« Les classes laborieuses vivent la politique dans leur chair au quotidien » – Entretien avec Selim Derkaoui

Avec son essai Rendre les coups, boxe et lutte des classes publié au Passager clandestin, le journaliste indépendant et co-fondateur du média Frustration Selim Derkaoui rend hommage à la boxe anglaise et à travers elle, à la classe laborieuse. En revenant sur l’histoire de ce sport et sa sociologie, il analyse la dimension politique que révèle sa pratique. En s’appuyant sur des entretiens menés auprès de boxeurs, le journaliste donne à voir un sport de classe et invite à dépasser un imaginaire souvent façonné par la culture dominante à travers des films ou des romans.

LVSL – Vous affirmez dans votre livre que la boxe est historiquement un sport émancipateur, tant pour ses pratiquants que pour ses spectateurs. Comment analysez vous cette émancipation ?

Selim Derkaoui – Ce qui m’intéressait avec ce livre c’était de comprendre pourquoi, dans le cas français, ce sont des personnes blanches et prolétaires qui ont initialement boxé. Je pense par exemple à Marcel Cerdan. Comme tout sport, la boxe revêt une dimension émancipatrice. Elle permet de se voir progresser et de constater directement les fruits de son travail sur soi. C’est une dynamique qui n’arrive pas toujours à l’école. De même pour certaines catégories la société renvoie le contraire que ce soit au niveau de l’entreprise ou du salariat. En effet, ce sont des espaces dans lesquels il y a toujours un plafond de verre. La boxe permet des marges de progression et induit également un rapport avec le coach, une figure d’autorité qui vient souvent du même milieu social que soi. Cela est rassurant et entraîne une proximité de classe.

Les gens qui la pratiquent vivent la politique dans leur chair et ce, au double sens : politiquement et physiquement. En effet, ils sont en capacité de prendre des coups et de les rendre sur un ring.

Du côté des spectateurs, c’est différent. On ne peut pas faire abstraction du bas instinct, de regarder un spectacle violent, notamment pour la bourgeoisie qui aime bien voir mettre en scène des corps prolétaires, que ce soit à la guerre ou sur un ring – pour eux c’est la même chose. Il s’agit donc d’un spectacle qui consiste à regarder au loin les « corps racisés et prolétaires » – comme le disaient Aya Cissoko ou mon père – mis en scène et se battre entre eux. On a donc initialement une part de voyeurisme.

En revanche, les classes laborieuses qui regardaient ce sport le voyaient davantage comme un spectacle populaire, dans lequel on voit ses frères – et dans une moindre mesure ses sœurs – combattre. Il y avait un enjeu de proximité sociale, de se supporter mutuellement, collectivement. En d’autres termes, ce sont des gens de notre milieu qui pratiquent ce sport-là, ce qui implique de se supporter ensemble, collectivement.

LVSL – Dans votre livre, vous prenez l’exemple de votre père et d’autres personnes. Pouvez-vous revenir sur le rapport qu’elles ont eu à ce sport, l’incidence que la pratique de la boxe a eu sur leur vie ?

Selim Derkaoui – La classe laborieuse vit la politique dans sa chair au quotidien. Lorsque le gouvernement d’Emmanuel Macron supprime les contrats aidés, cela a une incidence directe sur ma mère qui en avait un. Ça les touche au quotidien. La politique vient à eux sans qu’ils ne le demandent. La boxe, c’est ça également. Les gens qui la pratiquent vivent la politique dans leur chair, politiquement et physiquement. En effet, ils sont en capacité de prendre des coups et de les rendre sur un ring. Pour prendre un exemple, c’est quand même très compliqué de se dire qu’on va te taper le visage d’une personne, dans le cas de la boxe anglaise.

Le visage est par ailleurs l’endroit du corps qui est symboliquement marqué comme le furent les gueules cassées pendant la Première Guerre mondiale. Ceux qui pratiquent la boxe, ce sont des gens qui vivent la politique dans la chair. Parce qu’ils ont tout ça, ces démons, qui font qu’ils sont en capacité de faire ce sport précisément, qui est dur et violent physiquement. 

Qu’il s’agisse de mon père ou d’Aya Cissoko et plus largement des personnes que j’ai pu interroger, j’ai fait ce lien entre elles. En tant que journaliste, c’est notre métier. Il s’agit de faire le lien entre les gens et faire ensuite ressortir ce qu’ils constatent par eux-mêmes. Les analyses de classe sur la boxe, je les ai eues grâce à eux, grâce à ce recul qu’ils ont eu sur leur sport.

Rendre les coups, boxe et lutte des classes de Selim Derkaoui

Géographiquement dans les quartiers populaires, socialement, par rapport à leur statut, et aussi racialement parce que l’immigration est liée à la France d’en-bas. C’est donc la couche populaire blanche, prolétaire à la base qui en fait, et ensuite progressivement, les couches encore plus populaires subissant le racisme qui pratiquent ce sport en plus de vivre des oppressions multiples. À chaque fois à travers la boxe, il y a comme une gradation inversée, avec des populations de plus en plus pauvres qui se succèdent entre elles. Cela fonctionne comme un reflet social.

LVSL – Dans la première partie de votre livre, vous expliquez ne pas étudier spécifiquement la boxe, mais une pratique qui correspond à une grande groupe social.

Selim Derkaoui – Plusieurs choses ont motivé l’écriture de ce livre. Il y avait déjà un très bon documentaire sur Muhammad Ali, sur Arte. Mon père me parlait régulièrement de ce boxeur et il avait lui-même fait de la boxe. Je me suis également dit qu’on parlait souvent de la boxe aux États-Unis, dans les ghettos noirs, mais pas en France, pays pour lequel il n’existe que peu de documentation sur le sujet et peu d’auteurs sont spécialistes. Lorsqu’ils le sont, ils sont centrés sur la pratique sportive en tant que telle, ce qui implique qu’il n’y avait pas vraiment d’approche politique du sujet.

J’ai pensé qu’il y avait nécessairement un lien en France ou dans d’autres pays, je pense qu’il y a quand même une histoire commune avec l’histoire américaine. Sur le sport et la boxe. De fil en aiguille, j’ai interviewé mon père et en lui posant des questions, il m’a dit que ce sport était politique. Lui-même avait débuté cette pratique par rapport à la police, aux gangs, à cause de cette insécurité sociale permanente pour résumer.

Je ne suis pas adepte du discours qui consiste à dire qu’il ne faut pas importer les problématiques raciales américaines en France : interrogeons celles et ceux qui la subissent, justement comme les boxeurs et les boxeuses. Eux me disaient que quand ils voyaient Muhammad Ali, ou le mouvement Black Lives Matter, ils faisaient des ponts avec leur existence, en se disant qu’évidemment, il y a des choses différentes historiquement. Il y a une sorte d’internationalisme antiraciste. Et ça, ils me le disaient régulièrement : au quotidien, ils le constatent avec le rapport avec la police, les questions coloniales qui ne sont pas encore réglées.

On le voit par exemple avec cette cagnotte en soutien au policier qui a tué Nahel. Beaucoup de gens auraient donné pour cette cagnotte. Sur ces considérations politiques, je me suis dit qu’il était important de parler de la France. Mettons cela en avant pour rendre cette fierté, mettre en valeur des vécus à travers la boxe, et ce en n’étant pas uniquement axé sur les États-Unis. La boxe est surtout un prétexte.

LVSL – Avez-vous des explications sur l’écart de médiatisation entre les États-Unis et la France, alors qu’en France, il y a aussi des boxeurs connus ?

Selim Derkaoui – En France il y a aussi des boxeurs connus, ils étaient davantage médiatisés, du fait de valeurs symboliques accolées à ce sport, dont nous avons parlé précédemment. Ce qui est intéressant c’est que quand j’en parle aux entraîneurs et même à un historien, Stéphane Hadjeras, il me disait être méprisé dans son domaine. Il y a un mépris de classe, ainsi que du racisme. Ils me disaient que eux-mêmes n’arrivent pas à mettre des mots sur le fait que, malgré le fait qu’il y ait des champions en France (Brahim Asloum pour ne citer que lui), il n’y avait que peu de médiatisation de ce sport.

C’est vraiment le sport américain qui s’est exporté, le sport cubain aussi. Les Cubains sont très bons en boxe, notamment amateurs, parce qu’ils étaient interdits de JO. Dès l’école, il y a des clubs de boxe, il y a un truc très fort là-dedans. Et sport américain donc forcément médiatisation un peu plus importante.

En France, les entraîneurs me parlaient du mépris de classe et de racisme. Nous pouvons comparer avec le tennis, sport dans lequel la France ne gagne que rarement. Pourtant celui-ci est sur-médiatisé, avec des sponsors, des publicitaires, un sport très capitaliste en somme. L’argent rentre en ligne de compte. Et puis, il y a le fait que ce n’est pas la boxe qui n’intéresse pas mais celles et ceux qui la pratiquent et l’incarnent. En ce moment, on assiste à une gentrification de la boxe. Olivier Véran en fait, Macron aussi. On peut en déduire que ce n’était pas le sport qui était méprisé mais les gens qui la pratiquent.

Aya Cissoko m’expliquait qu’à Sciences Po, elle vivait vraiment un mépris de classe de la part des gens qu’elle ne rencontrait pas dans les quartiers où elle constatait davantage de solidarité. C’était certes très masculin donc parfois dur de s’imposer pour une femme, mais elle m’a dit que c’était pire en grande école avec la bourgeoisie qui la regardait de travers, ils l’identifiaient au côté « racaille », au côté « sauvageonne ». En plus hystérique car, donc beaucoup de choses se mélangeaient, ce qu’elle n’avait pas forcément avant, ou dans une moindre mesure. Il y avait comme du sexisme, mais moins que dans les classes dominantes. Sa simple présence donnait corps à la lutte des classes et c’était ce qui dérangeait.

LVSL – Dans le livre, vous dites préférer le terme de classe laborieuse à celui de classe populaire. Pourquoi ce choix ?

Selim Derkaoui – C’est important pour la forme du livre, pour faire un récit documentaire à voix multiple de partir de l’expérience vécue des gens pour ensuite sortir des analyses par eux-mêmes. Dans l’expression classe populaire, il y a une dimension passive. On va observer des gens qu’on ne connaît pas socialement. Dans l’émission C ce soir, pendant un débat, cela m’a vraiment marqué : il n’y avait que des CSP+ pour parler des classes populaires. Qu’est-ce que ces catégories de la populations se disent quand on a des débats sur eux ? On parle de 80 % de la population française. Qu’est-ce qu’ils se disent ? Ils se disent mais attends, est-ce qu’on parle de moi ?

Cela engendre une honte sociale, donc les gens s’estiment faire partie de la classe moyenne pour se rassurer socialement. Il y a une sorte de condescendance à utiliser ce mot-là. Dans populaire il y a un côté populace, très culturel aussi, et pas politiquement porteur, parce qu’il n’y a pas de conflictualité de classe dans ce terme-là. Je retrouve davantage cette conflictualité dans laborieux, qui induit le rapport au travail, ou l’absence de travail aussi, mais la pression qu’on y met pour que les gens trouvent du travail. Les deux sont liés, et le terme met un peu de conflictualité de classe. Ce n’est pas seulement des expressions, c’est aussi ce que tu vas en faire et en dire donc c’est très porteur. C’est également important et ça en dit long surtout sur ceux qui l’emploient plus que ceux qui sont censés représenter.

Avec Nicolas Framont, nous avons analysé cela : c’est en fait partir du principe que les gens sont en capacité, et qu’on est en capacité, de s’auto-analyser et de mettre cela en relation une conflictualité de classe. C’est aussi une manière de retrouver une dignité sociale. En disant populaire, il y a un côté un peu zoo-sociologique. Ce qui me dérange le plus avec ce mot, c’est qu’il est dépolitisé. Et comme je disais tout à l’heure, des personnes qui sont intrinsèquement politiques, parce qu’elles subissent les conséquences des décisions politiques au quotidien.

Je vais prendre l’exemple de ma mère qui était au RSA. Maintenant, elle est au minimum vieillesse, elle a travaillé en contrat-aidé dans les écoles très longtemps, elle se battait avec le Pôle emploi avec la CAF pendant des semaines et des semaines, à devoir se justifier, à devoir trouver des trucs bénévoles en parallèle, ça c’est de la politique et elle en fait au quotidien. Parler de laborieux, c’est mettre ça en perspective et retrouver une dignité.

LVSL – De même, dans le livre, vous notez un sous-financement systématique du sport par les pouvoirs publics : comment expliquer ce mouvement de désintérêt de la part de différents acteurs notamment politiques, locaux alors que d’autres sports sont eux largement plus financés ? D’autant que dans le même temps, vous décrivez la convocation de figures issues de la boxe dans les périodes de tension sociale.

Selim Derkaoui – Oui, assez contradictoire et plus largement désintérêt pour le sport. Les classes dominantes ont un intérêt quand ça les sert. La boxe reflète parfaitement ça. Cela ne les intéresse pas quand il s’agit d’investir politiquement les quartiers populaires parce que ce n’est pas électoralement intéressant, ils se disent qu’ils ne votent pas et ça ne les intéresse pas. C’est un peu le reflet que les services publics ne sont pas intéressants à implanter dans ces quartiers-là ou dans les zones rurales.

Il y a un usage de la boxe qui dépend de si cela sert ou non l’ordre politique des classes dominantes.

Pour les clubs de boxe, ça ne les intéresse pas d’en implanter, de financer ça, en sachant qu’il y a une population qui peut être si intéressée et s’émanciper par là aussi. En revanche, quand il s’agit d’instrumentaliser ce sport, quand il y a des « émeutes », ils appellent ça comme ça, des révoltes, ils vont contacter des coachs, comme mon père d’ailleurs ou des entraîneurs, pour calmer les soubresauts un peu révolutionnaires de cette jeunesse. Parce qu’ils perturbent l’ordre public, parce qu’ils remettent en cause des inégalités sociales profondes et territoriales, ils dérangent. On va donc utiliser la boxe pour les canaliser. Cela reflète leur hypocrisie : il y a un usage de la boxe qui dépend de si cela sert ou non leur ordre politique.

LVSL – D’un point de vue culturel, au niveau de l’imaginaire qu’il véhicule, quel est le statut de ce sport ?

Selim Derkaoui – Aux États-Unis, évidemment, ce sport est très représenté au cinéma. C’est assez contradictoire, culturellement. Parce qu’évidemment, ce sont les classes dominantes qui imposent leur vision des choses culturellement. Donc c’est leur regard sur les cultures populaires et ce regard peut être un peu biaisé. Cela débouche sur une vision très esthétique et qui peut être très dépolitisée parce qu’ils ne vont pas saisir la politisation de ce sport-là. Ces pratiques populaires, ça peut être la boxe, ça peut aussi être le rap.

Je qualifierais leur regard de bourgeois gaze. Celui-ci ne reflète pas forcément le côté de classe de ce sport. Il y avait un article qui m’avait marqué dans le Figaro : en juin, ils avaient fait tout un dossier sur la littérature et la boxe. Il n’y avait pas une seule fois le mot classe, ni le mot populaire, rien du tout.

Ils mettaient en avait le fait que deux hommes s’affrontent sur un ring, avec une dimension sacrificielle, avec tout ce vocabulaire qui est mobilisé : grandiloquent, mais totalement dépolitisé. C’est avant tout esthétisant. C’est pour cette raison que moi ça m’intéressait de le faire et d’avoir le regard de mon père et des entraîneurs, aux boxeurs aux boxeuses. parce que tu te rends compte qu’en fait ils ont à la fois subi et apprécié ce sport mais avec une forme d’urgence vitale.

