L’Allemagne, grande perdante du conflit ukrainien

Olaf Scholz, chancelier allemand, fait face à une situation de plus en plus compliquée. © German Presidency of the EU

Alors que la guerre en Ukraine s’enlise, un nouveau rideau de fer s’est édifié entre l’Occident et la Russie. Or, cette dernière contrôlant nombre de ressources indispensables pour nos économies contemporaines, les conséquences des sanctions s’annoncent extrêmement lourdes. Le « bloc allemand », un ensemble de pays s’étendant de l’Europe centrale à la Belgique, est particulièrement exposé aux difficultés à venir. Article de Marco D’Eramo, journaliste italien, publié par la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Quel que soit le vainqueur, il est de plus en plus difficile de savoir ce que signifierait gagner la guerre en Ukraine. Plus les destructions sont importantes, plus le conflit semble insoluble.

Avec un nombre croissant de morts et une escalade des sanctions, les objectifs des belligérants semblent de plus en plus impénétrables. Qu’est-ce que la Russie gagnerait à annexer un recoin dévasté de l’Ukraine, par rapport à tout ce qu’elle y perdrait ? 

Pourquoi l’Ukraine s’épuiserait-elle à conserver une région qui ne veut pas être détachée de la Russie ? Et à quelles fins l’OTAN érigerait-elle un nouveau rideau de fer, consolidant ainsi un bloc russo-chinois doté à la fois de matières premières et de technologies avancées ?

Certes, depuis un certain temps, les États-Unis et leurs alliés mènent des guerres dans lesquelles la victoire est impossible à envisager. A quoi aurait ressemblé une victoire en Irak ? Si cela impliquait de transformer le pays en une sorte de copie musulmane d’Israël, cela n’a jamais été une issue réaliste. Finalement, le pays a été livré à la sphère d’influence iranienne, tandis que l’Afghanistan a été abandonné au Pakistan et à la Chine. Et nous ne mentionnerons même pas la guerre civile syrienne… Pourtant, s’il est difficile d’identifier un vainqueur potentiel en Ukraine, il est plus facile de repérer les perdants potentiels. Comme nous allons le voir, l’un d’entre eux sera probablement ce que l’économiste australien Joseph Halevi a appelé le « bloc allemand », c’est-à-dire un ensemble de nations économiquement interconnectées s’étendant de la Suisse à la Hongrie.

La Russie, source de nombreuses ressources indispensables

Bien sûr, nous sommes tous plus ou moins perdants dans la conjoncture actuelle. Au début de l’invasion, tout le monde se préoccupait avant tout de l’approvisionnement en gaz et en essence. Ce n’est que plus tard que l’on a appris que la Russie et l’Ukraine représentent 14% de la production mondiale de céréales et jusqu’à 29% des exportations mondiales de céréales. Il a été révélé par la suite que ces deux États fournissent 17% des exportations de maïs et 14% de celles de l’orge. Les analystes ont aussi réalisé que 76 % des produits à base de tournesol dans le monde provenaient de ces deux pays. La Russie domine également le marché des engrais, avec une part mondiale de plus de 50 %, ce qui explique pourquoi le blocus a causé des problèmes agricoles jusqu’au Brésil.

S’il est difficile d’identifier un vainqueur potentiel en Ukraine, il est plus facile de repérer les perdants potentiels.

D’autres surprises nous attendaient. La guerre a touché non seulement les secteurs du pétrole et du gaz, mais aussi celui du nickel. La Russie – où se trouve Nornickel, un géant du secteur – a produit 195 000 tonnes de nickel en 2021, soit 7,2 % de la production mondiale. L’invasion de l’Ukraine, combinée à une demande accrue pour le nickel utilisé dans les lignes à haute tension et les véhicules électriques, a fait monter les prix en flèche. Parallèlement, l’industrie des supraconducteurs, qui produit des calculateurs et des puces informatiques, a été fortement touchée. L’industrie sidérurgique russe envoyait en effet du gaz néon en Ukraine, où celui-ci est purifié pour être utilisé dans des procédés lithographiques tels que le marquage de microcircuits sur des plaques de silicone. Les centres de production les plus importants sont Odessa et Marioupol (d’où la lutte acharnée pour ces régions). L’Ukraine fournit 70 % du gaz néon du monde, ainsi que 40 % du krypton et 30 % du xénon ; ses principaux clients sont la Corée du Sud, la Chine, les États-Unis et l’Allemagne. L’approvisionnement en plusieurs autres métaux « critiques » est également menacé, comme l’a indiqué le Columbia Center for Global Energy Policy en avril :

