toujours l’action politique. Enfin, et par conséquent, une telle grille de lecture interdit de procéder à une analyse des acteurs, des bénéficiaires et des victimes de la Terreur en termes de classes sociales ; que la rhétorique des révolutionnaires ait cherché à maquiller les antagonismes de classe n’implique en effet pas que ceux-ci aient disparu. Il faut accepter le fait que les intentions et les actions des révolutionnaires n’ont qu’imparfaitement coïncidé ; et que leurs décisions politiques ont eu un impact sur les structures socio-économiques bien au-delà de ce qu’ils souhaitaient.

Un article éclairant d’Albert Soboul permet de suivre la fluctuation des salaires journaliers parisiens sous la Terreur, et ainsi de prendre le pouls des rapports de classe entre travailleurs salariés et employeurs [19]. On constate qu’en 1793, les salaires subissent une augmentation considérable. Il s’agit de la phase de la Révolution au cours de laquelle les sections de sans-culottes prennent un pouvoir croissant au sein de la capitale, et où des révolutionnaires radicaux dirigent la Commune de Paris – la plupart rejoindront la faction des Exagérés. Exerçant un pouvoir parallèle à celui de la Convention, ils tolèrent une hausse des salaires bien plus élevée que ce que permet la loi – qui limite les salaire au même titre que les prix [20].

Dans un premier temps, Robespierre et les Montagnards soutiennent essentiellement pour des raisons politiques le pouvoir parallèle des sections de sans-culottes et leur organisation sur le mode de la démocratie directe, permettant à ces hausses de salaires de subsister. En appuyant la domination politique des sans-culottes, ils pérennisent cet état de fait favorable aux salariés face à leur employeur.

À partir de l’année 1794, la Convention montagnarde entreprend la purge des Exagérés. L’organisation démocratique des sections de sans-culottes est mise à mal, leur pouvoir encadré, et les principaux cadres de la Commune de Paris sont alors remplacés par des personnalités d’extraction plus bourgeoise, proches du train de vie des Montagnards. S’ils sont encore considérés comme des sans-culottes, ils appartiennent davantage à la classe des maîtres et des artisans que des salariés.

On assiste alors à une stagnation, puis une baisse drastique des salaires. Essentiellement pour des raisons politiques, encore, les robespierristes ont initié une dégradation du niveau de vie des travailleurs parisiens. La fin de la domination politique des sans-culottes les plus pauvres et les plus radicaux sur la Commune de Paris a sans doute eu des conséquences plus importantes que ce qu’ils concevaient.

C’est ainsi que la dimension sociale de la politique révolutionnaire a progressivement diminué au cours de l’année 1794. La Terreur, à l’origine réclamée à cor et à cri contre les classes aisées par les sans-culottes, s’est progressivement retournée contre eux. Sans que les Montagnards aient eu une claire conscience de léser les classes inférieures en exerçant une purge contre les Exagérés, ils ont réduit à néant l’assise sur laquelle leur politique sociale reposait.

Robespierre et Saint-Just comprenaient-ils qu’ils sapaient les bases populaires de leurs projets sociaux ? L’ignorance du détail des réunions du Comité de salut public laisse une large place à la spéculation. Mais c’est durant leur mandature que le Comité a pris de sévères mesures pour réprimer les agitations ouvrières et les émeutes de la faim. Ils ne se sont pas non plus opposés aux diverses mesures libérale mises en place par la Convention vers la fin de la Terreur – parfois inspirées du Comité – : dérogations légales au maximum, assouplissement du contrôle des accaparements… Ils ont, enfin, toléré la politique drastique de baisse des salaires menée par leurs alliés au sein de la Commune de Paris, à quelques jours de leur chute [21].

Albert Mathiez, pourtant, croit voir une opposition discrète mais croissante de Robespierre et Saint-Just à cette bifurcation. À l’aube du 9 Thermidor, une passe d’armes oppose Saint-Just au négociant Robert Lindet ; le premier accuse le second de saboter les décrets de Ventôse, en empêchant la mise en place des commissions destinées à redistribuer les biens des suspects aux pauvres [22]. Le 8 Thermidor, Robespierre dénonce publiquement la pression exercée par l’aristocratie des riches sur les Comités et la Convention : « La contre-révolution est dans toutes les parties de l’économie politique (…) Elle a pour but de favoriser les riches créanciers, de ruiner et de désespérer les pauvres ». Plusieurs indices indiquent que dans leurs derniers jours, Robespierre et Saint-Just souhaitaient en revenir à l’esprit originel de la révolution – celle qui proclamait que les malheureux sont les puissances de la terre, celle des projets sociaux aux larges vues que l’on trouve dans les Fragments d’institutions républicaines de Saint-Just [23]. Mais le mal était fait.

C’est ainsi que l’on trouve, coalisés contre Robespierre le 9 Thermidor, des représentants de la bourgeoisie d’affaires aussi bien que des sans-culottes. Les premiers, lésés par le dirigisme de la Terreur, comme les seconds, ulcérés par les baisses de salaires, tenaient les robespierristes pour responsables de l’ensemble des mesures économiques prises depuis un an.

Le 9 Thermidor, par Max Adamo. Alte Nationalgalerie,

Ultime ruse de la raison révolutionnaire : les sans-culottes accompagneront le cortège funèbre de Robespierre de crachats et d’insultes ; ignorant qu’il constituait sans doute le dernier rempart, dans la Convention et dans le Comité, au libéralisme économique qui allait se déchaîner dans les années à venir… Cette scène retiendra l’attention de Victor Hugo : « cette foule, est-ce qu’elle n’a pas ri sur le passage de Jésus, devant la ciguë de Socrate, le bûcher de Savonarole et de Jeanne d’Arc ? Est-ce qu’elle n’a pas craché à la face fracassée de Robespierre ? ».

L’imprécision du projet social des robespierristes, leur mauvaise appréhension des antagonismes économiques et sociaux, leur avaient coûté la vie. Les mouvements socialistes et marxistes des siècles suivants ne l’oublieront pas. Pour autant, ils demeureront fascinés par le peuple souverain comme sujet politique. Illusion, fiction, abstraction ? Peu importe : le peuple des robespierristes, la nation révolutionnaire, demeuraient des mythe mobilisateurs puissants et incontournables – au demeurant pas incompatibles avec une lecture en termes de classes sociales.

De même, les libéraux ne parviendront pas à conjurer le spectre de 1793. Deux siècles d’historiographie critique – de Benjamin Constant à François Furet – échoueront à tuer l’attrait suscité par la Révolution française. Le souvenir de la République montagnarde devait se rappeler à tous ceux qui voulaient réduire la société à un agrégat d’atomes, d’agents économiques indépendants les uns des autres ; et la société de consommation devait échouer à tuer le rêve de la nation jacobine.

La revanche de l’illusion de la politique sur la société réelle ?

Notes :

[1] Par commodité, nous parlerons des Montagnards comme du groupe parlementaire opposé à la Gironde, qui a initié les lois terroristes de 1793 et 1794 – en gardant à l’esprit tout ce que ces dénominations comportent de simplification, et qu’elles sont largement le produit d’une reconstruction a posteriori des événements.

[2] Albert Mathiez, Girondins et Montagnards, Paris, Verdier, 1993. Voir notamment les chapitres « La révolution sociale des robespierristes » et « Les séances des 4 et 5 Thermidor an II aux deux comités de salut public et de sûreté générale ».

[3] La conférence de Henri Guillemin, intitulée sur Youtube « Henri Guillemin explique Robespierre et la Révolution française » a été visionnée un demi-millions de fois. Un ouvrage en a été tiré (Henri Guillemin, 1789 : silence aux pauvres, Paris, Utovie, 1989).

[4] Si un nombre incalculable d’historiens l’ont dépeint comme le principal responsable de la Terreur – que ce soit pour l’en blâmer ou tresser ses louanges – les travaux récents et salutaires de Jean-Clément Martin ont déconstruit cette lecture de l’histoire. Ils ont remis en question, avec des éléments importants à l’appui, sa centralité dans les événements de 1793 et 1794. C’est donc ici davantage comme un catalyseur de la Terreur que comme l’un de ses initiateurs que nous le considérerons.

[5] En gardant à l’esprit les contradictions politiques qui fracturaient les Montagnards, et l’hétérogénéité sociale des sans-culottes – artisans, maîtres ou salariés selon les sections. Ces éléments sont par exemple absents de l’oeuvre-phare de François Furet, – loin d’être inintéressante par ailleurs, cf supra. Nous citerons le court mais dense ouvrage de Sophie Wahnich (La liberté ou la mort : essai sur la Terreur, Paris, La Fabrique, 2003), qui offre de nombreux éléments établissant le malaise des Conventionnels face à la demande de Terreur populaire, leurs tentatives pour la canaliser par l’entremise des lois.

[6] Le 31 mai 1793, les sans-culottes envahissent l’Assemblée et démettent une trentaine de députés girondins de leurs fonctions, accusés d’intelligence avec l’ennemi. Dès lors, les députés des bancs de la Montagne acquièrent un indéniable ascendant sur la Convention.

[7] Éric Hobsbawm (The age of Revolution (1789-1848), Abacus, 1988) note que l’aristocratie terrienne s’est largement maintenue au cours du XIXème siècle en Europe, et que la France fait figure d’exception.

[8] On se reportera au passionnant La révolution française d’Éric Hazan (Paris, la Fabrique 2013).

[9] Nous empruntons à l’historien Hugo Rousselle cette expression, auteur d’une thèse sur l’histoire des droits-créances.

[10] Jean Massin, Robespierre, Paris, Alinéa, 1993, p. 198.

[11] Ibid.

[12] Jean Jaurès, ibid.

[13] Sur l’application du programme social de la Terreur, voir Jean-Pierre Gross, Égalitarisme jacobin et droits de l’homme, 1793-1794 : La Grande Famille et la Terreur, Paris, Arcantères, 2000. Il n’y voit nulle révolution socialiste, mais constate une application modérée des textes de la Convention dans la plupart des cas.

[14] Jean Massin, Robespierre, Paris, Alinéa, 1993, p. 192.

[15] On rappellera que Robespierre était hébergé par un maître menuisier, qu’il ne considérait pas moins comme un sans-culotte que ses employés. Lors du vote de la loi Le Chapelier, qui interdit toute forme de coalition salariale, c’est dans une solitude absolue que Marat relaie la protestation d’ouvriers du bâtiment. Tout aussi significatif est le fait que les travailleurs pauvres aient fait porter leurs revendications sur le blocage des prix plutôt que sur la hausse des salaires.

[16] Outre l’envoi à la guillotine des Enragés et des Exagérés, on citera la fermeture du club des Cordeliers – plus radical et plébéien que celui des Jacobins – et l’arrestation des émeutiers de la faim durant les derniers mois de la Terreur.

[17] François Furet, Penser la révolution française, Paris, Gallimard, 1989.

