Comment les sanctions économiques ont mis fin au « doux commerce »

Allégorie des sanctions contre la Russie. © FlyD

« Doux commerce » : l’expression date du XVIIIè siècle. Sous la plume de Montesquieu, elle renvoie au pouvoir pacificateur des échanges marchands ; plus récemment, elle a été mobilisée pour défendre les vertus de la mondialisation, pensée comme antidote aux conflits. Cette illusion a vécu. Les États-Unis, principaux promoteurs de la globalisation, en sont aujourd’hui les fossoyeurs. Et le dollar, présenté comme un moyen d’échange universel, est aujourd’hui transformé en arme de guerre. C’est ce que défendent les chercheurs Henry Farrell et Abraham Newman dans Underground Empire, un ouvrage dédié à ce phénomène majeur des relations internationales contemporaines. Par Ben Wray, traduction Alexandra Knez [1].

La suprématie mondiale des États-Unis ne repose pas sur des bombes ou une armée surpuissante. Elle réside dans des instruments moins directement visibles : câbles à fibres optiques, microprocesseurs et… le système de compensation en dollars. Dans Underground Empire Henry Farrell et Abraham Newman analysent la manière dont les États-Unis ont transformé des infrastructures numériques apparemment anodines en armes destinées à discipliner leurs alliés et punir leurs ennemis.

En ciblant les « points d’étranglement » de l’économie mondiale, les États-Unis peuvent empêcher leurs rivaux – surtout la Chine – d’accéder aux technologies et aux ressources dont ils dépendent. Si cette arme a été largement couronnée de succès jusqu’à présent, elle incite à présent de nombreux pays à prendre des initiatives de dé-dollarisation.

Aux origines du système

Cet empire souterrain n’a pas été créé à dessein. Il s’est développé de manière spontanée, avant tout en réponse à la nécessité d’établir les connexions les plus rapides possibles entre les États-Unis et le reste du monde dans les domaines de l’internet, de la finance et de la chaîne d’approvisionnement. L’infrastructure de la mondialisation contemporaine a été construite à l’ère néolibérale et, en tant que telle, elle appartient au secteur privé. Mais ce sont en grande majorité des entreprises américaines qui en sont propriétaires, et une grande partie d’entre elles se trouve sur le sol américain.

Les câbles à fibres optiques qui parcourent les fonds marins sont essentiels pour assurer des télécommunications quasi instantanées à l’échelle mondiale. En 2002, plus de 99 % des câbles reliant deux continents passaient par les États-Unis. Le système de paiement supposément international SWIFT permet aux banques du monde entier d’effectuer des transactions en dollars, la monnaie de réserve mondiale. Mais bien qu’il soit basé en Belgique, ses data-centers résident en Virginie du Nord, et son conseil d’administration compte de nombreuses banques américaines…

Si la chaîne d’approvisionnement en semi-conducteurs a été délocalisée il y a plusieurs décennies, les principaux maillons de la chaîne sont toujours aux mains des Américains et le reste est principalement contrôlée par des alliés des États-Unis. Même si la Chine est désormais au cœur de la production capitaliste mondiale, le sang qui coule dans les veines de la mondialisation est encore rouge, blanc et bleu.

Jusqu’en 2001, les États-Unis n’avaient aucune raison d’activer cette arme. Les États-Unis étaient les principaux bénéficiaires de cet ordre mondial dont ils étaient le centre, et à qui la périphérie payait un tribut chaque fois qu’elle commerçait en dollars ou achetait de la technologie issue de la Silicon Valley. Il convenait à Washington de ne pas politiser son hégémonie économique, afin qu’elle relève de l’évidence.

Les choses ont changé avec le 11 septembre. Cet électrochoc a poussé Washington à s’interroger sur l’état des « tuyaux et la plomberie » de la puissance américaine, pour reprendre les termes de Farrell et Newman.

Al-Qaïda avait été en mesure d’utiliser télécommunications américaines et billets verts pour financer et organiser ses attaques. Le gouvernement américain voulait désormais avoir accès à cette infrastructure afin que la National Security Agency (NSA) puisse écouter les appels téléphoniques et que le Trésor américain puisse exclure n’importe quelle entité des circuits financiers globaux. Ces opérations se sont révélées non seulement faisables, mais très aisées.

Comme l’écrivent Farrell et Newman, « L’économie mondiale repose sur un système de tunnels et de conduits que les États-Unis peuvent pénétrer et adapter presque aussi facilement que s’ils avaient été conçus à cette fin et sur mesure par un ingénieur militaire. »

Ce qui n’était au départ que des mesures ad hoc justifiées par la nécessité de faire face à des menaces sécuritaires est rapidement devenu un « outil politique comme un autre ». Et la NSA devait « maintenir et étendre » son réseau mondial d’espionnage, malgré les révélations d’Edward Snowden en 2013, tandis que « la collecte de renseignements et la coercition économique devaient désormais faire partie des missions principales du Trésor américain ».

Dans un premier temps, les sanctions ont ciblé des entités marginales – d’Al-Qaïda à la Corée du Nord. Mais à mesure que la position hégémonique des États-Unis était contestée, Washington a tourné ces armes de guerre vers les centres névralgiques de l’économie mondiale.

L’unilatéralisme du billet vert

C’est l’Iran qui a fait office de test. Les États-Unis le sanctionnaient depuis des décennies, mais ce pays d’Asie occidentale continue d’échanger divers produits de base en dollars – surtout son pétrole – par le truchement de banques européennes.

Les choses ont changé en 2006, lorsque les États-Unis ont exclu une banque iranienne du système de compensation du dollar, qui n’est accessible que par l’intermédiaire des banques américaines. Auparavant, les États-Unis estimaient qu’il était trop risqué de politiser la compensation en dollars au cas où les banques étrangères décideraient alors de trouver des alternatives au dollar.

Washington s’est réjoui de constater que les banques européennes ont réagi aux nouvelles sanctions contre l’Iran en s’y conformant. Ces entreprises craignaient que le Trésor ne les exclue du système de compensation en dollars si elles se rebiffaient ; l’accès au billet vert était une nécessité vitale, tandis que le commerce avec l’Iran ne l’était pas. En 2015, l’Iran a fini par ne plus pouvoir commercer en dollars.

Ces mutations ont eu un impact profond sur le système financier international, mais aussi les pratiques diplomatiques des États-Unis. Lors de leurs déplacements à l’étranger, les fonctionnaires du Trésor cessaient de rencontrer les ministres pour se tourner directement vers les banques : ils n’avaient plus besoin de l’aval des autorités locales pour exclure – ou menacer d’exclure – leurs entreprises des marchés financiers. L’ère de « l’unilatéralisme du dollar » était née.

L’unilatéralisme du dollar s’est d’abord heurté à des résistances. L’Union européenne (UE) et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies avaient négocié l’accord sur le nucléaire iranien en 2013 et étaient légalement tenus de le respecter. Lorsque Donald Trump a retiré les États-Unis de l’accord en 2018 et a relancé l’ensemble des sanctions contre l’Iran, y compris les « sanctions secondaires », l’UE et les autres États qui avaient signé l’accord ont déclaré qu’ils s’y engageaient toujours.

L’Allemagne, la France et le Royaume-Uni – qui sont loin d’être des ennemis de Washington – ont même mis au point une infrastructure de contournement de SWIFT, appelée INSTEX, pour faciliter les échanges avec l’Iran. Cette solution s’est toutefois soldée par un échec retentissant.

Les signataires de l’accord sur l’Iran n’ont pas pu l’appliquer parce que les entreprises européennes étaient terrifiées par la menace que représentaient les sanctions secondaires américaines. L’effondrement de l’accord avec l’Iran a prouvé à quel point la souveraineté européenne était limitée dans une économie mondiale dominée par le dollar.

La subordination européenne est devenue encore plus évidente lorsque l’UE a décidé d’imposer des sanctions majeures à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. L’UE a rapidement réalisé qu’elle n’avait pas les armes pour « prendre en charge sa propre histoire ». Comme l’observent Farrell et Newman : « Plus l’UE cherchait à construire ses propres sources de pouvoir et d’autorité, plus elle se rendait compte qu’elle avait besoin de ce que les États-Unis possédaient : informations, institutions, expertise technique et pouvoir sur les marchés mondiaux. »

Microsoft a pris conscience du pouvoir de l’État américain de la même manière. L’entreprise a toujours été une fervente adepte de l’idéologie du « libre marché », se présentant comme une « Suisse numérique » à l’abri des ingérences géopolitiques de Washington ou de tout autre État. Avec la guerre en Ukraine, l’entreprise devait faire volte-face. Elle se vante désormais de son influence dans le combat contre les cyberattaques russes et de son soutien aux ukrainiennes – un engagement qui rappelle celui de Ford Motors dans la construction des chars d’assaut durant la Seconde guerre mondiale. Qu’il s’agisse de la Commission européenne ou de Microsoft, les préceptes du libre marché ont fait place à la Realpolitik brutale de l’empire souterrain…

Le cas Huawei

Les sanctions prises à l’encontre de la Russie sont allées au-delà de tout ce qui avait pu être envisagé auparavant. Plus spectaculaire encore : la saisie de 260 milliards de dollars des réserves de devises étrangères de la Russie, une mesure sans précédent qui a sonné l’alarme dans les capitales étrangères du monde entier quant à leur vulnérabilité par rapport au dollar – et surtout à Pékin. Comme l’a fait remarquer un ancien conseiller de la Banque centrale de Chine : « Si les États-Unis cessent de respecter les règles, que peut faire la Chine pour garantir la sécurité de ses actifs étrangers ? Nous n’avons pas encore de réponse a ce sujet. »

Les interrogations de la Chine ne se limitent pas aux réserves de devises étrangères. La guerre menée par les États-Unis contre l’une de ses principales entreprises, le géant des télécommunications Huawei, a largement porté ses fruits. Washington avait décidé de mettre un terme à l’objectif réaliste de Huawei visant à dominer l’infrastructure 5G mondiale, une ambition qui menaçait directement le contrôle des États-Unis sur les télécommunications mondiales et mettait donc en péril l’empire souterrain.

Les sanctions ont coupé Huawei d’un grand nombre de ses principaux fournisseurs, en particulier du fabricant taïwanais de semi-conducteurs TSMC. En 2021, la part du marché mondial des smartphones détenue par Huawei s’est effondrée de 20 % à 4 %. Des alliés clés des États-Unis, tels que le Royaume-Uni et l’Australie, ont renoncé à lui confier la construction de leurs réseaux 5G. Les États-Unis ont démontré à la Chine qu’ils avaient le pouvoir de limiter son expansion technologique.

