« Pour Tolstoï, l’art doit ramener l’homme à la vérité » – Entretien avec Joachim Le Floch-Imad 

Portrait de Léon Tolstoï © pixabay

Léon Tolstoï n’a pas seulement marqué la fin du XIXe siècle par son génie littéraire. Il laisse un héritage politique dont on sous-estime souvent l’ampleur, influençant aussi bien Gandhi, Rosa Luxembourg, Jean Jaurès que Wittgenstein ou Benjamin. Un héritage qui n’en reste pas moins ambigu. Dans un texte intitulé « Léon Tolstoï, miroir de la révolution russe », le théoricien révolutionnaire Lénine ne manquait pas de souligner les « contradictions » entre l’« artiste de génie » auteur de « tableaux incomparables de la vie russe » et le « tolstoïen », cet « être débile, usé, hystérique, dénommé l’intellectuel russe ». Dans Tolstoï, une vie philosophique (Le Cerf, 2023), Joachim Le Floch-Imad, directeur de la Fondation Res Publica, propose une analyse remarquable du legs philosophique de celui qui fut qualifié « d’Homère et de Luther du monde slave ». Entretien réalisé par Audrey et Simon Woillet.  

LVSL – Nombre de commentateurs de l’œuvre de Tolstoï insistent sur l’opposition entre « l’homme de lettre » et le moraliste se donnant pour mission de « réformer l’humanité ». Quelle place la morale tient-elle dans sa littérature ? Êtes-vous d’accord avec l’idée selon laquelle l’ambition morale de l’écrivain a pu nuire à son œuvre ?

Joachim Le Floch-Imad – Pendant longtemps, il a en effet été de coutume de séparer deux Tolstoï : celui d’avant la révolution morale du début des années 1880 (le bon homme de lettre) et celui d’après la crise (le mauvais moraliste). Du vivant de l’auteur, des figures telles que Nikolai Akhsharumov, Gustave Flaubert ou encore Ivan Tourgueniev encensaient déjà le premier pour mieux railler le second. Cette approche, critiquée par Henri Guillemin et Michel Aucouturier en leur temps, me parait particulièrement superficielle. Elle fait en effet fi de l’unité de la personnalité de Tolstoï et néglige ses écrits de jeunesse où, déjà, s’exprime une soif d’autoperfectionnement et de discipline. Dès son adolescence, Tolstoï se montre obsédé par la question du dépassement du nihilisme et du combat contre le mal, en témoignent les règles de vertu qu’il édicte dans son Journal et l’aspiration au monisme dont il fait montre : « Je serais le plus malheureux des hommes, si je ne trouvais pas un but à ma vie – un but général et profitable, profitable parce que l’âme immortelle, en se développant, passera naturellement dans un être supérieur et correspondant à elle. » 

Tolstoï ne croit pas en l’art pour l’art mais estime que celui-ci doit fonctionner comme une contagion destinée à ramener les hommes à la vérité.

Deux traits majeurs sont à distinguer dans l’ensemble de son œuvre : un désir animal, égoïste et immédiat de jouissance et de célébration de la beauté du Tout ; et une volonté d’œuvrer au réveil des consciences et à la transfiguration morale de l’humanité, ce qui implique l’oubli de soi et la soumission à une vision religieuse de la vie. Ces deux aspirations, toujours, cohabitent et s’équilibrent. Tolstoï ne croit pas en l’art pour l’art mais estime que celui-ci doit fonctionner comme une contagion destinée à ramener les hommes à la vérité. Sa prise de position esthétique ne saurait par conséquent être dissociée d’une prise de position philosophique dont j’ai voulu montrer la complexité dans l’ouvrage, à rebours de lectures souvent caricaturales. Comme le disait en effet Léon Chestov : « Dire de Tolstoï qu’il n’est pas philosophe, c’est priver la philosophie d’un de ses plus grands représentants. » Cette prise de position philosophique ne s’exprime pas dans un langage abstrait, savant et jargonneux, mais d’une manière résolument incarnée et ancrée dans le vécu. À la manière des sages antiques, Tolstoï érige la philosophie en « science de la vie ».

Tolstoï. Une vie philosophique, Joachim Le Floch-Imad, Le cerf, 2023

Si Tolstoï ne peut donc choisir entre littérature et loi morale, il est des moments dans son œuvre où l’équilibre subtil entre imagination poétique et raison se fissure. C’est notamment le cas au début des années 1880, au lendemain de sa révolution morale – lorsque sa famille et son mentor Tourgueniev le supplient de « revenir à la littérature » – ou encore lorsqu’il compose son brulot Qu’est-ce que l’art ?, ouvrage dans lequel il jette au bûcher les plus grands noms de la culture occidentale ainsi que l’essentiel sa propre œuvre littéraire. De même, certaines pages de son roman Résurrection, publié en 1899, apparaissent aujourd’hui caricaturalement manichéennes tant l’intention doctrinaire y prend le dessus sur le souci esthétique. Il n’empêche que le vieux Tolstoï n’a rien perdu de sa parfaite majesté, de sa prose limpide et de sa capacité à pénétrer les profondeurs de l’âme humaine. Parmi ses derniers écrits surnagent des textes tels que La mort d’Ivan IlitchLe Père SergeMaître et Serviteur ou encore Hadji Mourat. À travers ces ultimes récits, que George Steiner qualifie de « semences de l’immortalité », Tolstoï témoigne une dernière fois de son irrépressible besoin d’écrire et de traduire, par la fiction littéraire, le flot toujours rebelle, indomptable et spontané de la vie.

LVSL – À quoi mesure-t-on cet amour de la vie chez Tolstoï ? N’est-il pas contredit par le pessimisme existentiel et l’appel à l’ascétisme qui caractérisent une partie non-négligeable de son œuvre ?

J.L-I. – Dans Guerre et Paix, à travers par exemple la figure du moujik Platon Karataïev, Tolstoï nous explique que seule l’adéquation parfaite et totale à la vie est vectrice de sens. Notre présence sur terre est à ses yeux irréductible à toute explication rationnelle. Elle se suffit à elle seule : « La vie est tout, la vie est Dieu. Tout se déplace, se meut, et ce mouvement est Dieu. Et tant que persiste la vie, persiste la joie de la conscience de la divinité. Aimer la vie, c’est aimer Dieu. » On retrouve quelque chose d’analogue dans son roman largement autobiographique Les Cosaques dans lequel Olenine, au contact d’une tribu du Caucase, délaisse les charmes de la civilisation pour faire l’expérience de la vie dans ce qu’elle a de plus rebelle et nomade. Si son itinéraire débouche sur un échec, Olenine découvre que le bonheur se situe là où est la vie, qu’il n’est pas à rechercher dans la participation aux événements historiques, mais dans la jouissance immanente, dans la pureté des traditions et dans la contemplation de l’éclat des étoiles. En rejetant la notion même de péché, le vieux Cosaque Erochka, avec sa gaieté inaltérable, ses mains calleuses et son odeur « de tchikhir, de vodka, de poudre et de sang coagulé » se fait le porte-parole de l’invitation tolstoïenne à faire corps avec la nature. L’écrivain et critique russe Merejkovski a remarquablement étudié celle-ci, y voyant un signe du paganisme instinctif de  Tolstoï : « Il s’aime en elle et l’aime en soi, sans effroi exalté ni maladif, sans ivresse ; il l’aime de ce grand amour sobre dont l’aimèrent les anciens, et comme les hommes d’aujourd’hui ne savent plus l’aimer. » Le corps de colosse de Tolstoï irradie ce paganisme. Il m’a semblé important de lui rendre hommage dès l’exergue de mon essai – à travers le poème de Rilke « Sur un torse archaïque d’Apollon » – tant la puissance, la vitalité et l’appétit sexuel indéfectibles de Tolstoï ont toujours stupéfait ceux qui croisaient sa route, y compris à un âge très avancé. Ce vitalisme, qui semble sorti tout droit d’antiques profondeurs (l’essai étudie sur plusieurs pages la réception de Homère dans l’œuvre de Tolstoï), influence en outre durablement la technique littéraire de l’écrivain russe. D’une grande simplicité, son écriture va du visible à l’invisible, de la matière à l’esprit. Elle excelle, entre autres, par sa précision sensorielle, son souci du concret et sa capacité, à partir de détails (ayant trait notamment à la symbolique du corps), à saisir l’universalité des choses et à montrer la nature secrète des âmes.

La révolution est, à ses yeux, coupable d’opposer la force à la force.

Le pessimisme existentiel, qui caractérise un temps Tolstoï après sa découverte de Schopenhauer en 1868, l’invitation à l’ascétisme ainsi que l’entreprise de prédication à laquelle il se livre dans les dernières décennies de sa vie s’inscrivent pourtant, comme vous le suggérez, à rebours de ce vitalisme. Merejkovski n’a sans doute pas tort de parler d’« engourdissement », de « pétrification du cœur » du vieux Tolstoï, coupable à ses yeux d’avoir préféré la « sainteté immatérielle chrétienne » à la « chair sainte païenne » et, ce faisant, d’avoir trahi sa vraie nature. Il est vrai que, même dans sa littérature, la morale prend de plus en plus de place au fil des années. Il est par exemple frappant de constater que, contrairement à Guerre et Paix qui se termine sur des points de suspension ouvrant sur le magma infini de la vie, Anna Karénine s’achève sur la question du Sens et sur le terme « Bien ». Si les événements mentionnés ci-dessus renforcent en Tolstoï la tension tragique qui oppose l’homme de lettres et le réformateur de l’humanité, n’oublions pas néanmoins que la substance de son art demeure la même tout au long de son existence. Son ouvrage Hadji Mourat, publié à titre posthume, montre qu’un fond souterrain en lui a su résister à toutes les métamorphoses idéologiques. Telle cette fleur de chardon que nulle charrue ne saurait écraser, la vie et la lumière finissent toujours par l’emporter, par primer les catégories du Bien et du Mal. Comme l’écrit à son sujet le peintre Répine, ami proche de la famille : « Ce géant a beau se rabaisser, couvrir son corps puissant d’humbles guenilles, on voit toujours en lui Zeus, dont un froncement de sourcils fait trembler tout l’Olympe. »

LVSL – En dépit de sa défense du populisme et de ses sympathies anarchistes, Léon Tolstoï s’opposait à la révolution comme moyen de contestation du pouvoir tsariste. Si Léon Tolstoï meurt en 1910, peut-on dire qu’il a exercé une influence sur la révolution russe d’octobre 1917 ? Si oui, de quelle nature fut-elle ?

J.L-I. – Partisan d’un travail sur soi allant dans le sens de la voie chrétienne telle qu’exprimée dans le Sermon sur la montagne, Tolstoï n’a en en effet jamais défendu un programme d’action collectif révolutionnaire. La révolution est, à ses yeux, coupable d’opposer la force à la force. Elle est en outre incapable d’éradiquer le mal à sa racine, à savoir le pouvoir. Y aspirer, comme le font les révolutionnaires, ne peut que déboucher selon lui sur l’engrenage de la répression et le passage d’un despotisme à un autre. Cela reviendrait à « vouloir éteindre le feu par le feu, inonder un pays pour refluer les eaux d’un fleuve qui débord ». Tolstoï ne trahit jamais cette vision. Il condamne par exemple les terroristes du groupe Narodnaïa Volia qui assassinent, en mars 1881, le tsar Alexandre II. De même, il refuse de choisir un camp au lendemain du carnage du « dimanche rouge » de janvier 1905. La critique tolstoïenne de la révolution va de pair avec une critique du révolutionnaire comme type humain. Dans Résurrection ou encore dans Le Divin et l’Humain, l’écrivain décrit ceux-ci comme des meurtriers en puissance, des névrosés dévorés par l’orgueil et les certitudes, des théoriciens froids et immoraux qui prétendent aimer les hommes alors qu’ils n’aiment qu’eux-mêmes et leurs idées. Rappelons enfin que Tolstoï ne se reconnait guère dans l’idéologie des révolutionnaires de son temps. Il assimile les communistes à des mouches qui se rassembleraient autour d’excréments et condamne le matérialisme des socialistes : « Le socialisme a pour objectif la satisfaction de la part la plus basse de la nature humaine : le bien-être matériel, mais avec les moyens qu’il propose il ne peut jamais l’atteindre. »

L’influence politique de Tolstoï va néanmoins bien au-delà de Gandhi puisqu’elle s’exerce sur des figures aussi diverses que Jaurès, Wittgenstein, Horkheimer, Benjamin ou même Péguy, sans compter de nombreux théoriciens de l’anti-capitalisme, de la désobéissance civile, de la décroissance ou même de l’animalisme.

Bien qu’hostile à la révolution et aux révolutionnaires, Tolstoï n’en a pas moins été l’un des critiques les plus radicaux des fondements de la société russe. Lecteur de Rousseau, Proudhon, La Boétie et Thoreau, Tolstoï épouse, très jeune, la cause anarchiste. Après avoir soutenu la socialisation de la terre et l’abolition du servage, il participe au recensement de Moscou en 1882, ce qui le conduit à être confronté au spectacle brutal de l’injustice et de la déchéance du prolétariat. Cet épisode renforce sa culpabilité d’aristocrate privilégié par la naissance et le conduit à l’écriture de nombreux textes théoriques, tels que Que devons-nous faire ? (1886), où il fait le lien entre salariat, libéralisme, esclavage et dépravation. Adorateur des valeurs populaires et paysannes, Tolstoï invite les hommes à renoncer à la poursuite du prestige social et des richesses matérielles. Il s’en prend ainsi à ce qu’il considère comme « les monstrueuses idoles de la civilisation ». L’État, l’armée, la police et la justice sont à ses yeux des entités organiquement liées à la violence et au meurtre, d’où son appel à l’insoumission qui débouche sur une remise en cause de l’essence même du pouvoir. « Que le pouvoir soit entre les mains de Louis XVI, du Comité de salut public, du Directoire, du Consulat, de Napoléon ou de Louis XVIII, du sultan, du président, ou du Premier ministre, partout où existe le pouvoir des uns sur les autres, la liberté est absente et l’oppression inévitable », écrit-il par exemple dans son Appel aux hommes politiques.

Non content de miner l’assise philosophique du pouvoir, Tolstoï joue par ailleurs un rôle décisif dans la critique de ceux qui l’exercent, à savoir la dynastie des Romanov. Dans son essai Les gouvernants sont immoraux, Tolstoï décrit ainsi la brutalité et l’étroitesse d’esprit de cette dynastie avec une plume particulièrement acerbe. Il pourfend successivement « les férocités du détraqué Ivan le terrible, les cruautés bestiales de l’aviné Pierre Ier, les mœurs dissolues de l’ignorante cantinière Catherine Ière (…) », ainsi que « le règne du soldat brutal, du cruel et ignorant Nicolas Ier » mais aussi « Alexandre II, peu intelligent, plus mauvais que bon, tantôt libéral, tantôt despotique » ; et « Alexandre III, à coup sûr un sot brutal et ignorant. » Malgré la censure dont il fait l’objet dès les années 1880, Tolstoï devient un symbole national, mondial même, de résistance. Il exerce une influence idéologique profonde sur les masses russes qui contribue à fragiliser le pouvoir en place et prépare les mentalités aux évènements de 1917. Ses pamphlets contre le libéralisme, le superflu et la propriété sont pareils à des bombes lancées en direction du tsarisme. Ils serviront de matrice aux révolutionnaires, ce que Lénine lui-même sera obligé de reconnaître dans son texte Tolstoï, miroir de la révolution russe. Lénine ne pardonnera néanmoins jamais à Tolstoï son inconséquence et son éloge de l’autarcie villageoise et de la paysannerie patriarcale. Si Tolstoï décède en 1910, les tolstoïens seront, au lendemain de la révolution de 1917, assimilés à des contre-révolutionnaires. De très nombreuses communautés tolstoïennes sont ainsi dissoutes dans les premières années de l’URSS. Une centaine de Russes se réclamant de son héritage est fusillée, beaucoup sont contraints à l’exil (sa fille et secrétaire Alexandra Tolstoï par exemple) et ses écrits demeurent longtemps censurés et mis à l’index.

LVSL – Tolstoï – on l’apprend dans votre livre – a notamment influencé Gandhi avec qui il a entretenu une correspondance, défendait la non-violence et le végétarianisme. Qu’en est-il des autres aspects de l’influence politique qu’il a exercée ? Cela a-t-il du sens de parler d’un mouvement « tolstoïen », porteur d’un rapport renouvelé à la nature ? 

J.L-I. – Tolstoï a en effet exercé une influence décisive sur Gandhi qui le considérait comme le « plus grand apôtre de la non-violence que notre époque ait connu ». Gandhi s’inspire de la pensée de Tolstoï pour créer une colonie agricole à Durban ainsi qu’une colonie coopérative près de Johannesburg (la Tolstoy Farm), puis échange sept lettres avec l’auteur russe entre octobre 1909 et septembre 1910 où se révèle une authentique communion spirituelle. L’influence politique de Tolstoï va néanmoins bien au-delà de Gandhi puisqu’elle s’exerce sur des figures aussi diverses que Jaurès, Wittgenstein, Horkheimer, Benjamin ou même Péguy, sans compter de nombreux théoriciens de l’anti-capitalisme, de la désobéissance civile, de la décroissance ou même de l’animalisme.

Le tolstoïsme est enfin fondé sur l’opposition, très rousseauiste, entre la vérité de la nature et les maux qui rongent la civilisation.

À un niveau plus collectif, je rappelle que Tolstoï, dans les dernières décennies de sa vie, fait figure de prophète pour des lecteurs et visiteurs de tous les continents qui se ruent à son domaine de Iasnaïa Poliana. Sous l’influence notamment de son disciple Tchertkov, des communautés tolstoïennes essaiment partout à travers le monde. Dans la province montagnarde de Gourie en Géorgie, la population décide par exemple de s’affranchir de l’État et de mettre en œuvre les principes d’autodétermination et d’entraide. Dans le même temps, des sectes telles que les doukhobors, ces paysans dissidents religieux qui prônent un contact direct avec Dieu et défendent les valeurs pacifistes, se retrouvent dans les idéaux tolstoïens, sans nécessairement revendiquer explicitement la filiation. 

Les écrits théoriques de Tolstoï et les projets politiques de ceux qui s’en sont réclamés mettent en évidence quelques aspects fondamentaux du « tolstoïsme »: l’anarchie, le rejet de l’impôt direct comme indirect, la fin de l’exploitation d’autrui (y compris des animaux), l’abolition du service militaire, l’éducation du peuple, l’hostilité à la propriété et au libéralisme, la critique de la modernité technicienne et la foi en l’omnipotence de l’homme, le retour aux solidarités organiques et à la notion russe du mir (du nom de ces communautés paysannes autonomes de la Russie impériale dans lesquelles la terre était une propriété collective), la défense du travail manuel, présenté comme un remède à l’oisiveté, à l’égoïsme et à l’angoisse inhérents à la société urbaine et cultive. Le tolstoïsme est enfin fondé sur l’opposition, très rousseauiste, entre la vérité de la nature et les maux qui rongent la civilisation. Pour Tolstoï, la ville renvoie à l’égotisme, au mouvement perpétuel, aux désirs confus et toujours insatiables. Elle est un lieu de décadence où l’individu se perd et où les valeurs se corrompent. À l’inverse, la campagne et la montagne seraient des lieux plus propices à l’authenticité, où le mensonge social et la dictature du paraître n’auraient pas droit de cité. On retrouve bien cette vision dans l’œuvre littéraire de Tolstoï mais également dans des textes éminemment modernes dans lesquels celui-ci invite à poser des limites à notre conception du progrès pour préserver la beauté de la nature et l’habitabilité du monde. Son Journal est ainsi l’occasion de véritables réquisitoires contre les violences environnementales : « Lorsque sous prétexte du bien-être du peuple, d’amour pour lui, mais en fait par cupidité, pour la gloire humaine et pour les buts les plus variés, on met sens dessus dessous une prairie et on l’ensemence d’absinthe ou on l’abîme, et elle se couvre de mauvaises herbes, je ne peux pas ne pas m’indigner. Je sais que c’est mal, mais je ne peux pas ne pas m’indigner contre les libéraux contents d’eux-mêmes qui agissent ainsi. »

LVSL – Monstre sacré de la littérature russe, Tolstoï reste une figure controversée en témoigne le fait que le centenaire de sa mort en 2010 a été célébré dans la plus grande discrétion. Pourquoi ? 

J.L-I. – Tolstoï demeure une figure centrale dans l’imaginaire russe. Ses textes littéraires sont toujours abondamment lus et intégrés aux programmes. Trois de ses romans (Les CosaquesAnna Karénine et Hadji-Mourat) figurent par exemple dans une liste, éditée en 2012, des cent livres dont le ministère russe de l’Éducation et de la Science préconise la lecture. Des lectures publiques de ses textes sont fréquemment organisées, avec parfois un retentissement exceptionnel. En 2015, dans le cadre de l’« Année de la littérature », 1300 célébrités et anonymes se sont ainsi succédés pendant trois jours pour une lecture publique de Guerre et Paix. Organisé à travers une trentaine de villes russe, l’événement était diffusé sur plusieurs chaînes de télévision et radio, ainsi que sur internet.

Aujourd’hui encore, l’élite politique ne lui pardonne pas son ascétisme, sa guerre sainte contre la corruption et son appel à libérer le peuple du joug de l’État via la désobéissance civile et l’anarchie.

Contrairement à ses romans et nouvelles, la stature de moraliste et la célébration du principe spirituel de Tolstoï suscitent en revanche au mieux l’indifférence, au pire l’hostilité, dans une Russie de plus en plus marquée par le règne de l’arbitraire, le dévoiement identitaro-politique de la foi et la montée du nihilisme. Le moraliste est ainsi vu comme une figure extrêmement gênante par l’ensemble des autorités, ce qui était déjà le cas au cours de son vivant, alors qu’il se montrait étranger à toutes les métaphysiques en vogue : « Les libéraux me prennent pour un malade mental, et les radicaux pour un mystique bavard. Le gouvernement me considère comme un dangereux révolutionnaire et l’Église pense que je suis le diable en personne. » Aujourd’hui encore, l’élite politique ne lui pardonne pas son ascétisme, sa guerre sainte contre la corruption et son appel à libérer le peuple du joug de l’État via la désobéissance civile et l’anarchie. L’Église orthodoxe le tient quant à elle comme un faux docteur, coupable d’avoir renié le Seigneur et le Christ, en défendant une approche très personnelle de la religion, mêlant rationalisme, sagesse païenne, christianisme primitif et influences orientales. Elle refuse toujours de revenir sur son excommunication prononcée en 1901. L’armée, enfin, se montre intransigeante à l’égard du pacifisme radical et de la dénonciation des mœurs de la classe militaire de cet homme qui, après avoir combattu dans le Caucase durant sa jeunesse, n’a eu de cesse d’écrire sur la face apocalyptique de la guerre et la bassesse des comportements que celle-ci engendre.

Ces procès, qui valaient en 2010, moins de deux ans après l’invasion de la Géorgie par la Russie, sont d’autant plus forts aujourd’hui, à l’heure de la guerre russo-ukrainienne. Certains voudraient profiter du contexte pour frapper d’opprobre l’œuvre de Tolstoï, à l’instar du ministre ukrainien de la Culture qui crut bon d’appeler à la censure des classiques de la culture russe dans les pays occidentaux, ou encore de Netflix qui a interrompu la production d’une adaptation en série d’Anna Karénine. Situation absurde tant Tolstoï est difficilement récupérable politiquement, d’autant plus par l’actuel régime russe dont les orientations sont radicalement opposées à celles qu’il a toujours défendues. « Je ne confonds pas Tchekhov avec un char T 34 », écrivait Milan Kundera. Peut-être serait-il temps, enfin, de méditer ces mots et de comprendre qu’on ne confond pas la lutte contre un régime et l’éradication de ce qu’il y a de plus universel et lumineux dans l’héritage culturel du pays en question…


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Rousseau : la République contre le libéralisme économique

Agriculture XVIIIe
Planche de l’Encyclopédie représentant une scène agraire au XVIIIe siècle.

Contrairement aux citations convenues, le philosophe Jean-Jacques Rousseau n’est pas seulement un penseur républicain, défenseur de la souveraineté populaire et de la volonté générale. En effet, l’auteur du Contrat social avait très tôt identifié les conséquences du primat de l’économie sur le politique : accroissement des inégalités, perte d’indépendance stratégique, délitement de la puissance publique… Afin d’assurer l’autonomie des nations, Rousseau met alors au cœur de son projet la réduction du libre-échange et la promotion du travail non-marchandisé.

« Finance est un mot d’esclave »

Bien avant Marx, Rousseau dénonce les logiques piégées du libéralisme économique. La consécration de la « monnaie » favorise notamment le développement des intérêts égoïstes et l’accroissement des inégalités : en tant que moyen d’échange, elle facilite les transactions en les étendant à l’abstraction, entraîne à désirer plus qu’on ne le devrait, à acheter des choses superflues, et conduit à s’enchaîner aux promesses des bourses personnelles. « Donnez de l’argent, et bientôt vous aurez des fers. Ce mot de finance est un mot d’esclave, il est inconnu dans la Cité » écrit-il dans le Contrat Social. Ainsi, s’il reconnaît l’utilité la monnaie – en tant qu’outil nécessaire à certaines transactions, dès lors que le travail est divisé –, ce sont bien davantage les effets pervers liés à sa valorisation qui le préoccupent.

Pire encore : puisque la monnaie permet de tout acheter, elle donne aux riches un pouvoir sur toute chose, c’est-à-dire un pouvoir sur le monde. La monnaie ne répète donc pas seulement les inégalités qui peuvent la précéder, elle les accentue en favorisant l’accumulation des capitaux et, surtout, elle les institutionnalise. Rousseau rappelle combien les échanges ne se font jamais à armes égales. Dans son Discours sur l’origine des inégalités, il montre que les inégalités préexistent à l’institution de l’État et empêchent tout accord général qui soit fondé sur un équilibre d’intérêts. Dès lors que des individus sont dépendants de la richesse d’autres, nulle relation loyale ne saurait s’établir, comme en témoigne avec ironie cet extrait : « Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander. »

À l’heure de l’émergence de la bourgeoisie urbaine, Rousseau diagnostique déjà que les inégalités économiques ne se contentent pas de leur domaine, elles empiètent sur la constitution civile de la société : l’accumulation entraine la servitude. Il met ainsi le doigt sur les vicissitudes les plus classiques du salariat que nous retrouvons toujours à notre époque : le contrat de travail n’est pas librement consenti, puisqu’il ne s’établit pas d’égal à égal, mais se fonde au contraire sur la dépendance et la renouvelle par l’appropriation du travail du salarié.

Couverture de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, parue entre 1751 et 1772.

Dès 1755, dans son article sur l’économie dans l’Encyclopédie, Rousseau condamne, par ailleurs, les physiocrates de son époque. Ces derniers avaient pour projet d’organiser la société selon le calcul d’un ordre prétendument naturel des choses qui s’effectuerait au travers de l’économie. Le domaine politique serait alors une préoccupation révolue, un reliquat d’une époque obscure où l’on gouvernait au lieu d’administrer.

Cela pose cependant plusieurs problèmes à Rousseau : non seulement les inégalités et les relations de subordination sont toujours en arrière-fond de la société, mais surtout il n’y a pas que les considérations matérielles qui font le bonheur d’un peuple. Une bonne société se reconnaît à l’étendue de sa liberté, c’est-à-dire à la loi qu’elle s’est elle-même prescrite. C’est pourquoi, il est impossible de subordonner la politique à l’économie : rien ne saurait entraver la puissance souveraine.

Rousseau voit donc poindre, en son siècle, les présupposés qui conduiront à l’administration néolibérale du monde : la vie est réduite à sa dimension purement biologique et se trouve privée de sa spécificité morale ; l’État est perçu comme une structure superflue, qui doit laisser place à une organisation de la société selon des critères économiques ; le marché auto-régulé s’impose comme principe d’organisation du monde. Les individus n’ont alors d’autres choix que de « s’adapter » au milieu et d’abandonner leur puissance d’agir. À cet égard, le philosophe genevois était pourtant sans appel : « Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme. »

Travail est un mot d’homme libre

Par ailleurs, la critique d’une société justifiée par des principes économiques ne conduit pas Rousseau à faire l’éloge d’une réduction de l’activité. Au contraire, ce dernier place au cœur de sa réflexion la question du travail. Ce dernier est à la fois le garant du bien-être des individus et de l’État. Pour le philosophe de l’autonomie, le travail des citoyens est nécessaire au bon fonctionnement de la société, dès lors qu’il permet de réduire, voire d’annuler, le besoin d’importer. L’objectif est assumé : il s’agit de réduire la dépendance aux puissances extérieures et de limiter les relations de commerces au strict minimum. Contre l’imaginaire du « doux commerce », Rousseau montre que ce dernier entrave les décisions souveraines, soumises, dans ce cadre, aux aléas des « voisins » et des « événements ».