[18] Timothy Tackett note – cela n’a rien d’anodin – que les aristocrates au sein de l’Assemblée se distinguaient par leur mauvaise maîtrise de la parole, peu habitués à en user pour justifier leur statut. Au contraire, de nombreux députés du Tiers faisaient profession d’avocats. L’expression « d’arène de gladiateurs » lui est empruntée (Par la volonté du peuple, Aubier, Paris, 1992). Il s’intéresse à la charge émotionnelle générée par les séances de l’assemblée : enthousiasme et attendrissement des députés acclamés par le peuple, humiliation générée par les défaites parlementaires accompagnées de huées, peur ressentie lorsqu’on « votait sous les poignards ». Il n’est pas inutile de croiser la lecture du livre de Furet avec celui de Tackett : le premier s’intéresse au nouveau système de domination par la parole né sous la Révolution, le second au régime émotionnel qui l’accompagne. Lire aussi sur LVSL l’article d’Antoine Cargoet « Comment les émotions ont fait la Révolution ».

[19] Albert Soboul, « Le maximum des salaires parisiens et le 9 Thermidor », Annales historiques de la Révolution française, 26e Année, No. 134, 1954.

[20] L’article 8 de la loi du 29 septembre 1793 limite les salaires à leur équivalent de 1790, plus la moitié ; les prix, de leur côté, sont limités à leur équivalent de 1790, plus le tiers seulement. Cette loi, censée être à la faveur des salariés (les prix étant davantage limités que les salaires), a cependant des implications variables selon que l’on considère une région où la pression populaire a conduit à une hausse de salaires importantes depuis 1790, ou une autre dans laquelle ils demeurent faibles. En conséquence, dans les régions où la pression populaire est la plus élevée, les autorités locales rechignent à appliquer cet article 8.

[21] La Commune de Paris, dirigée par les robespierristes, publie un arrêté visant à l’application de l’article 8 de la loi du 29 septembre 1793, qui porte sur le blocage des salaires à leur niveau de 1790, plus un tiers – ce qui équivaut, dans la capitale, à une diminution considérable. Les autorités municipales comprendront trop tard leur erreur, et tenteront de se défausser de leurs responsabilités.

[22] Commissions qui, effectivement, n’avaient pas été créés. Albert Mathiez, Girondins et Montagnards, Paris, Verdier, 1993. Le chapitre « Les séances des 4 et 5 Thermidor an II aux deux comités de salut public et de sûreté générale » analyse de manière chirurgicale Les séances qui ont conduit à la rupture entre Robespierre, Saint-Just et leurs collègues.

[23] Pour Jean Massin (op. cit.), durant les deux dernières séances du Comité de salut public, Robespierre et Saint-Just ont tenté d’élaborer un décret basé sur les Fragments d’institutions républicaines. On notera que, de même que Saint-Just avait affronté le négocient Lindet, Robespierre avait porté le fer contre le directeur du Comité des finances Cambon, l’accusant de mener une politique trop favorable aux grands financiers ; que Barère avait défendu un décret qui contredisait directement ceux de Saint-Just en Ventôse, proposant la vente aux enchères des biens des suspects. Que Lindet, Cambon et Barère figurent parmi les auteurs du coup d’État du 9 Thermidor indique que les motivations d’ordre socio-économiques n’y étaient pas étrangères, et que la bourgeoisie d’affaires y voyait une occasion rêvée de mettre fin au dirigisme de la Terreur.

Robespierre : « Discours sur la propriété » suivi du projet de Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen

Le 24 avril 1793, tandis que Marat, acquitté par le tribunal révolutionnaire, fait son retour à la Convention sous les acclamations des députés montagnards, Robespierre monte à la tribune. Il y présente le projet de révision de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, promulguée quatre ans plus tôt. Depuis 1789, la Révolution s’est radicalisée : sous la pression des monarchies coalisées de l’Europe et des sociétés populaires, les Tuileries furent prises et le Roi guillotiné. Il reste à faire entrer la nouvelle conception du principe d’égalité dans le marbre des lois. C’est le projet décrit par Robespierre dans ce discours sur la propriété que nous rééditons pour la collection des « grands textes » de LVSL.


Je vous proposerai d’abord quelques articles nécessaires pour compléter votre théorie sur la propriété ; que ce mot n’alarme personne. Âmes de boue ! qui n’estimez que l’or, je ne veux point toucher à vos trésors, quelque impure qu’en soit la source. Vous devez savoir que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n’est qu’un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles ; il ne fallait pas une révolution sans doute pour apprendre à l’univers que l’extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes, mais nous n’en sommes pas moins convaincus que l’égalité des biens est une chimère. Pour moi, je la crois moins nécessaire encore au bonheur privé qu’à la félicité publique. Il s’agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l’opulence. La chaumière de Fabricius n’a rien à envier au palais de Crassus. J’aimerais bien autant pour mon compte être l’un des fils d’Aristide, élevé dans le Prytannée, aux dépens de la république, que l’héritier présomptif de Xercès, né dans la fange des cours, pour occuper un trône décoré de l’avilissement des peuples, et brillant de la misère publique.

Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété ; il le faut d’autant plus qu’il n’en est point que les préjugés et les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais.

Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c’est que la propriété ; il vous dira, en vous montrant cette longue bière qu’il appelle un navire, où il a encaissé et serré des hommes qui paraissent vivants : Voilà mes propriétés, je les ai achetées tant par tête. Interrogez ce gentilhomme qui a des terres et des vassaux, ou qui croit l’univers bouleversé depuis qu’il n’en a plus, il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables.

Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne ; ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire dont ils ont joui de toute antiquité d’opprimer, d’avilir, et de s’assurer légalement et monarchiquement les 25 millions d’hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir.

Aux yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte sur aucun principe de morale. Pourquoi notre déclaration des droits semblerait-elle présenter la même erreur en définissant la liberté, « le premier des biens de l’homme, le plus sacré des droits qu’il tient de la nature. » Nous avons dit avec raison qu’elle avait pour bornes les droits d’autrui ; pourquoi n’avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale, comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes ? Vous avez multiplié les articles, pour assurer la plus grande liberté à l’exercice de la propriété, et vous n’avez pas dit un seul mot pour en déterminer la nature et la légitimité, de manière que votre déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans. Je vous propose de réformer ces vices en consacrant les vérités suivantes :

Art. Ier — La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.

II. — Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui.

III. — Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables.

IV. — Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral.

Vous parlez aussi de l’impôt, pour établir le principe incontestable qu’il ne peut émaner que de la volonté du peuple ou de ses représentants ; mais vous oubliez une disposition que l’intérêt de l’humanité réclame : vous oubliez de consacrer la base de l’impôt progressif. Or, en matière de contributions publiques, est-il un principe plus évidemment puisé dans la nature des choses et dans l’éternelle justice que celui qui impose aux citoyens l’obligation de contribuer aux dépenses publiques progressivement, selon l’étendue de leur fortune, c’est-à-dire selon les avantages qu’ils retirent de la société ? Je vous propose de le consigner dans un article conçu en ces termes :

« Les citoyens dont les revenus n’excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance doivent être dispensés de contribuer aux dépenses publiques ; les autres doivent les supporter progressivement, selon l’étendue de leur fortune. »

Le comité a encore absolument oublié de consacrer les devoirs de fraternité qui unissent tous les hommes à toutes les nations, et leur droit à une mutuelle assistance. Il paraît avoir ignoré les bases de l’éternelle alliance des peuples contre les tyrans. On dirait que votre déclaration a été faite pour un troupeau de créatures humaines parqué sur un coin du globe, et non pour l’immense famille à laquelle la nature a donné la terre pour domaine et pour séjour.

Je vous propose de remplir cette grande lacune par les articles suivants. Ils ne peuvent que vous concilier l’estime des peuples ; il est vrai qu’ils peuvent avoir l’inconvénient de vous brouiller sans retour avec les rois. J’avoue que cet inconvénient ne m’effraie pas ; il n’effraie point ceux qui ne veulent pas se réconcilier avec eux. Voici mes quatre articles :

Art. Ier. — Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entr’aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même État.

II. — Celui qui opprime une nation se déclare l’ennemi de toutes.

III. — Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l’homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.

IV. — Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l’univers qui est la nature.

 

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen

 

Les représentants du peuple français, réunis en Convention nationale,

Reconnaissant que les lois humaines qui ne découlent point des lois éternelles de la justice et de la raison ne sont que des attentats de l’ignorance ou du despotisme contre l’humanité ; convaincus que l’oubli et le mépris des droits naturels de l’homme sont les seules causes des crimes et des malheurs du monde,

Ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, ces droits sacrés, inaliénables, afin que tous les citoyens, pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer et avilir par la tyrannie, afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur ; le magistrat, la règle de ses devoirs ; le législateur, l’objet de sa mission.

En conséquence, la Convention nationale proclame, à la face de l’univers, et sous les yeux du législateur immortel, la déclaration suivante des droits de l’homme et du citoyen :

Art. — Ier. Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l’homme, et le développement de toutes ses facultés.

II. — Les principaux droits de l’homme sont celui de pourvoir à la conservation de son existence et de sa liberté.

III. — Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et morales.

L’égalité des droits est établie par la nature : la société, loin d’y apporter atteinte, ne fait que la garantir contre l’abus de la force qui la rend illusoire.

IV. — La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme d’exercer, à son gré, toutes ses facultés. Elle a la justice pour règle, les droits d’autrui pour bornes, la nature pour principes, et la loi pour sauvegarde.

Le droit de s’assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de l’impression, soit de toute autre manière, sont des conséquences si nécessaires de la liberté de l’homme, que la nécessité de les énoncer suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme.

V. — La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société : elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.

VI. — Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l’homme, est essentiellement injuste et tyrannique : elle n’est point une loi.

VII. — La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.

VIII. — Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui.

IX. — Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables.

X. — Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est essentiellement illicite et immoral.

XI. — La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.

XII. — Les secours nécessaires à l’indigence sont une dette du riche envers le pauvre ; il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.

XIII. — La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens.

XIV. — La loi est l’expression libre et solennelle de la volonté du peuple.

XV. — Le peuple est le souverain : le gouvernement est son ouvrage et sa propriété, les fonctionnaires publics sont ses commis.

XVI. — Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier ; mais le vœu qu’elle exprime doit être respecté comme le vœu d’une portion du peuple qui doit concourir à former la volonté générale.

Chaque section du souverain, assemblée, doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté : elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées, et maîtresse de régler sa police et ses délibérations.

Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.

XVII. — La loi doit être égale pour tous.

XVIII. — Tous les citoyens sont admissibles à toutes les fonctions publiques, sans aucune autre distinction que celle des vertus et des talents, sans aucun autre titre que la confiance du peuple.

XIX. — Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple et à la formation de la loi.

XX. — Pour que ces droits ne soient point illusoires, et l’égalité chimérique, la société doit salarier les fonctionnaires publics, et faire de sorte que les citoyens qui vivent de leur travail puissent assister aux assemblées publiques, où la loi les appelle, sans compromettre leur existence ni celle de leurs familles.

XXI. — Tout citoyen doit obéir religieusement aux magistrats et aux agents du gouvernement, lorsqu’ils sont les organes ou les exécuteurs de la loi.