Les États-Unis ne se sont pas arrêtés en si bon chemin. Le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, Jake Sullivan, a prononcé un discours en septembre 2022 dans lequel il déclarait que l’objectif de maintenir un « avantage relatif » sur la Chine sur le plan technologique ne suffisait plus. Les États-Unis veulent désormais « une longueur d’avance aussi grande que possible ».

Peu de temps après, Biden a annoncé la plus grande série de sanctions concernant les semi-conducteurs, interdisant à toute entreprise américaine de fournir des composants à un fabricant de puces chinois et faisant pression sur ses alliés pour qu’ils fassent de même. Les puces étant désormais nécessaires pour produire à peu près n’importe quoi, ces sanctions constituent un levier majeur dans la guerre économique en cours.

Les États-Unis semblent convaincus de l’efficacité de ces sanctions. Le 17 janvier, la chaîne CNBC a rapporté que les importations chinoises de puces électroniques avaient chuté de 15,4 % en 2023, les États-Unis prévoyant de nouvelles mesures pour combler les « lacunes » du régime de sanctions.

Cependant, Huawei a annoncé en septembre que son nouveau smartphone contenait une puce à deux nanomètres, soit presque la taille des semi-conducteurs les plus avancés au monde… À Washington, ce fut un tremblement de terre.

On ne sait toujours pas exactement comment Huawei a réussi à se procurer la puce à deux nanomètres et si la Chine est capable de la produire à grande échelle. Mais cette faille dans l’empire souterrain soulève des questions plus larges sur les contraintes et les pièges potentiels que pose cette transformation de la puissance économique américaine en arme internationale.

La machine à sanctions

Comme l’a montré le livre récent de Nicholas Mulder sur l’histoire des sanctions, The Economic Weapon, celles-ci ont curieusement tendance à échouer dans leurs objectifs. Le risque le plus évident réside dans le fait qu’en plaçant une si grande partie de l’économie mondiale sous sanctions – environ un tiers du monde – les États-Unis risquent de fournir aux pays concernés la motivation dont ils ont besoin pour mettre en place des infrastructures financières et technologiques alternatives. Cela peut s’avérer difficile, coûteux et inefficace par rapport au système dominé par les États-Unis, mais offre un horizon d’indépendance.

Selon Farrell et Newman, l’Iran a réagi aux sanctions américaines en recourant à des « intermédiaires, à des détournements et à des paiements en espèces » sur le marché noir, ce qui a généré 80 milliards de dollars d’échanges commerciaux par an. La Chine adopte une approche plus sophistiquée, en développant une monnaie numérique de banque centrale (CBDC) qui a potentiellement pour objectif de faciliter les échanges bilatéraux instantanés, en se passant totalement du dollar.

D’autres risques incluent un « découplage brutal » entre les économies des États-Unis et de la Chine si les sanctions « à la chaîne » venaient à s’envenimer. Une telle rupture pourrait déclencher une récession mondiale qui éclipserait les précédentes en intensité.

Comme le soutiennent Farrell et Newman : « Les États-Unis comprennent beaucoup mieux l’économie mondiale et peuvent la manipuler plus facilement que leurs alliés et adversaires. Pourtant, à mesure que les contradictions s’accumulent, le risque d’un échec catastrophique s’accroît ».

Une fois que l’on s’engage sur la voie des sanctions, où s’arrête-t-on ? Matt Duss, conseiller en politique étrangère de Bernie Sanders, a déclaré aux auteurs qu’il existait désormais un « complexe industriel des sanctions » aux États-Unis, avec des agences chargées de trouver de nouvelles raisons d’en imposer davantage – en particulier lorsque ces dernières n’ont pas été aussi efficaces qu’on l’espérait.

Et lorsqu’une sanction est mise en place, il devient politiquement difficile de la retirer. Une fois que l’économie mondiale a été transformée en arme, il est difficile de faire marche arrière – même si les conséquences de long terme pour l’hégémonie américaine peuvent être létales.

Un empire bienveillant ?

Face à cet empire souterrain, que faire ? Pour Farrell et Newman, l’alternative réside dans « un autre type d’imperium, qui servirait l’intérêt mondial ». Pour un livre imprégné de Realpolitik, cette conclusion est sinon fantaisiste, du moins décevante. La simple idée que l’on pourrait confier à un seul État la mission de mettre en place des outils au service de l’humanité est d’une confondante naïveté. Alors même que les auteurs sont d’une grande lucidité sur «l’interdépendance militarisée » entre les États-Unis et la Chine, et qu’ils soulignent que les responsables américains ont instrumentalisé la peur d’un conflit avec la Chine… précisément pour le faire advenir.

Il n’y aura pas d’empire souterrain bienveillant. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les décisions prises par Joe Biden en matière de sanctions, qui ont surtout renforcé celles qui avaient été mises en place par l’administration Trump. L’alternative réside plutôt dans des coalitions diplomatiques altermondialistes, qui défendent la souveraineté des États, favorise les échanges hors dollar et refusent de se conformer aux diktats de toutes les grandes puissances.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « It’s Time to Dismantle the US Sanctions-Industrial Complex ».

« La guerre économique prépare la guerre militaire » – Entretien avec Peter Mertens (PTB)

Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique © Salim Hellalet

Érosion de l’hégémonie du dollar, « mutinerie » des pays du Sud contre la politique étrangère occidentale, montée en puissance des BRICS, guerre économique des États-Unis envers la Chine… Le système international né de la fin de la Guerre Froide, dominé par l’hyperpuissance américaine, est en train de s’effondrer et de laisser place à un nouvel ordre mondial multipolaire. Plutôt que de prendre acte de cette nouvelle donne et de diversifier ses liens avec le reste du monde, l’Europe s’aligne toujours plus sur Washington. Mais est-il encore possible de mettre en place une politique altermondialiste, alors que les BRICS se comportent parfois eux-mêmes de manière impérialiste ? Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique, l’affirme, à condition de prendre un tournant radical dans notre politique étrangère. Entretien réalisé par William Bouchardon et Amaury Delvaux, avec l’aide de Laëtitia Riss.

Le Vent Se Lève – Vous êtes secrétaire général du Parti de Travail de Belgique (PTB), aux côtés de Raoul Hedebouw, et vous venez de publier Mutinerie. Comment notre monde bascule (à paraître en français aux éditions Agone début mars 2024, ndlr) afin d’analyser les recompositions du système international. Dans quelle mesure votre parcours au sein du PTB a-t-il nourri l’élaboration de ce livre ?

Peter Mertens J’ai été président du Parti du Travail de Belgique (PTB) entre 2008 et 2021, date à laquelle Raoul Hedebouw a pris ma succession. Avec d’autres membres, j’ai participé au nécessaire renouveau du parti (tout en conservant un socle idéologique marxiste, ndlr) à partir du milieu des années 2000, où nous étions alors un petit parti avec des tendances sectaires. Ce renouveau nous a pris plus de 10 ans. Notre analyse était la suivante : nous devions construire un rapport de force et un parti de la classe travailleuse, capable de peser en Belgique.

Avec la croissance du parti, il y a beaucoup plus de travail, c’est pourquoi nous avons dédoublé le leadership du parti : Raoul Hedebouw est le président et le porte-parole principal et j’en suis le secrétaire général. Comme nous étions concentrés sur la construction du rapport de force en Belgique, nous étions moins occupés avec ce qui se passait à l’étranger. Désormais, nous sommes en train de remettre nos tâches internationalistes à la hauteur des défis d’aujourd’hui. Et sur ce terrain, nous sommes en contact avec de nombreux mouvements et partis à la gauche de la social-démocratie, en Europe et ailleurs dans le monde. 

« Les pays du Sud Global savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. »

C’est grâce à ce leadership collectif et à ces rencontres que j’ai pu écrire ce livre, qui n’est pas juste un projet individuel. Je m’appuie aussi sur le service d’étude de notre parti, dirigé par notre directeur politique David Pestieau. Lui et son équipe m’ont aidé à rechercher des documents exhumés dans mon livre, notamment les textes de l’OTAN et de l’Organisation Mondiale du Commerce.

LVSL – Ces organisations occidentales sont au cœur du système international qui a été hégémonique jusqu’à récemment. Le titre de votre livre fait cependant référence à une contestation grandissante du règne de l’hyperpuissance américaine. Comment expliquez-vous que les pays du Sud soient de plus en plus réticents à s’aligner sur la position américaine ?

P. M. – Le titre du livre vient d’une déclaration de Fiona Hill, une ex-membre du National Security Council américain (organe qui conseille directement le Président américain en matière de défense et d’affaires étrangères, ndlr). Selon elle, l’abstention de la plupart des pays du Sud Global sur les sanctions contre la Russie était une « mutinerie ». Soyons clairs : la majorité de ces États ont condamné l’invasion illégale de la Russie sur le territoire ukrainien, ce qui est logique vu que nombre d’entre eux ont été envahis de multiples fois et connaissent bien l’importance de la souveraineté. 

Toutefois, concernant les sanctions, ils n’ont pas suivi Washington. C’est là aussi logique : un pays sur dix sur la planète subit, sous une forme ou une autre, des sanctions de la part de Washington. Ces pays savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. Or, dans la majorité des cas, les conséquences de ces sanctions sont supportées par les peuples des pays en question et ces mesures n’ont aucun effet sur le régime politique en place.

Ici, en Europe, nous ne nous en sommes pas rendus compte ; l’eurocentrisme nous aveugle. Le regard de la majorité des peuples du Sud Global sur les événements internationaux est pourtant très différent de la vision développée en Europe. J’ai récemment discuté avec beaucoup de personnes issues du Sud Global et j’ai constaté des moments de fractures profonds avec l’Occident. La première fracture est la guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003, qui était illégale et basée sur un mensonge. Au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique Latine et en Asie, c’est un moment charnière majeur. La crise financière de 2008 constitue le deuxième moment charnière. En Europe, cette crise nous a contraint à sauver les banques avec l’argent public et a eu pour conséquence l’austérité. Pour les pays du Sud, cette crise a été plus profonde encore et a montré la fragilité de l’hégémonie du dollar américain, autour duquel est organisé tout le commerce international.

Peter Mertens lors de notre interview © L. R.

LVSL – Renaud Lambert et Dominique Plihon s’interrogent en effet sur la fin du dollar dans le dernier numéro du Monde Diplomatique. De nouveaux accords commerciaux sont, par ailleurs, conclus dans d’autres monnaies et les banques centrales commencent à diversifier le panier de devises qu’elles ont en réserve. Est-ce une des conséquences de la guerre en Ukraine ?