C’est en ce sens qu’il faut comprendre la défense rousseauiste de l’autarcie et de la frugalité : afin que le pays soit le moins dépendant possible, il lui convient d’organiser son labeur pour produire ce qui lui est utile avant tout, et ce qui n’excède pas les besoins réels de ses citoyens. Le travail n’a donc pas vocation à générer de l’argent pour acheter des biens, mais s’impose comme une des conditions de l’autonomie politique. Ni exploitation, ni souffrance, mais signe d’émancipation et de bonheur commun, le travail rousseauiste résonne, dans une certaine mesure, avec les appels actuels à rétablir « l’honneur des travailleurs ».

De plus, le travail ne protège pas seulement la souveraineté, par l’indépendance qu’il permet, il garantit également l’ancrage des citoyens sur la terre où ils travaillent et matérialise leurs possibilités d’intervention dans le monde. Dans le livre III de l’Émile, le traité d’éducation livré par Rousseau, l’élève comprend en travaillant la terre qu’il a un droit sur le fruit de son labeur, autrement dit que son usufruit est légitime. À travers leurs activités, les travailleurs se découvrent également à mesure qu’ils produisent. Rousseau met ainsi en évidence la valeur existentielle du travail : le travail n’est pas qu’une activité laborieuse, il est aussi le moyen par lequel l’individu s’approprie le monde.

Or, cette dimension existentielle du travail est précisément celle qui est confisqué par la forme salariale et par la précarisation du travail. La première prive le travailleur des fruits de son travail et d’une partie du rapport au lieu qu’il occupe (puisqu’il ne possède pas les outils et les matériaux avec lesquels il travaille), tandis que la seconde soumet le salarié à une pression double : à la fois celle de perdre son travail, et celle de devoir le maintenir coûte que coûte malgré des cadences infernales.

Apothéose de Jean-Jacques Rousseau, cortège de la translation de ses cendres au Panthéon. Eau-forte d’Abraham Girardet, 1794.

Aux antipodes de l’appropriation capitaliste, le travail rousseauiste est donc au coeur de la République, comprise comme la chose de tous. La valeur qui lui est attribuée, combinée à la puissance organisationnelle de l’État, en fait le garant aussi bien de l’égalité que de la liberté, sans antinomie entre les deux. L’autonomie dépasse, en définitive, la simple forme juridique, le vœu pieu d’un énième philosophe idéaliste, et s’incarne dans la concrétion du monde vécu. Aussi Rousseau encourage-t-il son Législateur, sage instituteur des « peuples libres », à étudier les territoires sur lesquels sont installées les Cités, afin que les activités qui y soient menées correspondent aux possibilités naturelles, et veillent à ne jamais exploiter ni les travailleurs, ni la Terre.

Et bien qu’il ne s’agisse pas aujourd’hui d’appliquer à la lettre les conseils de Rousseau – l’interdépendance des nations a atteint un stade dont la critique rousseauiste ne saurait rendre compte –, sa pensée nous est léguée en héritage. Le philosophe était déjà en décalage avec les normes de son temps : en plein effervescence des Lumières, il a entrevu les dangers de la rationalisation du monde, et son accaparement par les logiques d’accumulation. Par contraste, il n’a cessé de questionner la légitimité de l’état de fait, au nom d’un autre état possible, et de défendre la morale inhérente à toute politique. “C’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté” rappelle le Contrat Social dès ses premières pages. Articulant l’égalité et la liberté, la souveraineté et le travail, la vie et l’existence, Rousseau permet donc d’envisager un projet de société porteur de justice et de sens, et offre de la profondeur pour dépasser les impasses politiques de notre époque.

Pour approfondir :
BERTHOUD Arnaud, « La notion de travail dans l’Emile de J.J. Rousseau », Cahiers d’économie politique, Rousseau, philosophie et économie, 2007.
DUFOUR Alfred, « Rousseau et ses Considérations sur le gouvernement de Pologne ou Rousseau historien et législateur antimoderne ? », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, 2019.
HURTADO Jimena, « Jean-Jacques Rousseau : économie politique, philosophie économique et justice », Revue de Philosophie économique, 2010.
HURTADO Jimena et Claire PIGNOL, « Rousseau, philosophie et économie », Cahiers d’économie politique, Rousseau, philosophie et économie, 2007.
PIGNOL Claire, « Une critique de l’économie politique : Rousseau contre l’économie walrassienne ? », Revue économique, 2018.
ROUSSEAU J.-J., Considérations sur le Gouvernement de Pologne, et sur sa réformation projetée, 1771.
ROUSSEAU J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755.
ROUSSEAU J.-J., Émile ou De l’éducation, 1762.
ROUSSEAU J.-J., Discours sur l’économie politique, 1755.
ROUSSEAU J.-J., Projet de constitution pour la Corse, 1765.
XIFARAS Mikhail, « La destination politique de la propriété chez Jean-Jacques Rousseau », Les Etudes philosophiques, 2003.


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Qui sont les députés qui pourraient faire tomber le gouvernement ?

Le vote de la motion de censure a lieu ce lundi 20 mars. Certains députés Les Républicains demeurent pourtant indécis et pourraient faire basculer le vote. De nombreux Français ont décidé d’interpeller leurs élus par courriel, par téléphone ou en allant à leur rencontre en circonscription, afin d’engager le débat et de dissiper les derniers malentendus. À quelques heures d’un vote décisif, le dialogue et l’échange peuvent aider à dénouer certaines situations. Les contacts des parlementaires sont recensés sur le site de l’Assemblée nationale, nous en relayons l’annuaire.

Si une majorité de 287 voix est réunie, le gouvernement Borne sera contraint de démissionner. C’est la motion déposée par le groupe Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires (LIOT), qui est susceptible de rassembler le plus largement. Si toute l’opposition se rallie à la motion, 27 voix manquent encore, soit l’exact nombre des députés LR encore indécis. 34 ont d’ores et déjà déclaré ne pas vouloir voter pour la démission du gouvernement. Voici ceux qui hésitent encore.

• Aurélien Pradié – Lot (1re circonscription)

93 Rue Caviole 46000 Cahors

05 65 30 22 87

aurelien.pradie@assemblee-nationale.fr

• Jean-Yves Bony – Cantal (2e circonscription)

4 Rue Fernand Talandier 15200 Mauriac

04 71 68 37 87

jean-yves.bony@assemblee-nationale.fr

• Vincent Descoeur – Cantal (1re circonscription)

24 Rue Paul Doumer 15000 Aurillac

04 71 47 41 87

vincent.descoeur@assemblee-nationale.fr

• Hubert Brigand – Côte-d’Or (4e circonscription)

1 Place de la résistance 21400 Chatillon-sur-Seine

hubert.brigand@assemblee-nationale.fr

• Nicolas Ray – Allier (3e circonscription)

2 Place de la source de l’hôpital 03200 Vichy

06 65 82 66 42

nicolas.ray@assemblee-nationale.fr

• Emmanuelle Anthoine – Drôme (4e circonscription)

56 Avenue Gambetta-Marly B 26100 Romans sur Isère

04 75 48 35 51

emmanuelle.anthoine@assemblee-nationale.fr

• Vincent Seitlinger – Moselle (5e circonscription)

15 Avenue de la gare 57200 Sarreguemines

03 57 87 00 20

vincent.seitlinger@assemblee-nationale.fr

• Pierre Vatin – Oise (5e circonscription)

Impasse d’Angoulême 60350 Courtieux

03 44 42 19 78

pierre.vatin@assemblee-nationale.fr

• Jean-Pierre Vigier – Haute-Loire (2e circonscription)

12 Avenue Clément Charbonnier 43000 Le-Puy-en-Velay

jean-pierre.vigier@assemblee-nationale.fr

• Stéphane Viry – Vosges (1re circonscription)

29 Avenue Gambetta 88000 Epinal

03 29 29 29 60

stephane.viry@assemblee-nationale.fr

• Emmanuel Maquet – Jura (3e circonscription)

2 Rue de la rose des vents 80130 Friville-Escarbotin

03 22 30 15 35

emmanuel.maquet@assemblee-nationale.fr

• Justine Gruet – Jura (3e circonscription)

justine.gruet@assemblee-nationale.fr

• Jérôme Nury – Orne (3e circonscription)

5 Boulevard du Midi 61800 Tinchebray Bocage

02 33 37 29 77

jerome.nury@assemblee-nationale.fr

• Frédérique Meunier – Corrèze (2e circonscription)

2 Bis Avenue du Président Roosevelt 19100 Brive La Gaillarde

05 55 22 59 47

frederique.meunier@assemblee-nationale.fr

• Isabelle Périgault – Seine-et-Marne (4e circonscription)

4 Rue Hugues Le Grand 77160 Provins

01 60 67 78 72

isabelle.perigault@assemblee-nationale.fr

• Isabelle Valentin – Haute-Loire (1re circonscription)

Rue Maréchal Fayolle 43000 Le Puy en Velay

04 71 59 02 64

0471590264

isabelle.valentin@assemblee-nationale.fr

• Raphaël Schellenberger – Haut-Rhin (4e circonscription)

8 Rue James Barbier 68700 Cernay

03 89 28 20 59

raphael.schellenberger@assemblee-nationale.fr

• Alexandre Portier – Rhône (9e circonscription)

413 Rue Philippe Héron 69400 Villefranche-sur-Saône

04 74 65 74 53

alexandre.portier@assemblee-nationale.fr

• Thibault Bazin – Meurthe-et-Moselle (4e circonscription)

17 Rue Carnot 54300 Lunéville

03 83 73 79 58

thibault.bazin@assemblee-nationale.fr

permanence.bazin@gmail.com

• Alexandra Martin – Alpes-Maritimes (8e circonscription)

alexandra.martin@assemblee-nationale.fr

• Josiane Corneloup – Saône-et-Loire (2e circonscription)

josiane.corneloup@assemblee-nationale.fr

• Michel Herbillon – Val-de-Marne (8e circonscription)

118 Avenue du Général de Gaulle, 94700 Maisons-Alfort

01 43 96 77 50

michel.herbillon@assemblee-nationale.fr

• Mansour Kamardine – Mayotte (2e circonscription)

117 Route nationale Passamainty 97600 Mamoudzou

mansour.kamardine@assemblee-nationale.fr

• Pierre Morel-À-L’huissier – Lozère (1re circonscription)

3 Allée Piencourt 48000 Mende

04 66 32 08 09

pierre.morel-a-lhuissier@assemblee-nationale.fr

• Béatrice Descamps – Nord (21e circonscription)

beatrice.descamps@assemblee-nationale.fr

• Jean-Luc Warsmann – Ardennes (3e circonscription)

11 Rue Carnot 08200 Sedan

03 24 27 13 37

jean-luc.warsmann@assemblee-nationale.fr


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« Il faut rétablir la primauté de l’intérêt général » – Entretien avec Jean-Éric Schoettl

Conseiller d’État, Jean-Éric Schoettl a occupé de nombreuses fonctions au sein de l’administration française : directeur général du CSA de 1989 à 1992, il a ensuite été nommé directeur au secrétariat général du Gouvernement avant d’exercer la fonction de secrétaire général du Conseil constitutionnel de 1997 à 2007. Dans cet entretien, il analyse la transformation progressive de la République française fondée sur la primauté de la loi, la souveraineté nationale et l’intérêt général en une société libérale fondée sur les seuls droits individuels. Il plaide pour un rééquilibrage des priorités pour permettre à la France de faire primer les exigences du bien commun sur la coalition des desiderata individuels et des intérêts particuliers.


LVSL – Vous soutenez que l’État de droit tel qu’il a évolué depuis un demi-siècle se consacre essentiellement à préserver les droits et libertés, sans laisser une part importante aux exigences collectives. Est-ce que vous pouvez tracer les étapes qui ont jalonné la transformation d’une République fondée sur l’intérêt général en une société libérale centrée sur les droits individuels ?

Jean-Éric Schoettl – L’expansion des droits fondamentaux, et plus précisément des droits subjectifs, opposables par un particulier à une personne publique, caractérise l’évolution du droit, en France comme partout en Occident, depuis un demi-siècle.

La déferlante des droits fondamentaux trouve son origine ailleurs que dans le droit, mais elle a investi progressivement celui-ci. Sa source est dans la société, à la confluence de divers phénomènes. En premier lieu, elle tient au « vagabondage d’idées chrétiennes devenues folles » (Gilbert Keith Chesterton) et à l’épanchement d’un État-providence, assureur universel, devenu « État nounou » (Michel Schneider). Ensuite, on peut l’expliquer par le développement d’un individualisme exacerbé induit par les formes actuelles de la mondialisation et l’extension illimitée du domaine du marché d’une part, et le délitement du sens de la transmission, de la civilité, de la solidarité, de la discipline, de l’autorité et de la Nation, d’autre part. Enfin, il faut sans doute mentionner le rôle de la political correctness communautariste importée des campus américains et pointer un certain gauchisme découvrant dans le droits-de-l’hommisme un substitut aux luttes révolutionnaires de naguère.

Là où un droit est proclamé, le pouvoir politique et son bras administratif sont sommés d’exaucer. Ils ne peuvent plus arbitrer, ce qui est pourtant au cœur du politique et ce qui est le terrain d’élection de la recherche de l’intérêt général.

Le droit textuel et jurisprudentiel cautionne dans un second temps ce dévoiement de l’individualisme philosophique. Il devient, pour les militants de la transformation radicale de la société, le champ de bataille principal, alors qu’il n’était, pour leurs prédécesseurs marxistes, qu’une superstructure bourgeoise dont il fallait dénoncer les faux-semblants.

Selon leur nature, les droits fondamentaux contraignent diversement le législateur et l’administration. Les droits-libertés limitent toujours plus strictement les marges de manœuvre de l’État régalien, lorsque celui-ci entend faire prévaloir l’intérêt général ou sauvegarder l’ordre public. Les droits-créances assujettissent les pouvoirs publics en général et le législateur en particulier à une obligation de résultat, les transformant en simples courroies de transmission d’un logiciel qui dénie aux élus de la Nation, comme aux administrateurs, leurs prérogatives d’arbitrage.

Or là où un droit est proclamé, surtout si c’est un droit-créance, le pouvoir politique et son bras administratif sont sommés d’exaucer. Ils ne peuvent plus arbitrer, ce qui est pourtant au cœur du politique et ce qui est le terrain d’élection de la recherche de l’intérêt général.

LVSL – La République française est longtemps restée attachée aux principes qui l’ont fondée : les actes de souveraineté, par nature unilatéraux et arbitraires, la suprématie de la loi, des juges cantonnés au rôle de « bouche de la loi ». Le droit européen est construit sur un paradigme inverse, héritier de la tradition juridique allemande : la sanction juridictionnelle des droits et libertés et la régulation par le marché, le rôle central de la jurisprudence et du droit conventionnel, la place laissée aux principes découverts par le juge. Renouer avec l’intérêt général est-il possible dans ce cadre ?

J.-É. S. – C’est la grande question. Comme dirait Jean-Claude Michéa, l’addition d’une multitude de « C’est mon choix » ne dessinera jamais les contours du Bien commun. Une société sans valeurs ni disciplines collectives, une société reposant sur la seule autonomie de l’individu, retournerait tôt ou tard à l’état de nature décrit par Hobbes. La glorieuse apothéose de l’individu au sein de la démocratie occidentale moderne n’aurait été alors que l’antichambre d’une vertigineuse régression.

Pour remonter cette pente, il convient de rétablir la primauté de l’intérêt général. Rétablir la primauté de l’intérêt général, c’est reconnaître la noblesse du politique qui doit arbitrer entre besoins multiples et moyens limités, ce qu’ignore superbement l’intégrisme droits de l’hommiste.

Pour celui-ci, en effet, le politique, l’élu, l’administrateur ne sont que la courroie de transmission d’un catalogue de droits, dont le juge, actionné par les groupes militants, est l’unique protecteur, voire inventeur, légitime. Dans cette vision, chacun doit être complètement rempli de ses droits, y compris lorsque ses droits sont une créance sur la société et qu’honorer une telle créance devient matériellement impossible ou conduit à sacrifier une politique publique à une autre.

LVSL – La logique de l’intérêt général implique une subordination des désirs individuels au bien commun. L’épidémie du Covid-19 a montré tant la pertinence de ce principe que la réticence du Gouvernement à poser de tels actes unilatéraux. Dans ces conditions, sur quels principes supérieurs et transcendantaux peut-on fonder le retour à une République de l’intérêt général ?

J.-É. S. – Pour tenter de cerner ce que la notion d’intérêt général a d’incontournable pour les politiques publiques, on peut en effet partir, de façon peut-être un peu provocatrice, d’une méditation sur l’état d’urgence.

Nous avons connu en 2015 l’état d’urgence anti-terroriste ; nous connaissons aujourd’hui l’état d’urgence sanitaire. Pourquoi tant d’états d’urgence en si peu de temps ? Est-ce en raison de la récurrence de chocs exogènes qui ébranlent inopinément notre société ? De la répétition aléatoire de circonstances exceptionnelles ? Du retour du tragique dans l’Histoire contemporaine ? Cette réitération des états d’urgence révèle-t-elle une tentation liberticide de la part des pouvoirs publics ?

Je proposerai une tout autre explication : l’état d’urgence a pour véritable objet de rétablir un équilibre, rompu par le droit ordinaire, entre intérêt général, d’une part, prérogatives individuelles et catégorielles, d’autre part. En effet, en raison de l’évolution à laquelle je faisais allusion il y a un instant, le droit contemporain intègre de moins en moins le souci de l’intérêt général.

L’ordre constitutionnel dont il se réclame ne comprendrait plus, au terme de cette évolution, que des droits, dont la communauté politique en général, l’État en particulier, devraient se borner à assurer la satisfaction et la conciliation. La majeure partie de la doctrine (en France comme ailleurs en Occident) ne veut plus voir que des droits fondamentaux dans les chartes fondamentales et n’admet de limitation des droits fondamentaux qu’au titre de leur harmonisation.

ll n’y a plus beaucoup de place, dans notre État de droit, pour des exigences collectives (susceptibles de prévaloir sur les prérogatives individuelles), telles que les intérêts supérieurs de la Nation, l’ordre public ou le bien des générations futures. Voilà pourquoi, lorsque la nécessité oblige à restaurer la primauté du commun, à faire prévaloir des disciplines collectives sur l’autonomie personnelle, on a besoin d’une légalité d’exception, et qui n’est d’exception que parce que la légalité ordinaire fait l’impasse sur le commun.

Je retournerai donc, pour ma part, le procès fait par la doxa droits-de-l’hommiste aux pouvoirs publics lorsque ceux-ci instaurent un état d’urgence ou lorsque, au sortir de l’état d’urgence, ils en pérennisent certains aspects : l’anomalie est-elle là où ils la dénoncent ? Ou n’est-elle pas plutôt dans le fait que le droit contemporain, comme plus généralement les politiques publiques contemporaines (à l’exception peut-être, et encore, des politiques environnementales), ont mis en sourdine l’intérêt général ?

La démocratie ne peut être réduite à la promotion des droits. Lorsque je dis cela, lorsque je m’inquiète du droits-de-l’hommisme hégémonique, c’est-à-dire de la réduction de la démocratie aux droits, je ne remets en cause ni les droits fondamentaux, ni les libertés publiques, ni la nécessité de mettre fin aux injustices que tel ou tel groupe a pu subir dans le passé.

Notre société ne peut non plus renoncer à assurer le respect de ses valeurs, de son ordre public symbolique, car le besoin d’un surplomb commun, d’une forme de transcendance, survit à la sécularisation du politique.

Je ne chante pas les mérites de l’État autoritaire (même si je déplore la perte d’autorité de l’État, surtout en cette ère d’ensauvagement de la société). Je dis seulement que, tout en mettant un point d’honneur à respecter les droits et libertés, notre système juridique ne doit ni les laisser confisquer par les groupes de pression, ni tout leur sacrifier, notamment pas la solidarité, l’ordre public et la cohésion sociale.

Pensons aux vaccinations obligatoires, aux sujétions de la défense nationale (et demain, peut-être, du service national), aux servitudes d’urbanisme, à la sécurité routière, à l’ordre public économique et social, aux multiples sacrifices que supposerait une politique écologique ambitieuse pour nos libertés personnelles. Il faut bien construire les centres de traitement d’ordures ménagères, les établissements pénitentiaires et les hôpitaux psychiatriques quelque part (in someone’s backyard).

Paralysera-t-on demain le don d’organes, l’enseignement de la médecine et la recherche médicale, parce que, au nom de la liberté religieuse ou d’une conception subjective de la dignité de la personne humaine, on aura subordonné au consentement explicite de l’intéressé, donné de son vivant, l’utilisation de son corps après sa mort ?

Notre société ne peut non plus renoncer à assurer le respect de ses valeurs, de son ordre public symbolique, car le besoin d’un surplomb commun, d’une forme de transcendance, survit à la sécularisation du politique.

LVSL – Les cours de justice sont de plus en plus instrumentalisées par les intérêts privés qui prétendent se servir des juges pour satisfaire leurs intérêts catégoriels. Quelles ruptures faut-il consentir pour inverser cette dynamique ?

J.-É. S. – Les dispositions dans lesquelles le juge va chercher l’énoncé d’un droit font l’objet de formulations le plus souvent vagues, dont le juge est l’ultime exégète. Sa jurisprudence déterminera donc à la fois les implications véritables et la force contraignante de l’énoncé constitutionnel ou conventionnal en cause. Les intentions du constituant ou celles des négociateurs du traité ne feront plus entendre, à ce stade, qu’un écho lointain.

Il en résulte que c’est le juge, dûment actionné par les gardiens des colonnes du temple (autorités administratives indépendantes comme le Défenseur des droits, le CSA ou la CNIL, organismes européens ou onusiens, associations militantes dotées de la capacité de se porter partie civile, doctrine juridique acquise à l’expansion indéfinie des droits fondamentaux sous la protection active du juge), qui prescrira in fine le contenu des politiques publiques.

Qui plus est, le droit nouvellement proclamé entre tôt ou tard en conflit avec des droits concurrents ou avec l’intérêt général. Seul le juge saura dire (toujours trop tard pour que la sécurité juridique y trouve son compte) comment il convient de les concilier.

S’opère ainsi un déplacement du centre de gravité de la vie publique des deux premiers pouvoirs vers le troisième et vers d’autres, dépouillant les représentants directs de la souveraineté populaire (Gouvernement et Parlement) au bénéfice d’un pouvoir juridictionnel polycéphale (non moins de cinq cours suprêmes, dont trois nationales et deux européennes) et d’autres instances non élues, nationales ou supranationales, chargées de veiller à la suprématie des droits et au respect des traités.

Cette apothéose du juge est saluée par la nouvelle doxa juridique, avec des accents eschatologiques, comme l’accomplissement de l’état de droit. Le républicain y verra au contraire une régression : le retour des parlements d’ancien régime, contre lesquels la Révolution française s’est en partie faite.

Même les politiques régaliennes se voient « préformatées » par une jurisprudence poussant toujours plus loin le contrôle de proportionnalité et par un droit humanitaire toujours plus invasif, par exemple en matière d’immigration. La religion des droits fondamentaux et, plus généralement, ce que Marcel Gauchet a appelé l’« abouchement du droit des juristes et du droit des philosophes » ont fait émerger un juge démiurge, à l’image de la Cour suprême des USA, du Verfassungsgericht, des cours de Strasbourg et de Luxembourg et de leurs divers émules en Occident.

Ce juge démiurge, non content d’imposer la prépondérance des droits individuels sur l’intérêt général, en énonce de nouveaux en produisant à jet continu, par-dessus la tête du Représentant, un droit supra-législatif ineffable et arborescent, élaboré sans garde-fou à partir des formulations très générales qui abondent dans nos textes constitutionnels et conventionnels.

Cette apothéose du juge est saluée par la nouvelle doxa juridique, avec des accents eschatologiques, comme l’accomplissement de l’État de droit. Le républicain y verra au contraire une régression : le retour des parlements d’ancien régime, contre lesquels la Révolution française s’est en partie faite.

La souveraineté populaire, c’est la démocratie représentative avant la jurisprudence, l’élection avant le pouvoir juridictionnel. La recherche du bien commun par les représentants de la Nation, au travers du vote de la loi, est l’expression de la volonté générale. La règle commune ne peut résulter de l’exécution contrainte d’un catalogue de droits et principes pré-institués par des chartes et grossis sans contrepoids démocratique par la jurisprudence des cours.

La mission du juge est d’appliquer la loi. Il est aussi de l’interpréter, certes, mais sans la dénaturer, ni la compléter indûment. Le juge constitutionnel ou conventionnel ne devrait censurer que les dérapages manifestes du législateur dans l’exercice de la conciliation qui lui incombe entre droits et libertés (des uns et des autres) et intérêts généraux.

En France, Conseil d’État et Conseil constitutionnel ont d’abord résisté sur le terrain de l’intérêt général, de la conception universaliste de l’égalité des droits (notamment en matière de discriminations positives) ou pour mettre un frein à une conception illimitée de la liberté individuelle.

Mais la digue est rompue, y compris au Conseil d’État, par exemple avec une subjectivisation du droit des étrangers qui fait prévaloir sur toute autre considération les conséquences de l’application de la loi sur la situation personnelle de l’intéressé ; ou encore avec la technique de la neutralisation de la loi « dans les circonstances de l’espèce », sur la base de l’empathie du juge à l’égard d’une situation individuelle concrète, comme dans une affaire d’insémination post mortem jugée en mai 2016.

Des notions vagues comme le « respect de la vie privée et familiale » (convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme) ou « l’importance primordiale devant être accordée à l’intérêt supérieur de l’enfant » (convention de New York sur les droits de l’enfant) fondent, en France comme ailleurs, ce pouvoir juridictionnel (conventionnel, judiciaire ou administratif) impressionniste, désinvolte envers le législateur, plus souvent bienveillant pour le requérant que soucieux des enjeux collectifs.

Même empressement du côté du Conseil constitutionnel qui pourtant n’a pas à appliquer les traités et dont le contentieux normatif, même a posteriori (QPC), est objectif (voir sa jurisprudence ultra-restrictive sur les traitements de données personnelles ou l’intensité de son contrôle récent de proportionnalité en matière de procédure pénale et de police administrative).

Les deux ailes du Palais-Royal jouent  aujourd’hui les bons élèves de Luxembourg et de Strasbourg, rejoignant ainsi les juges judiciaires, depuis longtemps émules des cours supranationales. Tous les juges de France, de Navarre et de Lotharingie, communient désormais dans la suprématie des droits subjectifs. Ce ralliement trouve un moteur supplémentaire dans la griserie du juge à devenir le grand prêtre de la nouvelle religion, accueillant sous son aile les doléances des victimes du système et soumettant celui-ci à ses censures et injonctions, sous les applaudissements médiatiques.

L’intervention du juge, surtout si c’est un juge constitutionnel ou conventionnel, surtout si c’est une cour suprême, amplifie le phénomène en traduisant en exigences supra-législatives les pleurnicheries sociétales. Même les prudents du Palais-Royal ou du quai de l’Horloge y cèdent, sous la pression d’officines militantes (usant et abusant de leur capacité à se porter parties civiles), par concession à l’air du temps, de crainte d’être taxés de réactionnaires, pour jouer le jeu européen ou par panurgisme jurisprudentiel (puisque c’est à la seule aune de “l’audace” dans la défense des droits fondamentaux que les organes d’opinion jaugent les juges).

Du coup, le prétoire, plus encore que l’hémicycle, devient l’enjeu des groupes de pression et de leurs juristes (promus experts par les médias et par Bruxelles). Cercle vicieux car cet engouement pour le juge renforce l’hubris juridictionnelle et marginalise toujours plus les élus et gouvernants, réduits au rôle d’exécutants des arrêts ou à la fonction de souffre-douleur d’ailleurs consentants (masochisme attesté par la récurrence des lois de moralisation de la vie publique).

Comment rétablir l’équilibre entre contrôle juridictionnel et souveraineté populaire ? Je suis pour ma part partisan de la procédure dite du « dernier mot parlementaire », autrement dit du pouvoir donné au Parlement de faire prévaloir ses choix sur les arrêts des cours suprêmes, moyennant un vote de confirmation solennel acquis selon une majorité qualifiée.

Ainsi, la procédure pénale, la législation fiscale, les règles relatives aux traitements de données personnelles, la politique migratoire sont en grande partie dictées depuis une quarantaine d’années par la jurisprudence des cours suprêmes. De Gaulle aurait-il pu l’imaginer ? Dans tous les pays occidentaux, le pouvoir juridictionnel (ou para juridictionnel) décide désormais des politiques publiques sans en avoir ni la base légale, ni l’expertise, ni surtout la légitimité démocratique (qui – faut-il le rappeler ? – repose sur la responsabilité devant les électeurs).

Comment rétablir l’équilibre entre contrôle juridictionnel et souveraineté populaire ? Je suis pour ma part partisan de la procédure dite du « dernier mot parlementaire », autrement dit du pouvoir donné au Parlement de faire prévaloir ses choix sur les arrêts des cours suprêmes, moyennant un vote de confirmation solennel acquis selon une majorité qualifiée. Le « dernier mot parlementaire »permettrait au politique de reprendre la main en toute connaissance de cause, sans avoir (comme pour le droit d’asile en 1993) ni à convoquer le Congrès, ni à modifier la Constitution à chaque « lit de justice ».