XXII. — Mais tout acte contre la liberté, contre la sûreté ou contre la propriété d’un homme, exercé par qui que ce soit, même au nom de la loi, hors des cas déterminés par elle, et des formes qu’elle prescrit, est arbitraire et nul ; le respect même de la loi défend de s’y soumettre, et si l’on veut l’exécuter par violence ; il est permis de le repousser par la force.

XXIII. — Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique appartient à tout individu. Ceux à qui elles sont adressées doivent statuer sur les points qui en sont l’objet, mais ils ne peuvent jamais ni en interdire, ni en restreindre, ni en condamner l’exercice.

XXIV. — La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme et du citoyen.

Il y a oppression contre le corps social, lorsqu’un seul de ses membres est opprimé.

Il y a oppression contre chaque membre, lorsque le corps social est opprimé.

Quand le gouvernement opprime le peuple, l’insurrection du peuple entier et de chaque portion du peuple est le plus saint des devoirs.

Quand la garantie sociale manque à un citoyen, il rentre dans le droit naturel de se défendre lui-même.

Dans l’un et l’autre cas, assujettir à des formes légales la résistance à l’oppression est le dernier raffinement de la tyrannie.

XXV. — Dans tout état libre, la loi doit surtout défendre la liberté publique et individuelle contre l’abus de l’autorité de ceux qui gouvernent.

Toute institution qui ne suppose pas le peuple bon et le magistrat corruptible, est vicieuse.

XXVI. — Les fonctions publiques ne peuvent être considérées comme des distinctions, ni comme des récompenses, mais comme des devoirs publics. Les délits des mandataires du peuple doivent être sévèrement et facilement punis. Nul n’a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens. Le peuple a le droit de connaître toutes les opérations de ses mandataires ; ils doivent lui rendre un compte fidèle de leur gestion, et subir son jugement avec respect. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entr’aider, selon leur pouvoir, comme les citoyens du même État.

Celui qui opprime une seule nation, se déclare l’ennemi de toutes. Ceux qui font la guerre à un peuple, pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l’homme, doivent être poursuivis partout, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain et contre le législateur de l’univers, qui est la nature.

 

Source : Wikisource.

La République jusqu’au bout : retour sur le culte de l’Être suprême

Fête de l’Être suprême vue du Champ de Mars, toile de Pierre-Antoine Demachy.

Nous fêtons les 233 ans de la prise de la Bastille et du début de la Révolution française. Pourtant, la signification concrète de la République n’est pas toujours évidente pour les Français. Une fête républicaine doit-elle se voir réduite à un défilé militaire ? À un discours hasardeux du président de la République ? Une telle interrogation renvoie à la mission confiée à la République par les Montagnards et en particulier par Robespierre : la faire exister partout, dans la loi, mais aussi dans les esprits. Cette mission s’est incarnée dans le fait d’honorer un culte de l’Être suprême, le 8 juin 1794. Cette idée rend aujourd’hui perplexe et renvoie très vite à la prétendue mégalomanie de Robespierre et à ses penchants autoritaires. Elle a pourtant donné lieu à des fêtes incontestablement populaires, et s’inscrivait dans la philosophie générale du projet révolutionnaire de la Première République.


On peut voir dans cette idée un héritage de la philosophie des Lumières. Elle repose sur la reconnaissance d’une loi naturelle considérée comme supérieure à celle des hommes. Ainsi, c’est sur la nature que reposent les valeurs universalistes de la République : la Liberté, l’Égalité et la Fraternité.

Non seulement ce culte a été reconnu par la Convention Nationale en 1794 (18 Floréal an II) dans un décret dont l’article 1er proclame que « Le peuple français reconnait l’existence de l’Être suprême et de l’immortalité de l’Âme » [1] mais il a aussi permis l’organisation d’une fête qui, bien que méconnue et aujourd’hui réduite à l’autoritarisme politique du régime de la Terreur, a connu à l’époque un succès très important.

Le 8 juin 1794 (20 prairial an II), des foules de citoyens français se rassemblèrent ainsi au jardin des Tuileries (alors nommé Jardin national) pour assister au discours de Robespierre et à la mise à feu de figures représentant les vices que sont l’athéisme, l’égoïsme ou encore l’ambition, avant de célébrer l’apparition de la « statue de la Sagesse ». Dans un deuxième temps, la foule se rendit au Champ de Mars (alors Champ de la Réunion) afin de contempler un arbre dominant une montagne artificielle conçue pour l’occasion [2]. Ailleurs en France, la fête de l’Être suprême rencontra également un succès important. Il convient de revenir sur ce culte, qui constitue un aspect trop vite oublié de la Révolution. Elle aurait vu naître la possibilité que la République soit non seulement proclamée, mais aussi célébrée.

Un paradoxe profond réside dans la République française : si la Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé, […] elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme.

Ainsi, selon Robespierre, « L’idée de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine [3] ». On ne peut que penser, en lisant ce propos, qu’un paradoxe profond réside dans la République française. La Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé et l’organisation religieuse dans son entièreté. Mais elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme. Il fut incarné de manière forte par Maximilien Robespierre. Être républicain, c’est ainsi dans ce cas non seulement se révolter contre l’absolutisme, mais c’est aussi être capable de se penser dans un système de vertu et de morale plus vaste que sa propre individualité.

Il faut distinguer le républicanisme jacobin de Robespierre du républicanisme plébéien des dits « Enragés » tels que Jacques Roux [4], porté sur une vision davantage matérialiste du monde. D’autre part, le discours anti-théiste a aussi séduit durant la Révolution, incarné notamment par le célèbre marquis de Sade [5].

Aujourd’hui, on perçoit l’idée d’une fête de l’Être suprême au mieux comme une pure folie, au pire comme une extravagance résolument totalitaire. Pourtant, elle donne à réfléchir sur la nature du contrat républicain. La démocratie est le gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple. Encore faut-il pouvoir définir ce qu’est ce peuple, s’il n’est pas la simple somme des individus. En effet, un peuple existe-t-il sans croyance ? La République peut-elle se construire sans une foi irréductible de ses citoyens en la vertu et la morale ? Dans une véritable République qui promeut Liberté, Égalité et Fraternité, la tâche semble complexe.

Le peuple n’existe pas en soi mais il lui est proposé de se construire autour d’un idéal politique. En cela, il devient un élément normatif. Il n’est plus, il doit être. Il doit s’articuler autour de ce qui l’unit. Dans une République, cela ne peut être ni l’ethnie, ni la simple appartenance écrite à la nation. Être Français, c’est être républicain. Chose bien plus aisée à proclamer qu’à réaliser…

Si la religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté, elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.

En cela, la religion a mieux réussi que la République à être vécue par les Français, à être sacralisée autour de rituels, de fêtes auxquelles le peuple est parvenu à s’identifier. Sur cet aspect, elle joue un rôle politique. Elle associe les membres d’une communauté autour d’une croyance mutuelle en Dieu et des valeurs que son existence invite à promouvoir. La religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté. Elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.

Aujourd’hui encore, le peuple semble ainsi bien davantage touché par les fêtes catholiques – quoique désormais catholiques zombies [6] – de Noël que par la fête nationale, laquelle se limite d’ailleurs à quelque défilé militaire qui ne rassemble pas de grandes foules de citoyens. Comme durant la Révolution, la République « flotte dans le vide » selon les termes de Marcel Gauchet [7]. La fête de l’Être suprême serait donc ce subtil mélange de rituels religieux et de République. Ce serait alors une bonne explication de son franc succès.

La République contre la religion ?

S’opposer à la religion revient à se retrouver face à un dilemme pour les Révolutionnaires. Est-il possible d’établir une société sans le catholicisme, religion d’État sous l’Ancien Régime ? Est-ce alors se résoudre à l’athéisme ? Le culte de l’Être suprême est donc l’exemple et l’incarnation logique d’une volonté républicaine de construire une nouvelle société. La République est donc non seulement un régime politique, mais c’est aussi une manière de percevoir la nation. On ne peut pas faire la Révolution sans vouloir promouvoir un nouveau modèle de société.

Ce nouveau modèle se devra donc de faire contrepoids face à la puissante Église, elle-même institution politique et sociale mais qui n’implique pas les vertus requises du citoyen républicain. Robespierre critique ainsi la religion catholique : « Combien le Dieu de la nature est différent du Dieu des prêtres ! […]. Les prêtres ont créé Dieu à leur image : ils l’ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel et implacable […]. Le sceptre et l’encensoir ont conspiré pour déshonorer le ciel et pour usurper la terre [8] ». C’est donc justement du fait de sa croyance en Dieu que Robespierre dénonce l’Église.

La critique adressée par Robespierre n’est cependant pas aussi rugueuse que celle de Rousseau, dont il se revendique. Rousseau, de son côté, critique la religion catholique car elle est incapable de s’intégrer politiquement [9]. On retrouve donc chez Robespierre l’expression de l’utilité d’une organisation religieuse dans l’État, là où Rousseau s’en méfie.

« Le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République. » (Robespierre, Discours du 18 floréal an II)

Que reste-t-il donc s’il n’y a plus de catholicisme ? Peut-on former une société vertueuse sans croyance ? C’est la critique qu’adresse Robespierre à l’athéisme, vu comme tout autant incapable que la religion catholique d’établir le lien social. Selon lui, l’athéisme manque de compassion pour les citoyens pauvres. La religion reste un moyen pour le peuple de croire à une paix future, tandis que l’aristocrate à la vie paisible n’a pas besoin de la foi en un avenir meilleur [10]. Pour Robespierre, la croyance catholique en un Dieu se comprend donc d’autant plus. Si l’accaparement de cette foi par le clergé est condamné, la foi elle-même n’est pas en cause. D’autant qu’elle est la manifestation d’une orientation de l’homme vers la morale : « le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République [11] » (Discours du 18 floréal an II).

Ainsi, c’est l’immoralité des aristocrates et du clergé qui est à remettre en cause. Ce n’est pas la foi en un Dieu qui est la base de la morale, et donc de la vertu. La religion est à comprendre comme compassion envers le peuple, et comme outil de construction d’une société juste et vertueuse. Cette société, la République, doit donc être capable de mobiliser le peuple afin qu’il s’en imprègne.

La finalité révolutionnaire

La religion civile n’est pas, pour les jacobins qui la défendent, seulement bonne en théorie, mais elle est aussi un moyen d’instituer la République dans les esprits au-delà des lois. La Révolution est censée faire aboutir une nouvelle société plus vertueuse. La religion civile, ici le culte de l’Être suprême, peut être vue comme étant la clé pour parvenir à cette fin, la finalité révolutionnaire. Marcel Gauchet, dans son Robespierre, révèle que si Robespierre était plus idéaliste sur la question de la religion civile, c’est davantage Saint-Just qui ajouta à l’idéel un constat « sociologique ». La Révolution n’est pas finie, elle « a été décrétée, mais elle n’est pas fondée. Elle flotte dans le vide. Elle apparaît dépourvue de l’ancrage dans les conduites spontanées des citoyens sans lequel un régime aussi exigeant ne peut durablement vivre. Comment combler ce vide ? Comment rendre immédiate et familière l’identification du citoyen au bien de la patrie qui le détournera de l’égoïsme et instaurera le règne de la vertu ? [12] ».

