Du travail domestique au bénévolat : l’exploitation hors de l’entreprise

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Bénévole des Restos du Coeur à Alfortville ©Vincent Jarousseau

« Rémunéré en expérience » est désormais un trait d’esprit répandu parmi les étudiants lorsque leur stage n’ouvre pas droit à la gratification minimale. Alors qu’ils remplissent parfois les missions d’un salarié, les stagiaires devraient se contenter du gain de compétences et de la perspective d’obtenir, plus tard, un emploi correctement rémunéré grâce à l’expérience acquise. Bénévoles, stagiaires, et maintenant allocataires du RSA depuis la mise en place des « contrats d’engagement » en janvier dernier, le travail de milliers de Françaises et de Français est nié comme production de valeur parce qu’effectué « en dehors » du marché du travail et « au nom » de valeurs morales supérieures (le partage, la citoyenneté, la générosité). Dans L’imposture du travail, Maud Simonet s’appuie sur les analyses des féministes matérialistes pour mieux comprendre les ressorts de cette nouvelle forme d’exploitation.

« En dehors » et « au nom de » : tels sont les deux termes clés de ce mécanisme d’extraction de la valeur sur lesquels les analyses féministes du travail domestique ont attiré l’attention et qu’il nous semble crucial de prendre en compte, de mettre davantage au centre de nos analyses sur le travail aujourd’hui.

Pourquoi « en dehors » ? Qu’elles l’inscrivent dans le mode de production capitaliste ou dans un mode de production patriarcal qui lui serait spécifique, les analyses féministes matérialistes invitent toutes à se décentrer du marché du travail salarié et de ses institutions (l’usine, l’entreprise, le contrat de travail…) pour penser l’exploitation du travail domestique. Celle-ci s’opérationnalise en effet dans nos espaces intimes privés, dans « nos cuisines et nos chambres à coucher »[1], dans ces espaces socialement construits comme « hors travail », et même incarnant par excellence son extérieur : la maison, le foyer. Pour Christine Delphy, l’« en-dehors » du travail fonde la spécificité du mode d’exploitation domestique, tout entier construit sur la famille et ses institutions patriarcales à commencer par celle du mariage. L’« en-dehors » du travail est aussi ce qui légitime la dualité productif/non-productif et dissimule le caractère productif du travail reproductif pour les théoriciennes de la reproduction sociale. « C’est justement le fait de faire apparaître la reproduction comme non-valeur qui permet en réalité de faire fonctionner non seulement la production, mais aussi la reproduction elle-même, comme production de valeur » écrit alors la théoricienne italienne Leopoldina Fortunati[2]. C’est ainsi, par cette mise en extériorité et à partir de l’institution de cette frontière entre le travail et la famille, que s’opèrent tout à la fois la mise au travail et la captation de sa valeur.

Ces différents travaux ont donc largement posé les bases pour une analyse de l’exploitation du travail gratuit bien au-delà du foyer et de la sphère domestique, et même du travail reproductif – sauf à prendre ce terme dans une acception large, et pourquoi pas ? Encore une fois, l’enjeu ici n’est pas de dire les bonnes frontières mais à quoi elles servent, et les loisirs, l’engagement et l’éducation sont, à l’image du travail domestique et familial, également construits aujourd’hui par l’ordre capitaliste comme relevant du « hors-travail ». Ils constituent, à ce titre, les territoires possibles d’une extraction de valeur s’appuyant sur le déni de travail (ce n’est pas du travail, c’est… de la passion, de l’engagement, des études) et de la travailleuse (tu n’es pas travailleuse, tu es amatrice passionnée, tu es bénévole engagée, tu es en formation…).

Ainsi, l’enquête que nous avons menée, avec John Krinsky[3], sur l’entretien des parcs de la ville de New York s’intègre assez facilement dans le cadre d’analyse de la théorie de la reproduction, à la fois dans son sens restreint de reproduction de la force de travail mais aussi dans le sens actuel plus large de reproduction de la vie. Elle met en lumière le recours croissant de la municipalité, depuis la crise budgétaire des années 1970, à des bénévoles d’une part et à des allocataires de l’aide sociale de l’autre pour mener à bien sa mission publique : l’entretien des parcs.

Au nom de la citoyenneté, dans le cadre des politiques concomitantes mais disjointes de soutien au bénévolat et de développement du workfare (la mise au travail des allocataires en contrepartie de leurs prestations sociales), certaines femmes, plutôt issues des classes moyennes ou supérieures, ont donc été invitées et d’autres, majoritairement des femmes noires des classes populaires, bien davantage contraintes, à participer, dans des proportions aujourd’hui importantes, à la force de travail qui nettoie les parcs de la ville, et ce sans jamais être reconnues comme des travailleuses.

Ce sont nos valeurs, nos croyances, nos passions, nos affects qui deviennent des ressorts de l’exploitation.

La fourniture locale ou départementale de masques produits par des bénévoles, pendant le confinement, pour équiper la population avant le déconfinement et lui permettre ainsi de reprendre le travail, relève là encore, de façon exemplaire, presque caricaturale, de ce travail de production et de reproduction de la force de travail qui constitue « la base et l’envers du capitalisme ». Que l’appel à 45 000 bénévoles pour le déroulement des Jeux olympiques et paralympiques de Paris en 2024 soit considéré comme relevant ou non d’un travail reproductif, le processus de mise au travail et d’extraction de la valeur, depuis ce « hors-travail » qu’est le sport et « au nom » des valeurs sportives, est semblable à celui décrit dans les deux exemples précédents. Définies par de véritables fiches de poste, les missions diverses de ces bénévoles (accueil, orientation, transport des sportifs et du public par exemple) sont largement encadrées par le comité Paris 2024, dont le budget atteint les 8 milliards d’euros. Certaines de ces missions, en outre, sont placées de façon explicite « sous la supervision des équipes d’Omega », chronométreur officiel des Jeux, qui se voit ainsi bénéficier, dans le cadre de ce partenariat, d’une main-d’œuvre « volontaire », passionnée et non rémunérée… un peu comme ces entreprises qui ont fait produire des masques « solidaires » par des bénévoles pendant le Covid dans un mélange des genres productifs soudain rendu possible par la situation d’« exception »[4].

