Jon Trickett (Labour) : “La classe politique essaie de persuader les gens de rester dans l’Union européenne en usant de la peur”

Portrait officiel de Jon Trickett.

Jon Trickett est député travailliste de la circonscription de Hemsworth, qui regroupe d’anciennes villes minières du Nord de l’Angleterre, depuis 1996. Son profil détonne face aux autres députés travaillistes issus de la classe moyenne : ayant arrêté l’école à 15 ans puis repris des études dans le supérieur, il deviendra, entres autres, plombier et arrivera en bleu de travail au conseil de la ville de Leeds après sa première élection en 1984. Opposé à la guerre d’Irak et au renouvellement de l’arsenal nucléaire, Trickett s’impose en une vingtaine d’années comme une des figures de l’aile gauche du Labour, à contre-courant du blairisme.

Membre du cercle proche de Jeremy Corbyn, il fait partie du shadow cabinet [NDLR, gouvernement fantôme] depuis l’élection de ce dernier à la tête du parti en 2015 et s’occupe notamment des questions de stratégie électorale et de réforme constitutionnelle. Se présentant dans un très bon français, il nous a reçus en septembre 2018 à Liverpool, en marge du congrès annuel du Labour.


LSVL – Commençons par la grande question du moment : le Brexit. En 1975 déjà, vous aviez participé à la campagne du Non au maintien du Royaume-Uni dans la CEE. Comment a évolué votre opinion sur ce sujet au fil des années ? Et que pensez-vous de la stratégie actuelle du Labour à propos du Brexit, notamment sur la question du maintien dans le marché unique ?

Jon Trickett – J’ai été très actif politiquement dès 1967. À partir de la moitié des années 1970, il était devenu clair que ce que nous pouvions appeler « l’ordre d’après-guerre » s’effondrait. Il y avait une crise du capitalisme britannique et une crise fiscale de l’État. Il m’a semblé que deux possibilités s’offraient alors aux Britanniques : la première était de s’orienter vers une politique socialiste, mais le gouvernement Labour de James Callaghan était alors intellectuellement et, de manière générale, épuisé. L’autre choix qui était possible, c’était de répondre à la chute du taux de profit en intégrant ce qu’on appelait à l’époque le « marché commun ». Cela signifiait remodeler nos relations avec le reste du monde, surtout avec le Commonwealth, nos anciennes colonies, et d’en construire de nouvelles. Cela me semblait insensé. Non seulement car ce n’était pas la solution aux faiblesses sous-jacentes du capitalisme britannique, mais aussi, me semblait-il à l’époque, parce que ceci signifiait l’abolition de la capacité d’un gouvernement élu à changer de politique économique pour aller vers un socialisme démocratique.

Quant à mon opinion politique, elle n’a pas beaucoup changé durant toutes ces années. Pour nous, à gauche, cette campagne était très importante car elle avait pour but de proposer une alternative à la manière de gouverner le pays. Rejoindre le marché unique, c’était renoncer à la démocratie à plusieurs niveaux, en adoptant de nouvelles bases au niveau des relations internationales qui ne rejoignaient pas notre vision des choses. Aucun d’entre nous n’a jamais été contre l’Europe, nous sommes européens et internationalistes. Au fil du temps, lorsque le marché commun est devenu l’Union européenne, notre économie s’est de plus en plus intégrée au projet européen jusqu’à ce qu’il devienne très difficile de s’en défaire, comme nous l’avons vu dans le débat sur le Brexit. Pendant ce temps, évidemment, a émergé le Parlement européen. Et d’autres institutions, comme la Commission et la Cour de Justice de l’Union européenne ont pris de plus en plus de pouvoir. Ces dernières se sont imprégnées d’une dimension néolibérale. Le Parlement fut quant à lui une sorte de branche démocratique.

LVSL – Mais ce Parlement a aussi ses limites…

Jon Trickett – Oui. La caractéristique principale d’une démocratie libérale est qu’il y a une alternance entre un gouvernement et une opposition, qui ensuite remplace le gouvernement. Cela n’existe pas dans l’Union européenne. Il n’y a pas de souveraineté populaire et c’est bien ça le problème. Un autre aspect de tout cela est ce que j’appelle les « périphéries géographiques ». Par exemple le Nord de l’Angleterre, où je suis né, l’Écosse et le Pays de Galles, qui sont géographiquement périphériques par rapport au noyau central du projet européen. Vous savez comment marche un centrifuge ? Les forces centrifuges éjectent ceux qui se situent à la périphérie, elles les poussent toujours plus en dehors. Le Sud-Est de l’Angleterre, dont Londres, s’est donc beaucoup plus développé que le reste du pays et a rejoint le croissant doré du cœur de l’Union européenne.

Certes, il y a eu des raisons internes au Royaume-Uni qui l’expliquent, tout n’est pas dû à l’Union Européenne. Mais dans le Nord de l’Angleterre et ailleurs, cette périphéricité est devenue un problème. Le projet de Jacques Delors était en partie centré sur des fonds sociaux, dont une certaine partie serait réservée au développement des périphéries. Un des objectifs de ces fonds sociaux était d’essayer de contrebalancer la centralisation économique déjà existante. Mais lorsque l’Europe s’est ouverte à l’Est, beaucoup de ces fonds furent investis dans les zones les plus pauvres. En tant que socialiste, je ne peux m’y opposer, mais les zones que je représente sont restées en retard du fait d’un système qui ne leur était pas favorable. Pourtant, tous ces problèmes très compliqués et insolubles sont maintenant profondément ancrés dans l’économie européenne. Je pense que cela explique pour beaucoup que les électeurs de ma circonscription [Hemsworth, Yorkshire de l’Ouest] aient voté pour le Brexit.

LVSL – Oui, ils l’ont fait à plus de 65%…

Jon Tricket – Peut-être même 70 à 75%. Souvenez-vous, plus de deux tiers des sièges représentés par le Labour ont obtenu une grande majorité en faveur du Brexit. Et pourtant, la campagne du Brexit avait un leadership politique globalement de droite réactionnaire.

LVSL – Donc, pour vous, le « Lexit » [sortie de l’UE défendue par la “gauche”] n’a  pas existé pendant la campagne?

Jon Trickett –Il n’y a pas eu de réel Lexit non, pour diverses raisons que nous ne pouvons pas évoquer sous peine que je me fasse taper sur les doigts [rires]. Les militants du Labour ont vu émerger un Brexit mené par une droite radicale, xénophobe et semi-raciste. Ils ont réagi face à ça. C’est ça être membre du Labour. Mais les zones de vote en faveur du Labour – où les gens nous élisent mais ne sont pas membres du parti – ont été en partie séduites par la promesse d’un monde nouveau si nous sortions de l’Union européenne.

LVSL – Que pensez-vous de la position actuelle du Labour qui consiste à vouloir rester au sein du marché unique même en cas de sortie de l’Union européenne ? Est-ce la seule option ?

Jon Trickett – C’est la solution que nous avons choisie. Au sein du leadership, nous avons eu de très nombreux débats sur ce sujet. En définitive, nous avons adopté cette solution. C’est une question très compliquée, et il y a de nombreuses forces sociales qui entrent en ligne de compte. Le pays s’est désuni et ceci a, en partie, reflété les impacts inégaux du capitalisme mondialisé sur différentes zones géographiques. J’utilise souvent cette métaphore pour décrire la situation : un train fou sans conducteur, s’élance avec les forces économiques mondiales dans une seule et même direction mais des wagons se détachent et prennent une tout autre direction, ralentissant en chemin. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons.

Je pense que la gauche doit proposer une synthèse entre, d’une part, ces personnes, internationalistes et intégrées dans la mondialisation, en leur réaffirmant que nous ne sommes certainement pas anti-étrangers, et d’autre part ceux qui font partie de ces communautés dites « laissées pour compte » en leur disant que nous avons des solutions les concernant, à l’aide d’interventions de l’État dans l’économie et en réformant notre démocratie afin que leurs voix soient entendues. Il s’agit de trouver un compromis entre ces deux pôles.

Nous parlions tout à l’heure du populisme, qui suppose un clivage au sein de la société. La droite théorise comme clivage principal celui entre d’une part les étrangers et les pauvres, et d’autre part le reste de la population. En fait, c’est une une stratégie assez classique de la droite que de dire : « vous voyez cette personne ayant une couleur de peau différente de la vôtre ? Qui parle et s’habille d’une manière différente ? Ce sont ces personnes, vivant sous le seuil de pauvreté grâce aux allocations, qui sont le problème ! ». C’est exactement ce que raconte le Front National en France. C’est la même stratégie partout. Nous devons construire un discours nouveau et proposer une véritable explication des clivages sociaux. C’est en tout cas ce que nous essayons de faire.

LVSL – Ne pensez vous pas qu’il peut être problématique de rester au sein du marché unique ? Par exemple si l’Union européenne décide de passer des accords commerciaux avec d’autres pays, le Royaume-Uni ne serait pas nécessairement pris en compte durant la négociation.

Jon Trickett – Je n’ai pas dis que nous souhaitions rester au sein du marché unique. J’espère être clair lorsque je dis que nous aspirons à “une” Union douanière, avec laquelle nous voulons un rapport aussi proche que possible. Pour autant nous ne souhaitons pas faire partie de la structure actuelle. La raison en est limpide et vous l’avez donnée. Nous voulons entretenir des rapports avec le bloc commercial européen, mais il faut y réfléchir deux minutes. Aujourd’hui nous avons plus ou moins une place à la table des négociations et nous avons des représentants élus au Parlement européen. Si nous partons et que nous continuons à faire partie de l’Union douanière ou du marché unique, alors les règles seront créées par d’autres et nous aurons l’obligation de nous y conformer. Tout ça alors que beaucoup de personnes ont voté contre l’Europe parce qu’elles se sentaient déjà sous-représentées ! Nous ne pouvons pas dire “Nous sommes contents d’obéir à ces règles” alors que nous avons abandonné notre place à la table des négociations, c’est là le cœur du débat selon moi, et c’est un débat très intéressant.

LVSL – Le sujet phare de la conférence de cette année, assez absent les années précédentes, est l’hypothèse d’un second référendum. Quelle est votre perspective sur le sujet ? Ne craignez-vous pas, en cas de second référendum, soit un résultat identique au premier, soit un résultat différent qui ferait que ceux ayant voté « Leave» au premier référendum se sentent trahis ?

Jon Trickett – Je pense qu’il y a un risque, oui. Nous avons vu ce qu’il s’est passé dans d’autres pays lorsque des référendums ont été gagnés contre les positions défendues par l’Union européenne. Que s’est-il passé ? Ils ont fait un deuxième référendum pour faire adopter la position défendue par l’UE !

LVSL – Oui ce fut également le cas en Irlande…

Jon Trickett – Exact. Il y a un effondrement de la confiance accordée à la classe dirigeante britannique. Vous devez décider, en tant que parti, en tant que socialiste, où vous positionner par rapport à ce clivage : du côté des masses ou du côté des millionnaires ? Il est dans l’intérêt des millionnaires de continuer au sein de l’Union européenne. Et peut-être est-ce aussi dans l’intérêt des masses, mais les masses ont voté, de façon clairement majoritaire, pour en sortir. Le Labour peut facilement être mis en porte-à-faux et être accusé d’avoir trahi le vote de la majorité de son électorat. Par conséquent, un second référendum est difficile à cautionner, bien que je connaisse des personnalités au sein du Labour qui pensent qu’un second référendum est inévitable… Ils doivent s’en expliquer. Disons que nous ne sommes pas nécessairement fermés à ce sujet, mais ils doivent tenir compte du fait que nous avions promis de respecter le résultat du référendum.

LVSL – Oui, toute la classe politique l’a dit…

Jon Trickett – Oui, ils l’ont tous dit. Mais ce qu’ils essayent de faire, c’est de persuader les gens de voter pour rester dans l’Union en usant de la peur. Les gens n’écoutent plus ces sempiternels vieux discours. Dire aux gens comment voter n’est plus possible aujourd’hui. Je pense qu’il est maintenant assez difficile pour nous d’inverser le Brexit. Nous préférons donc focaliser nos forces contre Theresa May, pour la battre à la Chambre des Communes. Il n’est pas impossible qu’elle tombe car son parti est très divisé. Ceci entraînerait une élection générale.

Pour toutes ces personnes laissées pour compte depuis deux ou trois décennies, l’Union européenne est responsable de leur situation actuelle. C’est un vaste sujet, et il est loin d’être limité au Royaume-Uni. Je pense que c’est pour cela que Mélenchon parle d’une nouvelle République, parce que c’est la même chose en France. C’est intéressant : Bernie Sanders parle lui aussi d’une nouvelle politique aux Etats-Unis et l’on observe cela ailleurs. Les gauches dénoncent ce que l’on appelle le « state capture »… Comme je l’ai dit plus tôt, l’État est « capturé » par les intérêts d’un petit nombre d’individus, et pas dans l’intérêt de la majorité de la population.

Je ne sais donc pas comment tout ça va se terminer mais nous préférons des élections générales, et nous pensons que nous avons une chance de les gagner parce que nous élargirions le débat au-delà du Brexit et parce que nous présenterions une vision nouvelle de la société, comme nous l’avons fait l’année dernière lors des élections. Évidemment les Tories détestent cette idée et vont tout mettre en œuvre pour nous empêcher de la réaliser, je ne sais donc pas bien comment tout cela va fonctionner.

LVSL – Qu’il s’agisse du vote sur le Brexit il y a deux ans ou de l’élection générale de l’an dernier, nous avons pu constater qu’il y a un immense clivage entre les générations : les jeunes qui ont voté [NDLR, beaucoup se sont abstenus] ont massivement préféré rester au sein de l’UE et soutiennent le Labour, plutôt que les Conservateurs. Bien sûr, cela est aussi lié au fait que beaucoup de jeunes veulent mettre fin aux frais très élevés de l’enseignement supérieur, du logement, etc. Pourquoi pensez vous que la plupart des personnes âgées votent contre le Labour ou, en tout cas, en a peur ?

Jon Trickett – Je pense que dès qu’un parti en progression propose un changement, il y a de la peur. Le changement renvoie à l’idée que quelque chose n’est pas familier et je pense que, peut-être, plus on est âgé, plus on est attaché à ce qui est familier. C’est une différence difficile à expliquer. Aux alentours de 50 ans [hésitation], le vote conservateur devient soudainement majoritaire. Or, les personnes âgées votent plus que les jeunes. Mais s’il y a une élection dans trois ans alors cette limite passera de 50 à 53. Car nous pensons que cette cohorte de personnes qui ont voté Labour continuera de voter pour nous. C’est en tout cas ce que l’on prévoit.

Notre travail est de proposer une alternative aux conditions actuelles, une alternative qui fait suffisamment autorité pour être crédible, mais aussi une autorité rassurante. C’est en partie mon travail d’essayer, avec notre gouvernement fantôme, de créer un programme plus complet, pour pouvoir le proposer à la population. Nous voulons exposer nos propositions à l’avance pour que le public soit au courant, ou au moins familier, du genre d’idées sur la base desquelles nous voulons transformer le Royaume-Uni. J’espère que cela suffira à rassurer la population. Mais oui, dans tous les cas, il est important de retenir que dès qu’un changement radical est proposé, le peuple se divise. Je pense que pour le moment nous sommes bloqués à 50/50, à trois ou quatre points près.

LVSL – On l’a vu lors des élections locales cette année. Il n’y avait pas de vainqueur, vous étiez à égalité…

Jon Trickett Oui, et nous y sommes toujours. Donc nous devons faire tout ce que nous pouvons pour essayer de remporter une nouvelle élection, mais ça sera sûrement très serré. Il est possible que les forces progressistes et les forces réactionnaires s’équilibrent au sein de la société pour l’instant et qu’il faudra attendre d’être au pouvoir pour que nous puissions briser les codes et montrer qu’il existe une autre manière de diriger un pays. Nous n’en sommes pas là mais notre tâche est d’essayer de construire une importante majorité.

LVSL – On en parle un peu moins ces derniers temps, mais pensez-vous que des membres du PLP [Parliamentary Labour Party, qui regroupe les élus travaillistes de Westminster], disons ceux de centre-droit, pourraient quitter votre parti pour en former un plus « centriste » ?

Jon Trickett – Je ne pense pas que cela arrivera maintenant, non. Vous savez, le monde dans lequel on vit peut paraître assez confortable, et puis tout d’un coup tout change autour de vous, l’environnement n’est plus celui que vous connaissiez et vous vous retrouvez dans un nouveau train qui s’en va vers une direction qui vous est inconnue.

Pour ma part, je pense qu’il y a eu une bonne part d’exagération des médias dans toute cette histoire. La plupart des médias dans votre pays et dans le mien sont de droite et font tout pour nous mettre des bâtons dans les roues afin que nous ne soyons pas élus. Mais il est indéniable que certains membres du Parlement ne se reconnaissent plus dans le parti et ont décidé de changer de direction. Je ne peux leur dire que ceci : rejoignez-nous, car nous sommes engagés dans une aventure passionnante, nous allons changer le Royaume-Uni, nous allons nous attaquer sérieusement à la pauvreté, à la croissance inéquitable, et nous voulons travailler avec vous. Peu importe ce que mon opinion privée puisse être là-dessus. [rires]

LVSL – Nous aimerions en savoir plus sur les réformes constitutionnelles que vous supervisez. Quels genres de pouvoirs le Labour serait-il prêt à transférer aux régions, aux localités, aux métropoles ? Pourrions-nous assister à la fin de la monarchie sous un gouvernement Corbyn ?