Elle n’en paraîtra pas moins hérétique à tous ceux pour lesquels le respect des droits et libertés exclut que le politique – fût-ce à une majorité qualifiée – puisse priver d’effets une décision juridictionnelle.  Les lois de validation ne sont-elles pas déjà, selon eux, un affront à l’État de droit ? En acceptant que les élus puissent avoir le dernier mot sur le juge, même au terme d’une procédure exigeante, ne livrerait-on pas les droits fondamentaux aux pulsions illibérales et populistes ?

Le scandale leur paraîtrait plus grand encore si le Parlement pouvait faire fi du jugement d’une cour supranationale. Ne serait-ce pas là violer les traités que nous avons souscrits et créer une contradiction inexpiable entre droit interne et droit international ? Le « passer outre » envisagé ne heurterait-il pas de front nos engagements européens ? N’entrerait-il pas en contradiction, au sein de la Constitution, avec la règle du « Pacta sunt servanda » ainsi qu’avec les articles 55 (supériorité des traités) et 88-1 (primauté du droit de l’Union) ?

La règle du passer outre parlementaire (ou dernier mot) serait cependant un remède moins brutal, pour restaurer la souveraineté populaire, que le Frexit, ou que la dénonciation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, ou que la suppression pure et simple du contrôle de constitutionnalité.

LVSL – L’histoire a montré que les principes de 1789 ne suffisent pas seuls à garantir que la décision démocratique rencontre les exigences de l’intérêt général. La captation de l’État par les intérêts particuliers est d’autant plus forte lorsque l’État est empêché par son auto-limitation croissante, d’une part et par l’obligation qui lui est faite d’assurer toutes sortes de catégories contre les risques qu’ils identifient, réalité évoquée par le Conseil d’État en 2018. Quels sont les mécanismes de gouvernance qui vous paraissent propre à favoriser la rencontre entre la prise de décision démocratique et les exigences de l’intérêt général ?

J.-É. S. – Les fondements historiques de l’intérêt général sont anciens et divers (pensons à Jean Bodin), mais on n’a pas assez insisté sur ses fondements républicains

L’intérêt général – ou plutôt, pour employer la langue si parlante de l’époque, le « bien commun » – était une préoccupation essentielle des hommes de 1789. Ainsi, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fait référence à des notions telles que le « bonheur de tous » ou « l’utilité commune ». La Déclaration proclame donc non seulement l’émancipation de la personne, mais encore la nécessité d’œuvrer au bien commun pour mener à bien cette émancipation. Ce n’est pas le manifeste d’individualisme bourgeois triomphant que nous a longtemps dépeint une certaine vulgate marxiste.

En témoignent ces passages de la Déclaration que je relis toujours avec émotion :

  • Son Préambule : « afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous»,
  • Ou son article 1er : « …les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » ;
  • Ou encore son article 12 : « la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force commune : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée».

Les mécanismes représentatifs ont cependant révélé des défaillances dans l’identification de l’intérêt général. Pour les hommes de 1789, la loi tend spontanément à la réalisation du bien public, car elle exprime la volonté générale. Cette tradition légicentriste fonde la souveraineté sur le suffrage. Les tragédies du siècle dernier devaient toutefois montrer que la démocratie exige plus que le suffrage universel : la majorité peut s’abuser ou être abusée.

Déjà, dans la conception classique de la souveraineté nationale, la volonté générale ne se réduisait pas à la sommation des opinions et des intérêts particuliers. Jean-Jacques Rousseau l’avait bien pressenti, pour qui : « Il y a bien souvent de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale : celle‑ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre n’est qu’une somme de volontés particulières ».

En dehors même de telles circonstances, le principe majoritaire ne garantit qu’approximativement la prise en compte, dans la conduite des politiques publiques, des intérêts supérieurs de la collectivité et ce, pour diverses raisons. Les mécanismes démocratiques de prise de décision font souvent plus grand cas d’un intérêt catégoriel actuel, organisé et bruyant que d’un intérêt plus ample et plus éminent, mais aussi plus diffus. Autrement, ces mécanismes arbitrent avec difficulté lorsque la problématique devient complexe.

En outre, le mode de décision démocratique fait plus grand cas des intentions que des conséquences indirectes ou des effets pervers des politiques suivies. La griserie de l’annonce supplante souvent les contraintes austères de la prévision. Surtout, ces mécanismes se révèlent volontiers indifférents aux intérêts des générations futures. L’expérience montre en effet, hélas, que beaucoup de consensus présents se réalisent aux dépens de nos descendants.

Déjà, dans la conception classique de la souveraineté nationale, la volonté générale ne se réduisait pas à la sommation des opinions et des intérêts particuliers. Jean-Jacques Rousseau l’avait bien pressenti, pour qui : « Il y a bien souvent de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale : celle‑ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre n’est qu’une somme de volontés particulières ».

C’est encore plus vrai aujourd’hui, car la politique doit s’atteler aux problèmes ardus posés par la gestion de la société contemporaine, qu’il s’agisse de ses dimensions classiques (formation, santé, sécurité, aménagement du territoire, défense et relations internationales…), ou de préoccupations plus actuelles telles que l’environnement, les technologies de l’information, le développement durable, l’immigration, la lutte contre l’exclusion ou la bioéthique.

Ces préoccupations sont devenues si vives, et si relative la confiance accordée aux procédures de vote majoritaire classiques pour les prendre en compte que nous avons inscrit dans la Constitution elle-même une Charte de l’environnement. De même, nous envisageons de relayer la démocratie représentative par une démocratie participative fondée sur le référendum d’initiative populaire, ou sur le recours permanent à une « Agora électronique », ou encore sur des mécanismes d’implication directe de citoyens tirés au sort à la prise de décision publique, comme celui de la « Convention citoyenne Climat » expérimenté sous l’égide du CESE, mécanisme qu’un projet de loi organique prévoit de généraliser.

Mais la foi souvent naïve que beaucoup placent dans le dépassement de la démocratie représentative ne doit pas faire déraisonner. La raison est une notion constamment convoquée par les hommes de 1789, qui en font une sœur siamoise du « bien commun ». Intérêt général et raison sont en effet intimement liés pour les hommes de 89. Dès Condorcet, la pensée républicaine noue un lien étroit entre la raison d’une part, la liberté et la démocratie d’autre part.

L’autonomie de la personne, comme la participation à la vie publique, ne peuvent s’exercer à bon escient que si le libre arbitre du citoyen est éclairé par la raison, elle-même forgée dans le creuset de l’instruction. La raison doit non seulement éclairer le citoyen, mais guider le Représentant. Il s’en dégage un modèle de gouvernance fondé sur l’arbitrage réaliste entre ressources limitées et besoins infinis.

Cet arbitrage est soucieux de faisabilité et d’effectivité. Il se préoccupe des effets indirects, différés, collatéraux ou pervers des mesures prises. Il ne se contente pas de bonnes intentions. Il ne confond pas action et communication. Il pratique avec honnêteté l’évaluation des politiques publiques et les études d’impact. Il se défie des emballements émotionnels car il sait, avec Milan Kundera, que l’émotion, en évinçant le raisonnement, produit la tyrannie.

La recherche de l’intérêt général accorde plus d’importance aux résultats qu’aux intentions. Loin donc de s’écarter de l’éthique, la recherche de l’intérêt général se rattache à une éthique plus exigeante, qui est celle de la responsabilité. Cette dernière consiste non pas à se désintéresser des valeurs morales, mais à juger moralement une politique non au regard des intentions proclamées, mais en fonction des résultats raisonnablement escomptés (si on se place ex ante) ou des résultats objectivement obtenus (si on se place ex post).

Et comment ne pas évoquer à cet égard la figure tutélaire de Pierre Mendès France et sa République moderne ? Et comment ne pas parler, au travers de la figure de Pierre Mendès France, du courage en politique ? Courage et intérêt général vont en effet de pair. Est courageuse, au sens mendésien, une politique à la fois lucide dans la détermination de la meilleure conduite collective et entêtée dans la mise en œuvre de cette conduite.

Pierre Mazeaud, dans son discours de vœux de 2005 en qualité de président du Conseil constitutionnel, donnait quelques exemples de politiques courageuses et inspirées par l’intérêt général :

« L’intérêt général, en matière économique, c’est ne pas retarder l’adaptation des comportements par des artifices temporaires consistant à neutraliser, aux frais de la collectivité, le phénomène qui rend inéluctable une telle adaptation. L’intérêt général, en matière sociale, c’est ne vouloir un nouvel avantage ou une nouvelle prestation qu’en en assumant la contrepartie en termes de coûts, de bureaucratie ou d’effets secondaires.

L’intérêt général, en matière d’immigration, c’est mener de pair une intégration chaleureuse et volontariste des étrangers établis sur notre sol et une maîtrise effective du flux migratoire. Dans le domaine des libertés publiques, l’intérêt général consiste à concilier avec réalisme les droits potentiellement en conflit, sans oublier que la défense trop intransigeante d’un droit peut compromettre la protection des autres.

C’est compter le principe de réalité au nombre des grands principes et ne pas sacrifier la nécessité publique à une conception abstraite du droit. L’intérêt général, en matière de lutte contre la criminalité, c’est proportionner à la gravité des infractions non seulement les peines, mais encore les moyens de la justice et de la police.  L’intérêt général, en matière d’institutions, c’est de préférer leur pérennité à leur adaptation à l’air du temps, au demeurant souvent illusoire…

L’intérêt général commande aux responsables des affaires nationales (et à ceux qui aspirent à les remplacer) de se consacrer aux problèmes de fond affectant la vie de nos concitoyens et, demain, celle de leurs enfants, plutôt qu’à désorienter le public et à disperser l’énergie de la classe politique en remettant inconsidérément en cause un équilibre institutionnel dont le fonctionnement se compare plus qu’honorablement à celui des précédentes Républiques…. »

La question du devenir de l’intérêt général, dans la conception et l’exécution de nos politiques publiques,est profondément liée à celle du respect du principe de réalité.

De façon générale, la recherche raisonnée du bien commun privilégie l’efficacité sur toute autre considération, même parée des atours de l’idéal ou inspirée par les roueries de l’habileté politique. Seuls valent les remèdes réels, y compris lorsqu’ils sont difficiles à exposer ou à mettre en œuvre. Les remèdes virtuels ou les demi-mesures n’apportent qu’une consolation éphémère. Sur le moment, ils permettent au responsable public de prendre une posture avantageuse ou d’apaiser les appréhensions. Mais, à terme, lorsque se révèle l’inefficacité de ces médications en trompe l’œil, la crédibilité du politique subit une nouvelle érosion.

Ennemi des mesures fallacieuses, l’intérêt général ne l’est pas moins des projets utopiques. La recherche du bien commun consiste à concentrer les efforts sur le possible et à prendre clairement acte de ce qui échappe à la volonté politique.

Le contexte actuel nous donne moult exemples de ce dévoiement de l’intérêt général. La loi revêt souvent une fonction cathartique ou propitiatoire, d’où l’emploi de termes particuliers et peu précis. Elle poursuit parfois des buts inconciliables, en voulant satisfaire tout le monde et son père ; elle confie, pour ce faire, une mission impossible à des décrets d’application…dont il ne faut pas s’étonner, dès lors, qu’ils ne paraissent jamais ! Les lois se veulent radicales, mais, par exemple, celle sur le « droit au logement opposable » n’a pas fait construire un logement de plus.

Que dire de l’inversion de la règle selon laquelle le silence de l’administration vaut refus ? L’usine à gaz que constitue la réglementation déclinant cette règle ajoute les exceptions aux exceptions, produisant un maquis d’insécurité juridique. L’accessibilité généralisée des lieux publics aux personnes handicapées est une idée généreuse, mais son application doit être sans cesse reportée… L’idée du bonus-malus énergétique a présenté aussi de redoutables difficultés d’application.

Ennemi des mesures fallacieuses, l’intérêt général ne l’est pas moins des projets utopiques. La recherche du bien commun consiste à concentrer les efforts sur le possible et à prendre clairement acte de ce qui échappe à la volonté politique.

Nous en avons une nouvelle illustration, dans la période actuelle : l’intérêt général commande, plutôt que de rêvasser à un monde d’après, de réparer et d’amender le monde d’avant pour résister aux chocs futurs.  La crise sanitaire a moins remis en cause le monde d’avant qu’elle n’a renforcé certaines évolutions déjà à l’œuvre avant l’arrivée du virus (restauration de ce qu’il faut de frontière pour limiter les dégâts de la mondialisation ; modèle de développement plus respectueux de l’environnement et maîtrisant ses effets collatéraux négatifs ; État protecteur, dans sa dimension sociale comme dans sa dimension régalienne).

La restauration de la volonté politique n’est pas l’interventionnisme brouillon. A cet égard, je crains une relance se déclinant en trop de plans sectoriels et se donnant trop d’objectifs pour être pilotable… 

LVSL – L’épidémie de Covid-19 a révélé l’extrême fragilité de la société française : inexistence d’une base industrielle propre à assurer notre autonomie stratégique, absence de structures de planification et de prospective à même de permettre à l’État de réagir aux chocs exogènes et dépendance à l’égard de l’étranger pour des produits essentiels. Sur quels principes un gouvernement soucieux de l’intérêt général fonderait son action pour réarmer la France dans « le monde d’après » ?

J.-É. S. – Après la fin de la guerre froide, nous avons cru que le Droit et le Marché suffisaient aux besoins des démocraties contemporaines. Nous découvrons aujourd’hui que la réponse aux crises répétitives qui,depuis une vingtaine d’années,assaillent notre sécurité, dans toutes les acceptions du terme « sécurité » (matérielle, sanitaire, économique, culturelle…), exige quelque chose de plus, qui relève de l’intérêt général, du courage politique, de la souveraineté, qui appelle l’intervention d’un État non pas interventionniste au sens tatillon du mot, mais agile et stratège.

Gouvernement, Parlement, élus locaux sont aujourd’hui trop contraints par des normes, des contre-pouvoirs, des procédures, des juridictions nationales et supranationales. Ils sont comme Gulliver ligoté par les Lilliputiens. Pour redonner à leur action la vigueur que la société attend d’eux, il faut dénouer ces liens et libérer la force des ambitions.

Le principal enseignement à tirer de la crise sanitaire est en effet le besoin d’État, mais d’un État plus anticipateur, plus souple et plus réactif. Nous avons observé le meilleur (dévouement, imagination facilitatrice), mais aussi le pire (bureaucratie, défections…) de la part tant des responsables que des agents publics. Comment redonner à l’État ce ressort et ce tonus que la société attend de lui, particulièrement en temps de crise, mais aussi dans ses relations habituelles avec les particuliers et les entreprises ? Comment réarticuler entre elles (et dans l’esprit des citoyens) les grandes dimensions de l’action de l’État (régalien, prestataire et gardien du long terme) ?

Plusieurs facteurs sont en jeu dans cette restauration. D’abord une vision. Il faut retrouver la foi dans la chose publique, renouer avec une transcendance républicaine. Je renvoie à cet égard à ce que j’ai dit plus haut. Nous ne pouvons non plus faire l’économie d’une transformation radicale de l’environnement institutionnel

Pour accomplir efficacement leurs missions et honorer le pacte qui les lie aux citoyens, les délégataires de la souveraineté populaire, Gouvernement, Parlement, élus locaux sont aujourd’hui trop contraints par des normes, des contre-pouvoirs, des procédures, des juridictions nationales et supranationales. Ils sont comme Gulliver ligoté par les Lilliputiens. Pour redonner à leur action la vigueur que la société attend d’eux, il faut dénouer ces liens et libérer la force des ambitions.

C’est un changement de paradigme tant il y aurait à faire (et à défaire) et tant cette idée de restaurer les marges de manœuvre du législateur, du Gouvernement, des ministres, des maires, des administrateurs, est contre-intuitive à une époque où il n’est question que de contre-pouvoirs, de démocratie participative et de procédures garantissant la moralisation de la vie publique, et où l’action publique est toujours soupçonnée, faute d’être surveillée, d’en faire trop contre les libertés, trop pour les privilèges et pas assez pour la satisfaction des droits.

Je vais donc faire un rêve régalien, en étant conscient que ce rêve est le cauchemar de tous ceux qui ont trouvé un intérêt matériel ou idéologique à ficeler Gulliver. Dans ce rêve, libérer Gulliver des liens qui l’enserrent impliquerait d’’œuvrer, y compris par la renégociation des traités, en faveur d’une Europe des coopérations plutôt que des institutions, d’une Europe des nations plutôt que fédérale et d’une Europe respectueuse des frontières nationales (Schengen ne doit plus être un carcan). Sans frontière, l’État est un ectoplasme. Pour la monnaie, hélas, c’est trop tard.

Un tel rêve supposerait de dénoncer ou renégocier nos engagements internationaux pour s’affranchir de tutelles juridictionnelles supranationales (CEDH, en partie CJUE) et recouvrer notre souveraineté en matière migratoire. Là encore, pas d’Etat sans frontière.

Il imposerait de mettre fin à la dyarchie entre le Président de la République et le Premier ministre en instaurant un régime parlementaire, avec un mode scrutin garantissant l’émergence d’une majorité. Il conviendrait d’inscrire dans la Constitution elle-même, pour l’élection des députés, le principe du scrutin majoritaire uninominal de circonscription : chaque député doit en effet représenter l’ensemble de la Nation et non pas seulement un parti (comme ce à quoi conduit la proportionnelle).

Il conviendrait de revoir, dans la Constitution, le partage entre la loi et le règlement dans un sens plus souple, conformément à l’esprit de 1958, de supprimer la QPC et de revoir les procédures de référé administratif dans un sens moins intrusif pour l’administration. Il faudrait également replacer la primauté de la loi au centre de notre édifice institutionnel (notamment avec un « dernier mot » parlementaire pour contrer le gouvernement des juges).

Il s’agirait de dépénaliser la vie publique (en mettant fin aux infractions non intentionnelles), afin notamment d’éviter que la tentation d’ouvrir un parapluie pénal ne produise des comportements prudentiels de type bureaucratique (évitement, segmentation des responsabilités etc) nuisant à la réactivité administrative. Cela nécessiterait de mettre fin à l’existence d’organes dont l’action s’est révélée concurrente et paralysante de celle des pouvoirs publics (Défenseur des droits, CNIL, Commission nationale consultative des droits de l’homme…).

Il serait également utile d’alléger drastiquement les obligations formelles de l’administration, notamment leurs obligations consultatives et de démanteler en grande partie le maquis de normes enserrant l’action tant des collectivités territoriales que de l’État lui-même et de l’ensemble des administrations publiques. Je suggérerais également d’assouplir la procédure budgétaire au-delà de ce qu’a fait la LOLF (pluriannualité, enveloppes globales et programmes globaux).

Les experts doivent être placés à leur juste place: éclairer, non co-décider. Il apparaît également nécessaire de déconcentrer l’action de l’État en laissant la bride sur le cou des responsables tant pour l’emploi des crédits (fongibilité) que pour l’organisation et le fonctionnement de leurs services et pour la gestion des ressources humaines et de mettre fin à la cogestion syndicale, en laissant à chaque responsable le soin de mettre en place les modes de consultation qu’il estime appropriées.

Les ministres devraient être nommés en petit nombre (mais assistés de secrétaires d’État techniques), ayant un profil les rendant aptes à se comporter comme les patrons de leur ministère et, sous réserve de la faisabilité des ambitions, à faire prévaloir la volonté politique sur les résistances de l’État profond.

Les pouvoirs d’arbitrage et de régulation des préfets devraient être renforcés et les administrations de mission transversales et les guichets administratifs territoriaux polyvalents devraient être développées. Un tel mouvement implique également d’assouplir les rapports entre État et particuliers dans le sens de la sécurité juridique (rescrit par exemple) et de permettre aux collectivités territoriales (plutôt que de leur donner plus d’attributions) d’exercer leurs compétences de façon plus libre, tout en renforçant leur autonomie fiscale et en assouplissant les règles de l’intercommunalité.

Il en découlerait la nécessité de développer, face aux problèmes et aux crises, sous la houlette du Premier ministre (au niveau national) et du préfet (au niveau local), le réflexe de coopération au sein des services de l’État, comme entre services de l’État, collectivités et acteurs privés (associations et entreprises). L’obligation de continuité des services publics devrait être inscrite dans le marbre constitutionnel. Un service national obligatoire devrait être créé.

Il conviendrait aussi de construire un système de santé publique associant hôpitaux publics et médecine libérale, avec des obligations de service public pour les personnels soignants libéraux et de prendre beaucoup plus en charge les élèves de l’enseignement public, en multipliant les internats et en y développant le civisme et le sentiment d’appartenance national.

Enfin, l’État doit assumer la part régalienne, unilatérale, de l’action publique.

Je propose aussi d’ouvrir la magistrature aux expériences extérieures en recrutant hors ENM des personnes expérimentées (et pas seulement des universitaires) dans une proportion sensiblement supérieure à l’actuelle ; de favoriser la mobilité des magistrats dans la fonction publique de l’État et dans la société civile ; de permettre à un CSM rénové et moins corporatiste, saisi par les chefs de juridiction ou par les justiciables au travers de filtres appropriés, de connaître des abus dans la manière de juger et notamment des atteintes au devoir d’impartialité.

Il faut rendre au garde des Sceaux, pourvu qu’elles soient écrites et versées au dossier du contradictoire, la possibilité de donner des instructions écrites au parquet dans les affaires individuelles. La frontière tracée depuis 2013 entre politique pénale générale (pour laquelle le ministre de la justice peut adresser des instructions aux procureurs de la république par voie de circulaire) et affaires individuelles (dans lesquelles il ne peut plus intervenir) est en effet trop ténue pour ne pas être artificielle. A terme, c’est la séparation du parquet et du siège qu’il faut envisager. D’ici là, rien ne doit être fait qui banalise le statut du parquet au sein de la magistrature. C’est au contraire dans une plus grande participation des officiers de police judiciaire à la mise en mouvement de l’action publique, autrement dit dans un rapprochement entre police judiciaire et parquet, qu’il faut chercher une riposte aux formes contemporaines de délinquance aujourd’hui non maîtrisées.

Enfin l’État doit assumer la part régalienne, unilatérale, de l’action publique et de restaurer l’autorité de l’État, les marges de manœuvre de la police administrative et la capacité d’action des forces de sécurité face à l’ensauvagement de certaines franges de la société.

Cette libération de l’action publique doit trouver sa contrepartie dans une beaucoup plus grande responsabilité ex post de chaque élément du système à l’égard de celui qui le contrôle (agent public à l’égard de sa hiérarchie, Gouvernement à l’égard du Parlement dont le pouvoir de contrôle doit être considérablement renforcé…). Cela vaut en particulier pour les agents publics : un statut protecteur certes, contrepartie de leurs obligations de disponibilité, mais une mobilité beaucoup plus grande et une possibilité beaucoup plus large qu’aujourd’hui de radiation en cas d’insuffisance, à l’initiative du responsable hiérarchique.

La restauration de l’État est aussi affaire de conscience individuelle, d’honneur professionnel, de capacités personnelles et de formation des agents publics. Là encore, la crise sanitaire en fournit l’illustration. Face à l’inconnu, et dans la crainte de voir leur responsabilité engagée, les responsables publics ont souvent été tentés d’ouvrir le parapluie : par exemple, en s’en tenant à la procédure orthodoxe de passation des marchés pour acquérir les masques dont le besoin était pourtant urgent ; ou en imposant aux écoles et aux branches professionnelles des règles de sécurité sanitaire trop vétilleuses pour ne pas nuire à la reprise effective de l’activité.

C’est essentiellement cette attitude prudentielle qui a pu faire parler de blocages bureaucratiques. Sa cause se trouve plus dans le manque d’agilité des esprits que dans la rigidité des structures, comme le montre la comparaison des comportements des différentes agences régionales de santé au printemps 2020. Les responsables (publics et privés) n’ont pas fait tous preuve, tant s’en faut, du même degré de disponibilité et d’imagination. Et ce qui est vrai des responsables l’est tout autant de la base : à côté de dévouements magnifiques, nous avons assisté à de lamentables démissions. Pour reprendre l’image de la guerre, le corporatisme a poussé à la désertion.

Nous touchons ici du doigt une dimension essentielle du redressement de l’action publique, qui est culturelle : l’intériorisation par chacun de l’intérêt général. Cette dimension me semble aussi importante que tout ce qui tient aux règles juridiques, à la gouvernance, à l’organisation et au fonctionnement de l’administration, aux mécanismes de prise de décision. Et, au travers de cette dimension culturelle, nous mesurons également l’éminence des questions de recrutement et de formation des agents publics.

LVSL – On peut également relever deux faits saillants s’imposant de manière croissante : la judiciarisation de la vie politique d’une part, ce risque pénal influant sur le comportement des responsables politiques et la multiplication des lois guidées par la dictature de l’émotionnel. Quel regard portez-vous sur cette évolution ?

J.-É. S. – Au modèle ambitieux – mais rationnel, réaliste et responsable – de gestion des affaires publiques, que je qualifierais de mendésien, s’opposent la prépondérance des droits subjectifs et des principes abstraits, la judiciarisation de la vie publique, le règne de la sensiblerie et de la moraline, qui, depuis que nous sommes entrés dans « l’Empire du Bien » de Philippe Muray, c’est-à-dire depuis une cinquantaine d’années produisent une « démocratie contentieuse» (Jean Paul Pagès).

Cette conception libérale de l’action publique préformate nos politiques publiques en réduisant toujours davantage, dans des domaines majeurs de l’action publique, la marge de manœuvre des pouvoirs exécutif et législatif et siphonnent la souveraineté populaire en dépouillant toujours plus le Gouvernement, le Parlement et l’Administration au profit d’organes non élus, de groupes de pression et de juges, tant nationaux que supranationaux, érigés par la clameur médiatique en chaperons de l’État et en protagonistes principaux des percées démocratiques.

Raviver le feu sacré pour la chose publique n’est qu’accessoirement affaire de structures et de méthodes. Il s’agit principalement d’état d’esprit, de critères de recrutement et de contenu des enseignements. Mieux et plus ambitieusement servir son pays, avec loyauté à l’égard des élus et avec la préoccupation constante de l’efficacité dans la recherche de l’intérêt général : voilà ce qui importe.

Prétendre faire advenir un idéal sans en cerner les voies et moyens conduit à l’émergence de ces lois bavardes d’autant plus difficiles à appliquer par l’administration et par le juge qu’elles instituent des obligations de résultat floues, équivoques ou inaccessibles. Le résultat, c’est l’assujettissent de la souveraineté à un droit qui déborde et contraint la loi, et dont la source se trouve ailleurs que dans la loi : plus particulièrement dans la jurisprudence des cours suprêmes, nationales et supranationales.

LVSL – Depuis le Consulat jusqu’à la Vème République, la République a fondé sa recherche de l’intérêt général sur un État fort et des serviteurs de l’État pour imposer sa puissance. On observe une interpénétration croissante entre les intérêts privés et les serviteurs de l’État : pantouflage entre le privé et le public, rôle croissant des cabinets de conseil et des groupes d’intérêt dans la décision publique. Dans ce contexte, comment faut-il envisager la réforme de l’ENA et, plus largement, l’évolution de la formation des fonctionnaires ?

J.-É. S. – La vraie réforme de l’ENA et des autres écoles de recrutement de la fonction publique consisterait à restaurer, dans le cœur des fonctionnaires, la ferveur du service public, l’amour de l’intérêt général et le souci de la cohésion sociale. Cela ne se décrète pas bien sûr : j’ai donc conscience de poursuivre mon rêve.

Raviver le feu sacré pour la chose publique n’est qu’accessoirement affaire de structures et de méthodes. Il s’agit principalement d’état d’esprit, de critères de recrutement et de contenu des enseignements. Mieux et plus ambitieusement servir son pays, avec loyauté à l’égard des élus et avec la préoccupation constante de l’efficacité dans la recherche de l’intérêt général : voilà ce qui importe.

A l’ENA comme dans les autres écoles de la fonction publique, par contagion avec l’évolution du reste la société, un certain individualisme, un certain désamour pour la Nation, une certaine ringardisation de l’État, une fascination inédite à l’égard du libéralisme économique et sociétal, un attrait accentué pour le pantouflage, ont fait leur nid depuis une trentaine d’années. Le service de l’État devient une forme comme une autre de management.

Le feu sacré ne s’est pas éteint, mais il a décliné. Le raviver est l’enjeu essentiel de la réforme des écoles de recrutement de la fonction publique.


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La République jusqu’au bout : retour sur le culte de l’Être suprême

Fête de l’Être suprême vue du Champ de Mars, toile de Pierre-Antoine Demachy.

Nous fêtons les 233 ans de la prise de la Bastille et du début de la Révolution française. Pourtant, la signification concrète de la République n’est pas toujours évidente pour les Français. Une fête républicaine doit-elle se voir réduite à un défilé militaire ? À un discours hasardeux du président de la République ? Une telle interrogation renvoie à la mission confiée à la République par les Montagnards et en particulier par Robespierre : la faire exister partout, dans la loi, mais aussi dans les esprits. Cette mission s’est incarnée dans le fait d’honorer un culte de l’Être suprême, le 8 juin 1794. Cette idée rend aujourd’hui perplexe et renvoie très vite à la prétendue mégalomanie de Robespierre et à ses penchants autoritaires. Elle a pourtant donné lieu à des fêtes incontestablement populaires, et s’inscrivait dans la philosophie générale du projet révolutionnaire de la Première République.