À côté de l’approche marxiste de l’exploitation salariale, et en complément de celle-ci, cette approche féministe de l’exploitation nous ouvre donc les yeux sur d’autres territoires de l’exploitation (le « hors-travail »), d’autres intermédiaires organisationnels de l’exploitation (les entreprises certes, mais aussi les associations et les collectivités publiques) ainsi que sur une autre définition de ses ressorts. Ce sont nos valeurs, nos croyances, nos passions, nos affects, ce qui fait que nous ne sommes pas juste de la force de travail, des travailleuses-marchandises, mais des personnes engagées, civiques, qui aiment, qui créent, et même parfois qui luttent pour revendiquer leur dignité, qui deviennent des ressorts de l’exploitation. Or ce mécanisme spécifique d’exploitation « au nom de » (la solidarité, la citoyenneté, la passion) est aujourd’hui d’autant plus répandu dans le fonctionnement du marché du travail salarié qu’il s’y articule avec une autre caractéristique de celui-ci, que de nombreux travaux ont mise en lumière ces dernières années : celle d’être de plus en plus régulé par une « économie politique de la promesse ». Qu’il prenne la forme d’un stage, d’un service civique, d’un bénévolat associatif « classique » ou inscrit dans des programmes ciblant les allocataires de l’aide sociale ou les demandeurs d’asile, ce « hope labor » qui fait que l’on travaille aujourd’hui gratuitement ou semi-gratuitement dans l’espoir de décrocher demain le boulot de ses rêves semble s’être généralisé, bien au-delà des industries créatives où il a d’abord été débusqué.

L’économie politique de la promesse et les politiques publiques qui la soutiennent invitent ainsi, toujours et partout, aux conversions, à la valorisation des pratiques et des expériences « hors travail » sur le marché du travail, sans jamais les reconnaître pleinement comme travail. Elle met en permanence nos valeurs au travail en leur déniant dans le même mouvement cette qualité. Et l’État joue dans ce tour de passe-passe un rôle central.

Les lignes qui précèdent sont issues de l’ouvrage de Maud Simonet.

Notes :

[1] Nicole Cox et Silvia Federici, Counter-Planning from the Kitchen, Falling Wall Press, 1975.

[2] Leopoldina Fortunati, L’Arcane de la reproduction. Femmes au foyer, prostituées, ouvriers et capital, Entremonde, 2022, p. 55 [3] John Krinsky et Maud Simonet, Who Cleans the Park? Public work and urban governance in New-York City, The University Press of Chicago, 2017 [4] Fanny Gallot, Giulia Mensitieri, Eve Meuret-Campfort et Maud Simonet, « Aux masques, citoyennes ! Mélange des genres productifs en régime d’« exception » », Salariat, vol. 1, 2022, pp. 209-218.

Comment la dématérialisation de la protection sociale nourrit le non-recours

Sans-abris sur un banc. © Nathan Dumlao

Depuis une quinzaine d’années, les agences et services de la protection sociale française ont largement digitalisé les démarches, rendant les demandes aux guichets de la CAF exceptionnelles. Présentée comme un moyen de pouvoir effectuer sa démarche plus facilement, chez soi, cette dématérialisation était censée faire baisser le non-recours de personnes pauvres ayant droit à des aides sociales. Pourtant, le taux de non-recours reste stable. Pour la sociologue Clara Deville, qui a enquêté sur ce phénomène dans le Libournais (zone rurale de Gironde), cette dématérialisation sert en réalité plutôt à donner l’impression d’une administration moderne, alors que ses antennes dans les campagnes ferment les unes après les autres. Dans son ouvrage L’état social à distance (Editions du croquant, 2023), elle critique cet éloignement de l’Etat sous couvert de simplification. Extrait.

Le pouvoir de l’État social ne s’exerce plus seulement par l’inscription effective des personnes dans des interactions administratives ou par des statuts de bénéficiaires porteurs de normes, il réside également dans le gouvernement par la distance, c’est-à-dire dans le déploiement de politiques de lutte contre la pauvreté qui se fait sans considérer ce que sont les conditions d’existence de celles et ceux qui tentent de faire valoir leurs droits. C’est en analysant cette manière de gouverner la pauvreté que j’ai vu apparaître des distances entre ce que vivent les demandeurs et les demandeuses et les catégories utilisées par les administrations, remettant ainsi en question la manière dont l’État voit les questions qui se posent à propos des pauvres. 

Non-recours : un concept récupéré pour nourrir la dématérialisation

Ce que voit l’État à propos du non-recours, c’est qu’il est un problème de comportements individuels, les personnes étant entravées dans leurs «  décisions  » de demander un droit par la lourdeur des démarches ou par les difficultés d’accès à l’information. Dès lors, il faut renforcer la numérisation des services publics pour résoudre le problème. Cette manière de voir se perpétue, alors que des expérimentations sont lancées dans différents départements pour mettre en place des « territoires zéro non-recours ». Si on y promet de ne pas laisser le numérique être la seule porte d’entrée dans les administrations et de «  diversifier les  canaux de communication  », il reste que les interactions physiques sont présentées comme des compléments, ne contredisant pas l’utilité de la dématérialisation, toujours censée faciliter l’action des demandeurs et des demandeuses. 