P. M. – Cette érosion du dollar débute avec la crise financière de 2008. C’est à ce moment-là que l’idée des BRICS est réellement née, bien qu’il existe également d’autres raisons historiques à son émergence. Le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud se sont rassemblés car ils veulent faire du commerce sur une autre base que celle du néo-colonialisme, en mettant en place un système financier proposant des alternatives de paiements au dollar. C’est pour cela qu’ils ont créé une banque d’investissement dirigée par Dilma Rousseff, l’ancienne présidente du Brésil. Certes, le dollar reste hégémonique, mais cela constitue malgré tout une nouvelle donne.

Parmi leurs sanctions contre la Russie, les autorités américaines ont débranché la Russie du système international de paiement SWIFT, dont le siège est en Belgique. L’usage de cette puissante arme de guerre économique a entraîné une panique dans beaucoup de pays du Sud, car ils ont réalisé qu’elle pouvait aussi être utilisée contre eux. Avec ce genre de sanction, les États-Unis peuvent prendre otage les pays avec leur propre argent ! Cela a sans doute incité certains pays à vouloir rejoindre les BRICS. Lors de leur dernier congrès à Johannesburg fin août, les BRICS ont accueilli 6 nouveaux membres (l’Argentine, l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Ethiopie, l’Egypte et les Emirats Arabes Unis, ndlr), sur un total de 40 pays candidats. C’est un vrai saut qualitatif.

« Entre 2003 et 2023, il y a eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003. »

De ce point de vue, la guerre en Ukraine est en effet un autre moment charnière, en raison des sanctions. J’en citerai encore deux autres. D’abord, la COP de Copenhague en 2009, où les pays occidentaux ont refusé de prendre des mesures fortes pour le climat et pour aider les pays pauvres face au changement climatique. Enfin, le refus des pays occidentaux de lever les brevets sur les vaccins contre le Covid-19, qui a marqué une fracture profonde face à un problème mondial.

Depuis le 7 octobre, la guerre contre la Palestine constitue un nouveau point de rupture, dont l’impact est potentiellement le plus important. L’axe guerrier États-Unis-Israël pratique une violence extrême, pensant être au-dessus de toutes les lois internationales et pouvoir se permettre n’importe quoi. Mais cet axe est plus isolé que jamais. Partout dans le monde, le deux poids deux mesures est devenu évident. Entre 2003 et 2023, il y a donc eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Et pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003.

Peter Mertens dans une manifestation organisée par le PTB pour un cessez-le-feu en Palestine © PTB

LVSL – Outre le dollar et leur armée, les États-Unis disposent également d’une puissance technologique redoutable, qu’ils utilisent pour faire avancer leurs intérêts. Les GAFAM espionnent ainsi le monde entier, tandis que de nouvelles rivalités autour des microprocesseurs se mettent en place avec la Chine. Est-il possible d’échapper à l’emprise des États-Unis en matière technologique

P. M. – Je pense qu’il faut regarder en face la puissance économique des BRICS : en termes de PIB mondial, ils pèsent désormais plus que le G7 (qui regroupe ce qui était les 7 pays les plus industrialisés au monde, ndlr). Cette puissance économique constitue une différence avec le mouvement des non-alignés des années 60-70. A l’époque, les États-Unis ont pu tuer le mouvement des non-alignés grâce à la dette. Puis l’URSS s’est effondrée et ils se sont retrouvés sans rivaux sérieux. Mais désormais, la situation est différente, notamment en raison du poids économique de la Chine. La réaction des États-Unis est claire : ils lui ont déclaré la guerre économique. J’emploie le mot guerre de manière délibérée : la guerre commerciale prépare la guerre militaire. Les bateaux de l’OTAN qui encerclent la Chine et les sanctions prises par les États-Unis contre Pékin font partie de la même stratégie.

Dans mon nouveau livre, je cite longuement Alex W. Palmer, un spécialiste américain des microprocesseurs. En 2022, deux dates sont importantes selon ce chercheur : le 24 février 2022 avec l’invasion de la Russie en Ukraine et le 7 octobre 2022, date à laquelle les USA ont pris les mesures pour interdire presque tout développement des microprocesseurs en Chine. D’après lui, ces mesures sont un acte de guerre économique inédit, dont l’objectif est de détruire tout développement économique en Chine. Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. Récemment, Joe Biden a convoqué le premier ministre néerlandais Mark Rutte à Washington pour lui ordonner de cesser l’exportation vers la Chine des machines fabriquées par la firme hollandaise ASML, qui sont essentielles pour la fabrication des semi-conducteurs de dernière génération. Le premier ministre hollandais a accepté sans contrepartie. 

« Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. »

Les États-Unis sont inquiets de l’avance de la Chine dans les secteurs de technologies de pointe. Il y a de quoi : sur les 90 domaines les plus avancés au niveau des sciences et technologies, la Chine mène la danse dans 55 d’entre eux. Les États-Unis ne l’ont pas vu venir. C’est pour cela qu’ils réagissent désormais par le protectionnisme et la guerre économique. Jack Sullivan (influent conseiller à la sécurité nationale auprès de Joe Biden, ndlr) l’affirme de manière assez transparente : « C’est fini le globalisme d’avant ; il faut du protectionnisme ; c’est fini avec le néolibéralisme ; c’en est fini avec l’accès de la Chine au marché international. »

On constate la même dynamique sur les ressources énergétiques, qui ont toujours formé l’infrastructure du système capitaliste. Au XIXe siècle, c’était le charbon, puis au XXe le pétrole. De l’arrivée de British Petroleum en Irak en 1902 aux guerres du Golfe, d’innombrables guerres ont été menées pour le pétrole. Désormais, c’est la guerre des batteries qui est lancée : tout le monde se rue sur le lithium et les ressources essentielles pour l’électrification. Là aussi, les États-Unis se montrent très agressifs vis-à-vis de la Chine et des BRICS. Malgré tout, je pense que les États-Unis ne parviendront pas à restreindre la montée en puissance de la Chine.

LVSL – Hormis cette opposition à l’hégémonie américaine, il est tout de même difficile de voir ce qui rassemble les BRICS. Par ailleurs, il existe de réelles tensions entre des pays au sein de ce bloc, notamment entre la Chine et l’Inde. Peut-on vraiment attendre quelque chose d’un groupe aussi hétérogène ?

P. M. – Aucune valeur ne réunit les BRICS ! C’est une association de pays strictement pragmatique, car c’est comme ça que l’ordre mondial fonctionne. La gauche a souvent une lecture erronée car elle pense en termes de morale et de « valeurs ». Or, l’impérialisme et les forces anti-impérialistes ne pensent pas en ces termes mais plutôt en termes de pouvoir politique et économique. Les BRICS ne sont pas un projet de gauche, mais un projet pragmatique visant à servir les intérêts de ces pays, en créant une alternative au dollar et au Fonds Monétaire International et en cherchant à favoriser le commerce Sud-Sud.

Je ne suis évidemment pas dupe. L’Inde connaît de grandes tensions avec la Chine et Modi est un homme d’extrême-droite. Ses trois grands amis étaient Jair Bolsonaro, Donald Trump et Boris Johnson. Il est responsable de l’assassinat de plus de 750 paysans lors de la plus grand révolte de l’histoire indienne de la paysannerie et a laissé des razzias racistes contre les musulmans avoir lieu.

De même en Arabie Saoudite : c’est le despotisme total. Il n’y a aucune liberté pour la classe travailleuse et pour les femmes. Il n’empêche que l’entrée de l’Arabie Saoudite dans les BRICS marque un tournant. En 1971, avec les pétrodollars, les États-Unis ont promis à l’Arabie Saoudite d’avoir toujours des armes et une stabilité politique en échange de pétrole bon marché. Désormais, l’Arabie Saoudite vend son pétrole à la Chine non plus en dollars, mais en yuans ! Bien sûr que c’est un régime haïssable. Mais en matière de politique internationale, on ne peut pas juste réagir émotionnellement en fonction de « valeurs », il faut analyser l’échiquier mondial avec réalisme. Et la réalité est que les BRICS défient le système construit autour du dollar. Personnellement, bien que je ne soutienne pas les régimes de certains pays des BRICS, je considère leur émergence comme une bonne nouvelle parce qu’elle défie l’unilatéralisme et l’hégémonie américaine pour la première fois depuis 1991. 

« La dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. C’est un mécanisme néocolonial ! »

Mais en parallèle de la mutinerie menée par les BRICS, il y a également une mutinerie au sein de ces pays. En Inde, je suis avec attention les luttes des paysans, des femmes et de la classe travailleuse contre le régime de Modi. De même, l’Afrique du Sud connaît une corruption énorme, le fossé entre riches et pauvres y est considérable et le régime politique est fortement critiqué par la population. Lula est un progressiste, mais son gouvernement n’est pas pour autant socialiste. Et contre les concessions faites aux grands propriétaires fonciers au Brésil, je soutiens ceux qui luttent pour les droits des paysans, comme le Mouvement des Paysans sans Terre.

LVSL – Dans votre livre, vous rappelez l’histoire du mouvement tiers-mondiste, à partir notamment de la conférence de Bandung en 1955. Ce mouvement était porteur d’espoir pour un rééquilibrage des relations internationales et de l’économie mondiale. Croyez-vous à la résurgence de l’altermondialisme et sur quelles bases ? Les tentatives consistant à faire revivre cet esprit de « non-alignement », notamment de la part de Lula, vous semblent-elles prometteuses ?

P. M. – Je crois que la tentative opérée par les BRICS de permettre un commerce dans d’autres monnaies que le dollar relève surtout du pragmatisme. Mais cette démarche est déjà un acte progressiste en soi. Regardons en face la situation depuis les années 50-60 : la dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. Cela signifie que ces pays doivent privilégier des monocultures tournées vers l’exportation, plutôt que des productions au service de leurs propres populations, afin d’obtenir des dollars. Et quand ils ont des difficultés à refinancer leur dette, le Fonds Monétaire International (FMI) ne leur octroie des prêts qu’à condition de couper dans les services publics, les salaires et les pensions et de privatiser davantage. Tout cela ne fait que les rendre plus dépendants des États-Unis et de l’Europe. C’est un mécanisme néocolonial ! Désormais, pour la première fois, les pays du Tiers Monde peuvent refinancer leur dette, indépendamment du FMI, grâce à la banque des BRICS. Certes, ce n’est pas un emprunt socialiste mais au moins c’est un mécanisme honnête et sans conditions. Quand bien même ce n’est un progrès en direction du socialisme, cela reste un progrès pour les pays du Sud Global, qui doit être soutenu.