« D’autres métaux stratégiques impactés par cette crise avec la Russie sont le titane, le scandium et le palladium. Le titane est crucial pour les secteurs de l’aérospatiale et de la défense. La Russie est le troisième producteur mondial d’éponge de titane, matière essentielle pour la fabrication du titane. Largement utilisé dans les secteurs de l’aérospatiale et de la défense, le scandium est un autre métal clé pour lequel la Russie est l’un des trois plus grands producteurs mondiaux. Le palladium est l’un des minéraux essentiels les plus touchés par la crise ukrainienne, car il est un composant indispensable aux industries de l’automobile et des semi-conducteurs et la Russie fournit près de 37 % de la production mondiale. Le palladium russe illustre l’une des principales caractéristiques géopolitiques des minéraux précieux : Les approvisionnements alternatifs sont souvent situés dans des marchés tout aussi problématiques. Le deuxième plus grand producteur de palladium est l’Afrique du Sud, où le secteur minier est en proie à des grèves à répétition depuis dix ans. »

Des sanctions inefficaces

Chaque jour, donc, nous découvrons de nouvelles difficultés à séparer la Russie de l’économie mondiale. Cela s’explique en partie par le fait que les sanctions se sont avérées moins efficaces que prévu, malgré les efforts tenaces des États-Unis et de l’Union européenne. À ce jour, il y a eu au moins six séries de sanctions successives, chacune plus draconienne que la précédente : l’expulsion de la Russie du système financier international géré par SWIFT ; le gel des réserves étrangères de la Banque centrale russe, qui s’élevaient à environ 630 milliards de dollars ; le gel de 600 millions de dollars déposés par la Russie dans des banques américaines, et le refus d’accepter ces fonds comme moyen de paiement de la dette extérieure russe ; l’exclusion des banques russes les plus importantes de la City de Londres ; et la restriction des dépôts russes dans les banques britanniques.

Les aéroports et les espaces aériens occidentaux sont désormais fermés aux avions russes, et il est interdit à la marine marchande russe d’accoster dans les ports occidentaux (Japon et Australie compris). Les exportations technologiques vers la Russie sont interdites, de même que de nombreuses importations. L’Union européenne a mis en place des sanctions à l’encontre de 98 entités et de 1 158 personnes, dont le président Poutine et le ministre des Affaires étrangères Lavrov, des oligarques liés au Kremlin comme Roman Abramovitch, 351 représentants à la Douma (parlement russe, ndlr), des membres du Conseil national de sécurité de la Russie, des officiers de haut rang des forces armées, des entrepreneurs et des financiers, des agents de propagande et des acteurs. Toutes les banques occidentales, ainsi qu’une majorité des entreprises occidentales, ont fermé boutique en Russie et vendu leurs succursales. La Russie a réagi en interdisant l’exportation de plus de 200 produits, en exigeant le paiement en roubles des exportations de pétrole et de gaz et en bloquant les livraisons à la Pologne, la Bulgarie et la Finlande lorsqu’elles ont refusé d’accepter cette condition.

L’inefficacité relative des sanctions était prévisible.

Paradoxalement, toutefois, certaines sanctions ont joué en faveur de Moscou. L’embargo sur le pétrole et le gaz a augmenté les revenus russes en raison de la hausse des prix qu’il a provoquée, tandis que les observateurs étrangers notent que les rayons des supermarchés russes semblent toujours aussi bien garnis. Au cours des quatre premiers mois de l’année, la balance commerciale de la Russie a enregistré son plus fort excédent depuis 1994, soit 96 milliards de dollars. Après son effondrement initial durant les premiers jours de la guerre, le rouble s’est progressivement redressé, de sorte qu’il vaut aujourd’hui plus que l’année dernière. En 2021, il fallait 70 roubles pour acheter un dollar. Le 7 mars, jour le plus critique pour la devise russe, ce chiffre avait presque doublé, mais il est aujourd’hui retombé autour de 60.