La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, qu’elle soit temporelle ou idéelle.

Ce n’est pas par hasard que la vision familière du culte de l’Être suprême se résume souvent à sa fête. La fête de l’Être suprême connut un succès surprenant. Cette réussite s’explique-t-elle par le désir du peuple français d’en terminer avec la Terreur ? Ou s’agit-il de la révélation que la religion civile est effectivement le moyen par lequel le peuple citoyen se saisit de ce qui le fait peuple, la République ? Ces deux arguments semblent contradictoires mais peuvent se révéler complémentaires. La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, temporelle ou idéelle. Quoi de mieux qu’une fête pour consacrer pleinement l’esprit de la République ?

L’État français, aussi laïc soit-il aujourd’hui, est-il parvenu à faire table rase des rituels et des fêtes religieuses ? L’apparition de la statue de la sagesse au milieu des cendres des figures de l’athéisme [13] n’est-elle pas rien d’autre que des cadeaux républicains sous le sapin de la nation ?

La religion civile : du Rousseau dans le texte

L’idée d’une religion civile ne provient évidemment pas de Robespierre. Celui-ci ne cache d’ailleurs jamais son héritage rousseauiste. L’idée évoque aujourd’hui une aversion au motif qu’elle amène nécessairement à une forme d’autoritarisme. Elle peut cependant tout à fait s’expliquer du point de vue de la théorie républicaine de Jean-Jacques Rousseau.

C’est à la fin du Contrat social, au chapitre 8 du livre IV, que Rousseau évoque l’idée d’une religion civile. Robespierre la reprend dans son rapport sur les idées religieuses et morales. En effet, l’aversion pour l’athéisme est un trait commun aux deux individus. Rousseau exprime tout autant l’empathie constatée chez Robespierre : « Les grands, les riches, les heureux du siècle, seraient charmés qu’il n’y eût point de Dieu ; mais l’attente d’une autre vie console de celle-ci le peuple et le misérable. Quelle cruauté de lui ôter encore cet espoir [14] ». Toutefois, l’idée d’une religion civile n’est en rien un moyen de faire croire en une vie meilleure. Ce culte permet, pour Rousseau comme pour Robespierre, d’instaurer l’unité de la nation, et donc de définir un peuple. Citons notamment le brouillon de son chapitre sur la religion civile [15] :

« Sitôt que les hommes vivent en société il leur faut une religion qui les y maintienne. Jamais peuple n’a subsisté ni ne subsistera sans religion et si on ne lui en donnait point, de lui-même il s’en ferait une ou serait bientôt détruit. Dans tout État qui peut exiger de ses membres le sacrifice de leur vie celui qui ne croit point de vie à venir est nécessairement un lâche ou un fou; mais on ne sait que trop à quel point l’espoir de la vie à venir peut engager un fanatique à mépriser celle-ci. Ôtez ses visions à ce fanatique et donnez-lui ce même espoir pour prix de la vertu vous en ferez un vrai citoyen. »

Cette citation synthétise assez bien les points communs de Rousseau et de Robespierre sur la question de la religion civile. D’une part, la religion est naturelle. Si les hommes composent et forment des peuples, ceux-ci se construisent autour d’organisations religieuses sans lesquelles ils ne pourraient même pas survivre. D’autre part, on perçoit ici à nouveau l’idée que la religion civile puisse être le moyen du patriotisme. Comme le montre Ghislain Waterlot, « la guerre est une possibilité qui menace toujours les nations; ce qui veut dire que n’importe quel État doit pouvoir compter sur le consentement de ses membres au sacrifice de leur vie en cas de menace. Or Rousseau pense que sans la foi en une vie à venir, on ne peut guère compter sur le sacrifice des citoyens. La foi en l’immortalité de l’âme conditionne la possibilité du sacrifice. » [16]

Faire nation

On peut en fait assez bien comprendre l’idée d’une religion civile dans la perspective rousseauiste : et si la croyance en l’Être suprême, et son culte, était la croyance en l’État ? En sa capacité à nous protéger en tant que membres d’une même nation ? D’une certaine manière, n’est-ce pas là toute la subtilité contractualiste ? En effet, le contrat passé entre l’État et le peuple ne vaut que par la capacité de l’État à protéger les individus, des menaces externes (la guerre) comme internes (la faim ou la maladie). Or, le contrat suppose donc que l’individu sacrifie une partie de sa liberté afin de garantir celle de la collectivité, de la nation.

La religion civile peut être comprise comme l’aboutissement final du contrat social. La croyance en l’Être suprême, et son culte, est la légitimation donnée à l’État dans le cadre du contrat, en plus d’être la signification de la vertu des individus qui composent le peuple subordonné par le contrat. La croyance en l’Être suprême est ainsi la croyance du peuple dans le peuple. Dans ce cas, la démocratie prend une autre dimension. En plus d’être le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple, elle est aussi sa croyance en lui-même à travers la religion civile.

Estampe anonyme, Bibliothèque Nationale de France.

Par ailleurs, la dimension contractualiste ajoutée au culte de l’Être suprême laisse penser que celui-ci n’est en rien l’expression d’une visée autoritaire. On trouve des références à la vertu comme principe régulateur des sociétés chez des penseurs bien davantage libéraux que Rousseau, comme Montesquieu. Pour lui, elle « n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois [17] ». Le culte de l’Être suprême peut ainsi se comprendre comme un culte voué au texte fondateur de la République, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

De nos jours, le culte de l’Être suprême est considéré comme partie prenante d’une forme d’autoritarisme d’État. C’est parce qu’il est associé plus fréquemment à la Terreur qu’à la théorie de Jean-Jacques Rousseau. Replacé dans son contexte, il n’a pourtant rien de radical. Il est une manifestation de l’amour pour les siens et pour la patrie. Il peut dès lors être compris comme une alternative patriotique aux religions.

Bien entendu, il est difficile de parler du culte de l’Être suprême en le séparant du contexte de la Terreur. Ainsi, tenter de s’éloigner le mieux et le plus possible du personnage de Robespierre et de son ambivalence lors de cette période décisive, permet de repenser le culte de l’Être suprême comme l’une des manifestations du républicanisme sous la Révolution française. C’est d’ailleurs la séparation d’avec ce cadre qui entraîne un irréparable anachronisme entre l’idée et son contexte.

L’idée d’un culte de l’Être suprême et de la République prête aujourd’hui davantage à sourire. Elle révèle en réalité avant tout la contradiction fondamentale de la République Française. Celle-ci nous invite à nous considérer collectivement comme citoyens d’un même peuple. Toutefois, on s’interroge encore sur sa capacité à nous constituer comme peuple. Une réflexion sur la foi républicaine en l’Être suprême et la fête qui l’a accompagnée semble être une clé pour comprendre un problème posé dès la proclamation de la République en France : la création d’un régime politique par le haut, sans l’imprégnation du pilier sur lequel devrait avant tout reposer la République, le peuple.

Notes :

[1] On peut d’ailleurs toujours lire la mention de l’Être suprême dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui figure toujours en préambule de notre Constitution.

[2] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.

[3] Robespierre, M.. Rapport sur les idées religieuses et morales (7 mai 1793).

[4] Le Vent se lève « La Révolution Française n’est pas finie : entretien avec Thomas Branthôme »

[5] Sade, A. « Français, encore un effort si vous voulez être Républicains » dans La Philosophie dans le boudoir, GF Flammarion.

[6] Pour reprendre le fameux terme qu’emploie Emmanuel Todd pour désigner l’ensemble des usages du catholicisme restés dans une France en voie de sécularisation.

[7] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.

[8] Discours du 18 floréal an II, cité dans Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.

[9] « La loi chrétienne est au fond plus nuisible qu’utile à la forte constitution de l’État » dans Rousseau J-J. Du Contrat Social

[10] Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.

[11] Ibid.

[12] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.

[13] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.

[14] Rousseau, Lettre à Deleyre, 1758.

[15] Cité lors de la conférence de Ghislain Waterlot (Université de Genève) « La religion civile de Jean-Jacques Rousseau » donnée aux Charmettes, le 20 juin 2009.

[16] Ibid.

[17] Cité par Lucien Jaumes dans Robespierre chez « Machiavel ? Le culte de l’Être suprême et le «retour aux principes ».

Robespierre : « Louis doit mourir, parce qu’il faut que la patrie vive »

Le 3 décembre 1792, Maximilien Robespierre prononce à la Convention un discours intitulé « Sur le parti à prendre à l’égard de Louis XVI ». La famille royale est alors retenue à la prison du Temple et les débats s’enlisent. Ce 3 décembre, la Convention adopte finalement un décret stipulant que le roi déchu pouvait être jugé et qu’il le serait par elle-même. La dernière charge de Robespierre, que nous reproduisons ici pour notre dossier « Les grands textes », aura eu raison de l’indécision des représentants du peuple. La découverte de l’armoire de fer au palais des Tuileries et l’examen des preuves de la trahison de Louis XVI fit prendre du retard au jugement. Finalement condamné, il fut guillotiné le 21 janvier 1793.


L’Assemblée a été entraînée, à son insu, loin de la véritable question. Il n’y a point ici de procès à faire. Louis n’est point un accusé ; vous n’êtes point des juges ; vous n’êtes, vous ne pouvez être que des hommes d’État et les représentants de la nation. Vous n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme : mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer. Un roi détrôné, dans la république, n’est bon qu’à deux usages, ou à troubler la tranquillité de l’État, et à ébranler la liberté ; ou à affermir l’une et l’autre. Or, je soutiens que le caractère qu’a pris jusqu’ici votre délibération va directement contre ce but.

En effet, quel est le parti que la saine politique prescrit pour cimenter la république naissante ? C’est de graver profondément dans les cœurs le mépris de la royauté, et de frapper de stupeur tous les partisans du roi. Donc, présenter à l’univers son crime comme un problème ; sa cause comme l’objet de la discussion la plus imposante, la plus religieuse, la plus difficile qui puisse occuper les représentants du peuple français, mettre une distance incommensurable entre le seul souvenir de ce qu’il fut, et la dignité d’un citoyen ; c’est précisément avoir trouvé le secret de le rendre encore dangereux à la liberté.

