La « guerre économique » contre la Russie est-elle un échec ?

Vladimir Poutine et Joe Biden. © Bastien Mazouyer

Fin février 2022, le G7 adoptait de lourdes sanctions contre la Russie. Bruno Le Maire annonçait même une « guerre économique et financière totale » contre cette dernière – avant de revenir sur ses propos. Plus de deux mois plus tard, le bilan des mesures engagées semble pour le moins mitigé. Les sanctions n’ont pas permis d’asphyxier le système financier russe comme Washington et Bruxelles l’espéraient. Elles ont en revanche exacerbé la flambée des prix de l’énergie et des matières premières qui frappe de plein fouet l’économie mondiale. La « guerre économique » contre la Russie serait-elle une impasse ?

Le contraste est saisissant. D’un côté, le cours du rouble caracole, début mai, à son niveau le plus haut depuis deux ans. Les exportations de gaz russe atteignaient un nouveau record en avril, avec 1.800 milliards de roubles de recettes, soit un doublement par rapport à 2021. Malgré les obstacles techniques liés aux sanctions et l’annonce d’un défaut de paiement imminent, la Russie est par ailleurs parvenue à ce jour à effectuer les remboursements sur sa dette extérieure.

De l’autre, les nuages s’accumulent sur les marchés US et européens : flambée des prix des matières premières, perturbations persistantes dans les chaînes logistiques mondiales, resserrement de la politique monétaire… Début mai, le CAC40 et le S&P500 (indice américain de référence) accusaient une chute de près de 15% par rapport au début de l’année. Le Nasdaq, qui regroupe les valeurs technologiques, s’est quant à lui effondré de 25% sur la même période. Le tout en l’absence de filet de sécurité : confrontées à une inflation élevée, les banques centrales disposent de marges de manœuvres limitées pour soutenir les cours et les économies au bord de la récession. Une situation qui fait non seulement resurgir le spectre d’une crise financière, mais également de graves famines et d’une crise de la dette sans précédent.

Les dirigeants du G7 ont semble-t-il péché par excès de confiance, à l’instar des généraux russes.

Les sanctions d’ampleur prises fin janvier contre la Russie – que nous avions évoquées dans un précédent article – devaient être « l’arme nucléaire financière » selon Bruno Le Maire. Mais les dirigeants du G7 ont semble-t-il péché par excès de confiance, à l’instar des généraux russes : les seconds s’attendaient à une capitulation rapide de l’Ukraine, mais ont fait face à une résistance farouche et se sont embourbés dans un conflit au long cours ; les premiers pensaient asphyxier financièrement la Russie, mais celle-ci est parvenue – à ce jour – à encaisser les contrecoups des mesures prises à son encontre.

Est-ce à dire que la vague des sanctions se serait échouée contre les murailles de la « forteresse Russie » ? Loin s’en faut. Mais force est de constater que sur le plan financier et monétaire, la Russie a tenu bon. La présidente de la banque centrale de Russie, Elvira Nabioullina, a joué un rôle majeur à cet égard. Les mesures drastiques qu’elle a mise en œuvre – relèvement du taux d’intérêt, contrôles des capitaux, obligation de change pour les exportateurs russes – ont permis à terme de stabiliser le cours du rouble.

La Russie est notamment parvenue, jusqu’à présent, à tourner à son avantage le jeu de poker menteur concernant le paiement des intérêts de la dette russe. Annoncé à plusieurs reprises par les agences de notation, le défaut sur la dette russe n’aura pas eu lieu. Pour régler sa dette extérieure libellée en dollars, la Russie a pu dans un premier temps avoir recours à des avoirs censément « gelés » par les sanctions – grâce à une dérogation accordée par les Etats-Unis pour permettre le paiement des intérêts sur la dette russe. Un trou parmi d’autres dans la raquette des sanctions…

Début avril, cette dérogation sera finalement levée par un nouveau train de sanctions, afin de contraindre la Russie à faire défaut. Cela conduira Moscou à régler une partie des intérêts sur sa dette extérieure en roubles. Mais la Russie parviendra une nouvelle fois à éviter le défaut en puisant dans ses propres réserves de dollars afin de régulariser le paiement avant le terme du délai de grâce de 30 jours. Les dirigeants russes semblent avoir fait du remboursement de la dette un point d’honneur, malgré les contraintes techniques. L’enjeu ? Renvoyer l’image d’une économie qui resterait solide malgré les sanctions. « La Russie possède toutes les ressources financières nécessaires, aucun défaut de paiement ne nous menace », avait réaffirmé le 21 avril Elvira Nabouillina, devant les députés de la Douma, à l’occasion de sa reconduction à la tête de la banque centrale de Russie.