On peut voir dans cette idée un héritage de la philosophie des Lumières. Elle repose sur la reconnaissance d’une loi naturelle considérée comme supérieure à celle des hommes. Ainsi, c’est sur la nature que reposent les valeurs universalistes de la République : la Liberté, l’Égalité et la Fraternité.

Non seulement ce culte a été reconnu par la Convention Nationale en 1794 (18 Floréal an II) dans un décret dont l’article 1er proclame que « Le peuple français reconnait l’existence de l’Être suprême et de l’immortalité de l’Âme » [1] mais il a aussi permis l’organisation d’une fête qui, bien que méconnue et aujourd’hui réduite à l’autoritarisme politique du régime de la Terreur, a connu à l’époque un succès très important.

Le 8 juin 1794 (20 prairial an II), des foules de citoyens français se rassemblèrent ainsi au jardin des Tuileries (alors nommé Jardin national) pour assister au discours de Robespierre et à la mise à feu de figures représentant les vices que sont l’athéisme, l’égoïsme ou encore l’ambition, avant de célébrer l’apparition de la « statue de la Sagesse ». Dans un deuxième temps, la foule se rendit au Champ de Mars (alors Champ de la Réunion) afin de contempler un arbre dominant une montagne artificielle conçue pour l’occasion [2]. Ailleurs en France, la fête de l’Être suprême rencontra également un succès important. Il convient de revenir sur ce culte, qui constitue un aspect trop vite oublié de la Révolution. Elle aurait vu naître la possibilité que la République soit non seulement proclamée, mais aussi célébrée.

Un paradoxe profond réside dans la République française : si la Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé, […] elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme.

Ainsi, selon Robespierre, « L’idée de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine [3] ». On ne peut que penser, en lisant ce propos, qu’un paradoxe profond réside dans la République française. La Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé et l’organisation religieuse dans son entièreté. Mais elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme. Il fut incarné de manière forte par Maximilien Robespierre. Être républicain, c’est ainsi dans ce cas non seulement se révolter contre l’absolutisme, mais c’est aussi être capable de se penser dans un système de vertu et de morale plus vaste que sa propre individualité.

Il faut distinguer le républicanisme jacobin de Robespierre du républicanisme plébéien des dits « Enragés » tels que Jacques Roux [4], porté sur une vision davantage matérialiste du monde. D’autre part, le discours anti-théiste a aussi séduit durant la Révolution, incarné notamment par le célèbre marquis de Sade [5].

Aujourd’hui, on perçoit l’idée d’une fête de l’Être suprême au mieux comme une pure folie, au pire comme une extravagance résolument totalitaire. Pourtant, elle donne à réfléchir sur la nature du contrat républicain. La démocratie est le gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple. Encore faut-il pouvoir définir ce qu’est ce peuple, s’il n’est pas la simple somme des individus. En effet, un peuple existe-t-il sans croyance ? La République peut-elle se construire sans une foi irréductible de ses citoyens en la vertu et la morale ? Dans une véritable République qui promeut Liberté, Égalité et Fraternité, la tâche semble complexe.

Le peuple n’existe pas en soi mais il lui est proposé de se construire autour d’un idéal politique. En cela, il devient un élément normatif. Il n’est plus, il doit être. Il doit s’articuler autour de ce qui l’unit. Dans une République, cela ne peut être ni l’ethnie, ni la simple appartenance écrite à la nation. Être Français, c’est être républicain. Chose bien plus aisée à proclamer qu’à réaliser…

Si la religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté, elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.

En cela, la religion a mieux réussi que la République à être vécue par les Français, à être sacralisée autour de rituels, de fêtes auxquelles le peuple est parvenu à s’identifier. Sur cet aspect, elle joue un rôle politique. Elle associe les membres d’une communauté autour d’une croyance mutuelle en Dieu et des valeurs que son existence invite à promouvoir. La religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté. Elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.

Aujourd’hui encore, le peuple semble ainsi bien davantage touché par les fêtes catholiques – quoique désormais catholiques zombies [6] – de Noël que par la fête nationale, laquelle se limite d’ailleurs à quelque défilé militaire qui ne rassemble pas de grandes foules de citoyens. Comme durant la Révolution, la République « flotte dans le vide » selon les termes de Marcel Gauchet [7]. La fête de l’Être suprême serait donc ce subtil mélange de rituels religieux et de République. Ce serait alors une bonne explication de son franc succès.

La République contre la religion ?

S’opposer à la religion revient à se retrouver face à un dilemme pour les Révolutionnaires. Est-il possible d’établir une société sans le catholicisme, religion d’État sous l’Ancien Régime ? Est-ce alors se résoudre à l’athéisme ? Le culte de l’Être suprême est donc l’exemple et l’incarnation logique d’une volonté républicaine de construire une nouvelle société. La République est donc non seulement un régime politique, mais c’est aussi une manière de percevoir la nation. On ne peut pas faire la Révolution sans vouloir promouvoir un nouveau modèle de société.

Ce nouveau modèle se devra donc de faire contrepoids face à la puissante Église, elle-même institution politique et sociale mais qui n’implique pas les vertus requises du citoyen républicain. Robespierre critique ainsi la religion catholique : « Combien le Dieu de la nature est différent du Dieu des prêtres ! […]. Les prêtres ont créé Dieu à leur image : ils l’ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel et implacable […]. Le sceptre et l’encensoir ont conspiré pour déshonorer le ciel et pour usurper la terre [8] ». C’est donc justement du fait de sa croyance en Dieu que Robespierre dénonce l’Église.

La critique adressée par Robespierre n’est cependant pas aussi rugueuse que celle de Rousseau, dont il se revendique. Rousseau, de son côté, critique la religion catholique car elle est incapable de s’intégrer politiquement [9]. On retrouve donc chez Robespierre l’expression de l’utilité d’une organisation religieuse dans l’État, là où Rousseau s’en méfie.

« Le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République. » (Robespierre, Discours du 18 floréal an II)

Que reste-t-il donc s’il n’y a plus de catholicisme ? Peut-on former une société vertueuse sans croyance ? C’est la critique qu’adresse Robespierre à l’athéisme, vu comme tout autant incapable que la religion catholique d’établir le lien social. Selon lui, l’athéisme manque de compassion pour les citoyens pauvres. La religion reste un moyen pour le peuple de croire à une paix future, tandis que l’aristocrate à la vie paisible n’a pas besoin de la foi en un avenir meilleur [10]. Pour Robespierre, la croyance catholique en un Dieu se comprend donc d’autant plus. Si l’accaparement de cette foi par le clergé est condamné, la foi elle-même n’est pas en cause. D’autant qu’elle est la manifestation d’une orientation de l’homme vers la morale : « le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République [11] » (Discours du 18 floréal an II).

Ainsi, c’est l’immoralité des aristocrates et du clergé qui est à remettre en cause. Ce n’est pas la foi en un Dieu qui est la base de la morale, et donc de la vertu. La religion est à comprendre comme compassion envers le peuple, et comme outil de construction d’une société juste et vertueuse. Cette société, la République, doit donc être capable de mobiliser le peuple afin qu’il s’en imprègne.

La finalité révolutionnaire

La religion civile n’est pas, pour les jacobins qui la défendent, seulement bonne en théorie, mais elle est aussi un moyen d’instituer la République dans les esprits au-delà des lois. La Révolution est censée faire aboutir une nouvelle société plus vertueuse. La religion civile, ici le culte de l’Être suprême, peut être vue comme étant la clé pour parvenir à cette fin, la finalité révolutionnaire. Marcel Gauchet, dans son Robespierre, révèle que si Robespierre était plus idéaliste sur la question de la religion civile, c’est davantage Saint-Just qui ajouta à l’idéel un constat « sociologique ». La Révolution n’est pas finie, elle « a été décrétée, mais elle n’est pas fondée. Elle flotte dans le vide. Elle apparaît dépourvue de l’ancrage dans les conduites spontanées des citoyens sans lequel un régime aussi exigeant ne peut durablement vivre. Comment combler ce vide ? Comment rendre immédiate et familière l’identification du citoyen au bien de la patrie qui le détournera de l’égoïsme et instaurera le règne de la vertu ? [12] ».

La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, qu’elle soit temporelle ou idéelle.

Ce n’est pas par hasard que la vision familière du culte de l’Être suprême se résume souvent à sa fête. La fête de l’Être suprême connut un succès surprenant. Cette réussite s’explique-t-elle par le désir du peuple français d’en terminer avec la Terreur ? Ou s’agit-il de la révélation que la religion civile est effectivement le moyen par lequel le peuple citoyen se saisit de ce qui le fait peuple, la République ? Ces deux arguments semblent contradictoires mais peuvent se révéler complémentaires. La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, temporelle ou idéelle. Quoi de mieux qu’une fête pour consacrer pleinement l’esprit de la République ?

L’État français, aussi laïc soit-il aujourd’hui, est-il parvenu à faire table rase des rituels et des fêtes religieuses ? L’apparition de la statue de la sagesse au milieu des cendres des figures de l’athéisme [13] n’est-elle pas rien d’autre que des cadeaux républicains sous le sapin de la nation ?

La religion civile : du Rousseau dans le texte

L’idée d’une religion civile ne provient évidemment pas de Robespierre. Celui-ci ne cache d’ailleurs jamais son héritage rousseauiste. L’idée évoque aujourd’hui une aversion au motif qu’elle amène nécessairement à une forme d’autoritarisme. Elle peut cependant tout à fait s’expliquer du point de vue de la théorie républicaine de Jean-Jacques Rousseau.

C’est à la fin du Contrat social, au chapitre 8 du livre IV, que Rousseau évoque l’idée d’une religion civile. Robespierre la reprend dans son rapport sur les idées religieuses et morales. En effet, l’aversion pour l’athéisme est un trait commun aux deux individus. Rousseau exprime tout autant l’empathie constatée chez Robespierre : « Les grands, les riches, les heureux du siècle, seraient charmés qu’il n’y eût point de Dieu ; mais l’attente d’une autre vie console de celle-ci le peuple et le misérable. Quelle cruauté de lui ôter encore cet espoir [14] ». Toutefois, l’idée d’une religion civile n’est en rien un moyen de faire croire en une vie meilleure. Ce culte permet, pour Rousseau comme pour Robespierre, d’instaurer l’unité de la nation, et donc de définir un peuple. Citons notamment le brouillon de son chapitre sur la religion civile [15] :

« Sitôt que les hommes vivent en société il leur faut une religion qui les y maintienne. Jamais peuple n’a subsisté ni ne subsistera sans religion et si on ne lui en donnait point, de lui-même il s’en ferait une ou serait bientôt détruit. Dans tout État qui peut exiger de ses membres le sacrifice de leur vie celui qui ne croit point de vie à venir est nécessairement un lâche ou un fou; mais on ne sait que trop à quel point l’espoir de la vie à venir peut engager un fanatique à mépriser celle-ci. Ôtez ses visions à ce fanatique et donnez-lui ce même espoir pour prix de la vertu vous en ferez un vrai citoyen. »

Cette citation synthétise assez bien les points communs de Rousseau et de Robespierre sur la question de la religion civile. D’une part, la religion est naturelle. Si les hommes composent et forment des peuples, ceux-ci se construisent autour d’organisations religieuses sans lesquelles ils ne pourraient même pas survivre. D’autre part, on perçoit ici à nouveau l’idée que la religion civile puisse être le moyen du patriotisme. Comme le montre Ghislain Waterlot, « la guerre est une possibilité qui menace toujours les nations; ce qui veut dire que n’importe quel État doit pouvoir compter sur le consentement de ses membres au sacrifice de leur vie en cas de menace. Or Rousseau pense que sans la foi en une vie à venir, on ne peut guère compter sur le sacrifice des citoyens. La foi en l’immortalité de l’âme conditionne la possibilité du sacrifice. » [16]

Faire nation

On peut en fait assez bien comprendre l’idée d’une religion civile dans la perspective rousseauiste : et si la croyance en l’Être suprême, et son culte, était la croyance en l’État ? En sa capacité à nous protéger en tant que membres d’une même nation ? D’une certaine manière, n’est-ce pas là toute la subtilité contractualiste ? En effet, le contrat passé entre l’État et le peuple ne vaut que par la capacité de l’État à protéger les individus, des menaces externes (la guerre) comme internes (la faim ou la maladie). Or, le contrat suppose donc que l’individu sacrifie une partie de sa liberté afin de garantir celle de la collectivité, de la nation.

La religion civile peut être comprise comme l’aboutissement final du contrat social. La croyance en l’Être suprême, et son culte, est la légitimation donnée à l’État dans le cadre du contrat, en plus d’être la signification de la vertu des individus qui composent le peuple subordonné par le contrat. La croyance en l’Être suprême est ainsi la croyance du peuple dans le peuple. Dans ce cas, la démocratie prend une autre dimension. En plus d’être le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple, elle est aussi sa croyance en lui-même à travers la religion civile.

Estampe anonyme, Bibliothèque Nationale de France.

Par ailleurs, la dimension contractualiste ajoutée au culte de l’Être suprême laisse penser que celui-ci n’est en rien l’expression d’une visée autoritaire. On trouve des références à la vertu comme principe régulateur des sociétés chez des penseurs bien davantage libéraux que Rousseau, comme Montesquieu. Pour lui, elle « n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois [17] ». Le culte de l’Être suprême peut ainsi se comprendre comme un culte voué au texte fondateur de la République, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

De nos jours, le culte de l’Être suprême est considéré comme partie prenante d’une forme d’autoritarisme d’État. C’est parce qu’il est associé plus fréquemment à la Terreur qu’à la théorie de Jean-Jacques Rousseau. Replacé dans son contexte, il n’a pourtant rien de radical. Il est une manifestation de l’amour pour les siens et pour la patrie. Il peut dès lors être compris comme une alternative patriotique aux religions.

Bien entendu, il est difficile de parler du culte de l’Être suprême en le séparant du contexte de la Terreur. Ainsi, tenter de s’éloigner le mieux et le plus possible du personnage de Robespierre et de son ambivalence lors de cette période décisive, permet de repenser le culte de l’Être suprême comme l’une des manifestations du républicanisme sous la Révolution française. C’est d’ailleurs la séparation d’avec ce cadre qui entraîne un irréparable anachronisme entre l’idée et son contexte.

L’idée d’un culte de l’Être suprême et de la République prête aujourd’hui davantage à sourire. Elle révèle en réalité avant tout la contradiction fondamentale de la République Française. Celle-ci nous invite à nous considérer collectivement comme citoyens d’un même peuple. Toutefois, on s’interroge encore sur sa capacité à nous constituer comme peuple. Une réflexion sur la foi républicaine en l’Être suprême et la fête qui l’a accompagnée semble être une clé pour comprendre un problème posé dès la proclamation de la République en France : la création d’un régime politique par le haut, sans l’imprégnation du pilier sur lequel devrait avant tout reposer la République, le peuple.

Notes :

[1] On peut d’ailleurs toujours lire la mention de l’Être suprême dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui figure toujours en préambule de notre Constitution.

[2] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.

[3] Robespierre, M.. Rapport sur les idées religieuses et morales (7 mai 1793).

[4] Le Vent se lève « La Révolution Française n’est pas finie : entretien avec Thomas Branthôme »

[5] Sade, A. « Français, encore un effort si vous voulez être Républicains » dans La Philosophie dans le boudoir, GF Flammarion.

[6] Pour reprendre le fameux terme qu’emploie Emmanuel Todd pour désigner l’ensemble des usages du catholicisme restés dans une France en voie de sécularisation.

[7] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.

[8] Discours du 18 floréal an II, cité dans Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.

[9] « La loi chrétienne est au fond plus nuisible qu’utile à la forte constitution de l’État » dans Rousseau J-J. Du Contrat Social

[10] Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.

[11] Ibid.

[12] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.

[13] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.

[14] Rousseau, Lettre à Deleyre, 1758.

[15] Cité lors de la conférence de Ghislain Waterlot (Université de Genève) « La religion civile de Jean-Jacques Rousseau » donnée aux Charmettes, le 20 juin 2009.

[16] Ibid.

[17] Cité par Lucien Jaumes dans Robespierre chez « Machiavel ? Le culte de l’Être suprême et le «retour aux principes ».


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Rousseau : « De la souveraineté »

Sept ans après son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau livre en 1762 avec Du Contrat social, un chef d’œuvre de l’histoire des idées politiques. Nourri et inspiré en premier lieu par la pensée des anciens et par les traditions héritées de l’Antiquité, son Contrat social n’en livre pas moins une contribution décisive à l’avènement de la modernité politique. Les extraits des livres I et II reproduits ici dans le cadre de notre série « Les grands textes » témoignent de la puissance de la pensée rousseauiste dont les principes ont profondément influencé la Révolution française et la théorie démocratique.


Chapitre 1.6 – Du pacte social

Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister ; et le genre humain périrait s’il ne changeait de manière d’être. Or, comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autre moyen, pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert. Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs ; mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté, ramenée à mon sujet, peut s’énoncer en ces termes : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. » Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution. Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu’elles n’aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues, jusqu’à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits, et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça. Ces clauses, bien entendues, se réduisent toutes à une seule – savoir, l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous ; et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle peut l’être, et nul associé n’a plus rien à réclamer : car, s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il n’y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun, étant en quelque point son propre juge, prétendrait bientôt l’être en tous ; l’état de nature subsisterait, et l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine. Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne ; et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a. Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. » À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de cité, et prend maintenant celui de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. À l’égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens, comme participant à l’autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l’État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l’un pour l’autre ; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision.

 

Chapitre 1.7 – Du souverain

On voit, par cette formule, que l’acte d’association renferme un engagement réciproque du public avec les particuliers, et que chaque individu, contractant pour ainsi dire avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport : savoir, comme membre du souverain envers les particuliers, et comme membre de l’État envers le souverain. Mais on ne peut appliquer ici la maxime du droit civil, que nul n’est tenu aux engagements pris avec lui-même ; car il y a bien de la différence entre s’obliger envers soi ou envers un tout dont on fait partie. Il faut remarquer encore que la délibération publique, qui peut obliger tous les sujets envers le souverain, à cause des deux différents rapports sous lesquels chacun d’eux est envisagé, ne peut, par la raison contraire, obliger le souverain envers lui-même et que, par conséquent, il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne puisse enfreindre. Ne pouvant se considérer que sous un seul et même rapport, il est alors dans le cas d’un particulier contractant avec soi-même ; par où l’on voit qu’il n’y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social. Ce qui ne signifie pas que ce corps ne puisse fort bien s’engager envers autrui, en ce qui ne déroge point à ce contrat ; car, à l’égard de l’étranger, il devient un être simple, un individu. Mais le corps politique ou le souverain, ne tirant son être que de la sainteté du contrat, ne peut jamais s’obliger, même envers autrui, à rien qui déroge à cet acte primitif, comme d’aliéner quelque portion de lui-même, ou de se soumettre à un autre souverain. Violer l’acte par lequel il existe, serait s’anéantir ; et qui n’est rien ne produit rien. Sitôt que cette multitude est ainsi réunie en un corps, on ne peut offenser un des membres sans attaquer le corps, encore moins offenser le corps sans que les membres s’en ressentent. Ainsi le devoir et l’intérêt obligent également les deux parties contractantes à s’entraider mutuellement ; et les mêmes hommes doivent chercher à réunir, sous ce double rapport, tous les avantages qui en dépendent. Or, le souverain, n’étant formé que des particuliers qui le composent, n’a ni ne peut avoir d’intérêt contraire au leur ; par conséquent, la puissance souveraine n’a nul besoin de garant envers les sujets, parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire à tous ses membres ; et nous verrons ci-après qu’il ne peut nuire à aucun en particulier. Le souverain, par cela seul qu’il est, est toujours ce qu’il doit être. Mais il n’en est pas ainsi des sujets envers le souverain, auquel, malgré l’intérêt commun, rien ne répondrait de leurs engagements, s’il ne trouvait des moyens de s’assurer de leur fidélité. En effet, chaque individu peut, comme homme, avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen ; son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l’intérêt commun ; son existence absolue, et naturellement indépendante, peut lui faire envisager ce qu’il doit à la cause commune comme une contribution gratuite, dont la perte sera moins nuisible aux autres que le payement ne sera onéreux pour lui ; et regardant la personne morale qui constitue l’État comme un être de raison, parce que ce n’est pas un homme, il jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ; injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique. Afin donc que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être libre, car telle est la condition qui, donnant chaque citoyen à la patrie, le garantit de toute dépendance personnelle, condition qui fait l’artifice et le Jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes les engagements civils, lesquels, sans cela, seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux plus énormes abus.

 

Chapitre 2.1 – Que la souveraineté est inaliénable

La première et la plus importante conséquence des principes ci-devant établis, est que la volonté générale peut seule diriger les forces de l’État selon la fin de son institution, qui est le bien commun ; car, si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possible. C’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social ; et s’il n’y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s’accordent, nulle société ne saurait exister. Or, c’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée. Je dis donc que la souveraineté, n’étant que l’exercice de la volonté générale, ne peut jamais s’aliéner, et que le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté.

En effet, s’il n’est pas impossible qu’une volonté particulière s’accorde sur quelque point avec la volonté générale, il est impossible au moins que cet accord soit durable et constant ; car la volonté particulière tend, par sa nature, aux préférences, et la volonté générale à l’égalité. Il est plus impossible encore qu’on ait un garant de cet accord, quand même il devrait toujours exister ; ce ne serait pas un effet de l’art, mais du hasard. Le souverain peut bien dire : « Je veux actuellement ce que veut un tel homme, ou du moins ce qu’il dit vouloir » ; mais il ne peut pas dire : « Ce que cet homme voudra demain, je le voudrai encore », puisqu’il est absurde que la volonté se donne des chaînes pour l’avenir, et puisqu’il ne dépend d’aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l’être qui veut. Si donc le peuple promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple ; à l’instant qu’il y a un maître, il n’y a plus de souverain, et dès lors le corps politique est détruit. Ce n’est point à dire que les ordres des chefs ne puissent passer pour des volontés générales, tant que le souverain, libre de s’y opposer, ne le fait pas. En pareil cas, du silence universel on doit présumer le consentement du peuple. Ceci s’expliquera plus au long.

 

Chapitre 2.2 – Que la souveraineté est indivisible

Par la même raison que la souveraineté est inaliénable, elle est indivisible ; car la volonté est générale, ou elle ne l’est pas ; elle est celle du corps du peuple, ou seulement d’une partie. Dans le premier cas, cette volonté déclarée est un acte de souveraineté et fait loi ; dans le second, ce n’est qu’une volonté particulière, ou un acte de magistrature ; c’est un décret tout au plus. Mais nos politiques ne pouvant diviser la souveraineté dans son principe, la divisent dans son objet : ils la divisent en force et en volonté, en puissance législative et en puissance, exécutive ; en droits d’impôt, de justice et de guerre ; en administration intérieure et en pouvoir de traiter avec l’étranger : tantôt ils confondent toutes ces parties, et tantôt ils les séparent. Ils font du souverain un être fantastique et formé de pièces rapportées ; c’est comme s’ils composaient l’homme de plusieurs corps, dont l’un aurait des yeux, l’autre des bras, l’autre des pieds, et rien de plus. Les charlatans du Japon dépècent, dit-on, un enfant aux yeux des spectateurs ; puis, jetant en l’air tous ses membres l’un après l’autre, ils font retomber l’enfant vivant et tout rassemblé. Tels sont à peu près les tours de gobelets de nos politiques ; après avoir démembré le corps social par un prestige digne de la foire, ils rassemblent les pièces on ne sait comment. Cette erreur vient de ne s’être pas fait des notions exactes de l’autorité souveraine, et d’avoir pris pour des parties de cette autorité ce qui n’en était que des émanations. Ainsi, par exemple, on a regardé l’acte de déclarer la guerre et celui de faire la paix comme des actes de souveraineté ; ce qui n’est pas puisque chacun de ces actes n’est point une loi, mais seulement une application de la loi, un acte particulier qui détermine le cas de la loi, comme on le verra clairement quand l’idée attachée au mot loi sera fixée. En suivant de même les autres divisions, on trouverait que, toutes les fois qu’on croit voir la souveraineté partagée, on se trompe ; que les droits qu’on prend pour des parties de cette souveraineté lui sont tous subordonnés, et supposent toujours des volontés suprêmes dont ces droits ne donnent que l’exécution. On ne saurait dire combien ce défaut d’exactitude a jeté d’obscurité sur les décisions des auteurs en matière de droit politique, quand ils ont voulu juger des droits respectifs des rois et des peuples sur les principes qu’ils avaient établis. Chacun peut voir, dans les chapitres III et IV du premier livre de Grotius, comment ce savant homme et son traducteur Barbeyrac s’enchevêtrent, s’embarrassent dans leurs sophismes, crainte d’en dire trop ou de n’en dire pas assez selon leurs vues, et de choquer les intérêts qu’ils avaient à concilier. Grotius, réfugié en France, mécontent de sa patrie, et voulant faire sa cour à Louis XIII, à qui son livre est dédié, n’épargne rien pour dépouiller les peuples de tous leurs droits et pour en revêtir les rois avec tout l’art possible. C’eût bien été aussi le goût de Barbeyrac, qui dédiait sa traduction au roi d’Angleterre Georges 1er. Mais, malheureusement, l’expulsion de Jacques II, qu’il appelle abdication, le forçait à se tenir sur la réserve, à gauchir, à tergiverser, pour ne pas faire de Guillaume un usurpateur. Si ces deux écrivains avaient adopté les vrais principes, toutes les difficultés étaient levées, et ils eussent été toujours conséquents ; mais ils auraient tristement dit la vérité, et n’auraient fait leur cour qu’au peuple. Or, la vérité ne mène point à la fortune, et le peuple ne donne ni ambassades, ni chaires, ni pensions.

 

Chapitre 2.3 – Si la volonté générale peut errer

Il s’ensuit de ce qui précède que la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique : mais il ne s’ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude. On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours : jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et c’est alors seulement qu’il paraît vouloir ce qui est mal. Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun ; l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne. Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l’État : on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations. Les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes les autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ; alors il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui l’emporte n’est qu’un avis particulier. Il importe donc, pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État, et que chaque citoyen n’opine que d’après lui ; telle fut l’unique et sublime institution du grand Lycurgue. Que s’il y a des sociétés partielles, il en faut multiplier le nombre et en prévenir l’inégalité, comme firent Solon, Numa, Servius. Ces précautions sont les seules bonnes pour que la volonté générale soit toujours éclairée, et que le peuple ne se trompe point.