Jon Trickett – Je ne pense pas que ce soit notre priorité [rires]. On ne peut pas tout régler en même temps. Vous devez consulter les gens, donc les choses prennent du temps… Ce n’est pas exactement pareil en France mais c’est une situation similaire : une grande partie de l’activité économique se concentre dans la capitale et autour de celle-ci. Le reste du pays, quant à lui, est en retrait. La différence entre nos deux pays, c’est que nous avons une domination du capital financier, avec la City de Londres. Il est non seulement géographiquement réparti de manière très précise, mais il a aussi un caractère particulier car il produit un taux de profit plus élevé que le capital industriel. Et il entraîne autour de lui toutes sortes de services qui se développent, comme les avocats et d’autres professions.

Si vous avez quelques millions de livres à dépenser, il est plus probable que vous les placiez dans la City de Londres que dans une usine de ma circonscription, car l’industrie manufacturière n’obtient pas le même taux de profit que celle de la finance. Et de toute façon, il est difficile de trouver des financements dans le Nord de l’Angleterre. Par conséquent, la productivité, en termes de capitaux, d’un travailleur du Nord de l’Angleterre est moitié plus faible que celle de quelqu’un à Londres, peut-être même plus !

LVSL – Peut être aussi à cause de décennies de maigres investissements ?

Jon Trickett – Tout à fait. C’est à cause d’une pénurie d’investissements publics et privés. Comme vous le savez probablement, nous allons avoir une banque nationale d’investissement, basée à la Royal Bank of Scotland [NDLR, nationalisée durant la crise, toujours détenue majoritairement par l’État], qui investira dans l’économie locale. Nous la diviserons en plus petites entités, ce qui aidera clairement l’économie régionale de ma circonscription, par exemple. C’est quelque chose que nous allons réaliser dès le début de notre futur mandat. Des opérations financières de ce genre, beaucoup plus actives et interventionnistes, seront dirigées vers un développement régional. Ce que je dis tout le temps aux gens, c’est que l’inégalité est à la fois hiérarchique en soi mais aussi, au Royaume-Uni, géographique et spatiale. Dans le Nord de l’Angleterre et ailleurs, au Sud-Ouest, en Écosse, au Pays de Galles, en Irlande du Nord, l’inégalité est organisée spatialement à cause de la domination financière capitaliste. Nous devons commencer à réinvestir. Et quand vous regardez attentivement les cartes superposées de l’économie et des votes pour le Brexit, il y a une corrélation évidente entre les deux. Donc les gens sont mécontents, malheureux et aliénés. Ils s’expriment au travers du vote pour le Brexit, qui veut dire : « nous n’aimons pas la manière dont le pays est gouverné ». Je pense que c’était la première fois que la plupart d’entre eux ont eu l’occasion d’exprimer cette sensation d’aliénation.

 

Entretien réalisé par William Bouchardon pour LVSL.

Adam Curtis, le documentariste anti-conformiste

HyperNormalisation

Dans un paysage audiovisuel où la médiocrité et le spectaculaire règnent en maîtres, parvenir à captiver l’attention du téléspectateur sur des sujets extrêmement vastes, se rapportant au pouvoir et à ses diverses formes invisibles, semble relever de l’impossible. C’est pourtant ce qu’entreprend depuis plus de trois décennies le journaliste Adam Curtis sur les ondes de la BBC, mastodonte médiatique et bureaucratique dont il a appris à transgresser tous les codes. Retour sur le travail monumental d’un ponte du documentaire.


L’influence des idées freudiennes dans la construction de l’individualisme contemporain, le mythe cypherpunk d’un Internet libérateur comme base d’une nouvelle civilisation, la contre-révolution conservatrice des années 80, les similarités du néoconservatisme et du terrorisme islamiste ou encore la post-politique et l’incapacité à envisager une civilisation alternative : voilà autant de thèmes infiniment complexes qu’Adam Curtis s’emploie depuis 35 ans à expliquer au travers de “méta-documentaires” de plusieurs heures revenant sur les grandes transformations socio-politiques des dernières décennies. Une tâche herculéenne que le journaliste traite d’une façon très particulière, détonnant avec le journalisme télévisuel classique régnant à la BBC comme ailleurs. Plutôt que de simplifier à outrance, d’interviewer des “spécialistes” et de prétendre à une fausse objectivité, Curtis fait le pari de tisser des liens entre des éléments n’ayant apparemment rien en commun, alimentant certes les accusations de complotisme et d’obscurantisme de ses rares détracteurs, mais surtout la curiosité du spectateur. De manière similaire, l’ensemble des oeuvres de Curtis forment d’ailleurs un agglomérat assez cohérent organisé autour de quelques thématiques récurrentes.

“Plutôt que de simplifier à outrance, d’interviewer des “spécialistes” et de prétendre à une fausse objectivité, Curtis fait le pari de tisser des liens entre des éléments n’ayant apparemment rien en commun, alimentant certes les accusations de complotisme et d’obscurantisme, mais surtout la curiosité du spectateur.”

Ainsi, son dernier documentaire, HyperNormalisation, sorti en 2016, peut être perçu comme une combinaison des thèses esquissées au travers de ses précédents documentaires, rapprochés des thèmes dominants de l’actualité d’alors : le Brexit, l’élection de Donald Trump, la boucherie humaine syrienne, l’attrait grandissant pour l’information “alternative” et le phénomène “fake news”. Débutant dans les années 70, durant lesquelles il existait un ordre politico-social plus facilement compréhensible – notamment autour d’une division du monde en “blocs” et d’un antagonisme de classe -, le film tire son nom de la formule de l’écrivain soviétique Alexei Yurchak pour décrire les deux dernières décennies de l’URSS, marquées par une gestion routinière et sans horizon de transformation. L’obsession de Curtis – permettre au spectateur de comprendre des phénomènes éminemment complexes et abstraits en nous interrogeant sur notre compréhension de l’histoire, de la politique, des idéologies – transparaît parfaitement dans les thèmes traités dans HyperNormalisation. Pourquoi le monde nous semble faux et immuable ? Pourquoi les élections ne changent rien? Pourquoi ne comprend-on plus rien aux informations?… Au lieu d’accuser le “néolibéralisme” comme le font trop facilement trop de penseurs et de journalistes, Adam Curtis s’emploie à décrypter les multiples facettes de l’idéologie “libérale” qui domine notre monde.

Living in an Unreal World, un trailer de 5 minutes à HyperNormalisation produit pour VICE.

Afin d’y répondre, Curtis retrace certaines grandes transformations des quatre dernières décennies: la dépossession du pouvoir politique par le pouvoir financier (qui constitue le coeur de son documentaire The Mayfair Set), l’incapacité des hommes politiques à proposer de vrais horizons de rupture, faisant d’eux de simples gestionnaires technocratiques (traité dans Pandora’s Box), la présentation biaisée du monde dans un cadre binaire opposant le “Bien” et le “Mal” conduisant à des alliances géopolitiques changeantes et à des interventions occidentales désastreuses au Moyen-Orient (thème central de Bitter Lake et de The Power of Nightmares), le mythe de la construction individuelle (sujet de The Century of the Self) ou encore l’aspect dystopique que revêt désormais Internet au lieu d’être l’outil révolutionnaire imaginé par les cypherpunks (All Watched Over by Machines of Loving Grace). Ayant accès à l’une des plus grandes banque d’images au monde, celle de la BBC, et travaillant avec une grande liberté de ton, Curtis ne se prive jamais d’utiliser les images les plus obscures ou les plus violentes. Dans HyperNormalisation, il exhume le Donald Trump des années 80, le rôle d’Hafez El-Assad dans le développement des attentats-suicides, un clip promotionnel d’un superordinateur gérant 7% du capital mondial, l’exécution des époux Ceaușescu, des images amateures de soucoupes volantes ou encore une scène de petit déjeuner de Mouammar Kadhafi. Mais quel lien, quelle cohérence entre ces extraits ?

Adam Curtis ©Flickr – Steve Rohdes

Seul Curtis fournit ces réponses. En effectuant régulièrement des sauts dans le temps et l’espace, Curtis oblige le spectateur à prêter attention à la trame narrative qu’il déploie et non seulement aux images, encourageant le public à prêter attention au film dans son entièreté. Chacun de ses oeuvres se déploie au travers d’une multitude de personnages, célèbres ou non, dont l’action a influencé le monde ou incarne différentes transformations socio-politiques. Par exemple, les 4 épisodes de The Century of the Self s’organisent autour de la famille de Sigmund Freud et en particulier son neveu, Edward Bernays, fondateur des “public relations” aux Etats-Unis au début du 20ème siècle, pour analyser la contribution de la psychologie du penseur autrichien dans l’émergence du consumérisme contemporain. Cet usage d’images et d’histoires individuelles apparemment sans lien sert à illustrer des idées politiques – par nature difficiles à représenter – d’une manière nouvelle, au contraire des raisonnements unidimensionnels simplistes des documentaires traditionnels. Par leur éclectisme musical et l’usage de la technique artistique du collage, les films de Curtis s’adresse à un public tout autre que celui habituellement touché par la BBC, ancien monopole audiovisuel, expliquant sans doute en grande partie l’immense liberté dont il dispose. En effet, le patchwork d’images qu’il propose correspond tout à fait à une audience née avec le web et son infobésité, piochant ça et là, souvent de manière fugace, et n’ayant certainement pas pour habitude de se contenter d’une seul média. A cette génération, Curtis propose ni plus ni moins qu’un point de vue détonnant, que l’on peut qualifier de “remix”, sur le monde qu’elle voit tous les jours sur ses multiples écrans et sous toutes les formes. Par ailleurs, Curtis s’est essayé à des petits essais ponctués d’extraits vidéos sur son blog – on retiendra notamment Everyday is Like Sunday – et à des installations artistiques atypiques telles que It Felt Like a Kiss, avec la compagnie de théâtre Punchdrunk et Everything is Going According to Plan, avec le groupe de musique Massive Attack. Cet anticonformisme vis-à-vis du documentaire classique est lié à son opinion très négative de la télévision, dont il rejette la présentation binaire complètement fausse, et le sentiment d’impuissance et d’incompréhension profondes qu’elle inflige ainsi au spectateur. Autant de thèmes qu’il a exposé dans deux excellents petits films aux titres évocateurs : The Rise and Fall of the TV Journalist et Oh Dearism (en deux parties).

“Contrairement aux accusations d’obscurantisme ou de complotisme dont il fait parfois l’objet, et malgré le caractère quelque peu divin de sa voix off omniprésente, donnant sens à des images apparemment sans lien, Adam Curtis n’est pas un gourou.”

Ce style très particulier, qui ne fournit jamais de réponses définitives mais se contente plutôt d’établir des parallèles – parfois très osés, comme entre néoconservatisme et terrorisme islamiste dans The Power of Nightmares – a pour fonction de représenter le pouvoir sous toutes ses formes, et non uniquement sous la forme politique institutionnelle, et de visualiser la naissance d’idéologies. Repérer un positionnement politique clair et définitif chez Curtis est très difficile, lui-même se définissant comme “quelqu’un de sa génération”, c’est-à-dire globalement apolitique et aux opinions mouvantes sur divers sujets, tout en avouant une légère tendance libertarienne. Contrairement à Michael Moore par exemple, le journaliste rejette tout positionnement politique catégorique et estime que les utopies conduisent nécessairement à des dérives. Quant à son passé personnel, dans une famille de militants de gauche radicale, puis d’étudiant et, brièvement, d’enseignant en sciences humaines à Oxford, on ne peut en retenir qu’un puissant rejet du monde académique, de ses codes et de l’économisme de la gauche marxiste traditionnelle. D’autant plus de raisons de casser les codes classiques du documentaire socio-politique.

La vidéo parodique de Ben Woodhams.

Contrairement aux accusations d’obscurantisme ou de complotisme dont il fait parfois l’objet, et malgré le caractère quelque peu divin de sa voix off omniprésente, qui donne sens à des images apparemment sans lien, Adam Curtis n’est donc pas un gourou. Sur un ton plus léger, le YouTubeur parodique Ben Woodhams a quant à lui qualifié le travail de Curtis de “televisual equivalent of a drunken late-night Wikipedia binge with pretensions to narrative coherence” s’adressant à 200.000 lecteurs du Guardian supposément capables de changer le monde à eux seuls. Pourtant, Curtis ne cherche pas à offrir une vision transcendante, absolue et définitive qui résoudrait à elle seule telle ou telle facette de l’incompréhensibilité de notre monde postmoderne. Au lieu de cela, son style “patchwork” propose une version, une façon de comprendre tel ou tel phénomène à travers une sélection peu commune de sources visuelles. En cela, chacun de ses documentaires permet une véritable pensée enrichissante, détonnant dans le concert audiovisuel prétendument “factuel” et “neutre” niant le caractère subjectif inhérent du journalisme. Un usage opportun des moyens fournis par le contribuable britannique dont nos chaînes publiques auraient beaucoup à apprendre.


Pour aller plus loin :

-Une des interviews permettant le mieux de connaître Adam Curtis :

https://www.filmcomment.com/blog/interview-adam-curtis/

-Un bon article du New York Times Magazine : https://www.nytimes.com/interactive/2016/10/30/magazine/adam-curtis-documentaries.html

-Son dernier film, HyperNormalisation, offre un aperçu très complet de l’ensemble du travail et des théories majeures de Curtis.

-Sa série de 4 épisodes The Century of the Self, produite en 1992, demeure une référence essentielle, parfois qualifiée de “Bible” par ses fans les plus inconditionnels.

Crédits photo:

https://parismatch.be/app/uploads/2017/05/HYperNormalisation-1100×715.jpg

Royaume-Uni : le Labour aux portes du pouvoir ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jeremy_Corbyn,_Leader_of_the_Labour_Party_(UK)_(right)_with_Andy_Burnham,_Mayor_of_Greater_Manchester.jpg
© Sophie Brown

Cette année encore, le congrès annuel du parti travailliste britannique était plein d’enthousiasme et d’espoir quant à l’avenir. Malgré un pilonnage médiatique devenu permanent et un certain nombre d’attaques émanant de l’intérieur de son parti, la position de Jeremy Corbyn à la tête du Labour n’est plus menacée à court terme et sa politique “socialiste” – dans le sens marxien du terme que lui accolent les anglo-saxons – est plébiscitée par les militants. Néanmoins, les divisions demeurent, notamment entre le Parliamentary Labour Party (PLP) qui regroupe les députés travaillistes, les syndicats associés au parti et la base militante. De manière frappante, l’ambiance actuelle au Labour rappelle quelque peu celle des années 1970 et 1980, lorsque la crise de la social-démocratie est devenue latente et que le parti a eu à choisir entre rupture avec le capitalisme ou “troisième voie” blairiste. Par notre envoyé spécial à Liverpool William Bouchardon.


 

La fin du blairisme au sein du Labour ?

Depuis son élection à la tête du Labour, c’est la base militante qui a le plus soutenu Jeremy Corbyn, au contraire du groupe parlementaire et de l’appareil du parti, dominés par les blairistes. C’est pour soutenir l’action de Corbyn contre ces intérêts que Momentum fut créé en 2015, avec un succès certain, comme l’ont montré les élections du National Executive Council (NEC) du mois de septembre : 9 candidats pro-Corbyn ont raflé tous les sièges en jeu pour cet organe qui gouverne le parti. Un tel résultat indique clairement le soutien fort de la base au leader travailliste. Mais si le parti est désormais conquis, le PLP demeure un obstacle pour Corbyn et si une rébellion interne comme en 2016 n’est plus à l’ordre du jour, les petites phrases assassines dans les médias sont toujours récurrentes. Ainsi, le débat toxique sur l’antisémitisme au sein du parti, qui a occupé le parti de longs mois cette année, est avant tout une guerre médiatique contre Jeremy Corbyn et son soutien à la cause palestinienne.

En 1981, une fraction des députés Labour rejette le Manifeste du parti – qui prend position pour un désarmement nucléaire unilatéral et une sortie de l’Espace Économique Européen – et quittent le parti pour en créer un nouveau, le Social-Democratic Party. Les résultats électoraux ne sont pas très bons mais l’impact sur le Labour est important : en le privant de quelques voix dans chaque circonscription, il facilite la victoire des Tories et la mise en place du néolibéralisme anglo-saxon.”

La réponse de Corbyn à cette guerre larvée au sein de son propre parti passait par la re-sélection automatique et obligatoire des candidats pour les élections parlementaires. Au lieu de présenter automatiquement le parlementaire déjà en poste, l’idée était de remettre en jeu la place systématiquement, ce qui aurait favorisé la démocratie interne et accru le poids de la base militante. Ce système existait déjà dans le passé mais fut suspendu en 1990. Finalement, sous la pression des syndicats, qui souhaitent conserver un certain pouvoir au sein du parti, le seuil d’opposition nécessaire pour remettre en jeu le poste de député a simplement été abaissé de 50% à 33%. On notera que les opposants au système de mandatory reselection ont utilisé les mêmes arguments que ceux des années 1970 quand ce système fut mis en place sous la pression de la Campaign for Labour Party Democracy (CLPD). Cette organisation interne au parti, dont faisaient partie Jeremy Corbyn et le célèbre Tony Benn s’était mise en place pour une seule raison : forcer les députés à suivre le programme voté aux Conventions. Les critiques ne cessèrent de présenter cette mesure comme un moyen pour “l’extrême-gauche” de saboter et de prendre possession du parti, en particulier le groupe trotskiste Militant qui pratiquait l’entrisme. La réalité était bien différente.