Certes, cela ne suffit pas pour construire un altermondialisme de gauche. C’est pourquoi nous devons aussi soutenir les mouvements de gauche dans ces pays, afin de peser sur l’agenda politique. On peut tout à fait soutenir le MST au Brésil pour mettre la pression sur Lula, tout en reconnaissant qu’il joue un rôle important pour nos idées au niveau international. De la même manière, je soutiens le NUMSA, le syndicat des métallos sud-africains, qui lutte contre la corruption considérable au sein du gouvernement de l’ANC, tout en étant en accord avec la politique extérieure de l’Afrique du Sud. Bien sûr que la gauche a des valeurs à défendre, mais je refuse d’interpréter toute la complexité du monde actuel uniquement en termes de valeurs. L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux.

« L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux. »

LVSL – L’Union européenne tend à s’aligner sur les États-Unis, contrairement à ce qu’affirment nos dirigeants. S’ils prétendent réguler l’action des GAFAM, ou encore bâtir une « autonomie stratégique » en matière internationale ou de réindustrialisation, la réalité est que nous sommes de plus en plus dépendants des Américains, y compris dans des domaines où cela était encore peu le cas, comme les énergies fossiles. Comment peut-on retrouver une véritable autonomie ? Cela implique-t-il une rupture avec l’Union européenne ? 

P. M. – Ce qui s’est passé en Europe suite à la guerre en Ukraine, surtout en Allemagne, est grave. Quelques semaines après le début du conflit, le Bundestag a renié sa politique de non-militarisation de l’économie vieille de 75 ans et a investi plus de 100 milliards d’euros dans le budget de la défense. Tout ce qui existait en termes de liens avec la Russie, notamment de la part de la social-démocratie allemande – dont les liens de Schröder avec Gazprom (l’ancien chancelier allemand a ensuite siégé au conseil d’administration de la compagnie russe, ndlr) sont le symbole le plus évident – a été détruit. Il s’agit d’un bouleversement considérable : la mémoire des comportements barbares des nazis, qui étaient presque arrivés à Moscou, a longtemps conduit à une politique de coopération entre l’Allemagne et la Russie, plutôt que d’agressivité. En quelques semaines à peine, les États-Unis ont réussi à briser cela.

Cette coupure brutale avec la Russie a suscité des remous au sein des grandes entreprises allemandes : les grands patrons de BASF, de Bosch ou Siemens ont demandé au gouvernement allemand de ne pas rompre les liens avec Gazprom, car ils souhaitaient continuer de bénéficier du gaz russe bon marché. En se rendant dépendante du gaz américain, beaucoup plus cher, l’Allemagne est rentrée en récession. En prenant des sanctions contre la Russie, l’Europe a donc pris des sanctions contre elle-même et s’est tirée une balle dans le pied. De surcroît, avec l’Inflation Reduction Act (IRA), les États-Unis tentent d’attirer sur leur territoire des firmes européennes, notamment de technologie de pointe, grâce à d’importantes subventions et remises d’impôts. La réaction de l’Union Européenne à cette offensive américaine a été très faible. Aucune politique industrielle européenne autonome n’émerge.

Les États-Unis veulent maintenant répliquer cela avec la Chine. C’est une folie : non seulement ils auront beaucoup de mal à se couper de la Chine, mais l’Europe en aura encore plus : nous échangeons avec la Chine 850 milliards d’euros de marchandises chaque année ! J’ajoute que la neutralité carbone en Europe dépend pour l’instant de la technologie chinoise. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis d’accord avec les patrons de Bosch, Siemens, Volkswagen et Mercedes quand ils demandent de ne pas reproduire avec la Chine ce que l’Europe a fait avec la Russie. Dans le conflit inter-impérialiste entre capitalistes, j’espère que la bourgeoisie européenne se comportera de manière sérieuse et dira non à la bourgeoisie américaine qui veut nous entraîner dans de nouveaux conflits.

Peter Mertens lors de notre interview © L. R.

Bien sûr, je n’ai aucune illusion : la bourgeoisie européenne ne veut pas une Europe progressiste, mais cherche au contraire à imposer aux peuples européens une nouvelle dose d’austérité. Elle entend également conserver des relations néo-coloniales avec une partie du monde, bien que le rejet de la France en Afrique ne cesse de grandir. Mais c’est la même dialectique que pour les BRICS : on ne peut pas raisonner uniquement en termes de « gentils » et de « méchants », il y a de nombreuses contradictions sur lesquelles il faut jouer. Donc je soutiens les capitalistes allemands dans leur opposition aux États-Unis, mais continue de défendre une Europe socialiste, contre les intérêts de ces grandes entreprises.

LVSL – Il est vrai que les sanctions prises à l’encontre de la Russie ont renforcé la dépendance de l’Europe vis-à-vis des États-Unis. Pensez-vous qu’il soit possible de réorienter l’Union européenne vers une politique socialiste ? Ou faut-il rompre avec les traités européens et construire de nouveaux cadres de coopération ?

P. M. – Ma position sur cette question est liée à l’histoire belge : nous sommes un petit pays qui a été créé pour jouer le rôle d’État-tampon entre l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Un changement de société au niveau de la seule Belgique, ça n’existe pas! ! Je plaide donc pour une autre société, une autre industrialisation et une autre forme de commerce à l’échelle continentale. Cela passera, selon moi, par plus d’échanges entre ceux qui luttent et qui résistent dans toute l’Europe pour créer une rupture au sein de l’Union Européenne. 

Mais cela suppose que nous soyons à la hauteur. J’en ai assez de la dépression collective de la gauche européenne qui passe son temps à se lamenter de la percée de l’extrême-droite ! Quand je vais en Amérique latine ou en Inde, eux aussi s’inquiètent de la montée du fascisme, mais surtout ils le vivent et ils luttent. Bien sûr que l’extrême-droite progresse et nous menace. Mais pour reconquérir une partie de la classe travailleuse tentée par le vote fasciste, on ne peut pas se contenter de se plaindre. La droite et l’extrême-droite s’appuient sur une narratif dépressif, selon lequel la classe travailleuse n’existe pas et l’immigration va nous détruire.

« Face à l’extrême-droite, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. »

Face à cela, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. Les mobilisations sociales massives que nous avons connu récemment en Angleterre, en Allemagne et en France sont des points d’appui. Comme la grève des ouvriers de l’automobile aux États-Unis, avec une belle victoire à la clé ! Et puis nous devons être là où sont les gens, c’est-à-dire avant tout dans les quartiers populaires et sur les lieux de travail, pas seulement avec les intellectuels. Ce n’est que comme cela que nous pourrons arrêter la tentation fasciste au sein de la classe travailleuse. 

Par exemple, avec notre programme Médecine pour le peuple (initiative de médecine gratuite dans les quartiers populaires, ndlr), on touche des personnes qui votent pour le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande, ndlr). Plutôt que de les exclure, nous discutons avec eux et tentons de les convaincre. Les gens sentent si vous êtes honnêtes et convaincus du discours que vous portez. Donc il faut un langage clair et franc, comme celui de Raoul Hedebouw, qui permet d’attirer vers nous des gens en colère en raison de leur situation précaire et de politiser cette colère. Si l’on se contente des livres, on ne changera rien. Il faut aussi des gens sur le terrain.

« Pour Tolstoï, l’art doit ramener l’homme à la vérité » – Entretien avec Joachim Le Floch-Imad 

Portrait de Léon Tolstoï © pixabay

Léon Tolstoï n’a pas seulement marqué la fin du XIXe siècle par son génie littéraire. Il laisse un héritage politique dont on sous-estime souvent l’ampleur, influençant aussi bien Gandhi, Rosa Luxembourg, Jean Jaurès que Wittgenstein ou Benjamin. Un héritage qui n’en reste pas moins ambigu. Dans un texte intitulé « Léon Tolstoï, miroir de la révolution russe », le théoricien révolutionnaire Lénine ne manquait pas de souligner les « contradictions » entre l’« artiste de génie » auteur de « tableaux incomparables de la vie russe » et le « tolstoïen », cet « être débile, usé, hystérique, dénommé l’intellectuel russe ». Dans Tolstoï, une vie philosophique (Le Cerf, 2023), Joachim Le Floch-Imad, directeur de la Fondation Res Publica, propose une analyse remarquable du legs philosophique de celui qui fut qualifié « d’Homère et de Luther du monde slave ». Entretien réalisé par Audrey et Simon Woillet.  

LVSL – Nombre de commentateurs de l’œuvre de Tolstoï insistent sur l’opposition entre « l’homme de lettre » et le moraliste se donnant pour mission de « réformer l’humanité ». Quelle place la morale tient-elle dans sa littérature ? Êtes-vous d’accord avec l’idée selon laquelle l’ambition morale de l’écrivain a pu nuire à son œuvre ?

Joachim Le Floch-Imad – Pendant longtemps, il a en effet été de coutume de séparer deux Tolstoï : celui d’avant la révolution morale du début des années 1880 (le bon homme de lettre) et celui d’après la crise (le mauvais moraliste). Du vivant de l’auteur, des figures telles que Nikolai Akhsharumov, Gustave Flaubert ou encore Ivan Tourgueniev encensaient déjà le premier pour mieux railler le second. Cette approche, critiquée par Henri Guillemin et Michel Aucouturier en leur temps, me parait particulièrement superficielle. Elle fait en effet fi de l’unité de la personnalité de Tolstoï et néglige ses écrits de jeunesse où, déjà, s’exprime une soif d’autoperfectionnement et de discipline. Dès son adolescence, Tolstoï se montre obsédé par la question du dépassement du nihilisme et du combat contre le mal, en témoignent les règles de vertu qu’il édicte dans son Journal et l’aspiration au monisme dont il fait montre : « Je serais le plus malheureux des hommes, si je ne trouvais pas un but à ma vie – un but général et profitable, profitable parce que l’âme immortelle, en se développant, passera naturellement dans un être supérieur et correspondant à elle. » 

Tolstoï ne croit pas en l’art pour l’art mais estime que celui-ci doit fonctionner comme une contagion destinée à ramener les hommes à la vérité.

Deux traits majeurs sont à distinguer dans l’ensemble de son œuvre : un désir animal, égoïste et immédiat de jouissance et de célébration de la beauté du Tout ; et une volonté d’œuvrer au réveil des consciences et à la transfiguration morale de l’humanité, ce qui implique l’oubli de soi et la soumission à une vision religieuse de la vie. Ces deux aspirations, toujours, cohabitent et s’équilibrent. Tolstoï ne croit pas en l’art pour l’art mais estime que celui-ci doit fonctionner comme une contagion destinée à ramener les hommes à la vérité. Sa prise de position esthétique ne saurait par conséquent être dissociée d’une prise de position philosophique dont j’ai voulu montrer la complexité dans l’ouvrage, à rebours de lectures souvent caricaturales. Comme le disait en effet Léon Chestov : « Dire de Tolstoï qu’il n’est pas philosophe, c’est priver la philosophie d’un de ses plus grands représentants. » Cette prise de position philosophique ne s’exprime pas dans un langage abstrait, savant et jargonneux, mais d’une manière résolument incarnée et ancrée dans le vécu. À la manière des sages antiques, Tolstoï érige la philosophie en « science de la vie ».