 

Chapitre 2.4 – Des bornes du pouvoir souverain

Si l’État ou la cité n’est qu’une personne morale dont la vie consiste dans l’union de ses membres, et si le plus important de ses soins est celui de sa propre conservation, il lui faut une force universelle et compulsive pour mouvoir et disposer chaque partie de la manière la plus convenable au tout. Comme la nature donne à chaque homme un pouvoir absolu sur tous ses membres, le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens ; et c’est ce même pouvoir qui, dirigé par la volonté générale, porte, comme j’ai dit, le nom de souveraineté. Mais, outre la personne publique, nous avons à considérer les personnes privées qui la composent, et dont la vie et la liberté sont naturellement indépendantes d’elle. Il s’agit donc de bien distinguer les droits respectifs des citoyens et du souverain, et les devoirs qu’ont à remplir les premiers en qualité de sujets, du droit naturel dont ils doivent jouir en qualité d’hommes. On convient que tout ce que chacun aliène, par le pacte social, de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté ; mais il faut convenir aussi que le souverain seul est juge de cette importance. Tous les services qu’un citoyen peut rendre à l’État, il les lui doit sitôt que le souverain les demande ; mais le souverain, de son côté, ne peut charger les sujets d’aucune chaîne inutile à la communauté : il ne peut pas même le vouloir ; car, sous la loi de raison, rien ne se fait sans cause, non plus que sous la loi de nature. Les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce qu’ils sont mutuels ; et leur nature est telle qu’en les remplissant on ne peut travailler pour autrui sans travailler aussi pour soi. Pourquoi la volonté générale est-elle toujours droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot, chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour tous ? Ce qui prouve que l’égalité de droit et la notion de justice qu’elle produit dérivent de la préférence que chacun se donne, et par conséquent de la nature de l’homme; que la volonté générale, pour être vraiment telle, doit l’être dans son objet ainsi que dans son essence; qu’elle doit partir de tous pour s’appliquer à tous ; et qu’elle perd sa rectitude naturelle lorsqu’elle tend à quelque objet individuel et déterminé, parce qu’alors, jugeant de ce qui nous est étranger, nous n’avons aucun vrai principe d’équité qui nous guide. En effet, sitôt qu’il s’agit d’un fait ou d’un droit particulier sur un point qui n’a pas été réglé par une convention générale et antérieure, l’affaire devient contentieuse : c’est un procès où les particuliers intéressés sont une des parties, et le public l’autre, mais où je ne vois ni la loi qu’il faut suivre, ni le juge qui doit prononcer. Il serait ridicule de vouloir alors s’en rapporter à une expresse décision de la volonté générale, qui ne peut être que la conclusion de l’une des parties, et qui par conséquent n’est pour l’autre qu’une volonté étrangère, particulière, portée en cette occasion à l’injustice et sujette à l’erreur. Ainsi, de même qu’une volonté particulière ne peut représenter la volonté générale, la volonté générale à son tour change de nature, ayant un objet particulier, et ne peut, comme générale, prononcer ni sur un homme ni sur un fait. Quand le peuple d’Athènes, par exemple, nommait ou cassait ses chefs, décernait des honneurs à l’un, imposait des peines à l’autre, et, par des multitudes de décrets particuliers, exerçait indistinctement tous les actes du gouvernement, le peuple alors n’avait plus de volonté générale proprement dite ; il n’agissait plus comme souverain, mais comme magistrat. Ceci paraîtra contraire aux idées communes ; mais il faut me laisser le temps d’exposer les miennes. On doit concevoir par là que ce qui généralise la volonté est moins le nombre des voix que l’intérêt commun qui les unit ; car, dans cette institution, chacun se soumet nécessairement aux conditions qu’il impose aux autres ; accord admirable de l’intérêt et de la justice, qui donne aux délibérations communes un caractère d’équité qu’on voit s’évanouir dans la discussion de toute affaire particulière, faute d’un intérêt commun qui unisse et identifie la règle du juge avec celle de la partie. Par quelque côté qu’on remonte au principe, on arrive toujours à la même conclusion ; savoir, que le pacte social établit entre les citoyens une telle égalité, qu’ils s’engagent tous sous les mêmes conditions et doivent jouir tous des mêmes droits. Ainsi, par la nature du pacte, tout acte de souveraineté, c’est-à-dire tout acte authentique de la volonté générale, oblige ou favorise également tous les citoyens ; en sorte que le souverain connaît seulement le corps de la nation, et ne distingue aucun de ceux qui la composent. Qu’est-ce donc proprement qu’un acte de souveraineté ? Ce n’est pas une convention du supérieur avec l’inférieur, mais une convention du corps avec chacun de ses membres ; convention légitime, parce qu’elle a pour base le contrat social ; équitable, parce qu’elle est commune à tous ; utile, parce qu’elle ne peut avoir d’autre objet que le bien général ; et solide, parce qu’elle a pour garant la force publique et le pouvoir suprême. Tant que les sujets ne sont soumis qu’à de telles conventions, ils n’obéissent à personne, mais seulement à leur propre volonté : et demander jusqu’où s’étendent les droits respectifs du souverain et des citoyens, c’est demander jusqu’à quel point ceux-ci peuvent s’engager avec eux-mêmes, chacun envers tous, et tous envers chacun d’eux. On voit par là que le pouvoir souverain, tout absolu, tout sacré, tout inviolable qu’il est, ne passe ni ne peut passer les bornes des conventions générales, et que tout homme peut disposer pleinement de ce qui lui a été laissé de ses biens et de sa liberté par ces conventions ; de sorte que le souverain n’est jamais en droit de charger un sujet plus qu’un autre, parce qu’alors, l’affaire devenant particulière, son pouvoir n’est plus compétent. Ces distinctions une fois admises, il est si faux que dans le contrat social il y ait de la part des particuliers aucune renonciation véritable, que leur situation, par l’effet de ce contrat, se trouve réellement préférable à ce qu’elle était auparavant, et qu’au lieu d’une aliénation ils n’ont fait qu’un échange avantageux d’une manière d’être incertaine et précaire contre une autre meilleure et plus sûre, de l’indépendance naturelle contre la liberté, du pouvoir de nuire à autrui contre leur propre sûreté, et de leur force, que d’autres pouvaient surmonter, contre un droit que l’union sociale rend invincible. Leur vie même, qu’ils ont dévouée à l’État, en est continuellement protégée ; et lorsqu’ils l’exposent pour sa défense, que font-ils alors que lui rendre ce qu’ils ont reçu de lui ? Que font-ils qu’ils ne fissent plus fréquemment et avec plus de danger dans l’état de nature, lorsque, livrant des combats inévitables, ils défendraient au péril de leur vie ce qui leur sert à la conserver ? Tous ont à combattre, au besoin, pour la patrie, il est vrai ; mais aussi nul n’a jamais à combattre pour soi. Ne gagne-t-on pas encore à courir, pour ce qui fait notre sûreté, une partie des risques qu’il faudrait courir pour nous-mêmes sitôt qu’elle nous serait ôtée ?

Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, ou Principes du droit politique, 1762.
Édition électronique, réalisée par Jean-Marie Tremblay, 24 février 2002, disponible en ligne.


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Le retour de la souveraineté

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Gustave Courbet, La mer orageuse dit aussi La vague (1869). Musée d’Orsay.

La crise sanitaire engendrée par la propagation du coronavirus à travers le monde bouscule les représentations politiques. Ce changement se traduit, en France, par un renouveau de l’idée de souveraineté. Retour sur un concept qui a une longue histoire et qui peut prendre des formes bien différentes.


Une brève histoire de la souveraineté

La souveraineté est une notion qui a d’abord été théorisée par l’Église autour du Vème siècle après J.-C.. À cette époque, le pape régnait de manière souveraine : il pouvait faire et défaire les lois sur l’ensemble de la chrétienté, et ce, sans partager son pouvoir. Cette souveraineté, qui tirait sa force et sa légitimité d’une idée métaphysique, Dieu, s’affranchissait donc des frontières. Elle était supranationale.

Cette toute-puissance papale entre en conflit, au cours des siècles suivants, avec le pouvoir des dirigeants séculiers. Pour ne pas avoir à partager leur pouvoir avec les papes, les rois de France introduisent une dimension religieuse dans leurs fonctions : à partir de Pépin le Bref (roi des Francs de 751 à 768), les rois sont oints, à la manière du Christ (Christos en grec veut dire « celui qui est oint »). Tout comme le Christ avait deux corps, l’un physique et l’autre symbolique, constitué par la chrétienté, le roi a deux corps, l’un physique et l’autre symbolique, constitué par le royaume unifié. Ainsi, même si la personne physique du roi vient à disparaître, son corps politique continue d’exister : c’est le sens de la fameuse formule « le roi est mort, vive le roi ! » . Cette théorie des deux corps du roi avait déjà été formulée à l’époque médiévale (par le philosophe Jean de Salisbury, par exemple) et a été analysée en détails par l’historien Ernst Kantorowicz dans un ouvrage éponyme. Au cours de ce processus, la souveraineté acquiert un caractère territorial.

Bodin, en participant à la légitimation d’un pouvoir absolu qui se concrétisera sous le règne de Louis XIV (1643-1715), est l’un des premiers à distinguer le type de gouvernement de l’État.

Avec l’avènement de l’ère moderne, la conception de la souveraineté connaît de profondes modifications. En 1576, Jean Bodin publie une des premières théories modernes de la souveraineté dans Les Six Livres de la République. La souveraineté y est définie comme « puissance absolue et éternelle » de la République, au sens de communauté politique, permettant de « faire et casser la loy ». Pour ne pas affaiblir cette puissance, l’organisation des pouvoirs qui convient ne peut être que monarchique. La souveraineté est donc royale et, en raison de son caractère absolu, indivisible. Bodin, en participant à la légitimation d’un pouvoir absolu qui se concrétisera sous le règne de Louis XIV (1643-1715), est l’un des premiers à distinguer le type de gouvernement de l’État, bien qu’il utilise peu ce dernier concept.

Au tournant du siècle, il existe pourtant d’autres conceptions de la souveraineté. Par exemple, celle de Johannes Althusius, qu’il détaille dans son ouvrage Politica methodice digesta, publié en 1603. Pour lui, la politique se définit comme « l’art d’établir, de cultiver et de conserver entre les hommes la vie sociale qui doit les unir ». Les droits de souveraineté doivent donc revenir au peuple, entité jugée la mieux à même de renforcer sa propre vitalité.

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Jean-Jacques Rousseau. Portrait au pastel de Maurice-Quentin de La Tour, musée Antoine Lécuyer (1753).

L’œuvre philosophique de Jean-Jacques Rousseau, qui a fortement influencé un des mouvements politiques moteurs de la Révolution française, à savoir le jacobinisme, crée une rupture dans la conceptualisation de la souveraineté. Dans Du contrat social ou Principes du droit politique (1762), il imagine un régime politique égalitaire, de démocratie directe : « [Le contrat social] produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres […] prend maintenant [le nom] de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. »

Tout comme chez Althusius, la souveraineté revêt donc chez Rousseau un caractère populaire, l’exercice du pouvoir étant issu de la volonté générale. Cependant, avec Althusius, la souveraineté ne tire pas sa force des individus mais plutôt des différents corps constituants la société. Il n’est pas question d’indivisibilité de la communauté politique.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, rédigée le 4 Août 1789, dispose que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ».

La nature de la souveraineté change radicalement avec la Révolution française mais, malgré l’apport de Rousseau, elle ne devient pas pour autant populaire. Alors royale, celle-ci devient nationale : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (qui fait d’ailleurs encore partie du bloc de constitutionnalité), rédigée le 4 Août 1789, dispose que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ». Cela permet aux représentants de la nation de s’arroger un droit constituant, autrefois réservé au roi. Le pouvoir reste in fine séparé de la société.

Bien plus tard en Allemagne, dans le contexte instable de la République de Weimar (1919-1933), Carl Schmitt redéfinit le souverain comme celui « qui décide de l’état d’exception ». Autrement dit, dans la théorie schmittienne, le souverain est l’autorité transcendante à même de sortir du cadre légal.

L’idée de souveraineté a donc traversé les époques avec des caractéristiques changeantes : populaire, royale, nationale, supranationale, transcendante etc. Elle resurgit dans la période actuelle, marquée par l’incapacité de l’État de protéger correctement sa population sur le plan sanitaire à cause, en particulier, de sa dépendance aux importations de matériel médical (masques et respirateurs artificiels notamment).

La souveraineté, remise au goût du jour à la faveur de la crise

Emmanuel Macron a déclaré le 31 mars dernier : « Nous devons rebâtir notre souveraineté nationale et européenne.[1] » Considérant l’échec de la stratégie de dépendance aux importations, il expliquait, dans la même allocution, qu’il était nécessaire de produire davantage en France et en Europe. Cela permettrait à la France de retrouver son indépendance. Par ces propos, dont il faut cependant souligner le caractère exceptionnel car prononcés en période de crise, Emmanuel Macron indique que, pour La République En Marche (LREM), la souveraineté est synonyme d’indépendance et qu’elle appelle une forme de patriotisme économique devant s’inscrire, selon les cas, dans le cadre du territoire français ou européen.

Arnaud Montebourg a une conception de la souveraineté différente de celle partagée par les membres de LREM et de PP : tandis que pour les seconds la souveraineté peut se déployer dans un cadre national ou européen, elle ne peut s’exercer, pour lui, qu’au niveau national.

À la gauche d’Emmanuel Macron, Raphaël Glucksmann, député européen de Place publique (PP), affirme dans une interview publiée le 12 avril que « si nous n’arrivons pas à faire bouger les lignes à Bruxelles sur certains sujets, l’Europe devra redonner aux États et aux nations leur souveraineté. Sur d’autres, comme la transformation écologique, au contraire, la souveraineté devra être européenne ». Il ajoute que « la question fondamentale est celle de la souveraineté. Mais, contrairement à ce que prétendent les nationalistes, cette souveraineté peut exister à différents niveaux. Des grands chantiers communs peuvent être menés à l’échelle européenne. Ainsi, sur le Green Deal, les institutions communautaires doivent faire un bond fédéral, imposer des objectifs communs aux États et être désormais seules comptables » et place un signe égal entre indépendance et souveraineté[2]. LREM et PP semblent donc partager une même conception de la souveraineté.

Mais toutes les voix, à gauche, ne sont pas identiques. Arnaud Montebourg, qui était resté en retrait de la vie politique ces dernières années, nuance ce point de vue. Pour lui, la souveraineté est certes synonyme d’indépendance mais elle s’inscrit dans le cadre de la nation. Le 7 avril lors d’un entretien à Libération, après avoir dénoncé l’hypocrisie d’Emmanuel Macron et prôné une forme de patriotisme économique avec relocalisation de la production, le journaliste lui pose la question : « Vous diriez-vous désormais « souverainiste » ? » Il répond alors : « J’utilise le mot d’« indépendance ». Être indépendant, c’est ne pas dépendre des autres, décider pour nous-mêmes. La France, pays libre, n’a pas vocation à être assujettie aux décisions des autres. […] L’exercice de la souveraineté est un de nos fondements depuis la Révolution française qui l’a conquise sur les monarques.[3] » Il ajoute peu après que cette indépendance se décline à plusieurs niveaux : militaire et stratégique, technologique et numérique. L’ancien ministre socialiste semble donc avoir une conception de la souveraineté différente de celle partagée par les membres de LREM et de PP : tandis que pour les seconds la souveraineté peut se déployer, selon les cas, dans un cadre national ou européen, elle ne peut s’exercer, pour Arnaud Montebourg, qu’au niveau national car, dans le cas contraire, cela signifierait être dépendant d’autres pays. Cela conduirait même à revenir sur un acquis de la Révolution.

La souveraineté est un concept mis en avant depuis longtemps par Jean-Luc Mélenchon. Elle a, chez lui, un caractère national mais aussi populaire.

Emmanuel Maurel, député européen de la France insoumise (LFI) et de la Gauche Républicaine et Socialiste (GRS), et Éric Coquerel, député de LFI, le rejoignent[4]. Jean-Luc Mélenchon souligne également que « la souveraineté a un lien avec l’indépendance » et tient à la distinguer du nationalisme guerrier[5]. La souveraineté est un concept mis en avant depuis longtemps par Jean-Luc Mélenchon. Elle a, chez lui, un caractère national lorsqu’il plaide, par exemple, pour une indépendance de la France en termes alimentaire, militaire ou encore énergétique, en investissant dans les énergies renouvelables pour ne plus dépendre des importations de combustibles mais aussi populaire. Après tout, son slogan à l’élection présidentielle de 2012 était « Prenez le pouvoir », celui de 2017 « La France insoumise, le peuple souverain » et le programme qu’il défendait comportait, entre autres, une forme de référendum d’initiative citoyenne (RIC).

Ce retour en force de la souveraineté n’est cependant pas exempt de critiques, provenant notamment de l’extrême gauche. « Les frontières ne nous prémunissent pas du capitalisme » a pu ainsi dire Olivier Besancenot, ancien porte-parole du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), avant de prendre l’exemple des États-Unis de Donald Trump. La souveraineté, conçue comme simple inscription de la lutte contre le capitalisme au sein des frontières nationales, n’est pas la priorité du NPA. Toutefois, si on se fie à une entrevue du même acteur datant du 3 juin 2019, la souveraineté, si elle est considérée dans son aspect populaire, semble constituer un point d’accord entre Olivier Besancenot et Jean-Luc Mélenchon : « La question du souverainiste, si c’est pour parler de souveraineté populaire, ça ne me gêne pas. La souveraineté populaire, c’est la possibilité d’avoir une incursion de centaine de milliers de personnes pour reprendre le pouvoir démocratique, économique et répartir les richesses.[6] »

Pour les Verts, la souveraineté paraît être attachée à un cadre national et sa défense vue comme un germe de repli nationaliste, incompatible avec une politique écologique digne de ce nom.

Le son de cloche est semblable chez Europe Écologie – Les Verts (EELV), si l’on s’en remet à l’opposition que trace David Cormand (député européen EELV) entre « une gauche d’inspiration jacobine, souverainiste et qui s’épanouirait à l’échelle de l’État-nation », synonyme de régression, et une alternative écologique qui nécessiterait de mettre en place un fédéralisme européen et une décentralisation accrue[7]. Éric Piolle, maire EELV de Grenoble, répond pour sa part que « la question du rapport au territoire est importante. L’avenir industriel de la France est clé. […] J’aborde la question de la souveraineté par celle de puissance des territoires. On le voit avec le Covid : l’agilité est là, elle ne demande qu’à être débridée. Les frontières ne nous protégeront pas des virus, ni des catastrophes climatiques. Il faut relocaliser, équiper nos territoires.[8] » Pour les Verts, la souveraineté paraît être attachée à un cadre national et sa défense vue comme un germe de repli nationaliste, incompatible avec une politique écologique digne de ce nom.

La quasi-totalité du champ politique examiné est donc d’accord sur un point, unique, en ce qui concerne la souveraineté, que ce concept soit défendu ou vilipendé : celle-ci consiste, en partie ou en totalité, en la défense d’intérêts nationaux. Pour le reste, c’est surtout la diversité des conceptions qui domine et peu se réclament d’une souveraineté nationale et populaire.

Pour une souveraineté nationale-populaire

La défense d’une conception nationale-populaire de la souveraineté et d’une politique visant à l’affirmer semble plus que jamais d’actualité et serait un formidable moteur de changement. Pour s’en convaincre, il suffit de songer au mouvement des gilets jaunes et à leur revendication principale : le RIC, ou encore à l’intérêt politique (voire la passion) que suscite l’échelon national, ce que l’on peut observer en comparant les taux de participation aux différentes élections (élections législatives exclues[9]) : 77 % des inscrits sur les listes électorales ont voté au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, 50% aux dernières élections européennes, 63% au premier tour des élections municipales de 2014[10], 50% aux premiers tours des dernières élections régionales et départementales.

Une politique visant à rétablir la souveraineté sous sa forme nationale-populaire s’accorderait avec une telle conception de l’internationalisme.

Le cadre national semble être le plus adapté pour impulser des changements politiques d’envergure, y compris dans une perspective internationaliste, pour peu que l’on comprend celle-ci comme le développement de relations d’abord amiables, puis fraternelles, entre les nations. Une politique visant à rétablir la souveraineté sous sa forme nationale-populaire s’accorderait avec une telle conception de l’internationalisme. En effet, on pourrait imaginer que, pour chaque traité international, un contrôle populaire soit exercé au niveau national, ce qui éviterait que des traités internationaux soient établis sans respecter la volonté populaire.

Une telle politique serait aussi utile pour surmonter les immenses défis du moment, en particulier le défi écologique. La lutte contre le changement climatique requiert des politiques ambitieuses, nécessitant elles-mêmes une grande confiance de la part de la population. Pourtant, sondages après sondages, il apparaît que la défiance envers un grand nombre d’acteurs institutionnels (gouvernement, partis politiques, président de la République…) est majoritaire et se renforce [11].

Le système politique actuel est un système représentatif dans lequel, selon les mots du jacobin franco-britannique John Oswald, « la souveraineté se réduit […] au droit de voter pour se donner des maîtres ».

Il convient donc de rétablir un lien de confiance entre les citoyens et les différents acteurs institutionnels. Or, cette confiance ne peut s’établir que sur les bases d’une réelle souveraineté populaire. Une solution pourrait alors être d’instaurer un pouvoir de commandement provenant directement des citoyens. La mise en place du RIC participerait à la construction d’un tel pouvoir. L’organisation d’un contrôle citoyen régulier, où un citoyen serait tiré au sort pour observer et vérifier le bon fonctionnement, d’un point de vue légal, d’une institution pendant une journée dédiée y contribuerait également. Le spectre des institutions concernées serait d’ailleurs assez large : gouvernement, sénat, assemblée nationale, préfectures, tribunaux, etc.

Le système politique actuel est un système représentatif dans lequel, selon les mots du jacobin franco-britannique John Oswald, « la souveraineté se réduit […] au droit de voter pour se donner des maîtres ». Un tel pouvoir de commandement permettrait d’inverser cette logique de la servitude. Mais pour que ce pouvoir de commandement devienne effectif, il faudrait rompre avec l’enfermement de l’individu dans sa condition de consommateur et redonner du sens à la citoyenneté.

1 Arthur Berdah, « Coronavirus: Nous devons rebâtir notre souveraineté nationale et européenne, exhorte Emmanuel Macron », Le Figaro, 31 mars 2020.

2 Cécile Amar, « Raphaël Glucksmann : Ce qui doit primer, ce n’est pas l’idéal européen, c’est la nécessité d’être souverain », L’Obs, 12 avril 2020.

3 Lilian Alemagna, « Arnaud Montebourg : Macron est-il le mieux placé pour parler de patriotisme économique ? », Libération, 7 avril 2020.

4 Charlotte Belaïch, « Souverainisme : à gauche, le grand retour d’un gros mot », Libération, 20 avril 2020.

5 Rachid Laïreche, « Mélenchon : L’idéologie de Macron le paralyse devant les questions de survie collective », Libération, 16 avril 2020.

6 Pierre Jacquemain, « Olivier Besancenot : un courant ne peut incarner seul toutes les radicalités sociales et politiques », Regards, 3 juin 2019.

7 Raphaël Proust, « Le retour des thèses de Montebourg nourrit le match idéologique à gauche », L’Opinion, 28 avril 2020.

8 Cécile Amar, « Éric Piolle : On le voit avec le Covid-19 : l’agilité est là, elle ne demande qu’à être débridée », L’Obs, 9 mai 2020.

9 Les élections législatives restent largement déterminées par l’élection présidentielle depuis le référendum sur le quinquennat présidentiel du 24 septembre 2000.

10 Les chiffres des élections municipales de cette année n’ont pas été utilisés à cause de la pandémie du COVID-19 qui a créé un biais évident par rapport aux élections précédentes.

11 Voir par exemple l’enquête de Madani Cheurfa et Flora Chanvril pour le CEVIPOF, 2009-2019 : la crise de la confiance politique, janvier 2019.


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Quel modèle de souveraineté populaire pour une politique d’émancipation ?

Tout le monde parle aujourd’hui de « souveraineté du peuple ». Du Rassemblement National à la France Insoumise, chacun invoque le retour au peuple souverain comme remède aux crises politiques que traversent les nations européennes. Marine le Pen avait pour slogan « au nom du peuple » et Jean-Luc Mélenchon « la force du peuple ». Tandis que le populisme de droite se veut être « le cri des peuples européens qui ne veulent pas mourir » et se constitue de manière identitaire et xénophobe, le populisme de gauche construit sa frontière en faisant jouer le « peuple » contre les « élites » et en revendiquant les principes démocratiques d’égalité et de souveraineté du peuple.

Force est de constater que populisme de droite et populisme de gauche charrient un même présupposé : l’évidence que les crises démocratiques trouvent leur solution au moins partielle dans le retour à un sujet, le peuple souverain. Ce retour à la souveraineté populaire serait une condition nécessaire, quoique non forcément suffisante, pour dépasser cet état de marasme politique. Il est toujours bon d’interroger ses préjugés. Quelle est, précisément, cette souveraineté du peuple que nous invoquons incessamment ?

Souveraineté orthodoxe, souveraineté hétérodoxe : rappel de l’histoire des idées

Les historiens de la philosophie et du droit s’accordent en général pour considérer les Six livres de la république de Jean Bodin comme la première théorie moderne de la souveraineté. Le concept de souveraineté a trois racines théoriques : la tradition politique juive, le droit romain et le droit médiéval.

D’un point de vue historique le concept de souveraineté se développe en accompagnant le processus de construction de l’État. D’un point de vue politique, il sert à légitimer l’indépendance du roi de France par rapport à l’autorité papale (souveraineté externe) ainsi qu’à lui procurer juridiquement un pouvoir absolu et suprême sur l’ensemble du territoire du royaume de France (souveraineté interne). Publiés quatre ans après la Saint-Barthélemy, les Six livres de la République (1576) ont vocation à définir le meilleur régime politique possible et à poser les conditions formelles d’une société stable afin de conjurer le spectre des guerres civiles. La souveraineté y est définie par la capacité qu’a le prince de « faire et casser la loy ».

De Jean Bodin à Carl Schmitt en passant par Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau, le concept de souveraineté gardera sa dimension volontariste et le prisme d’un pouvoir surplombant et extérieur à la société. Bien qu’il existe de profondes différences entre Bodin, Hobbes et Rousseau, et que l’interprétation que Carl Schmitt a de ces auteurs pour formuler sa propre théorie de la souveraineté est hautement contestable et contestée, nous pouvons considérer ces différentes conceptions comme participant du courant classique de la théorie politique. Selon la célèbre formule schmittienne, le souverain est « celui qui décide de l’état d’exception ». C’est une ré-interprétation propre au contexte politique turbulent de la République de Weimar. Si Carl Schmitt, avant et pendant son débat avec le grand juriste Hans Kelsen, théorise la souveraineté en exacerbant sa dimension décisionniste pour la détacher de sa filiation évidente avec le positivisme juridique, l’élément principal du volontarisme demeure — la souveraineté s’incarne dans la capacité à faire et suspendre la loi. C’est ce que nous appellerons la « souveraineté orthodoxe ».

Il existe pourtant une autre conception de la souveraineté que nous qualifierons d’ « hétérodoxe », dans la mesure où elle n’a pas ou très peu retenu l’attention des théoriciens postérieurs. Elle a été élaborée dans la Politica methodice digesta, ouvrage du philosophe et juriste Johannes Althusius, rédigé dans le contexte politique du Saint Empire romain germanique en 1603, soit un peu moins de trois décennies après la parution des Six livres de la République. Johannes Althusius soutient que Jean Bodin confond définition politique et définition juridique de la souveraineté et répond de la même manière à deux questions différentes : 1) De quels droits le souverain dispose-t-il (légalité) ? 2) De quel droit le souverain oblige-t-il (légitimité) ?

Pour Althusius, le droit s’occupe de la première question, la politique de la seconde. Jean Bodin donne la définition suivante : « République est un droit gouvernement de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine ».  La question juridique ou formelle du « droit gouvernement » prime la question politique de la nature réelle de la République. Dans les Six livres de la République, la question politique est dérivée d’une théorie juridique de la puissance souveraine. La souveraineté chez Jean Bodin est d’abord et avant tout une souveraineté législative. Jean Bodin part du droit pour arriver à la politique ; tandis que la démarche d’Althusius est inverse : il part de la politique pour ensuite arriver au droit.

Soutenant que la politique se définit comme « l’art d’établir, de cultiver et de conserver entre les hommes la vie sociale qui doit les unir », Althusius soutient que la souveraineté revient au peuple et non au prince. En partant de la vie sociale comme objet propre de la politique, Althusius va localiser le principe de souveraineté dans le peuple organisé, c’est-à-dire dans une collectivité déjà stratifiée socialement en divers échelons. La politique doit s’attacher à chercher la nature réelle, et non formelle, de la république, ce qui fait sa vitalité : tels sont les droits de souveraineté, qui reviennent non au prince mais aux différents groupes sociaux qui constituent le peuple et sans lesquels il n’y aurait de vie commune. Si la souveraineté est entièrement détenue par le prince, note Althusius, la république dépérit et meurt ; car le principe de sa vitalité réside dans le peuple et non dans le prince, qui est son obligé.

Voilà pourquoi la souveraineté doit être distribuée au peuple sous forme de droits politiques à l’auto-organisation. La science juridique s’occupe non pas de localiser ces droits de souveraineté, qui doivent résider dans les diverses corporations, mais d’organiser leur distribution conformément au contrat entre le prince et le peuple. Contre l’absolutisme monarchiste de Jean Bodin, pour qui le peuple et la société sont des instances passives qui ne tirent leur existence et leur unité que de l’unicité d’un pouvoir  juridique suprême, Johannes Althusius redéfinit la souveraineté comme droits des différents groupes sociaux à l’autogestion. Deux logiques opposées donc :  celle d’un pouvoir transcendant — le prince à l’image de Dieu — où l’Etat surplombe la société ; celle d’un pouvoir immanent — la société sécrétant elle-même le pouvoir qui la gouverne en retour. Transposée abruptement aujourd’hui, la divergence théorique entre Jean Bodin et Johannes Althusius peut laisser présager deux manières antagoniques de penser la souveraineté du peuple.

Trois principes de souveraineté : retour sur le débat contemporain

Le débat contemporain sur la place et la fonction de la souveraineté du peuple est complexe en cela qu’il réunit différents plans d’analyse. Essayons de distinguer trois éléments principaux afin de mieux pouvoir les ré-articuler. En simplifiant, on peut discerner :
1) Le principe juridique de souveraineté nationale, comme participant des fondements du droit public, du droit international et de l’organisation des pouvoirs.
2) Le principe politique (ou idéologique) de souveraineté populaire comme mode de légitimation du pouvoir.
3) Le principe sociologique de souveraineté étatique, comme mode d’organisation des rapports économico-sociaux sur le territoire de l’État-Nation.

Cette distinction est bien sûr schématique. De manière concrète, les choses ne sont évidement pas si simples. Il est toutefois bon de garder en tête cette distinction pour ne pas tomber dans des paralogismes dus à des glissements sémantiques. Historiquement, la notion de « souveraineté nationale » a été invoquée contre le principe monarchique qui fait fusionner le corps de la Nation et le corps du Roi. Dans un discours célèbre du 3 mars 1766 au Parlement de Paris, Louis XV déclarait :

«  Les droits et les intérêts de la Nation, dont on ose faire un corps séparé du monarque, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu’en mes mains ; je ne souffrirai pas qu’il s’introduise un corps imaginaire qui ne pourrait qu’en troubler l’harmonie ».

Quelques décennies plus tard, les révolutionnaires ont osé. Ils ont fait jouer contre le corps du roi, censé incarner la Nation, le principe de souveraineté nationale. Ils ont brandi l’autonomie du corps de la Nation contre le corps du roi. De manière similaire, contre l’idée que le pouvoir du monarque proviendrait de Dieu, le principe politique de souveraineté populaire affirme que tout pouvoir provient du peuple et se trouve donc soumis aux exigences de la communauté politique.