Ce que voit l’État à propos du non-recours, c’est qu’il est un problème de comportements individuels.

Si la dématérialisation est toujours pensée et utilisée comme la solution au problème du non-recours, ce n’est pas parce qu’elle a fait la preuve de son efficacité. Au contraire, un récent rapport de la DREES (direction de la recherche, des études, de l’évaluation et de la statistique) a quantifié le non-recours au RSA (en 2022, 34% des ayant droit ne le touchaient pas, ndlr) et à la Prime d’activité, quelques années après le lancement des premières politiques de lutte contre ce problème. La stabilité des chiffres produits avec ceux de la première vague d’évaluation (évalué à 36% en 2011, ndlr) donne à penser que la numérisation de l’accès aux droits n’a pas porté ses fruits. 

L’association entre non-recours et dématérialisation, si elle ne tient pas à son efficacité, tire sa robustesse de ce qu’elle permet aux institutions. Au nombre de ses propriétés, il y a celle d’assourdir les incohérences des politiques menées. En effet, la réforme du RSA engagée dès 2011 dans l’objectif d’améliorer l’accès aux droits se conclut par le maintien du mode de fonctionnement quérable (c’est-à-dire non-automatique, exigeant des démarches et des contrôles, ndlr) de la prestation, qui avait pourtant été désigné comme responsable de la survenue du problème. Cette incohérence apparente est étouffée par le recours aux outils dématérialisés, qui mettent en scène la réussite de l’action engagée et font la démonstration des capacités réformatrices de l’État. 

À l’échelle locale, l’association entre non-recours et dématérialisation tient également à ce qu’elle permet aux institutions. Le déploiement des outils dématérialisés conduit à étendre le périmètre des acteurs engagés dans la production du RSA. En s’appuyant sur leur « proximité » avec les publics concernés, les institutions du social leur délèguent les tâches qu’elles ne peuvent plus faire, au risque de se voir mises en difficulté dans l’atteinte des objectifs de rationalisation fixés par les conventions d’objectifs et de gestion. Alors que le problème du non-recours se voit d’abord pris en charge par d’autres (associations, CCAS, Mesures d’accompagnement social personnalisé), les outils numériques servent à «  moderniser  » les accueils des CAF et MSA, dessinant l’image d’une administration plus performante et plus simple d’accès, faisant écran à la raréfaction des antennes en milieu rural. Ainsi, la force de la dématérialisation, c’est d’être perméable aux enjeux de chacune des institutions concernées. Cette solution permet aux réformateurs, tout comme au CAF et MSA, de trouver le moyen de se « soucier de soi », pour reprendre le concept de Michel Foucault tel qu’utilisé par Philippe Bezès, c’est-à-dire de protéger leurs fonctionnements tout en préservant leurs réputations. 

C’est ainsi que la dématérialisation devient une solution hégémonique des politiques de lutte contre le non-recours, ne souffrant que de peu de remise en question. Alors que le déploiement des outils numériques prolonge les réformes d’activation en traduisant les logiques de la responsabilité individuelle jusque dans les procédures d’accès aux droits, leur succès est surprenant si l’on considère que le non-recours a d’abord été pensé et présenté comme une manière de critiquer les réformes du RSA. Ce renversement tient, notamment, à la perte progressive des dimensions critiques qui étaient initialement portées par le concept de non-recours. Au fil de sa carrière au sein de l’action publique, travaillé par le champ dans lequel il est plongé, il y adopte les principes et catégories dominantes. 

Loin de remettre en cause l’ordre social porté par les réformes d’activation, centré sur le nécessaire retour au travail de bénéficiaires soupçonnés d’oisiveté, le non-recours finit par se fondre dans le décor, adoptant une grille de lecture comportementale et individualisante. Cet ajustement va jusqu’à permettre son association à la lutte contre la fraude, pourtant d’abord identifiée comme une catégorie concurrente tant son importance empêchait de prendre en compte les difficultés d’accès aux droits. Ainsi, le projet de réforme de la solidarité à la source – qui fait partie des outils expérimentés dans les territoires zéro non-recours et qui devrait faciliter le calcul du minimum social par des outils de partage d’informations entre institutions  –  promet d’apporter des améliorations dans l’accès aux droits tout comme dans la lutte contre la fraude.

Le maintien du non-recours à l’agenda public est donc moins le signe d’un changement dans les modes d’appréhension de la pauvreté que de leur permanence. Cette mise en ordre des politiques publique peut se lire comme le résultat de la force d’un instrument d’action publique (le RSA) qui produit les définitions des problèmes qu’il doit résoudre, combiné à la faiblesse d’une catégorie (le non-recours), qui s’ajuste au cadre dans lequel elle est mobilisée. Ainsi, l’émergence et la persistance des politiques de lutte contre le non-recours est une conséquence des réformes d’activation que ce concept dénonce, l’instrument produisant les conditions de sa propre critique. 

Ce fonctionnement de la lutte contre le non-recours relève d’une forme de gouvernement à distance : la dématérialisation sert plus à gouverner les administrations qu’à contrôler et assujettir les pauvres. Autrement dit, les politiques menées visent d’abord à valoriser les capacités d’action de l’État et à encadrer les institutions, plaçant à distance ce que vivent les demandeurs et demandeuses de RSA. Une vision réductrice des difficultés d’accès aux droits est alors mobilisée, scindant la réalité sociale entre les recourants d’un côté et les non-recourants de l’autre. S’il est confortable de séparer les gens en deux parties, identifiant ainsi le public cible qui ne développe pas les « bons » comportements, cette césure repose sur un piège à penser qui considère la demande de droit comme une décision, qu’il faudrait faciliter quitte à simplifier le droit ou alléger ses procédures d’accès. 