Louis fut roi, et la république est fondée ; la question fameuse qui vous occupe est décidée par ces seuls mots. Louis a été détrôné par ses crimes ; Louis dénonçait le peuple français comme rebelle ; il a appelé, pour le châtier, les armes des tyrans, ses confrères ; la victoire et le peuple ont décidé que lui seul était rebelle : Louis ne peut donc être jugé ; il est déjà jugé. Il est condamné, ou la république n’est point absoute. Proposer de faire le procès à Louis XVI, de quelque manière que ce puisse être, c’est rétrograder vers le despotisme royal et constitutionnel ; c’est une idée contre-révolutionnaire ; car c’est mettre la révolution elle-même en litige. En effet, si Louis peut être encore l’objet d’un procès, Louis peut être absous ; il peut être innocent. Que dis-je ? Il est présumé l’être jusqu’à ce qu’il soit jugé. Mais si Louis est absous, si Louis peut être présumé innocent, que devient la révolution ? Si Louis est innocent, tous les défenseurs de la liberté deviennent des calomniateurs. Tous les rebelles étaient les amis de la vérité et les défenseurs de l’innocence opprimée ; tous les manifestes des cours étrangères ne sont que des réclamations légitimes contre une faction dominatrice. La détention même que Louis a subie jusqu’à ce moment est une vexation injuste ; les fédérés, le peuple de Paris, tous les patriotes de l’empire français sont coupables ; et ce grand procès pendant au tribunal de la nature entre le crime et la vertu, entre la liberté et la tyrannie, est enfin décidé en faveur du crime et de la tyrannie. Citoyens, prenez-y garde ; vous êtes ici trompés par de fausses notions ; vous confondez les règles du droit civil et positif avec les principes du droit des gens ; vous confondez les relations des citoyens entre eux avec les rapports des nations à un ennemi qui conspire contre elle ; vous confondez encore la situation d’un peuple en révolution avec celle d’un peuple dont le gouvernement est affermi ; vous confondez une nation qui punit un fonctionnaire public, en conservant la forme du gouvernement, et celle qui détruit le gouvernement lui-même. Nous rapportons à des idées qui nous sont familières un cas extraordinaire qui dépend des principes que nous n’avons jamais appliqués. Ainsi, parce que nous sommes accoutumés à voir les délits dont nous sommes les témoins, jugés selon des règles uniformes, nous sommes naturellement portés à croire que, dans aucune circonstance, les nations ne peuvent avec équité, sévir autrement contre un homme qui a violé leurs droits, et où nous ne voyons point un juré, un tribunal, une procédure, nous ne trouvons point la justice. Ces termes mêmes que nous appliquons à des idées différentes de celles qu’ils expriment dans l’usage, achèvent de nous tromper. Tel est l’empire naturel de l’habitude, que nous regardons les plus arbitraires, quelquefois même les institutions les plus défectueuses, comme la règle la plus absolue du vrai ou du faux, du juste ou de l’injuste. Nous ne songeons pas même que la plupart tiennent encore nécessairement aux préjugés dont le despotisme nous a nourris ; nous avons été si longtemps courbés sous son joug, que nous nous relevons difficilement jusqu’aux principes éternels de la raison ; que tout ce qui remonte à la source sacrée de toutes les lois semble prendre à nos yeux un caractère illégal, et que l’ordre même de la nature nous paraît un désordre. Les mouvements majestueux d’un grand peuple, les sublimes élans de la vertu se présentent souvent à nos yeux timides comme les éruptions d’un volcan ou le renversement de la société politique ; et certes ce n’est pas la moindre cause des troubles qui nous agitent, que cette contradiction éternelle entre la faiblesse de nos mœurs, la dépravation de nos esprits, et la pureté des principes, l’énergie des caractères que suppose le gouvernement libre auquel nous osons prétendre.

Lorsqu’une nation a été forcée de recourir au droit de l’insurrection, elle rentre dans l’état de la nature à l’égard du tyran. Comment celui-ci pourrait-il invoquer le pacte social ? Il l’a anéanti. La nation peut le conserver encore, si elle le juge à propos, pour ce qui concerne les rapports des citoyens entre eux : mais l’effet de la tyrannie et de l’insurrection, c’est de le rompre entièrement par rapport au tyran ; c’est de les constituer réciproquement en état de guerre ; les tribunaux, les procédures judiciaires sont faites pour les membres de la cité. C’est une contradiction grossière de supposer que la constitution puisse présider à ce nouvel état de choses ; ce serait supposer qu’elle survit elle-même. Quelles sont les lois qui la remplacent ? Celles de la nature, celle qui est la base de la société même ; le salut du peuple. Le droit de punir le tyran et celui de le détrôner, c’est la même chose. L’un ne comporte pas d’autres formes que l’autre ; le procès du tyran, c’est l’insurrection ; son jugement c’est la chute de sa puissance ; sa peine celle qu’exige la liberté du peuple.

Les peuples ne jugent pas comme les cours judiciaires ; ils ne rendent point de sentence, ils lancent la foudre ; ils ne condamnent pas les rois, ils les replongent dans le néant ; et cette justice vaut bien celle des tribunaux. Si c’est pour leur salut qu’ils s’arment contre leurs oppresseurs, comment seraient-ils tenus d’adopter un mode de les punir, qui serait pour eux un nouveau danger ?

Nous nous sommes laissé induire en erreur par des exemples étrangers qui n’ont rien de commun avec nous. Que Cromwell ait fait juger Charles Ier par un tribunal dont il disposait ; qu’Élisabeth ait fait condamner Marie d’Écosse de la même manière, il est naturel que des tyrans qui immolent leurs pareils, non au peuple, mais à leur ambition, cherchent à tromper l’opinion du vulgaire par des formes illusoires. Il n’est question là ni de principes, ni de liberté, mais de fourberie et d’intrigues : mais le peuple ! quelle autre loi peut-il suivre, que la justice et la raison appuyées de sa toute-puissance ?

Dans quelle république la nécessité de punir le tyran fut-elle litigieuse ? Tarquin fut-il appelé en jugement ? Qu’aurait-on dit à Rome, si des Romains avaient osé se déclarer ses défenseurs ? Que faisons-nous ? Nous appelons de toute part des avocats pour plaider la cause de Louis XVI.

Nous consacrons comme des actes légitimes ce qui chez tout peuple libre eût été regardé comme le plus grand des crimes. Nous invitons nous-mêmes les citoyens à la bassesse et à la corruption. Nous pourrons bien un jour décerner aux défenseurs de Louis des couronnes civiques ; car s’ils défendent sa cause, ils peuvent espérer de la faire triompher ; autrement, vous ne donneriez à l’univers qu’une ridicule comédie. Et nous osons parler de république ! Nous invoquons des formes, parce que nous n’avons pas de principes ; nous nous piquons de délicatesse, parce que nous manquons d’énergie ; nous étalons une fausse humanité, parce que le sentiment de la véritable humanité nous est étranger ; nous révérons l’ombre d’un roi, parce que nous sommes sans entrailles pour les opprimés.

Le procès à Louis XVI ! Mais qu’est-ce que ce procès, si ce n’est l’appel de l’insurrection à un tribunal ou à une assemblée quelconque ? Quand un roi a été anéanti par le peuple, qui a le droit de le ressusciter pour en faire un nouveau prétexte de trouble et de rébellion ? Et quels autres effets peut produire ce système ? En ouvrant une arène aux champions de Louis XVI, vous ressuscitez toutes les querelles du despotisme contre la liberté ; vous consacrez le droit de blasphémer contre la république et contre le peuple, car le droit de défendre l’ancien despote emporte le droit de dire tout ce qui tient à sa cause. Vous réveillez toutes les factions ; vous ranimez, vous encouragez le royalisme assoupi. On pourra librement prendre parti pour ou contre. Quoi de plus légitime, quoi de plus naturel que de répéter partout les maximes que ses défenseurs pourront professer hautement à votre barre et dans votre tribune même ? Quelle république que celle dont les fondateurs lui suscitent de toutes parts des adversaires pour l’attaquer dans son berceau !

C’est une grande cause, a-t-on dit, qu’il faut juger avec une sage et lente circonspection. C’est vous qui en faites une grande cause. Que dis-je ? C’est vous qui en faites une cause ? Que trouvez-vous là de grand ? Est-ce la difficulté ? Non. Est-ce le personnage ? Aux yeux de la liberté, il n’en est pas de plus vil ; aux yeux de l’humanité, il n’en est pas de plus coupable. Il ne peut en imposer encore qu’à ceux qui sont plus lâches que lui. Est-ce l’utilité du résultat ? C’est une raison de plus de le hâter. Une grande cause, c’est un projet de loi populaire ; une grande cause, c’est celle d’un malheureux opprimé par le despotisme. Quel est le motif de ces délais éternels que vous nous recommandez ? Craignez-vous de blesser l’opinion du peuple ? Comme si le peuple lui-même craignait autre chose que la faiblesse ou l’ambition de ses mandataires ! Comme si le peuple était un vil troupeau d’esclaves stupidement attaché au stupide tyran qu’il a proscrit, voulant, à quelque prix que ce soit, se vautrer dans la bassesse et dans la servitude ! Vous parlez de l’opinion ; n’est-ce point à vous de la diriger, de la fortifier ? Si elle s’égare, si elle se déprave, à qui faudrait-il s’en prendre, si ce n’est à vous-mêmes ? Craignez-vous de mécontenter les rois étrangers ligués contre nous ? Oh ! sans doute, le moyen de les vaincre, c’est de paraître les craindre ? Le moyen de confondre la criminelle conspiration des despotes de l’Europe, c’est de respecter leur complice. Craignez-vous les peuples étrangers ? Vous croyez donc encore à l’amour inné de la tyrannie ? Pourquoi donc aspirez-vous à la gloire d’affranchir le genre humain ? Par quelle contradiction supposez-vous que les nations qui n’ont point été étonnées de la proclamation des droits de l’humanité seront épouvantées du châtiment de l’un de ses plus cruels oppresseurs ? Enfin, vous redoutez, dit-on, les regards de la postérité. Oui, la postérité s’étonnera en effet de votre inconséquence et de votre faiblesse ; et nos descendants riront à la fois de la présomption et des préjugés de leurs pères. On a dit qu’il fallait du génie pour approfondir cette question ; je soutiens qu’il ne faut que de la bonne foi : il s’agit bien moins de s’éclairer que de ne point s’aveugler volontairement. Pourquoi ce qui nous paraît clair dans un temps, nous semble-t-il obscur dans un autre ? Pourquoi ce que le bon sens du peuple décide aisément se change-t-il, pour ses délégués, en problème presque insoluble ? Avons-nous le droit d’avoir une volonté générale et une sagesse différente de la raison universelle ?

J’ai entendu les défenseurs de l’inviolabilité avancer un principe hardi, que j’aurais presque hésité à énoncer moi-même. Ils ont dit que ceux qui, le 10 août, auraient immolé Louis XVI auraient fait une action vertueuse. Mais la seule base de cette opinion ne peut être que les crimes de Louis XVI et les droits du peuple. Or trois mois d’intervalle ont-ils changé ses crimes ou les droits du peuple ? Si alors on l’arracha à l’indignation publique, ce fut sans doute uniquement pour que sa punition, ordonnée solennellement par la Convention nationale, au nom de la nation, en devint plus imposante pour les ennemis de l’humanité ; mais remettre en question s’il est coupable ou s’il peut être puni, c’est trahir la foi donnée au peuple français. Il est peut-être des gens qui, soit pour empêcher que l’assemblée ne prenne un caractère digne d’elle ; soit pour ravir aux nations un exemple qui élèverait les âmes à la hauteur des principes républicains ; soit par des motifs encore plus honteux, ne seraient pas fâchés qu’une main privée remplit les fonctions de la justice nationale. Citoyens, défiez-vous de ce piège ; quiconque oserait donner un tel conseil, ne servirait que les ennemis du peuple. Quoi qu’il arrive, la punition de Louis n’est bonne désormais qu’autant qu’elle portera le caractère solennel d’une vengeance publique.