L’inefficacité relative des sanctions était prévisible. Si des décennies de guerre économique se sont révélées incapables de faire tomber des régimes comme celui de Castro à Cuba (visé depuis plus de 70 ans), du Venezuela bolivarien (30 ans) ou de Khomeini en Iran (42 ans de sanctions américaines, auxquelles il faut rajouter une dizaine d’années de mesures internationales), il est difficile d’imaginer comment elles pourraient provoquer un changement de régime dans un pays comme la Russie, qui s’est de plus préparée à cette éventualité en modernisant ses capacités industrielles. Malheureusement, plus les sanctions sont inefficaces, plus la guerre s’éternise, passant d’une escalade à l’autre, et creusant des divisions qui semblent toujours plus irréparables. Nous pouvons d’ores et déjà supposer que les relations avec la Russie seront interrompues pendant au moins quelques décennies, une situation bien fâcheuse pour tout Occidental qui n’a pas eu la chance de visiter Moscou et Saint-Pétersbourg. Un nouveau rideau de fer a été construit et il ne sera pas franchi avant des années. 

Moscou et Pékin partenaires indispensables du bloc allemand

Tout ceci est un obstacle de taille pour les visées stratégiques poursuivies au cours des trente dernières années par le bloc allemand. La thèse de M. Halevi est que, depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, l’Allemagne a cherché à établir une série d’économies mutuellement interdépendantes qui, pour ainsi dire, constituent aujourd’hui un système économique unique. Ce groupement a un flanc occidental (Autriche, Suisse, Belgique et Pays-Bas) et un flanc oriental (République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Pologne et Slovénie), avec des rôles et des secteurs différents répartis entre eux. Les Pays-Bas font office de plate-forme logistique mondiale et de centre de transport ; la République tchèque et la Slovaquie sont les sièges de l’industrie automobile ; l’Autriche et la Suisse sont des producteurs de technologies de pointe, etc. Si l’Allemagne est bien sûr le centre hégémonique de ce bloc, un tel ensemble régional implique de reconsidérer son rôle géopolitique et son importance mondiale. Au total, ce bloc compte 196 millions d’habitants, dont 83 millions en Allemagne, et un PIB de 7.700 milliards de dollars, dont 3.800 milliards pour l’Allemagne. Cela en fait la troisième puissance économique du monde, derrière les États-Unis et la Chine, mais devant le Japon. 

Ce réseau de relations est particulièrement visible lorsque l’on se penche sur le secteur du commerce. Les exportations allemandes vers l’Autriche et la Suisse – qui comptent ensemble 17 millions d’habitants – s’élèvent à 132 milliards d’euros, contre 122 milliards d’euros vers les États-Unis et 102 milliards d’euros vers la France. Si on considère le total des échanges avec l’Allemagne, la France (avec ses 67 millions d’habitants) est derrière les Pays-Bas (avec seulement 17 millions) : 164 milliards d’euros contre 206 milliards d’euros. L’Italie, quant à elle, reçoit moins que la Pologne, bien que sa population soit plus importante (60 millions contre 38 millions) et que son revenu par habitant soit presque deux fois plus élevé. Il s’agit d’un renversement spectaculaire, étant donné qu’en 2005, l’année suivant l’adhésion de la Pologne à l’UE, le commerce de l’Allemagne avec celle-ci ne représentait que la moitié de celui avec l’Italie.

L’appareil industriel allemand s’est éloigné des autres partenaires européens pour se tourner vers son propre bloc économique, d’une part, et vers le commerce avec la Chine d’autre part.

Ce qui s’est donc produit, c’est la réorientation de l’appareil industriel allemand, qui s’est éloigné des autres partenaires européens pour se tourner vers son propre bloc économique, d’une part, et vers le commerce avec la Chine d’autre part. Pékin est désormais le premier partenaire commercial de l’Allemagne, avec une coopération qui représente 246 milliards d’euros. Les autres membres du bloc allemand ont également enregistré une hausse sensible de leurs échanges avec la Chine. Halevi explique :