Vivre à distance de l’État

Ce que j’ai vu auprès des personnes que j’ai rencontrées, c’est qu’on ne « décide » pas de demander son droit. Obtenir le RSA dépend de parcours, qui partent de plus ou moins loin et qui sont plus ou moins simples. Les inégalités observées dans ces parcours sont le résultat des variations dans les rapports à l’État, qui sont constitués d’expériences plus ou moins heureuses, ayant permis ou non de se socialiser aux fonctionnements bureaucratiques et de s’approprier les droits sociaux. Ces expériences sont socialement distribuées. En bas de l’échelle sociale, la distance au droit se double de distances spatiales aux guichets, qui éloignent socialement et symboliquement les personnes des chances d’accès au RSA. Ces effets de renforcement entre les distances au droit et à l’administration sont portés par les positions dans l’espace social local. Habiter en bas du Libournais signifie non seulement occuper des lieux moins dotés en différentes ressources favorisant l’accès aux droits (guichets et personnels administratifs), mais également être exposé·es à des formes de domination socio-spatiales qui durcissent la « force du droit » en situant les administrations du côté des mondes urbains dominants.

En bas de l’échelle sociale, la distance au droit se double de distances spatiales aux guichets, qui éloignent socialement et symboliquement les personnes des chances d’accès au RSA.

Si on ne « décide » pas de demander le RSA, il reste que les demandeurs et demandeuses qui font usage de ce registre voient leurs parcours facilités. Afficher sa «  décision  » d’obtenir le minima social est le résultat de mécanismes d’appropriation du droit, qui s’expriment dans les manières de se présenter au guichet ou encore de gérer la paperasse. Alors que ces personnes prennent en charge de manière autonome le fardeau administratif qui leur incombe, elles sont identifiées par les agentes administratives comme appartenant à la catégorie des «  bons pauvres  », qui méritent dès lors aide et assistance dans leurs parcours. Dès lors, la «  décision  » n’est plus le ressort universel de l’accès aux droits, mais bien un mécanisme de tri entre les demandeurs et demandeuses, en fonction de leur capacité à respecter l’ordre institutionnel de l’accès au RSA. C’est ainsi qu’être à distance de l’État accroît les chances d’être tenus à distance de ses droits

L’Etat social à distance. Dématérialisation et accès aux droits des classes populaires rurales. Clara Deville, Editions du Croquant, 2023.

Fraude sociale : une lutte inefficace et contre-productive

Caisse d’Allocations Familiales (CAF) de l’Isère à Grenoble. © William Bouchardon

La loi de finance 2021 a offert de nouveaux moyens intrusifs à Pôle Emploi pour traquer les fraudeurs. Une mesure en phase avec le sentiment général selon lequel la fraude aux prestations sociales serait un fléau à éradiquer. Mais derrière ce discours, c’est bien la légitimité du système de protection sociale, accusé d’encourager « l’assistanat », qui est directement mise en cause. La Cour des comptes et l’Assemblée nationale ont produit chacun un rapport sur ce sujet : malgré les discours alarmistes, la fraude se révèle difficilement mesurable et sensiblement limitée. Elle se situe entre 1% et 3% des montants distribués. Si la combattre s’avère justifié par le profond sentiment d’injustice qu’elle suscite, les moyens de contrôle traditionnels se révèlent peu efficaces. Leur fonctionnement alimente en effet une présomption de culpabilité à l’égard des bénéficiaires qui, parfois et face à la complexité des démarches, en viennent à renoncer à leurs droits.

Une fraude difficile à mesurer et multifactorielle

Accédant à la requête de la Cour des Comptes, le gouvernement a accepté d’armer Pôle Emploi pour dénicher les fraudeurs présumés. En autorisant l’accès aux relevés bancaires des bénéficiaires, il contribue au basculement progressif de notre système de protection sociale : d’un système de droits acquis, il est devenu un instrument de contrôle social renforcé sur fond de chantage aux allocations.

Ce renforcement du contrôle est en fait inspiré par deux rapports sur la fraude sociale, produits en septembre respectivement par la Cour des comptes et l’Assemblée nationale. Bien que ce thème ait envahi le débat public ces dernières années, le calendrier s’avère surprenant. En effet, en pleine crise économique et sociale, ces mécanismes ont surtout permis d’en amortir l’ampleur. Dans le même temps, les services de l’État se montrent peu regardants sur les sommes versées aux entreprises comme l’a révélé récemment un inspecteur du travail sans susciter de débat.

Pour autant, cet intérêt est-il proportionné à l’ampleur de la fraude ? Déception pour les pourfendeurs de la fraude sociale : les deux rapports ne parviennent pas à en mesurer l’ampleur. La dernière estimation pour 2018, bien que sous-estimée, s’élevait à 8,4 milliards d’euros soit 1,6 % des montants distribués. Le pourcentage de fraudeurs était lui encore plus faible. Pour rappel, le chômage atteint 9% de la population active mais intéresse bien moins certains de nos responsables. Le débat sur les montants véritables n’est cependant pas clos : les députés à l’origine du rapport mettent directement en cause le témoignage des directeurs d’organisme. Les montants identifiés au titre de la fraude donnent pourtant une image incontestable de ces irrégularités, bien qu’incomplète : la CAF a identifié 324 millions d’euros de préjudices en 2019 ; l’Assurance maladie 287 millions ; la branche vieillesse 160 millions ; et Pôle emploi 212 millions de préjudices, soit un total d’un milliard.