Qu’importe au peuple le méprisable individu du dernier des rois ? Représentants, ce qui lui importe, ce qui vous importe à vous-mêmes, c’est que vous remplissiez les devoirs que sa confiance vous a imposé. Vous avez proclamé la république, mais nous l’avez-vous donnée ? Nous n’avons point encore fait une seule loi qui justifie ce nom ; nous n’avons pas encore réformé un seul abus du despotisme. Ôtez les noms, nous avons encore la tyrannie tout entière, et de plus, des factions plus viles et des charlatans plus immoraux, avec de nouveaux ferments de troubles et de guerre civile. La république ! Et Louis vit encore ! Et vous placez encore la personne du roi entre nous et la liberté ! À force de scrupules, craignons de nous rendre criminels ; craignons qu’en montrant trop d’indulgence pour le coupable, nous ne nous mettions nous-mêmes à sa place.

Nouvelle difficulté. À quelle peine condamnerons-nous Louis ? La peine de mort est trop cruelle. Non, dit un autre, la vie est plus cruelle encore. Je demande qu’il vive. Avocats du roi, est-ce par pitié ou par cruauté que vous voulez le soustraire à la peine de ses crimes ! Pour moi, j’abhorre la peine de mort prodiguée par vos lois, et je n’ai pour Louis ni amour, ni haine : je ne hais que ses forfaits. J’ai demandé l’abolition de la peine de mort à l’Assemblée que vous nommez encore constituante, et ce n’est pas ma faute, si les premiers principes de la raison lui ont paru des hérésies morales et politiques. Mais si vous ne vous avisâtes jamais de les réclamer en faveur de tant de malheureux dont les délits sont moins les leurs que ceux du gouvernement, par quelle fatalité vous en souvenez-vous seulement pour plaider la cause du plus grand de tous les criminels ? Vous demandez une exception à la peine de mort pour celui-là seul qui peut la légitimer ? Oui, la peine de mort en général est un crime, et par cette raison seule que, d’après les principes indestructibles de la nature, elle ne peut être justifiée que dans les cas où elle est nécessaire à la sûreté des individus ou du corps social. Or, jamais la sûreté publique ne la provoque contre les délits ordinaires, parce que la société peut toujours les prévenir par d’autres moyens, et mettre le coupable dans l’impuissance de lui nuire. Mais un roi détrôné au sein d’une révolution qui n’est rien moins que cimentée par les lois, un roi dont le nom seul attire le fléau de la guerre sur la nation agitée, ni la prison, ni l’exil ne peut rendre son existence indifférente au bonheur public ; et cette cruelle exception aux lois ordinaires que la justice avoue, ne peut être imputée qu’à la nature de ses crimes. Je prononce à regret cette fatale vérité… Mais Louis doit mourir, parce qu’il faut que la patrie vive. Chez un peuple paisible, libre et respecté au dedans comme au dehors, on pourrait écouter les conseils qu’on vous donne d’être généreux. Mais un peuple à qui l’on dispute encore sa liberté, après tant de sacrifices et de combats ; un peuple chez qui les lois ne sont encore inexorables que pour les malheureux ; un peuple chez qui les crimes de la tyrannie sont des sujets de dispute, doit désirer qu’on le venge ; et la générosité dont on nous flatte ressemblerait trop à celle d’une société de brigands qui se partagent des dépouilles.

Je vous propose de statuer dès ce moment sur le sort de Louis. Quant à sa femme, vous la renverrez aux tribunaux, ainsi que toutes les personnes prévenues des mêmes attentats. Son fils sera gardé au Temple, jusqu’à ce que la paix et la liberté publique soient affermies. Pour lui, je demande que la Convention le déclare dès ce moment, traître à la nation française, criminel envers l’humanité ; je demande qu’il donne un grand exemple au monde, dans le lieu même où sont morts, le 10 août, les généreux martyrs de la liberté. Je demande que cet événement mémorable soit consacré par un monument destiné à nourrir dans le cœur des peuples le sentiment de leurs droits et l’horreur des tyrans ; et dans l’âme des tyrans, la terreur salutaire de la justice du peuple.

 

 

Source : Wikisource.

 

« Réaliser les promesses inachevées de 1789 » – Entretien avec Alexis Corbière

Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale | © Vincent Plagniol pour LVSL.

À l’occasion de la parution de son dernier livre, nous avons retrouvé Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale. Historien de formation, il a été élu député La France Insoumise en 2017 et publie cet automne chez Perrin un ouvrage intitulé Jacobins ! dans lequel il présente neuf figures de la Révolution française. Au fil des pages, les inconnus se joignent aux personnages célèbres et viennent compléter le portrait collectif de ceux qui ont fondé la République. Robespierre, Danton, Saint-Just, bien sûr, mais également Billaud-Varenne, Couthon, Barrère, ou encore Pauline Léon, John Oswald et Jean-Baptiste Belley. De la Convention à Saint-Domingue, en passant par le Paris des faubourgs et par la Vendée, on y lit les histoires de figures hors-normes dont les destins ont contribué à façonner l’idée républicaine en France et dont la connaissance constitue un enjeu de taille dans la bataille culturelle en cours. Entretien réalisé par Antoine Cargoet, Lenny Benbara et Vincent Ortiz.


Le Vent Se Lève – En introduction, vous évoquez la prégnance de l’imaginaire de la Révolution française dans le mouvement des gilets jaunes. En quoi celui-ci vous semble-t-il procéder de l’histoire longue de la passion française pour l’égalité ?

Alexis Corbière – Dès l’école élémentaire, on apprend à chaque enfant de notre pays, et c’est formidable, que c’est à l’occasion d’une grande révolution populaire que des droits politiques et sociaux nouveaux et universels ont été proclamés et tant bien que mal mis en application. On enseigne, qu’une prison qui incarnait la tyrannie a été détruite par le peuple et que cet événement est devenu dans l’esprit de tous la Fête nationale, que le Roi a été exécuté pour avoir trahi et comploté contre la Révolution et que la monarchie a cédé la place à un régime républicain dirigé par une assemblée élue au suffrage universel (certes exclusivement masculin).

Le fait que ces actes fondateurs aient été réalisés par un peuple mobilisé, revendiquant pour lui la souveraineté est profondément inscrit dans notre Histoire commune. Cela constitue même une hégémonie culturelle largement partagée dans la société française. Cela fait partie d’une identité nationale partagée singulière. J’ai observé que les gilets jaunes, dès qu’ils se sont rassemblés, ont montré qu’ils connaissaient cette Histoire. Ils ont mis des bonnets phrygiens, brandi le drapeau tricolore, entonné la Marseillaise, – hymne national dont la dimension révolutionnaire, et notamment le refrain « Aux armes citoyens », n’échappe à personne. Cet imaginaire reste vivant et n’a pas perdu sens. Il faut saluer au passage le travail du collectif Plein le dos qui a rassemblé des photos et des slogans écrits sur les gilets jaunes s’inspirant de la Révolution française. Ces milliers de slogans ont défilé à nouveau dans les villes de France, faisant référence à 1789 et à la prise de la Bastille, déclinant le triptyque républicain « Liberté, Egalité, Fraternité » né de la Révolution, et bien d’autres exemples. Que ce passé reste vivant est une chance pour notre pays !

« La République n’a de sens que si elle est l’organisation de la souveraineté populaire et qu’elle est sociale. »

Autre clin d’œil pas totalement anecdotique, j’ai souligné, à la suite de Gérard Noiriel, que l’un des chants les plus connus de la Révolution française, La Carmagnole – « Vive le son du canon » – est aussi un gilet. Un gilet rouge porté notamment par les Jacobins. Le voilà devenu jaune. L’Histoire est tissée de ces fils invisibles, volontaires ou fruits du hasard, qui relient le présent au passé. Le retour des symboles révolutionnaires exprime une vieille passion française pour l’Égalité. La République n’a de sens que si elle est l’organisation de la souveraineté populaire et qu’elle est sociale. Il est conforme à notre Histoire nationale que de lutter pour une démocratie de haute intensité, pour plus de justice et plus d’égalité.

Les gens qui se mobilisent aujourd’hui se réinscrivent, même inconsciemment, dans une longue histoire nationale. Ils cherchent à accomplir concrètement la grande promesse inachevée de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et de 1793.

Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale | © Vincent Plagniol pour LVSL.

Mais le peuple en action de 2019 ne vit pas dans la nostalgie du passé. Voyez le gilet jaune, symbole de lutte totalement nouveau qu’il a inventé, cet équipement obligatoire de l’automobiliste, et pour beaucoup aussi vêtement de travail. Il signifie la volonté farouche du peuple de sortir de l’invisibilité qu’organisent nos sociétés, dans lesquelles règne la recherche permanente de profit, et où le consommateur est substitué au citoyen. Quand on est dans le noir et en danger, on met un gilet fluorescent. Le peuple en colère ne dit pas autre chose. Les milieux populaires, ouvriers, employés, précaires, chômeurs, etc. sont depuis des décennies dans une obscurité politique, sociale et démocratique, les voilà en pleine lumière !

LVSL – En tant que professeur d’Histoire et militant politique, vous aviez déjà consacré un livre à la figure de Robespierre en 2012. Vous publiez cette année un nouvel ouvrage consacré à neuf figures jacobines. Comment l’étude de l’Histoire nourrit-elle l’action politique, la vôtre en particulier ? Pourquoi écrire un tel livre maintenant ?

Alexis Corbière – J’ai toujours pensé que les batailles culturelles sont déterminantes en politique et que les victoires culturelles précèdent les victoires électorales. Quel est l’enjeu de la bataille à laquelle je participe avec ce livre ? C’est simple. On ne peut pas faire aimer la République – je parle des idéaux républicains et non de l’enveloppe autoritaire de la Ve République – si on fait détester ceux qui l’ont inventée et ont formé l’aile la plus avancée de la Révolution pour que la République réponde aux exigences sociales.