Tony Benn lors d’un rassemblement contre la guerre d’Irak en 2003.

Face à l’hostilité grandissante de la base militante et des institutions partisanes, et non uniquement celle de Corbyn et de son cercle, à l’égard des blairistes,  il semble de plus en plus que leurs jours soient comptés. C’est ainsi que sont apparues cette année plusieurs rumeurs de création d’un nouveau parti centriste – disputant l’espace politique restreint des Libéraux-Démocrates – via le départ de plusieurs députés de l’aile droite du Labour. Pour l’instant, tout cela demeure hypothétique, et les chances de survie politique étant plutôt faibles en dehors des Tories et du Labour en raison du système électoral, on comprend la tiédeur des députés intéressés. Mais la conséquence première d’un tel geste serait surtout d’alimenter un scandale médiatique sur le manque de liberté d’opinion au sein du Labour et de priver le Labour d’un petit nombre de voix crucial dans chaque circonscription afin de l’empêcher d’accéder au pouvoir. Le parallèle avec le début des années 80 – période très mouvementée où Margaret Thatcher impose le néolibéralisme pendant que le Labour s’écharpe sur la stratégie à adopter – est assez frappant. En 1981, une fraction des députés Labour rejette le manifeste du parti – qui prend position pour un désarmement nucléaire unilatéral et une sortie de l’Espace Économique Européen – et quittent le parti pour en créer un nouveau, le Social-Democratic Party. Les résultats électoraux ne sont pas très bons et le SDP finit par intégrer les Lib-Dem seulement 7 ans plus tard. Mais, dans le cadre d’un système bipartisan, l’impact sur le Labour est important : en le privant de quelques voix dans chaque circonscription, il facilite la victoire des Tories et la mise en place du néolibéralisme anglo-saxon. Alors que les élections locales du début 2018 ont vu travaillistes et conservateurs au coude-à-coude, un nouveau parti centriste serait une opportunité en or pour permettre la survie des conservateurs au pouvoir pendant quelques années supplémentaires.

Brexit : la revanche du référendum de 1975 ?

Si le leadership du parti a finalement accepté le principe d’un second référendum – avec toutes les options possibles selon Keir Starmer, le responsable du Brexit au sein du shadow cabinet travailliste – les avis sur la compatibilité du programme travailliste avec les règles européennes sont très partagés. De nombreux militants, en particulier les jeunes, sont opposés à la sortie de l’UE et estiment possible de la rejoindre à nouveau et de la réformer. Pour d’autres, comme Kate Hoey, députée Labour aux positions parfois un peu particulières, quitter l’UE est une nécessité pour redevenir un pays pleinement souverain et pour pouvoir mener la politique d’économie mixte qu’elle appelle de ses voeux. En raison de son vote aux côtés des Conservateurs pour quitter l’union douanière et de sa coopération avec Nigel Farage durant la campagne de 2016, nombre de militants Labour cherchent à présenter quelqu’un d’autre à sa place, dans une circonscription où le Brexit a réuni plus de 70% des voix. Résumant les arguments de la gauche du Labour, Marcus Barnett, membre du bureau du Young Labour – la section jeune du parti – et du syndicat des transports RMT, estime que “quitter l’UE est nécessaire pour véritablement mettre en place les politiques sociales-démocrates qui bénéficient à la majorité de la société, et pour restaurer la souveraineté populaire de notre pays.” “Le choix des britanniques est de quitter l’Union Européenne, il faut le respecter”.

Ces divisions entre différents courants – l’un croyant à la possibilité d’une réforme de l’UE, l’autre préférant le rejet net de cette institution néolibérale –  rappelle le référendum de 1975, où les britanniques avaient eu à approuver, ou non, l’entrée dans la Communauté Économique Européenne. Le Labour s’était déjà retrouvé divisé sur la question, pour des raisons économiques, et Tony Benn, figure historique de la gauche radicale et mentor de Jeremy Corbyn, mena une vigoureuse campagne pour le “No”. Aujourd’hui encore, l’entourage de Corbyn, qui avait voté “non” à l’époque, compte plusieurs anciens soutiens de la campagne contre l’entrée dans la CEE, tels John McDonnell – numéro 2 du parti, en charge des questions économiques, Jon Trickett, en charge de la révision constitutionnelle, ou encore Ann Pettifor, économiste pressentie pour diriger la Bank of England en cas de gouvernement travailliste.

Lors d’un des débats liés à la stratégie travailliste sur le Brexit, la salle bondée a réagi au quart de tour à tout argument qu’elle ne jugeait pas recevable. Une légère majorité semblait soutenir le propos de Paul Mason, journaliste, favorable à une solution “Norway+” ou de Mary Kaldor, enseignante à la London School of Economics, qui souhaitait carrément le maintien pur et simple dans l’UE. D’autres ont applaudi les paroles de Costas Lapavistas, ancien parlementaire Syriza, qui décrivait l’impossibilité de négocier avec l’UE et encourage à une “rupture pure et simple” avec toutes les instances de l’UE.

Lors de la conférence The World Transformed sur le Brexit.

Le discours de clotûre du congrès par Jeremy Corbyn fut marqué par une proposition claire à Theresa May: “si vous mettez sur la table un deal qui inclut l’union douanière, pas de frontières en Irlande, qui garantisse les emplois des gens, les standards sociaux et  environnementaux, alors nous soutiendrons cet accord. Mais si vous êtes incapables de négocier un tel deal, alors vous devez laisser la place à un parti qui le peut et le fera”. Au vu des divisions exposées en pleine lumière à la conférence du parti Conservateur qui a récemment eu lieu, et compte tenu de l’objectif des Conservateurs de faire du Royaume-Uni un grand paradis fiscal, ce scénario a peu de chances d’aboutir. La survie de May au 10 Downing St. est clairement mise en cause, mais reste à savoir ce qui adviendra durant les prochains mois, alors que repartir d’une feuille blanche apparaît de plus en plus compliqué à mesure que le 29 mars 2019 approche.

Un “mouvement” ancré dans la société ?

En attendant la prochaine élection, le Labour tente de mobiliser ses membres sur le terrain et cherche à développer un écosystème d’institutions alternatif qui puisse l’aider à s’ancrer dans la société. Le premier appui du Labour auprès de la population britannique demeure l’intermédiaire des syndicats – à l’origine de la création du parti en 1900 – qui défendent les intérêts des salariés et cherchent à éduquer les masses politiquement. Le Royaume-Uni a connu divers mouvement de grèves cette année : les “McStrike” contre les conditions de travail et les salaires dans l’industrie du fast-food et de livraison de nourriture, la grève de l’enseignement supérieur contre la privatisation et la hausse des frais d’inscription, celle de Ryanair, d’Amazon ou encore des chemins de fer. A chaque fois, il est question de la liberté de former et de rejoindre un syndicat, d’améliorer les conditions de travail et d’exiger des rémunérations plus justes. Quelques victoires ont été arrachées, telles que la hausse du salaire minimum de 9.5£ à 10,5£/heure – selon que l’on vive à Londres ou pas – chez Amazon et la reconnaissance du droit à disposer d’un syndicat indépendant de l’entreprise chez Ryanair.

Le premier appui du Labour auprès de la population britannique demeure l’intermédiaire des syndicats – à l’origine de la création du parti en 1900 – qui défendent les intérêts des salariés et cherchent à éduquer les masses politiquement.”

Des panneaux contre la reforme de l’enseignement supérieur. ©Wikimedia

Malgré ces progrès, le monde du travail continue d’évoluer vers davantage de précarité, dont la popularité des contrats zéro-heures est un indicateur certain. Contrairement à la France, où les travailleurs syndiqués représentent moins de 10% de la population active (environ 5% dans le privé et 15% dans le public), le taux de syndicalisation britannique reste important – 23,2% (13,5% dans le privé et 51,8% dans le public) – mais est concentré chez les plus âgés.

Les liens entre le Labour et les syndicats pourraient être encore renforcés : poussés dehors ou rejetant la politique néo-travailliste, plusieurs syndicats ne sont toujours pas revenus vers le parti. C’est par exemple le cas du RMT (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers), syndicat des transports, forcé de quitter le parti après s’être opposé à la guerre d’Irak et qui a décidé de ne pas rejoindre le Labour en mai dernier, par inquiétude quant au pouvoir que détiendrait encore la droite du parti, explique Barnett.

En plus de mobiliser les travailleurs de différents secteurs autour de revendications communes, le Labour cherche à renforcer la petite galaxie de médias alternatifs qui porte son message dans la société. Sur ce point, les dernières années ont été particulièrement riches, avec l’émergence de Novara Media en 2011, la création en 2017 de The Media Fund, pour contribuer à un journalisme de qualité sur des projets votés par les cotisants ou la résurgence de Red Pepper, un magazine trimestriel créé en 1996. Aux côtés des médias mainstream, on retrouve au congrès de Liverpool une foule de petits médias indépendants qui tentent de proposer une information différente. Le stand de la campagne “Total Eclipse of the Sun”, qui milite auprès des commerçants pour qu’ils cessent de vendre The Sun, le tabloïd n°1 des ventes papier, en raison de son traitement outrageusement mensonger des événements de Hillsborough en 1989, connaît un vrai succès.

Une bannière contre “The Sun” devant le Black-E, Liverpool.

Enfin, le développement international du magazine américain Jacobin est visible, le média participe en effet activement à The World Transformed, un festival politique et artistique parallèle au congrès du parti mis en place par Momentum depuis 2016. Cette année 2018 fut marquée par la relance en grande pompe de Tribune, le plus ancien quotidien “socialiste” du Royaume-Uni, sous la forme d’un magazine. Devant une audience compacte et exaltée, Ronan Burtenshaw (Jacobin), Owen Jones (essayiste et journaliste à The Guardian) et David Harvey (qui enseigne le Capital de Karl Marx à l’université) et deux autres journalistes ont dévoilé le nouveau numéro de cette publication iconique de la gauche radicale britannique.

Enfin, le Labour cherche depuis quelques temps à reprendre pied dans les quartiers populaires délaissés ces dernières décennies et à y engager un vrai travail d’éducation populaire et de community organizing. Le parti a récemment créé un “Community Organizing Unit” pour soutenir et aider le développement de lieux enrichissants pour le voisinage et permettant de toucher ceux que la politique intéresse peu ou pas. L’objectif : multiplier les banques alimentaires, pubs conviviaux, clubs de sports gratuits et ateliers en tout genre ouverts à tous sur tout le territoire britannique. L’histoire particulière des pubs au Royaume-Uni en dit long sur les transformations économiques du pays : en partie nationalisés, avec un grand succès, après la Première Guerre Mondiale pour lutter contre l’alcoolisme de masse, ils sont aujourd’hui pour beaucoup aux mains de grandes entreprises qui les louent à des gérants contre des exigences de profit de plus en plus intenables.

“En quelques années à peine, les congrès du Labour ont radicalement évolué : en lieu et place des technocrates, sondeurs et représentants des gros intérêts économiques sous le New Labour, on y voit désormais une nuée de syndicalistes, de médias alternatifs et de représentants de différentes luttes – réforme du système médiatique, pacifisme, soutien à la cause palestinienne, lutte pour un logement décent – côtoyer quelques figures politiques.”

Marcus Barnett ajoute : “j’ai aussi l’impression que les interventions de Jeremy Corbyn pour défendre les pubs et les lieux dédiés à la musique contre les fermetures, ainsi que ses efforts pour promouvoir des stades de football gérés par les supporters, des espaces debout dans les stades, et la pratique locale du football vont dans la bonne direction. Bien qu’il s’agisse d’exemples particuliers, je pense que de telles initiatives vont dans le bon sens”.

En quelques années à peine, les congrès du Labour ont radicalement évolué : en lieu et place des technocrates, sondeurs et représentants des gros intérêts économiques sous le New Labour, on y voit désormais une nuée de syndicalistes, de médias alternatifs et de représentants de différentes luttes – réforme du système médiatique, pacifisme, soutien à la cause palestinienne, lutte pour un logement décent – côtoyer quelques figures politiques. L’enthousiasme est de mise pour la plupart des participants, heureux de voir le parti continuer son tournant à gauche et en passe d’accéder au pouvoir. L’annonce par John McDonnell de forcer toute entreprise de plus de 250 salariés à distribuer 10% de leurs actions à leurs employés, et le soutien affirmé et sincère d’Ed Miliband – candidat malheureux du parti en 2015 et fils d’un grand intellectuel marxiste britannique – à Corbyn ont ainsi recueilli de gros applaudissements. Qu’il suffise de quelques semaines ou qu’il faille attendre 4 ans pour parvenir au pouvoir, le Labour est confiant quant à son avenir, acquis à l’idée qu’il représente le “new mainstream”, c’est-à-dire une position d’hégémonie culturelle.

 

 

A Liverpool, le Labour est déchiré par le Brexit

Des militants Labour en faveur d’un second référendum à Liverpool.

“Love Corbyn, Hate Brexit”, “Demand a People’s Vote”, “Bollocks to Brexit”, crient-ils devant chacune des entrées des différents évènements qui ont lieu dans le cadre du congrès annuel du Labour Party à Liverpool. Ces militants en faveur d’un second référendum, bien que parfois contredits par certains des participants, ont réussi l’objectif qu’ils s’étaient fixé: leur demande a désormais sa place dans le programme officiel du parti d’opposition. À une écrasante majorité, les délégués de la convention travailliste ont en effet approuvé le principe d’une campagne pour un nouveau vote, dont les termes ne sont cependant pas définis, si le plan de Theresa May est rejeté au parlement et si une nouvelle General Election n’a pas lieu.


Il faut dire que, ces derniers jours, tout s’est accéléré brutalement : après 18 mois de négociations du gouvernement May et un changement de cap en juin dernier qui a causé la démission de plusieurs ministres, le “Chequers Deal” voulu par la Première ministre britannique s’est vu opposer une fin de non-recevoir très claire par ses “partenaires européens” le jeudi 20 septembre à Salzbourg. Dès lors, c’est vers le Labour que tous les yeux se sont tournés, au point que Michel Barnier, le négociateur en chef du Brexit pour l’UE, rencontrera Jeremy Corbyn ce jeudi, et se prépare ainsi à un possible changement d’interlocuteur côté britannique. Comme l’a dit Paul Mason, journaliste, écrivain et réalisateur, en citant Napoléon, lors d’une conférence sur la question : “Il ne faut pas interrompre son ennemi quand il commet une erreur”, avant d’ajouter “mais il faut aussi savoir passer à l’offensive lorsque cela s’avère nécessaire.” Or, Theresa May étant constamment contredite par les membres de son propre parti, incapable de satisfaire les exigences des négociateurs européens, et désavouée par l’élection de juin 2017, il était temps pour le Labour d’adopter une position définitive sur le sujet. Certes, le parti a déjà une position officielle : rester dans l’union douanière et poursuivre la participation du Royaume-Uni aux agences européennes de toutes sortes ; mais celle-ci est loin de faire l’unanimité. En effet, ce scénario “Norway+” soumettrait le Royaume-Uni  aux directives européennes néolibérales sans lui offrir la possibilité de participer à leur écriture, conduisant beaucoup de militants à lui préférer un maintien pur et simple dans l’UE. Les appels de la base militante ne pouvant plus être ignorés – 86% des membres soutiennent un nouveau vote selon un récent sondage -, comme ce fut le cas l’an dernier à Brighton, Corbyn a donc dû accepter de se ranger derrière la décision de son parti.

Alors que Theresa May est en position de faiblesse, le parti conservateur est sur le point de basculer aux mains de la droite extrême de Boris Johnson et de Jacob Rees-Mogg dès avril prochain, sitôt qu’une sortie de l’UE sans accord aura eu lieu. Face à cette perspective inquiétante, les militants pour un maintien dans l’UE, ou favorables à une relation très proche avec celle-ci, ont donc focalisé leurs efforts sur le parti travailliste. Très populaire auprès des jeunes, qui avaient largement plébiscité le remain (le maintien), le Labour a jusqu’ici pris soin de ne pas remettre en cause le résultat de Juin 2016. Aujourd’hui, cela est bien plus incertain.

“L’activité économique est d’ores et déjà atone, non pas uniquement par crainte d’un ‘no deal’ (une sortie sans accord), mais en raison de l’austérité budgétaire très forte et du manque d’investissement dans l’économie réelle par la sphère financière. Dans tous les cas, un vrai effort d’investissement, dans lequel l’État a un rôle primordial à jouer, est donc nécessaire.”