« Si nous prenons 2005 comme référence, c’est-à-dire l’année suivant l’entrée des pays d’Europe de l’Est dans l’UE, la valeur en dollars des exportations mondiales de l’Allemagne a augmenté de 67 % jusqu’en 2021, tandis que son commerce avec la Chine a été multiplié par plus de quatre. Au cours de la même période – et bien qu’elles aient presque triplé – les exportations françaises et italiennes vers la Chine ont affiché un taux de croissance bien inférieur à celui du commerce allemand. Pour les États du bloc allemand, l’intégration avec l’Allemagne a généré une véritable envolée des exportations vers la Chine, l’Allemagne ayant non seulement ouvert la voie à ces pays, mais aussi établi des liens entre les secteurs et les entreprises individuelles qui, à leur tour, stimulent leurs exportations locales. À l’ouest de l’Allemagne, les exportations directes des Pays-Bas vers la Chine ont été au moins multipliées par cinq depuis 2005, tandis que celles de la Suisse ont été multipliées par douze, ce qui en fait le deuxième exportateur européen de la Chine. Ces mouvements ont été beaucoup plus contenus en Belgique et en Autriche. À l’est, les exportations de la Pologne vers la Chine ont été multipliées par 5,5, par 6 pour la Hongrie, par environ 10 pour la République tchèque et par près de 21 pour la Slovaquie. 

La conséquence toute naturelle de ce processus est la formation d’une zone économique eurasienne, une véritable nécessité pour la Chine, tant en raison de ses besoins en matières premières russes que des pôles croissants d’infrastructures ferroviaires qui traversent la Russie, le Kazakhstan et l’Ukraine. C’est au cours de la dernière décennie que les premiers convois de trains de marchandises ont quitté la Chine pour Dortmund et les Pays-Bas. Les Allemands avaient, du moins dans les milieux industriels, l’intention de créer des symbioses entre la Chine, la Russie, le Kazakhstan, l’Ukraine, et donc avec l’Europe et l’Allemagne. En d’autres termes, l’objectif était de faire converger des États alliant des zones logistiques, productives et exportatrices d’énergie (Russie, Ukraine, Kazakhstan) et des importations de biens industriels en provenance de Chine et d’Allemagne. »

On peut entrevoir ici l’équivalent teuton des nouvelle routes de la soie – la fameuse Belt and Road Initiative – lancée par Xi Jinping en 2013. En effet, l’objectif ultime du bloc allemand, tel qu’il est analysé par Halevi, est la création d’un front continental eurasiatique dont les deux extrémités seraient l’Allemagne et la Chine, avec la Russie en intermédiaire indispensable. Cela explique la persistance avec laquelle les Allemands ont insisté sur la réalisation du gazoduc Nord Stream 2, même quand cela signifiait aller à l’encontre des intérêts de Washington et de l’OTAN. Le premier effet géopolitique tangible de la guerre en Ukraine a été l’enterrement de ce projet.

La guerre a véritablement mis fin au rêve d’un espace eurasiatique commun, car elle oblige l’Allemagne à affaiblir ses liens avec la Chine et condamne le canal de communication russe qui les relie. Elle interdit également à l’Allemagne d’utiliser la Russie comme un arrière-pays riche en ressources, un Lebensraum (espace vital), ou plutôt un Großraum (grand espace) comme l’a théorisé Carl Schmitt dans les années 30. Maintenant, au lieu d’un Großraum, la Russie est devenue un obstacle géopolitique insurmontable. Cela obligera les stratèges du bloc allemand à revoir l’ensemble de leur plan, à repenser la relation entre leur propre puissance sous-impériale et l’empire américain, tout en redéfinissant leurs relations avec les autres États européens. Dans le même temps, le bloc allemand a été mis à rude épreuve par les intérêts contradictoires de ses membres individuels. Un fait anodin mais significatif révèle à quel point les règles du jeu ont changé : en mai dernier, la balance commerciale mensuelle de l’Allemagne est passée dans le rouge pour la première fois depuis 1991. Certes, ce n’était pas grand-chose (environ un milliard de dollars), mais il s’agissait tout de même d’un déficit commercial. Une situation qui n’est pas sans précédent historique émerge ainsi du conflit ukrainien : la défaite de la stratégie allemande. Dans la troisième guerre mondiale, les perdants sont apparemment encore les Allemands.

De Pékin à Lyon : la nouvelle route de la soie chinoise

Jeudi 21 avril 2016, gare de Vénissieux. Prochaine arrivée : le premier train direct en provenance de Chine. Transportant des marchandises, il aura mis seulement seize jours pour franchir les six pays [1] et 11 500 km qui séparent Wuhan, située dans la province du Hubei dans le centre de la Chine, de Lyon. Alors que 164 convois en provenance de Wuhan ont desservi l’Europe depuis 2015, cette ligne prévoit deux trains par semaine. 