La flambée du gaz soutient le rouble

Le second jeu de poker menteur concerne le règlement du gaz russe. Le 23 mars, Vladimir Poutine affirmait que les pays « inamicaux » souhaitant acheter du gaz à la Russie devront le faire en rouble, sous peine d’être privés d’approvisionnement. Cette annonce n’a pas manqué de faire bondir le prix du gaz, déjà élevé, sur les marchés mondiaux – prenant jusqu’à +70% entre le 23 mars et le 5 mai. Pourtant le changement annoncé serait moins « radical » que prévu : les clients européens pourront finalement régler en euros auprès de Gazprombank mais ils devront ouvrir un compte en roubles. La banque russe, une des rares exemptées de sanctions, se chargera du change auprès de la banque centrale et le paiement sera validé une fois la somme transférée en roubles.

L’annonce initiale de Vladimir Poutine a été interprétée par certains commentateurs comme une manière de soutenir le cours du rouble. De fait, celui-ci a bondi : alors qu’il était encore bas la veille (plus de 100 roubles pour un dollar), il retrouve dans les jours qui suivent un cours proche de celui d’avant l’invasion russe. Pourtant selon l’économiste Christophe Boucher, ce nouveau mécanisme ne devrait pourtant pas, au-delà de l’effet d’annonce, gonfler outre-mesure le cours du rouble par rapport au circuit de paiement « normal ». Dans les deux cas, le paiement en euros est converti en roubles – les exportateurs étant déjà tenu de le faire à hauteur de 80% avant l’annonce de Poutine fin mars.

Le nouveau circuit de transaction a cependant plusieurs avantages pour la Russie. Il permet de s’assurer que les paiements à Gazprom sont à 100% changés en roubles (plutôt que 80%), ce qui soutient d’autant plus la monnaie russe. En instituant Gazprombank comme intermédiaire du paiement, il permet d’éviter de prêter le flanc à de futures sanctions, comme le gel des comptes européens de Gazprom. Enfin, il ouvrirait des possibilités de contourner les sanctions en réinsérant la banque centrale de Russie dans le circuit de paiement.  « L’entreprise qui achète son gaz à Gazprom ne sait ni quand la conversion sera faite, ni à quel taux de change, ni même où va l’argent entre le moment où elle l’a versé sur le premier compte et le moment où il arrive chez Gazprom » notait un expert de la Commission européenne dans les colonnes du Monde (02/05). « Cela peut être assimilé à un prêt à la Banque centrale russeLe paiement doit être effectif lors du versement sur le premier compte » estimait-il : «l’ouverture d’un second compte constitue une violation des sanctions ».

Au sein de l’UE, des divisions se sont faites jour entre les tenants d’une ligne « dure » face aux exigences russes et des Etats membres souhaitant éviter la coupure du robinet de gaz, comme l’Italie, la Hongrie ou l’Allemagne.

Face aux exigences russes, l’Union européenne affiche un semblant d’unité. Au terme d’une réunion d’urgence des ministres de l’énergie tenue le 2 mai, la Commission européenne et la présidence française du Conseil ont annoncé que l’UE refusait de payer les achats de gaz en roubles. Barbara Pompili, ministre de la transition écologique et présidente de la réunion, a confirmé la « volonté de respecter les contrats ». Dans le détail, des divisions se sont pourtant faites jour entre les tenants d’une ligne « dure » face aux exigences russes et des Etats membres souhaitant éviter la coupure du robinet de gaz, comme l’Italie, ou la Hongrie qui a annoncé qu’elle serait prête à payer en roubles. L’Allemagne, dont l’industrie est particulièrement dépendante au gaz russe, avait annoncé fin avril ne pas pouvoir se passer de gaz russe avant mi-2024, estimant qu’il en va de la paix économique et sociale dans le pays. A l’inverse, le refus affiché de la Pologne et de la Bulgarie de céder aux exigences russes a eu pour conséquence la coupure de leurs approvisionnements acté fin avril.