Pour de nombreux militants en faveur d’un second référendum, c’est avant tout la question économique qui prime. “Si nous sortons de l’UE, nous entrerons dans une grave récession, et toutes les politiques sociales que nous défendons ne pourront plus être financées”, explique Ann, militante Labour pour un “People’s Vote”, avançant un argument que l’on entend fréquemment au détour des conversations. Ces militants estiment d’ailleurs que de nombreux pro-leave (favorables à une sortie de l’UE) réalisent désormais quels sont les risques d’une sortie pour leurs emplois et leurs revenus, et, en conséquence, changent d’avis. Le vent aurait donc tourné. En effet, le Royaume-Uni est très intégré dans l’économie européenne et sa forte tertiarisation le rend dépendant de nombreuses importations de produits manufacturés. Néanmoins, il est à noter que l’activité économique est d’ores et déjà atone, non pas uniquement par crainte d’un “no deal” (une sortie sans accord), mais en raison de l’austérité budgétaire très forte et du manque d’investissement dans l’économie réelle par la sphère financière. Ainsi, l’économie britannique a la plus faible productivité horaire parmi les pays du G7, faute d’avoir investi dans l’amélioration de sa production industrielle comme l’a fait l’Allemagne par exemple. Dans tous les cas, un vrai effort d’investissement, dans lequel l’Etat a un rôle primordial à jouer, est donc nécessaire.

Mais bien que les risques économiques soient importants, le Brexit demeure avant tout une question politique. Les pro-référendum estiment que celui de 2016 est, au moins partiellement, illégitime, car la campagne du leave était entièrement bâtie sur des mensonges. De plus, ajoutent-ils, ce vote est seulement indicatif officiellement. Pourtant, avec environ un tiers d’électeurs Labour ayant voté leave et les deux tiers des circonscriptions actuellement représentées par le parti travailliste à Westminster ayant opté pour la sortie de l’UE, le parti marche sur des oeufs. La corrélation entre l’âge, le fait de vivre ou non dans une grande métropole et l’évolution de l’activité économique au cours des dernières décennies, avec le vote Brexit est frappante. Les militants d’un “People’s Vote”, pour la plupart encore étudiants et originaires de grandes métropoles, incarnent le nouveau visage du parti, mais pas celui de tous ses électeurs. Or, le Labour dépend également beaucoup du vote des classes populaires des régions délaissées du Nord, du centre et du Sud-Ouest de l’Angleterre, mais aussi des autres zones déshéritées du reste du pays. Bien qu’une large part de cet électorat apprécie Jeremy Corbyn et sa défense intangible de l’Etat-providence et des services publics, la défense d’un second référendum par le parti risque de lui coûter très cher.

“Avec environ un tiers d’électeurs Labour ayant voté leave et les deux tiers des circonscriptions actuellement représentées par le parti travailliste à Westminster ayant opté pour la sortie de l’UE, le parti marche sur des œufs.”

En effet, le vote leave était avant tout motivé, non pas tellement par la volonté ferme de quitter l’UE, mais par celle de reconquérir la souveraineté populaire rendue impossible par Bruxelles et d’envoyer un message d’exaspération à toute la classe politique. En ce sens, l’organisation d’un second référendum achèverait sans aucun doute d’annihiler le peu de confiance qui demeure vis-à-vis du monde politique. Si les pro-référendum considèrent que cela permettrait aux Britanniques d’accepter ou de rejeter l’accord final, ou de lui préférer le maintien dans l’Union, mettant ainsi en avant le caractère “encore plus démocratique” du vote qu’ils proposent, il n’est pas sûr que cela ne soit du goût des Brexiters.

Au-delà de la question du calendrier – est-il possible de définir les termes d’un second vote clairement et de mener une campagne suffisamment longue avant même que le Brexit n’ait eu lieu ? – c’est surtout l’impact politique qu’aurait un second référendum qui est à analyser de près. La simple annonce d’un tel vote ranimerait instantanément le UKIP de Nigel Farage dont la quasi-disparition est l’une des rares bonnes nouvelles des deux dernières années. Ensuite, il est fort probable que les Tories, trop heureux de disposer d’un point de discorde avec le Labour qui soit à leur avantage, ne manqueraient pas l’opportunité de se poser en grands défenseurs de la souveraineté populaire et, par la même occasion, de faire oublier l’austérité catastrophique qu’ils imposent au pays depuis huit ans. Tous ou presque dénonceraient ce nouveau vote comme une atteinte à la démocratie.

Quant au Labour, à juger de ses fractures actuelles sur la question, il risque de sortir encore plus déchiré que renforcé par un tel scrutin. Il est probable que certains membres du parti se saisissent de l’occasion pour exprimer pleinement leur avis, certains contre tout accord mettant en danger la mise en place des politiques économiques qu’ils défendent, d’autres pour un maintien dans l’UE. Ces derniers pourraient alors faire campagne aux côtés des Libéraux-Démocrates de Vince Cable, un parti pro-business qui a activement participé aux politiques d’austérité de David Cameron entre 2010 et 2015.

Pour quel résultat ? Si un second référendum était organisé, nombreux sont ceux qui y verraient une manoeuvre des élites politiques pour légitimer leur projet de rester dans l’UE, et qui s’opposeraient donc, par principe, non seulement au remain, mais au référendum et à sa légitimité même. Dans le contexte de rejet de la classe politique que connaît le pays, cela a toutes les chances de conduire à une majorité de votes leave encore plus écrasante. Et quand bien même le remain gagnerait? Qui pourrait alors s’opposer à un troisième référendum ? Il apparaît clairement qu’un nouveau vote sur le Brexit ne ferait qu’aggraver la situation politique du pays.

Sauf exceptions, les soutiens d’un “People’s Vote” ne se font aucune illusion sur la réalité profondément antidémocratique et néolibérale de l’UE et l’obstacle que celle-ci représenterait pour la mise en place de politiques sociales, des renationalisations ou même un contrôle des capitaux. Mais celle-ci, arguent-ils, peut évoluer en une forme plus sociale et progressiste si la pression politique et populaire est suffisamment importante et coordonnée au niveau européen. Un projet utopique défendu becs et ongles par Jack: “On nous a déjà dit que le projet de Corbyn était irréaliste il y a quelques années, et regardez où on en est aujourd’hui !”.

Et si l’utopie n’était pas plutôt d’oser sortir de l’Union, de ses diktats, de sa sacro-sainte mobilité du capital et de ses accords de libre-échange ? Et s’il était au contraire possible d’en profiter pour enclencher un vaste programme de nationalisations, de réindustrialisation et de purge de l’économie financiarisée ? Et pourquoi serait-il impossible de maintenir une coopération culturelle, éducative, scientifique ou encore spatiale avec les autres pays européens en dehors du cadre de l’UE ? Le Royaume-Uni, pionnier du néolibéralisme et actif promoteur de celui-ci au niveau de l’UE pendant de nombreuses années, est aujourd’hui peut-être en passe d’élire le premier gouvernement de gauche radicale du continent, débarrassé du carcan des traités européens. Voilà de de quoi faire cogiter les travaillistes britanniques encore longtemps.

Réforme de la SNCF : la France à la remorque du Royaume-Uni

Alors que vient d’être révélé un document de travail faisant craindre la privatisation de la SNCF à moyen-terme, le Royaume-Uni annonçait mercredi 16 mai la renationalisation d’une partie de ses lignes de chemins de fer. Cette annonce porte un coup d’arrêt au processus de privatisation lancé en 1993 par les conservateurs et achevé avec entrain par le gouvernement travailliste de Tony Blair en 1997. Elle n’est pas sans faire écho à l’élection de Jeremy Corbyn à la tête du parti travailliste ainsi qu’aux succès et à la popularité nouvelle du Labour : la Grande-Bretagne, durement frappée par la crise de 2008, semble progressivement tourner le dos à l’héritage de Margaret Thatcher et de la “Troisième voie” si chère à Tony Blair. Emmanuel Macron, quant à lui, embrasse pourtant pleinement le projet blairiste. Avec vingt ans de retard.


En plein cœur de la nuit, cinq hommes vêtus de vestes de travail orange s’activent sur les rails. Au mépris des règles les plus élémentaires de sécurité, les cheminots s’emploient à réparer une portion de voie ferrée endommagée. Une locomotive lancée à pleine vitesse vient soudain rompre la monotonie du travail, percutant l’un des ouvriers au passage. Effarés, inquiets à l’idée qu’on puisse leur reprocher l’accident, ses collègues le déplacent un peu plus loin en contrebas. Ils affirment par la suite à leurs supérieurs que l’homme a été heurté par une voiture. Jim mourra de ses blessures quelques heures plus tard.

Cette scène dramatique clôture The Navigators de Ken Loach, critique au vitriol de la privatisation de British Rail en 1993. Sorti en 2001, le film suit d’une année l’accident ferroviaire de Hatfield qui fit 4 morts et 70 blessés et mit cruellement en lumière les déficiences matérielles du rail britannique, imputables à la privatisation. L’enquête qui suivit établit clairement la cause de l’accident : des microfissures dans les rails, que l’on retrouva sur nombre de portions du réseau ferré britannique, résultat du sous-investissement des gestionnaires privés dans la sécurité et l’entretien des lignes. Hatfield n’est par ailleurs que l’un des nombreux accidents qui émaillent la fin des années 1990 et les années 2000 au Royaume-Uni : Southall (1997), Ladbroke Grove (1999), Potters Bar (2002), Ufton Nervet (2004)…

Stèle et jardin créé en hommage aux victimes de la catastrophe ferroviaire de Hatfield, © Wikimedia Commons.

L’augmentation de l’insécurité ferroviaire est loin d’être la seule conséquence néfaste de la privatisation, aujourd’hui quasi-unanimement considérée comme un véritable fiasco. Les tarifs des grandes lignes interurbaines ont augmenté de manière vertigineuse (les plus élevés d’Europe en 2018[1]) et un sous-investissement dramatique a contraint l’État à subventionner le rail de manière massive pour pallier les déficiences du secteur privé[2].

La privatisation du rail : illustration frappante de la droitisation du travaillisme britannique

              Lancée en 1993, la privatisation est mise en œuvre par le gouvernement conservateur de John Major. L’ensemble des activités de British Rail est alors démantelé et vendu à plusieurs sociétés privées. Une telle mesure n’est guère étonnante de la part d’un gouvernement héritier de Margaret Thatcher. Plus intéressante est la position des travaillistes à l’égard de la réforme. Hostile au projet, le parti fait campagne en 1997 sur la renationalisation partielle des chemins de fer. Une fois au pouvoir, le gouvernement de Tony Blair fait volte-face, conserve le système issu de la privatisation et procède même aux dernières ventes, parachevant ainsi le processus engagé par les conservateurs.

Un tel retournement n’est, en réalité, guère étonnant pour qui l’observe à la lumière de l’évolution du Labour Party depuis les années 1970.  Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le courant « révisionniste » domine les instances dirigeantes du parti. Influencés par Keynes, les révisionnistes promeuvent la nationalisation partielle de l’industrie et des politiques macroéconomiques expansives qui doivent conduire à une redistribution des richesses. Les gouvernement successifs du travailliste Clement Attlee (1945-1951) jettent ainsi les bases de l’État social britannique, tout en essayant d’enterrer la clause IV de la constitution du parti qui, depuis 1918, promeut l’appropriation collective des moyens de production. En vain.

Le double choc pétrolier des années 1970 et la crise qui s’ensuit entraîne l’effondrement de la ligne « révisionniste » au sein du parti travailliste. Au pouvoir de 1974 à 1979 (sous les gouvernements successifs de Harold Wilson et James Callaghan), le Labour abandonne progressivement les politiques macroéconomiques keynésiennes au profit du monétarisme alors en vogue : la planification est abandonnée, une politique de modération salariale et des mesures d’austérité sont mises en place. La crise de la livre sterling contraint le gouvernement travailliste à faire appel au FMI en 1976, entraînant la réduction des dépenses publiques, un contrôle strict de la masse monétaire et des tentatives de relance par la réduction d’impôt.

“Fondés sur une vision déterministe du social et de l’économie, le discours de Giddens et la stratégie électorale de Tony Blair considèrent que le parti doit convaincre les électeurs « tels qu’ils sont »”

Les années 1979-1983 sont le théâtre d’une « guerre civile interne » au sein du parti qui oppose l’aile gauche menée par Tony Benn à l’aile droite emmenée par Denis Healey. La première en sort d’abord victorieuse : Michael Foot, figure de la gauche travailliste, est élu leader du parti. La « Nouvelle gauche » benniste est majoritaire, non seulement au sein des instances dirigeantes mais surtout dans la base militante. C’est elle qui modèle le programme électoral de 1983. La défaite cinglante des travaillistes entraîne alors de véritables purges au sein du parti et permet à l’aile droite de reprendre le pouvoir : causé en réalité par les luttes internes, le revers électoral est imputé par les modérés à la radicalité du programme de 1983. Neil Kinnock est élu à la tête du Labour et s’emploie, de 1983 à 1994, à le « recentrer ».  Des réformes organisationnelles destinées à neutraliser l’aile gauche sont mises en place et on assiste à une modération programmatique : c’est la Policy Review.

C’est sous les gouvernements successifs de Tony Blair et de Gordon Brown (1997-2010) que le processus s’achève et que le Labour embrasse pleinement le néolibéralisme ou, dans les mots de Blair, la « Troisième voie ». Le théoricien le plus talentueux et le plus important du parti à cette période est sans conteste le sociologue Anthony Giddens. Il est l’auteur de deux ouvrages qui constituent la colonne vertébrale idéologique de la Troisième voie blairiste : Beyond Left and Right (1992) et The Third Way : The Renewal of Social Democracy (1998).

Giddens y développe l’idée selon laquelle la structure sociale et économique a évolué de telle façon que le temps de l’économie administrée est définitivement révolu. Fondés sur une vision déterministe du social et de l’économie, le discours de Giddens et la stratégie électorale de Tony Blair considèrent que le parti doit convaincre les électeurs « tels qu’ils sont », en tenant compte de changements socioéconomiques considérés comme inéluctables (mondialisation, montée en puissance de l’individualisme…).

Anthony Giddens et Tony Blair. © LSE Library.

 

La Troisième voie est ainsi conçue comme une alternative au libéralisme agressif des conservateurs et à la social-démocratie sclérosée  du vieux Labour. C’est dans ce cadre théorique que les néotravaillistes mettent en place leurs mesures : achèvement de la libéralisation du rail, encadrement renforcé des chômeurs, adoption d’une règle d’or qui rend obligatoire l’équilibre budgétaire, indépendance de la Banque d’Angleterre, développement inconsidéré du secteur financier…  Cette politique s’accompagne d’une restructuration sociologique profonde de la base militante du parti. La grande campagne de recrutement lancée en 1994 est un succès puisque le parti compte 400 000 adhérents en 1997, s’imposant comme le plus grand mouvement social-démocrate d’Europe. Toutefois, on observe une surreprésentation du secteur privé au sein des nouveaux militants, et un effondrement du nombre d’ouvriers (29% d’ouvriers syndiqués contre 71% dans les années 1980). Par ailleurs, l’engouement ne dure pas et le nombre de militants tombe à 156 000 en 2010.

Une Troisième voie française… avec vingt ans de retard

Après cinq années sous la direction d’Ed Miliband, à qui on doit reconnaître le mérite d’avoir initié un examen critique des années Blair, le parti travailliste semble décidé à en finir avec l’héritage social-libéral des années 2000, dont la crise de 2008 a sonné le glas. Jeremy Corbyn, figure historique de l’aile gauche du parti, s’est imposé à deux reprises (2015, 2017) face aux cadres blairistes. Sous sa direction, le Labour a opéré un tournant à gauche qui lui a permis de gagner 10 points et 30 sièges lors des élections législatives de juin 2017. Le parti revendique aujourd’hui 600 000 membres, résultat d’une grande vague d’adhésions concomitante de la victoire de Corbyn. Un nombre qui en ferait sans aucun doute le plus grand parti d’Europe.

Les éditorialistes français habitués à fustiger, avec des accents d’indignation dans la voix, le « retard » du pays ne croient pas si bien dire. A l’heure où le Labour sort enfin de la longue impasse de la Troisième voie, Emmanuel Macron semble quant à lui décidé à y entrer avec entrain. Derrière sa politique « se dessine non pas l’ouverture, mais une nouvelle forme de “troisième voie” qui entend balayer la terminologie “droite”, “gauche” ou même “centre” au profit d’une hybridation complètement inédite en France.[3] » Faisant explicitement étalage de sa volonté de dépasser le clivage droite/gauche au nom du pragmatisme, Macron est incontestablement l’héritier d’Anthony Giddens en France.

“Les éditorialistes français habitués à fustiger, avec des accents d’indignation dans la voix, le « retard » français ne croient pas si bien dire. A l’heure où le Labour sort enfin de la longue impasse de la Troisième voie, Emmanuel Macron semble quant à lui décidé à y entrer avec entrain.”

La réforme de la SNCF actuellement portée par le gouvernement s’inscrit dans ce cadre. Malgré les dénégations de l’exécutif, on peut raisonnablement supposer que la privatisation de la SNCF constitue bien l’objectif de long-terme. En témoigne le document de travail révélé par le Parisien le dimanche 13 mai. Compte-rendu d’une réunion entre quatre cadres de la société de chemins de fer et des membres du cabinet de la ministre des transports Élisabeth Borne, il y transparaît que « les hiérarques de la SNCF insistent pour conserver la possibilité de vendre des titres des filiales.[4] » En somme, cela ouvre la voie à la privatisation de la filiale SNCF Mobilités.