Voici l’exemple concret du gigantesque projet de « Nouvelle route de la soie » qu’a officiellement lancé la Chine en 2013. Son but : la connecter directement à toutes les zones et pays nécessaires à son intérêt national et à son développement économique.

La première puissance mondiale organise et équipe son espace régional proche et lointain

La Chine ambitionne la création de véritables corridors économiques qui la connectent à ses partenaires commerciaux européens (pour le volet terrestre), arabes et africains (pour le volet maritime). En contrôlant ainsi ces nouvelles voies de communication, elle parviendra par là même à échapper à l’influence d’autres puissances qui pourraient vouloir la contrer, tels les États-Unis.

Ses moyens : la construction et la maîtrise de nombreuses infrastructures, qu’elles soient de transport (routes, voies ferrées, aéroports, ports), de réseaux énergétiques (gazoduc, oléoduc, électricité), dans tous les pays traversés par les flux commerciaux et humains en direction et vers la Chine.

Et l’argent est là : la nouvelle Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII) créée en 2015 sur impulsion chinoise est clairement destinée à financer ce projet. Elle est dotée de plus de 100 milliards de dollars et devrait en allouer en rythme de croisière plus de 15 milliards chaque année (3,5 milliards l’ont été en 2017). À cela, il faut ajouter d’autres fonds, dont le Silk Road Company Ltd doté de 40 milliards de dollars et ceux qui pourraient être mobilisés par la Nouvelle Banque de Développement des BRICS. En 2017, l’agence de notation Fitch Ratings a ainsi évalué à plus de 900 milliards de dollars le nombre de projets prévus ou en cours.

Son volet terrestre : la « grande marche » vers les capitales européennes

La route terrestre partirait de la ville de Xi’An, également située dans la province du Hubei et rejoindrait l’Europe jusqu’en Belgique, à travers un réseau de plus de 13 000 kilomètres de routes, autoroutes et voies ferrées. Sur le seul plan ferroviaire, trois axes principaux sont prévus : Shenyang dans le Liaoning à Leipzig (en passant par la Russie), Yiwu également dans le Liaoning à Madrid et Chengdu dans le Sichuan à Duisbourg (en passant par l’Asie centrale). Illustration de cette importance stratégique de l’Europe du Nord : le géant chinois du commerce en ligne Alibaba vient d’annoncer mi-novembre la création d’un centre ou hub logistique européen à Liège – plus de 380 000 m2 – afin de se confronter directement à son concurrent américain Amazon.

Ce volet terrestre serait complété par des corridors économiques [2], tel celui acté en avril 2015 entre la Chine et le Pakistan. La Chine a ainsi promis plus de 46 milliards de dollars – 17% du PIB pakistanais… – pour construire un axe allant de l’Ouest chinois (de Kashgar dans la province du Xinjiang) au port de Gwadar [3] au Pakistan où la Chine construit un port en eau profondes. Exemple de projet en travaux : l’autoroute Karachi-Lahore-Peshawar de presque 400 km financée par la Chine.

Le président chinois Xi a aussi annoncé vouloir accompagner le volet terrestre par une « Route aérienne de la soie », pont aérien commercial aérien entre Zhengzhou, située dans le Henan, avec une liaison aérienne avec le Luxembourg, qui a concerné plus de 150 000 tonnes de fret en 2017.

Son volet maritime : cap sur Venise et Athènes en passant par le canal de Suez

La route maritime s’inscrit, quant à elle, dans la stratégie du « collier des perles » des années 1990 et 2000 [4]  qu’elle poursuit et développe. La Chine se fonde ainsi sur sept « perles » [5] qui partent de la Chine du Sud, contournent la péninsule indochinoise, traversent le détroit de Malacca et longent l’océan Indien jusqu’à l’entrée du détroit d’Ormuz. Elle a ainsi modernisé ou créé de nombreuses infrastructures, notamment des ports en eau profonde – adaptés à des navires de grande taille [6] et [7].