Ces deux principes là débouchaient sur une réorganisation de l’ensemble des pouvoirs politiques et  du système juridique. Réorganisation qui avait pour infrastructure le processus historique de mutation des rapports de classes, le passage d’un régime de production de type féodal à un autre de type capitaliste et la consolidation de l’État-Nation. On voit qu’historiquement ces trois principes sont inextricablement liés. Mais les trois souverainetés distinguées ne se déterminent pas de la même manière. C’est d’abord l’infrastructure qui détermine la superstructure. Il y a bien sûr une autonomie de la superstructure qui permet à celle-ci de peser en retour sur l’infrastructure (contre un déterminisme vulgaire). C’est la relative indépendance de la politique. Mais il est évident d’un point de vue historique que c’est d’abord parce qu’il y a des transformations sociales et économiques qu’il y a une mutation du système politique, afin que ce dernier soit de nouveau apte à les mieux encadrer. Le principe juridique de souveraineté nationale qui participe de la théorie de l’organisation des pouvoirs a donc pour base le principe sociologique de l’État-Nation. Le principe de souveraineté populaire vient quant à lui justifier l’autorité des pouvoirs, produire de la légitimité politique, soit, pour ceux qui subissent le pouvoir plus qu’ils ne l’exercent, du consentement. Il vient, en quelque sorte, « envelopper » le principe sociologique de souveraineté étatique et le principe juridique de souveraineté nationale d’un voile idéologique.

On voit donc la limite de cantonner l’expression « souveraineté du peuple » au seul plan idéologique ou politique, sans faire référence ni à des études sociologiques ni à des travaux juridiques. Sans s’engager, a fortiori, dans une analyse structurelle du capitalisme contemporain. C’est en cela que pèchent les théories populistes. Sans une alliance entre d’une part une analyse juridique du système formel de l’organisation du pouvoir et des institutions, et d’autre part une analyse socio-économique des mutations des rapports de classes et des possibilités de ré-appropriation de la production par le salariat dans les sociétés modernes, revendiquer la souveraineté du peuple ne saurait être qu’un flatus vocis, un simple bruit de la bouche. Car en effet, faute de ces analyses scientifiques, la souveraineté du peuple ne saurait être qu’une notion drastiquement sous-déterminée, qu’un signifiant sans signifié. L’appel à la souveraineté populaire ne ferait qu’invoquer une idée sans nous dire comment peut s’organiser de manière institutionnelle cette souveraineté et quelles classes sociales sont susceptibles de se l’accaparer et d’en détourner l’usage. Si les idées sont certes importantes en politique, une véritable hégémonie idéologique ne peut s’établir et se pérenniser qu’en ayant pour base des structures sociales solides. Parler de souveraineté populaire d’un point de vue exclusivement politique ou philosophique, c’est sombrer dans l’idéalisme.

Critique de la souveraineté orthodoxe

Revenons-en maintenant à ce que nous avions distingué comme la souveraineté « orthodoxe ». Celle-ci contient deux présupposés problématiques.

Premièrement une conception pauvre de la décision collective. La décision collective y est pensée sous un modèle simpliste de la volonté individuelle : un pur « je veux » alors que depuis Freud nous savons que la volonté individuelle est travaillée par différentes forces et qu’elle est loin d’être simple. Mais de toute manière penser la volonté collective avec pour modèle la volonté individuelle constitue une faute méthodologique. Reste que la souveraineté orthodoxe du peuple ne s’embarrasse aucunement du mode de production de la décision collective. C’est pourquoi elle se satisfait volontiers du référendum, censé représenter exemplairement la volonté du peuple. Force est de constater que le peuple n’a pas son mot à dire dans la formulation même de la question à laquelle il se voit sommé de répondre. Cela contribue à une production de la décision collective très limitée. Le référendum est soit une acclamation soit un rejet, mais dans chaque cas il ne s’inscrit pas dans une véritable réflexion d’un meilleur mode de production de la décision collective.
De plus, les citoyens qui y participent sont généralement dépourvus de la signification politique accordée à leur vote. Une décision politique qui ne saurait être le fruit d’une authentique délibération collective est démocratiquement pauvre. Contre cela pourtant certaines alternatives se font jours : tirages au sort, assemblées sociales délibératives, etc.

Deuxièmement, la souveraineté orthodoxe suppose un sujet politique donné, le « Peuple ».
Il est difficile de voir ce que pourrait précisément dénoter l’actuelle « souveraineté du Peuple » du point de vue sociologique, étant donné que le « Peuple » contemporain est une entité abstraite. Il n’est en effet ni l’ensemble des votants (quid, en fonction des lieux et des époques, des femmes et des mineurs, des personnes privés de droit et aujourd’hui des abstentionnistes), ni l’ensemble des citoyens (quid des sans-papiers qui se voient exclus de la politique) ni même la masse indifférenciée de personnes qui vivent sur un même territoire (quid de nos concitoyens d’outre-mer et des nombreux citoyens français vivant à l’étranger qui votent, et par là, expriment la « souveraineté » du peuple). On s’en doute bien, le « Peuple » devient vite une notion fourre-tout voire attrape-nigaud, malléable à souhait et pouvant épouser n’importe quel paralogisme, ce dont de nombreux historiens nous ont alerté. Comme l’avait vu Hans Kelsen, l’unité du peuple n’est pas réelle, elle est nominale : « le peuple n’apparaît un, en un sens quelque peu précis, que du seul point de vue juridique : son unité – normative – résulte au fond d’une donnée juridique : la soumission de tous ses membres au même ordre étatique »

Dans une veine critique, qu’elle soit d’inspiration marxienne, foucaldienne ou bourdieusienne, l’exercice du pouvoir est toujours accaparé par un particulier (leader, bourgeoisie, bureaucratie), est transversal à l’Etat et constitue un rapport de domination. L’asymétrie principielle entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent fait apparaître alors le mythe démocratique de l’auto-législation et de la souveraineté du peuple sous un nouveau jour : comme un mensonge idéologique. Un mensonge destiné à accréditer ceux qui nous gouvernent en les dotant d’une caution de légitimité qu’ils ne devraient avoir sous aucun prétexte — tout particulièrement lorsque le faste symbolique de la fonction tombe et que se révèle leur nature toujours plus avérée de larbin du Capital.

Déconstruire le mythe de la délégation de la souveraineté du peuple que véhicule la souveraineté orthodoxe, d’une souveraineté nationale exclusivement exercée, et ainsi captée, par des représentants en vue d’un « bien commun » — alors que le pouvoir est essentiellement dirigé par des intérêts particuliers —, loin d’inaugurer un pessimisme ambiant ouvre une lucidité politique accrue. C’est là que pourrait se développer une authentique souveraineté populaire, non au sens du peuple abstrait, mais du menu peuple, des « gens de peu ». Une souveraineté populaire arrachée au mode de production orthodoxe du consentement politique. Cette souveraineté nouvelle n’est donc pas une chose déjà-là qui serait la condition de résolution de la crise économique et politique que les sociétés néolibérales traversent. Cette souveraineté hétérodoxe du peuple constitue moins une solution qu’un problème. Car elle est tout le problème politique actuel. Le problème des sociétés démocratiques contemporaines rongées de l’intérieur par la logique néolibérale et cédant de plus en plus à une pente autoritaire. En fonction de quoi, cette souveraineté nouvelle n’est aucunement acquise, elle doit au contraire être conquise, puisqu’elle est indissociable de la lutte des différents groupes sociaux contre l’hégémonie du capital. En somme, il s’agit moins de souhaiter changer la société que de vouloir changer de société.

Un tel programme ne peut s’amorcer d’aucune façon avec les forces répertoriées de droite. Leur souveraineté gouvernementale, jamais séparée du mythe paternaliste du « grand homme » ou du « chef », ne vise qu’à redonner aux gouvernants des marges de manoeuvre accrues sans remettre en question les causes de notre crise actuelle, qui sont à chercher dans les structures socio-économiques et politiques du capitalisme contemporain. La droite, extrême ou non, n’a jamais eu pour ennemi réel, pour adversaire principal le Capital. C’est pourtant lui au premier chef qui bride les virtualités plus égalitaires de la démocratie. Tout rêve d’union entre « souverainistes » de droite et de gauche en vue de sortir de la crise actuelle est une fiction ; mais une fiction aux conséquences dangereuses sur la réalité qu’elle prétend éclairer.

Pour aller plus loin

Gérard Mairet, Le principe de souveraineté, Folio essais, Gallimard.
Gaëlle Demelemestre, Les deux souverainetés et leur destin, Cerf.
Jacques Sapir, Souveraineté Démocratie Laïcité, Michalon.
Frédéric Lordon,  Imperium, La Fabrique.
Catherine Colliot-Hélène, La démocratie sans « démos », PUF.
Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie, Essais, Points.
Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée, Folio histoire.
Bernard Friot, Puissances du salariat, La dispute.
Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Raisons d’agir.


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« La Révolution française n’est pas finie » – Entretien avec Thomas Branthôme

Thomas Branthôme © Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève

Les origines du républicanisme français, l’héritage constamment remémoré de la Révolution de 1789 et la construction tumultueuse de la nation française constituent des enjeux universitaires sans cesse renouvelés. Thomas Branthôme (Maître de conférences en histoire du droit à l’Université de Paris-Descartes) et Jacques de Saint-Victor (Professeur d’histoire du droit à l’Université de Paris XIII) publient la première Histoire de la République en France – des origines à la Vème République. Cette somme retrace la genèse de l’idée républicaine en France, ses liens avec la démocratie et la nation, les différentes significations de la République en France au cours de l’Histoire. Entretien réalisé par Vincent Ortiz, retranscription par Marie-France Arnal.


LVSL – Vous dressez dans votre livre une typologie des courants républicains français, au nombre de quatre : un courant plébéien, jacobin, libéral et conservateur. Comment faut-il considérer ces concepts ? Peut-on réellement lire ces tendances au cours de l’histoire de France, ou est-ce qu’on doit les considérer comme des idéaux-types ?

Thomas Branthôme – Considérer que la souveraineté doit appartenir au peuple (ou à la nation, nous reviendrons sur la différence) d’un point de vue constitutionnel permet de reconnaître à partir du moment Rousseau ce qui distingue un républicain à la française d’un monarchiste, mais cela ne dit pas comment la fonder matériellement, juridiquement, socialement ni comment organiser les pouvoirs de cette dite République. Et c’est précisément sur toutes ces questions que vont achopper les militants républicains à partir du XVIIIe siècle. Or, en étudiant ces débats qui vont courir jusqu’au XXe siècle sur la République idéale ou du moins sur sa nature, j’ai pu constater que ces divergences de vues donnaient lieu à des sensibilités bien diverses qu’on avait eu tendance à négliger jusqu’à présent en voulant parler de l’idée républicaine au singulier. Nous considérons désormais avec Jacques de Saint-Victor qu’il est possible de diviser le républicanisme français en quatre sensibilités. Bien sûr, ce genre de classification (comme celles « des droites en France » ou « des gauches en France » selon la formulation consacrée) ne doit pas être reçue comme relevant de courants ultra rigides, intangibles et hermétiques les uns aux autres. Ceci procède d’une démarche heuristique. Reste qu’on trouve des sillons qui ont fini par devenir des traditions avec le temps et qu’on peut tracer assez distinctement. Je distingue donc quatre sensibilités républicaines que l’on trouve en France au cours de son histoire :

* Un républicanisme jacobin : Il est la forme la plus « connue » car la plus identifiable du fait de sa quasi-consubstantialité avec la Première République et la Révolution française. Profitons de cette entrée pour dire qu’il est temps d’arrêter de réduire le républicanisme jacobin à l’idée de centralisation ! Le républicanisme jacobin est avant tout attaché à la souveraineté du peuple, au suffrage universel, à la loi comme « expression de la volonté générale », à l’égalité, mais aussi à la liberté qu’il ne conçoit pas sans une réciprocité, ce qui doit conduire à la fraternité (la fraternité, écrit Louis Blanc, lie la liberté et l’égalité). Or, c’est pour assurer ce triptyque républicain (inventé par Robespierre) que le républicanisme jacobin investit la puissance de l’État, de l’administration et, à besoin, un centralisme fort. C’est parce que ces « leviers » semblent les plus à même de permettre l’égalité des droits partout sur le territoire français. Cette égalité n’est pas que formelle comme le montre la Constitution montagnarde du 24 juin 1793 (texte constitutionnel de référence pour toute la gauche du XIXe siècle). Elle s’intéresse à la question sociale, aux droits des pauvres et des malheureux par une référence au droit naturel qui fait peser sur la société un « droit à l’existence » que chacun de ses membres peut revendiquer comme une créance. Cette justice sociale doit être réalisée grâce à la mise en place d’une économie politique populaire (concept que Robespierre reprend à Rousseau) favorable aux plus pauvres et une lutte sans merci contre « les ennemis de la liberté ». Tous ces éléments se retrouvent dans le programme des néojacobins de la République souterraine (1815-1848) groupés autour de figures comme Godefroi Cavaignac, dans celui de la « Nouvelle Montagne » de Ledru-Rollin en 1848 ou dans celui de la « majorité » de l’Assemblée de la Commune en 1871 guidée par Charles Delescluze.

* Un républicanisme plébéien : Moins connu, on le confond souvent avec le républicanisme jacobin et pourtant il en diffère nettement. Il tire ses lointaines origines de ce qu’on a appelé, à la suite de Jonathan Israël, les « lumières radicales ». Les promoteurs de la République plébéienne sont radicalement athées et « matérialistes », et s’opposent en cela aux Jacobins de la Révolution française, attachés à une forme de déisme, ou du moins de transcendance. Pour le dire autrement, il n’y a guère de « mystique républicaine » chez les Plébéiens mais une revendication plus brute, plus viscérale d’une République « hic et nunc » qui doit donner du « pain au peuple des faubourgs » et mettre « les aristocrates à la lanterne ». On retrouve ce plébéianisme, sous la Révolution française, chez des personnages comme Jacques Roux et les Enragés, puis, plus tard, chez les Hébertistes ; leur combat politique se concentre essentiellement sur ce que le grand historien de la Révolution Albert Mathiez nomme la lutte contre la “vie chère”. La focalisation sur les besoins quotidiens du « petit peuple » entraîne d’autres différences dans l’expression, la forme et l’esthétisme de ce républicanisme : le plébéien est « sans-culotte », populaire, se moque de la bienséance et utilise volontiers un langage fleuri (le fameux « foutre ! » de Hébert). Il est aussi plus radical sur la question de la propriété, allant parfois jusqu’à la demande de son abolition (Morelly, Babeuf), plus radical aussi sur le plan économique (loi sur le Maximum), dans la conduite des affaires militaires (« la guerre à outrance ») et dans « la résistance à l’oppression » au point de devenir sous sa forme blanquiste au XIXe siècle un républicanisme tout tourné vers l’insurrection et l’idée de ce qu’on appellera plus tard « la révolution permanente ». Enfin, il promeut une vision différente de la « géographie républicaine » ; alors que les Jacobins estiment, à la suite de Rousseau et dans un contexte de guerre, qu’il est nécessaire d’établir des frontières pour faire nation et fonder la République, les plébéiens sont animés d’une sensibilité cosmopolite et rêvent d’une République « universelle » ou pour le dire comme un des hérauts, Anacharsis Cloots, d’une République du genre humain dans laquelle on peut trouver les prémisses de l’internationalisme.

* Un républicanisme libéral : Alors qu’aujourd’hui libéralisme et républicanisme peuvent apparaître pour certains comme antinomiques, le républicanisme libéral est pourtant la sensibilité la plus ancienne chronologiquement, la première à avoir revitalisé l’idée républicaine antique pour la transmuer dans sa forme moderne : le gouvernement représentatif. Attaché à la liberté, à la défense de l’individu et aux Droits de l’Homme, il puise son inspiration chez John Locke, chez Montesquieu, mais aussi dans le « républicanisme des Anciens » dont il garde l’idéal d’équilibre, de « juste milieu » et l’importance des « contrepoids » dont Polybe faisait l’éloge en parlant de la République romaine. C’est à ce titre qu’il accorde un soin tout particulier à l’édifice constitutionnel qui doit avoir pour clef de voûte la séparation des pouvoirs et le Droit comme valeur suprême afin de limiter les aspirations infinies de la volonté populaire. Inventeur de la « démocratie représentative » contre la « démocratie pure », il pense la démocratie directe infaisable sinon dangereuse et la dénonce avec Benjamin Constant comme un anachronisme (De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes) du fait que les conditions de la modernité ne rendent plus possibles, ni souhaitables selon lui, les modèles athénien ou spartiate. Partisan d’une politique issue de la Raison, prônant la modération, son tropisme libéral le conduit à tenir en horreur le « despotisme monarchique » mais également le « despotisme de la liberté » des Jacobins dangereux selon des auteurs comme Tocqueville, par sa tendance à « l’égalitarisme » et au « despotisme de la majorité » ou, selon Burke et Constant, par sa volonté prométhéenne de « changer l’ordre des choses » et d’assigner au politique la mission de rendre les hommes heureux. Tradition très féconde pour le républicanisme, elle s’étend de Condorcet à Jules Ferry en passant par une partie des Girondins, les Idéologues sous le Directoire, La Fayette sous la Restauration puis essaime ses principes avec des grands noms comme Armand Carrel, Lamartine ou Jules Simon.

* Le dernier courant républicain, que nous qualifions de conservateur, est très ambivalent puisque le conservatisme était, à l’origine, antirépublicain et monarchiste. Mais le républicanisme conservateur est un républicanisme « du lendemain » comme on disait en 1848, c’est à dire un républicanisme « de raison », pragmatique pour ne pas dire fataliste, qui a senti progressivement au cours du XIXe siècle que la République apparaissait comme inéluctable et qui préfère, plutôt que de contrecarrer en vain son avènement, l’investir de l’intérieur pour mieux en dessiner les contours et en contrôler la direction. Cette idée est particulièrement nette chez la première grande figure du républicanisme conservateur, Adolphe Thiers, à qui on doit ce fameux mot : « la République sera conservatrice ou ne sera pas » (1872). Avec lui et ses partisans, la République change d’ambition. Il n’est plus question de justice sociale ou de transformation du métabolisme civique. Elle se doit d’être une république d’ordre capable, sinon de juguler, du moins de calmer les agitations populaires, de défendre la propriété, d’assurer la prospérité et de garantir la pérennité du régime des notables. Elle doit par ailleurs accepter de défendre une certaine logique de classe au nom de l’intérêt supérieur de la nation, et d’intégrer dans le Panthéon républicain des figures telles que celle de Bonaparte ou le Général de Gaulle. Notons que sous l’ombre tutélaire de ces deux monstres sacrés de l’Histoire, la République revient quelque peu à sa définition médiévale où on utilisait souvent res publica comme synonyme d’État et sans aucunement considérer la République comme une autre face de la démocratie. J’ai d’ailleurs tendance à penser au fond que chez Napoléon et chez De Gaulle, ce qui compte le plus, ce n’est pas la grandeur de la « République » mais celle de la « France », moins le « bien commun » que le rayonnement du pays. En cela il y a quelque chose de louis-quatorzien dans leurs démarches respectives que le républicanisme issu de la Révolution française ne manque pas d’interroger en ayant qualifié les régimes républicains de « césarisme » pour celui de Bonaparte (le Consulat) et de « monarchie républicaine » (M. Duverger) pour celui de De Gaulle (la Ve République).

LVSL – Vous avez écrit une Histoire de la République en France. La France passe pour être l’une des nations les plus républicaines au monde. On se demande souvent s’il existe une tradition républicaine spécifiquement française, ou si l’idée républicaine en France est tributaire d’un républicanisme plus global – européen, ou atlantique -. Pensez-vous que l’on puisse parler d’un républicanisme spécifiquement français ?

Thomas Branthôme – Aussi étrange que cela puisse paraître de la part d’un pays qui, comme vous le dites, incarne plus qu’aucun autre peut-être « la République », la réponse ne va pas de soi. C’est même pour essayer d’affirmer cette « spécificité » que nous avons décidé d’écrire ce livre avec le professeur Jacques de Saint-Victor. Jusqu’alors, l’idée dominante était plutôt de considérer avec les grands penseurs de ce qu’on appelle l’École de Cambridge (Pocock, Skinner) qu’il y a avait un républicanisme « atlantique » qui vaudrait globalement pour tout l’Occident car il tirerait sa source d’une origine unique : le néo-républicanisme des cités italiennes du XVe siècle théorisé par Machiavel. Précisons auprès du lecteur qu’il ne s’agit pas de l’idée républicaine telle qu’on l’entend aujourd’hui. Pour le dire rapidement, cette « première » idée républicaine provient de la philosophie politique d’Aristote et de la grande question qui la traverse : celle du « meilleur des régimes ». Monarchie, aristocratie ou démocratie ? Pour les contemporains d’Aristote, à commencer par son maître Platon, l’aristocratie doit l’emporter du fait même de sa définition : « le gouvernement des meilleurs ». Mais Aristote va révolutionner cette approche en donnant un nouveau critère d’évaluation des régimes : la défense du « bien commun ». Le « bon régime » est celui qui défend et sert le « bien commun ».

À défaut, il devient un régime « corrompu ». Or, pour Aristote, on ne peut convenablement servir ce « bien commun » sans prendre en compte l’ensemble des citoyens, fussent-ils simplement du démos (le peuple en grec). C’est ainsi qu’Aristote met au point sa définition du « meilleur des régimes » : un régime qui emprunte des éléments à la fois à la monarchie, à l’aristocratie et à la démocratie. Ce régime qu’il nomme politeia et que nous appellerons nous « régime mixte » prend l’intitulé de res publica (chose publique) sous la plume des grands penseurs romains comme Cicéron ou Polybe qui en fait la raison secrète de la grandeur de la République Romaine1. Pour l’École de Cambridge, cette idée finit malgré tout par tomber dans l’oubli avec la chute de l’Empire romain d’Occident (476) et ne refait surface qu’à partir du XVe siècle dans le sillage du développement des grandes cités italiennes (Florence, Venise, etc). C’est à ce moment que Machiavel relit les auteurs anciens et remet au goût du jour l’idéal du « gouvernement mixte », idéal que reprennent les partisans de Cromwell lors de la première révolution anglaise puis les « Founding Fathers » américains pour écrire la constitution des États-Unis d’Amérique. C’est la raison pour laquelle de J. G. A. Pocock parle de « moment machiavélien » du nom de son grand ouvrage paru en 1975. Or, selon cette grande fresque historique, la pensée française aurait eu un apport mineur dans le cheminement de ce néo-républicanisme. La Révolution française elle-même au fond n’aurait fait que parachever ce processus « atlantique ».

Nous considérons avec Jacques de Saint-Victor que l’on peut apporter deux nuances de taille à cette thèse puissante du moment machiavélien. D’abord, nous considérons que « l’éclipse républicaine » dure moins longtemps que l’École de Cambridge ne le dit. Dès le XIIIème siècle, nous avons retrouvé des réflexions en France sur la « République » à la suite de la redécouverte de la philosophie d’Aristote par Saint-Thomas. Il va de soi là encore qu’il ne s’agit aucunement de la République au sens où on l’entend aujourd’hui, mais on y trouve bien la réactivation du souci du « bien commun » qui diverge de la tradition « absolutiste » en voie d’élaboration. Notre second désaccord avec l’École de Cambridge réside dans l’importance que nous accordons à Spinoza et surtout à Rousseau. Nous considérons qu’il y a dans l’espace-temps qui se situe entre ces deux auteurs la création d’une pensée républicaine d’un type nouveau qui dépasse le néo-républicanisme machiavélien.

Elle est à l’origine de ce que nous appelons « l’exclusivisme français » qui se caractérise par l’idée que le régime républicain n’est pas un régime qui doit avoir en lui seulement une « part » de démocratie (comme le souhaitait Aristote) mais qui doit être tout entier une démocratie et uniquement une démocratie. C’est à nos yeux une révolution conceptuelle du républicanisme qui n’a pas d’équivalent. Et nous devons sa formulation la plus claire à Jean-Jacques Rousseau. Plus ouvertement que Spinoza qui n’a pas eu le temps d’achever son Traité politique, Rousseau considère qu’il ne peut y avoir de République que démocratique car il considère que ses éléments constitutifs (le bien commun et la souveraineté) sont la propriété exclusive du peuple. Voici la véritable spécificité du républicanisme français et de son « exclusivisme ». Depuis Rousseau, et contrairement aux Anglais et aux Américains, l’esprit républicain français estime que si l’on veut fonder une véritable République, une véritable « chose publique » au service du « bien commun », il faut que la souveraineté appartienne au peuple et que la République soit une démocratie.

LVSL – Une ligne de clivage majeur entre ces divers courants républicains concerne la place du peuple. Aujourd’hui le paradigme dominant n’accorde pas au peuple de légitimité extra-institutionnelle ; on assume l’idée que ce sont des organes représentatifs qui doivent exercer, sans contrôle, le pouvoir législatif et exécutif, et qu’en-dehors des élections fixées par les institutions, le peuple n’a pas voix au chapitre. Ce n’est pas une doctrine qui a toujours prévalu dans la pensée républicaine. Qu’en est-il des courants républicains qui accordent au peuple une légitimité extra-institutionnelle ?

Thomas Branthôme – Vous avez tout à fait raison et ceci est d’ailleurs une question qui éclaire autant l’histoire de la République que la situation actuelle que traverse la politique française. Commençons par rappeler que l’idée que le peuple puisse se gouverner lui-même est une idée neuve en Europe. L’histoire de la philosophie politique est d’abord l’histoire d’une pensée contraire. Chez Platon, je l’ai dit, le meilleur des régimes est l’aristocratie car il signifie étymologiquement « le gouvernement des meilleurs ». Puis viendra la longue et puissante tradition de la défense de la monarchie justifiée autant par l’ordre naturel (un soleil), le religieux (un dieu), le modèle patriarcal (un père) ou l’origine tribale des sociétés concentrées autour d’un chef. Ces modèles aristocratique et monarchique qui vont dominer la pensée politique de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle ont en commun une véritable méfiance envers ce que l’on qualifierait aujourd’hui de manière socio-économique de « peuple » et qu’on nomme alors « foule » ou « multitude ». Dénué de toute éducation politique, le « peuple » apparaît comme totalement impropre à mener les affaires de la cité. Pourtant, comme je l’ai rappelé lors de la première question, Aristote considère qu’il faut attribuer à ce démos une certaine place dans l’organisation institutionnelle. Commence alors l’histoire d’une ambivalence. Quand on parle de « peuple », parle-t-on du peuple représentant l’ensemble de la communauté des citoyens (définition politique) ou s’agit-il de la partie économique la plus pauvre de la société (définition sociale) ?

Chez les Romains, une sémantique précise va permettre de faire le distinguo : le peuple comme entité politique lié par une loi commune se nomme le « populus » tandis que le peuple au sens des classes inférieures a pour nom la « plèbe ». Or, lorsqu’entre Spinoza et Rousseau, en passant par Diderot, on va commencer à activer cette idée que le peuple doit être souverain, je n’ai pas l’impression que l’on ait pleinement réfléchi à cette polysémie. Et ceci va constituer à la fois la force et la faiblesse de la Révolution française qui se fera l’héritière de cette idée. Sa force d’abord, car aux premiers temps, cette invocation du « peuple » que l’on retrouve chez les premiers meneurs de la Révolution (Sieyès, Mirabeau, Mounier) et dont Timothy Tackett a paré l’un de ses grands livres (Par la volonté du peuple, 1997) permet grâce à cette ambivalence de contester la monarchie absolue au nom du corps uni du peuple français tout en attisant les braises d’une révolte populaire qui n’attend qu’une étincelle pour s’embraser du fait de la crise économique. Pour le dire autrement, le peuple est ainsi invoqué métaphysiquement dans tous les grands appels à l’unité de la nation aussi bien que physiquement (Desmoulins le 12 juin appelle le peuple de Paris « aux armes » pour empêcher une « Saint-Barthélemy des Patriotes »). Il ne fait aucun doute que c’est cette union des « deux sens » du mot peuple qui va permettre de déclencher la Révolution française. Mais ce cocktail explosif échappe rapidement à ses créateurs et va causer les plus grands troubles.

J’aurais tendance à dire qu’il est une des raisons profondes de la fracturation à venir du camp révolutionnaire. Pour la majorité de l’Assemblée constituante qui prend place le 9 juillet 1789, la Révolution doit accoucher d’une Déclaration des droits de l’Homme et d’une Constitution mettant en place une « monarchie constitutionnelle ». En un mot, elle doit être une révolution essentiellement « juridique », à l’Anglaise, comme les Britanniques l’ont fait un siècle auparavant, et qui n’a pas vocation à bouleverser de fond en comble l’ordre social. Pour ces derniers, la « partie » doit se jouer uniquement à l’intérieur de l’Assemblée et par voie parlementaire. Mais ceci est sans compter sur le séisme de l’été 1789, qui par la prise de la Bastille puis « la Grande peur », a vu l’irruption fracassante du peuple (au sens social) sur la grande scène de l’Histoire. Or c’est le 14 juillet qui a arraché à Louis XVI sa reconnaissance des autorités parisiennes nouvellement constituées, c’est les « révolutions paysannes » (G. Lefebvre) qui ont poussé la Constituante à prendre le décret « d’abolition des privilèges » du 4 août. Dans ces conditions, comment dire à celui qui fut la force vive de ces différentes victoires qu’il doit désormais rentrer chez lui ? Que faire de cet allié crucial au commencement du conflit et désormais encombrant ? Les leaders de la Constituante (Sièyes, Mirabeau, Le Chapelier) vont tenter de résoudre ce dilemme en arguant en faveur d’un « gouvernement représentatif », c’est-à-dire, d’une démocratie médiatisée dans laquelle les vœux de la nation seront formulés par des députés qui aideront à la politique du roi au sein d’une « Assemblée législative ».