L’enjeu a partie liée avec l’offensive idéologique qui veut faire de la Révolution française un moment sombre et confus dont il ne faudrait retenir que la Terreur. Il s’agit d’envoyer le signal que les révolutions commencent peut-être avec des idéaux sympathiques mais qu’elles finissent toujours mal. C’est ce que nous répètent aujourd’hui de nombreuses entreprises culturelles. Je pense bien sûr d’abord à l’émission Secrets d’Histoire de Stéphane Bern, sur le service public, c’est-à-dire financée par nos impôts, qui atteint parfois plus de 2,5 millions de téléspectateurs. Mais aussi à celles qu’a longtemps animées Franck Ferrand, ou encore à l’incroyable crédit médiatique de gens comme Lorànt Deutsch qui se nourrissent de sources bidonnées et contre-révolutionnaires. Il existe donc un discours historique, plus médiatique qu’universitaire, porté par des personnalités ouvertement royalistes, et c’est bien leur droit, qui dominent dans les médias de masse. Quel étrange paradoxe. Dans un pays très républicain et passionné d’Histoire, ceux qui transmettent l’Histoire sont des monarchistes ! Comprenne qui pourra. Leurs émissions sont bien réalisées, mais elles vantent inlassablement l’Ancien Régime. Après 12 ans d’existence, ce type d’émissions a un impact idéologique. J’ai fait le calcul : depuis 2007 et 134 émissions animées par Stéphane Bern, seulement quatre ont été consacrées à des personnages républicains – et je compte même là-dedans Charlotte Corday ! Le reste ce sont des rois, des reines, des favorites ou courtisans, bref une Histoire des puissants qui efface l’Histoire populaire. Qui racontera un jour au grand public l’Histoire du peuple et non celle de ses seuls maîtres ? Nous sommes donc face à un problème de restitution de notre Histoire commune. On voit bien l’enjeu idéologique. Cette controverse se niche parfois dans des produits culturels inattendus comme les jeux vidéo. Avec Jean-Luc Mélenchon nous avions engagé un débat sur Assassin’s Creed Unity – un jeu magnifique à l’univers très développé – qui resservait pourtant nombre de clichés anti-jacobins. Robespierre, par exemple, y participait à un commerce de peaux humaines ! Notre contre-offensive doit donc être menée sur tous les fronts : au cinéma, à la télévision ou à la radio, avec des ouvrages d’histoire, des jeux vidéo, et tous les produits culturels. À mes yeux, un tel matraquage qui fait de la Révolution un événement par nature brutal et de ces figures des personnages hideux et violents.

Alors pourquoi ai-je écrit ce livre ? D’abord, je veux faire observer que son titre est Jacobins ! – au pluriel – pour montrer qu’il s’est réuni au sein de ce club au nom illustre, mais si mal connu, de nombreux personnages, aux parcours souvent exceptionnels. Ils n’étaient pas toujours d’accord entre eux, mais ils ont su mettre leur intelligence en commun pour faire avancer une révolution confrontée à d’immenses difficultés. Ensuite, ce qui m’intéresse, c’est de faire mieux connaître quelques personnalités de ce lieu de débat pour tenter d’en restituer l’atmosphère de bouillonnement intellectuel.

J’en reviens au point de départ, la bataille culturelle. L’enjeu qui sous-tend mon ouvrage est de réhabiliter des personnages pour montrer l’actualité des idées pour lesquelles ils ont donné leurs vies. Ce livre veut placer l’Histoire à hauteur humaine, à l’échelle des individus, certains connus, d’autres moins. Mon ambition enfin, on l’aura compris, est d’arracher le masque caricatural dont certains sont affublés, pour réactiver la flamme d’un foyer intellectuel qui pourrait être utile dans l’avenir.

LVSL – Vous situez votre ouvrage dans une tradition historiographique spécifique et vous ne manquez pas de rappeler combien les controverses sur les événements et les hommes du passé peuvent influencer les perceptions et les comportements politiques du présent. Sans remonter le fil des deux siècles écoulés, pouvez-vous revenir sur le rôle politique spécifique d’une historiographie hostile aux jacobins telle qu’elle a pu se cristalliser à la fin du siècle dernier autour de figures comme celle de François Furet ?

Alexis Corbière – Il faut d’abord considérer le moment du premier centenaire de la Révolution française, en 1889. La Troisième République se cherche des modèles révolutionnaires à célébrer, mais qui ne doivent pas aller trop loin sur les questions sociales. La figure de Danton est alors mise en avant, bien qu’il ait une autre épaisseur que ce qu’en fait la Troisième République. 1889, c’est donc le moment où on met en avant l’opposition entre Danton et Robespierre.

Si on avance un peu dans le temps, on arrive à l’époque où le Parti Communiste exerce une certaine influence en France. Avec le Front populaire, le Parti opère un tournant national et mêle, selon la formule de Maurice Thorez, les plis du drapeau rouge et ceux du drapeau tricolore. Au moment du 150e anniversaire en 1939 et déjà dans les années qui précèdent, les communistes multiplient les références à la Révolution. Mais ils plaquent le modèle de la Révolution russe sur la Révolution française. Les jacobins peuvent ainsi être présentés comme des précurseurs des bolcheviks et Robespierre est mis en analogie avec Lénine.

Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale | © Vincent Plagniol pour LVSL.

La gauche va prolonger cet héritage jusqu’aux années 1980. Mais au moment du bicentenaire de 1989, on a avec François Furet une offensive idéologique qui découpe la Révolution en deux temps : les années 1789-1792, libérales, qui mettent un terme à la gangue de l’Ancien Régime. Ensuite, de fin 1792 à l’été 1794, c’est-à-dire de l’avènement de la République à la chute de Robespierre, tout dérape. La seconde moitié de la Révolution est assimilée à un pré-totalitarisme. Ces thèses vont avoir un impact assez fort. Robespierre est exclu des célébrations du bicentenaire. On met en avant des personnages comme Olympe de Gouges, une figure intéressante, dont il faut quand même rappeler que sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, imprimée en quelques exemplaires, n’a que très peu d’influence sur les événements. La lecture libérale de François Furet domine longtemps et insinue qu’on aurait pu se passer de cette révolution. C’était aussi le moment de la chute du Mur, de la fin des grandes idéologies, et beaucoup de parallèles ont été alors établis entre le système communiste et les montagnards. Nous devons aujourd’hui combattre cette idéologie, non pour défendre des vitrines de musée, mais parce que ces questions revêtent un caractère d’actualité. Le mot de République est revenu en force dans le débat public – le parti de la droite conservatrice s’appelle Les Républicains – il y a aujourd’hui une injonction à être « républicain », et je le suis bien sûr, mais il faut définir ce dont nous parlons au juste.

LVSL – Votre livre permet de se plonger dans la vie des clubs, des sans-culottes, du Paris populaire volontiers décrit comme un gigantesque chaudron révolutionnaire. Quel rôle la pression populaire a-t-elle joué dans le déferlement et la radicalisation du mouvement révolutionnaire ?

Alexis Corbière – Mes Jacobins n’auraient eu aucune force propulsive s’il n’y avait pas eu un mouvement populaire citadin, les sans-culottes qu’Albert Soboul a magnifiquement présentés dans sa thèse écrite dans les années 1960. Le moteur de la Révolution, c’est ce mouvement populaire qui exerce une pression permanente sur les débats. Sous la pression populaire, les jacobins scissionnent : sur la droite, le club des Feuillants s’en détache, des antennes des Jacobins naissent dans toute la France, on lit des discours, on envoie des courriers, des idées circulent… La grande différence, c’est qu’aujourd’hui Paris concentre les vainqueurs de la mondialisation ; à l’époque c’est précisément l’inverse. La capitale est habitée par une masse d’artisans et d’ouvriers, de petits commerçants, de gens qui vendent leur force de travail au jour le jour – ce sont les débuts du salariat. Ces masses populaires exercent une pression permanente sur les événements en considérant que la Déclaration des Droits de l’Homme doit avoir une application concrète.

« Ce qui constitue le noyau de la République montagnarde, c’est de penser que la puissance publique doit intervenir contre la liberté totale du marché et les inégalités qu’il génère et perpétue. »

Nous sommes dans un contexte où le prix du pain n’a jamais été aussi cher, où la famine menace du fait des événements en province. Le gouvernement doit trouver des réponses sous la pression d’un peuple parisien qui s’implique dans les débats des différentes assemblées, qui manifeste et pétitionne, qui envahit la Convention, qui occupe les tribunes, qui crie, qui hurle, qui fait respecter ses droits avec rudesse. La violence populaire est extrêmement forte. Quiconque est suspecté de cacher du pain risque de voir défoncer sa porte par des gens venus régler son compte à celui qui spécule et qui affame. La pression populaire est à la source de tous les grands événements : la journée du 10 août, les massacres de septembre 1792, la chute des Girondins… Les montagnards cherchent à canaliser cette violence et à lui répondre politiquement. Je rappelle la formule de Danton : « Soyons terribles pour éviter au peuple de l’être ». Des lois d’exception sont proclamées parce que, sans elles, les gens règlent leurs comptes eux-mêmes. J’ai choisi de parler des Jacobins parce que dans le débat public actuel, « jacobin » est devenu un mot repoussoir, un mot confus, surtout quand Emmanuel Macron réunit le congrès pour lui dire qu’il propose au pays un « pacte girondin ». Je suis cependant bien conscient que ces Jacobins seraient restés impuissants et désarmés s’il n’y avait pas eu, en premier lieu, un mouvement populaire puissant qui participe aux débats politiques. N’ayons pas une vision froide et bureaucratique de la Révolution. La pression populaire explique souvent la violence des règlements de comptes.

LVSL – Vous définissez le robespierrisme comme « la Déclaration des droits de l’Homme en actes ». Peut-on définir une idéologie spécifique à Robespierre ou aux Jacobins ? Qu’est-ce qui les distingue de groupes plus modérés comme les Girondins ?

Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale | © Vincent Plagniol pour LVSL.

Alexis Corbière – Ce sont des gens qui évoluent au fil des événements. Dès le départ, Robespierre est au fait des débats de l’économie politique : il connaît Rousseau, il connaît Mably. C’est quelqu’un qui prend la Déclaration des Droits de l’Homme au sérieux. Il voit bien le fait que la loi du « laissez-faire, laissez passer » et le libéralisme qui se met en place, ne permettent pas de répondre aux attentes populaires. Le goût du peuple, son écoute des souffrances du peuple font de lui un homme qui évolue et qui cherche des réponses dans la régulation de l’économie. Les Jacobins sont issus de la bourgeoisie petite et moyenne, mais on ne peut pas les limiter au qualificatif de « bourgeois ». Ce qui les caractérise entre 1792 et Thermidor an II, c’est qu’ils veulent apporter des réponses concrètes aux difficultés populaires. Comme les autres, Robespierre évolue de 1789 à sa mort, fin juillet 1794. Mais ce qui constitue le noyau de la République montagnarde, c’est de penser que la puissance publique doit intervenir contre la liberté totale du marché et les inégalités qu’il génère et perpétue. Le penseur des « girondins » c’est Brissot. Les brissotins pensent pour leur part que l’égalité des droits juridiques suffit à réaliser les promesses révolutionnaires et que la puissance publique doit éviter d’intervenir dans l’économie ; là où les montagnards estiment que l’urgence exprimée par le mouvement populaire exige des mesures. Toujours est-il qu’il faut se garder de faire peser sur ces personnages nos grilles de lecture contemporaines en supposant qu’ils appartiendraient à des partis politiques et qu’ils auraient des programmes bien définis. Tous, avant tout, veulent sauver l’œuvre révolutionnaire. L’une des lignes de fracture, c’est de savoir s’il faut arrêter ou poursuivre la dynamique révolutionnaire, considérer que la Révolution est accomplie ou au contraire aller plus loin. Face aux désordres organisés par la faction « enragée », les montagnards choisissent par exemple de détruire les éléments les plus radicaux, ce qui posera problème aux robespierristes en Thermidor.