Bref, l’incertitude règne sur ce que les entreprises européennes pourront ou ne pourront pas faire. L’italienne ENI, l’autrichienne OMV ou l’allemande Uniper, auraient ainsi envisagé d’ouvrir un compte en rouble. « Il est très important que la Commission donne un avis juridique clair sur la question de savoir si le paiement en roubles constitue un contournement des sanctions ou non », a ainsi déclaré le premier ministre italien Mario Draghi au terme de la réunion. Cet avis devrait être rendu public prochainement.

De nouvelles sanctions sont-elles souhaitables ?

Autre sujet d’achoppement, celui d’un embargo sur le pétrole russe. Cette mesure devait être intégrée au sixième paquet européen de sanctions économiques contre la Russie. Compte tenu de l’opposition de la Hongrie et de la Slovaquie, l’embargo initialement prévu pour être appliqué d’ici à 6 mois pour le brut et 8 mois pour le gazole pourrait être assorti d’une dérogation pour ces deux pays, renvoyant son application à 2027. Un tel embargo n’est pas seulement un sujet d’inquiétude pour Budapest et Bratislava, mais également… pour Washington. Toujours selon Le Monde, la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, se serait inquiétée des conséquences d’un tel embargo « sur l’Europe et le reste du monde ». La période de transition prévue par le paquet européen est censée répondre à ces inquiétudes.

Les contre-mesures prises par la Russie, auxquelles pourraient s’ajouter de nouvelles mesures de rétorsions commerciales, ont donc permis d’éviter la débâcle financière et ont contribué à fissurer l’unité de façade européenne. Pour autant, les sanctions ne sont pas restées sans effet, loin s’en faut. D’après les chiffres de la banque centrale de Russie, l’économie devrait connaître une récession de près de 10% cette année. Les investissements étrangers se sont taris, de nombreuses entreprises ont quitté le territoire russe, tandis que les pénuries de pièces détachées et de composants électroniques perturbent la production. L’inflation devrait elle dépasser 20% en 2022 selon les chiffres du FMI. Enfin, comme le rappelle Christophe Boucher, le cours du rouble a certes retrouvé un niveau élevé mais il ne faut pas oublier que le taux de change est faussé par les contrôles de capitaux.

Quand bien même les sanctions n’auraient pas manqué leur cible, il est clair qu’elles n’ont pas eu l’impact attendu : l’économie ne s’est pas effondrée ; les Russes ne se sont pas révoltés.

Le Pentagone affirme par ailleurs que les sanctions perturbent l’industrie de l’armement russe. Cela expliquerait, selon le département de la Défense, les problèmes d’approvisionnement et l’embourbement de la Russie dans le Donbass où elle concentre désormais ses troupes. Quand bien même les sanctions auraient en partie touché leur cible, il est clair qu’elles n’ont pas eu l’impact attendu : l’économie ne s’est pas effondrée et, pour l’heure, les Russes ne se sont pas révoltés. Si le verrouillage médiatique mis en place par le Kremlin a sans doute joué, il n’est pas la seule explication plausible. Comme l’affirme l’ancien vice-ministre des Affaires étrangères d’Hugo Chavez dans le cas du Venezuela, les sanctions économiques peuvent avoir pour conséquence de renforcer l’adhésion de la population au pouvoir en place. D’une manière générale, comme le notent Hélène Richard et Anne-Cécile Robert dans le Monde diplomatique, les sanctions économiques ont parfois des effets contraires à ceux recherchés.