Tolstoï. Une vie philosophique, Joachim Le Floch-Imad, Le cerf, 2023

Si Tolstoï ne peut donc choisir entre littérature et loi morale, il est des moments dans son œuvre où l’équilibre subtil entre imagination poétique et raison se fissure. C’est notamment le cas au début des années 1880, au lendemain de sa révolution morale – lorsque sa famille et son mentor Tourgueniev le supplient de « revenir à la littérature » – ou encore lorsqu’il compose son brulot Qu’est-ce que l’art ?, ouvrage dans lequel il jette au bûcher les plus grands noms de la culture occidentale ainsi que l’essentiel sa propre œuvre littéraire. De même, certaines pages de son roman Résurrection, publié en 1899, apparaissent aujourd’hui caricaturalement manichéennes tant l’intention doctrinaire y prend le dessus sur le souci esthétique. Il n’empêche que le vieux Tolstoï n’a rien perdu de sa parfaite majesté, de sa prose limpide et de sa capacité à pénétrer les profondeurs de l’âme humaine. Parmi ses derniers écrits surnagent des textes tels que La mort d’Ivan IlitchLe Père SergeMaître et Serviteur ou encore Hadji Mourat. À travers ces ultimes récits, que George Steiner qualifie de « semences de l’immortalité », Tolstoï témoigne une dernière fois de son irrépressible besoin d’écrire et de traduire, par la fiction littéraire, le flot toujours rebelle, indomptable et spontané de la vie.

LVSL – À quoi mesure-t-on cet amour de la vie chez Tolstoï ? N’est-il pas contredit par le pessimisme existentiel et l’appel à l’ascétisme qui caractérisent une partie non-négligeable de son œuvre ?

J.L-I. – Dans Guerre et Paix, à travers par exemple la figure du moujik Platon Karataïev, Tolstoï nous explique que seule l’adéquation parfaite et totale à la vie est vectrice de sens. Notre présence sur terre est à ses yeux irréductible à toute explication rationnelle. Elle se suffit à elle seule : « La vie est tout, la vie est Dieu. Tout se déplace, se meut, et ce mouvement est Dieu. Et tant que persiste la vie, persiste la joie de la conscience de la divinité. Aimer la vie, c’est aimer Dieu. » On retrouve quelque chose d’analogue dans son roman largement autobiographique Les Cosaques dans lequel Olenine, au contact d’une tribu du Caucase, délaisse les charmes de la civilisation pour faire l’expérience de la vie dans ce qu’elle a de plus rebelle et nomade. Si son itinéraire débouche sur un échec, Olenine découvre que le bonheur se situe là où est la vie, qu’il n’est pas à rechercher dans la participation aux événements historiques, mais dans la jouissance immanente, dans la pureté des traditions et dans la contemplation de l’éclat des étoiles. En rejetant la notion même de péché, le vieux Cosaque Erochka, avec sa gaieté inaltérable, ses mains calleuses et son odeur « de tchikhir, de vodka, de poudre et de sang coagulé » se fait le porte-parole de l’invitation tolstoïenne à faire corps avec la nature. L’écrivain et critique russe Merejkovski a remarquablement étudié celle-ci, y voyant un signe du paganisme instinctif de  Tolstoï : « Il s’aime en elle et l’aime en soi, sans effroi exalté ni maladif, sans ivresse ; il l’aime de ce grand amour sobre dont l’aimèrent les anciens, et comme les hommes d’aujourd’hui ne savent plus l’aimer. » Le corps de colosse de Tolstoï irradie ce paganisme. Il m’a semblé important de lui rendre hommage dès l’exergue de mon essai – à travers le poème de Rilke « Sur un torse archaïque d’Apollon » – tant la puissance, la vitalité et l’appétit sexuel indéfectibles de Tolstoï ont toujours stupéfait ceux qui croisaient sa route, y compris à un âge très avancé. Ce vitalisme, qui semble sorti tout droit d’antiques profondeurs (l’essai étudie sur plusieurs pages la réception de Homère dans l’œuvre de Tolstoï), influence en outre durablement la technique littéraire de l’écrivain russe. D’une grande simplicité, son écriture va du visible à l’invisible, de la matière à l’esprit. Elle excelle, entre autres, par sa précision sensorielle, son souci du concret et sa capacité, à partir de détails (ayant trait notamment à la symbolique du corps), à saisir l’universalité des choses et à montrer la nature secrète des âmes.

La révolution est, à ses yeux, coupable d’opposer la force à la force.

Le pessimisme existentiel, qui caractérise un temps Tolstoï après sa découverte de Schopenhauer en 1868, l’invitation à l’ascétisme ainsi que l’entreprise de prédication à laquelle il se livre dans les dernières décennies de sa vie s’inscrivent pourtant, comme vous le suggérez, à rebours de ce vitalisme. Merejkovski n’a sans doute pas tort de parler d’« engourdissement », de « pétrification du cœur » du vieux Tolstoï, coupable à ses yeux d’avoir préféré la « sainteté immatérielle chrétienne » à la « chair sainte païenne » et, ce faisant, d’avoir trahi sa vraie nature. Il est vrai que, même dans sa littérature, la morale prend de plus en plus de place au fil des années. Il est par exemple frappant de constater que, contrairement à Guerre et Paix qui se termine sur des points de suspension ouvrant sur le magma infini de la vie, Anna Karénine s’achève sur la question du Sens et sur le terme « Bien ». Si les événements mentionnés ci-dessus renforcent en Tolstoï la tension tragique qui oppose l’homme de lettres et le réformateur de l’humanité, n’oublions pas néanmoins que la substance de son art demeure la même tout au long de son existence. Son ouvrage Hadji Mourat, publié à titre posthume, montre qu’un fond souterrain en lui a su résister à toutes les métamorphoses idéologiques. Telle cette fleur de chardon que nulle charrue ne saurait écraser, la vie et la lumière finissent toujours par l’emporter, par primer les catégories du Bien et du Mal. Comme l’écrit à son sujet le peintre Répine, ami proche de la famille : « Ce géant a beau se rabaisser, couvrir son corps puissant d’humbles guenilles, on voit toujours en lui Zeus, dont un froncement de sourcils fait trembler tout l’Olympe. »

LVSL – En dépit de sa défense du populisme et de ses sympathies anarchistes, Léon Tolstoï s’opposait à la révolution comme moyen de contestation du pouvoir tsariste. Si Léon Tolstoï meurt en 1910, peut-on dire qu’il a exercé une influence sur la révolution russe d’octobre 1917 ? Si oui, de quelle nature fut-elle ?

J.L-I. – Partisan d’un travail sur soi allant dans le sens de la voie chrétienne telle qu’exprimée dans le Sermon sur la montagne, Tolstoï n’a en en effet jamais défendu un programme d’action collectif révolutionnaire. La révolution est, à ses yeux, coupable d’opposer la force à la force. Elle est en outre incapable d’éradiquer le mal à sa racine, à savoir le pouvoir. Y aspirer, comme le font les révolutionnaires, ne peut que déboucher selon lui sur l’engrenage de la répression et le passage d’un despotisme à un autre. Cela reviendrait à « vouloir éteindre le feu par le feu, inonder un pays pour refluer les eaux d’un fleuve qui débord ». Tolstoï ne trahit jamais cette vision. Il condamne par exemple les terroristes du groupe Narodnaïa Volia qui assassinent, en mars 1881, le tsar Alexandre II. De même, il refuse de choisir un camp au lendemain du carnage du « dimanche rouge » de janvier 1905. La critique tolstoïenne de la révolution va de pair avec une critique du révolutionnaire comme type humain. Dans Résurrection ou encore dans Le Divin et l’Humain, l’écrivain décrit ceux-ci comme des meurtriers en puissance, des névrosés dévorés par l’orgueil et les certitudes, des théoriciens froids et immoraux qui prétendent aimer les hommes alors qu’ils n’aiment qu’eux-mêmes et leurs idées. Rappelons enfin que Tolstoï ne se reconnait guère dans l’idéologie des révolutionnaires de son temps. Il assimile les communistes à des mouches qui se rassembleraient autour d’excréments et condamne le matérialisme des socialistes : « Le socialisme a pour objectif la satisfaction de la part la plus basse de la nature humaine : le bien-être matériel, mais avec les moyens qu’il propose il ne peut jamais l’atteindre. »

L’influence politique de Tolstoï va néanmoins bien au-delà de Gandhi puisqu’elle s’exerce sur des figures aussi diverses que Jaurès, Wittgenstein, Horkheimer, Benjamin ou même Péguy, sans compter de nombreux théoriciens de l’anti-capitalisme, de la désobéissance civile, de la décroissance ou même de l’animalisme.

Bien qu’hostile à la révolution et aux révolutionnaires, Tolstoï n’en a pas moins été l’un des critiques les plus radicaux des fondements de la société russe. Lecteur de Rousseau, Proudhon, La Boétie et Thoreau, Tolstoï épouse, très jeune, la cause anarchiste. Après avoir soutenu la socialisation de la terre et l’abolition du servage, il participe au recensement de Moscou en 1882, ce qui le conduit à être confronté au spectacle brutal de l’injustice et de la déchéance du prolétariat. Cet épisode renforce sa culpabilité d’aristocrate privilégié par la naissance et le conduit à l’écriture de nombreux textes théoriques, tels que Que devons-nous faire ? (1886), où il fait le lien entre salariat, libéralisme, esclavage et dépravation. Adorateur des valeurs populaires et paysannes, Tolstoï invite les hommes à renoncer à la poursuite du prestige social et des richesses matérielles. Il s’en prend ainsi à ce qu’il considère comme « les monstrueuses idoles de la civilisation ». L’État, l’armée, la police et la justice sont à ses yeux des entités organiquement liées à la violence et au meurtre, d’où son appel à l’insoumission qui débouche sur une remise en cause de l’essence même du pouvoir. « Que le pouvoir soit entre les mains de Louis XVI, du Comité de salut public, du Directoire, du Consulat, de Napoléon ou de Louis XVIII, du sultan, du président, ou du Premier ministre, partout où existe le pouvoir des uns sur les autres, la liberté est absente et l’oppression inévitable », écrit-il par exemple dans son Appel aux hommes politiques.