Il y a quand même une dimension qui est hors sol, surtout dans la littérature, plus qu’au cinéma. Mathieu Kassovitz, il a fait ça. Il y a un livre, Shadow Box de George Plimpton, c’est un bon livre. Ce qui m’a perturbé, c’était vraiment le côté dandy de la boxe. On met les gants, on se déguiser en boxeur pour se mettre à leur place et se mettre en scène de manière narcissique ensuite dans un livre, donc avoir le capital symbolique qui va avec, puis retourner à sa vie tranquille de dandy bourgeois.

Je n’aime pas pas cet aspect de mise en scène de soi. Je trouvais qu’il ne mettait pas forcément beaucoup en valeur les gens qui voyaient. Il y a un truc d’appropriation culturelle. Même si le livre n’est pas mauvais en soi, cette démarche-là me gêne profondément. On revient sur le côté classe laborieuse, je préférais mettre le lien entre les gens, parce qu’ils parlent très bien d’eux-mêmes. Et y a un truc qui peut me perturber aussi, sur le côté roman de manière générale, je l’ai vu par rapport à la boxe, c’est déjà un peu trop se raconter de manière très narcissique.

Le vécu des gens est tellement passionnant, qu’il n’y a pas besoin d’inventer trop de choses. Elles sont sous nos yeux. Quand je voyais Aya Cissoko, mon père, je l’ai redécouvert en faisant le livre, en l’interviewant, et j’ai découvert des choses merveilleuses en fait. La chair elle est devant nous.

LVSL – Dans la postface de l’ouvrage, François Ruffin dit s’interroger : pourquoi l’avez-vous choisi lui pour postfacer un ouvrage sur un sport qu’il n’a jamais pratiqué ? Plus largement, pourquoi le choix d’une préface par Médine et d’une postface par François Ruffin ?

Selim Derkaoui – J’avais pensé à François Ruffin journalistiquement, plutôt sur le côté formel. Il m’a vraiment inspiré. Tout ce que je viens de dire, à partir de l’expérience vécue, à la base, au début de mes études à la fac, c’était lui que je lisais surtout. Je lisais Fakir, Le Monde Diplo aussi.

Peut-être que François Ruffin ne sera pas d’accord avec ça – ce serait intéressant d’en parler – ce n’est pas une fin en soi. Je cherche à pouvoir justement décrire le réel, et lui aussi il est un peu comme moi. De même l’imaginaire, on n’en a pas forcément beaucoup, mais, en fait, l’imaginaire il est chez les gens. Et je pense qu’il a le souci de faire sortir ce que les gens ont en eux, mais qui n’ont pas forcément d’intérêt pour en parler. Mon père par exemple avait cette lecture-là de classe en lui. Et c’est en lui posant des questions qu’il a encore plus verbalisé. On est là pour faire le lien, en fait, entre les gens. Ce côté-là, en plus d’une plume un peu rigolote pour dire des choses sérieuses sans se prendre au sérieux. Chez Ruffin il y a un peu de ça. Ça qui m’a inspiré pour Frustration aussi avec Nicolas Framont.

François Ruffin, c’était également pour le côté sport. Il a un rapport au football populaire. Il s’intéresse aux petits clubs, aux invisibles, aux milliers de personnes qui la pratiquent dans l’ombre et qui la font vivre. Quand il enlève son maillot à l’Assemblée, c’est une belle mise en scène. C’est là vraiment rendre visibles les invisibles, c’est ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il dit lui-même, je crois que. Et moi, la boxe, là-bas, je voulais un peu faire la même chose aussi : parler de tous ces gens qu’on ne voit d’autant plus pas que médiatiquement, même ceux qui sont pros, on ne les voit même pas.

Enfin concernant Ruffin, il y a le format des livres. Je pense qu’il y a les trois quarts des livres, tu peux enlever la moitié, largement. Ruffin ne fait pas des livres si longs, justement. Il a compris ça. Normalement tu es censé faire assez court parce que si c’est fluide. Si tu dis des choses précises et intéressantes, tu n’as pas besoin de faire des tonnes. Normalement en une phrase, tout est dit. Il y a une économie de mots sans pour autant faire une économie de pensée. Et ça je l’ai ressenti en l’écrivant. Chez Ruffin, je l’ai ressenti aussi, le fait de dire des choses très pertinentes mais en peu de mots.

Ensuite, de fil en aiguille – j’en ai parlé avec mon éditrice – nous nous sommes dits : mais pourquoi pas un rappeur ? Notamment, Médine, parce que lui, il y avait quand même beaucoup de liens, cette fois-ci de fond, sur notre vécu commun.

Un père boxeur, évidemment, les quartiers populaires, mais de province, des campagnes, ce que j’essaye de décrire un petit peu. Pas banlieue parisienne, pour changer un petit peu, quand on parle de banlieue, on a la focale parisienne, mais il y a toutes les banlieues des campagnes la banlieue de Nantes, celle de Caen ou celle du Havre où est Médine. Et je trouvais ça assez pertinent de donner la parole dans un endroit à une personne qui, de par son statut social aussi, et de par ce qu’il fait, on n’a pas l’habitude de le voir. sur ce terrain-là, écrire une préface. Certes, il a déjà écrit un bouquin avec Pascal Boniface, mais je tenais à mettre à l’honneur des personnes qui n’ont pas le capital symbolique ou culturel pour être là.

C’est assez rare quand même dans la littérature, dans les romans, dans les essais de voir des gens des milieux populaires quand même. Après je ne savais pas trop préface-postface mais après… ça tombait sous le sens que Médine commence, évidemment, pour toutes ces choses que je viens d’évoquer. Le premier concerné aussi pour ouvrir le livre, Et Ruffin, pour le finir, avec le fait de se demander pourquoi lui ? Il le conclut très bien. Et puis politiquement, Médine incarne une France des banlieues et François Ruffin les espaces plutôt ruraux, donc c’était une manière de faire le pont entre ces espaces.

C’est ce que veut faire Ruffin, c’est ce que veut faire Médine. Stratégiquement, on a des désaccords, on ne le fait pas de la même manière. Mais le but c’était avoir les deux Frances qui ont beaucoup de liens entre elles, clairement. Et puis c’est un livre aussi qui est pour les white trash, c’est nous-mêmes, les boîtes de nuit de province, des milieux qu’on connaît très très bien. Mon père voyait beaucoup de petits blancs des milieux ruraux. Mon oncle était gilet jaune parce qu’il habitait en campagne. La différence, c’est le racisme. Mon livre est aussi un moyen de dire regardez, d’ailleurs, on se croise.

Ça peut être dans le sport, ça peut être au travail, mais on a cette différence-là qui fait que soutenez-nous là-dessus pour qu’on puisse créer une solidarité de fait contre l’ennemi commun qu’on a. C’est le capital, c’est les classes dominantes, c’est la police, c’est eux qui nous méprisent.

LVSL – Vos évoquez à plusieurs reprises un rapport entre le corps façonné par la boxe et le corps laborieux de celles et ceux qui effectuent des métiers pénibles : sous quelles conditions le sport ou plus largement une pratique sportive ou culturelle peut-elle être un moyen de se réapproprier son corps ou d’affirmer une identité de classe ?

Selim Derkaoui – L’identité de classe réside dans le fait qu’à travers la boxe, on a le moyen de progresser : le travail paye. On trouve cette idéologie bourgeoise derrière la méritocratie. Les boxeurs ont un rapport souvent compliqué avec certains aspects de l’éducation nationale.

C’est comment c’est une institution qui véhicule les inégalités sociales. Ils l’ont très très mal vécu et souvent ça revenait. C’est quelque chose qu’ils ne trouvaient pas dans la boxe justement. Ils avaient un rapport avec le coach d’un même milieu social aussi, une compréhension mutuelle, il n’y avait pas forcément de jugement de classe symbolique, il n’y avait pas forcément de jugement de classe symbolique racial aussi.

Et tout ça dans la boxe vu qu’ils étaient un peu aussi entre eux, même classe, donc forcément un regard assez commun. On va partager des expériences communes sur l’école, sur le travail, donc une solidarité un petit peu qui se retrouve dans la base. Un petit peu que tu retrouves dans la salle, que t’as pas forcément à l’extérieur. La boxe devient un second lieu de politisation et de conscientisation entre nous. Et cela donne une fierté, une dignité de classe par le sport et le corps aussi.

Il y a effectivement l’instrumentalisation du corps par les classes dominantes. À partir d’un certain niveau, les sponsors sont nos aguets. On met dès lors en scène ces corps laborieux à des fins financières et de spectacles bourgeois. Et c’est pour ça que Aya comme mon père, ils sont plutôt dans une dynamique de boxe par et pour nous-mêmes (de la boxe éducative, de la boxe amateur débarrassée de l’argent et du capitalisme).

Et eux, ils aiment ce sport, mais qui n’est pas un sport marchandisé. Comme Ruffin ce que Ruffin dit sur le foot : c’est un sport qui, en soi, est magnifique parce que, il y a un dépassement de soi, une confiance en soi. Alors la boxe, aller sur un ring, c’est quand même, c’est très difficile. Tu as une personne en face de toi qui a le même objectif de toi, dans le respect des règles évidemment, c’est très impressionnant. C’est le visage en plus qui est touché. Donc il y a une valeur symbolique comme je disais sur les gueules cassées.

C’est une métaphore des vies cabossées : comment rendre les coups, symboliquement et politiquement.

Ça te donne une surdose d’estime de soi d’être sur un ring, que tu peux ensuite revendiquer ailleurs. Ça peut être à l’école, comme Aya d’ailleurs qui a fait des ponts entre les deux. Et maintenant, elle rend les coups par écrit, comme j’essaye de faire d’ailleurs. Mon père, il a rendu les coups syndiqués à l’hôpital public pour se battre contre sa direction, pour ses camarades salariés, les infirmières. C’est une métaphore de leur vie cabossée : comment rendre les coups, symboliquement et politiquement. Aya le disait très bien, sur un ring, tu dois toujours trouver la porte de sortie, déterminer comment tu vas t’en sortir. Dans la vie c’est pareil, tu cherches toujours la porte de secours.

La retraite, une vie hors du marché – Par François Ruffin

La retraite est aussi un temps de transmission entre les générations. © Nikoline Arms

Le gouvernement entend réduire le débat sur la réforme des retraites à une querelle d’experts comptables focalisés sur les pourcentages de PIB, le nombre de trimestres et le taux d’activité des seniors. Pour le député François Ruffin, la retraite est pourtant bien plus : il s’agit d’un autre morceau de vie, non soumis au « métro-boulot-chariot », où chacun peut s’épanouir en dehors du marché. Dans son livre Le temps d’apprendre à vivre. La bataille des retraites, il plaide pour accroître ce temps libre afin de lutter contre le dérèglement climatique. Extraits.

Avec les retraites, à la Libération, Ambroise Croizat et ses camarades poursuivaient un idéal social. Nous y ajoutons aujourd’hui un autre impératif : écologique. Les deux sont-ils incompatibles ? Ou au contraire se renforcent-ils ? Protection sociale et protection de l’environnement vont-elles de pair ? Mouvement ouvrier et mouvement vert ?

« Produire plus, pour consommer plus, pour produire plus, pour consommer plus », comme le hamster dans sa roue, mène la planète droit dans le mur. Et les humains à l’usure. Le défi climatique réclame du travail : du travail dans les champs, du travail dans les bâtiments, du travail dans les ateliers de réparation, du travail de lien et de soin auprès des bébés, des malades, des aînés. Mais il réclame aussi du repos, de l’apaisement, moins de frénésie.

Ce week-end, je me suis replongé dans Prospérité sans croissance, le rapport qu’avait rendu Tim Jackson (économiste, ndlr) au gouvernement britannique. Il cite, page 140, une étude réalisée par l’économiste canadien Peter Victor : « Le chômage et la pauvreté sont tous deux réduits de moitié dans ce scénario grâce à des politiques sociales et de temps de travail actives. Et l’on obtient une baisse de 20% des émissions de gaz à effet de serre au Canada. Réduire la durée du temps de travail hebdomadaire est la solution la plus simple et la plus souvent citée au défi du maintien du plein emploi sans augmentation de la production. Mais cette réduction du temps de travail n’a tendance à réussir que dans certaines conditions. « La distribution stable et relativement équitable des revenus » écrit le sociologue Gerhard Bosch. »

Les recherches, là-dessus, ne manquent pas. Pour Larsson, Nässen et Lundberg, « une réduction de 1% du temps de travail conduirait à une baisse de 0,80% des émissions par ménage. » Miklos Antal a mené, lui, une « recherche exhaustive qui recense 2500 articles scientifiques » : « La plupart des études concluent que les réductions du temps de travail réduisent les pressions environnementales. » Pour Rosnick et Weisbrot, « si les Etats-Unis passaient au temps de travail moyen des pays européens, ils économiseraient 18% de leur consommation d’énergie. A l’inverse, si les Européens travaillaient autant que les Américains, nos émissions de gaz à effet de serre augmenteraient de 25%. » Et les auteurs d’y voir « une portée mondiale » : « Au cours des prochaines décennies, les pays en développement décideront de la manière d’utiliser leur productivité croissante. Si, d’ici 2050, le monde entier travaille comme les Américains, la consommation totale d’énergie pourrait être de 15 à 30% supérieure à ce qu’elle serait en suivant un modèle plus européen. Traduit directement en émissions de carbone plus élevées, cela pourrait signifier une augmentation de 1 à 2 degrés Celsius du réchauffement de la planète. »

Nous devons sortir nos vies, des parcelles de nos vies d’abord, de cette emprise de la marchandise. C’est un devoir écologique, mais aussi humaniste. Le dimanche chômé est un bout de cet enjeu. 24 hors de ça. Hors de la cage. Autre chose que le métro-boulot-chariot : le repas en famille, la buvette du club de foot, la balade en vélo, etc.

Par quel bout réduire encore ? Par la semaine de quatre jours ? Par la réduction de la durée hebdomadaire ? Par un véritable congé parental ? Par une semaine de vacances supplémentaires ? Par des années de césure, sabbatiques, pour bifurquer au mitan de son existence ? Par un temps de flou, admis, avant trente ans, à l’âge des possibles, un temps de rencontres, de voyages, de tentatives, d’échecs, où chacun cherche sa voie ? Voilà le choix qui réclame un débat. Plutôt que de se demander de quels droits acceptez-vous de vous amputer ?

Mais le gros morceau, ça reste la retraite. S’ils s’y attaquent avec entêtement, depuis des décennies, c’est pour gratter des économies, certes. Mais pour une autre raison également : symbolique, idéologique. La retraite, c’est une autre vie qui est déjà là. C’est un possible à étendre, qui nous tend les bras. C’est un temps de gratuité, de bénévolat, ma mère qui cuisine un cake avec mes enfants, un papi qui entoure les poussins sur un tournoi de foot, une ancienne prof qui alphabétise dans une asso, c’est tout un monde. Notre pays tient aussi debout par ces bonnes volontés, par ces journées librement données, partagées. Bref, c’est tout un pan de la vie hors marché. C’est, pour les maîtres des horloges, une menace.