Mais pour leur plus grand malheur, le virus de la politique va s’emparer de tout Paris et rapidement des sociétés populaires (qu’on appelle alors « clubs ») vont se former. D’abord tournées autour d’une mission pédagogique (lire et expliquer les lois de la Constituante), ces sociétés vont devenir des centres d’effusion et bientôt la parole « populaire » libérée contestera les autorités constituées jugées trop timides sur les questions politiques (distinction citoyen actif et passif), économiques et sociales. Un député de la Constituante le comprendra mieux que tous les autres et cela lui donnera bientôt sa prééminence sur toute l’histoire de la Révolution : c’est Robespierre. Membre assidu du club des Jacobins, lecteur scrupuleux de la presse des faubourgs, Robespierre saisit le premier que le peuple est le véritable ressort de la Révolution. Alors commence ce que j’appelle son « pas de deux » avec le peuple. Comme dans une danse, Robespierre comprend qu’un grand chef politique doit un coup esquisser le mouvement, un coup le suivre. Ainsi se hissera-t-il au sommet de l’événement révolutionnaire. En conséquence, à partir de la mise en place de l’Assemblée législative (1er octobre 1791) dans laquelle il ne siège plus, Robespierre surinvestit le club des Jacobins et la mystique du peuple pour infléchir le cours de la Révolution, ce qui conduira à la chute de la Monarchie, la fondation de la Première République et la mise en place d’une nouvelle assemblée nationale (la Convention).

Pour dominer cette Convention, Robespierre et ses proches (les Montagnards) scelleront une nouvelle alliance avec le peuple de Paris (les « sans-culottes ») contre les Girondins entraînant ainsi l’accélération du processus révolutionnaire. Puis lui-même, placé au centre de l’échiquier politique après son entrée au Comité de Salut Public (le 27 juillet 1793) subira la « poussée par la gauche » de la part des Hébertistes et du club des Cordeliers (siège des « Plébéiens »), butant à son tour sur la question d’une politique parvenant à satisfaire pleinement le peuple. C’est ce phénomène qui permet de comprendre, comme je l’ai écrit dans un article antérieur, que ce n’est pas Robespierre qui a imposé la Terreur à la France, mais la Terreur qui s’est imposée à lui du fait de la pression du mouvement populaire à laquelle il ne pouvait résister puisque c’est elle qui l’avait placé à sa tête. Du fait de cette logique, et après la chute du Comité de Salut Public le 9 thermidor dont Robespierre était la grande figure, la France vit un véritable ressac démocratique. Cette place trop grande accordée aux désidératas des « gens des faubourgs », cette « politique au nom du peuple », sont dénoncées comme les sources qui ont conduit à la « Terreur ». Le ressort qu’avait découvert Robespierre est brisé. Le peuple est invité à rentrer chez lui, comme l’écrit Michelet. Les Thermidoriens qui reprennent les rênes de la Révolution échafaudent un nouveau texte constitutionnel (la « Constitution de l’an III ») à rebours de la Constitution montagnarde et qui fait la part belle aux idées du « gouvernement représentatif » dont un des rédacteurs constituants (Boissy d’Anglas) dit qu’il doit être un « gouvernement de propriétaires ». Puis survient Bonaparte pour parachever ce mouvement de reflux qui, à son tour, après son coup d’État du 18 brumaire, fait une constitution (la « Constitution de l’an VIII ») qui repose sur un principe menant au tombeau le républicanisme pur : « l’autorité vient d’en haut, la confiance d’en bas ». Les régimes se succéderont en imitant Bonaparte. Avec cette idée fixe exprimée par tous les penseurs non-monarchistes du XIXe (y compris les libéraux) qu’on ne peut faire totalement abstraction du « peuple » mais qu’on ne peut non plus lui-donner le pouvoir.

Au fond, on reprendra la réflexion politique de Montesquieu selon laquelle le peuple n’a pas vocation à se gouverner lui-même car il n’en a pas les moyens, tout en considérant qu’il est le plus à même de se donner ses gouvernants. IIe, IIIe et IVe République chercheront une solution médiane en faisant la part belle au Parlement et en investissant – surtout sous la IIIe et la IVe – le pouvoir législatif de la toute puissance politique afin d’être le plus fidèle possible à la « souveraineté du peuple », mais ces dernières échoueront à doter la République d’un exécutif fort, ce que fera De Gaulle avec la Constitution de 1958. Alors l’idéal rousseauiste d’une République épousant la démocratie pure s’efface. L’efficacité et la solidité lui sont préférées par un peuple français las de l’instabilité du régime parlementaire et qui vote oui avec cette Constitution de 1958 pour la mise en place d’une « démocratie exécutive » comme le dit joliment Nicolas Roussellier. La demande du peuple ne prend plus la forme d’une « voix » mais seulement d’une « voie ».

À charge pour le Président de la République et pour les élus d’incarner ce peuple. Nous avons vécu jusqu’au début des années 2000 sur ce consensus, qui apparaissait comme un moindre mal. Mais depuis le « non » au referendum européen de 2005 contredit en 2008 par le passage par voie parlementaire des grands principes de ce « traité » à la demande du Président Nicolas Sarkozy, cette « démocratie exécutive » est entrée en crise et une demande gigantesque de « démocratie réelle » émerge un peu partout. Bien sûr, elle remet d’abord au goût du jour ce débat « démocratie représentative » versus « démocratie directe » que beaucoup croyaient mort et achevé, mais il me semble qu’il y a quelque chose de plus dans toutes ces demandes : je pense qu’il y a la question très profonde du retour du concept de « peuple » dans les esprits ; la question de sa définition, de sa place dans la vie politique et de son rôle historique. L’histoire n’est donc pas finie.

LVSL – Votre livre permet de prendre la mesure de l’évolution de l’idée républicaine de ses origines à nos jours. Ce qui marque, c’est l’amoindrissement progressif de la charge polémique qui est accolée au concept de « République ». La « République » jacobine de 1792 est agonistique et conflictuelle, elle porte en elle une forme de sacralité, et proclame que « ce qui caractérise la République, c’est la destruction absolue de tout ce qui lui est opposé ». Aujourd’hui, la « République » est un concept consensuel, dépolitisé voire apolitique ; c’est un simple cadre qui organise la libre co-existence des individualités. Comment expliquer cette dé-conflictualisation du concept de « République » au cours des deux derniers siècles ?

Thomas Branthôme – Comme toute chose, la République a subi les effets du temps, c’est indéniable. Et il faut tracer brièvement son cours depuis ses origines révolutionnaires pour bien en comprendre les raisons. Commençons par dire avec clarté une réalité quelque peu occultée, sinon oubliée, le « jacobinisme » est avant tout fils des circonstances. Il n’y a rien de plus erroné que d’essayer de penser le jacobinisme en dehors des événements tumultueux dans lesquels il prend sa source. Le jacobinisme partage avec la Première République sa définition : il est un projet opposé à la monarchie, il est son antithèse. Il porte donc en effet dans ses flancs, comme vous le dites, une conflictualité ontologique car il se donne pour mission de changer l’ordre injuste des choses dont la monarchie est le principe autant que le support. Il faut relire le grand discours de Robespierre du 5 février 1794 dans lequel il expose ses principes de « morale politique » pour comprendre cette logique agonistique. Il s’agit d’un véritable contre-projet non seulement à la politique monarchique mais également à la société monarchique. Citons-le pour bien comprendre :

«  Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l’insolence, la grandeur d’âme à la vanité, l’amour de la gloire à l’amour de l’argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l’intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l’éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l’homme à la petitesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et misérable, c’est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la république à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie. »

Cet exposé des vues de Robespierre en 1794 permet de saisir la logique interne du jacobinisme. Ce dernier appelle avec la République à la naissance d’un monde nouveau mais aussi à la naissance d’un homme nouveau (l’homo novus). Par la puissance de son ambition, cette volonté, que d’aucuns dénoncent comme démiurgique, rencontre logiquement une puissance de résistance équivalente. Il faut se figurer que l’on est alors dans une France structurée autour d’une monarchie vieille de treize siècles et gouvernée par une même dynastie (capétienne) depuis 987 avec l’appui de l’Église et du Clergé. Le jacobinisme est alors perçu comme une « tabula rasa » (ce qu’il assume), comme un souffle de feu – Joseph de Maistre dira plus tard que la Révolution fut une parenthèse « satanique » – qu’il faut étouffer par tous les moyens au risque de tout perdre ! C’est le problème de beaucoup de gens aujourd’hui, ils jugent le jacobinisme et le « gouvernement révolutionnaire » – expression plus juste que la « Terreur » qui a une connotation particulière comme l’a bien montré Jean-Clément Martin – à l’aune de notre présent et en ayant l’impression que tout ceci n’est qu’une irruption de violence unilatérale déclenchée par la République jacobine dans un contexte paisible, quand ils ne pensent pas qu’il s’agit tout bonnement d’un coup de folie survenu ex-nihilo.

La réalité est que le jacobinisme est une armature intellectuelle qui se forge pour sauver la République de ses ennemis qui l’attaquent. Et ils sont nombreux ! Lorsque les Jacobins montagnards s’emparent des rênes de la Révolution au début de l’été 1793, la République est au bord de l’abîme ; assiégée de toutes parts à l’extérieur par la coalition des monarchies européennes qui lui font la guerre, sous le feu des soulèvements en interne (Vendée, Lyon), rongée par les problèmes d’approvisionnement, les manques aux armées et les corruptions, quand ce ne sont pas des trahisons pures et simples (La Fayette, Dumouriez). Les adversaires de la Révolution de l’époque la comprennent mieux que nos contemporains. Ils ont saisi que si la France l’emporte c’est la fin de l’absolutisme, des privilèges, du servage, de la société d’ordres, des impôts qui pèsent uniquement sur le Tiers-État ; en un mot, c’est la fin de leur monde tout entier. C’est pourquoi ils livrent toutes leurs forces dans la bataille et engagent une lutte à mort contre la République française. Relisons le « manifeste de Brunswick » pour s’en convaincre. Les coalisés promettent une « exécution militaire et une subversion totale » à la ville de Paris qui retient Louis XVI. C’est pour répondre à ces attaques hors du commun et parce que les solutions plus modérées ont conduit la Révolution au précipice que les Jacobins prennent des mesures « d’exception ».

Robespierre le justifie par une formule éloquente : « on ne répond pas à des maux extraordinaires avec des remèdes ordinaires ». Et c’est ce qui explique la fameuse phrase que vous avez cité de Saint-Just qui hisse la réponse de la République à la hauteur où les circonstances de la guerre l’ont conduite en la définissant comme « la destruction totale de ce qui lui est opposé ». Le « gouvernement révolutionnaire » est décrété jusqu’à la paix, la Constitution de 1793 est « suspendue », la loi sur le « maximum » est promulguée, les armées sont reprises en main. Et grâce à toutes ces mesures la République triomphe. On ne le dit pas assez, mais c’est à ce prix qu’elle a pu survivre et qu’elle a survécu. Néanmoins, il lui faut pour cela payer un lourd tribut qui finit par devenir insupportable. La République jacobine s’abîme dans une lutte continue pour rester à flot et ne pas sombrer entre les différentes « factions » qui veulent diriger son cours. Voilà la tragédie du jacobinisme. Il a conduit la Révolution à son plus haut point de « volontarisme », mais pour ce faire il s’est aliéné les différents groupes de la Convention qui se coaliseront pour renverser Robespierre, Saint-Just et leurs affidés lors du coup d’État du 9 thermidor. Le jacobinisme des origines connaît sa première mort. Il aura des héritiers qui permettront à la République de ne pas être définitivement enterrée par la Restauration monarchique. De nouveaux martyrs aussi (« les 4 sergents de la Rochelle »), mais la mystique jacobine sera progressivement absorbée par la mystique socialiste ou marxiste.

La République finira d’ailleurs par l’emporter après un siècle de lutte non pas parce que les Jacobins l’emporteront, mais parce que les conservateurs se rallieront. On sait comme en 1870 beaucoup rejoignent la République du 4 septembre uniquement parce qu’ils pensent pouvoir la conduire vers une nouvelle restauration monarchique, mais finalement ils s’y feront ainsi que l’exprime la phrase bien connue de leur chef de file Adolphe Thiers : « La République est le régime qui nous divise le moins ». Les monarchistes acceptent l’augure et rendent les armes. Les bonapartistes aussi. Ainsi cessa le combat, faute de combattants. La forme républicaine du régime devient à partir de ce moment et si on excepte la parenthèse de Vichy la forme qui fait consensus. Les héritiers du jacobinisme eux-mêmes mettent de « l’eau dans leur vin ». Ceux qu’on nomme les Radicaux, acceptent des compromis et une certaine mise de côté de la « question sociale » afin de remporter la mise sur la forme (Gambetta), puis Jaurès appelle la tradition révolutionnaire à s’insérer dans la démocratie afin de changer les choses par la voie parlementaire. Les temps homériques du jacobinisme sont définitivement clos. Le reste appartient au cours général de l’histoire du XXe et est tributaire de sa destinée faite des expériences déçues des révolutions mondiales, des lendemains gris, des morts sans sépultures et des deux guerres mondiales qui ont porté à un rejet sans précédent et quasi-unanime de la politique pensée comme « une guerre ». C’est d’ailleurs ce qui a servi de moteur à la construction de l’Union européenne : elle s’est présentée comme la promesse de la fin du politique conçue comme expression de la tragédie.

LVSL – Il y a un autre terme qui subit une importante mutation, c’est celui de patriotisme. En 1789 ou plutôt en 1792, patriotisme est synonyme d’égalitarisme, d’aspirations démocratiques, populaires. À partir des années 1890, vous écrivez dans votre livre : « avec l’émergence des ligues anti-allemandes, des ligues nationalistes, jadis de gauche, le patriotisme change de visage ». Aujourd’hui, le patriotisme est une valeur qui est davantage associée à la droite qu’à la gauche, qui est synonyme, en termes politiques, d’exclusion des minorités plutôt que d’inclusion dans la majorité. Comment expliquer ce glissement sémantique  ?

Thomas Branthôme – C’est le bon mot, le patriotisme a en effet subi une véritable mutation qu’il est nécessaire de questionner en cette période de grande recomposition de l’espace politique. Le patriotisme des origines n’avait rien de ce qu’il évoque aujourd’hui. J’aurais tendance à dire que sa première expression se trouve dans L’Odyssée à travers le personnage d’Ulysse. On a tendance à l’oublier mais Ulysse pleure beaucoup dans L’Odyssée. Enfant on retient ses ruses, mais relisez-le adulte : c’est la mélancolie qui prédomine, une mélancolie née de cette impossibilité de rentrer chez lui et de pouvoir mourir sur la « terre de ses pères » (c’est l’origine du mot « patrie », patres voulant dire « père » en latin). Kundera l’a très bien mis en lumière dans L’Ignorance en montrant que la nostalgie est une « souffrance causée par le désir inassouvi de retourner » et que c’est précisément de cela que souffre Ulysse. Il n’y a rien de guerrier ou de belliciste alors, simplement la manifestation d’un attachement viscéral à un lieu où se mêlent tout à la fois le souvenir de l’enfance, la présence des êtres chers et les tombes des disparus.

Les modernes appellent désormais cela le « mal du pays » que les Allemands ont traduit pas ce beau mot de « Heimweh ». En France, nous trouvons ce rapport entre nostalgie et « terre des pères » dans les Regrets de Du Bellay. En mission à Rome et nostalgique de son Anjou natal, Du Bellay parle du fait qu’il se « languit » de « sa maison », « loin de la France » et demande quand il reverra « fumer la cheminée » de son « petit village ». La plupart des personnes qui ont à vivre loin de leurs lieux d’enfance connaissent ce sentiment ou peuvent le comprendre. Il s’agit d’une affection qui dépasse la raison, qui relève d’un lien quasi-charnel aux lieux (j’ai en mémoire des exilés politiques embrassant le sol de leur « patrie » à leur retour d’exil). Alors comment cette chose en vient-elle à se politiser ? Par l’action des guerres. Parce que le patriotisme, c’est aimer la terre de ses aïeux, il va pousser à se battre en cas d’invasion de cette terre mais aussi à se sublimer car il engage le point le plus sensible de l’être : la défense de ce qu’on a de plus cher.

C’est ainsi que la Révolution voit surgir le premier grand moment patriotique de la France moderne. La République est attaquée, le sol est « souillé » par les troupes ennemies (c’est ce que raconte La Marseillaise de Renoir), ceux qui commandaient les armées sous la monarchie – des nobles donc – sont passés à l’ennemi, les armes font défaut. Ne reste que l’ardeur patriotique. Mais c’est une ardeur qui dépasse la question de la « terre » à proprement parler et qui vient puiser sa force dans le cœur battant de la République tout juste née. Il s’agit de défendre la « patrie en danger », la patrie révolutionnaire, égalitaire, qui a déclaré la « guerre aux tyrans » et libéré le peuple de « ses fers ». Saint-Just souligne ce glissement sémantique en déclarant que « la patrie n’est point le sol, c’est la communauté des affections ». Durant les guerres révolutionnaires puis napoléoniennes (et on retrouve cela lors de la Commune de Paris avec certains chefs militaires comme le Polonais Dombrowski), on peut ainsi être « patriote » sans être d’origine française ou sans avoir grandi sur le sol national. Le « patriotisme » pour le dire grossièrement est alors « de gauche » (la « droite », elle, se bat pour la monarchie et le roi), et ce, au moins jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle (pensons notamment aux prises de position de Barbès durant la Guerre de Crimée).

Mais deux éléments vont survenir et remettre en cause cet état de fait. Le premier est à chercher du côté de « l’idée socialiste » en gestation. Tout au long du XIXe siècle, qu’elle soit marxiste ou communiste, cette idée va croître dans le creuset de l’internationalisme. Il s’agira de quitter les rives de la patrie pour rejoindre celles du prolétariat, d’enjamber les frontières des Républiques et des nations pour créer une grande Internationale des ouvriers. C’est le sens du célébrissime « prolétaires de tous les pays, unissez-vous » de Marx. C’est aussi ce qui explique la position de Jaurès avant la Première guerre mondiale lorsqu’il dénonce ce conflit à venir comme étant un conflit capitaliste auquel ouvriers français et allemands ne doivent aucunement prendre part au nom de la « solidarité de classe ». Cette dépatriotisation de la gauche n’est toutefois pas un mouvement rectiligne. Sous la Commune de Paris, et contrairement à ce que l’on pense souvent, la majorité des combattants sont plus jacobins qu’anarchistes. Et on retrouve chez eux tout le vocabulaire du patriotisme révolutionnaire (« la patrie en danger », le « Salut public ») qu’ils exaltent pour résister d’abord à l’occupation prussienne puis aux assauts des Versaillais.

Je crois donc que le patriotisme de gauche possède des précédents dont il peut s’honorer et qu’il pourrait réinvestir. Mais il est vrai qu’en sus de ces épisodes un peu oubliés, un deuxième élément est venu se superposer qui explique sa désaffection dans les rangs de la gauche : le surinvestissement du patriotisme par l’extrême-droite à partir de la IIIe République. Sous ce régime né d’une défaite, on voit apparaître des « Ligues » qui ont pour raison d’être unique la « Revanche » contre la Prusse. Hantée par la débâcle de Sedan (1870) et la perte de l’Alsace-Lorraine, toute une partie de la France s’enfonce avec ces « Ligues patriotes » dans une obsession militariste qui conduira à la Première Guerre mondiale. Or, ce « patriotisme » qu’exacerbent ces Ligues est déconnecté de l’idéal politique et social que portait le patriotisme de la Grande Révolution. Il n’apparaît obéir qu’au désir chauvin et cocardier de venger une vexation. Surtout, il dérive avec le temps vers la droite antiparlementaire et antirépublicaine car la République, par volonté de s’enraciner, se dit pacifiste et ne veut pas se lancer dans un nouveau conflit qui pourrait lui être fatale. La fin de l’inversion des pôles peut trouver son parachèvement.

La gauche républicaine abandonne à son tour le patriotisme à l’extrême-droite qui le transmue en une valeur uniquement guerrière et offensive. Causant la Première Guerre mondiale, puis la Deuxième, en dépit de l’opposition des pacifistes (pour la plupart de gauche), le patriotisme devient un synonyme de la « guerre en germe » et la cause toute désignée de la haine meurtrière qui a miné les peuples européens depuis deux siècles. Je pense que les années d’après 1945 ont eu raison de chercher à détruire toutes les racines de la guerre et à mettre fin à cette logique funeste qui voulait que depuis 1871, chaque résolution du conflit portait en soi la prochaine guerre à venir. Mais peut-être que dans cette déconstruction politique louable, on a confondu « patriotisme » et « nationalisme » et peut-être qu’il y a quelque chose à creuser dans la formule de Romain Gary selon laquelle « le nationalisme c’est la haine des autres » tandis que « le patriotisme est l’amour des siens ». Car le libéralisme politique issu du « désenchantement du monde » n’a toujours pas trouvé de moyen de lier les hommes ni aucune forme sociale leur permettant d’être autre chose qu’un agrégat d’individus atomisés.

Rien ne nous empêche à cette fin de procéder à un travail de resignification du mot « patrie » : si le patriotisme, en ce sens, fondé sur le sang, l’ethnie ou la race est contraire à la République et totalement rejetable en tant que tel, tout autant que s’il est le synonyme d’impérialisme, de colonialisme ou de militarisme, il n’est pas impossible d’imaginer qu’un patriotisme « de gauche » revienne au goût du jour ; un patriotisme inclusif, populaire, basé sur le partage de valeurs communes (à commencer par le triptyque républicain), qui assume une certaine évolutivité et qui mobiliserait l’idée de « patrie » pour faire union et lutter ainsi contre l’ordre injuste actuel comme les Révolutionnaires de 1789 l’ont mobilisé pour lutter contre l’ordre injuste de l’époque.

LVSL – On a pu voir qu’avec les gilets jaunes ressortaient des symboles de la République et de la Révolution française ? Comment analyser ce phénomène ?

Thomas Branthôme – Vous savez, à chaque soulèvement français ou révolte sociale d’envergure, on nous questionne en tant qu’historiens ou historiens du droit, pour savoir à quel précédent historique cela « correspond ». Beaucoup se sont d’ailleurs prêtés au jeu et on a pu voir fleurir des analogies avec la situation pré-révolutionnaire (1787-1788), la Révolution française elle-même bien sûr mais aussi 1830, 1848 voire avec Mai 68. Il y a un peu de vrai dans toutes ces comparaisons d’autant plus que le mouvement des gilets jaunes est à n’en pas douter un événement à la portée historique. Mais plutôt que rechercher le calque parfait des révolutions passées, je considère que c’est moins l’objet de référence qui compte que l’idée même de se référer. Ce rapport aux références glorieuses par-delà le « désir mimétique » qu’il exprime (et qui mériterait d’être analysé) montrent qu’il existe une « mystique républicaine » extrêmement puissante qui semble sommeiller en nous et qui rejaillit lors des grands événements. Et cette mystique semble renaître désormais avec les gilets jaunes comme si elle répondait à une phylogenèse, à une sorte de « mémoire des corps », une « mécanique » qui se réenclencherait quand la silhouette d’une révolution se dessinerait.

Ce que je veux dire par-là, c’est que le passé révolutionnaire agit constamment sur l’impensé français, que quelque-chose de sa force demeure envers et malgré tout dans les consciences et qu’elle donne ce soupçon d’énergie aux contestations françaises que nos voisins européens considèrent comme « incomparables ». Celui qui manifeste sent comme il est le maillon d’une longue chaîne immémoriale. Il en va ainsi des révoltés français, ils s’inscrivent toujours dans ce long cortège d’ombres de ceux qui les ont précédés et qui leur servent de guides. En ce sens, je considère que dans le mouvement des gilets jaunes, la Révolution française joue le rôle du « mythe mobilisateur » dont parlait Georges Sorel dans ses Réflexions sur la violence, c’est-à-dire un signifiant qui parle à tout le monde et permet de se doter d’un horizon commun, fut-il quasi mythologique. Elle permet enfin la restructuration d’un espace politique que la tradition des révoltés français tient comme un legs précieux : la lutte du bas contre le haut, du peuple contre les privilégiés, des sans-culottes contre « le Million doré ».

Il en va ainsi de l’idéal populaire : il déteste les réformes et chérit la Révolution. Cela répond à une certaine forme romantique de l’esprit français mais c’est aussi qu’il sent par les tripes (j’appelle cela « le cerveau du ventre ») qu’au fond la Révolution française n’est pas totalement finie et que comme disait Edgar Quinet « le meilleur moyen de l’honorer est de la continuer ». Personne mieux que Clemenceau peut-être n’a témoigné de cette permanence de la Révolution dans la politique française ou du moins de cette résurgence quand les grandes luttes politiques reviennent en pleine lumière : « C’est que cette admirable Révolution par qui nous sommes n’est pas finie, c’est qu’elle dure encore, c’est que nous en sommes encore les acteurs, c’est que ce sont toujours les mêmes hommes qui se trouvent aux prises avec les mêmes ennemis. » En d’autres termes, le mouvement des gilets jaunes n’est pas la Révolution française mais une forme de reprise de son cours.

1 L’organisation institutionnelle de la République romaine correspond en effet à cette idée de « régime mixte » avec les consuls pour l’élément monarchique, le Sénat pour l’élément aristocratique et les comices, puis les tribuns du peuple, pour l’élément démocratique.


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Les Gilets Jaunes et le RIC : le spectre de Rousseau

© LHB pour LVSL

“Populiste”, “bolchévik”, “fasciste” : on ne compte plus les épithètes de cette nature accolées au mouvement des Gilets Jaunes par les éditorialistes. En quelques semaines, la jacquerie des origines a fait place à un vaste mouvement citoyen réclamant à cor et à cri une démocratisation radicale des institutions, notamment via la mise en place d’un RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne). Cette revendication a pris plus d’un observateur à revers, même parmi les soutiens des Gilets Jaunes. C’est que le RIC remet en cause les fondements sur lesquels la République française s’est construite depuis la fin de la Révolution. Il est la manifestation d’une aspiration à la démocratie réelle, frustrée depuis deux siècles, mais qui n’a jamais cessé de hanter la modernité politique.


De quoi la peur des Gilets Jaunes et du RIC est-elle le nom ? Le correspondant européen pour Libération Jean Quatremer lâche le mot sur son compte Twitter – qu’il a l’habitude d’utiliser comme base de pilonnage des mouvements sociaux – : « ochlocratie », le pouvoir de la foule.

Quelques tweets plus tard, il ajoute : « fascisme ».

Si cette confusion des registres n’est d’aucune aide pour comprendre le mouvement des Gilets Jaunes, elle en dit beaucoup sur la crainte qu’ils inspirent : l’institution d’une souveraineté populaire illimitée, qui ouvre la voie à toutes les violations de l’Etat de droit. Cette crainte, qui fait sourire lorsqu’elle s’exprime par la voix de Jean Quatremer, s’étend en réalité bien au-delà du petit cénacle des journalistes hostiles au mouvement et des éditorialistes qui hantent les chaînes de télévision. Lorsque Marlène Schiappa affiche son hostilité au RIC car il ouvrirait la voie au rétablissement de la peine de mort, elle se fait la caisse de résonance d’une partie non négligeable de l’opinion, y compris de celle qui est favorable aux revendications sociales des Gilets Jaunes.

On ne peut se contenter d’écarter les objections portées contre le RIC d’un revers de la main, tant il est vrai que le clivage entre partisans et opposants au RIC ne recoupe pas le clivage entre partisans et opposants au pouvoir actuel. C’est que le RIC révèle la fragilité, non seulement du dogme économique dominant et des privilèges, mais aussi des libertés chèrement acquises. Il ouvre la voie à la suppression, en un seul vote, de droits obtenus suite à des décennies de luttes. Ce débat contemporain n’est pas neuf ; il s’inscrit dans une tradition pluriséculaire, sur laquelle il importe de faire un détour pour en saisir tous les enjeux.

Le spectre de Rousseau

La protestation qui s’exprime à travers le mouvement des Gilets Jaunes ne concerne pas simplement les bases constitutionnelles de la Vème République, que d’aucuns jugent “monarchique” ou “bonapartiste”. Elle touche aux fondements sur lesquels s’est construite la République française depuis la fin de la Révolution : la distinction entre élus et citoyens, entre représentants et représentés. On aurait tôt fait d’oublier que cette distinction, aujourd’hui acceptée par la classe politique dans son immense majorité, a été au coeur de tous les débats sous la Révolution Française. Au centre des controverses : le Contrat Social de Rousseau, l’un des textes les plus influents et les plus polémiques de ces derniers siècles. On y trouve théorisé de manière limpide et systématique ce que les Gilets Jaunes réclament aujourd’hui à grand renfort de slogans : la souveraineté populaire.