Non content de miner l’assise philosophique du pouvoir, Tolstoï joue par ailleurs un rôle décisif dans la critique de ceux qui l’exercent, à savoir la dynastie des Romanov. Dans son essai Les gouvernants sont immoraux, Tolstoï décrit ainsi la brutalité et l’étroitesse d’esprit de cette dynastie avec une plume particulièrement acerbe. Il pourfend successivement « les férocités du détraqué Ivan le terrible, les cruautés bestiales de l’aviné Pierre Ier, les mœurs dissolues de l’ignorante cantinière Catherine Ière (…) », ainsi que « le règne du soldat brutal, du cruel et ignorant Nicolas Ier » mais aussi « Alexandre II, peu intelligent, plus mauvais que bon, tantôt libéral, tantôt despotique » ; et « Alexandre III, à coup sûr un sot brutal et ignorant. » Malgré la censure dont il fait l’objet dès les années 1880, Tolstoï devient un symbole national, mondial même, de résistance. Il exerce une influence idéologique profonde sur les masses russes qui contribue à fragiliser le pouvoir en place et prépare les mentalités aux évènements de 1917. Ses pamphlets contre le libéralisme, le superflu et la propriété sont pareils à des bombes lancées en direction du tsarisme. Ils serviront de matrice aux révolutionnaires, ce que Lénine lui-même sera obligé de reconnaître dans son texte Tolstoï, miroir de la révolution russe. Lénine ne pardonnera néanmoins jamais à Tolstoï son inconséquence et son éloge de l’autarcie villageoise et de la paysannerie patriarcale. Si Tolstoï décède en 1910, les tolstoïens seront, au lendemain de la révolution de 1917, assimilés à des contre-révolutionnaires. De très nombreuses communautés tolstoïennes sont ainsi dissoutes dans les premières années de l’URSS. Une centaine de Russes se réclamant de son héritage est fusillée, beaucoup sont contraints à l’exil (sa fille et secrétaire Alexandra Tolstoï par exemple) et ses écrits demeurent longtemps censurés et mis à l’index.

LVSL – Tolstoï – on l’apprend dans votre livre – a notamment influencé Gandhi avec qui il a entretenu une correspondance, défendait la non-violence et le végétarianisme. Qu’en est-il des autres aspects de l’influence politique qu’il a exercée ? Cela a-t-il du sens de parler d’un mouvement « tolstoïen », porteur d’un rapport renouvelé à la nature ? 

J.L-I. – Tolstoï a en effet exercé une influence décisive sur Gandhi qui le considérait comme le « plus grand apôtre de la non-violence que notre époque ait connu ». Gandhi s’inspire de la pensée de Tolstoï pour créer une colonie agricole à Durban ainsi qu’une colonie coopérative près de Johannesburg (la Tolstoy Farm), puis échange sept lettres avec l’auteur russe entre octobre 1909 et septembre 1910 où se révèle une authentique communion spirituelle. L’influence politique de Tolstoï va néanmoins bien au-delà de Gandhi puisqu’elle s’exerce sur des figures aussi diverses que Jaurès, Wittgenstein, Horkheimer, Benjamin ou même Péguy, sans compter de nombreux théoriciens de l’anti-capitalisme, de la désobéissance civile, de la décroissance ou même de l’animalisme.

Le tolstoïsme est enfin fondé sur l’opposition, très rousseauiste, entre la vérité de la nature et les maux qui rongent la civilisation.

À un niveau plus collectif, je rappelle que Tolstoï, dans les dernières décennies de sa vie, fait figure de prophète pour des lecteurs et visiteurs de tous les continents qui se ruent à son domaine de Iasnaïa Poliana. Sous l’influence notamment de son disciple Tchertkov, des communautés tolstoïennes essaiment partout à travers le monde. Dans la province montagnarde de Gourie en Géorgie, la population décide par exemple de s’affranchir de l’État et de mettre en œuvre les principes d’autodétermination et d’entraide. Dans le même temps, des sectes telles que les doukhobors, ces paysans dissidents religieux qui prônent un contact direct avec Dieu et défendent les valeurs pacifistes, se retrouvent dans les idéaux tolstoïens, sans nécessairement revendiquer explicitement la filiation. 

Les écrits théoriques de Tolstoï et les projets politiques de ceux qui s’en sont réclamés mettent en évidence quelques aspects fondamentaux du « tolstoïsme »: l’anarchie, le rejet de l’impôt direct comme indirect, la fin de l’exploitation d’autrui (y compris des animaux), l’abolition du service militaire, l’éducation du peuple, l’hostilité à la propriété et au libéralisme, la critique de la modernité technicienne et la foi en l’omnipotence de l’homme, le retour aux solidarités organiques et à la notion russe du mir (du nom de ces communautés paysannes autonomes de la Russie impériale dans lesquelles la terre était une propriété collective), la défense du travail manuel, présenté comme un remède à l’oisiveté, à l’égoïsme et à l’angoisse inhérents à la société urbaine et cultive. Le tolstoïsme est enfin fondé sur l’opposition, très rousseauiste, entre la vérité de la nature et les maux qui rongent la civilisation. Pour Tolstoï, la ville renvoie à l’égotisme, au mouvement perpétuel, aux désirs confus et toujours insatiables. Elle est un lieu de décadence où l’individu se perd et où les valeurs se corrompent. À l’inverse, la campagne et la montagne seraient des lieux plus propices à l’authenticité, où le mensonge social et la dictature du paraître n’auraient pas droit de cité. On retrouve bien cette vision dans l’œuvre littéraire de Tolstoï mais également dans des textes éminemment modernes dans lesquels celui-ci invite à poser des limites à notre conception du progrès pour préserver la beauté de la nature et l’habitabilité du monde. Son Journal est ainsi l’occasion de véritables réquisitoires contre les violences environnementales : « Lorsque sous prétexte du bien-être du peuple, d’amour pour lui, mais en fait par cupidité, pour la gloire humaine et pour les buts les plus variés, on met sens dessus dessous une prairie et on l’ensemence d’absinthe ou on l’abîme, et elle se couvre de mauvaises herbes, je ne peux pas ne pas m’indigner. Je sais que c’est mal, mais je ne peux pas ne pas m’indigner contre les libéraux contents d’eux-mêmes qui agissent ainsi. »

LVSL – Monstre sacré de la littérature russe, Tolstoï reste une figure controversée en témoigne le fait que le centenaire de sa mort en 2010 a été célébré dans la plus grande discrétion. Pourquoi ? 

J.L-I. – Tolstoï demeure une figure centrale dans l’imaginaire russe. Ses textes littéraires sont toujours abondamment lus et intégrés aux programmes. Trois de ses romans (Les CosaquesAnna Karénine et Hadji-Mourat) figurent par exemple dans une liste, éditée en 2012, des cent livres dont le ministère russe de l’Éducation et de la Science préconise la lecture. Des lectures publiques de ses textes sont fréquemment organisées, avec parfois un retentissement exceptionnel. En 2015, dans le cadre de l’« Année de la littérature », 1300 célébrités et anonymes se sont ainsi succédés pendant trois jours pour une lecture publique de Guerre et Paix. Organisé à travers une trentaine de villes russe, l’événement était diffusé sur plusieurs chaînes de télévision et radio, ainsi que sur internet.

Aujourd’hui encore, l’élite politique ne lui pardonne pas son ascétisme, sa guerre sainte contre la corruption et son appel à libérer le peuple du joug de l’État via la désobéissance civile et l’anarchie.

Contrairement à ses romans et nouvelles, la stature de moraliste et la célébration du principe spirituel de Tolstoï suscitent en revanche au mieux l’indifférence, au pire l’hostilité, dans une Russie de plus en plus marquée par le règne de l’arbitraire, le dévoiement identitaro-politique de la foi et la montée du nihilisme. Le moraliste est ainsi vu comme une figure extrêmement gênante par l’ensemble des autorités, ce qui était déjà le cas au cours de son vivant, alors qu’il se montrait étranger à toutes les métaphysiques en vogue : « Les libéraux me prennent pour un malade mental, et les radicaux pour un mystique bavard. Le gouvernement me considère comme un dangereux révolutionnaire et l’Église pense que je suis le diable en personne. » Aujourd’hui encore, l’élite politique ne lui pardonne pas son ascétisme, sa guerre sainte contre la corruption et son appel à libérer le peuple du joug de l’État via la désobéissance civile et l’anarchie. L’Église orthodoxe le tient quant à elle comme un faux docteur, coupable d’avoir renié le Seigneur et le Christ, en défendant une approche très personnelle de la religion, mêlant rationalisme, sagesse païenne, christianisme primitif et influences orientales. Elle refuse toujours de revenir sur son excommunication prononcée en 1901. L’armée, enfin, se montre intransigeante à l’égard du pacifisme radical et de la dénonciation des mœurs de la classe militaire de cet homme qui, après avoir combattu dans le Caucase durant sa jeunesse, n’a eu de cesse d’écrire sur la face apocalyptique de la guerre et la bassesse des comportements que celle-ci engendre.

Ces procès, qui valaient en 2010, moins de deux ans après l’invasion de la Géorgie par la Russie, sont d’autant plus forts aujourd’hui, à l’heure de la guerre russo-ukrainienne. Certains voudraient profiter du contexte pour frapper d’opprobre l’œuvre de Tolstoï, à l’instar du ministre ukrainien de la Culture qui crut bon d’appeler à la censure des classiques de la culture russe dans les pays occidentaux, ou encore de Netflix qui a interrompu la production d’une adaptation en série d’Anna Karénine. Situation absurde tant Tolstoï est difficilement récupérable politiquement, d’autant plus par l’actuel régime russe dont les orientations sont radicalement opposées à celles qu’il a toujours défendues. « Je ne confonds pas Tchekhov avec un char T 34 », écrivait Milan Kundera. Peut-être serait-il temps, enfin, de méditer ces mots et de comprendre qu’on ne confond pas la lutte contre un régime et l’éradication de ce qu’il y a de plus universel et lumineux dans l’héritage culturel du pays en question…

Face à Erdoğan, une opposition néolibérale et incohérente

Recep Tayyip Erdoğan, président de la Turquie. © Geralt

La victoire d’Erdoğan à la présidentielle turque a été analysée en Europe comme une simple conséquence de l’autoritarisme du régime, qui aurait emprisonné ses opposants, bâillonné les médias et bourré les urnes. Or, si Erdoğan est incontestablement un autocrate, une telle lecture omet de pointer l’incohérence du programme de l’opposition. Celle-ci ne proposait en effet aucune solution à la question kurde et se contentait de promettre un retour au néolibéralisme le plus traditionnel. Article du journaliste turc Cihan Tuğal, publié par la New Left Review et traduit par Piera Simon-Chaix.