« Les Jacobins ne pensent pas la République comme un régime neutre. »

On a affaire à des gens qui veulent une République capable de mener le combat contre ses ennemis, qui prenne soin des citoyens les plus pauvres, qui organise la redistribution des richesses. Les Jacobins pensent, selon le mot de Robespierre, que l’on n’a pas abattu une aristocratie pour la remplacer par une autre « la plus insupportable de toutes, celle des riches ». Les Jacobins ne pensent pas la République comme un régime neutre, seulement un État de droit, un système de règles juridiques formelles. Pour réaliser leur projet, qui est largement soutenu par le peuple, ce qui explique les victoires de la Révolution sur ses ennemis début 1794, ils sont favorables à ce qu’une équipe forte prenne des décisions. C’est la mission du grand Comité de Salut Public de l’an II.

LVSL – On fait souvent le procès au « jacobinisme » de défendre l’idée selon laquelle le peuple serait une entité homogène, monolithique, qui ne serait fracturée par aucune forme de conflictualité. Pourtant, on ne peut qu’être frappé par la dimension conflictuelle du jacobinisme, qui ne cesse de tracer de nouvelles lignes de clivage, de désigner de nouveaux ennemis du peuple. Quel était le rapport des Jacobins à la conflictualité ?

Alexis Corbière – Ne perdons pas de vue que nous avons affaire à des gens qui dirigent un pays en état de guerre. Mes Jacobins cherchent à sauver une révolution attaquée par l’Autriche, par les Piémontais, par l’Europe entière. Le débat politique est organisé dans ce cadre contraint. À l’été 1793, ils déclarent eux-mêmes que « le gouvernement sera révolutionnaire jusqu’à la paix ». La tension permanente et cette manière de frapper ceux qui pourraient affaiblir la Révolution viennent de là. Jaurès écrit qu’« ils demandent à la mort de faire autour d’eux l’unanimité immédiate dont ils ont besoin ». Je ne voudrais pas qu’on plaque un schéma de fonctionnement politique actuel sur des hommes et femmes du XVIIIe siècle plongés dans un moment d’excitation, d’épuisement, où ils font la guerre et risquent leurs vies.

Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale | © Vincent Plagniol pour LVSL.

S’agissant de la conflictualité révolutionnaire, il y a effectivement un moment où, pour trancher des débats et les rendre intelligibles, il faut trouver dans le vocabulaire politique le moyen de désigner des adversaires et de mobiliser ses partisans. Mais il ne faut pas nourrir une vision unilatérale dans laquelle Robespierre et ses amis seraient les seuls à user de la conflictualité. Prenons l’exemple de la déchristianisation. Robespierre y est très opposé. Il ne veut pas qu’on embête les paysans sur des questions qui lui semblent secondaires. Une fois la puissance de l’Église endiguée, il considère que les actions de vandalisme – le mot est alors inventé par l’abbé Grégoire – contre les lieux de culte rajoutent une conflictualité inutile dans un contexte où il vaut mieux se concentrer sur l’essentiel. Pour ce qui est du supposé monolithisme jacobin, on peut prendre l’exemple linguistique. Contrairement à une légende noire, c’est la Troisième République qui a imposé le français. Les jacobins sont loin de ça. Tout ce qui leur importe c’est que la Révolution soit comprise du pays dont seule une faible proportion de la population parle vraiment le français. Les Jacobins ne sont pas opposés à ce qu’on parle plusieurs langues, mais veulent que le français soit appris et connu de tous les citoyens ? Sinon, comment faire République ?

Le vocabulaire politique révolutionnaire et jacobin est assurément conflictuel.  Mais ne perdons pas de vue qu’il s’agit d’un pays qui n’a pas de tradition démocratique, que la guerre est là et que tout discours politique emploie un vocabulaire de mobilisation. Je ne sais pas s’il faut aller plus loin dans la théorisation d’un vocabulaire jacobin qu’on retrouverait sans doute dans d’autres périodes où le pays est en proie aux périls.

LVSL – Vous consacrez aussi un chapitre à la figure de Jean-Baptiste Belley, premier député noir, et aux luttes pour ce que l’on nommait à l’époque « l’égalité de l’épiderme »…

Alexis Corbière – Quelle vie extraordinaire a eu ce Belley ! Et ce n’est pas fini… À son sujet, une lettre signée par la totalité des 17 députés insoumis a été adressée à Richard Ferrand, Président de l’Assemblée nationale, il y a deux semaines. Elle lui demande d’accueillir à l’Assemblée le tableau du peintre Anne-Louis Girodet (connu pour son célèbre tableau de Chateaubriand méditant sur les ruines de Rome), actuellement à Versailles, qui représente Jean-Baptiste Belley premier député noir de l’Histoire de France, en tenue de conventionnel, ceint d’une écharpe tricolore. J’aime ce personnage né au Sénégal et amené comme esclave à Saint-Domingue. Il est finalement émancipé, participe à la naissance des États-Unis en combattant à Savannah, en Géorgie, contre les Anglais, puis prend part aux événements de la Révolution française. En 1789, les Droits de l’Homme et du Citoyen sont proclamés, mais l’esclavage n’est pas aboli. Après trois ans de débats intenses à ce sujet, en 1792, la Législative accepte l’égalité des droits entre les Blancs et les « libres de couleur » – on appelait comme ça les métis. Quand les deux représentants de l’Assemblée nationale arrivent à Saint-Domingue pour mettre en place cette décision, les colons ne veulent pas en entendre parler. Les esclaves noirs se soulèvent, prennent finalement le parti des représentants de l’Assemblée nationale et permettent de remporter la victoire contre les colons. On assiste alors à une révolution dans la révolution, et les anciens esclaves imposent l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue le 29 août 1793. Six députés sont élus – deux Blancs, deux métis et deux Noirs, dont Jean-Baptiste Belley, pour représenter l’île, annoncer cette décision à Paris et la faire valider par la Convention. Le voyage de Belley est extraordinaire, il passe par New-York, les colons cherchent à l’assassiner, il arrive finalement à Paris et entre à la Convention le 4 février 1794 où il est accueilli et acclamé. Officiellement, la première abolition de l’esclavage remonte à cette date, mais ne perdons pas de vue que ce sont les esclaves de Saint-Domingue qui l’ont imposée.

« Le livre a pour objet de restituer cette histoire dans sa complexité et dans toute sa beauté. »

Je trouve donc que la vie de ce premier député noir est un symbole puissant de la force politique et de la dimension universaliste de la Révolution française. Jean-Baptiste Belley est un personnage majeur de notre histoire républicaine et nationale, qui mérite au moins que l’on transmette son nom avec la même attention que celui de Victor Schoelcher qui jouera un rôle central lors de la seconde abolition de l’esclavage en 1848, après son rétablissement par Napoléon Ier. Je regrette que Belley soit aujourd’hui quasiment inconnu. Puisse mon livre corriger cette injustice de l’Histoire ?

LVSL – Vous revenez sur la traditionnelle opposition entre les figures de Robespierre et Danton, et vous écrivez : « le temps est révolu où pour apprécier l’un il fallait détester l’autre ». Vous êtes-vous réconcilié avec Danton ?

Alexis Corbière – À un moment, août-septembre 1792, où les périls accablent le pays, Danton est ministre et s’oppose au départ de la capitale du gouvernement et de l’Assemblée lors de son célèbre discours : « de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée ». Ce patriote qui sauve la nation doit rester dans notre Panthéon. Il a l’énergie d’un dirigeant politique mais c’est aussi un homme d’action qui a joué un rôle déterminant. Je trouve dommage que l’opposition largement factice construite sous la Troisième République entre Robespierre et lui nous force à choisir. C’était un personnage sans doute corrompu, mais nombreux étaient les corrompus à cette époque. Ses amis l’étaient certainement, il se trouve aussi emporté dans le scandale Dumouriez, général énergique, vainqueur de Valmy, que Danton a soutenu avant qu’il ne trahisse… Finalement, en mars 1794, dans un moment où les complots et les doutes sont partout, le Comité de Salut Public craint qu’un nouveau soulèvement populaire déstabilise définitivement la Révolution. Alors que deux factions opposées conspirent, le Comité décide de frapper les hébertistes d’abord, et peu de temps après les « indulgents », proches de Danton. Ce « drame de Germinal », comme disait Soboul, est une erreur politique totale. Danton se trouve emporté avec sa bande – Camille Desmoulins, Fabre d’Églantine, etc. Robespierre n’est pas un homme de rue, il ne participe pas aux grandes journées révolutionnaires, ce n’est pas un « leader de masse » pour le dire avec des mots d’aujourd’hui ; contrairement à Danton. Le souvenir de sa vie mérite de ne pas disparaître, elle en vaut la peine. Mais au fond, quel était leur désaccord majeur ?

Il faut considérer le rôle de la peur et de la fatigue. Robespierre se retire six semaines au début de l’été 1794, épuisé et déjà fâché avec beaucoup de monde. Quand il revient au Comité de Salut Public il se brouille avec la majorité des autres membres. On crie – des témoins les entendent depuis la rue et il faut déménager la salle de réunion – et Robespierre part en claquant la porte. À la veille du 9 thermidor, Robespierre fait un discours qui ne menace qu’un petit nombre nominalement mais fait peur à tout le monde. Saint-Just, qui ne suit plus complètement Robespierre, tente une conciliation, annonce qu’il va travailler à un discours et promet à Barère et Billaud-Varenne de leur faire relire avant de le prononcer. Finalement il y travaille toute la nuit et va directement à la Convention. On est dans une ambiance de paranoïa générale. L’historien Jean-Clément Martin nous apprend quelque-chose d’intéressant. Deux jours plus tard, une grande parade militaire était prévue. Les adversaires de Robespierre s’inquiètent d’un coup de force militaire parce que les élèves-soldats sont dirigés par des proches de Robespierre. Le 9 thermidor / 27 juillet 1794, Saint-Just lit son discours qui commence par la phrase « Je ne suis d’aucune faction, je les combattrai toutes ». En réalité le discours est assez conciliant, mais la présence de Saint-Just à la tribune sans l’aval du reste du Comité de Salut Public suffit à déchaîner les passions des députés. Saint-Just reste silencieux dans la cohue, il ne sait plus quoi dire. À partir de là les événements s’enchaînent, Robespierre, Saint-Just, Couthon sont arrêtés. Robespierre est libéré, hésite, la résistance n’est pas organisée, les événements auraient pu être différents…

Le livre a pour objet de restituer cette histoire dans sa complexité et dans toute sa beauté. On ne peut pas accepter la manière dont notre grand récit national est amputé de cette histoire. Je vois dans cette amputation la volonté de dissuader les contemporains de refaire une révolution demain.


 

© Perrin

Alexis Corbière, Jacobins ! Les inventeurs de la République,

Paris, Perrin, 2019, 304 pages, 19 €

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