La réforme de la SNCF n’est que l’un des derniers exemples en dates de la volonté d’Emmanuel Macron de s’inscrire dans les pas du blairisme. Ce faisant, Emmanuel Macron commet deux erreurs. D’une part, sa politique est à contretemps : la crise de 2008 a changé la donne et enterré le néotravaillisme de Tony Blair. En témoignent l’ascension de Jeremy Corbyn et l’évolution actuelle du Labour. D’autre part, les modèles sociaux ne sont pas transposables d’un pays à l’autre. Faire fi des différences historiques, culturelles et sociales expose à un puissant retour de bâton : la société française, historiquement plus jacobine et culturellement égalitaire, ne se prêtera sans doute pas aussi facilement que la société britannique à la libéralisation tous azimuts et à la mise en pièces de l’État social.

Crédits photos :

Rames TGV au Technicentre Sud-Est Européen, © Wikimedia Commons.

Sources :

Fabien Escalona, “Le parti travailliste”, La Reconversion partisane de la social-démocratie européenne. Du régime social-démocrate keynésien au régime social-démocrate de marché, Dalloz, 2018.

[1] « Au Royaume-Uni, les billets de train “les plus chers d’Europe” provoquent la colère », Courrier international,‎ 3 janvier 2018.

[2] Owen Jones, « Crédits publics pour le secteur privé britannique. Le socialisme existe, pour les riches », Le Monde diplomatique,‎ 1er décembre 2014.

[3] https://www.franceculture.fr/politique/rocard-blair-clinton-macron-dans-lhistoire-de-la-troisieme-voie

[4] « SNCF : le débat sur un projet caché de privatisation refait surface », Le Monde, 14 mai 2018.

Comment le Labour britannique peut-il arriver au pouvoir ?

Jeremy Corbyn lors d’un meeting.

Le Labour revient de loin. Après avoir incarné un modèle de reconversion de parti de masse de la classe ouvrière en parti néolibéral “moderne” prônant une “Troisième Voie” entre conservatisme et socialisme avec l’arrivée de Tony Blair à sa tête en 1994, 13 ans d’exercice du pouvoir avaient épuisé le parti. A la fin du mandat de Gordon Brown en 2010, le “New Labour” se retrouva coupé de sa base militante, décrié pour sa mauvaise gestion de la crise financière, empêtré dans différents scandales et fustigé pour son aventurisme en Irak aux côtés des États-Unis. La campagne peu inspirante d’Ed Miliband contre David Cameron en 2015, marquée par une hémorragie électorale en Écosse face au SNP, semblait indiquer un déclin massif du principal parti de gauche britannique, le conduisant sur la même voie que ses cousins sociaux-démocrates du continent européen, notamment le PS français et le PASOK grec.


En septembre 2015, Jeremy Corbyn est élu par surprise par les militants face à des représentants de l’establishment du parti.  Son combat de plusieurs décennies pour la protection des travailleurs, la lutte contre les privatisations, la paix et même la mise en place d’une république remotiva la base militante, longtemps marginalisée. En dépit de la polarisation sur la question européenne créée par la campagne sur le Brexit et de la fronde de nombreux parlementaires travaillistes contre leur nouveau leader – qui provoqua une nouvelle élection interne en septembre 2016-, Corbyn fut non seulement réélu à la tête du Labour avec une majorité de voix encore plus importante – 62% – mais parvint aussi à priver les Conservateurs de majorité à la Chambre des Représentants l’an dernier. Et ce en dépit de l’avance de plus de 20 points de ces derniers au début de la campagne. Fragilisée et décrédibilisée, Theresa May est pourtant parvenue à se maintenir au pouvoir grâce au soutien d’un petit parti unioniste réactionnaire d’Irlande du Nord, le DUP. Alors que le Labour incarne désormais une vraie alternative face aux Conservateurs, il devient crucial de s’interroger sur ce qui fait sa force et sur les éventuels obstacles qui pourraient compromettre son arrivée au pouvoir.

Jeremy Corbyn lors d’un meeting. © Wikimedia

Affirmer que les conséquences du référendum du 23 juin 2016 sur la vie politique d’outre-Manche se font encore sentir relève de l’euphémisme. Toute la vie politique du Royaume-Uni a été bouleversée par la victoire du Brexit, que la plupart des sondeurs et des politiques ont été incapables de voir venir. Les projets indépendantistes de l’Écosse et de l’Irlande du Nord ont été réanimés instantanément : leurs soutiens arguent que l’option du maintien dans l’Union y est majoritaire. Ces territoires ne peuvent continuer de suivre les décisions de Westminster, formulées majoritairement par les Anglais. Le UKIP y vit la consécration d’années de combat mais surtout une perte de crédibilité totale suite à l’amateurisme et aux mensonges de Nigel Farage. C’est en somme l’obsolescence quasi-instantanée d’un parti pourtant en plein essor les années précédentes. Les Libéraux-Démocrates, à la recherche d’une idée phare qui fasse oublier leur appui à la politique d’austérité de David Cameron, plaident pour le maintien du Royaume-Uni dans l’UE et l’organisation d’un second référendum. Dédaignant la consultation populaire de 2016, ils espèrent profiter d’une polarisation politique autour du Brexit qui attirerait vers eux les 48% de “Remainers”. Quant aux deux grands partis historiques, les Tories et le Labour, après avoir été fracturés en leur sein par une campagne historique, ils ont peu à peu repositionné leur offre politique sur les deux grandes options possibles à la suite du référendum. Sortir de l’Union et de toutes les institutions et structures qui y sont liées – le “Hard Brexit” – pour les Tories ; maintenir un niveau de coopération minimum sur un certain nombre de dossiers malgré la fin de l’appartenance en bonne et forme à l’Union pour les travaillistes. Alors que les indépendantistes se remobilisent à l’échelle régionale, la polarisation autour du Brexit a rétabli la puissance du bipartisme traditionnel outre-Manche : les deux grands partis obtiennent un score combiné de 87.5% en 2017, un niveau record depuis les années 1970.

« Jeremy Corbyn avait néanmoins tranché en faveur du “Remain” en considérant que le cadre défini par l’UE constituait un rempart contre la volonté des Conservateurs pro-Brexit de transformer le Royaume-Uni en un paradis fiscal aux portes de l’Europe où les droits et les salaires des travailleurs seraient encore davantage laminés.  »

Alors que la stratégie de Theresa May, ancien soutien modéré du “Remain”, s’affirme chaque jour davantage comme un échec manifeste, l’opposition travailliste a longtemps eu le luxe de pouvoir critiquer les errements du gouvernement tout en maintenant un certain flou sur ses positions réelles. Depuis le 26 février dernier, ce n’est plus le cas. Jeremy Corbyn a dévoilé ses propositions pour la sortie de l’Union Européenne, exercice périlleux tant le leader de Labour avait hésité sur la position à adopter lors de la campagne du référendum. Il avait en tête l’opposition majoritaire de ses électeurs à une Union Européenne représentant une oligarchie hostile à leurs intérêts. Jeremy Corbyn avait néanmoins tranché en faveur du “Remain” en considérant que le cadre défini par l’UE constituait un rempart contre la volonté des Conservateurs pro-Brexit de transformer le Royaume-Uni en un paradis fiscal aux portes de l’Europe où les droits et les salaires des travailleurs seraient encore davantage laminés. C’est dans ce contexte que le Labour a proposé de demeurer dans l’union douanière ainsi que dans différentes agences européennes telles l’Agence Européenne du Médicament ou EURATOM afin d’éviter une catastrophe économique à partir de mars 2019, date officielle de la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne.

Une protestation contre la politique de Theresa May avant la conférence du parti conservateur à Manchester en Octobre dernier. © Wikimedia

La stratégie des travaillistes a certes le mérite de proposer une alternative claire au “Hard Brexit” aventureux des Conservateurs. Ceux-ci cherchent depuis deux ans à séduire les opposants les plus radicaux à l’Union Européenne en reprenant la rhétorique de l’UKIP. Ainsi, le Labour, en tant que premier parti d’opposition, tente de proposer une stratégie alternative répondant aux demandes antagonistes de sa base, où l’on retrouve pro et anti-Brexiters. Pour certains commentateurs londoniens, la prise de position de Jeremy Corbyn en faveur de l’appartenance à l’union douanière signale un “pragmatisme” économique, au contraire des Conservateurs de plus en plus opposés au libre-échange. En réalité, il y a fort à parier qu’il s’agisse avant tout d’un calcul politique destiné à infliger une défaite à Theresa May lors du vote de la Chambre des Représentants sur l’union douanière. En effet, une dizaine de députés conservateurs pourraient voter en faveur de l’appartenance à l’union douanière, aux côtés des travaillistes et des libéraux. Étant donné que sa majorité est très restreinte – 13 sièges – Theresa May a reporté ce vote à une date ultérieure et a menacé de considérer ce vote comme un vote de confiance, ce qui entraînerait la démission du gouvernement si l’appartenance à l’union douanière était adoptée. Une opportunité que le Labour entend sans doute faire fructifier : en exposant au grand jour les divisions internes du parti Conservateur, ce vote non seulement fragiliserait davantage le gouvernement, mais surtout démontrerait que les Conservateurs sont incapables de prendre des décisions d’intérêt national à cause de querelles internes. Pourtant, l’appartenance à l’union douanière est un sujet économique crucial qui pourrait remettre en cause la politique économique voulue par Jeremy Corbyn.

Demeurer dans l’union douanière permettrait de pas fermer la frontière entre les deux Irlandes et de continuer à commercer sans droit de douane avec l’UE – premier partenaire commercial du Royaume-Uni – tout en évitant de devoir contribuer au budget de l’Union, d’appliquer la libre circulation des individus ou d’être sous la supervision de la Cour Européenne de Justice. En somme, le Royaume-Uni retrouverait sa pleine souveraineté politique et ne serait soumis aux règles européennes que dans le domaine commercial, une situation semblable à celle de la Turquie. Cela éviterait également de devoir négocier des dizaines d’accords de libre-échange bilatéraux avec des pays du monde entier, travail mené par la Commission Européenne depuis de nombreuses années. Cependant, cela pose un double problème essentiel pour le Royaume-Uni, expliqué en détail dans The Guardian. Premièrement, le marché britannique serait ouvert à la concurrence étrangère mise en place par l’UE dans sa zone de libre-échange, sans ouverture réciproque aux produits britanniques des marchés étrangers avec lesquels l’UE conclut des traités, tels que le Canada (CETA), les USA (TAFTA-TTIP actuellement suspendu) ou le Mercosur. Théoriquement, le Royaume-Uni pourrait tenter de peser dans les négociations poursuivies par la Commission Européenne et de décrocher au minimum l’ouverture réciproque de marchés étrangers aux produits britanniques. Mais avec Jeremy Corbyn au pouvoir, la Commission Européenne y serait-elle vraiment prête? C’est peu probable. Par ailleurs, compte tenu des orientations très libérales de la Commission Européenne, les accords de libre-échange qu’elle conclut poursuivent des objectifs de concurrence des régimes sociaux, environnementaux et fiscaux. Cette situation ne bénéficie qu’aux “moins-disants” ou aux productions spécialisées basées sur la compétitivité hors-prix tels que les machines-outils et automobiles allemandes. Le Royaume-Uni se retrouverait alors prisonnier des décisions commerciales de l’Union sans pouvoir peser sur elles puisque désormais absent des institutions européennes.  Enfin, l’appartenance à l’union douanière ne garantit en rien une ouverture sans friction du marché européen, réservée aux pays acceptant la liberté de mouvement comme la Norvège, comme en témoigne les files de camions en attente à la frontière UE-Turquie.

L’appartenance à l’union douanière mérite au minimum un véritable débat, notamment au sein du Labour, voire un second référendum tant la question est cruciale. Quant à la capacité du Royaume-Uni à définir un traité bilatéral particulier avec l’UE qui lui permette de choisir son degré de participation aux structures européennes au cas par cas, celle-ci s’amenuise au fur et à mesure que l’échéance de mars 2019 se rapproche. Les négociateurs européens, pleinement conscients que le temps joue en leur faveur, ne veulent rien lâcher au Royaume-Uni sans contrepartie, afin de forcer leurs “partenaires” à accepter des concessions sur de nombreux sujets. Le récent accord sur une période de transition de 21 mois, qui laisse de nombreuses questions non résolues, permet de retarder l’entrée en vigueur concrète du Brexit, mais n’a été obtenu par Londres qu’au prix de concessions importantes, notamment le versement progressif de 40 milliards de livres sterling jusqu’en 2064. Les reculs des Conservateurs par rapport à leurs ambitions irréalistes dans les négociations avec l’UE ne surprennent guère, mais il est dangereux pour le Labour de soutenir une union douanière gérée par Bruxelles simplement pour fragiliser davantage le gouvernement. Nul ne doit douter un seul instant que les commissaires européens utiliseront à leur tour tous les moyens à leur disposition pour fragiliser Jeremy Corbyn ainsi que sa politique d’économie mixte et d’État-providence.

Dans les sondages comme sur le terrain, le Labour est en pleine forme, dans un contraste saisissant avec le parti conservateur qui souffre de la mauvaise image de Theresa May, des conséquences de sa politique d’austérité ainsi que de son amateurisme dans la gestion du Brexit. Avec 550 000 adhérents en juin 2017 (dernières données disponibles), le Labour a retrouvé une présence sur le terrain d’une ampleur inédite depuis les années 1970 et peut se targuer d’être le premier parti d’Europe. L’organisation Momentum (en français “élan”, “dynamisme”, ndlr), formée après la campagne réussie de Jeremy Corbyn pour le leadership du Labour en 2015 afin de continuer la mobilisation autour de celui-ci et de ses idées, dispose quant à elle de 37.000 membres et croît à un rythme soutenu, ce qui lui permettrait théoriquement d’avoir plus de militants que le parti conservateur dans deux ans si les tendances se prolongeaient. Cette organisation a joué un rôle clé dans les structures internes du parti, auquel elle est désormais officiellement affiliée, pour en assurer la démocratisation et l’implication massive des militants, tout en fournissant des cadres pour occuper des mandats partisans, afin d’assurer un soutien solide à Jeremy Corbyn dans un Labour qui lui a longtemps été hostile. Sur la scène nationale, Momentum s’est fait connaître par sa présence en ligne, propageant le discours du Labour dans de courtes vidéos faisant plusieurs millions de vues ou défendant Corbyn contre une pluie incessante d’attaques médiatiques. Son efficacité n’est plus à prouver puisque chaque offensive des tabloïds contre Corbyn – de la soi-disant affaire de collaboration avec les services secrets tchécoslovaques durant la Guerre Froide à la prétendue défense du Kremlin – booste le nombre d’adhésions à Momentum. Motivés par l’idée d’une organisation radicale offrant aux militants les plus endurcis une occasion d’être en première ligne, les Conservateurs ont tenté de créer une copie de Momentum, dénommée Activate, à grand renforts de community managers et de marketing, qui s’est révélée être un échec retentissant après une polémique horrible sur un groupe Whatsapp lié à l’organisation.

« Le Labour a fait le choix d’une campagne permanente et vigoureuse à la fois sur le terrain et en ligne afin de convaincre de la crédibilité de son programme “For the Many, Not the Few”, un slogan ouvertement populiste collant à la stratégie du parti. »

Le clivage générationnel observé durant l’élection de 2017 est une des lignes de fracture les plus importantes dans la politique britannique, avec le niveau d’éducation. © YouGov

La comparaison entre Momentum et l’éphémère Activate permet d’analyser les stratégies respectives des deux grands partis ainsi que la sociologie de leur électorat. Ainsi, le Labour a fait le choix d’une campagne permanente et vigoureuse à la fois sur le terrain et en ligne afin de convaincre de la crédibilité de son programme ”For the Many, Not the Few”, un slogan ouvertement populiste collant à la stratégie du parti. Les conservateurs préfèrent quant à eux user de campagnes publicitaires traditionnelles et espèrent que les calomnies des tabloïds possédés par les milliardaires suffiront à démobiliser suffisamment l’électorat du Labour pour se maintenir au pouvoir. La fracture générationnelle est particulièrement forte entre les deux partis: le Labour dispose d’un soutien extrêmement fort chez les jeunes, frappés de plein fouet par les prix exorbitants des logements, les frais de scolarité et la surqualification sur le marché de l’emploi. Les Conservateurs séduisent davantage chez les plus âgés, moins touchés par les conséquences de l’austérité et qui se sont majoritairement prononcés en faveur du Brexit il y a deux ans. La question de la participation aux élections est donc cruciale pour les deux partis. Le Labour a intérêt à mobiliser encore davantage les jeunes s’il souhaite arriver au pouvoir. Un objectif difficile à atteindre quand on sait que ce groupe social figure parmi les plus enclins à l’abstention, mais pas hors de portée, comme le montre le taux de participation des électeurs de 18 à 24 ans à l’élection de Juin 2017, 64%, établissant un record depuis 1992, sans doute en partie motivés par la sensation de défaite lors du référendum sur le Brexit, où la majorité d’entre eux avaient voté pour le maintien dans  l’Union Européenne.