La Turquie n’en a pas fini avec les difficultés. Le 28 mai dernier, Recep Tayyip Erdoğan a été réélu pour un troisième mandat avec 52 % des voix au second tour des élections, tandis que le candidat de l’opposition, Kemal Kılıçdaroğlu, obtient 48 % des votes. Alors que la plupart des sondages avaient anticipé un retournement de la majorité parlementaire, la coalition gouvernementale nationale-islamiste a conservé sa majorité avec 320 sièges sur 600 (contre 344 lors de la précédente législature). Et même si Kılıçdaroğlu a obtenu davantage de suffrages que les précédents concurrents d’Erdoğan lors de l’élection présidentielle, son parti n’a pas été à la hauteur des attentes puisqu’il n’a obtenu que 25 % des voix aux législatives, contre 30 % des suffrages lors des municipales de 2019. L’opposition était convaincue que la hausse brutale de l’inflation et le fiasco des opérations de secours après le tremblement de terre lui offrait une occasion inédite de battre Erdoğan. Pourquoi ces espoirs se sont-ils révélés infondés ?

L’endurance du régime ne tient pas uniquement à son autoritarisme.

Il existe tout d’abord des raisons institutionnelles évidentes qui expliquent la résilience de l’erdoğanisme. Le gouvernement monopolise les médias de grande écoute et le pouvoir judiciaire depuis des années. Les prisons débordent de militants d’opposition, de journalistes et de politiciens. L’opposition kurde, la seule force organisée du pays à ne pas pencher à droite, a vu ses maires démocratiquement élus remplacés par des agents nommés par l’État, qui ont consolidé l’emprise du gouvernement sur les provinces de l’Est et du Sud-Est. Il ne s’agit cependant que de la partie visible de l’iceberg : l’endurance du régime ne tient pas uniquement à son autoritarisme. Sa popularité est bien plus profonde. Pour le comprendre, il faut tenir compte de trois facteurs majeurs que la plupart des commentateurs et des politiques refusent d’envisager.

Le premier facteur est économique. En plus de recourir aux programmes d’aide sociale pour s’arroger la confiance des fractions les plus pauvres de la population, l’administration d’Erdoğan a intégré des outils de capitalisme d’État dans son programme néolibéral. Cette combinaison a permis de maintenir la Turquie sur un chemin certes peu conventionnel, mais toujours praticable malgré les aléas rencontrés. Le régime a ainsi mobilisé des fonds souverains, mis en place des substitutions aux importations et opté pour des incitations ciblées dans certains secteurs, tels que la sécurité et la défense. Il a également abaissé les taux d’intérêt et soutenu la production des industries low tech comme la construction. Si ces mesures ont rebuté les économistes orthodoxes et la classe managériale, elles ont renforcé l’emprise de l’AKP sur les petites et moyennes entreprises et les capitalistes dépendants de l’État, ainsi que sur leurs travailleurs.

Le deuxième facteur est géopolitique. La politique étrangère du gouvernement, qui vise à établir la Turquie comme une grande puissance et un médiateur indépendant entre l’Orient et l’Occident, vient compléter son nationalisme économique. Bien sûr, la Turquie est en réalité dépourvue de la base matérielle nécessaire pour changer l’équilibre mondial des forces. Malgré tout, les partisans d’Erdoğan le présentent comme un puissant faiseur de rois, tandis que les adeptes les plus fous le voient comme le prophète d’un empire islamique en gestation. Une telle illusion participe du maintien de l’aura du président, et permet d’étayer sa légitimité, en particulier parmi les franges les plus à droite de l’AKP.

Le troisième pilier de la puissance du régime est sociopolitique : il repose sur sa capacité à l’organisation de masse. L’AKP dispose d’une forte implantation locale et chapeaute une grande variété d’associations civiles : organismes de bienfaisance, associations professionnelles, clubs de jeunesse, syndicats… Le parti tire également profit de son alliance avec le parti d’extrême droite MHP (Parti d’action nationaliste), dont l’aile paramilitaire, les Loups gris, peut compter sur ses ancrages dans l’armée, l’éducation supérieure et les quartiers sunnites de classe moyenne. Pour les classes populaires, ces groupes sont synonymes d’un sentiment de puissance, de stabilité, de force et souvent d’avantages matériels, même en périodes de difficultés économiques. La seule mobilisation capable de les égaler est celle des organisations de masse kurdes (soutenues par leurs alliés socialistes dans les régions non-kurdes). Cependant, la prévalence du sentiment anti-kurde a pour l’instant entravé la formation d’un bloc contre-hégémonique rassemblant à la fois Turcs et Kurdes.

Pendant plus d’un an, la campagne électorale turque a occulté, voire exacerbé, les problèmes les plus urgents auxquels est confronté le pays. L’opposition traditionnelle, communément surnommée la Table des six, est composée de partis laïcs et de centre-droite. Elle est dirigée par le Parti républicain du peuple (CHP) de Kılıçdaroğlu, le parti fondateur de la République turque. Si le CHP penchait plutôt à gauche dans les années soixante, il a viré à droite à partir du milieu des années 1990, à la fois en matière de politique économique et sur la question kurde. Le deuxième parti le plus important de la coalition est İyip, une ramification laïque du MHP, qui s’enorgueillit d’être tout aussi nationaliste sans néanmoins recourir de la même façon à la violence politique. Deux des partis moins importants de la coalition sont des dissidents de l’AKP, menés par l’ancien vice-Premier ministre Ali Babacan et l’ancien Premier ministre Amet Davutoğlu. Malgré leur base électorale minuscule, ces partis ont pesé d’un poids significatif dans le programme de l’opposition.

Le programme peu enthousiasmant de l’opposition

Durant la campagne, la Table des six a refusé de débattre des conséquences sociales et écologiques des réformes libérales de la Turquie des quarante dernières années ; elle a mis sous le tapis le coût de la dépendance à l’égard des puissances occidentales (qui n’a guère changé malgré la proximité croissante d’Erdoğan avec la Russie) et ne s’est pas prononcée sur la question kurde. Escamotant tous les enjeux les plus saillants du jeu politique, l’opposition a promis de conduire une grande « réhabilitation » supposée guérir tous les maux de la Turquie. Les parties les plus explicites de son programme consistait à rétablir l’État de droit et à réhabiliter les institutions étatiques en engageant des administrateurs compétents pour remplacer les fidèles d’Erdoğan.

Même si Kılıçdaroğlu a saupoudré ses discours de vagues promesses de redistribution, cette approche néolibérale constituait le cœur de son programme de politique intérieure.

L’objectif implicite de l’opposition, cependant, consistait à revenir aux stratégies de développement national antérieures à 2010 et à rétablir des relations positives avec l’Occident. Le modèle économique des années 2000, élaboré par Babacan alors qu’il était une figure majeure de l’AKP, reposait sur une privatisation rapide, des afflux de capitaux étrangers et d’énormes déficits de la dette publique. Même si Kılıçdaroğlu a saupoudré ses discours de vagues promesses de redistribution, cette approche néolibérale constituait le cœur de son programme de politique intérieure.

La politique étrangère proposée par l’opposition était tout aussi faible. La Table des six a en effet adopté une ligne largement pro-occidentale et anti-russe qui revenait en pratique à approuver l’hégémonie états-unienne au Moyen-Orient. Dans un même mouvement, l’opposition laissait de côté les problèmes régionaux les plus urgents, tels que les incursions de la Turquie en Irak et en Syrie. Questionné sur ces enjeux, Kılıçdaroğlu a affirmé que les institutions étatiques, telles que l’armée, étaient entièrement indépendantes, et qu’il était donc impossible de faire des promesses en leur nom. La coalition nationale-islamiste d’Erdoğan a, en revanche, laissé le champ libre aux sentiments anti-occidentaux et s’est engagée à affermir l’influence turque sur la scène mondiale, avec une campagne reposant sur l’entretien d’un fantasme national de renaissance ottomane.

L’opposition espérait que la flambée de l’inflation et la mauvaise gestion publique, notamment du tremblement de terre, allaient mettre à mal la crédibilité du gouvernement. Mais le mécontentement soulevé par ces problèmes n’a finalement pas suffi à renverser le pouvoir en place. Il fallait une autre vision, substantielle, populaire, concrète. La Table des six n’en avait aucune. Son programme bancal et médiocre a scellé son destin.

La question kurde

L’opposition était également confrontée à une autre difficulté : le mouvement kurde. Les Kurdes étaient exclus de la Table des six depuis les débuts de l’alliance, même s’il était évident que Kılıçdaroğlu ne pouvait pas l’emporter sans leur soutien. En dépit du soutien du CHP et de ses alliés aux incursions militaires d’Erdoğan en Syrie et en Irak, la majorité des Kurdes considérait qu’il s’agissait d’un moindre mal et le parti kurde YSP et ses alliés socialistes ont apporté leur soutien à Kılıçdaroğlu quelques semaines avant les élections. Mais les négociations avec les Kurdes ont entraîné une fracture au sein de l’opposition. Le dirigeant du İyip, Meral Akşener, a ainsi quitté la Table des six juste avant l’annonce du YSP et n’est rentré dans le jeu que quelques jours plus tard. Lorsque les résultats du premier tour sont tombés — Erdoğan en tête avec une marge de 5 % —, de nombreux commentateurs ont fait remarquer que la tentative de Kılıçdaroğlu de conquérir les Kurdes lui avait coûté la base électorale nationaliste. De fait, les données suggéraient qu’un grand nombre de votants d’İyip avaient soutenu leur parti pour les élections législatives, mais sans donner leur voix à Kılıçdaroğlu pour les présidentielles.

L’opposition a entamé un virage vers l’extrême droite durant l’entre deux tours, dans l’espoir d’attirer les votes anti-syriens et anti-kurdes tout en espérant pouvoir garder les votes kurdes motivés par l’opposition à Erdoğan.

En réaction, l’opposition a entamé un virage vers l’extrême droite durant l’entre deux tours, dans l’espoir d’attirer les votes anti-syriens et anti-kurdes tout en espérant pouvoir garder les votes kurdes motivés par l’opposition à Erdoğan. Cette stratégie ambitionnait de récupérer les 5 % de voix du candidat radical anti-immigration Sinan Oğan, un ancien membre du MHP et seul autre candidat à la présidence au premier tour. Ayant échoué à obtenir le soutien d’Oğan lui-même, Kılıçdaroğlu a signé un pacte avec son partisan le plus en vue, Ümit Özdağ, en promettant d’expulser tous les migrants indésirables — Kılıçdaroğlu a avancé le chiffre de 10 millions — et de reprendre les politiques anti-kurdes d’Erdoğan. Les libéraux ont affirmé qu’il s’agissait d’une tactique électorale, et non d’un véritable engagement. Quoi qu’il en soit, la tentative a échoué. Seule la moitié des électeurs d’extrême-droite ont reporté leurs votes sur Kılıçdaroğlu au deuxième tour, tandis que ses appels du pied vers l’extrême-droite ont démobilisé les Kurdes, avec une participation en baisse dans les provinces de l’Est et du Sud-Est.