La dynamique de la fraude, souvent mise en avant, doit être relativisée à deux titres. D’abord, la fraude accompagne mécaniquement la hausse globale des montants versés. Ensuite, elle reflète aussi l’efficacité croissante des dispositifs de détection. Enfin, elle est principalement concentrée sur certaines prestations. Ceci oblige à effectuer une analyse plus fine des cas, tout en considérant que certains processus déclaratifs sont plus sécurisés. Ainsi le RSA, versé par les départements, concentre une fraude sur deux de la branche famille pour des fausses déclarations. En revanche pour la branche maladie, la moitié des fraudes identifiées (136,4 M€ sur 286,7 M€) provient des professionnels de santé. Ceci suffit à tordre le coup à l’image des abus commis par les seuls bénéficiaires.

Un point de ces rapports doit interpeller, car absent des discours sur la fraude : l’action de groupes criminels organisés. En effet, du fait d’une complexité croissante des demandes, celles-ci sont la cible de groupes organisés familiers des procédures. S’il est difficile de mesurer précisément les montants de leurs gains, il est certain qu’ils représentent davantage que les montants individuels des fraudes particulières. L’ensemble de ces constats battent en brèche l’image caricaturale du voisin “assisté”. Et nous forcent à envisager la lutte contre la fraude dans la diversité de ses formes.

Le coût important de la lutte contre la fraude

Sous l’effet de la demande sociale, les moyens consacrés aux contrôles ont augmenté. Ils occupent désormais 4.000 agents, malgré le contexte général de baisse des effectifs dans la sphère publique. Le coût total de ces moyens a beau se montrer inférieurs aux montants des fraudes détectées, il n’en demeure pas moins élevé au regard des résultats observées.

À ce titre, la fixation d’objectifs qui régentent désormais les principales administrations n’a guère de sens en matière de lutte contre la fraude. Ou bien les objectifs portent sur des montants, par nature incertains – un seul dossier pouvant représenter une somme importante –, ou bien ils portent sur des volumes de contrôles, dont le nombre même peut altérer la qualité des investigations ou allonger leurs délais, faisant ainsi diminuer les espoirs de recouvrement des sommes.

Il s’agit là en effet d’une limite profonde du système de contrôle après versement. Si les sommes frauduleuses sont bien identifiées, les taux de remboursement à l’administration sont eux très réduits. Ainsi, en l’absence d’effet dissuasif, et faute de recouvrement efficace pour les organismes, la lutte contre la fraude s’assimile à un travail purement intellectuel. En revanche il alimente une vision répressive de la protection sociale, comme en témoigne le rapport des parlementaires :

Tableau - fraude sociale
Pourcentage des sommes récupérées effectivement par les administrations auprès des fraudeurs identifiés. Sur 100€ de fraude identifiée, la branche famille est parvenue à récupérer 64,3€ après 48 mois. Source : Rapport Cour des comptes – septembre 2020

Plus fondamentalement, au-delà d’une efficacité discutable, l’attention portée à la lutte contre la fraude risque de finir par faire émerger un système centré sur les fraudeurs, éloignant la protection sociale de sa philosophie originelle de secours aux citoyens. Ceci se traduit par des effets pervers. Ainsi, les exigences de plus en plus importantes pour bénéficier d’une aide ont pour effet de rendre les démarches dissuasives. 74 % des Français estiment ne pas bénéficier de toutes les prestations pour lesquelles ils pourraient postuler, selon une étude du Ministère de la santé. Au premier rang des obstacles, le manque d’information et la difficulté des démarches, sont cités par 69 % des répondants. Certes, il est tout autant difficile d’estimer le non-recours aux droits que la fraude. Les dernières estimations réalisées sur le RSA, datant de 2011, montraient que potentiellement 1,7 millions de personnes étaient injustement exclues du dispositif pour un montant non distribué de 430 millions d’euros. Plus récemment, une étude de l’Unédic a montré que seulement 40 % des inscrits à Pôle emploi étaient indemnisés, en partie en raison de critères restrictifs. Cette situation est de nature à accentuer le sentiment d’injustice lié à la supposée iniquité du système social à la française.

Paradoxalement, la complexité des démarches tend à écarter les bénéficiaires potentiels au profit des fraudeurs organisés.

Toutefois, c’est dans le domaine de la santé que le non-recours s’avère être le plus manifeste, avec un nombre croissant de personnes renonçant à des soins pour des raisons financières. Dans le même temps, le taux de non-recours pour la Couverture Maladie Universelle était situé entre 30% et 40%. Il atteignait entre 50% et 70 % pour l’aide à la complémentaire santé. Ce qui tord le cou aux fantasmes sur cette prestation.

Paradoxalement, la complexité des démarches tend à écarter les bénéficiaires potentiels au profit des fraudeurs organisés. Il en va ainsi de la dématérialisation des démarches : pour avoir facilité le travail des administrations et le contrôle des données, elle a également ouvert des portes aux fraudeurs, y compris ceux situés à l’étranger. Un autre exemple l’illustre : le rapport de l’Assemblée préconise d’ « imposer la transmission en couleurs et dans une qualité de résolution prédéterminée des copies de pièces d’identité » pour faciliter le travail de l’outil de vérification. Cette proposition a priori logique contribue pourtant à écarter des demandeurs légitimes. En effet, compte-tenu de la fracture numérique, nombreux sont ceux qui ne sont pas armés pour répondre aux exigences croissantes de l’administration.