Face à l’agression russe contre l’Ukraine, les sanctions étaient-elles souhaitables ? D’autres types d’action auraient-elles été possibles ? Épineuses questions auxquelles il ne sera pas répondu ici. Mais il s’agit de constater que le rapport de force qui se joue à travers les mesures adoptées de part et d’autres mérite d’être examiné dans toute sa complexité, loin des postures simplistes et des effets d’annonce. Plusieurs chimères ont fait long feu : celle d’une « guerre économique totale », à même de faire plier rapidement la Russie ; l’idée selon laquelle il serait possible d’occasionner des dégâts significatifs à l’économie russe sans que les économies européennes et américaines n’en payent le prix en retour ; et enfin, le principe d’une communauté totale d’intérêts du « camp occidental ». Des Etats-Unis – fournisseurs de gaz et de pétrole – aux pays de l’Union européenne – dépendants du gaz russe – l’impact d’un conflit économique frontal avec la Russie n’est pas le même. Il en va de même au sein de l’UE, comme l’illustrent les discussions autour du dernier paquet de sanctions.

Jusqu’où mènera l’escalade des sanctions et des contre-mesures dans laquelle semblent désormais pris les dirigeants américains, européens et russes ? L’issue d’une telle surenchère reste imprévisible. Elle provoque déjà de lourds dégâts : la puissance du choc inflationniste frappe de plein fouet les économies du monde entier, et en particulier les classes populaires. Le resserrement de la tenaille dans laquelle sont prises les banques centrales contribue à faire resurgir le spectre de la récession et de crises majeures (crise boursière, crise de la dette des pays en développement ou encore crise de la zone euro). Les sanctions contribuent par ailleurs à la fragmentation de l’économie mondiale et à la remise en cause de la domination du dollar comme monnaie internationale, au point que le FMI ne s’en émeuve. Certes, certains périls étaient déjà bien présents, des bulles financières alimentées par des années de mise sous perfusion de liquidité du système financier, aux tensions inflationnistes sur les chaînes logistiques mondiales. Certes, le déclenchement de la guerre a exacerbé les déséquilibres de l’économie mondiale. Mais la spirale des sanctions et des contre-mesures a indéniablement jeté un peu plus d’huile sur le feu.

Defaut sur la dette russe : un danger imminent ?

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Le 9 mars, l’agence de notation Fitch Ratings annonçait « un défaut souverain imminent » sur les obligations russes, près de deux semaines après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En d’autres termes : Moscou s’apprêterait à ne pas rembourser l’intégralité de ses dettes. Ce mercredi 16 mars marque une échéance importante à cet égard, alors que la Russie doit procéder à un règlement de 117 millions de dollars d’intérêts à ses créanciers. Un défaut de paiement ne serait pas une première dans l’histoire. La Russie avait déjà fait défaut en 1998 suite à une crise financière majeure. Ou encore en 1917, lorsque les révolutionnaires répudiaient les emprunts russes contractés par le pouvoir tsariste. La situation est pourtant toute autre aujourd’hui. Et si, d’après la plupart des analystes, un défaut de paiement sur la dette russe ne constituerait pas un « risque systémique », il pourrait bien occasionner de sérieux dommages parmi les acteurs de la finance mondiale.

Les agences de notation sont unanimes : pour Fitch Ratings, Moody’s ou encore Standard & Poor’s, les obligations souveraines russes doivent désormais être considérées comme des actifs à haut risque (junk bond). En cause : la probabilité élevée d’un non-remboursement par la Russie de l’intégralité de sa dette. Il y a encore quelques semaines, la dette souveraine russe était pourtant considérée comme un investissement sûr (investment grade), compte tenu de son poids relativement faible (de l’ordre de 20% du PIB en 2020) et de l’importance des réserves extérieures accumulées par Moscou au cours des dernières années. L’invasion russe de l’Ukraine a complètement changé la donne.

Sanctions, contrôle des capitaux : les créanciers dans la tourmente

En premier lieu, même si la Russie dispose de réserves largement suffisantes pour honorer sa dette, les sanctions occidentales constituent un obstacle pour le versement des intérêts. Le blocage des réserves extérieures et les sanctions à l’encontre des banques russes ont rendu « les transactions internationales exceptionnellement difficiles » note Moody’s. Une difficulté accrue par les mesures drastiques prises par le gouvernement russe en réponse aux sanctions, visant à éviter la fuite des capitaux comme l’interdiction des transferts internationaux de devises étrangères.