François Ruffin, Le temps d’apprendre à vivre. La bataille des retraites, Les Liens qui libèrent, 5€

Ruffin, Binet : la gauche et le travail

À l’occasion de la sortie du dernier livre de François Ruffin, « Je vous écris du front de la Somme », aux Liens qui libèrent, Fakir, LVSL et le SNJ-CGT organisaient une conférence autour du rapport de la gauche et du travail. François Ruffin, député de la Somme, débattait avec Sophie Binet, secrétaire générale de l’UGICT-CGT. La conférence était animée par Laëtitia Riss, rédactrice en chef du Vent Se Lève. Découvrez la captation de cette conférence, donnée le 7 septembre 2022 à la Bourse du Travail à Paris.

Quand la fiction se présente aux élections : Municipale, vrai-faux docu-ovni

Cannes 2021 : pour leur première création, trois copains de lycée gravissent les marches du célèbre festival, accompagnés d’une dizaine d’habitants de Revin, petite ville des Ardennes touchée par la désindustrialisation. Ces derniers ont été victimes et/ou bénéficiaires d’une vraie-fausse candidature aux élections municipales 2020. Le coupable est là juste derrière, c’est Laurent Papot acteur-personnage principal du film Municipale. Il a été l’instrument d’une expérience sociale, politique et cinématographique unique. Au point de faire basculer une ville entière dans une politique-fiction bien réelle ? Ce qui est certain, c’est que Municipale, véritable ovni du documentaire politique, fera date.

Il suffit de quelques minutes pour comprendre le principe du film : un homme arrive en gare de Revin, commune des Ardennes françaises, accueilli par ses deux conseillers politiques. Thomas Paulot (le réalisateur, invisible à l’écran) et ses deux compagnons d’aventure (Ferdinand Flame et Milan Alfonsi). Ils sont tout autant une équipe de tournage que de campagne : Laurent Papot est l’acteur principal et un nouveau candidat aux élections municipales de 2020 à Revin, cette ville qu’il ne connaît pas encore.

Auprès des Revinoises et Revinois, il assume ce qu’il est : un acteur sous contrat, payé par une production de cinéma pour être candidat aux élections municipales. Il a pour mission de monter une liste et de constituer un programme. La suite, on ne la connaît pas. Simplement, s’il gagne les élections, il se retirera en laissant le pouvoir à la population. Une population qui dépeint avec brio la situation locale, de l’ancienne militante syndicale au commerçant en passant par les (très) jeunes précaires du coin.

© L’heure d’été – 2021 – images fournies par REZO FILMS

La photographie d’une certaine France ?

Cette population que Laurent Papot rencontre, on peut dire d’un côté qu’elle est singulière et que sa vision correspond à un contexte précis : celui des Ardennes françaises, positionnées aux confins orientaux de la diagonale du vide. Désindustrialisées, vidées de leur substance syndicale intense par la fermeture des usines et de la toute-puissance de la gauche par l’impuissance des politiques face à l’ampleur des destructions économiques. C’est la diagonale du vide, la France périphérique dépeinte par Christophe Guilluy.

Rapidement, émergent dans le film des figures locales, tel Karim Mehrez, ancien leader d’une liste citoyenne de gauche battue aux élections municipales de 2014, qui devient le sherpa de Laurent Papot dans cette ville où il ne connaît personne. On y trouve une mairie conquise par une droite sans rêve, ciblée par deux listes de gauche sans contraste et qui ont abandonné (de honte ?) l’étiquette du Parti socialiste.  

Toutefois, si Revin reste Revin, la ville est aussi plus largement une image des réalités politiques du pays. Il y a bien entendu une liste Rassemblement national auquel le film ne laisse qu’une place de spectre lointain. Bien plus présent, on retrouve la candidature du fameux Chabane Sehel, figure locale des Gilets Jaunes qui affirme avec rage sa volonté « d’éradiquer la misère » dans une ville frappée par un taux de pauvreté de 27%.

La comparaison entre Municipale et J’veux du Soleil de François Ruffin est rapidement tentante. Ici aussi, les questions de désespoir et surtout d’espoir ressurgissent à la faveur du bouillonnement politique des foules fluorescentes apparues fin 2018. Pour autant, J’veux du Soleil a été réalisé dans une quasi-totale improvisation en s’appuyant sur la présence d’une figure politique, là où Municipale repose au contraire sur un acteur-personnage principal qui assume lui-même l’idée qu’il n’est pas là pour remplir un espace mais pour créer un vide. 

Un vide synonyme de responsabilités qui font envie autant qu’elles font peur. Doit-on créer cette liste autour de ce vrai-faux candidat ? Ne prend-on pas le risque de créer davantage de confusion et de faux espoirs là où la déshérence a déjà été lourdement implantée par le sentiment de déclin.

Un dispositif mêlant consciemment la réalité à la fiction : la caméra comme outil de dialogue 

Autre différence notable avec le film du député insoumis, Municipale est un film écrit au fil de sa conception, un film bénéficiaire et victime de la matière du réel qui lui permet d’exister, un film joué par son personnage-acteur mais aussi par les habitants qui, d’ailleurs, apparaissent au générique très directement et dont on apprend qu’ils ont été appelés à jouer leur propre rôle.

De sorte que l’on trouve aussi une forte proximité avec Entre les Murs, où Laurent Cantet avait utilisé les outils de l’improvisation théâtrale avec des jeunes d’un collège de banlieue, à l’époque où Nicolas Sarkozy parlait volontiers de « racailles » et de « kärcher », pour faire éclater à l’écran, l’univers intérieur d’une population. Le jeu permanent, c’est bien le fil conducteur de Thomas Paulot : que ce soit pour les relations sociales, la campagne électorale, ou l’exercice du pouvoir, le film épouse la part de fiction qui compose la politique, une part bien réelle, toujours trouble et troublante.

Au risque que la caméra ne rende tout artificiel ? Peut-être. Et peut-être, aussi, le contraire. Car la caméra joue aussi un rôle de pacificateur, d’actionneur, de révélateur : en somme, elle crée une tension qui oblige la parole à se libérer. La fiction comme le rêve, est une mise en scène, certes, mais une mise en scène qui libère des choses tues. Ainsi, Laurent Papot est bien cet instrument créateur de tension puis d’un vide propice à recréer du dialogue.

© L’heure d’été – 2021 – images fournies par REZO FILMS

La performance de Laurent Papot

Il vous fait tantôt penser à José Garcia, tantôt à Vincent Macaigne : Laurent Papot se distingue autant par ce qu’il dit que par ses silences. Par ses changements d’attitude et son culot, on le sent habité d’une propension au délire qui pourrait virer à l’humour absurde si elle n’était pas aussi teintée d’une sincérité dont on doute également en permanence : d’après les trois créateurs, on l’a choisi justement parce qu’il est en permanence à cheval entre la réalité et la fiction. Un vrai candidat.

C’est même un bon candidat. Certes, il n’a qu’une connaissance très superficielle des personnes et des réalités locales, ignorance qu’il assume pleinement, préférant mettre en avant la richesse de son regard neuf : après tout, nul n’est prophète en son pays, et c’est d’autant plus vrai que tout dans le film raconte la déroute de la vie publique et la perte de repères.

Ce qui rend Laurent Papot exceptionnel, ce qui le rend unique et radicalement vrai, c’est cette posture de l’écoute (car dans un sens, l’écoute n’est jamais fictive, que l’on soit acteur ou candidat). Les réunions publiques sont bien plus marquées par les silences du candidat et de ses conseillers, que par les habituelles et classiques harangues plus ou moins charismatiques. Son équipe et lui génèrent une présence là où les gens se sentent délaissés : le local de campagne est installé dans les murs désertés d’un ancien PMU. Là, les silences du candidat prennent la valeur d’écoutes. Ainsi la parole se libère.

Alors que le débat public pose souvent la question de la sincérité des candidats, Municipale prend la question à contre-pied. Ce qui en fait indéniablement un des films politiques de la décennie naissante. 

Alors que le débat public pose souvent la question de la sincérité des candidats, Municipale prend la question à contre-pied. Ce qui en fait indéniablement un des films politiques de la décennie naissante. 

Au fil de la pellicule, des amitiés naissent dans la fiction, non pas malgré elle, mais en elle. C’est l’histoire du lien entre intime et politique, entre jeu et vérité. Une dynamique qui n’est pas sans nous rappeler celle de Pater, d’Alain Cavalier, où le réalisateur et Vincent Lindon jouent respectivement le rôle d’un président et de son premier ministre. 

Sauf que Laurent Papot a véritablement été candidat aux élections municipales de Revin et que la crise covid lui est aussi véritablement tombé dessus là-bas. Laurent Papot est Laurent Papot. Alors que le débat public pose souvent la question de la sincérité des candidats, Municipale prend la question à contre-pied. Ce qui en fait indéniablement un des films politiques de la décennie naissante. 

Taxer les « profiteurs de crise », une fausse bonne idée ?

© Robert Anasch

La pandémie de Covid-19 et les mesures qui lui sont associées ont fait ressurgir le thème des « profiteurs de guerre », dénonçant les bénéfices illégitimes effectués par certains lors de la crise sanitaire. Si la possibilité d’une taxation exceptionnelle est à considérer, cette insistance sur le caractère exceptionnel de la situation risque de valoriser comme seul horizon un « retour à la normale », c’est-à-dire à la persistance des problèmes structurels préexistants.

En juin 2020, le député insoumis de la Somme François Ruffin proposait la création d’un « impôt Covid », se justifiant par le caractère exceptionnel de la situation. Celui-ci taxerait à 50% le surplus de chiffre d’affaires réalisé par le e-commerce pendant le confinement, et instaurerait une contribution exceptionnelle sur les sociétés d’assurances excédentaires ou ayant versé des dividendes ; le tout alimenterait un fonds de solidarité pour le petit commerce. L’idée : « que les « gagnants » reversent aux « perdants » », selon le titre de la proposition de loi. Réémerge ainsi en filigrane le thème des « profiteurs », qu’ils soient « de crise », comme les désigne Ruffin, ou de guerre – ceux ayant reçu des bénéfices indus dans une situation critique.

Si une bonne partie de la gauche a refusé l’assimilation de la crise sanitaire à une « guerre » par Emmanuel Macron, comme métaphore militariste malvenue, l’origine de la notion de profiteurs est à interroger. Son arrivée dans le débat public est survenue dans un contexte guerrier, via les pacifistes dénonçant les « marchands de canons » au lendemain de la Première Guerre Mondiale. Il semble alors étonnant de réactiver ce thème si l’on refuse toute perspective guerrière envers la crise sanitaire. Sur quelles analogies se fonde alors le réinvestissement de la dénonciation des profiteurs de crise ? La situation actuelle justifie-t-elle l’emploi de cette catégorie ? Et surtout est-ce une stratégie pertinente politiquement ?

Profiteurs de guerre du passé et du présent

Historiquement, la catégorie de profiteurs de guerre s’est déployée à plusieurs niveaux, que l’on peut chacun considérer au regard de la situation actuelle. Le premier est celui de la trahison avec l’ennemi, duquel participaient aussi les espions. Celui-ci visait surtout les industriels qui continuaient à faire tourner leurs usines comme d’habitude alors que le territoire était occupé par l’ennemi. Dans un contexte de guerre, ce business as usual signifiait qu’une partie de la production serait accaparée par l’ennemi pour son effort de guerre, ce qui était jugé inadmissible. Un paradoxe puisque cette poursuite de l’activité assurait aussi l’approvisionnement indispensable à la population nationale. Ainsi, en Belgique, le baron Evence Coppée, qui avait laissé tourner ses charbonnages durant la guerre, resta coupable aux yeux de l’opinion publique, malgré son blanchissement judiciaire.

Dans le contexte de la crise sanitaire, l’on voit mal qui pourrait être taxé d’ennemi, dans la mesure où le conflit n’est pas inter-étatique. Même si l’on admet que le Covid-19 est ledit ennemi, on se demande qui seraient les « traîtres à sa patrie » s’étant rangé sous les ordres du virus ennemi. Si l’on tenait absolument à maintenir cette catégorie de traître à la patrie, ce serait en réinvestissant le champ géopolitique classique. Il s’agirait par exemple de fustiger une entreprise française ayant refusé d’accorder au marché français un traitement préférentiel. Mais cela reviendrait à positionner le débat exclusivement vis-à-vis d’un autrui extra-national. Or, une pandémie étant par définition internationale, la lutte contre celle-ci l’est aussi. Si les tensions géopolitiques liées à l’accaparement des masques ou des vaccins ne sont pas à sous-estimer, la gestion de l’épidémie ne peut se limiter à la communauté nationale.

Cela nous amène au deuxième mode de compréhension de la notion de profiteur de guerre : seraient qualifiés ainsi ceux qui auraient sacrifié le bien commun à leur intérêt personnel. Cet élément est transposable de la guerre à la crise sanitaire, en vertu d’une tendance commune de l’économie dans ces périodes : la monopolisation. Les périodes de crise favorisent souvent la concentration des activités économiques au sein d’une poignée d’entreprises, plus à même de répondre aux besoins dans l’urgence. En 1914-1918, le nombre d’entreprises dans le secteur de la sidérurgie avait drastiquement diminué, laissant la production aux mains d’un petit cartel d’industriels. De même, la crise sanitaire a fait bondir le chiffre d’affaires de l’industrie pharmaceutique, secteur concentré s’il en est. Ce n’est pas un hasard : les mécanismes de monopolisation ou de concentration à l’œuvre dans les branches utiles pour répondre à la crise permettent la maximisation du surplus du producteur. En théorie économique néoclassique, du moins, le monopole a un pouvoir de fixation du prix au-delà du prix de marché, car il évite le jeu de la concurrence. Se superpose à cette concentration industrielle la propriété intellectuelle des vaccins rendue exclusive par les brevets, qui instaure une concurrence monopolistique. En bref, sans régulation, les mécanismes de concentration propres aux moments de crise enrichissent les propriétaires des entreprises au détriment du bien commun, en renchérissant le prix de leurs biens pourtant essentiels dans l’urgence.

En bref, sans régulation, les mécanismes de concentration propres aux moments de crise enrichissent les propriétaires des entreprises au détriment du bien commun, en renchérissant le prix de leurs biens pourtant essentiels dans l’urgence.

Mais avant tout, la dénonciation des profiteurs de guerre se fonde surtout sur une indignation morale. Ce n’est pas tant l’arbitrage entre intérêt personnel et commun qui semble compter, mais bien l’absence de sacrifice de son intérêt personnel, indépendamment de ses conséquences sur la communauté. Dans une crise affectant a priori l’intégralité de la population, il semble intolérable que quelqu’un ne participe pas de l’effort commun, ne souffre pas, ou tout simplement qu’il continue à vivre comme auparavant. Il y aurait une forme de scandale moral à ce que cette crise en épargne certains arbitrairement, au point même qu’ils pourraient en « profiter ». Cette remise en cause de « l’égalité des conditions devant les coûts et les sacrifices de la guerre » semble alors miner les fondements mêmes de la citoyenneté. Comme si la situation de crise hypostasiait cette citoyenneté, la rattachant non plus aux simples droits et devoirs formels du citoyen abstrait, mais l’indexant sur la stricte égalité des conditions matérielles d’existence. D’où la nécessité de parvenir à celle-ci par la justice, qui voudrait que nul ne pourrait s’approprier personnellement des bénéfices effectués en temps de guerre – qui seraient alors redistribués à la collectivité. François Ruffin insiste notamment sur l’exemple de l’impôt sur le revenu, mis en place en juillet 1914 pour financer la guerre.