Refonder le système

Pourtant, il est possible de repenser le système de protection sociale en poursuivant un double objectif : recentrer les aides sur les bénéficiaires potentiels et lutter contre la fraude. Pour cela, il est nécessaire de refonder la fonctionnement du système, en passant d’une logique déclarative dans laquelle le bénéficiaire doit faire la demande de son aide, contrôlée a posteriori, à une logique dynamique qui, en identifiant automatiquement les personnes éligibles, écarterait d’office les versements indus.

En devenant proactif, le système de protection sociale démontrerait vraiment sa vocation universelle.

Cette perspective permettrait de dessiner les contours d’un système de protection sociale efficient. En devenant proactif, ce dernier démontrerait vraiment sa vocation universelle limitant à la source le risque de fraude. Un contrôle mécanique des informations réduirait fortement le versement de sommes indues – ensuite difficiles à recouvrir. Un tel processus libérerait surtout le personnel de l’administration de son lourd travail d’accompagnement des bénéficiaires uniquement pour compléter leur dossier, pour les impliquer davantage dans l’accompagnement social plutôt qu’administratif. D’autant que les cas les plus complexes, non identifiés par le dispositif, continueraient de faire l’objet d’une procédure classique.

En premier lieu – et en constat général –, le rapport de la Cour des comptes indique que la hausse des contrôles n’a pas eu d’effet visible sur l’évolution de la fraude. Celle-ci progresse continuellement, sans effet dissuasif de la répression. Il faut aussi admettre que seule une petite partie des prestations peut être effectivement contrôlée, au regard du volume total des opérations traitées.

Dans leur rapport, les parlementaires proposent par exemple d’accroître les possibilités de croisement entre les informations des différents services publics. L’objectif est de permettre une meilleure vérification de l’identité des bénéficiaires, dans une visée répressive. Ces nouveaux moyens devraient plutôt être mis en œuvre au bénéfice du public. Il s’agirait de détecter directement et de verser les prestations attendues, pour réconcilier les Français avec cet idéal de justice.

Compte-tenu de la complexité des informations détenues par l’administration, cette transition pourrait débuter par des phases de tests, par exemple au niveau départemental. Pour autant, ce nouvel horizon donné au système de protection sociale à l’occasion de ses 75 ans irait, enfin, dans le sens de la conquête de nouveaux droits. Il permettrait également de réconcilier les Français avec leur système social en estompant la méfiance à son égard née d’une part de sa complexité, et d’autre part de la difficile estimation de la fraude.

Italie – Le budget 2019 passé au crible

©Alberto Pizzoli/AFP/Getty Images

Prête à la confrontation au niveau européen, et à une potentielle nouvelle crise souveraine, la coalition M5S/LEGA propose un projet de budget 2019 ambitieux sur un plan social, voire infrastructurel, sans pour autant traiter nécessairement les enjeux de long terme du pays. Par le collectif Hémisphère Gauche.

Le Gouvernement italien a publié jeudi soir son projet de budget 2019 présentant, après plusieurs années de réduction graduelle du déficit mise en oeuvre par le Parti démocrate, une cible de déficit de -2,4% pour 2019 (contre -1,8% en 2018) suivie d’une légère baisse conditionnée à des niveaux de croissance élevés. Cette annonce a immédiatement entrainé de nouvelles tensions sur le marché de la dette italienne, le spread de taux d’intérêt à 10 ans avec l’Allemagne augmentant de plus de 160 points de base (figure 1) à un niveau proche 300 bps (soit un point encore loin des tensions extrêmes observées en 2011). Certains investisseurs mettent sous-pression les taux d’intérêt italiens en réduisant leur exposition aux titres d’État italien. Certains investisseurs font l’analyse d’un risque de redénomination, c’est-à-dire qu’ils parient sur la sortie du pays de la zone euro.

Dans ce contexte, le ministre italien de l’Économie et des Finances, Giovanni Tria n’a pas rassuré les économistes en communiquant les prévisions de croissance soutenant ce scénario (1,6% pour 2019 et 1,7% pour 2020, soit des niveaux qui n’ont pas été atteints depuis 2010). La crédibilité limitée de ces propositions place l’Italie dans une situation de confrontation avec le cadre de gouvernance budgétaire européen. Pourtant, ce budget contient certaines mesures intéressantes quoique mal calibrées (création d’un quasi-RSA, plan d’investissement public de 15 Mds EUR) et d’autres beaucoup moins pertinentes (flat tax, retour sur la directive Bank Recovery and Resolution ou BRRD), si bien qu’une approche moins brutale comme des mesures mieux ciblées pourraient davantage remettre l’Italie sur un sentier de croissance plus durable après une crise de plus de 10 ans.

Ce billet présente les enjeux de court terme du vote du budget italien, en particulier la confrontation avec le Conseil de l’UE et la Commission européenne, avant d’aborder le contenu du budget et les enjeux de long terme de l’économie italienne, troisième partenaire économique de notre pays.

Graphique 1 : Écart de taux d’intérêt à 2 ans et à 10 ans sur les emprunts d’État avec l’Allemagne (en point de base)

Source : Bloomberg

 

Le projet de budget, en confrontation avec le cadre de gouvernance européen, risque de replonger l’économie européenne dans l’incertitude.

Le projet de budget 2019 revient assez frontalement sur le précédent programme de stabilité du gouvernement démocrate de M. Gentiloni. Ce dernier prévoyait un maintien de l’ajustement primaire (c’est-à-dire un solde budgétaire hors intérêts sur les trois prochaines années) pour un déficit global atteignant -0,8% en 2019. Le projet de budget actuel prévoit lui d’atteindre -2,4% dès l’an prochain avant de diminuer progressivement en fonction des taux de croissance atteints. Il sera présenté aux chambres du Parlement italien autour du 10 octobre pour être présenté à la Commission européenne, dans le cadre du volet automnal du semestre européen, le 15 octobre. Cette dernière ne devrait avoir le choix que de déclencher une procédure pour déficit public excessif en particulier pour le non-respect du critère de réduction de la dette issu des nouvelles règles budgétaires votées lors de la crise.