Mais ce sont moins des difficultés techniques que la volonté de représailles de Moscou qui expliqueraient un possible défaut sur la dette russe. Plusieurs des mesures prises dernièrement vont dans ce sens. Le 3 mars, le paiement des intérêts aux détenteurs d’obligations russes libellées en roubles était tout simplement bloqué par la Banque centrale russe pour les investisseurs étrangers, en application des nouvelles mesures de contrôle des capitaux. Une décision équivalente à un défaut de paiement, lequel sera officialisé, selon les usages des marchés obligataires, dans un délai de 30 jours sauf régularisation – c’est-à-dire dans les premiers jours du mois d’avril.

Le 5 mars, la Russie adoptait par ailleurs un décret présidentiel permettant le relibellé en rouble des titres de dette russes libellés en devise étrangère (principalement en euros et en dollars) à un taux déterminé par la Banque centrale de Russie. Cette décision, applicable aux investisseurs issus de pays « inamicaux », pénalise les créanciers étrangers. Compte tenu des sanctions et de l’effondrement du rouble sur les marchés internationaux, il leur sera impossible d’échanger leurs roubles contre d’autres monnaies sans subir de lourdes pertes.

En théorie, le remboursement en rouble de dettes contractées dans d’autres monnaies est assimilable à un défaut de paiement. Les autorités russes insistent cependant sur le fait que les investisseurs seront payés. Elles font également valoir des clauses prévues pour les obligations émises après 2018 qui envisagent un remboursement en roubles dans le cas où la Russie serait incapable de payer en dollars pour des motifs « indépendants de sa volonté ». Dans ce cas de figure, il est probable qu’un tel relibellé des dettes russes fasse l’objet d’une bataille juridique pour déterminer s’il s’agit ou non d’un défaut.

Pour Carmen Reinhart, cheffe économiste à la Banque mondiale, le risque représenté par un défaut russe ne devrait pas être minimisé. Parmi les facteurs d’inquiétude : le possible non remboursement de la dette des entreprises russes, qui représente des montants bien supérieure à la dette souveraine.

Pour certains analystes, il n’est par ailleurs pas exclu que Moscou se contente purement et simplement de bloquer les paiements des intérêts – comme elle l’a fait pour les obligations libellées en rouble. « Ils n’ont aucune raison de payer à ce stade » expliquait un ancien gestionnaire de fonds au média spécialisé Bloomberg. Le suspense ne devrait pas durer : ce mercredi 16 mars, la Russie doit régler 117 millions de dollars d’intérêts sur des titres de dette libellés en devises étrangères. Deux autres remboursements sont attendus les 31 mars et 4 avril, respectivement à hauteur de 369 millions et de 2 milliards de dollars. Si la Russie ne rembourse pas ces sommes, le défaut ne sera officialisé qu’à partir du 15 avril – là encore après un délai de grâce de 30 jours. Dans le cas d’un remboursement en rouble, l’issue serait la même ; car les titres de dettes dont le paiement des intérêts est prévu ce jour (16 mars) ne comprennent pas de clause permettant un relibellé.

De nombreux acteurs exposés

Quelles pourraient être les conséquences d’un tel défaut ? Pour certains analystes, les retombées seraient limitées car les titres de dette russes ne représentent pas un montant considérable – conséquence de la politique de désendettement menée depuis 2014 par la Russie et des premières sanctions suite à l’annexion de la Crimée. Le total de la dette extérieure russe s’élevait à près de 500 milliards de dollars en septembre 2021 – contre 3200 milliards de dollars pour la France à la même période. La dette souveraine, émise par le gouvernement, n’y représente « que » 67 milliards de dollars.

Selon l’Institute of International Finance (IIF) et le Financial Times, les investisseurs étrangers seraient exposés à hauteur de 28 milliards de dollars sur la dette souveraine libellée en rouble ; et à hauteur de 20 milliards de dollars d’obligations souveraines libellées en euros et en dollars. Pour de nombreux économistes, comme l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre Andrew Bailey, les liens financiers entre la Russie et le reste du monde sont limités et ne sont pas de nature systémique. Un défaut sur la dette russe ne serait pas à même de déclencher une crise majeure.