L’État, matrice de l’exceptionnalité de la situation

Si la mise en place d’un impôt exceptionnel se justifie, ce n’est pas tant parce que certains ont gagné plus que d’autres. C’est surtout que ces gains exceptionnels sont dus à une conjoncture sanitaire sur laquelle les acteurs eux-mêmes n’avaient pas de prise, face à laquelle ils étaient impuissants. Les contraintes imposées sur la consommation par la crise sanitaire ont modifié sa répartition, et donc la structure des profits selon les secteurs. Dès lors, la croissance du chiffre d’affaires de certains secteurs ou entreprises semble indue. Mais pourquoi ? En réalité, ce n’est pas tant l’arbitraire de l’épidémie qui pose problème ; si tel était le cas, les secteurs en croissance auraient simplement été ceux qui étaient les plus à même de répondre à de nouveaux besoins conjoncturels.

Avant tout, ce sont les choix politiques de confinement ou de couvre-feu, ainsi que les mesures restrictives ayant ciblé des secteurs particuliers, qui ont modifié la structure de la consommation. Dès lors, les bonnes performances de certaines branches ne sont que le reflet de leur possibilité d’exercer en dépit de la restriction générale de l’activité économique. Il ne s’agit pas là d’affirmer que la politique sanitaire du gouvernement fut déconnectée des réalités épidémiologiques, ou que le choix de fermer par exemple les boîtes de nuit ne se justifiait pas vis-à-vis de la propagation du virus. Mais, précisément parce qu’elles sont censées être mûrement réfléchies, les décisions gouvernementales peuvent être bien plus amères lorsqu’elles apparaissent arbitraires. Ainsi, on se souvient des débats sur le caractère essentiel ou non des librairies, et de l’impression tenace que le sort d’une foule de petits commerces dépendait de choix hasardeux ou d’une intervention des lobbies que d’une modélisation épidémiologique rigoureuse. L’argument schumpétérien de la destruction créatrice en devient encore moins pertinent qu’en temps normal : les faillites annoncées ne seraient pas le fruit d’un supposé libre jeu du marché, mais bien directement de décisions politiques conjoncturelles.

Les bonnes performances de certaines branches ne sont que le reflet de leur possibilité d’exercer en dépit de la restriction générale de l’activité économique.

D’où la nécessité d’un rééquilibrage postérieur, l’État garantissant la survie de secteurs autrement condamnés à péricliter. C’est d’ailleurs aussi pour cette raison que l’État a mis en place divers mécanismes de soutien, au premier rang desquels la généralisation du chômage partiel. Le postulat néolibéral selon lequel l’issue au chômage serait la réduction des aides aux chômeurs pour inciter au travail ne peut plus, dans cette situation, avoir la moindre prise. L’État est donc déjà plus interventionniste en ces temps de pandémie qu’en temps normal. Il serait absurde de lui dénier la légitimité d’intervenir ex post pour rééquilibrer les profits, en arguant que ce n’est pas son rôle d’adoucir les effets d’une inexistante concurrence. La mise en place d’une taxation exceptionnelle se révèle indispensable, pour compenser les déséquilibres économiques entraînés par la crise.

Prenons l’exemple de Doctolib. Sa réussite exceptionnelle – entre 150 et 200 millions de chiffre d’affaires en 2020 – est en grande partie due à la promotion par le gouvernement de la téléconsultation pour les rendez-vous médicaux. Comment justifier ces profits privés réalisés grâce aux encouragements des pouvoirs publics ? Déjà actionnaire de Doctolib via la Banque Publique d’Investissement, l’État ne devrait-il pas le nationaliser, du moins le temps de la crise ? On voit mal, ne serait-ce qu’en termes de protection des informations personnelles et du secret médical, ce qui justifierait qu’une entreprise privée soit à ce point responsable de la mise en place de la stratégie de vaccination. Surtout, cela lui confère sur le long terme une position de premier plan, quasi monopolistique, dans la gestion des relations entre médecins et clients. L’État, particulièrement en temps de crise, doit savoir agir au-delà de la préservation du libre jeu du marché à laquelle se livre frileusement l’Autorité de la concurrence. En l’occurrence, la formation d’un monopole aussi incontournable dans cette conjoncture requiert manifestement une intervention étatique, par exemple sous la forme d’une « taxe Covid ».

Réponse d’urgence et stratégie de long terme

La dénonciation des profiteurs de crise semble alors se justifier. Ainsi, certaines entreprises ont pu frauder vis-à-vis du chômage partiel, ou simplement toucher des aides alors qu’elles se portaient relativement bien. Mais le choix de mobiliser ce registre des profiteurs est risqué, politiquement parlant, dans la mesure où cela circonscrit le débat à la conjoncture actuelle. En effet, prendre appui sur les distorsions conjoncturelles du marché pour justifier la régulation étatique risque parallèlement d’ériger en norme l’idéal du marché libre, confusément assimilé à la situation antérieure.

Prendre appui sur les distorsions conjoncturelles du marché pour justifier la régulation étatique risque parallèlement d’ériger en norme l’idéal du marché libre, confusément assimilé à la situation antérieure.

De même, paradoxalement, fixer son attention sur les pertes imposées aux entreprises durant la crise sanitaire alimente la rhétorique d’un besoin vital d’aides étatiques aux entreprises. Certes, le besoin d’aides pour certains secteurs était réel et seul l’État peut assumer ce rôle. Mais n’oublions pas pour autant le devoir de responsabilité qui devrait s’imposer par ailleurs aux entreprises. Non pas, bien sûr, que les entreprises soient responsables de leur activité ou non durant la crise, ni qu’elle devraient l’avoir anticipée en se constituant une trésorerie abondante. Mais sans vision de long terme, les diverses aides aux entreprises risquent bien d’entériner le principe néolibéral de socialisation des pertes et de privatisation des gains.

Si un impôt exceptionnel était mis en place, il y aurait certes une forme de rééquilibrage des gains effectués durant la crise. Mais il y a fort à parier que, si cet impôt ne se pérennisait pas au-delà de la crise, les entreprises reviendraient à un paradigme d’irresponsabilité totale vis-à-vis de la collectivité. Les divers impôts sur les entreprises ne seraient toujours vus que comme une forme de « matraquage fiscal », l’État étant supposé illégitime à interférer dans les affaires du privé. Or, il est désormais de plus en plus évident que les crises vont continuer à se multiplier, notamment en raison de la catastrophe climatique et environnementale. Dans ce contexte, si les entreprises en difficulté peuvent se faire aider par l’État en cas de besoin, alors il n’y a aucune raison qu’elles échappent à l’impôt en temps normal, précisément pour rééquilibrer la transaction. L’État ne peut être cantonné au rôle de sauveur en dernier ressort si les entreprises n’assument pas leur responsabilité dans le financement de ces politiques.

Hadrien Mathoux : « Tout mouvement politique ambitieux se doit d’élargir son socle »

© Elsa Margueritat

À l’occasion de la sortie de son ouvrage Mélenchon : la chute – Comment la France insoumise s’est effondrée aux éditions du Rocher, nous avons souhaité interroger Hadrien Mathoux, journaliste politique en charge du suivi de la gauche et de la France insoumise pour Marianne sur la trajectoire et les ressorts des difficultés auxquelles la France insoumise n’échappe pas, à la fois sur le plan stratégique mais surtout sur le plan politique. Pour le journaliste, en dépit du caractère hors norme de la personnalité de Jean-Luc Mélenchon dans le paysage politique français, la France insoumise, avant tout fondée comme locomotive pour la présidentielle, est traversée par trop de contradictions pour espérer rééditer, selon lui, le succès enregistré en 2017. Propos recueillis par Valentin Chevallier et Léo Rosell.


LVSL – Quelles ont été vos motivations pour écrire un ouvrage dédié au fonctionnement de la France insoumise ? 

Hadrien Mathoux – Elles étaient nombreuses. Lorsque je me suis mis au travail, au printemps 2018, une seule année nous séparait de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, passionnante par ses innovations de forme et de fond, mais également fructueuse électoralement. Grâce à son excellent résultat électoral, mais aussi en raison des premières orientations du quinquennat Macron, il était envisageable que les Insoumis s’imposent comme la première force d’opposition du pays.

D’un autre côté, l’on pressentait déjà les tendances que je décris dans mon ouvrage, les tiraillements entre plusieurs lignes politiques aux aspirations diverses, les ambiguïtés stratégiques à résoudre, le rapport mouvant à la gauche et au peuple etc. Ajoutez à cela une panoplie de personnalités charismatiques et un mouvement au fonctionnement atypique, et vous obtenez un matériau idéal pour tout journaliste.

J’essaie, par ailleurs et autant que possible, de privilégier un journalisme politique qui s’attache davantage aux débats idéologiques qu’aux petites manœuvres politiciennes ou à une vision excessivement psychologisante des événements et des acteurs. Les Insoumis sont bien adaptés à cette vision des choses ; je leur reconnais une certaine sincérité dans la défense de leurs idéaux, et chez eux, la vision stratégique revêt une importance primordiale.

LVSL – Vous revenez très souvent sur cette dichotomie entre une ligne populiste/républicaine versus une ligne de rassemblement de la gauche/culturelle. N’est-ce pas le problème originel de la France insoumise que d’avoir misé sur la possibilité de concilier ces deux lignes ? Est-ce qu’aujourd’hui, comme vous semblez l’indiquer, l’une de ces deux lignes l’a définitivement emporté sur l’autre ? 

H.M – Tout mouvement politique ambitieux se doit d’élargir son socle, de cadres, de militants, d’électeurs. La pureté idéologique absolue convient à des groupuscules, mais lorsqu’il s’agit de conquérir le pouvoir, il est inévitable de devoir faire cohabiter des personnes qui ne pensent pas pareil sur tous les sujets. Deux questions se posent alors : quels sont les fondamentaux idéologiques sur lesquels tout le monde doit être d’accord, et quelle méthode de gestion adopte-t-on pour gérer les divergences ? C’est peut-être sur ces deux points, et notamment le second, que la France insoumise a pu commettre des erreurs.

Il est impossible de déclarer la victoire définitive d’une ligne sur l’autre, notamment car tout cela ne tient finalement quasiment qu’aux décisions de Jean-Luc Mélenchon. Néanmoins, il est évident que la ligne de gauche culturelle a remporté beaucoup de victoires décisives : départ ou exclusion des principaux défenseurs de la ligne populiste et républicaine, amendement du discours sur la laïcité, l’immigration ou l’Europe, prolifération du discours intersectionnel, etc.

LVSL – De l’immigration à la question européenne, en passant par le positionnement par rapport aux Gilets jaunes, vous montrez que le mouvement est traversé par de nombreuses ambiguïtés, qui renvoient à la difficulté de trancher sur des sujets clivants, au risque de perdre en clarté auprès de l’opinion. N’est-ce pas là une limite fondamentale liée aux principes organisationnels si particuliers de la FI, que vous résumez à travers le concept d’« autocratisme gazeux » ?

H.M – Effectivement, il semble y avoir un lien clair entre l’incapacité de trancher sur certains sujets clefs et la forme organisationnelle adoptée par la FI. On peut néanmoins comprendre la réticence de Jean-Luc Mélenchon envers le modèle pyramidal adopté par le Parti socialiste, qui possède lui aussi de nombreux défauts et consume l’essentiel de l’énergie des cadres et des militants dans des batailles picrocholines.

L’ennui, c’est qu’à cette organisation imparfaite, les Insoumis ont substitué une forme “gazeuse” dépourvue de structures démocratiques, dans laquelle les militants sont à la fois autonomes et impuissants, et où tout le pouvoir décisionnel est concentré dans les mains de quelques cadres, pour ne pas dire Jean-Luc Mélenchon lui-même. Passée la période d’unanimisme de la campagne présidentielle 2017, lorsque les débats internes ont refait surface, LFI n’a disposé d’aucune instance pour les régler sereinement. Cela a été fait dans la confusion et la brutalité. Mais il ne faut pas non plus réduire les difficultés des Insoumis à la forme du mouvement : les principaux écueils restent de nature politique.

LVSL – Vous n’abordez que de manière parcellaire les élections municipales. La direction nationale semble d’ailleurs avoir accordé peu d’importances aux élections intermédiaires. La faiblesse des relais et de l’implantation locale n’est-elle pas un frein à la remobilisation des cercles insoumis, déjà affaiblis par l’essoufflement militant post-2017 et la crise interne du mouvement ? 

H.M – Les élections municipales ont bien montré que même si les nouveaux mouvements politiques sont sans doute plus adaptés aux réseaux sociaux et à la communication numérique, rien ne remplace la bonne vieille implantation d’élus locaux et l’implication militante pour remporter des mairies. La République En Marche, le parti au pouvoir, a ainsi éprouvé les pires difficultés lors de ces municipales, au contraire de formations pourtant moribondes au plan national comme le PS ou Les Républicains.

Du côté de la France insoumise, s’y est ajoutée la volonté pas totalement assumée “d’enjamber” ce scrutin, jugé peu adapté au mouvement. Il semble de plus en plus clair que la FI se conçoive comme une machine électorale au service des ambitions présidentielles de Jean-Luc Mélenchon. Ceci étant dit, il est difficile de contester que la vie politique française en général ne semble tourner qu’autour de cette élection.

LVSL – Jean-Luc Mélenchon a vu son image s’abîmer depuis 2017. Pour autant, comment avez-vous analysé l’émergence de Nous Sommes Pour ? Pensez-vous que ce nouveau mouvement peut lui permettre de faire un meilleur score en 2022, voire de l’emporter ? 

Je suis assez sceptique, tout d’abord parce que le résultat de Jean-Luc Mélenchon en 2017, lié à une campagne très réussie mais également à une conjonction de facteurs favorables, était en réalité assez exceptionnel. Pour ce qui est de 2022, Mélenchon va davantage s’inscrire dans la continuité que lors des deux échéances précédentes, où il avait présenté des innovations esthétiques et de fond à chaque fois.

C’est assez logique, son score de 2017 l’a définitivement installé dans le paysage et ses qualités en campagne sont indéniables. Ceci étant, Nous Sommes Pour ne fera pas oublier que depuis trois ans, les Insoumis connaissent de grandes difficultés. Les piètres résultats électoraux, des choix idéologiques douteux et l’effondrement de l’image de Jean-Luc Mélenchon après l’épisode des perquisitions en octobre 2018 ne s’effaceront pas par magie, même si le nom de la plateforme et l’habillage changent.

LVSL – Ne risque-t-il pas d’être gêné par une candidature probable d’Arnaud Montebourg, tant par un choix de « fédération populaire » que par une campagne populiste ? 

H.M – Difficile de le contester. On ne sait pas si Arnaud Montebourg sera bel et bien candidat, mais s’il y parvient, son profil politique, son programme et son positionnement en candidat “de la France plutôt que de la gauche” risquent immanquablement de séduire une partie de ceux qui avaient voté pour Mélenchon en 2017. Arnaud Montebourg présenterait une candidature encore plus proche de celle de Mélenchon que Benoît Hamon cinq ans plus tôt. Ce dernier étant toujours jugé comme l’un des responsables de la non-qualification au second tour par certains Insoumis.

LVSL – Le programme l’Avenir en commun sera celui de la FI en 2022, mâtiné de quelques ajustements. L’absence de nombreux cadres ayant joué un rôle central dans la campagne de 2017 peut-il changer en profondeur le programme ? 