Cette trajectoire rompt avec celle entamée par le Gouvernement précédent, qui prévoyait une réduction du ratio dette/PIB à horizon 2019. Il s’appuyait sur un niveau d’excédent primaire très élevé, qui tranche nettement avec la situation budgétaire française. Les remarques (très) déplacées du Gouvernement français ne font ainsi que renforcer le positionnement du Gouvernement italien dans ce jeu de rôle européen. Malgré son niveau de dette/PIB élevé, l’Italie a été un des États membres à faire les plus gros ajustements budgétaires depuis la crise, au dépend, sûrement, d’une reprise vigoureuse. Ainsi, depuis 2016, la solvabilité budgétaire est assurée c’est-à-dire que le niveau de déficit actuel permet de stabiliser le niveau du taux d’endettement public.

Histogramme 1. Soldes primaires français et italien depuis 1995

Sources : PICTET

Le budget proposé pour 2019 est très ambitieux sur le plan de la politique économique (avec une impulsion budgétaire proche de 0,7 point de PIB, pour un coût estimé sur 5 ans entre 108 et 126 Mds EUR selon l’Observatoire des finances publiques italiens[1]). Il pourrait remettre en cause cet équilibre : une dégradation de la croissance économique, une politique budgétaire trop expansionniste ou bien une forte hausse de taux d’intérêt auquel emprunte l’Italie menacerait la soutenabilité de la dette publique italienne à moyen terme. À court terme, toutefois, celle-ci n’est pas menacée mais fortement dépendante du niveau de croissance, comme le montrent nos simulations infra. Dans ce contexte, les prévisions du Tesoro italien semblent au dessus du consensus des économistes.

Graphique 2 : Dynamique de la dette publique italienne en fonction des prévisions de croissance, de taux d’intérêt et de politique budgétaire

Source : Eurostat, calculs de l’auteur

Or, le budget en question pourrait bien avoir un impact sur la croissance du pays, à tout le moins à très court terme. Ce budget propose en effet un panachage de mesures, plus ou moins pertinentes sur un plan économique (comme nous le verrons dans un second temps). Tout l’enjeu réside dans la capacité de l’économie italienne à créer de la croissance et de l’emploi, et donc à partiellement « autofinancer » ce déficit. Le calcul des multiplicateurs budgétaires et de l’élasticité des recettes sera à nouveau crucial. Les estimations fournies par la littérature académique penchent pour un effet favorable mais limité des mesures en recettes (ex. la flat tax) en fin de cycle, mais sur un effet positif des dépenses en infrastructure dans un environnement de taux bas. L’élasticité des recettes semble toutefois favorable, une fermeture progressive de l’écart de production entrainant une hausse importante des recettes (1pp pour 8-9 Mds).

Quoi qu’il en soit, le projet de budget sera confronté à court terme aux jugements du Président Mattarella, des agences de notation (Moody’s et Fitch doivent notamment revoir la notation du pays bientôt), des marchés et des partenaires européens.

 

Un projet de budget comprenant certaines avancées sans pour autant répondre aux importantes difficultés structurelles du pays.

Que contient le projet de budget 2019  à même de faire redécoller la croissance amorphe du pays depuis la crise (cf. graphique 3) ? Tout d’abord, le revenu de citoyenneté, si cher au Mouvement Cinq Etoiles pendant la campagne, qui consiste en réalité en une forme de RSA amélioré, avec une indemnité de 780 euros mensuels pour neufs millions d’italiens privés de revenus ou dont les revenus ne dépassent pas 9360 euros par ans (soit 780 euros par mois). En effet, contrairement à la France qui possède des minimas sociaux, l’Italie est peu solidaire sur ce volet. Ce projet est estimé à environ 9 et 10 Mds d’euros par le Tesoro et de 7 Mds d’euros par le gouvernement. Pour mettre en perspective, le taux de risque de pauvreté est de 20.6% en Italie alors que la moyenne de la zone euro est de 17.4% en 2016 selon Eurostat (France : 13.6%, Allemagne : 16.5%). Une mesure de soutien à la consommation en ce sens ne paraît pas absurde. Une approche plus ciblée et peut-être plus favorable au retour à l’emploi aurait pu faire sens également.

Graphique 3 : PIB volume (base 100 en 2008)

Source : Eurostat

Un autre élément positif est la relance de l’investissement public via un plan d’investissement de 4 à 6 Mds EUR. Celle-ci est primordiale pour l’Italie pour pouvoir relancer la croissance potentielle mais aussi pour protéger les italiens du risque de catastrophes dramatiques comme celle de Gênes en août dernier. En effet, alors que l’investissement public représentait 3.4% du PIB en 2009, il est désormais inférieur à 2%. L’estimation de la croissance potentielle de l’Italie s’élève quant à elle à 0.5% selon la Banque d’Italie, ce qui montre bien que les perspectives de l’économie italienne ne sont pas bonnes et qu’il est essentiel de stimuler le potentiel de croissance via des dépenses supplémentaires qui pourraient être crédibles pour les institutions et les partenaires européens.

Dans ce document, le gouvernement estime le coût du revenu minimum et de la réforme des retraites à 17 Mds d’euros. L’introduction de la « flat-tax » d’abord réservée aux PME italiennes ainsi qu’une hausse de l’investissement public (entre 4 et 6 Mds d’euros) figurent aussi dans le budget 2019. Il y figure aussi une annulation de la hausse de la TVA prévue pour 2019.