« La rhétorique critique de “chaos coalition” promise par Theresa May en cas d’alliance du Labour avec le SNP, les Verts et les Libéraux-Démocrates pour former un gouvernement s’est certes retournée contre sa propre alliance avec le petit parti unioniste réactionnaire nord-irlandais DUP, mais elle n’en demeure pas moins une perspective bien réelle pour l’avenir politique du Royaume-Uni dans le cas de l’élection d’un nouveau Parlement sans majorité (“hung Parliament”). »

Malgré ces données encourageantes et la fragilité du gouvernement actuel, l’élection anticipée de juin 2017 a prouvé combien les résultats pouvaient être serrés et une majorité difficile à réunir. La rhétorique critique de “chaos coalition” promise par Theresa May en cas d’alliance du Labour avec le SNP, les Verts et les Libéraux-Démocrates pour former un gouvernement s’est certes retournée contre sa propre alliance avec le petit parti unioniste réactionnaire nord-irlandais DUP, mais elle n’en demeure pas moins une perspective bien réelle pour l’avenir politique du Royaume-Uni dans le cas de l’élection d’un nouveau Parlement sans majorité (“hung Parliament”). En effet, le Royaume-Uni a beau avoir vu une résurgence inespérée du bipartisme traditionnel au détriment d’autres forces politiques, la mobilisation dans les deux camps promet d’être forte si une nouvelle élection était organisée, tant la société britannique est divisée. Ainsi, de petits écarts peuvent conduire à une différence majeure dans le résultat final en empêchant la formation d’une majorité d’un seul parti. L’avance actuelle du Labour dans les sondages, évaluée à 7 points par Survation (l’organisme à l’estimation la plus juste de l’élection de 2017), ne constitue pas un rempart suffisant, tant il est possible que ce chiffre encourage certains électeurs travaillistes à rester à la maison et au contraire booste la mobilisation des électeurs conservateurs, effrayés par la perspective de voir Corbyn devenir Premier Ministre.

Une fois prise la mesure de cette situation, les questions des alliances et des défections s’affirment plus importantes que jamais. Comme le suggère Owen Jones, journaliste à The Guardian et auteur, et Jon Lansman, président de Momentum, les Verts auraient tout intérêt à s’allier avec le Labour tant leur force électorale est devenue faible depuis que Jeremy Corbyn est arrivé à la tête des travaillistes en reprenant nombre de leurs propositions. S’ils constituaient en effet une alternative de gauche au New Labour néolibéral et au manque de radicalité d’Ed Miliband, les Verts sont désormais concurrencés directement par le Labour, au point qu’ils ne disposent que d’une seule élue à la Chambre des Représentants et ont dû choisir entre retirer leurs candidats ou risquer une victoire des Conservateurs face au Labour dans de nombreuses circonscriptions l’an dernier. Un tel pacte, qui peut prendre la forme d’une double appartenance partisane, vert-rouge, pour ceux qui le souhaitent, aurait le mérite de mettre fin à une division désormais inutile et contre-productive de la gauche britannique, tout en accroissant la percée des revendications écologistes au sein du Labour. Si certains membres des Verts sont idéologiquement plus proches des Libéraux-Démocrates, une éventuelle scission du parti profiterait sans doute à la clarification du débat politique.

Momentum est l’une des organisations politiques les plus actives au Royaume-Uni. © Wikimedia

Dans le contexte incertain qui caractérise le rapport de force politique actuel, le pouvoir des centristes libéraux se retrouve décuplé, en faisant des “kingmakers” à contenter si aucune majorité ne se dégage du Parlement. Si une alliance avec les Libéraux-Démocrates, troisième force politique historique, n’est pas à l’ordre du jour pour le Labour en raison de divergences idéologiques évidentes, les quelques députés rescapés de la ”Troisième Voie” néolibérale de Tony Blair et de Gordon Brown risquent d’être une entrave à l’arrivée au pouvoir de Jeremy Corbyn ou à la mise en place de son programme. De manière comparable aux opposants au “Hard Brexit” chez les Conservateurs, ceux-ci sont susceptibles de quitter le parti, qui ne représente plus la vision libérale qu’ils défendent, et ainsi de le priver de quelques sièges cruciaux. L’attrait des électeurs pour les Libéraux-Démocrates comme pour les derniers blairistes étant assez limité, les centristes libéraux savent que leur rôle est avant tout celui d’arbitres, ce qui a des chances de se traduire en une tentative bancale, mais peut-être suffisante, de constituer un rempart contre l’arrivée de la gauche radicale au pouvoir. Jeremy Corbyn en est pleinement conscient et son plan pour l’après-Brexit peut être interprété comme une volonté d’apparaître moins radical que les Conservateurs sur la question de l’Union Européenne et d’être ainsi considéré comme un moindre mal par ces politiciens proches des préoccupations des grandes entreprises, inquiètes de la tournure que prend le Brexit. Le leader travailliste fait en effet face à un dilemme vis-à-vis des quelques députés libéraux que compte encore son parti: il ne peut les débarquer et les remplacer, en tout cas pas avant une prochaine élection pour laquelle leurs investitures seraient révoquées, faute de se priver de quelques précieux sièges et d’être accusé de purge. Or, pour favoriser la tenue d’une nouvelle élection qui permettrait de se séparer des derniers blairistes encombrants et peut-être d’arriver au pouvoir, Corbyn ne peut qu’essayer de profiter des opportunités de division de la majorité actuelle, comme sur la question de l’appartenance à l’union douanière, et pour cela il aura besoin des centristes libéraux pour encore quelque temps.

Malgré le mauvais bilan de Theresa May au pouvoir et la fragilité de sa position, il y a des chances que la situation politique britannique n’évolue pas significativement durant l’année à venir : la plupart des Conservateurs ont intérêt à laisser le gouvernement porter seul la responsabilité de sa politique désastreuse et à s’en désolidariser autant que possible, quel que soit leur responsabilité réelle dans la crise politique et socio-économique que traverse le pays depuis plusieurs années. Il est donc peu probable qu’une motion de défiance à l’égard du gouvernement ou que la révocation de Theresa May comme dirigeante des Tories – ce qui aurait pour conséquence sa démission forcée du poste de Premier Ministre – intervienne avant le mois de mars 2019 ou de décembre 2020, car il sera ensuite plus simple pour tout le monde de blâmer les conséquences négatives du Brexit sur sa politique. Il est donc possible que le prochain Premier Ministre ne soit pas Jeremy Corbyn, mais plutôt un individu correspondant aux préférences droitières du DUP et des Conservateurs, tel Jacob Rees-Mogg.

« Le Labour doit utiliser sa position d’opposant pour pénétrer dans tous les espaces de la société, afin d’éviter d’être dissout dans une opposition parlementaire nécessaire mais insuffisante et souvent incomprise de l’extérieur. A ce titre, le parti de Jeremy Corbyn pourrait s’inspirer d’initiatives passées et actuelles qui ont permis la construction d’une forme de contre-société capable de répondre aux besoins immédiats de la population et de renforcer la crédibilité des alternatives que propose la gauche radicale. »

En attendant la prochaine élection, que les Conservateurs souhaitent retarder le plus possible – potentiellement jusqu’en juin 2022, soit 5 ans après celle de l’an dernier – le Labour doit poursuivre une stratégie de guerre de position, en s’opposant aux projets du gouvernement dans les institutions et en maintenant la mobilisation sur le terrain. Compte tenu de la distribution générationnelle du vote, tout doit être fait pour encourager la participation de la jeunesse et convaincre davantage de personnes âgées de se tourner vers le Labour. Surtout, le Labour doit utiliser sa position d’opposant pour pénétrer dans tous les espaces de la société, afin d’éviter d’être dissout dans une opposition parlementaire nécessaire mais insuffisante et souvent incomprise de l’extérieur. A ce titre, le parti de Jeremy Corbyn pourrait s’inspirer d’initiatives passées et actuelles qui ont permis la construction d’une forme de contre-société capable de répondre aux besoins immédiats de la population et de renforcer la crédibilité des alternatives que propose la gauche radicale. Le Parti des Travailleurs de Belgique (PTB) a par exemple mis en place un réseau de onze maisons médicales entièrement gratuites fournissant différents types de soins plus ou moins avancés à tous ceux qui ont en besoin. Ce programme, dénommé “Médecine Pour le Peuple”, vise à la fois à fournir un service gratuit d’utilité publique dans un domaine où l’État néolibéral ne cesse de réduire son périmètre d’action et fonctionne de plus en plus selon des logiques de rentabilité, mais aussi à mettre en avant le programme du PTB et les réussites concrètes des combats menés. Recourant à la fois au travail de professionnels de la santé et à celui de bénévoles, ce service d’utilité publique a soigné plus de 25000 patients et a été imité en Italie par “l’ambulatorio popolare” de Naples dont est issu la formation populiste de gauche Potere Al Popolo. De même, les nombreuses structures associatives ouvertes à tous que proposaient, entre autres, le Labour britannique et le SPD allemand au début du siècle dernier mériteraient grandement un regain d’intérêt au vu de la déliquescence avancée des services publics et de la cohésion sociale. Qu’il s’agisse de clubs sportifs, de théâtre, de cinéma ou de lecture, de loisirs pour la jeunesse ou même de petits commerces comme des bars et des cafés, la variété d’activités proposées et leur forte présence locale ont toutes contribué à la construction d’une base militante éduquée et massive. Loin d’être futiles et déconnectées des luttes, ces espaces alternatifs permettent de construire des réseaux de solidarité et d’entraide pour faire face aux difficultés de la vie et proposent d’autres formes d’engagement plus concrètes que les traditionnelles conférences académiques et mobilisations sociales. A tel point que cette stratégie de maillage territorial et de politisation populaire est aujourd’hui imitée par certains groupes d’extrême-droite, tel que le mouvement néo-fasciste italien Casapound.

Après plus de 7 ans dans l’opposition et un bilan déplorable au pouvoir durant les années 2000, le Labour est donc aujourd’hui de retour en force sur la scène politique britannique grâce à son dynamisme militant et institutionnel. Le très bon résultat électoral inespéré de l’an dernier et les sondages encourageants qui se multiplient depuis attestent de la volonté de rupture avec le néolibéralisme et de la popularité grandissante des propositions de la gauche radicale. L’accession au pouvoir est désormais probable, et le “Shadow Cabinet” travaille pleinement à s’y préparer. Le risque principal auquel fait désormais face Jeremy Corbyn est celui d’un enthousiasme trop important et d’une focalisation sur l’aspect électoral de la lutte. Le climat politique actuel au Royaume-Uni rappelle celui de la Grèce d’après 2012, où Syriza avait manqué la victoire face au parti de droite Nouvelle Démocratie d’une courte tête et apparaissait clairement comme le prochain parti qui dirigeait le pays. Faute de s’y être suffisament préparé stratégiquement et s’étant coupé de sa base, Syriza doucha presque tout espoir d’alternative en seulement six mois et ne s’en est jamais remis. Jeremy Corbyn est en conscient et semble tout mettre en œuvre pour  éviter de reproduire les mêmes erreurs, notamment au travers de la démocratisation interne du parti et avec l’aide de Momentum pour mener des campagnes vigoureuses de politisation et de lutte. Le Labour est sans doute désormais plus proche du pouvoir que toute autre formation politique aux objectifs semblables.

 

 

Crédits photos:

https://yougov.co.uk/news/2017/06/13/how-britain-voted-2017-general-election/

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Droit du travail : le macronisme est un thatcherisme

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Montage par ©GuillaumeTC

Le 17 avril dernier, lors de son discours de Bercy, Emmanuel Macron renvoyait François Fillon et Jean-Luc Mélenchon —« Thatcher et Trostky »— dos à dos. Moins fanatique, en apparence, que l’ultra-libéral Fillon, le candidat marcheur se tenait alors à bonne distance du spectre de la Dame de fer. Pourtant, de la loi El Khomri, dont il fut l’un des penseurs, aux ordonnances Pénicaud qui parachèvent la déréglementation du droit du travail français, le Président Macron semble marcher dans les pas de l’ancienne première ministre anglaise. La comparaison, toutefois, ne saurait être effectuée à la légère. Il s’agit ici de montrer en quoi, chacun à leur manière, Thatcher et Macron ont entrepris de rompre avec les fondements du syndicalisme des deux côtés de la Manche.

Au delà de l’anathème politique, la comparaison entre Emmanuel Macron et Margaret Thatcher se justifie si l’on prête attention à la longue durée des histoires syndicales anglaise et française depuis le début du XXème siècle. Alors que le trade-unionisme britannique a compensé le manque de réglementation du travail anglais par sa forte représentativité au niveau des entreprises, le syndicalisme français, lui, a pu contourner l’exigence du syndicalisme de masse grâce au Code du Travail et au système des conventions collectives mis en place par la République sociale. Malgré ces histoires nationales divergentes, Thatcher dans les années 1980, et Macron à l’heure actuelle, peuvent être rapprochés par leur volonté de rompre avec les traditions et les normes qui ont permis au syndicalisme de s’implanter dans leur pays respectif. Sabotage des capacités d’actions et de recrutement des syndicats anglais pour Thatcher, subversion des conventions collectives et inversion de la hiérarchie des normes pour Macron : à trente ans d’intervalle, des deux côtés de la Manche, la révolution conservatrice prend des chemins différents pour arriver à la même fin —la neutralisation du Travail dans son rapport de force au Capital.

En somme, le rôle historique joué par Margaret Thatcher dans la destruction des bases sur lesquelles reposait le syndicalisme anglais est en train d’être reproduit par Emmanuel Macron dans le contexte français.

Le cas anglais : la destruction des traditions syndicales

Pour l’essentiel, le syndicalisme britannique s’est développé à l’écart des lois et des réglementations. Conformément à la tradition anglaise qui privilégie la Common law (la jurisprudence) plutôt que la loi votée au Parlement, il n’existe pas, à proprement parler de « droit de grève » ni de « droit syndical », en Grande-Bretagne. Selon, le Trade Dispute Act de 1906, le débrayage et l’organisation des salariés sur le lieu de travail sont seulement “immunisés” de la jurisprudence qui jusque-là les condamnait au titre de « conspirations » (conspiracy) contre l’ordre social. Traditionnellement, et hormis quelques exceptions (surtout récentes), l’encadrement par la loi du syndicalisme et des conflits du travail n’existe donc pas en Angleterre. Seul un ensemble de pratiques demeurent tolérées par l’Etat et la justice, qui le plus souvent se tiennent à distance des contentieux opposant salariés et patrons.

Par ailleurs, en l’absence de loi et de code, le résultat des négociations entre le Travail et le Capital n’ont pas la même signification des deux côtés de la Manche. Alors qu’en France les négociations prennent la forme d’accords ou de « conventions collectives » qui s’imposent, selon la hiérarchie des normes, au contrat de travail individuel, les « collective bargains » anglais concluent un accord dont l’application ne dépend pas du droit mais seulement de la bonne volonté des parties engagées. Autrement dit, alors que la loi française garantit l’application systématique des négociations, seul le rapport de force permet aux salariés britanniques de faire respecter un accord passé avec le patronat.

Au cours du XXème siècle, l’unique moyen dont disposaient les syndicats britanniques pour faire respecter les accords collectifs consistait donc dans leur capacité à mener le rapport de force entreprise par entreprise et secteur d’activité par secteur d’activité. Cette stratégie fut d’abord facilitée par l’autorisation des conventions d’exclusivité syndicale (« closed shop ») dans le Trade Dispute Act de 1906. Ces dernières permettaient aux syndicats de contrôler l’embauche, en exigeant, lors d’une négociation, que l’entreprise (ou le secteur d’activité) n’emploie que des travailleurs syndiqués. Parce qu’il assurait  le rapport de force avec le patronat au cours du temps et sur des secteurs d’activité entiers, le système des closed shops devint rapidement la clef de voute du trade-unionisme anglais.

Par ailleurs, la capacité des syndicats britanniques à assurer une protection aux entreprises les moins organisées fut renforcée, en 1919 et en 1945 avec la création des Industrial Councils (« conseils industriels ») et des Wage councils (« conseils salariaux »). Ces derniers regroupaient des représentants des syndicats et du patronat afin de négocier les salaires et les conditions de travail à l’échelle de la branche industrielle. Encore une fois, aucun accord passé dans les Councils n’avaient valeur légale ni règlementaire, mais la capacité des syndicats à avoir imposé des closed shops dans quelques entreprises clefs d’un secteur d’activité pouvait permettre de maintenir le rapport de force sur toute la branche et ainsi assurer l’application de l’accord.