H.M – Un changement massif de l’Avenir en commun m’apparaît très peu probable. Parce qu’il s’agit d’un texte très complet et travaillé, mais aussi parce que les Insoumis, militants compris, entretiennent un rapport passionnel, presque fétichiste, à ce programme. Toutefois, il sera intéressant d’observer les tendances idéologiques à l’œuvre au sein de la France insoumise, et notamment le départ massif des cadres souverainistes et laïques, se traduire par petites touches dans le texte.

On peut déjà se livrer à quelques constatations de forme, en prenant comme exemple le chapitre consacré à la laïcité : le programme de 2017 vilipendait ses « adversaires historiques, intégristes religieux et racistes qui veulent aussi en faire un prétexte pour flétrir les musulmans ». La nouvelle version, rédigée dans un esprit bien plus accommodant, appelle à faire cesser « les polémiques vaines et futiles qu’agitent les diviseurs de tout crin, souvent ses ennemis hier, et qui s’en servent pour flétrir les musulmans. » Il y a là comme un changement de ton, non ?

LVSL – Adrien Quatennens, en tant que coordinateur de la France insoumise, joue un rôle central au sein du mouvement. Apparaît-il selon vous comme l’héritier naturel de Jean-Luc Mélenchon, ou peut-il être concurrencé par d’autres figures du mouvement comme François Ruffin, Alexis Corbière voire Mathilde Panot ? 

H.M – Adrien Quatennens n’a pas été nommé coordinateur de la FI par hasard : il est talentueux, a fait ses preuves, et montre une extrême loyauté à Jean-Luc Mélenchon. François Ruffin est également très populaire mais présente un profil plus atypique et franc-tireur que Quatennens. Alexis Corbière joue davantage un rôle d’appui que de leader potentiel. Mathilde Panot fait partie des figures montantes de la FI au même titre qu’Adrien Quatennens, mais il me semble qu’elle n’a pas autant “percé” que lui aux yeux du grand public.

Gardons tout de même à l’esprit deux éléments : on ne sait pas si la France insoumise survivra à l’élection présidentielle de 2022, et si oui, on ne sait pas non plus quelle sera la modalité de sélection du prochain chef de file. Personne, à la France insoumise, ne s’impose comme le successeur évident d’un Jean-Luc Mélenchon qui, si sa personnalité est clivante, reste une figure d’une dimension hors normes dans le paysage politique.

LVSL – Le populisme de droite semble l’avoir davantage emporté que le populisme de gauche dans de nombreux pays. Quelles leçons en tirez-vous au vu de vos enquêtes sur la FI ? Pensez-vous que le fait que le populisme de droite n’ait pas de mal à attaquer de manière frontale ses ennemis, et ne s’encombre pas de nuances ni de questions morales, y joue un rôle ? 

H.M – Pour être complet, cette question devrait être précédée d’un long et fastidieux débat sur les contours de la notion de populisme, ainsi que sur la pertinence d’une distinction entre un “populisme de gauche” et un “populisme de droite” !

Je vais tenter d’être synthétique, et donc forcément un peu caricatural : le populisme, qu’on peut résumer en un mécontentement des catégories populaires envers les élites jugées coupables d’avoir trahi leurs intérêts, se décline en plusieurs dimensions. Une dimension politique, qui se traduit par une aspiration à plus de souveraineté populaire et nationale ; une dimension économique, visant à restaurer de la redistribution, de la justice sociale et des services publics ; une dimension culturelle enfin, qui peut se résumer par une crainte de voir son quotidien, ses traditions et les coutumes auxquelles on est attaché être balayées par la mondialisation, cette insécurité ayant pour corollaire une demande d’ordre et de sécurité.

Vous l’aurez noté, je ne fais pas mention des « chaînes d’équivalence » dont parle Chantal Mouffe, qui sont supposées être mises en place pour créer un lien entre les revendications matérialistes des classes populaires et les aspirations progressistes des couches moyennes. J’avoue être circonspect sur cette notion, qui me paraît être une tentative de remplumer la deuxième gauche avec les habits du populisme en s’appuyant sur une lecture artificielle des dynamiques sociales. Sans nécessairement les opposer, il n’existe pas de complémentarité naturelle entre le populisme et les aspirations progressistes.

La majorité de la gauche, y compris la France insoumise qui se revendiquait du populisme, a fait depuis 2017 le choix délibéré de complètement ignorer la dimension culturelle que j’évoque un peu plus haut, voire, pour certains, de renvoyer toute volonté de prise en compte de ces problèmes à l’expression d’un fascisme rampant.

Influencée par une petite-bourgeoisie intellectuelle surreprésentée parmi les cadres et les militants, elle a défendu une vision promouvant la fragmentation de la société en minorités et en causes à défendre, incompatible avec la dynamique unitaire que porte intrinsèquement toute stratégie populiste. Au sein des catégories populaires, des orientations perçues comme “laxistes” sur des sujets comme l’immigration, la sécurité ou la laïcité sont des repoussoirs absolus, dans un contexte de raidissement généralisé sur ces thématiques.

Le populisme de droite a davantage infléchi son discours sur l’économie que la gauche ne l’a fait sur le culturel, c’est avant tout dans cette dichotomie qu’il faut chercher l’origine du succès supérieur du premier sur le second. Le cas du Royaume-Uni est un exemple très parlant de cela. Par ailleurs, on peut le déplorer, mais l’intransigeance de l’électorat est moindre en ce qui concerne les sujets économiques : des populistes de droite peuvent prospérer auprès des catégories populaires tout en continuant à promouvoir des politiques économiques contraires à leurs intérêts.

LVSL – La publication de votre ouvrage a-t-elle changé votre relation de journaliste avec les dirigeants et parlementaires de la France insoumise ? 

H.M – J’aimerais répondre “non” à cette question ! De mon côté, je traite la France insoumise exactement de la même manière qu’avant la parution du livre. Néanmoins, force est de constater que les choses ont changé à mon égard, puisque Jean-Luc Mélenchon me consacre des attaques personnelles dans son blog ou ses vidéos, de même que certains cadres et évidemment plusieurs dizaines de militants virulents, au comportement quelque peu robotique. Il est désagréable — même si un peu comique — de se voir repeint en “militant politique”, “histéro-facho”, “collabo”, à la fois “pro-Macron, fervent défenseur de l’ultralibéralisme”, “facho” et membre de la “droite catho”. Je ne fais ici que citer quelques amabilités qui m’ont été adressées.

Même s’il faut toujours prendre du recul, je dois avouer avoir été un peu déçu sur ce plan. Je croyais que les Insoumis, parfois injustement décrits en staliniens invétérés (le comble pour ceux qui viennent du trotskisme !), se plaçaient du côté de l’exercice de la raison critique. Depuis, je les ai vus adopter des méthodes agressives relevant du sectarisme le plus obtus dès lors qu’on n’allait pas dans leur sens. Jean-Luc Mélenchon, victime de tant de caricatures, se réfugie lui-même dans la caricature en traitant le moindre contradicteur de fasciste. Pourtant, mon ouvrage est fort nuancé et ne succombe jamais à l’attaque gratuite. L’ont-ils seulement lu ?

Paradoxalement, en adoptant ce comportement, les Insoumis illustrent tout un passage du livre, qui évoque le fait que « la moindre critique est considérée comme une trahison » et que toute discussion est devenue impossible en interne. Cette campagne de dénigrement fait peut-être plaisir aux militants, mais je doute qu’elle convainque grand monde au-delà. En tout cas, ce n’est pas parce que les Insoumis ont choisi cette stratégie que je serais plus négatif à leur égard dans mes articles, mon travail est de décrire les choses de la manière la plus objective possible.

« J’veux du Soleil » : sur les routes d’une aventure politique

Marcel, gilet jaune ©Catfish Tomei

Décembre 2018, sur un sprint d’une semaine, le réalisateur Gilles Perret et le député-reporter François Ruffin ont sillonné les routes de France pour tourner J’veux du Soleil. Ce roadtrip documentaire esquisse un portait des gilets jaunes, à travers une mosaïque de rencontres avec les occupants des ronds-points, le tout sur un ton mêlant l’espièglerie à l’émotion. Monté en à peine quelques semaines, J’veux du Soleil sort le 3 avril 2019, alors que le sujet des gilets jaunes continue à faire l’actualité, à moins de deux mois des élections européennes. Loin d’être fatigués de parcourir le pays en long et en large sur des milliers kilomètres, les deux amis et coréalisateurs se sont lancés dans un véritable marathon de projections-débats à travers tout l’hexagone. C’est pourquoi, au-delà du film qui retrace des rencontres avec des gilets jaunes, cette tournée-événement est en miroir d’une œuvre très engagée, une aventure politique en soi, que l’on a pu suivre à Nantes et à Dijon, fin mars. En voici le récit, au plus près de ses acteurs.


Donner à voir sur les ronds-points, les cœurs qui battent sous le gilet jaune

Le 22 mars 2019 est la veille de l’acte XIX des gilets jaunes, celui pour lequel le gouvernement a décidé de mobiliser les militaires de Sentinelle, franchissant ainsi un cap dans la dramatisation du conflit entre l’exécutif et la rue : nous sommes à Nantes et comme partout en France, la bataille de l’image continue à faire rage. Une longue file s’est réunie devant le Concorde, cinéma indépendant situé au centre-ouest de la ville, pour assister à l’avant-première de J’veux du Soleil. Comme un refrain, la même idée revient : voir autre chose que les images de BFMTV, avoir un autre regard que celui de CNEWS, et un son de cloche différent de celui de la majorité des éditorialistes.

On entend la voix chantante d’un vendeur à la criée : « Le Figaro ! Qui veut le Figaro, je le vends deux euros ! ». L’homme est de petite taille, le sourire malicieux et, un gilet jaune sur les épaules, c’est en réalité le journal Fakir, dirigé par François Ruffin, qu’il est en train d’écouler : la foule répond en riant, plus ardemment encore lorsqu’un homme s’exclame « et moi, je vends des slips Emmanuel Macron ! ». On comprend que pour ces gens-là, les gilets jaunes incarnent bien autre chose qu’une bande de casseurs, de voyous ou d’extrémistes mal intentionnés. Sans doute est-ce moins un film qui convaincra les « anti-fluo », qu’il ne rassemblera les pros.

Quelques militants patientant avant l’arrivée de François Ruffin au cinéma le Concorde à Nantes, le 22 mars 2019, ©Florence Gascoin

Avant de débuter la projection, le responsable du cinéma explique au public qu’il a dû passer de deux à quatre séances d’avant-premières, tant la demande a été forte : « Avant même d’avoir le temps de communiquer sur Facebook ou autre, presque toutes les places étaient prises ! Plus fort encore que pour Merci Patron ! ». Et il encourage les personnes présentes à propager le buzz et il y a déjà dans ce geste, un acte presque militant : on vote aussi avec des tickets de cinéma.

C’est un acte presque militant : on vote aussi avec des tickets de cinéma.

Le film commence et l’on comprend rapidement le sujet : cela fait quelques semaines que les gilets jaunes sont dans la rue, et l’on entend les commentateurs ainsi qu’Emmanuel Macron accuser cette foule d’incarner la haine xénophobe, homophobe et porteuse de toutes les intolérances. Ces gens sont-ils réellement les fachos que l’on prétend ? s’est demandé François Ruffin avant de rapidement découvrir que ces gens qui occupent les ronds-points sont « fâchés mais pas fachos ». Le road-trip que lance alors le député de la France insoumise (FI) aux côtés de son ami Gilles Perret, derrière la caméra, c’est le moyen d’aller à la rencontre des gilets jaunes et d’en donner une autre vision que celle, très négative, véhiculée par la classe dominante.

L’ambition est d’autant plus complexe qu’en six jours de tournage, les deux compagnons de route n’ont le temps que de rencontrer un échantillon de personnes très limité. Par ailleurs, le chemin de leur Citroën Berlingo est souvent orienté par des proches qui recommandent tel ou tel rond-point. Alors plutôt que de tenter de révéler la vérité politique statistique du phénomène gilets jaunes, les réalisateurs font le pari de réaliser des portraits de qualité : autour des ronds-points, ils prennent le temps de rencontrer les femmes et les hommes qui ont installé là une part de leur quotidien, semaine après semaine. Les lieux ont souvent été aménagés avec des pancartes et des drapeaux porteurs de slogans, mais aussi d’espaces pour s’abriter et passer du temps ensemble, signe d’une véritable appropriation des lieux.

Gagnant la confiance de leurs interlocutrices et interlocuteurs, Perret et Ruffin se font souvent inviter chez eux et échangent là autour d’une bière ou d’un café, de manière plus intime et approfondie, au sujet des histoires et parcours de vie. Le film porté par une seule caméra est minimaliste, à l’image du mode de vie des personnes rencontrées, renforçant la sensation de proximité. Dans la salle, le spectateur rit et souvent s’émeut, à l’écoute de récits très sincères, emplis de leur lot de drame mais aussi, bien souvent, d’autodérision : alors, qui sont ces cœurs qui battent sous le gilet jaune ?

Perret et Ruffin, simples artistes de la question sociale ?

Est-ce que ce sont donc des fachos qui revêtent le fluo ? D’après Khaled, un gilet jaune, ce n’est pas absolument le cas : l’homme, amputé des deux jambes, explique qu’il ne trouve sur le rond-point que de la fraternité et de la solidarité. Un de ses compagnons de route, plus caucasien d’apparence, le décrit « comme un frère » : pour lui, s’il y en a bien « deux ou trois » qui ont des idées racistes, il explique comme beaucoup d’autres que la question raciale reste extrêmement secondaire sur les ronds-points.

Affiche du film, J’Veux du Soleil, ©Fakir-JOUR2FÊTE

En revanche, ce qui ressort de manière très saillante dans les témoignages, c’est la question sociale. Il y a Carine par exemple, on comprend qu’elle survit en gagnant des cartes d’achats dans les bingos et lotos organisés dans sa commune. On comprend qu’il y a un esprit de débrouille qui ne suffit pas toujours et qui se mêle à des solutions de court-terme comme les prêts à la consommation dont on imagine facilement les funestes spirales qu’elles impliquent. Il y a la honte d’un mari qui ne supporte pas d’aller mendier son repas et celui de ses enfants aux Restos du Cœur. Il y a Loïc, pizzaïolo et jeune papa, qui n’a pas mangé depuis trois jours lorsqu’il rencontre les réalisateurs, et qui raconte comment les galères de vie ont fini par avoir raison de son couple. Du pathos ? Bien entendu qu’il y en a, mais pas seulement.

Car à travers les « Corinne, les Carine, les Khaled, les Rémi, les Denis, les Cindy, les Marie » il y a un élan qui transforme les détresses individuelles en un élan commun. On cesse de s’isoler derrière les écrans et dans les autres errements chez soi pour se retrouver sur le rond-point, on parle, on partage, on pleure, on cesse de sentir seul, on se lie de riches amitiés, on tombe parfois amoureux, et on remplace la honte par une quête de dignité. Ce récit des gilets jaunes porté par Perret et Ruffin est tout sauf anodin, car il offre autre regard sur cette communauté, dont l’image est communément traitée d’une manière qui rappelle bien cet adage de la bourgeoisie du XIXème siècle : « classes laborieuses, classes dangereuses. »

On remplace la honte par une quête de dignité.