Pour Carmen Reinhart, cheffe économiste à la Banque mondiale, le risque représenté par un défaut russe ne devrait pas être minimisé. Parmi les facteurs d’inquiétude : le possible non remboursement de la dette des entreprises russes, qui représente des montants bien supérieure à la dette souveraine. Un défaut sur la dette privée, qui pèse plusieurs dizaines de milliards de dollars dans les portefeuilles des investisseurs étrangers, pourrait considérablement saler la facture. Pour l’instant, aucun blocage n’a été constaté, et les règlements prévus début mars pour la dette des géants Gazprom et Rosneft ont été effectués en bonne et due forme. Mais le gouvernement russe pourrait durcir sa position, suite à l’annonce américaine d’un embargo sur le pétrole russe, et entraver les paiements sur la dette privée. Une hypothèse prise au sérieux par les agences de notation comme Fitch, qui ont dégradé la note de plusieurs grandes entreprises russes (dont Gazprom et Lukoil).

Quels acteurs seraient particulièrement exposés à un défaut russe ? Les premiers concernés seraient les fonds et gestionnaires d’actifs qui figurent parmi les principaux détenteurs des 79 milliards de dollars d’obligations (privées et souveraines) dans les mains d’investisseurs étrangers. Parmi eux, des géants comme Capital Group, Blackrock, Vanguard ont révélé des expositions importantes aux titres russes. Mais le gestionnaire le plus sévèrement touché se nomme Pimco. Dans le portefeuille de ses fonds : 1,5 milliard de dollars d’obligations souveraines russes et une exposition de 1,1 milliard de dollars aux dérivés de crédit (Credit Default Swaps ou CDS). Certains fonds gérés par Pimco ont en effet vendu des quantités importantes de CDS, censés assurer les investisseurs contre un éventuel défaut de paiement de la Russie. S’il se confirmait, les pertes du gestionnaire pourraient en être considérablement accrue. Raison pour laquelle il est probable que Pimco fasse valoir qu’un probable défaut russe ne serait pas un défaut « classique » entraînant l’activation des CDS. En dernier lieu, cette décision devra être tranchée par l’instance de régulation des dérivés de crédit (le Credit Derivatives Determinations Committee), à laquelle participe les grands acteurs du marché des CDS… dont Pimco.

Les banques étrangères actives en Russie pourraient également être affectées par un défaut. Elles sont notamment impliquées dans le marché des titres de dette souveraine russe, ces derniers étant notamment utilisés comme instruments de gestion de la liquidité. De manière globale, les banques étrangères sont exposées à hauteur de 120 milliards de dollars aux actifs russes – tout particulièrement les banques françaises, italiennes et autrichiennes (à hauteur de plusieurs dizaines de milliards). Ce montant inclut cependant différentes participations, crédits et autres actifs liés à la Russie. Il est difficile de déterminer le montant exact de cette exposition qui serait concernée par un possible défaut russe, et les banques ont d’ores et déjà communiqué sur leur capacité à absorber des possibles pertes. Mais cela n’a pas empêché la chute des cours des banques les plus exposées.

Comme le note Carmen Reinhart, l’opacité des bilans des institutions financières est un facteur d’inquiétude : « Ce qui m’inquiète le plus, c’est ce que l’on ne voit pas ». Il n’est ainsi pas impossible que l’on découvre, a posteriori, les difficultés d’un acteur financier majeur particulièrement exposé à la dette russe. En 1998, le défaut de la Russie avait conduit à l’effondrement du fonds Long-Term Capital Management, obligeant la Fed à intervenir pour éviter la contagion.

En définitive, un défaut russe serait loin d’être anodin : il devrait occasionner de lourdes pertes pour certains investisseurs des marchés obligataires. Le déclenchement des CDS – si celui-ci devait être confirmé – pourrait également causer des dégâts. Compte tenu de l’endettement extérieur relativement faible de la Russie, de nombreux analystes considèrent que ses conséquences devraient être limitées. Un tel événement s’inscrirait cependant dans une période de grande fébrilité des marchés financiers et d’opacité des bilans. Il s’ajouterait à d’autres perturbations : choc d’offre sur le marché des matières premières, inflation, resserrement de la politique monétaire… Dans un tel contexte, il n’est pas exclu qu’une goutte d’eau fasse déborder le vase.