Sur cette assise solide, la Chine souhaite désormais compléter sa route de la soie jusqu’à l’Europe. Il ne reste plus que quelques perles à aligner. Prochaine étape : la première base militaire chinoise à l’étranger a été construite à Djibouti en 2017 [8]. En Grèce, le port d’Athènes qu’est le Pirée a été racheté par l’armateur chinois Cosco [9] au début de l’année 2016 [10] et devrait doubler l’activité du port d’ici la mi-2019.

Enfin, le port d’arrivée de la nouvelle route de la soie serait Venise. La destination est particulièrement symbolique pour les Chinois : revenir à la ville de départ de Marco Polo, 800 ans après son voyage à la découverte de l’Orient !

Vers une alternative ou une concurrence de la route de la soie chinoise ?

L’importance stratégique de ce nouveau projet de routes commerciales n’a pas échappé aux États-Unis puisque le 17 novembre 2018, au dernier sommet de l’APEC (qui réunit les pays asiatiques et du continent américain), le vice-Président Mike Pence a affirmé que la puissance états-unienne ne soutiendrait pas « une route à sens unique » et a dénoncé l’opacité et l’importance de l’endettement qu’implique un tel projet. En effet, depuis 2013, d’importantes fragilités du projet chinois sont apparues.

Ainsi, dans une note d’octobre 2018, la direction générale du Trésor français se montrait vigilante, en pointant du doigt que ces investissements massifs « pourraient entraîner les États concernés dans des dérives d’endettement insoutenables ». D’autres signaux faibles de cette rébellion sont apparus dans des pays pivots : après le Premier ministre de la Malaisie qui a dénoncé un « néocolonialisme chinois » en août 2018 et reporté plusieurs grands projets d’infrastructure portés par Pékin – dont une ligne à grande vitesse devant relier le pays à Singapour, le Pakistan a annoncé souhaiter renégocier les conditions du « corridor économique » impulsé par Pékin sur son territoire.

Les États-Unis, le Japon et l’Inde vont probablement s’engouffrer dans ce mécontentement. Ainsi, dès 2015, face à la BAII, Shinzo Abe a annoncé que son pays était prêt à investir 100 milliards d’euros pour soutenir le développement d’infrastructures en Asie – soit le capital total de la BAII) et l’Inde a lancé une contre-offensive diplomatique : la blue diplomacy  dans l’océan indien aux Seychelles, à l’île Maurice et au Sri Lanka. Pour preuve, en février 2018, ces trois pays, aux côtés de l’Australie, travaillaient à une alternative à la route de la soie chinoise et ce, pour promouvoir une stratégie dite « indo-pacifique » libre et ouverte. Les jeux sont ouverts !

[1] Le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie, la Pologne et l’Allemagne

[2] Outre le corridor Chine – Pakistan, le corridor Chine – Singapour. Le but étant de créer une ligne à grande vitesse Kunming – Singapour. A cet effet la Chine a signé un accord de coopération avec la Thaïlande en 2014 pour construire une voie ferrée de 867 km (sa construction doit débuter en 2016).

[3] Ce port stratégique est en face du détroit d’Ormuz et à une cinquantaine de kilomètres de la frontière iranienne.

[4] Raffermissement des liens diplomatiques et investissements importants pour le développement de ports commerciaux et de zones supports pour la marine chinoise (Merguy et Sittwe en Birmanie, Chittatong au Bangladesh, Hambantota au Sri-Lana, Gwadar au Pakistan). Outre l’approvisionnement énergétique chinois qui  était sa priorité, la Chine « encerclait » ainsi dans l’Océan indien son rival régional qu’est l’Inde. Exemple : installation d’une base d’écoute et d’interception sur l’Île Coco (Birmanie).

[5] L’île de Hainan (Chine), l’île Woody (Paracels – territoires contestés mais sous domination chinoise), Sihanoukville (Cambodge), Mergui et Sittwe (Birmanie), Chittatong (Bangladesh), Hambantota (Sri-Lanka – depuis 2007) et Gwadar au Pakistan.

[6] Tels les cargos, les porte-conteneurs, les navires pétroliers et minéraliers.

[7] Extension de l’aéroport de Malé aux Maldives, aérodrome de l’Île Woody dans les Paracels,

[8] La France, les Etats-Unis et le Japon (depuis 2011)

[9] Il détient désormais 51% de la société du port du Pirée, et 67% d’ici 2020 s’il respecte ses engagements.

[10] Pour 368,5 millions d’euros.

© President of Russia