Le gouvernement parie sur une relance de la croissance par la concrétisation des mesures annoncées d’investissement public, de la baisse de la fiscalité́ et de soutien au revenu par le dispositif de revenu minimum. De quoi relever la croissance de 0,5-0,6 point par an, avec un multiplicateur qui serait donc de l’ordre de 1. Pas impossible en ce qui concerne l’investissement public (les estimations varient d’une valeur de 0,5 pour la CE, à 0,8-1,2 pour l’OCDE, à 1 pour le FMI ou encore à 1,6 pour la BCE). En revanche, l’effet multiplicateur semble beaucoup plus faible pour la baisse de la fiscalité, le revenu minimum ou bien l’abaissement de l’âge de départ à la retraite, qui représentent les  montants les plus élevés inscrits dans le projet de Loi de finances. L’investissement public représente un volet relativement faible dans le budget alors que c’est bien cet élément qui peut renforcer la croissance potentielle de l’Italie.

 

Graphique 4 : Investissement public de l’Italie et de la zone euro (en % du PIB)

Source : Eurostat

Cependant, d’autres éléments du budget sont plus inquiétants et contestables : en particulier l’introduction d’une flat-tax«  sur l’impôt sur les sociétés des artisans (et à terme des entreprises) et plus tard pour l’imposition du revenu, qui ne stimule pas nécessairement l’investissement. Cette proposition de la Lega n’a pas forcément de rationalité économique. Elle s’inscrit dans la continuité des politiques de prédation fiscale que les États européens ont mis en place depuis près de 30 ans. Son coût est toutefois plutôt limité (3 Mds EUR à court terme, 7 Mds EUR de plus à trouver pour 2020). Idem, le coût du retour sur la réforme des retraites (7 Mds EUR en 2019) semble élevé vis à vis de son efficacité.

De surcroît, ces éléments ne sont pas suffisants pour répondre aux difficultés de long terme de l’économie italienne[2]. En effet, le problème structurel de l’Italie est la stagnation de la croissance de la productivité par tête, qui perdure depuis le début des années 2000 dû notamment à un manque d’investissement de la part des entreprises (mais aussi d’une forte baisse de l’investissement de la part de l’État[3]). Par le biais du canal d’investissement il existe en effet un cercle vicieux entre le manque de gains de productivité et la croissance nominale du PIB. La croissance du PIB potentiel de (estimé entre 0 et 0.5%) peut alors menacer la soutenabilité des finances publiques italiennes en cas de retournement conjoncturel, par effet de boucle. Le facteur travail est également touché. Après la Grande Récession, le taux de chômage italien a fortement augmenté et l’ajustement sur le marché du travail s’est fait par la marge intensive (la baisse des heures travaillées) notamment via le chômage partiel (ex dispositif de la « Cassa Integrazione Guadagni ») provoquant une stagnation de la productivité du travail[4].

Autre difficulté structurelle, le niveau du « capital humain ». L’Italie fait en effet face à un déficit de formation de la population active. Si l’on observe les enquêtes PIAAC de 2016 établies par l’OCDE, le pays est loin derrière les autres pays avancés avec un score de 249 alors que l’Allemagne a un score de 275 ou les pays nordiques (Finlande, Suède, Danemark) se situent autour de 282. Et si l’on regarde les études, il existe une forte corrélation positive entre ce score et le taux d’emploi. Autres chiffres alarmants: la part des diplômés de l’enseignement supérieur est de 16.3% en 2013 alors que la moyenne de l’OCDE est plus de double à 33.3% en 2013. Cette faible performance de l’Italie en matière de niveau de formation est principalement due à un faible niveau de dépenses d’éducation (4% en 2015 contre 6.2% en moyenne dans l’OCDE).

Enfin, derniers éléments structurels très connus mais non pris en compte dans cette ambition : la qualité des institutions, en particulier de la justice, mais également du système éducatif, de l’administration, ainsi que les nombreuses difficultés liées à l’économie souterraine[5].

En somme, la coalition présente un budget comportant des éléments intéressants quoique mal calibrés et d’autres mesures complètement à contre-emploi. L’équilibre général et l’optique de négociation choisis sont porteurs de risques importants quant à l’acceptabilité européenne de ce projet.

Sans tomber dans le catastrophisme, la situation italienne invite à s’interroger sur l’ampleur de la crise – économique, sociale, politique, culturelle– que connaît le pays et à inventer de nouvelles solutions. 

L’Union européenne gagnerait à s’inscrire dans le cadre d’un dialogue coopératif en évitant l’écueil de « faire de l’Italie un exemple » au sein de la zone euro – le précédent grec ayant fait la démonstration de l’inutilité d’une telle stratégie -, mais en prenant en compte ces difficultés et ces besoins propres, tout en restant très ferme et vigilante sur le respect des principes démocratiques.

[1] Osservatorio conti pubblici italiani (2018), « Quantificazione delle misure nei programmi elettorali », Università Cattolica del Sacro Cuore

[2] CER, Europe’s make or break country, 2016

[3] Artus P. (2018), « Même si l’Italie choisit aujourd’hui une politique budgétaire raisonnable, la zone euro n’est pas débarrassée du problème de l’Italie », Flash Économie, 26 septembre

[4] Mrabet H. (2016), « Comment expliquer la faiblesse de la productivité en Italie », Lettre du Trésor-Eco, n°170, mai

[5] Voir pour cela d’autres sources de solution : https://medium.com/@jean.dalbard/migliorare-lefficienza-allocativa-delle-risorse-in-italia-contributo-delle-nuove-tecnologie-46472178f0ae