Mineurs britanniques face à la police en 1984

C’est à la destruction de cet équilibre entre la non régulation du travail et la force des syndicats que Thatcher et son successeur John Major œuvrèrent de 1979 à 1997. Rompant avec la tradition non-interventionniste de l’Etat britanniques en matière de droit social, les conservateurs anglais s’en prirent directement aux traditions séculaires sur lesquelles reposaient la capacité d’action du trade-unionisme. En 1982, toutes les grèves politiques et/ou de solidarité entre entreprises furent interdites, renvoyées au statut de « conspiration » prévue par la jurisprudence du dix-neuvième siècle. Privés de la capacité légale de déclencher une grève générale, les syndicats anglais ne purent se liguer derrière les mineurs lors du mouvement social de 1984, ce qui favorisa la victoire de Thatcher. Toutefois, la rupture avec l’histoire sociale britannique ne s’arrêta pas là. Les closed shops, d’abord soumis à référendum dans tous les secteurs où ils étaient en application, furent finalement abolis en 1990. De même, les Wage Councils furent progressivement supprimés entre 1982 et 1992. Démunis des outils traditionnels qui jusque-là leur avaient permis de tenir tête au patronat malgré le système libéral anglais, les syndicats d’outre-manche ne se sont jamais relevés de la période Thatchérienne et ont perdu l’essentiel de leur capacité de lutte et de négociation.

Le pourcentage de salariés couverts par des accords collectifs (en bleu) et la hausse des inégalités (en noir) en Angleterre de 1960 à 2010.

 

                        Le cas français : la destruction de la République sociale

 

A l’inverse de la tradition sociale anglaise, en France, les conflits et les négociations entre le travail et le capital ont toujours été précisément encadrés par la loi. Du droit de grève en 1864 à la loi Waldeck-Rousseau sur les syndicats en 1884 et du Code du Travail au préambule de la Constitution de 1946 qui garantit la participation du travailleur « à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises », le droit français a toujours énoncé clairement quelles étaient les prérogatives syndicales —loin du système anglais où « l’immunité » syndicale face à la jurisprudence est toujours menacée.

Les lois de 1919 et de 1936 sur les « conventions collectives » assurent le statut légal des négociations entre employeurs et employés au niveau de la branche industrielle. Ces dernières peuvent entrer dans le marbre du Code du Travail et l’adapter aux exigences propres à chaque secteur d’activités. Contrairement au système anglais, où l’application pérenne des « collective bargains » dépend de la capacité des syndicats à maintenir un rapport de force durable, le droit français garantit donc l’application automatique des conventions collectives à l’ensemble de la branche en vertu de la hiérarchie des normes (selon laquelle la loi s’impose aux conventions collectives qui s’imposent aux accords et aux règlements intérieurs des entreprises). L’importance des conventions collectives est encore renforcée, depuis 1936, par la possibilité pour le Ministère du Travail d’élargir certaines conventions aux secteurs d’activités dépourvus d’instances représentatives —facilitant le travail des syndicats français dont l’action peut indirectement bénéficier à des entreprises et à des branches inorganisées. Enfin, face au risque que la loi patronale s’impose un jour au sein de l’Etat, le « principe de faveur » dispose, depuis le Front Populaire, que la convention et l’accord collectif de travail peuvent déroger aux lois et aux règlements en vigueur s’ils comportent des « dispositions plus favorables aux salariés » (article L. 2251-1 du Code du Travail).

 

Dessin représentant les Accords de Matignon du 7 juin 1936 qui élargirent l’application des conventions collectives et inaugurèrent le “principe de faveur”.

Ainsi, jusqu’à aujourd’hui, la richesse du droit du travail français, affûté au cours des luttes du XXème siècle, rendait inutile le recours à une syndicalisation massive dans toutes les entreprises et tous les territoires. C’est donc logiquement que les closed shops n’ont jamais constitué un objet de revendication en France puisque que le rapport de force dans l’entreprise n’avait pas à être maintenu une fois la convention collective obtenue. Les closed shops ne sont nécessaires que dans le système anglais où un accord collectif n’est assuré d’entrer en vigueur  qu’à la seule condition que les syndicats soient en mesure de le faire appliquer.

Grâce aux garanties offertes par la République sociale, le syndicalisme français ne fut donc jamais un syndicalisme de masse sur le modèle anglo-saxon. Cela n’est pas dû, comme on l’entend souvent, à la prétendue « radicalité » du mouvement ouvrier français, mais bien plutôt au Code du Travail et à son ajustement par les conventions collectives qui facilitent l’application et l’extension des négociations entre employeurs et employés dans l’espace et dans le temps. Dépourvu d’une base massive articulée autour des closed shops, le syndicalisme français se retrouverait donc en très mauvaise posture si le système des conventions collectives, basé sur la hiérarchie des normes, se voyait mis à mal.

Or, quel est l’objet de la Loi El Khomri et des ordonnances Pénicaud sinon l’inversion de la hiérarchie des normes et la destruction du droit du travail à la française ? Déjà considérablement affaiblie par la loi Fillon de 2004 (grâce à laquelle certaines entreprises peuvent déroger, sous certaines conditions, aux conventions collectives) et la Loi El Khomri de 2016 (qui permet à l’employeur de déroger au “principe de faveur” et à l’accord d’entreprise de prévaloir sur l’accord de branche en matière de temps de travail), la hiérarchie des normes est en passe d’être annulée par les ordonnances Pénicaud. Selon l’article 2 de la nouvelle Loi travail, l’accord d’entreprise pourra désormais remplacer l’accord de branche, et l’accord de branche pourra désormais remplacer la loi en ce qui concerne les caractéristiques du CDD. Une telle rupture avec l’histoire du droit social français laissera indubitablement les syndicats sur le carreau. D’ailleurs, c’est sans surprise que les ordonnances autorisent les TPE à s’accorder directement avec un salarié non élu. Jusqu’à présent, les salariés d’une TPE ou d’une PME membres d’une branche où l’activité syndicale était forte n’avaient pas besoin de s’organiser pour bénéficier de conventions collectives favorables. Avec la Loi Pénicaud, ce temps est révolu et des milliers de salariés employés dans les TPE-PME risquent de plonger dans la précarité au bon vouloir de leur patron.

 

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Au final, un trade-union anglais sans closed shop est comme un syndicat français sans hiérarchie des normes ni principe de faveur : c’est-à-dire une organisation incapable de protéger le grand nombre des salariés face à la voracité du capital. A l’instar de Margaret Thatcher, Emmanuel Macron est est en train de détruire les capacités de résistance mises en place par l’Etat et les organisations salariales depuis le début du XXème siècle. Sur les pas des mineurs anglais, les travailleurs français doivent tout donner dans la lutte s’ils veulent préserver leur droit à des protections élémentaires face à leur employeur. Pour eux, les grévistes français ont un adversaire de plus petite taille que la Dame de fer. Si le Macronisme veut jouer le même rôle en France que le Thatcherisme a joué en Angleterre, Macron n’est toutefois pas Thatcher. Jupiter a peut-être l’arrogance de Maggy, mais il n’a ni la popularité ni l’assurance souverainiste de celle qui ruait dans les brancards européens au grand plaisir de ses électeurs. Si la France gronde, notre Badinguet de perlimpimpim aura bien du mal à trouver sa majorité silencieuse et ses briseurs de grève.

 

 

Crédit photos

  • Montage par ©GuillaumeTC / https://twitter.com/guillaumetc
  • http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/accords_Matignon/132258
  • https://roarmag.org/2016/03/06/on-this-day-in-1984-start-of-year-long-u-miners-strike
  • http://classonline.org.uk/blog/item/the-role-of-trade-unions-in-challenging-inequality
  • http://www.midilibre.fr/2016/03/09/manifestations-greve-dans-les-transports-suivez-notre-direct,1297094.php
  • http://www.express.co.uk/news/world/806352/Fran-ois-Ruffin-dubs-Emmanuel-Macron-a-baby-faced-Thatcherite-France-knees

Veillée d’armes au Royaume-Uni : Entretien avec Olivier Tonneau

https://blogs.mediapart.fr/olivier-tonneau
Olivier Tonneau, candidat LFI de la 3ème circonscription FAE

Le 19 avril 2017, Theresa May, Première Ministre conservatrice du Royaume-Uni a convoqué une élection anticipée du Parlement britannique pour le 8 juin dans l’espoir de profiter des faiblesses du Labour pour renforcer sa majorité post-Brexit. Cependant, d’après les derniers sondages, Jeremy Corbyn, le leader du Labour, aurait réussi à réduire son écart avec les conservateurs de 19 à 3% en moins d’un mois. Alors que la situation britannique est incertaine, LVSL a rencontré Olivier Tonneau, maître de conférence à l’université de Cambrige et candidat de La France Insoumise dans la 3ème circonscription (Europe du Nord) des Français Etablis Hors de France. Dans cet entretien, il revient sur la situation politique britannique depuis le Brexit et donne son analyse de la campagne électorale en cours.

 

LVSL : Pour commencer, Olivier Tonneau, que pensez-vous du bilan de Theresa May et de sa gestion du Brexit depuis son arrivée au pouvoir en juillet 2016 ?   

Olivier Tonneau : C’est chaotique. J’ai l’impression que personne ne comprend vraiment ce qui se passe autour du Brexit, à commencer par les gouvernants eux-mêmes qui se trouvent plongés dans l’écheveau des négociations européennes sans savoir ni où elles commencent ni où elles s’arrêtent. Pour moi l’analyse est difficile. Si on lit le mémorandum des négociations de l’UE, c’est-à-dire le contenu du mandat donné par l’UE à Michel Barnier pour conduire les négociations autour du Brexit, on ne comprend ni les tenants ni les aboutissants. C’est la même chose du côté de Theresa May dont l’objectif, hormis celui de payer moins d’argent, reste vague.

Le problème c’est que le Brexit est en train de devenir un enjeu central de la campagne des législatives britanniques alors que personne ne contrôle vraiment ce qui se passe. C’est un faux-enjeu sur lequel tout le monde fait des grandes déclarations dépourvues de sens. C’est également un problème que nous —les candidats de la 3ème circonscription des Français Etablis Hors de France—  avons lorsque nous tendons à approcher la question du Brexit comme relevant de notre domaine de compétence alors qu’en réalité tout se joue au niveau européen.

Peut-on dire que le Brexit, en tant que rupture avec le modèle néolibéral européen, a conduit le parti de Theresa May à rompre avec certains éléments libre-échangistes et dérégulationnistes de son héritage Thatchérien ?

La thèse que j’ai soutenue, avant même la tenue du référendum, c’est que le Brexit est l’aboutissement de la logique libre-échangiste de l’UE. En entrant dans l’UE les pays sont poussés à se battre les uns contre les autres en allant vers le moins disant fiscal et le moins de régulation possible. En sortant de l’UE, Theresa May n’a aucune envie d’en finir avec cela. Au contraire les conservateurs voient dans le Brexit la possibilité d’en finir avec les quelques régulations qui pesaient encore sur l’Angleterre. La sortie de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, la fin de toute réglementation pesant sur la City et la minimisation des taxes constituent l’agenda post-Brexit des Conservateurs.  Theresa May est donc encore tout à fait dans une approche libre-échangiste.

« Le Brexit est l’aboutissement de la logique libre-échangiste de l’UE »

Le seul aspect où elle semble se démarquer du libre-échangisme c’est sur l’immigration —étant donné que le libre-échange de la main œuvre est aussi un aspect essentiel du libre-échangisme. Mais là encore j’ai du mal à y croire. On voit déjà de nombreuses poussées de la part des entreprises anglaises —notamment dans la restauration—qui menacent de ne plus pouvoir s’en sortir si elles ne peuvent plus exploiter une main d’œuvre bon marché issue de l’immigration. Ça m’étonnerait beaucoup que May aille plus loin dans ce domaine.

De son côté Jeremy Corbyn a entériné, il y a quelques mois, la décision du peuple britannique concernant la sortie de l’Union Européenne. Cette décision, qui a été critiquée au sein du Labour, porte-elle ses fruits aujourd’hui, une semaine avant le vote ?

J’ai peur que non. Le problème du Labour c’est que sa position a été trop ambiguë. Corbyn a hésité entre plusieurs positions. Je connais beaucoup de gens en Angleterre qui étaient pour un « lexit »  [ndlr : un Left-exit, autrement dit un Brexit de gauche] et je pense qu’à cause de la couverture médiatique du Brexit, le « lexit » est passé complètement inaperçu. Pourtant,  il y a beaucoup de gens qui ont voté pour sortir de l’UE sur une base de gauche. Pour ces gens-là, Corbyn était secrètement pour le « lexit », mais ne pouvait pas le dire car il était pieds et poings liés par son appareil. D’ailleurs, c’est aussi ce que pense la droite du Labour qui a reproché à Corbyn de ne pas avoir assez lutté contre le Brexit. Cependant, d’autres défendent que Corbyn était sincèrement pour rester dans l’UE. C’est assez flou. Au final, la justification que le leader travailliste donne désormais pour entériner le Brexit s’appuie sur le « respect de la démocratie ». C’est une justification  fragile parce que  le respect des résultats du vote n’empêche pas de critiquer les conditions dans lesquelles le vote s’est déroulé.  Cela le conduit à occuper une position très faible et mal assumée alors que la campagne actuelle mériterait d’être menée dans la carté.

« Il fallait empêcher l’extrême-droite de récupérer le Brexit […] si Corbyn avait été plus clair sur la question […] aujourd’hui ça porterait ses fruits. »

L’année dernière on parlait beaucoup du Brexit avec des amis de gauche. Beaucoup prônaient le maintien dans l’UE à cause des retombées positives que le « Brexit » aurait pour l’extrême-droite.  Au contraire, pour moi,  le Brexit était une certitude compte tenu des échecs répétés de l’UE lors des consultations populaires qui avaient précédés en Europe. Ce qui importait donc, c’était d’empêcher l’extrême-droite de récupérer le Brexit. Pour cela, il fallait que Corbyn défendent un « lexit ». En fait, il fallait que la situation ressemble à ce qui s’était passé en France après le référendum de 2005 où le « non » progressiste avait permis la recomposition de la gauche. Si Corbyn avait été plus clair sur cette question, il aurait eu beaucoup de mal à l’assumer sur le moment, mais aujourd’hui ça porterait ses fruits. En plus ça aurait permis de précipiter la scission dont le Labour a absolument besoin.

Justement, alors que les derniers sondages montrent que la victoire des travaillistes entre dans le domaine du possible, quelle est la position de Corbyn au sein du Labour et vis-à-vis du vieil establishment blairiste ? Si jamais il l’emportait serait-il en mesure d’imposer son programme à la droite du parti ?

Voilà, c’est toute la question. C’est drôle, durant la campagne de l’élection française tout le monde poussait la candidature de Benoit Hamon ou de Gérard Filoche en disant « c’est le Corbyn Français ». Pour moi c’était justement la raison pour ne pas les soutenir. Mais du coup pour Corbyn, si les intentions de votes continuent de se rapprocher, il va subir une offensive absolument ignoble de la part de son propre parti. Ça risque de lui coûter la victoire. Malgré tout, si jamais il gagne, à mon avis il ne pourra pas gouverner. Les quelques fois où Corbyn a pris des positions audacieuses au Parlement (par exemple contre le programme nucléaire Trident) certains membres de son parti n’ont eu aucune difficulté à rompre les rangs. Une fois au pouvoir, ils n’auront aucun problème à recommencer.

“Corbyn va subir une offensive ignoble de la part de son propre parti.” 

C’est très difficile, bien sûr, ce que Corbyn essaie de faire. Je ne veux pas l’accabler.  Mais à un moment, après la tentative de putsch absolument grotesque qui avait été menée contre lui [ndlr : en juin 2016 la majorité des députés Labour avaient voté une motion de défiance contre Corbyn], il avait été question de profiter de la reconfiguration des circonscriptions électorales pour changer le rapport de force au sein du Labour et mettre les Corbyniens à la place des Blairistes. A mon avis, il aurait fallu faire ça. Il fallait transformer le Labour Party de l’intérieur. Certes, je ne suis pas un politicien travailliste, et peut-être que les choses ne sont pas aussi simples que ça. Enfin tout cela prouve que pour changer les choses en profondeur, il faut faire comme Mélenchon a fait pendant huit ans, c’est-à-dire y passer du temps.

Oui, d’ailleurs, la campagne actuelle de Jeremy Corbyn est-elle influencée par la campagne menée par Jean-Luc Mélenchon lors de l’élection présidentielle ? 

On vient déjà d’en voir un signe évident puisqu’ils viennent de sortir un jeux-vidéo, Corbyn Run, qui est un décalque de Fiscal Combat [ndlr: le jeu vidéo de la campagne de Mélenchon]. De même, en lisant le programme du Labour pour les élections, il me semble qu’il y a des idées nouvelles, proches du programme de Mélenchon, et que l’on ne trouvait pas auparavant, comme par exemple, la question de l’échelle des salaires dans les entreprises.

« C’est très bien que Corbyn s’inspire de Mélenchon, mais malheureusement il y a beaucoup de choses qu’il ne peut pas faire en deux temps trois mouvements. Il reste très fragile à plusieurs égards. […] On avait une force de frappe que Corbyn n’a pas. »

C’est très bien que Corbyn s’inspire de Mélenchon, mais malheureusement il y a beaucoup de choses qu’il ne peut pas faire en deux temps trois mouvements. Il reste très fragile à plusieurs égards. Il n’a pas la masse de matériel incroyable que la campagne de Mélenchon a su produire. Il se fait épingler à la télé sur des choses de base, comme le chiffrage de ses mesures, car il lui manque les cinq heures de chiffrages que nous avons eues. Ensuite, quand bien même son programme serait chiffré, il aurait été encore plus important de construire des canaux alternatifs de communication, comme nous avec la chaîne Youtube qui nous a permis de répondre aux attaques de la presse traditionnelle. On avait une force de frappe que Corbyn n’a pas. Sa technique et sa communication ont évolué, mais cela ne suffit pas à emporter une campagne. Prisonnier de son appareil, Corbyn n’a simplement pas eu les moyens de mettre tout ça en place et n’a pas assez travaillé sur le fond. Lors de son élection à la tête du Labour, il y  deux ans, on a parlé de « Corbynomics », d’un renouveau de la pensée économique du Labour : aujourd’hui je me demande ce qu’ils ont fait. Je connais plein d’économistes en Angleterre qui auraient pu contribuer à ce programme. Cela dit, bien sûr, il faut reconnaître que l’élection anticipée ne lui a pas laissé le temps de mettre grand-chose en place.