Des chercheurs en psychologie sociale comme Herbert Kelman, Albert Bandura ou encore Nick Haslam ont avancé plusieurs théories qui montrent comment un groupe humain met en œuvre, consciemment ou non, un processus de déshumanisation d’un autre groupe, pour des motifs sociaux, raciaux mais aussi économiques et politiques. À cet égard, J’veux du Soleil contribue fortement à « ré-humaniser » l’image des « gilets jaunes » après que nombre de paroles et d’actes de violence aient contribué à les chosifier, de l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Luc Ferry, appelant à leur tirer dessus, aux différents actes de mutilation et d’éborgnement toujours justifiés et légitimés par les forces de l’ordre.

Pas étonnant donc, qu’après la projection à Nantes, un homme qui se présente comme un gilet jaune remercie Gilles Perret pour « ce film qui montre la beauté de ce qui se passe de notre côté », de même qu’une dame évoque, la voix tremblante d’émotion, une œuvre qui « réconcilie avec l’humanité ». Partout, les deux réalisateurs emmènent avec eux une grande fresque représentant Marcel soixante-dix-sept ans, ouvrier d’origine espagnole et gilet jaune : dans le film, les protagonistes le décrivent comme une personnification de leur mouvement, les traits marqués, tristes et en même temps, souriant, fier et relevant enfin la tête.

Marcel, gilet jaune ©Catfish Tomei

Et plus encore, il y a la réappropriation des mots et la force du passage à l’acte : c’est désormais Emmanuel Macron que l’on moque et à travers lui, l’absurdité des choses que l’on dénonce. Dans le film, on voit François Ruffin en dialogue avec deux gilets jaunes qui participent à une opération de péage gratuit. En plein contexte de suppression de l’ISF, le député insoumis leur explique qu’avec la privatisation des autoroutes entre 2005 et 2007, l’État s’est privé de 4,5 milliards d’euros par an de ressources. Comme l’une des deux femmes explique que ce montant est si grand qu’il ne signifie rien pour elles, François Ruffin leur explique qu’avec cet argent, on pourrait rendre les transports en commun gratuits partout en France. La mécanique de la honte est bel et bien inversée, dans la vie de ces gens comme dans l’écho renvoyé par le film. À ce moment comme à d’autres, on comprend que le J’veux du Soleil va plus loin que la simple exposition de la question sociale.

Un film politique, sur des gens qui se politisent, pour faire de la politique

Il faut dire que Gilles Perret et François Ruffin n’en sont pas à leur coup d’essai. Le premier a réalisé pléthore de film engagés, faisant des récits-hommages du programme du Conseil national de la Résistance (Les Jours Heureux, 2013), de la Sécurité Sociale (La Sociale, 2016) mais aussi, de manière plus engagée, de la campagne de Jean-Luc Mélenchon (L’insoumis, 2018). Quant au deuxième, il a éclos politiquement en 2016, passant d’un premier succès cinématographique Merci Patron ! à une visibilité grandissante à travers le mouvement social « Nuit debout », aboutissant à son élection comme député en 2017. Un film populaire pour un mouvement populaire, voilà qui nous rappelle quelque chose.

Les deux réalisateurs, Gilles Perret et François Ruffin ©Fakir

Lorsqu’on interroge Gilles Perret au sujet des résistances rencontrées au sujet de la diffusion du film, ce dernier explique que si tout s’est bien passé dans la majorité des cas, il y a eu tout de même quelques réticences. En premier lieu, certains responsables de cinéma ont craint pour la qualité d’un film tourné et monté en moins de quatre mois. Mais surtout, il y a eu des résistances plus purement politiques : à Amiens un cinéma d’art et d’essai, financé en grande partie par des subventions publiques, a refusé de projeter le film, a priori pour éviter de froisser l’équipe municipale aux couleurs de l’UDI. Indéniablement social, J’veux du Soleil est bel et bien devenu un objet politique.

Le témoignage de Cindy, l’une des gilets jaunes interviewée, cristallise cette dynamique entre le populaire, le social et le politique : « La politique, ça nous intéressait plus du tout parce qu’on était berné depuis des décennies. […] On se dit que peut-être on va changer le cours de l’histoire, du coup on a envie de retourner aux urnes, on a envie d’apprendre. » Et il est intéressant de noter comment en retour, une situation personnelle devient l’objet d’un débat politique.

« La politique, ça nous intéressait plus du tout parce qu’on était berné depuis des décennies. […] On se dit que peut-être on va changer le cours de l’histoire, du coup on a envie de retourner aux urnes, on a envie d’apprendre. »

À la sortie de la projection-débat à l’Eldorado, cinéma indépendant d’un faubourg au sud de Dijon, on a pu surprendre cette discussion sur Cindy. Il y a plusieurs années, cette femme alors mère célibataire et salariée dans le Nord, a laissé son emploi par amour, pour rejoindre son nouveau compagnon dans le sud de la France. Sur le trottoir devant le cinéma, deux personnes discutent et la première s’exprime : « La pauvre, elle en a connu des galères. Après, elle avait déjà un enfant, puis elle en a eu deux ou trois autres alors qu’elle avait déjà des problèmes… C’est pas responsable et quelque part, elle cherche un peu. Et je suis sûr qu’il y en a plein d’autres dans son cas, alors après, c’est pas toujours la faute du système. » L’autre lui répond : « Ouais je sais pas… Tu te rends compte, il y a une femme qui galère avec son mec tombé malade parce qu’il bossait comme un fou, on en a les larmes aux yeux, et la première chose qu’on fait, c’est chercher sa responsabilité… On la juge, on regarde peut-être trop la télévision… C’est doute pour ça que ce film est utile. »

La discussion est interrompue par François Ruffin qui surgit devant le grand portrait fluo de Marcel pour prendre la parole devant le cinéma. Soudain, on comprend que ce n’est plus seulement le réalisateur qui s’adresse à la foule, c’est aussi l’homme politique, élu député en 2017 mais déjà reconnu pour ses talents d’orateur. Dans J’veux du Soleil, surgit cette citation de Victor Hugo : « C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches ». Entre le grand poète français et François Ruffin, il y a des différences de style mais aussi nombre de parallèles : lui aussi a été parlementaire et en forte opposition au pouvoir, lui aussi a utilisé l’art et la plume pour mettre en lumière la question sociale et affronter ses adversaires politiques, lui aussi a su cultiver un certain art de la mise-en-scène, jouant sur l’ambivalence de l’artiste et du politique. Car si à l’écran, ce film politique sur des gens qui se politisent appartient à part égale aux deux réalisateurs, en dehors des salles, c’est bien François Ruffin qui utilise le plus directement son oeuvre pour faire de la politique.

Gilets jaunes et champion rouge : au cœur de la galaxie Ruffin, du soleil pour tous

On le voit bien à Nantes, c’est toute sa galaxie que le député de la Somme réunit autour de ce nouveau film-totem. Il y a bien entendu les équipes de Fakir qui font la promotion de J’veux du Soleil, de même que le film qui les a mises à contribution les valorise : à travers eux, il renforce son ancrage dans le tissu amiénois et le monde du journalisme. À la sortie du Concorde à Nantes, on est directement accueillis par un groupe de militants de la France insoumise : on se rappelle alors qu’au sein du mouvement, un certain Jean-Luc Mélenchon encourage son jeune camarade, étoile montante, à « ne pas fermer la porte de la présidentielle ».

Le soir même dans la salle des Égalités, à quelques rues du lieu de projection, François Ruffin apparaît devant une foule compacte de plusieurs centaines de personnes : sont présents des militants politique, des gilets jaunes, mais aussi beaucoup d’acteurs associatifs locaux ainsi que des curieux qui ont vu le film, ou pas encore. Hasard ou non, le timing est intelligent : le député-reporter est accompagné d’une candidate locale pour les Européennes, Édith James, qui accueillera quelques jours après à Nantes, Manon Aubry, tête de liste pour les mêmes élections.

La foule devant l’Eldorado et François Ruffin, le 29 mars 2019, à Dijon ©L’Eldorado

François Ruffin est-il le champion rouge qui réunira les gilets jaunes loin des teintes bleu marine et de l’abstention ? Ou cherche-t-il à trouver l’appui des gilets jaunes pour s’affirmer comme un héraut suffisamment légitime pour représenter son camp ? Il n’en dit mot mais lorsque l’on questionne les militants de la France insoumise présents, Mélenchon reste un repère primordial et, bien que populaire, Ruffin n’a pas encore remplacé le tribun renommé. Par ailleurs, le député affirme lui-même ne pas se sentir (encore) l’âme d’un homme d’État.

François Ruffin, Place Wilson à Dijon, le 29 mars 2019, ©Insoumis21

Pour lui, l’enjeu du soir semble être d’affirmer sa marque de fabrique. J’veux du Soleil a suscité l’émotion durant la journée et ouvert la brèche à des idées : c’est là que Ruffin sort sa deuxième arme, Ce pays que tu ne connais pas, ouvrage dans lequel il s’adresse à son alter-ego antagonique, son frère ennemi amiénois, qui n’est autre que le président de la République. Il lit des passages à voix haute. Issus du même lycée, François Ruffin raconte leur parcours à chacun, diamétralement opposés tant dans leur position sur le spectre politique, que dans leurs relations et leurs attitudes : incarnation de la « sécession des riches », Emmanuel Macron aurait choisi l’ENA, la capitale, les banquiers et le décorum des puissants du monde quand le député insoumis aurait choisi une carrière de terrain, au local dans sa province et auprès des gens.

À plusieurs reprises dans le film, le député insoumis se prête à un jeu avec ses interlocuteurs : « Si j’étais Emmanuel Macron, que me diriez-vous ? » Et l’air de rien, tout en accueillant l’émotion et le discours de ces gilets jaunes qu’il rencontre, il est un instant à la place du président de la République tout en le ramenant parmi le commun. Bien sûr, tout cela n’est pas forcément pensé ou calculé, mais François Ruffin aussi fait son passage à l’acte vis-à-vis du pouvoir en s’autorisant à le saisir, même de manière fictive et ludique : après tout, son oeuvre est aussi le produit du subconscient de l’artiste qu’il est.

Au surplomb d’un Jupiter qui discourt et impose lointainement comme un Roi-Soleil, François Ruffin se préfère ainsi comme celui qui écoute et propose du soleil à toutes et tous : c’est ainsi que se termine J’veux du soleil, sur une plage embrumée, poétiquement gagnée par le chant d’une jeune femme et l’astre lumineux qui perce à travers les nuages. Un moyen de se mettre à la hauteur d’un président de la République, pour pouvoir l’affronter comme champion de la France qu’il ne connait pas ? Ou bien même le remplacer ? C’est en tous cas ce qui se murmure autour des salles, à Nantes, à Dijon et sûrement ailleurs.

Pierre Laurent : “Une marche du 5 mai réussie est une marche qui additionnerait toutes les forces”

Pierre Laurent à la fête de l’humanité de 2017. ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève

Congrès extraordinaire en novembre prochain, grève à la SNCF, rapports avec la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et Génération·s de Benoît Hamon, stratégie pour les européennes : dans cet entretien, le secrétaire national du Parti Communiste Français, Pierre Laurent, fait le bilan de l’élection présidentielle et parle de ses ambitions pour l’avenir


LVSL – Le PCF connaîtra un congrès extraordinaire en novembre 2018, deux ans après le précédent, qui avait vu votre parti faire le choix du rassemblement, avant de décider de soutenir Jean-Luc Mélenchon pour la présidentielle de 2017 lors d’une consultation des militants. Pourquoi ce nouveau congrès ?

Il y a deux raisons à ce congrès. Les élections présidentielle et législatives ont changé en profondeur le paysage politique. Emmanuel Macron est parvenu à constituer une rupture dans le processus de recomposition politique du pays ; il a donné des ailes – comme on le voit avec l’offensive quasi quotidienne contre les droits sociaux  – aux forces libérales pour tenter de redonner le pays aux forces de la finance. Et pourtant, nous sommes convaincus que si le hold-up de Macron sur l’élection présidentielle a réussi, il ne témoigne pas d’une adhésion en profondeur du pays aux thèses libérales. Il y a donc bien, à la sortie de ces élections, une situation qui nous interroge. Pourquoi, alors qu’il y a tant de forces sociales, populaires, attachées à une issue progressiste à la crise sociale et politique du pays, ces forces ont été une nouvelle fois mises en échec et écartées du second tour présidentiel ? Nous pensons donc que la contre-offensive de ces forces doit être organisée.

“Emmanuel Macron a donné des ailes aux forces libérales pour tenter de redonner le pays aux forces de la finance. Et pourtant, nous sommes convaincus que si le hold-up de Macron sur l’élection présidentielle a réussi, il ne témoigne pas d’une adhésion en profondeur du pays aux thèses libérales.”

La deuxième raison, c’est que le Parti Communiste a besoin d’une relance politique de son projet ; il a besoin de faire un bilan critique des initiatives politiques qu’il a prises. Nous avons cherché, depuis la création du Front de Gauche en 2009, à ouvrir une perspective positive et renouvelée à gauche après la dérive que nous sentions inéluctable du Parti Socialiste vers les thèses sociales-libérales. Cette stratégie a marqué des points, mais elle a été traversée par des divisions et par l’impossibilité d’offrir une perspective gagnante majoritaire. Le PCF, qui a soutenu Jean-Luc Mélenchon, a subi aux élections législatives un recul important, même si nous avons conservé un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale et au Sénat. Pour toutes ces raisons, nous pensons nécessaire d’effectuer une revue d’ensemble de notre stratégie, de notre bilan, de l’analyse de la situation française, européenne, mondiale qui est la nôtre, et de conduire des changements importants dont nous parlons depuis plusieurs années, et que nous devons aujourd’hui pousser beaucoup plus loin pour répondre à ces nouveaux défis politiques. Je souhaite que ce congrès ne soit pas seulement un congrès de bilan, mais un congrès d’initiatives politiques nouvelles pour les transformations du Parti Communiste, pour la relance de son projet politique, et pour de nouvelles innovations stratégiques qui répondent à la situation actuelle.

LVSL – Quelles sont les priorités de votre congrès ? Dans quel sens votre organisation doit-elle se réformer ?

Il y a trois grandes questions qui sont discutées. Premièrement, l’actualité de notre combat communiste. Nous pensons que la crise de civilisation dans laquelle est désormais entré le système capitaliste mondialisé le conduira à être incapable de faire face aux grands défis du monde contemporain au XXIème siècle. Il ne saura plus relever le défi des inégalités sociales dans notre pays et dans le monde, et non seulement il ne le relèvera pas, mais la poursuite des logiques capitalistes mondialisées actuelles, sous domination de la finance, va accroître ces inégalités, avec des déstabilisations croissantes, politiques et démocratiques.

Deuxièmement, ce système ne sera pas capable de répondre aux grands défis écologiques de notre période, ni à la lutte contre le réchauffement climatique, ni à une vision plus solidaire et plus respectueuse des biens communs de l’humanité, absolument nécessaire pour faire face à ces défis. Enfin, dans une période où les possibilités émancipatrices pourraient être très importantes, avec le niveau des connaissances atteint, avec la révolution numérique, avec un niveau de maîtrise potentiel par les travailleurs de la richesse de leur travail, le système capitaliste, lui, va livrer ces possibilités à la mainmise de multinationales de plus en plus puissantes, et on voit bien que le projet des GAFA n’est plus seulement un projet de domination économique, mais est un projet de contrôle social bien plus vaste et bien plus dangereux pour la démocratie. Nous considérons que face à ces enjeux-là, la réponse communiste, qui au fond est la recherche d’un dépassement des logiques capitalistes – c’est la vision anticipatrice de Karl Marx qui fonde ce mouvement – trouve aujourd’hui une très grande actualité. Mais cette actualité doit être réénoncée dans les conditions du XXIème siècle, à partir de défis qui sont en grande partie nouveaux. Le congrès doit donc être un congrès qui énonce avec beaucoup plus de force, de modernité et de clarté, le projet communiste que nous portons.