Les cendres de Rousseau au Panthéon. Elles se situent juste en face de la tombe de Voltaire.

Rousseau est associé, dans les programmes scolaires, aux “philosophes des Lumières” (Montesquieu, Voltaire, Diderot, D’Alembert…), qui font figure de pères fondateurs de la modernité ; dans l’imaginaire collectif, son nom est inséparable de celui de Voltaire, en face de qui ses cendres reposent au Panthéon, et à qui Victor Hugo l’apparie sans cesse.

On en oublierait presque l’odeur de soufre qui accompagnait Rousseau, et la haine féroce qu’il suscitait de son vivant, parfois au sein même du courant des Lumières. C’est que Rousseau figure résolument à part dans le courant des Lumières françaises. Voltaire ou Montesquieu s’attaquaient à l’absolutisme et appelaient de leurs voeux un “despotisme éclairé”, dont le pouvoir serait équilibré, tempéré, contrebalancé par une série de contre-pouvoirs. Les critiques contemporains de la “monarchie républicaine” française, qui souhaitent un régime parlementaire plutôt que présidentiel, avec une plus stricte séparation des pouvoirs, sont les héritiers, conscients et inconscients, des réflexions de Montesquieu. Celles-ci ne sont cependant d’aucune utilité pour éclairer la lame de fond que représente le mouvement des Gilets Jaunes…

L’ambition de Rousseau est autrement plus radicale. À ses yeux, les savantes distinctions effectuées par Montesquieu entre monarchie absolue et despotisme éclairé, “pouvoir exécutif” et “pouvoir législatif”, sont superficielles. C’est entre “riches” et “pauvres” que se situe, pour Rousseau, l’antagonisme fondamental. Son oeuvre peut se lire comme une recherche des causes de la domination des premiers sur les seconds. Cette obsession a hanté Rousseau, et inspiré à Voltaire ce mot fameux sur ses écrits : “c’est là la philosophie d’un gueux, qui voudrait que les riches fussent volés par les pauvres !.” Un stigmate que Rousseau aimait à retourner, moquant la fausse humanité de “ces gens du monde, si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu’ils ont intérêt à ce que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parce qu’ils ne se soucient de personne ; qui, autour d’une bonne table, soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim.”

“Aux grands hommes, la patrie reconnaissance. Le génie de Voltaire et de Rousseau conduisit ces écrivains célèbres au temple de la gloire et de l’immortalité”. Tableau exposé au musée Rousseau de Montmorency.

Rousseau voit dans l’accaparement du pouvoir politique par une minorité l’une des causes de la toute-puissance des riches. “Le riche tient la loi dans sa bourse », écrit-il dans le Contrat Social ; en conséquence, “les lois sont utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien ». Or, Rousseau constate que “le riche tient la loi dans sa bourse” dans les régimes parlementaires, dans les monarchies constitutionnelles à l’anglaise, aussi bien que dans les monarchies absolues ; raison pour laquelle il en vient à relativiser considérablement les bienfaits du parlementarisme et du libéralisme politique. Alors que Montesquieu ne tarit pas d’éloges sur les mérites de la monarchie parlementaire anglaise, Rousseau écrit dans le Contrat Social : “le peuple anglais pense être libre. Il se trompe fort. Il ne l’est que durant l’élection du Parlement. Sitôt qu’il est élu, il est esclave, il n’est plus rien ». Peu importe, pour Rousseau, que le peuple soit représenté par un roi ou par un parlement : tant que le processus législatif et la force exécutive échappent à son contrôle, sa souveraineté est usurpée.

Cette réflexion amène Rousseau à penser une forme de démocratie que l’on qualifierait aujourd’hui de directe, par laquelle le peuple exerce un contrôle constant sur ses représentants, et sur les lois qui sont votées – dont le “RIC” est un avatar lointain.
La mise en place d’une démocratie de cette nature est-elle seulement concevable dans le monde contemporain ? Cette problématique a refait surface avec la revendication du RIC, réclamé par les Gilets Jaunes, qui semble s’inscrire à rebours de l’écosystème politique et social du XXIème siècle, marqué par l’individualisme, la dépolitisation, la sur-consommation et le rétrécissement de l’espace public.

Détail du portrait de Jean-Jacques Rousseau par Quentin de la Tour (1753).

Rousseau ne croyait pas à la possibilité d’instaurer une société démocratique. D’une part en effet, le citoyen rêvé par Rousseau est aux antipodes de l’homo oeconomicus individualiste produit par la modernité libérale. Le citoyen du Contrat Social fait abstraction de ses intérêts particuliers ; il est animé d’un esprit patriotique, en vertu duquel il identifie ses intérêts à ceux du corps social tout entier – condition sine qua non à l’apparition d’une volonté générale qui transcende les volontés individuelles. Avec ses concitoyens, il forme bien autre chose que la “société civile” inorganique et marchande promue avec enthousiasme par une grande partie des Lumières ; il forme un “peuple », c’est-à-dire une communauté d’affections, de destin, de projets, de volonté. Rousseau estime que la formation d’un “peuple” de cette nature est impensable à l’ère du triomphe de l’individualisme, qui – écrira Engels quelques décennies plus tard – “désagrège l’humanité en monades, dont chacune possède un principe de vie particulier et une fin particulière » (dans La situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844).

D’autre part (c’est sans doute un obstacle théorique plus important encore), Rousseau constate que les pauvres ont intériorisé l’idée de leur infériorité. Le texte majeur de Rousseau, le Discours sur l’origine de l’inégalité, s’attache à démontrer tout l’arbitraire et la contingence des inégalités qui fracturent la société. Une question lancinante traverse l’oeuvre de Rousseau : pourquoi ces inégalités, qui ne sont fondées sur rien, demeurent-elles pourtant en place ? Ce n’est pas par la force physique que les riches parviennent à asseoir leur domination sur les pauvres : “le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir », écrit-il dans le Contrat Social. Comment les puissants parviennent-ils à transformer “la force en droit » et “l’obéissance en devoir » ? Par la force de ce que Rousseau nomme, de manière assez vague, le “préjugé » (on emploierait aujourd’hui le terme d’« idéologie dominante ») : “de l’extrême inégalité des conditions et des fortunes sortit une foule de préjugés, également contraires à la raison et au bonheur », écrit-il dans le Discours sur l’origine de l’inégalité. Ces “préjugés » ont entériné l’idée que l’asymétrie entre gouvernants et gouvernés, entre riches et pauvres, était inévitable. Situation paradoxale : les pauvres possèdent la puissance suffisante pour cesser d’être à la discrétion de leurs supérieurs et mettre fin à ces inégalités qui ne sont fondées sur rien ; mais, convaincus de leur infériorité, ils acceptent les “fers » qui pèsent sur eux.

Ces deux obstacles à l’apparition d’une véritable démocratie sont liés. Tant que les individus se sentiront impuissants, ils ne chercheront pas à se constituer en peuple souverain ; et tant qu’ils ne se constitueront pas en peuple souverain, ils ne sentiront pas leur puissance. Rousseau était donc sceptique quant à la possibilité de rompre ces “fers ». Pourtant, il avait l’intuition que son oeuvre allait lui survive, et que ses idées demeureraient une source de menace constante pour les puissants. « Vivant ou mort, il les inquiétera toujours », écrit-il dans Rousseau juge de Jean-Jacques à propos de lui-même – avec la modestie qui le caractérise. C’est ainsi que, comme un spectre, Rousseau a plané sur la Révolution française et sur la modernité politique. Les Gilets Jaunes sont un nouvel avatar de ce spectre

Rompre les “chaînes de l’esclavage”, par la “révolution démocratique”

Jean-Jacques Rousseau et les symboles de la Révolution. Tableau de D. Jeaurat, 1794.

Rompre les “fers” et les “chaînes de l’esclavage” (une expression que Marat emploie comme titre de l’un de ses ouvrages) en dévoilant toute la contingence et l’arbitraire des relations de pouvoir, donner aux pauvres le sentiment de leur puissance et le goût de la démocratie, les inciter à dépasser leur individualité pour se constituer en peuple : telle fut la tâche que se donnèrent les héritiers de Rousseau sous la Révolution française. Rousseau, qui vivait à une époque où le journalisme était encore embryonnaire, ne croyait pas que l’on puisse influer sur les mentalités, qui, pensait-il, resteraient figées ; ce n’est pas un hasard si le journalisme, dont on commence alors tout juste à découvrir le pouvoir d’influence sur les esprits, apparaît comme un moyen d’action privilégié aux partisans de la démocratie sous la Révolution française. “Les infortunés forment les dix-neuf vingtièmes de la nation; ils seront les maîtres dès lors qu’ils connaîtront leurs droits et sentiront leurs forces », écrit Marat en 1789 ; “pour que le peuple veuille jouir de ses droits, il faut qu’il les connaisse », ajoute-t-il : “c’est à ce point où les écrivains doivent s’efforcer d’amener la nation ».

C’est ainsi que la Révolution française devient le théâtre d’une succession de scènes au cours desquelles l’arbitraire et la contingence des inégalités de pouvoir et de richesse semblent apparaître au grand jour aux yeux des contemporains : l’invasion répétée de l’Assemblée nationale par des sans-culottes, l’insurrection victorieuse des esclaves de Saint-Domingue contre les planteurs esclavagistes, l’exécution du roi Louis XVI, que des sans-culottes conduisent à l’échafaud le 21 janvier 1793…

Bataille de la colline aux palmiers, de January Suchodolski (1845), représentant un épisode de la révolte d’esclaves de l’île de Saint-Domingue.

Les hiérarchies les plus évidentes sont renversées, les liens les mieux établis se voient questionnés, les institutions les plus solides menacent de s’ébranler. Un texte du planteur esclavagiste Moreau de Saint-Méry, publié sous couvert d’anonymat, témoigne de la terreur que ce processus a inspiré aux groupes dominants. Esclavagiste métis, Moreau de Saint-Méry s’inquiète pourtant, au commencement de la Révolution, de la remise en cause du “préjugé de couleur » – en vertu duquel les Noirs et les métis étaient considérés comme inférieurs aux Blancs. Il reproche aux députés anti-esclavagistes la virulence avec laquelle ils s’attaquent au “préjugé de couleur” : “tel est l’empire des préjugés lorsqu’ils tiennent à la Constitution d’un pays qu’on ne doit y toucher qu’avec la plus grande circonspection », écrit-il ; les “préjugés”, ajoute-t-il, “sont le ressort caché de toute la machine coloniale ». Les années suivantes, qui ont vu éclater une spectaculaire révolte d’esclaves à Saint-Domingue, ont donné raison aux craintes de Moreau de Saint-Méry. Les “ressorts cachés” des diverses formes de domination sont peu à peu apparus au grand jour sous la Révolution.

C’est la raison pour laquelle la Révolution française a laissé aux groupes sociaux dominants le souvenir d’une épouvantable Saturnale, au cours de laquelle les hiérarchies traditionnellement admises étaient renversées ; il suffit de lire la réaction du Pape à l’exécution de Louis XVI pour s’en convaincre : “comment se fait-il que les Chrétiens soient jugés par des hérétiques, les hommes sains par des malades, les juges par des coupables ? ».

L’exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1793. Gravure de Georg Heinrich Sieveking réalisée la même année.

Tocqueville est un observateur lucide de ce processus, qu’il nomme “révolution démocratique” dans le premier tome de sa Démocratie en Amérique. Avant 1789, écrit Tocqueville, les individus considéraient leur infériorité comme “un effet de l’ordre idéal de la nature” ; la Révolution fait perdre à l’inégalité son caractère naturel : “la force apparaît à tous comme la seule raison” de l’état social, et “l’idée de droit », conçue comme gardienne immuable des institutions, disparaît. Le simple exercice de la souveraineté populaire dévoile la contingence des rapports de pouvoir, mais aussi, par là-même, des normes dominantes, qu’il est possible de questionner ou renverser à l’infini. De quoi cette “révolution démocratique” est-elle le nom ? On ne compte plus les mouvements politiques et les courants de pensée qui ont vu dans le processus initié en 1789 la matrice de l’émancipation des opprimés, de Karl Marx à Derrida – qui considère la Révolution française comme un moment clef de la “déconstruction” des normes qu’il théorise -, des révolutions socialistes aux mouvements féministes ou anti-racistes…

Cette “révolution démocratique” est cependant plus ambivalente qu’elle ne le semble au premier abord. Si le processus de déconstruction des pouvoirs et des normes enclenché en 1789 est infini, ne risque-t-il pas d’ouvrir la voie, un jour, à la contestation des Droits de l’Homme ou des libertés individuelles ? Une ambivalence que l’on retrouve aujourd’hui avec les débats relatifs au RIC.

Le gouffre sans fond de la souveraineté populaire et du pouvoir constituant

Le spectre de la souveraineté illimitée du peuple a été jusqu’à inquiéter certains fervents démocrates ; la souveraineté populaire peut-elle tout contester et tout détruire, y compris les Droits de l’Homme ? Les massacres perpétrés sous la Terreur – justifiée aux yeux des plus radicaux par la défense et l’exercice de la souveraineté du peuple – ont fini par poser la question.

Où allait donc cette Révolution qui, “comme Saturne », semblait “dévorer ses propres enfants », selon le mot de Vergniaud, en une surenchère nihiliste, dont le seul étalon de valeur était la souveraineté du peuple ? Victor Hugo rend compte dans Quatrevingt-treize de cette sensation de vertige : “Mirabeau sent remuer à une profondeur inconnue Robespierre, Robespierre sent remuer Marat, Marat sent remuer Hébert, Hébert sent remuer Babeuf. Tant que les couches souterraines sont tranquilles, l’homme politique peut marcher ; mais sous le plus révolutionnaire il y a un sous-sol, et les plus hardis s’arrêtent inquiets quand ils sentent sous leurs pieds le mouvement qu’ils ont créé sur leur tête ».

Saturne dévorant son enfant. Talbeau de Goya, peint en 1819. La figure de Saturne (l’équivalent romain de Cronos), le Titan romain qui dévorait ses enfants, devenue une allégorie de l’hybris, de la destruction des normes les plus élémentaires, a été convoquée à de nombreuses reprises pour symboliser la Révolution et la Terreur. Les monarchistes faisaient référence aux années 1792-1794 comme à une “Saturnale” ininterrompue – cette fête romaine au cours de laquelle maîtres et serviteurs échangeaient leurs rôles. Les républicains hostiles à la Terreur ont quant à eux repris l’image monstrueuse du père dévorant ses enfants. La référence à Saturne est significative : elle renvoie à une ère qui précède celle des hommes et des Dieux, à un temps, donc, où la justice n’était pas encore de ce monde.

Que faire si le peuple décide de s’attaquer aux Droits de l’Homme ? Débat éminemment contemporain. Le Contrat Social de Rousseau ne souffre d’aucune ambiguïté sur cette question : “il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne peut enfreindre ». Là où Montesquieu pense l’équilibre des pouvoirs et la protection des libertés, Rousseau théorise au contraire l’unicité et l’indivisibilité de la volonté du peuple. Est-ce d’ailleurs un hasard si Rousseau reprend aux théoriciens de l’absolutisme monarchique le concept de “souveraineté » – qui signifie rien de moins qu’un pouvoir sans limites – pour en faire du peuple le détenteur légitime, en lieu et place du monarque ? Émile Boutmy a-t-il vraiment tort lorsqu’il écrit que “Rousseau applique au souverain l’idée que les philosophes se font de Dieu : il peut tout ce qu’il veut ; mais il ne peut vouloir le mal » ? (Etudes politiques).

C’est ainsi que sous la Révolution française se développe un courant de pensée, issu de la tradition jusnaturaliste et libérale, destiné à défendre les Droits de l’Homme et les libertés individuelles contre les abus de la souveraineté du peuple. La rédaction d’une Constitution apparaît vite comme le moyen privilégié de donner un cadre et de fixer des limites à la souveraineté populaire. Siéyès, défenseur ardent de la Révolution libérale de 1789 et critique passionné de la Révolution démocratique de 1792, s’érige comme le principal théoricien de ce courant de pensée ; il propose de figer le “pouvoir constituant” du peuple, c’est-à-dire le pouvoir de défaire et d’instituer des normes – potentiellement illimité – en un “pouvoir constitué », afin de lui donner des cadres et des bornes. “Toute constitution politique », écrit-il, “ne peut avoir pour objet que de manifester, d’étendre et d’assurer, les droits de l’homme et du citoyen » ; raison qui justifie sa limitation de la souveraineté populaire.

Le XXème siècle donne du grain à moudre à ces tentatives de cristallisation juridique du pouvoir constituant. C’est certainement le juriste Hans Kelsen qui leur a donné leur forme la plus aboutie. Défenseur de l’Etat de droit et de la séparation des pouvoirs, horrifié par la révolution bolchévique comme par l’expérience fasciste, Kelsen théorise une architecture juridique complexe destinée à protéger une série de normes en les inscrivant dans une Constitution. Elle se matérialise sous la forme d’une “pyramide des normes », qui soumet l’ensemble des lois au respect de la régularité constitutionnelle (la Constitution est nommée, de manière significative, la “norme des normes » par Kelsen) ; une série d’institutions est destinée, aux yeux de Kelsen, à permettre le contrôle du caractère constitutionnel des lois. La “pyramide des normes » apparaît comme une réponse directe aux blochéviks et aux fascistes ; elle constitue un moyen de soustraire un certain nombre de normes à l’arbitraire du souverain.

Formalisation de la “pyramide des normes” telle qu’elle est théorisée par Kelsen.

L’influence de Kelsen sur la pensée contemporaine est considérable ; les manuels de droit des universités françaises actuelles se réfèrent constamment à Kelsen ; les “cours constitutionnelles », apparues après la Seconde Guerre Mondiale, destinées à vérifier la légalité constitutionnelle de telle ou telle loi, sont inspirées par les réflexions de Kelsen. Récemment, un certain nombre de responsables politiques ou de journalistes ont déclaré leur soutien au RIC, mais à condition de l’inscrire dans un cadre constitutionnel qui l’encadrerait sévèrement, et qui l’empêcherait de statuer sur les questions de société, afin que les libertés individuelles ne soient pas menacées ; c’est encore un avatar de la pensée de Kelsen.

Réactualisation contemporaine d’une hantise vieille de deux siècles.

Il n’a pas été très difficile au juriste Carl Schmitt, le grand critique de Kelsen, de contester ce qu’il considère comme un “impérialisme du droit” dans la science politique. Il reproche à Kelsen d’hypostasier le droit, de l’étudier en voilant les dynamiques politiques desquelles il est issu : “on a affaire à la vieille négation libérale de l’Etat face au droit, et à l’ignorance du problème autonome de l’effectuation du droit » (Théologie politique). Le schéma de la “pyramide des normes » kelsenienne n’est valable qu’aussi longtemps que sommeille le pouvoir constituant, qui est la véritable “source sans fond de toutes les formes ». “Écrire une Constitution ne peut en aucun cas épuiser, absorber ou consommer le pouvoir constituant », écrit-il dans sa Théorie de la Constitution : “le pouvoir constituant continue à exister à côté de la Constitution et au-dessus d’elle ».

Le vertige de la réinvention démocratique

On peut retirer quelques enseignements de cette mise en perspective.

Il semble tout d’abord surprenant que le RIC soit systématiquement envisagé sous l’angle de la menace pour les libertés acquises, plutôt que comme une arme pour celles qui restent à conquérir. Il semble paradoxal de voir certaines personnalités “progressistes” s’en prendre au RIC, sous prétexte qu’il ouvrirait la voie à la déconstruction des normes établies – à l’instar de ce député LREM qui craint que “le RIC ne permette la révocation de n’importe quelle loi progressiste », et n’ouvre la voie à de “graves atteinte aux droits des femmes » – alors que les mouvements identifiés comme “progressistes” se sont précisément bâtis sur l’idée que la déconstruction des normes instituées avait un potentiel libérateur. Le RIC est porteur de l’ambivalence qui était celle de la “révolution démocratique” théorisée par Tocqueville, ce processus où les rapports sociaux, l’ordre institué et les normes dominantes sont radicalement mis en question et apparaissent dans toute leur contingence. Le RIC, comme l’exercice de la souveraineté populaire sous la Révolution française, porte en lui la potentielle déconstruction des droits les plus incontestés… mais aussi le questionnement des formes de violence et de domination les plus dissimulées – et donc la promesse de la conquête de nouveaux droits. La situation des femmes en France, pour reprendre l’exemple ci-dessus, est-elle satisfaisante au point que la menace de la perte de droits soit plus forte que la promesse de la conquête de nouveaux droits ? La question mérite d’être posée.

On peut très bien juger que le statu quo, avec toutes ses imperfections, mérite d’être défendu, car il est préférable à une série d’attaques contre les libertés individuelles qui pourraient être portées si le RIC était mis en place. Mais dans cette configuration, qu’est-ce qui garantit en dernière instance la pérennité des libertés individuelles ? Si l’on craint que les droits acquis soient menacés par l’existence potentielle du RIC, on doit craindre à plus forte raison qu’ils soient menacés par l’existence, bien réelle, d’une Assemblée nationale souveraine – l’Assemblée nationale n’étant pas une institution intrinsèquement garante des droits individuels ! Il est d’ailleurs curieux que les opposants au RIC, inquiets de la menace qu’il ferait peser sur les droits individuels, ne s’inquiètent jamais des dangers que le système de démocratie représentative fait peser sur ces mêmes droits individuels – non pas dans un futur hypothétique, mais bien actuellement. Dans une démocratie semi-directe où le RIC serait institutionnalisé, du moins la possibilité de débattre d’une loi ou d’un sujet de société ne serait-elle jamais écartée – et un vote conservateur pourrait être contredit quelques années plus tard par un vote progressiste portant sur le même sujet. Dans le système actuel de démocratie représentative, où la temporalité politique est exclusivement fixée par les pouvoirs institués, qu’est-ce qui garantira la défense des libertés individuelles, des droits des femmes ou des minorités, le jour où un parti ultra-conservateur prendrait le pouvoir à l’Elysée et à l’Assemblée nationale ?

Il semble que le danger pointé du doigt par les opposants au RIC – la mise en cause de droits fondamentaux par le pouvoir souverain – soit déjà présent dans le système actuel. Ce danger ne concerne pas seulement le RIC, ou la démocratie participative : il concerne tout simplement la souveraineté. Il a partie liée à ce que Carl Schmitt nomme à la suite de Siéyès le “pouvoir constituant », c’est-à-dire le pouvoir infini de déconstruire et d’édicter des normes et des lois. Le problème semble donc mal posé. Le débat n’oppose pas défenseurs des droits et défenseurs de la souveraineté populaire. Il oppose plutôt une posture que l’on pourrait qualifier d’essentialiste et une autre, que l’on pourrait qualifier de constructiviste.

La posture essentialiste est celle qui consiste à se référer à un certain nombre de droits acquis, et à vouloir les garantir par une série d’institutions, de normes constitutionnelles ou juridiques – une démarche dont Kelsen a fourni la formalisation la plus aboutie.

La posture constructiviste implique d’admettre le caractère contingent, aléatoire et réversible des normes dominantes, de la législation existante et des droits acquis ; et de considérer cette contingence et cette réversibilité non comme une menace, mais comme une arme pour la conquête de nouveaux droits. Cette démarche implique donc de penser l’institutionnalisation des cadres propices à l’émergence d’une intelligence populaire, plutôt que de chercher à sanctuariser les droits acquis en une forteresse juridique – qui peut de toute manière s’effondrer.

Ces deux attitudes ne sont pas nécessairement antinomiques (on peut très bien considérer certains droits comme essentiels, se réjouir de leur constitutionnalisation, tout en admettant leur caractère contingent) ; mais il semblerait que l’on ait tendance à surestimer les bienfaits de la première, et à sous-estimer la pertinence de la seconde. Est-il vraiment besoin de s’étendre longuement sur le bien-fondé des objections que Schmitt adresse aux disciples de Kelsen ? Il est tout à fait possible de souhaiter – au nom de la défense des Droits de l’Homme – la restriction de la souveraineté populaire par la souveraineté parlementaire, le rétrécissement de la souveraineté parlementaire par le cadre constitutionnel, l’encadrement du cadre constitutionnel lui-même par une série de traités internationaux contraignants, destinés à sanctuariser un certain nombre de droits essentiels. Cette logique de poupées russes prend fin lorsque le pouvoir souverain décide tout simplement de récuser le cadre constitutionnel ou les engagements internationaux – la vague conservatrice qui frappe l’Europe de l’Est depuis une décennie montre qu’aucun droit n’est acquis de manière irréversible, et que le pouvoir normatif des traités internationaux pèse bien peu, par rapport au pouvoir bien réel du souverain. Une défense conséquente des droits individuels ne peut donc se limiter à une tentative d’encadrement ou de limitation du pouvoir souverain ; elle doit également en penser les modalités d’exercice.

L’acceptation du caractère contingent de toutes les institutions, normes et lois, procure au premier abord une sensation de vertige. Rousseau écrit, dans ses Fragments politiques : “chaque acte de souveraineté, ainsi que chaque instant de la durée du corps politique est absolu, indépendant de ce qui précède, et jamais le souverain n’agit parce qu’il a voulu, mais parce qu’il veut ». La souveraineté populaire de Rousseau apparaît donc douée de la même indétermination que la liberté de Sartre : sans attaches avec le passé, elle se conçoit comme réinvention perpétuelle et démiurgique.

Il importe de relativiser cette sensation de vertige ; car si le pouvoir souverain de déconstruction des normes est théoriquement infini, il ne l’est pas en pratique. Si le pouvoir souverain est – par la nature des choses – illimité, il n’en devient pas nécessairement arbitraire pour autant. Dans sa Théorie de la Constitution, Carl Schmitt note ce paradoxe étonnant : les périodes de révolution, lors desquelles les normes les plus élémentaires sont questionnées et dissoutes, n’ouvrent jamais sur des périodes d’anarchie ou de chaos ; un ordre alternatif se remet en place, à la même vitesse que l’ancien a été aboli. Le pari de Rousseau était précisément la mise en place d’un nouvel ordre – politique, juridique, moral -, qui profiterait à tous, et non à une minorité. C’est que le “peuple” de Rousseau n’est pas une entité abstraite, ou un amas d’individus isolés. C’est, pour reprendre l’expression de Saint-Just, une “communauté d’affections », dans laquelle tous les individus sont liés entre eux par un sentiment d’appartenance commune et un devoir de solidarité mutuel. Sans une telle “communauté d’affections” – produite par une éducation commune, une série d’institutions qui favorisent le développement de ce sentiment de responsabilité mutuelle -, sans ce sentiment d’appartenance à un même corps, le “peuple », tel que l’entend Rousseau, ne peut exister, et la souveraineté populaire ne peut qu’être une chimère. C’est pourquoi Rousseau estimait que la logique en vertu de laquelle un peuple prend conscience de lui-même comme peuple, pousserait le citoyen à protéger son semblable comme s’il s’agissait de lui-même : la souveraineté populaire est indissociable pour lui de la responsabilité des individus les uns envers les autres.

La Constitution de juin 1793

C’est la raison pour laquelle les rédacteurs de la Constitution de juin 1793 ne distinguaient jamais l’institutionnalisation de la souveraineté populaire et la défense des Droits de l’Homme. La souveraineté du peuple était, pour eux, le moyen de favoriser l’émergence d’une éthique de la responsabilité collective. Ils estimaient que si les cadres propices à l’émergence d’une intelligence populaire étaient instaurés (éducation, institutionnalisation d’Assemblées populaires, construction d’un véritable espace public de libre débat, mécanismes de participation démocratique, etc.), les citoyens ne pourraient que tendre vers un ordre des choses où les droits de chacun seraient protégés par tous les autres. La reconnaissance de l’égalité radicale entre les hommes, que présuppose la mise en place d’institutions démocratiques, ne pourrait qu’encourager la prise en compte de l’égalité de leurs droits. Cet idéal de solidarité organique a été synthétisé dans l’article 34 de cette Constitution : “il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé ».

Optimisme démesuré ? Assurément. Il n’empêche : penser les conditions d’apparition d’un devoir d’assistance mutuelle dans le cadre de la souveraineté populaire semble être un moyen plus pertinent de conserver les droits acquis, que de les sanctuariser dans une Constitution et une série de traités internationaux – dont on espère religieusement que jamais le souverain ne décidera de les récuser.

C’est d’ailleurs dans cette mesure que l’on pourrait critiquer le RIC qui, en tant que tel, apparaît comme une modalité atrophiée de réforme démocratique. Certains de ses partisans tendent à le considérer comme une simple mesure technique, sur le mode d’une baguette magique qui réaliserait miraculeusement la souveraineté du peuple. Si la mise en place d’un RIC n’est pas accompagnée d’une série de réformes visant à faire émerger un véritable espace démocratique qui permette la délibération, la participation populaire et qui favorise l’apparition d’un esprit civique, la souveraineté populaire ne deviendra pas autre chose que ce qu’elle est actuellement : une simple formule.


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