Sur un plan plus large, comment voyez-vous l’évolution de la situation écossaise et de la situation irlandaise dans les années à venir. L’implosion du Royaume-Uni n’est-elle plus qu’une question de temps ? La victoire du Labour ou des Conservateurs y changerait-il quelque chose ?

Oui ça changerait quelque chose. Je ne sais pas si c’est une question de temps. Quand j’étais en Ecosse il y a quelques jours, j’ai senti une certaine appréhension à gauche. C’est-à-dire qu’ils ne sont pas fous, ils hésitent entre l’isolation au sein du Royaume-Uni et le massacre au sein de l’UE. Ils ont quand même tous suivis la crise grecque et ils savent que ce n’est pas une perspective réjouissante pour un petit pays de se retrouver seul face à l’UE. Pour nous, c’est des questions qui sont très intéressantes. Si je me base sur ce que disait le SNP au moment du référendum sur l’Indépendance (en Septembre 2014), quand ils imaginaient ce que serait leur stratégie indépendante dans l’UE, ils comptaient s’appuyer sur la rente pétrolière et baisser l’impôt sur les sociétés à 12%. Nous on n’a aucune envie d’avoir encore un paradis fiscal au cœur de l’Europe. Par contre, quand j’étais à Glasgow, il y avait tout un courant à gauche qui justement est critique envers la rente pétrolière et défend le développement des énergies renouvelables. Ces gens-là nous intéresseraient beaucoup plus comme partenaires dans l’UE. Je ne pense pas que l’on puisse savoir aujourd’hui quelles seront les décisions prises en Ecosse et en Irlande. Ils sont pris entre le marteau et l’enclume. Mais, au fond, l’échelle ça ne m’intéresse pas. Que ce soit l’Ecosse, le Royaume-Uni, l’Europe, ça importe peu, la seule chose qui compte c’est si on mène une politique de droite ou une politique de gauche.

Enfin, quels sont, selon vous, les leçons à tirer en France et en Europe de la situation britannique ?

C’est assez évident : il faut se rappeler que quand Mélenchon a quitté le PS en 2009, c’était parce qu’il refusait les traités européens qui mènent l’Europe à l’implosion. Le Brexit c’est l’étape numéro 1 de cette dislocation, que l’on voit s’annoncer avec la montée des extrêmes-droites partout en Europe. Par ailleurs, l’ambiguïté qui plâne autour du Brexit est intéressante.  Beaucoup de gens pensent que la xénophobie est la principale cause du Brexit et que le rejet du néolibéralisme n’a rien eu à voir avec le vote britannique. Même si c’est vrai que ce n’est pas l’Europe qui a imposé le néo-libéralisme en Angleterre puisque les Conservateurs s’en sont très bien chargés tout seuls, ça reste complètement idiot de réduire le Brexit à la xénophobie. Non seulement le dissolvant social qu’est le néolibéralisme débouche facilement sur des politiques xénophobes, mais, en outre, pour que le Royaume-Uni reste dans l’UE encore eût-il fallu que la gauche puisse défendre l’UE. C’était impossible car cette Europe néolibérale est indéfendable. Au bout du compte, la seule base sur laquelle on puisse redonner envie d’une Union en Europe c’est une base de gauche : c’est la gauche qui peut redonner envie d’Europe, mais ça ne sera pas possible si l’Europe ne change pas.

“Il existe une gauche britannique et il y aura de quoi faire avec elle pour rebâtir une Europe intéressante” 

Il y a une gauche au Royaume-Uni. Mon premier engagement de terrain ça a été dans la People’s Assembly Against Austerity, montée en 2013 par Ken Loach et Owen Jones. Ça a été un puissant mouvement de fond, que l’on retrouve aujourd’hui dans Momentum, le réseau militant de Corbyn au sein du Labour. Quoiqu’il arrive à Corbyn et quoiqu’il arrive à l’avenir, il existe une gauche britannique, et il y aura de quoi faire avec elle pour rebâtir une Europe intéressante.

Entretien réalisé par Paul Malgrati pour LVSL. 

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Dans un mouvement inattendu mais qui a au final peu surpris, la Première Ministre britannique Theresa May a décidé de convoquer une General Election le 8 Juin prochain. Ce geste a pour but de conforter la majorité législative réduite que les conservateurs avaient obtenu contre toute attente en 2015. Arguant que ces élections législatives permettront de conforter son mandat de négociation avec l’Union Européenne dans le cadre du Brexit déclenché par l’article 50 du traité de Lisbonne il y a moins d’un mois, Theresa May espère surtout utiliser sa popularité élevée pour tailler des croupières aux diverses forces d’opposition qui traversent des périodes de flou stratégique. Le leader de l’opposition travailliste Jeremy Corbyn a soutenu le projet d’élections anticipées, mais il en connait le risque : si son parti subit une nouvelle défaite, en conserver le leadership face aux blairistes sera pratiquement impossible.


Les partis d’opposition en déshérence

Un petit retour sur les dernières années s’impose. Après 5  ans de gouvernement de coalition avec les libéraux marqués par une austérité drastique qui n’avait permis de réduire le déficit que de moitié, le Royaume-Uni se retrouvait perclus de divisions. Les émeutes urbaines de 2011 avaient surpris tout le monde, les inégalités et les prix des logements atteignaient des sommets, le NHS, service de santé publique, souffrait très sévèrement des coupes budgétaires, la fracture géographique entre Londres et le Sud-Est de l’Angleterre et les régions désindustrialisées s’aggravait. Seule consolation pour David Cameron : le référendum d’indépendance écossais de 2014 avait été remporté avec une marge généreuse de 10 points.

Pour couronner le tout, les ambitions de certains membres du parti conservateur, dont l’actuel Ministre des Affaires Etrangères Boris Johnson, avaient conduit à intégrer le débat sur l’appartenance à l’Union Européenne au sein des Tories pour en faire une ligne de fracture permettant, à terme, de déloger David Cameron du 10 Downing St. D’autant que le parti était désormais débordé sur sa droite par le UKIP de Nigel Farage que les sondages donnaient assez haut. Face à tout cela, David Cameron eut le coup de maître de centrer les élections de 2015 quasi-uniquement sur la question européenne en proposant un référendum sur le Brexit, à la fois pour faire oublier l’austérité considérable qu’il venait d’infliger, mais aussi pour couper l’herbe sous le pied de ses concurrents Tories et UKIP. Les sondages, toujours eux, donnèrent le Labour, à l’époque dirigé par Ed Miliband, gagnant pendant la quasi-totalité de la campagne.

Les résultats de 2015 : en bleu, les conservateurs, en rouge, les travaillistes, en jaune, le SNP, en orange, les libéraux et en violet, UKIP.

Finalement, le risque s’avéra payant pour David Cameron, puisque les électeurs lui offrirent une majorité de sièges à la Chambres des Communes, lui permettant de se passer de coalition. Les Tories avaient certes obtenu le meilleur score global, mais ils bénéficiaient exagérément du système électoral britannique, attribuant le siège de député au vainqueur du premier et seul tour de la circonscription.

L’opposition travailliste, dont le pourcentage de voix avait pourtant cru de 1.4% depuis l’élection de 2010, perdit 26 sièges en raison de l’éparpillement de ses voix, tandis que le SNP, parti indépendantiste écossais, remportait 56 des 59 sièges écossais. Mais, surtout, ce fut la débâcle des Whigs, les alliés libéraux des conservateurs entre 2010 et 2015, et l’incapacité pour UKIP de battre les autres candidats dans chaque circonscription malgré un score national élevé, qui jouèrent. Les premiers souffrirent fortement du rejet de la politique d’austérité qu’ils avaient contribué à mettre en place et du triplement des frais d’inscriptions dans le supérieur contraire à leur programme de 2010, assez populaire auprès des jeunes. Les seconds n’obtinrent qu’un seul siège malgré leur troisième place, celui de Clacton, représenté par Douglas Carswell, qui a récemment démissionné du parti.

Ce fut donc un résultat sans appel : David Cameron avait la voie libre pour tenter d’extorquer de maigres et flous avantages pour son pays à la Commission Européenne avant d’organiser le référendum. La déconfiture de la plupart des partis d’opposition en même temps que la suppression de toute raison d’être pour UKIP (en dehors de la campagne, désormais passée, pour le Brexit) n’ont pas manqué d’être confirmé par les derniers mois : UKIP n’a plus aucun membre au Parlement, les libéraux semblent condamnés à de faibles scores pour les années à venir, les indépendantistes écossais sont bien trop affairés à préparer un nouveau référendum pour s’occuper des affaires de Westminster. Enfin et surtout, le Labour souffre de guerres internes qui l’empêche de présenter une alternative cohérente à Theresa May.

 

Le Labour à la croisée des chemins

Car c’est bien l’absence d’une opposition forte et unie qui nourrit l’hégémonie conservatrice actuelle. Ed Miliband était certes dénommé « Ed the Red » en raison du marxisme de son paternel et de sa claire différenciation avec l’ère néo-travailliste par certaines de ses propositions. Cependant, il avait dès son élection à la tête du parti entrepris de recentrer son discours et déclaré « ne pas s’opposer à toutes les coupes budgétaires ». La défaite de Miliband, quelque peu plus à gauche que ses prédécesseurs Gordon Brown et Anthony Blair mais sans être radical, plonge donc le parti dans un nouveau tumulte en 2015. Au terme d’une élection interne marquée par un nouveau mode de scrutin permettant à tout adhérent ou sympathisant, en échange d’une contribution, de voter (rompant avec la tradition sociale-démocrate de forte influence des syndicats), c’est un candidat au départ mineur et méconnu qui s’impose à presque 60% : Jeremy Corbyn.

Si Jeremy Corbyn a été porté très largement à la tête du Labour, ce n’est pas par hasard. Ses positions tranchées contre l’austérité, la guerre en Irak mais aussi une large partie de la politique du New Labour ont fait mouche dans un pays aux inégalités considérables. Si le soutien populaire de Corbyn ne s’est jamais démenti jusqu’ici, c’est principalement les coups de poignard dans le dos de la part des députés élus en 2015 qui l’affaiblisse. Ceux-ci enchaînent les déclarations assassines et font valser le Shadow Cabinet à de multiples reprises, ayant pour seul objectif de renverser ce « gaucho » qui critique ouvertement la politique « sociale-libérale » qu’ils ont mis en place sous Blair et Brown et qu’ils défendent toujours. L’échec du « Remain » défendu du bout des lèvres par un Corbyn embarrassé de soutenir le monstre néolibéral qu’est l’UE, mais se refusant à faire campagne au côté des bigots et des xénophobes de la campagne du « Leave » leur offre une occasion de le désavouer directement. Peine perdue : au terme d’un nouveau vote où l’opposition à Corbyn se matérialise sous la forme d’un unique candidat, Owen Smith, Jeremy Corbyn l’emporte à nouveau avec un score encore plus élevé, de 62%.

Néanmoins, l’équation de la guerre interne entre les députés néo-travaillistes et la base pro-Corbyn est insoluble tant que l’un des deux camps ne tombe pas. Bien qu’il ait été réélu avec un excellent score et que l’élection interne au syndicat Unite devrait réaffirmer le soutien à sa ligne, Jeremy Corbyn sera incapable de continuer à diriger le Labour si celui-ci perd les élections du 8 Juin. La convocation de cette General Election visait clairement à couper l’herbe sous le pied des travaillistes, pour les empêcher de préparer leur campagne correctement, alors qu’ils auront déjà à souffrir de la probable prééminence du SNP en Ecosse.  Tout l’enjeu de ces élections anticipées est ici : elles handicapent le parti mais elles permettent aussi de faire face frontalement aux conservateurs sans attendre trois ans qui s’annonçaient encore lourds de coups dans le dos pour Corbyn et risquaient de briser la volonté de changement radical qui l’avait porté à la tête du parti. Le Labour traverse certes une période tourmentée marquée par des affaires d’antisémitisme et la campagne des néo-travaillistes pour Corbyn est peu enthousiaste, mais c’est un passage obligé pour renouveler le parti en le nettoyant de l’héritage blairiste. Faute de quoi, la ligne défendue par Corbyn sera discréditée pour de nombreuses années et le parti lui préfèrera sans doute quelqu’un d’autre, capable d’enrober un programme néolibéral de jolis artifices. La même stratégie que celle d’Obama ou de la « gauche Terra Nova ». Sadiq Khan, maire du Grand Londres depuis l’an dernier a été un des plus fervents partisans du « Remain », première étape pour s’offrir une posture nationale ?

Casser l’imposture sociale de Theresa May

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Theresa_May.jpg
Theresa May © UK Home Office

Pour remporter la victoire, Corbyn peut s’appuyer sur la grande popularité de certaines de ses propositions : le rejet de l’austérité, davantage de moyens pour le NHS ou encore la renationalisation du rail. Comme dans bon nombre d’états occidentaux, la majorité de la population rejette désormais l’austérité vécue depuis la crise, et plus généralement les excès du néolibéralisme. Cependant, si la plateforme du Labour est en soi populaire, le problème est double : le Labour est discrédité par les années Blair et Brown (1994-2010) toujours représentés par bon nombre de parlementaires actuels et sa rhétorique de défense des classes populaires est concurrencé par celle des partis indépendantistes. Voire par le parti conservateur depuis le remplacement de David Cameron par Theresa May.

En effet, si David Cameron incarnait à merveille le néolibéralisme orgueilleux, le bling-bling et le mépris pour les couches populaires, Theresa May a su jouer avec brio de son image de sobriété et du contexte du Brexit, auquel elle s’était pourtant opposé durant la campagne précédant le référendum. Lorsque Port Talbot, la plus grande aciérie du Royaume-Uni, située au Pays de Galle, était menacée de fermeture par son propriétaire indien Tata, Theresa May a beaucoup communiqué sur son soutien aux ouvriers et a assuré que l’usine ne fermerait pas. Elle a également su mener sa barque habilement jusqu’ici concernant le Brexit : jouant sur les chiffres corrects de la croissance pour donner l’apparence d’une bonne gestion du Brexit qui n’a pas encore eu lieu, elle alimente en permanence le flou autour de celui-ci. Promettant un « Brexit that works for all », la Première Ministre nourrit sa popularité sur l’écran de fumée patriotique que celui-ci dégage, d’autant que les mouvements d’indépendance sont au plus haut en Ecosse et en Irlande du Nord. En monopolisant le débat politique avec celui-ci, elle donne l’impression de tenir le cap contre vents et marées et surtout, elle détourne l’attention d’autres sujets cruciaux comme le NHS, le coût du logement, la montée en puissance des « working poors » etc.

Le refus de May de participer aux débats télévisés organisés dans le cadre de la campagne à venir trahit la peur d’être confronté à ces sujets et de ne pouvoir les cacher derrière la ferveur patriotique. Il est donc indispensable pour Jeremy Corbyn de continuer à combattre son discours. Jeremy Corbyn peut remporter l’élection s’il parvient à briser la communication du parti conservateur et parvient à réorienter la campagne sur les bons thèmes. Développer sa propre vision patriotique serait également très utile, afin de proposer une alternative directe à la fois au gouvernement et aux mouvements indépendantistes. Tout cela demande du temps et beaucoup de ressources, or Corbyn n’est soutenu que du bout des lèvres par des parlementaires qui rêvent d’une défaite permettant de le dégager et la campagne va être courte.

Une stratégie populiste complète imitant celle de Jean-Luc Mélenchon peut fonctionner pour permettre de se démarquer des politiques néolibérales menée par la partie du Labour qui lui est opposée et le gouvernement conservateur et regrouper l’opposition à celles-ci. Mais le caractère particulier de l’élection, reposant sur l’obtention d’une majorité de députés à la Chambre des Communes, va être handicapant pour susciter ce populisme. Car Corbyn ayant besoin de l’appareil du parti et surtout des députés pour l’emporter, il risque d’être coincé. D’autant plus que l’étude de la liste des candidats que présente Le Labour indique que Corbyn n’a pas pu faire le ménage nécessaire. Qu’il gagne ou qu’il perde, il aura les blairistes dans les pattes. L’avenir nous dira si Jeremy Corbyn aura su réformer le vieux parti travailliste pour l’ancrer de nouveau à gauche ou si la constitution d’un nouveau parti ex nihilo tel que Podemos est nécessaire pour parvenir au pouvoir. Faute de quoi, le bipartisme britannique se résumera à un duels entre partis de l’oligarchie et accouchera sans doute d’une désunion du royaume et d’oppositions usant d’une forte violence.

 

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