La deuxième question discutée par le congrès, c’est la réévaluation de nos stratégies de transformation révolutionnaire. Pour conduire ces stratégies, il ne faut pas d’abord des alliances électorales. Il faut d’abord un mouvement de lutte et d’appropriation de ces objectifs de transformation, un mouvement populaire le plus large possible. Comment donc conduire de nouvelles initiatives stratégiques, qui nécessitent des politiques unitaires, des politiques de rassemblement ? En favorisant, beaucoup plus que nous n’avons réussi à le faire, cet investissement populaire de la transformation sociale. Il faut donc réinventer les luttes, les pratiques politiques, et l’articulation de ces luttes populaires à de nouvelles constructions politiques unitaires, qui ne délaissent pas le mouvement populaire, et qui ne conduisent pas à la délégation de pouvoir vers les seules échéances électorales. C’est d’autant plus un défi que le système institutionnel actuel réduit de plus en plus la cristallisation des changements politiques à la seule élection présidentielle. Or, le mouvement de transformation sociale que nous visons ne peut pas se réduire seulement aux présidentielles. Il faut un mouvement beaucoup plus diversifié, beaucoup plus continu, qui intervient sur la question de la conquête des pouvoirs, à toutes les échelles – nationale, européenne, mondiale. La deuxième question est donc la réinvention stratégique, dans les conditions actuelles, de notre mission de changement.

“Le système capitaliste, lui, va livrer ces possibilités à la mainmise de multinationales de plus en plus puissantes, et on voit bien que le projet des GAFA n’est plus seulement un projet de domination économique, mais est un projet de contrôle social bien plus vaste et bien plus dangereux pour la démocratie.”

Enfin, nous avons besoin de procéder à des transformations du Parti Communiste pour porter beaucoup plus haut cette capacité transformatrice. Nous ne pensons absolument pas que le Parti Communiste soit dépassé, nous croyons dans l’avenir du Parti Communiste, et de formations politiques qui organisent l’intervention populaire. Mais nous avons plusieurs défis à relever de manière nouvelle.

D’abord, nous voulons devenir un mouvement beaucoup mieux organisé dans la proximité. Par exemple, dans le monde du travail qui s’est totalement transformé et qui va continuer de se transformer, la politique a été évacuée. Elle est monopolisée par le patronat et les forces libérales. Il faut donc refaire de la politique dans le travail, réintervenir dans le monde du travail. Le Parti Communiste a été un parti très organisé dans le monde de l’entreprise, qui ne l’est plus aujourd’hui, et c’est une question que nous devons repenser. Cette proximité doit être aussi une proximité beaucoup plus transversale sur des enjeux de société qui ne sont pas territoriaux, qu’on organiserait seulement à échelle locale, mais qui sont des modes d’intervention nouveaux sur les questions écologiques, sur les questions d’alimentation, sur les questions du pouvoir, des pouvoirs dans la société. Notre organisation ne peut donc être seulement une organisation verticale et territoriale. Elle doit être une organisation de réseaux thématiques, qui organise de manière transversale la créativité politique de milliers de citoyens et de militants.

Et puis enfin, nous croyons qu’il faut, tout en utilisant les nouveaux outils numériques, les utiliser au service de la créativité militante décentralisée, et pas au service de structures verticales.

Pierre Laurent à la fête de l’humanité 2017. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL – Vous envisagez la création d’une plateforme numérique ?

Oui, je pense qu’il faut aller vers un parti plateforme, qui puisse être un parti de mouvement, un parti des mouvements. On oppose souvent « parti » et « mouvement ». Nous croyons à la nécessité des partis, c’est-à-dire d’espaces d’organisation citoyenne et populaire, mais il faut que les pratiques politiques que nous développons soient beaucoup plus ouvertes à la mobilité, à la transversalité, à l’inventivité militante et populaire. Nous avons donc beaucoup de changements à faire. Ces changements, nous les conduirons aussi avec un effort d’éducation populaire, de formation militante beaucoup plus important qu’avant, pour les militants mais aussi dans la société. Je pense qu’il y a un appétit d’appropriation des grandes questions contemporaines, des questions théoriques et des modes d’intervention militante.

LVSL – Sous quelle forme ? Envisagez-vous le retour des « écoles du Parti »  ?

Nous voulons redévelopper l’offre de formation du Parti Communiste. Il faut développer des modèles d’université populaire plus décentralisés, favoriser une rencontre nouvelle entre les milieux universitaires, les chercheurs, les intellectuels, et le monde militant. La revue que nous avons relancée (Cause Commune) est l’un des lieux de ces échanges, mais on veut démultiplier ces moyens-là. Nous travaillons à une refonte complète de la plateforme numérique du Parti.

LVSL – Vous avez parlé tout à l’heure des élections législatives. On observe un paradoxe, dans le sens où le PCF recule à échelle nationale, mais voit son nombre d’élus augmenter. Est-ce que le PCF est condamné à une forme de dénationalisation, et à la mutation en un parti de bastions ?

Pas du tout. Non seulement nous ne devons pas être condamné à cela, mais ce serait mortifère. Je pense qu’il faut au contraire renouveler notre ancrage de proximité, qui reste une des forces du Parti Communiste. A gauche aujourd’hui, le PCF est le parti qui a le plus d’adhérents, (plus de 100,000, 60,000 cotisants réguliers), et puis il y a autour de cette force militante des centaines de milliers de citoyens qui sont au contact de celle-ci. Cette force est vraiment organisée de manière décentralisée. Son ancrage principal est celui du terrain. Je pense qu’il faut au contraire conserver cela comme la prunelle de nos yeux, parce que je crois que la reconstruction d’une initiative militante et de luttes de transformations se mènera justement de plus en plus à partir de la créativité citoyenne et populaire. Donc cette dimension militante, cette présence sur l’ensemble du territoire, c’est quelque-chose que nous devons non seulement garder, mais continuer à développer. La réélection des députés communistes, des sénateurs communistes, présents au Sénat contre toutes les prévisions, est le témoignage que le savoir-faire militant dans cet ancrage de proximité reste l’un des atouts du Parti Communiste. Donc il faut le développer. Mais il faut le développer avec une plus grande efficacité dans la visibilité nationale de cette activité. Et donc nous avons besoin de penser cette initiative militante décentralisée plus en lien avec l’organisation de nos réseaux d’intervention nationaux, qui pour le Parti Communiste ne peuvent pas passer seulement par la présence nationale de quelques porte-paroles. Notre force centrale doit plutôt venir d’une effervescence d’idées, de propositions, de notre capacité à projeter sans cesse dans le débat public de la société des idées nouvelles sur la transformation sociale.

LVSL – Pour revenir sur cette thématique de la dénationalisation, on a pu entendre parmi vos militants que l’absence du PCF aux dernières élections présidentielles, échéance qui cristallise les enjeux politiques dans ce pays, a contribué à son effacement. Qu’en pensez-vous ?

C’est en grande partie vrai. Moi qui me suis prononcé dans le débat que nous avons eu pour le soutien à Jean-Luc Mélenchon, pour favoriser des dynamiques populaires de rassemblement dans la société, je constate avec d’autres que ce processus a effectivement un effet d’effacement de notre parole politique nationale. Dans une vie politique qui s’est outrageusement présidentialisée, cette question doit nécessairement être traitée. Comment résoudre ce problème de l’effacement de la parole politique nationale des communistes ? Est-ce que c’est par la présentation systématique d’un candidat à la présidentielle ? est-ce que ça passe par d’autres formes d’intervention dans la vie politique nationale ? Ce sont les questions que doit résoudre le congrès. Ce qui est certain, c’est que le Parti Communiste a vocation à présenter son projet politique dans toutes les grandes échéances, donc aussi l’élection présidentielle. Il y a donc une contradiction à résoudre qui n’a jamais été bien résolue, sur notre présence à l’élection présidentielle, dans un paysage où cette élection est devenue une échéance majeure. Il faut donc à la fois faire reculer la présidentialisation excessive des institutions, mais aussi des consciences, parce qu’il n’est pas sain que les forces sociales démocratiques, politiques, qui veulent transformer la société, se concentrent sur cette seule échéance. La conquête des pouvoirs par la société passe par bien d’autres luttes que la seule élection présidentielle. En même, temps, oui, il faut réfléchir de manière nouvelle à la présence du Parti Communiste dans cette échéance. Il faut organiser notre visibilité dans cette échéance sans nous faire aspirer par la logique présidentialiste. Je ne dis pas que la réponse est simple. Ce serait intéressant que le congrès du Parti Communiste travaille cette question de manière dialectique.

LVSL – Le grand événement politique de cette présidentielle, c’est l’irruption de la France Insoumise au détriment des deux forces qui structuraient jadis le champ progressiste anti-libéral, c’est-à-dire le Parti Communiste et le Parti Socialiste. Comment analysez-vous cette irruption de la France Insoumise ? Pensez-vous qu’elle est durable, qu’elle va devenir hégémonique ? Comment analysez-vous cette stratégie politique ?

Je pense qu’aucun des mouvements politiques qui s’est manifesté dans l’élection présidentielle de 2017 n’est installé durablement. Tout reste pour le moment encore très instable. Je crois que c’est vrai pour toutes les forces politiques. Ce que je pense de cette irruption, c’est deux choses. Je crois qu’on a connu dans les dix dernières années un déclin accéléré du Parti Socialiste – causé par sa dérive sociale-libérale – parce que la grande masse des électeurs de gauche ne se reconnaissait pas dans cette dérive. La chute de ce parti qui avait marqué la gauche depuis les années 80 a partiellement entraîné avec elle le discrédit de l’idée de « gauche ». Nous en avons subi les conséquences, parce que nous avons été un parti de la gauche, et bien malgré nous, bien que nous ayons construit le Front de Gauche précisément parce que nous ne voulions pas laisser la gauche aller à sa marginalisation. Nous avons donc apporté une réponse à cette question avec la création du Front de Gauche. Notre ambition était que ce Front de Gauche devienne la gauche nouvelle dont le pays avait besoin, débarrassée de ses débris sociaux-libéraux, ceux du Parti Socialiste. C’est ce qui nous a convaincu, après notre soutien en 2012 à Jean-Luc Mélenchon et malgré les désaccords qui avaient surgi, qu’il fallait aller au bout de cette logique de la présidentielle de 2017. Je continue à considérer que le résultat de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle est le résultat de cette dynamique collective, qui n’appartient pas uniquement à la France Insoumise. D’ailleurs les résultats, dès les élections législatives, sont différents.

“Cela ne disqualifie pas la « gauche », l’idée de « gauche » à mes yeux : la gauche comme point de repère face à la droite, comme expression politique de l’affrontement capital-travail, et comme point de repère dans l’espace républicain, la gauche étant le camp de la République démocratique et la droite subissant la tentation anti-républicaine autoritaire.”

Deuxièmement, je pense qu’il y a, en France comme en Europe et dans le monde, la montée de courants populistes et dégagistes, qui sont la conséquence de la crise démocratique dans laquelle le système capitaliste s’enfonce. La démocratie elle-même, ses institutions représentatives, sont discréditées par ces processus de plus en plus autoritaires des forces libérales. Le sentiment gagne qu’on ne changera pas les choses avec ce système démocratique, puisque malgré les alternances, c’est toujours le système libéral qui gagne. Cette crise démocratique profonde permet la réémergence de formes de droites radicalisées, autoritaires, fascistes ; elle conduit aussi, dans la gauche, à l’émergence de courants qui pensent que seule l’émergence de nouvelles formules politiques, loin des systèmes de représentation et des partis anciens, résoudra ces problèmes-là.

Il y a en Europe plusieurs mouvements qui émergent aux frontières de la gauche et d’autres mouvements aux tendances plus floues, des mouvements de ce type. Je pense que la France Insoumise a cristallisé une partie de ce courant-là, qui est un courant qui se détourne des repères traditionnels de la gauche, de la référence principale à l’affrontement entre le capital et le travail, et des repères qui ont fondé l’histoire de la gauche. Nous avons aujourd’hui une géographie des forces de gauche qui est tout à fait nouvelle, dans laquelle la structuration n’est plus principalement entre un courant social-démocrate et un courant communiste, mais entre des courants politiques plus divers : des courants communistes, un courant social-démocrate affaibli, mais aussi de nouveaux courants, qu’on nomme parfois « populistes », parfois « dégagistes »… Tout cela traduit au fond la recherche de nouveaux modèles politiques dans la crise démocratique. C’est un défi nouveau, et probablement le périmètre des alliances de ces forces, demain, ne ressemblera pas au périmètre qu’on a connu durant les décennies précédentes avec l’ « union de la gauche ». Ça ne disqualifie pas la « gauche », l’idée de « gauche » à mes yeux : la gauche comme point de repère face à la droite, comme expression politique de l’affrontement capital-travail, et comme point de repère dans l’espace républicain,. La gauche étant le camp de la République démocratique et la droite subissant la tentation anti-républicaine autoritaire. Mais cela signifie que nous allons probablement vers une représentation politique de cette gauche très différente de celle qu’on a connue jusque-là. Bien évidemment, cela interroge les pratiques du Parti Communiste.

Pierre Laurent à la fête de l’humanité 2017. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL – Les élections européennes semblent être centrales dans l’agenda de votre prochain congrès. C’est aussi un point de clivage entre vous et Jean-Luc Mélenchon. D’une certaine façon, votre programme européen semble plus proche de celui de Benoît Hamon et de Génération·s. Envisagez-vous la possibilité d’une liste commune ?

Nous envisageons cette élection à partir de ses défis. Il y a un très grand besoin de transformation démocratique, sociale, à l’échelle nationale, mais aussi à l’échelle européenne. Nous considérons que pour pouvoir engager des transformations profondes dans notre pays et dans d’autres pays européens, il faut mener le combat de transformation sociale à l’échelle européenne, et même à l’échelle mondiale. Notre première approche de cette question, c’est l’importance de cette échéance, que nous ne considérons pas comme une parenthèse dans laquelle devrait s’exprimer simplement l’opposition à Macron. Plus profondément, nous voulons aller à cette élection avec une ambition de conquête sur la possibilité de gagner dans toute l’Europe.

Deuxièmement, il y a le risque, dans cette situation que nous connaissons, que la scène européenne ne soit pas dominée par ces forces démocratiques qui chercheraient des issues sociales progressistes, mais par les forces de droite et d’extrême-droite. L’évolution politique d’un certain nombre de pays européens, à l’Est, mais aussi en Italie par exemple, rendent malheureusement cette perspective crédible. Il faut donc non pas se replier face à ces risques, mais au contraire aborder l’élection de manière offensive. Nous l’abordons donc avec une proposition de rassemblement la plus large possible des gauches en France, c’est-à-dire visant à redonner leur périmètre à toutes celles qui aujourd’hui souhaitent s’engager dans la lutte contre la réforme de la SNCF, ou contre l’attaque plus globale contre les services publics. Cette perspective est aujourd’hui difficile à réaliser, parce qu’on voit bien que par exemple, la France Insoumise souhaite aller à cette élection sous ses propres couleurs, et en portant un projet ambigu à nos yeux. Comme nous, ce mouvement porte la volonté de transformer très profondément la politique européenne ; mais contrairement à nous, il envisage le fait que l’on puisse se retirer de ce combat européen, en pensant que ne pouvant pas être gagné, on mènera la lutte à l’échelle nationale. Nous ne croyons pas à ce scénario ; la bataille européenne est inéluctable pour transformer aussi les politiques en France. Nous avons une discussion d’une autre nature avec Benoît Hamon et Yanis Varoufakis, avec qui il s’est rapproché en vue de ces élections. Nous avons un autre débat, sur le fait qu’il pourrait être tenté, à l’inverse, de privilégier une bataille qui ne s’enfermerait pas dans le cadre actuel de l’Union européenne. Mais nous discutons avec Benoît Hamon, ce que nous ne faisons pas avec la France Insoumise ; cela ne tient pas à notre offre politique.

LVSL – Avec le Parti Socialiste, envisagez-vous une discussion ?

Non. Il n’y a eu aucune discussion avec le PS durant la dernière période. Il maintient beaucoup d’ambiguïtés sur sa ligne. J’entends dire que Pierre Moscovici va être l’un des chefs de file du Parti Socialiste lors des élections européennes. Cela en dit long.

LVSL – La mobilisation actuelle semble dessiner de nouvelles convergences. On vous a notamment vu aux côtés de Benoît Hamon, de François Ruffin et d’Olivier Besancenot. Souhaitez-vous voir se former un nouveau front ?

Je pense que les démarches unitaires qui ont été entreprises ces dernières semaines sont plutôt réjouissantes et encourageantes. Quand se lèvent des mouvements sociaux importants, ils poussent dans le sens de cette unification politique. Il faut donc encourager ce mouvement, multiplier les occasions de ces rapprochements, d’abord pour les luttes en cours, c’est-à-dire avec l’objectif de faire gagner ces luttes en faisant reculer Macron sur la réforme de la SNCF. Mais aussi des victoires dans d’autres services publics, par exemple contre la privatisation des barrages hydrauliques. Pour aider à ce mouvement, on vient de proposer, comme nous l’avons fait, devant des barrages hydrauliques, de multiplier dans tout le pays les chaînes humaines qui symboliseraient la mise sous protection citoyenne des services publics, et de faire de ces chaînes humaines des occasions de rassemblement citoyen et populaire. Dans ces luttes, il faut construire à chaque fois que c’est possible des progrès vers une plateforme qui pourrait unir un nouveau front social et politique. Nous savons que ce chemin va prendre du temps à être parcouru. Il faut donc être tenace, y aller progressivement, saisir toutes les occasions d’avancer vers cela. Ce front ne trouvera pas forcément à chaque fois la traduction électorale que l’on pourrait souhaiter, mais il faut marquer des points à chaque fois que l’on peut le faire et progresser vers cet objectif. C’est comme cela que l’on pourra construire une possibilité d’alternative majoritaire au pouvoir de Macron.

LVSL – Dans la mobilisation actuelle, l’une des personnalités qui émerge particulièrement est François Ruffin. Il a obtenu un large soutien de la part des communistes lors des élections législatives. Est-il un point d’appui potentiel pour le PCF dans la recomposition en cours ?

On travaille bien avec François Ruffin, on l’a vu avec l’élection législative de la Somme, puisqu’on a dès le départ construit cette candidature avec lui. Je pense qu’il ne faut pas renouveler à chaque étape la même erreur, c’est-à-dire penser qu’à chaque fois qu’une personnalité s’affirme elle doit devenir le point de référence unique de ce rassemblement. Il faut en permanence garder en tête que la pluralité du rassemblement que nous avons à construire doit additionner toutes les forces. François Ruffin, avec la culture politique qui est la sienne, les nouvelles pratiques politiques qui sont les siennes, qu’il a expérimentées, a beaucoup à apporter à ce mouvement. Les communistes ont aussi beaucoup à apporter. Notre recette politique devrait être en permanence l’addition de ces cultures politiques, et pas la domination de l’une sur l’autre. C’est selon moi la recette gagnante. Je vois bien que c’est un débat qui ressurgit régulièrement, parce que dès qu’un rassemblement naît, on voudrait qu’il devienne uniforme.

“Nous pensons qu’une marche du 5 mai réussie est une marche qui additionnerait toutes les forces. Manifestement, à l’heure où nous parlons, les syndicats ne sont pas présents dans cette marche.”

Mais la pluralité reste l’une des dimensions centrales du mouvement à construire, avec bien sûr de la cohérence. Ce sont des conditions essentielles, surtout dans un pays comme le nôtre qui est un pays de grande culture politique et un pays dans lequel on est très attaché à sa liberté de penser. Beaucoup de cultures politiques, beaucoup de liberté de penser, cela produit nécessairement des mouvements démocratiques, des mouvements de transformation qui sont pluralistes. Tous les mouvements qui ont marqué l’histoire populaire et sociale du pays ont été marqués par cette diversité. Le Front Populaire, Mai 68, 1995… Ces mouvements ont mêlé culture ouvrière, culture populaire, cultures de transformation sociale… Il ne faut pas avoir peur de cette diversité, mais en faire une force.

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Pierre Laurent aux côtés de Benoît Hamon et de François Ruffin. ©Facebook de Pierre Laurent

LVSL – Serez-vous présent le 5 mai à la marche à laquelle François Ruffin a appelé ?

Nous sommes en train de discuter de cette question. Nous participons aux réunions unitaires qui en débattent. Nous pensons qu’une marche du 5 mai réussie est une marche qui additionnerait toutes les forces. Manifestement, à l’heure où nous parlons, les syndicats ne sont pas présents dans cette marche. Ils tiennent à leur agenda syndical, à commencer par la journée du 19 avril dont ils veulent faire une occasion d’élargissement du mouvement de lutte et de renforcer la convergence des luttes. Ils tiennent au 1er mai. Nous sommes donc favorables au principe d’un temps fort national, qui permettrait à des gens très engagés comme à des gens qui le sont moins de converger. Il faut créer pour cela les conditions d’une addition de toutes ces forces. Pour le moment elles ne sont pas réunies, nous y travaillons. Philippe Martinez vient de déclarer que la CGT n’y sera pas présente car le 1er mai est trop proche du 5 mai. Il faut donc poursuivre cette discussion. Nous tentons de verser au-delà des idées qui nourrissent ces processus d’élargissement – j’ai parlé de chaînes humaines, nous soumettons aussi l’idée d’une grande consultation populaire et citoyenne -. Nous cherchons la bonne formule, et nous sommes dans la discussion. Cet objectif n’est pas atteint pour le moment.

LVSL – Jean-Luc Mélenchon considérait en septembre que les luttes syndicales n’aboutissaient pas parce qu’il existait une division entre le politique et le syndical. Il considère aujourd’hui que la condition du recul du gouvernement, c’est que cette division cesse. Qu’en pensez-vous ?

Les causes sont multiples. Au moment des ordonnances Macron, nous étions encore très proche des élections présidentielles. Le niveau de rejet de la politique de Macron n’était pas ce qu’il est devenu aujourd’hui. La prise de conscience s’est faite au cours des mois qui ont suivi, au moment du budget, quand la dimension « président des riches » a commencé à émerger dans la conscience populaire. Cela s’est accentué avec la multiplication des réformes anti-sociales et les attaques contre les services publics. A l’automne, le principal obstacle a été l’échec de l’élargissement du mouvement, pas seulement à cause du manque d’unité, mais aussi parce que le mécontentement que nous connaissons n’était pas encore là. La prise de conscience de la nature profondément anti-sociale, autoritaire, du pouvoir, est beaucoup plus partagée dans le pays aujourd’hui. Il y a donc beaucoup plus de catégories sociales qui entrent dans l’action : des travailleurs du secteur privé, les étudiants, les salariés de différents services publics… Cela favorise l’unité d’action, parce que la pression populaire se fait plus grande. On voit donc des secteurs dans lesquels cette unité n’existait pas à l’automne exister et tenir. Elle favorise donc l’unité politique, parce que ce que nous avons réussi à faire ces dernières semaines avec Olivier Besancenot, Benoît Hamon, la France Insoumise et d’autres, nous ne réussissions pas à le faire à l’automne. Il y a donc aujourd’hui des conditions qui sont meilleures. Mais la clef est dans un mouvement populaire qui peut encore beaucoup grandir dans l’action et dans les grèves, et de réponse unitaire des organisations syndicales et des organisations politiques. Enfin, n’oublions pas une leçon de l’histoire : les grands mouvements ne sont jamais décidés par un mot d’ordre. Ils sont l’agrégation de facteurs multiples, qui à un moment donné se généralisent sans que personne n’ait appuyé sur un bouton. Nous travaillons à la généralisation de cette contestation. Il faut additionner tous ces critères-là.

 

Propos recueillis par  Lenny Benbara

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL

Et si on essayait quelque chose ? Retour sur une assemblée porteuse d’espoir

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Crédits : François Ruffin / Capture Twitter

Et si on essayait quelque chose ? Tel était l’enjeu de cette assemblée appelée par François Ruffin et Frédéric Lordon, qui s’annonçait très suivie sur les réseaux sociaux. Elle était motivée par un contexte social très dense. “Est-ce qu’on pourrait tenter que les petits ruisseaux de colères fassent une grosse rivière d’espérance ?” indiquait le descriptif de l’événement. Reportage sur place par Marion Beauvalet.


Trois quarts d’heure avant le début de l’assemblée, la salle était déjà comble. François Ruffin commence par une première intervention dehors pour s’adresser à celles et ceux qui n’ont pas pu entrer dans la Bourse du travail. Pendant ce temps, un orchestre joue à l’intérieur de la salle.

Kieran, intermittent du spectacle explique qu’il est là pour « mettre des mots sur ce qui se passe actuellement ». Karine éducatrice sociale indique quant à elle que « les travailleurs sociaux souffrent des politiques libérales depuis des années ». Elle a suivi les dernières manifestations et regrette « la nécessité d’accueillir plus pour faire plus de chiffre alors que l’accompagnement sera de moins en moins là ».

Pendant plus d’une heure, les témoignages de personnes touchées par les réformes qui les précarisent ou les menacent vont se succéder. Ici, tout le monde aspire à autre chose, quelque-chose qui dépasse la convergence des luttes. Mais quoi ? C’est ce qui va prendre forme au cours de la soirée.

Ce sont deux étudiants qui viennent de Tolbiac qui prennent d’abord la parole. Ils expliquent les enjeux du plan étudiant et déplorent le basculement vers un système anglo-saxon, la fin de la valeur nationale du diplôme. Pour ce qui est de Tolbiac, un blocage illimité jusqu’au retrait du plan étudiant a été voté le mardi 3 avril et le site est plus largement bloqué depuis le 22 mars. S’il n’y a plus ni cours, ni travaux dirigés depuis cette date, les étudiants proposent des ateliers et débats.

“On se bat pour que ceux qui sont précaires gagnent un statut”

C’est ensuite au tour de Bruno, cheminot, de s’exprimer. Il indique ne rien vouloir lâcher car la réforme de la SNCF ouvrira selon lui la voie à d’autres réformes du service public. Il rappelle également que ce dernier n’a pas vocation à être rentable. À cela s’ajoute que la question de la dette relève de la responsabilité de l’État. De plus, l’ouverture à la concurrence se fera sur le même réseau, avec le même matériel. Ne s’agrégera à cela que la question de la rentabilité. « On se bat pour que ceux qui sont précaires gagnent un statut », ponctue François Ruffin.

“Pour qu’un ou une caissière gagne ce que Bernard Arnault gagne en une année, elle devra travailler pendant 1,5 million d’années !”

Pendant les prises de parole suivantes, la question même du sens du travail vient compléter les propos sur la précarisation. La question du travail le dimanche est également soulevée : dans ce système actuellement en construction, quand est-ce que le salarié peut vivre ? Zohra, déléguée syndicale qui travaille chez Carrefour rappelle que l’entreprise supprime 2400 emplois mais verse 356 millions d’euros à ses actionnaires. Pour qu’un ou une caissière gagne ce que Bernard Arnault gagne en une année, elle devra travailler pendant 1,5 million d’années !

Catherine, infirmière, parle quant à elle des « luttes invisibles ». Il s’agit du personnel hospitalier qui est mis en difficulté. L’enjeu de l’uberisation du travail est également soulevé par un chauffeur VTC anti-Uber. Il rappelle qu’aujourd’hui, les chauffeurs travaillent pour 4 euros de l’heure, ce qui n’était pas le cas initialement. C’est l’absence de régulation qui a permis à de plus en plus de personnes d’entrer sur le marché.

Les différents participants ont souligné l’importance de la convergence des luttes. Pour conclure cette première partie, Fréderic Lordon déclare qu’il ne s’agit pas de rejouer Nuit Debout. Le spectre du mouvement, qui avait finalement échoué à faire plier le gouvernement sur la Loi Travail, semble en effet encore hanter ses principaux initiateurs. La veille, dans l’amphithéâtre occupé de Tolbiac, Lordon s’était déjà adressé aux étudiants rassemblés, aux côtés de Bernard Friot, à partir de son expérience de Nuit debout. Partant du principe que le mouvement avait échoué parce qu’il n’avait pas pris conscience de son importance et de ses potentialités, il leur conseillait donc : “Faites croître votre force, en commençant par y croire”.

Mais à la Bourse du Travail, il insiste davantage sur la « classe nuisible », celle des « ravis de la mondialisation ». Il la qualifie également de « classe obscène » en prenant pour exemple le député La République En Marche Bruno Bonnell, qui avait déclaré au micro de RMC, qu’il fallait en finir avec l’obsession pour le pouvoir d’achat. Enfin, il fustige les « démolisseurs » et leur oppose un désir de se rassembler.

“Il faut une inversion du rapport de force, que la peur change de camp”

“La plus grosse question, c’est : qu’est-ce qu’on fait le 5 mai au soir ? Il faut une inversion du rapport de force, que la peur change de camp, que le 5 mai au soir soit le point de départ” reprend François Ruffin.

« Faire déborder la rivière », tel est l’objectif exprimé par François Ruffin. Peu importe le nom : qu’il s’agisse d’un débordement, de la grande fête à Macron, l’essentiel est d’organiser un mouvement d’ampleur. Pour cela, il propose un rassemblement national à Paris le samedi 5 mai. L’objectif est de donner naissance à un mouvement de masse. En un mois, il s’agit de faire monter en puissance le mouvement en se fondant sur différents points d’appui qui sont notamment les mobilisations du mois d’avril et le 1er mai.

En espérant qu’elles n’aboutissent pas à une forme d’entre-soi, “un des ingrédients principaux de l’échec” de Nuit debout selon Patrice Maniglier, qui regrettait que ce mouvement, auquel il avait activement pris part, ait renoncé à toute dimension potentiellement hégémonique. Ne pas s’enfermer dans des idéaux formalistes condamnés d’emblée à un caractère minoritaire. Au contraire, rester connecté à la temporalité du mouvement semble nécessaire, pour ne pas revivre une telle déception. Affaire à suivre.

Crédits photo : Capture Twitter / François Ruffin