À présent, suite à sa défaite, l’opposition traditionnelle est prise entre un libéralisme impossible à perpétuer et un nationalisme hors de contrôle. Le premier repose sur un certain nombre de perspectives illusoires : adhésion de la Turquie à l’UE, Pax Americana au Moyen-Orient et modèle économique domestique dépendant de la faiblesse du crédit. La décennie la plus prospère de la Turquie, les années 2000, reposait sur l’argent frais de l’Occident et sur des niveaux élevés de dette publique et privée. Ce modèle est devenu impossible à cause du considérable essoufflement des flux monétaires mondiaux suite aux augmentations des taux d’intérêt en Occident. Le tournant nationaliste de l’AKP des années 2010 a eu lieu en réaction à cette évolution. Son industrie militaire et ses politiques de substitution des importations ont fourni la base matérielle de ses invectives contre l’Occident d’une part et les Kurdes d’autre part. À défaut d’un soubassement matériel équivalent, les franges nationalistes les plus à droite de l’opposition classique sont creuses. Avant le deuxième tour, il est devenu clair que l’opposition ne pouvait pas égaler la rhétorique anti-kurde du gouvernement et elle a alors tenté de faire son beurre des sentiments anti-syriens. Sans les soubassements nationalistes dont jouit le régime, ce pari était cependant voué à l’échec. Il a simplement eu pour effet de rendre l’extrême-droite encore plus légitime et de renforcer les fondations idéologiques de l’erdoğanisme.

La question qui se pose désormais à la Turquie est de savoir s’il existe la moindre chance de prendre un autre chemin non-libéral, non-nationaliste, tourné vers l’avenir plutôt que vers le passé. Au cours de son troisième mandat d’Erdoğan, le nationalisme économique orienté vers l’exportation dépendra de l’exploitation accrue du travail bon marché. En théorie, cela ouvre des possibilités d’organisation des classes subalternes, grandes oubliées de tous les partis traditionnels. Plutôt que d’imiter les politiques d’exclusion du gouvernement, les forces anti-Erdoğan pourraient consacrer leur lutte à l’inclusion des travailleurs et des Kurdes dans leur coalition. L’opposition, après avoir constaté son incapacité à égaler le président en exercice en matière de nationalisme, pourrait plutôt tenter d’introduire le mouvement kurde dans le champ de la politique « acceptable ». Elle s’est pour l’instant trop reposée sur les classes moyennes, les bureaucrates et les « experts » dans sa lutte contre le populisme autoritaire d’Erdoğan. La défaite historique de 2023 est le signe qu’une opposition viable doit avant tout élargir sa base de soutien.

En Allemagne, la mort du pacifisme

Sous le gouvernement de coalition d’Olaf Scholz, l’Allemagne se réarme de plus en plus. © Aymeric Chouquet pour LVSL

Marquée par les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah, puis par la partition de la Guerre Froide, l’Allemagne a longtemps été un pays pacifiste. En quelques mois à peine, la guerre en Ukraine a totalement rebattu les cartes. Alors que le conflit présente un risque de dégénérer en guerre nucléaire, les discours appelant à la retenue et à la diplomatie passent désormais pour un soutien à la dictature de Poutine. Les Verts, pourtant historiquement pacifistes, sont à l’avant-garde de cette évolution inquiétante, fruit de décennies de soft power américain. Article du sociologue Wolfgang Streeck, publié par la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Le 17 octobre, le Chancelier fédéral Allemand Olaf Scholz a invoqué le privilège constitutionnel que lui confère l’article 65 de la Grundgesetz (la Constitution allemande) pour « définir les orientations » de la politique de son gouvernement. Les chanceliers ne le font que rarement, voire pas du tout ; la sagesse politique veut que vous soyez éliminé à la troisième tentative. Il en allait de la durée de vie des trois dernières centrales nucléaires allemandes. L’objet de ce recours au « 49.3 allemand » ? Revenir sur la fermeture prévue des centrales nucléaires d’ici la fin 2022, inscrite dans la loi en 2011 par le gouvernement d’Angela Merkel à la suite de l’accident de Fukushima et destiné à attirer les Verts dans une coalition avec son parti. Désormais au gouvernement avec le SDP (centre-gauche) et le FDP (libéraux), les Verts ont refusé de lâcher leur trophée, craignant les accidents et les déchets nucléaires, mais aussi leurs électeurs de la classe moyenne aisée. Le FDP a quant à lui demandé, compte tenu de la crise énergétique actuelle, que les trois centrales – qui représentent environ 6 % de l’approvisionnement électrique de l’Allemagne – soient maintenues en activité aussi longtemps que nécessaire, c’est-à-dire indéfiniment. Pour mettre un terme aux disputes, Scholz a transmis un ordre aux ministères concernés, déclarant officiellement que la politique du gouvernement était de maintenir les centrales en activité jusqu’à la mi-avril de l’année prochaine. Les deux partis ont plié l’échine, ce qui a permis de sauver la coalition pour le moment.

Or, si les Verts sont vent debout contre l’énergie nucléaire, ils semblent bien moins préoccupés par l’arme atomique. Alors que la menace nucléaire dans le cadre du conflit en Ukraine est réelle, les Verts n’hésitent en effet pas à participer pleinement à la surenchère guerrière qui fait monter les tensions. Un positionnement qui leur a valu des critiques acerbes de la part de Sahra Wagenknecht, figure de la gauche allemande, qui les a récemment qualifié de « parti le plus hypocrite, le plus distant, le plus malhonnête, le plus incompétent et, à en juger par les dégâts qu’il cause, le plus dangereux que nous ayons actuellement au Bundestag ».

Pour eux, le renversement du régime Poutine est nécessaire, afin de livrer ce dernier à la Cour Pénale Internationale de La Haye pour qu’il y soit jugé. Une perspective non seulement fantaisiste (la Russie, tout comme les Etats-Unis, n’a pas ratifié le statut de Rome, qui en est à l’origine, ndlr), mais également très risquée au vu des dommages qu’une escalade nucléaire en Ukraine causerait, et ce qu’elle signifierait pour l’avenir de l’Europe et, en l’occurrence, de l’Allemagne. À quelques exceptions près, les élites politiques allemandes, tout comme leurs médias de propagande, ignorent ou font semblant d’ignorer l’état actuel de la technologie des armes nucléaires ou le rôle attribué à l’armée allemande dans la stratégie et la tactique nucléaires des États-Unis.

La menace nucléaire sous-estimée ?

Or, après le tournant historique de la politique étrangère allemande (Zeitenwende) décidé par Scholz, l’Allemagne se déclare de plus en plus prête à devenir la nation phare de l’Europe. Dès lors, sa politique intérieure devient plus que jamais une question d’intérêt européen. La plupart des Allemands se représentent la guerre nucléaire comme une bataille intercontinentale entre la Russie (anciennement l’Union soviétique) et les États-Unis, avec des missiles balistiques porteurs d’ogives nucléaires traversant l’Atlantique ou le Pacifique. L’Europe pourrait être touchée ou non, mais comme le monde serait de toute façon plongé dans un abîme, il semble inutile d’envisager cette possibilité. Craignant peut-être d’être accusés de « Wehrkraftzersetzung » (subversion de la force militaire, passible de la peine de mort pendant la Seconde Guerre mondiale, ndlr), aucun des « experts en défense » allemands, soudainement très nombreux, ne semble disposé à prendre au sérieux les avertissements de Joe Biden, qui évoque un « Armageddon » en cas d’usage de l’arme nucléaire.

Si une escalade nucléaire venait à avoir lieu, une arme de choix est une bombe nucléaire américaine appelée B61, conçue pour être larguée depuis des avions de chasse sur des installations militaires au sol. Bien qu’ils aient tous juré de se consacrer « au bien-être du peuple allemand [et] de le protéger contre tout danger », aucun membre du gouvernement allemand ne souhaite parler des possibles retombées que pourrait produire l’utilisation d’une B61 en Ukraine. Au vu du risque d’élargissement du conflit récemment posé par l’explosion d’un missile en Pologne, la question mérite pourtant d’être posée : où donc les vents porteraient-t-ils les retombées radioactives ? Combien de temps la zone entourant un champ de bataille nucléaire serait-elle inhabitable ? Combien d’enfants handicapés naîtrait-il à cet endroit et aux alentours dans les années qui suivrait une telle attaque ? Tout cela pour que la péninsule de Crimée puisse rester ou redevenir propriété de l’Ukraine…

Il est assez remarquable que les Verts, défenseurs invétérés du « principe de précaution », n’aient toujours pas appelé à des précautions pour protéger la population allemande ou européenne contre la contamination nucléaire.

Ce qui est en revanche clair, c’est que, comparé à une guerre nucléaire, même localisée, l’accident nucléaire de Tchernobyl en 1986 (qui a accéléré la progression des Verts en Allemagne) apparaît tout à fait négligeable dans ses effets. Il est assez remarquable que les Verts, défenseurs invétérés du « principe de précaution », n’aient d’ailleurs toujours pas appelé à des précautions pour protéger la population allemande ou européenne contre la contamination nucléaire, par exemple en constituant des stocks de compteurs Geiger ou de comprimés d’iode. Après l’expérience du Covid-19, un tel silence est pour le moins surprenant.

Pourtant, l’Occident se prépare à l’éventualité d’une guerre nucléaire. À la mi-octobre, l’OTAN a organisé un exercice militaire appelé « Steadfast Noon », décrit par le Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) comme un « entraînement annuel aux armes nucléaires ». L’exercice a réuni soixante avions de chasse de quatorze pays et s’est déroulé au-dessus de la Belgique, de la mer du Nord et du Royaume-Uni. « Face aux menaces russes d’utiliser des armes nucléaires », explique le FAZ, « l’Alliance a activement et intentionnellement diffusé des informations sur l’exercice pour éviter tout malentendu avec Moscou, mais aussi pour démontrer son état de préparation opérationnelle ». Au cœur de l’opération se trouvaient les cinq pays qui ont conclu un « accord de participation nucléaire » avec les États-Unis : l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique et la Turquie. Cet accord prévoit que certains de leurs avions de chasse transportent des bombes B61 américaines vers des cibles désignées par le Pentagone. Une centaine de B61 seraient stockés en Europe, sous la garde de troupes américaines. L’armée de l’air allemande maintient ainsi une flotte de bombardiers Tornado consacrée à la « participation nucléaire ». Mais ces avions sont considérés dépassés et vieillots. Lors des négociations pour la formation de la coalition actuellement au pouvoir Outre-Rhin, l’actuelle ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock (écologiste), a exigé que les Tornados soient remplacés dès que possible par trente-cinq bombardiers furtifs américains F35. Ceux-ci sont désormais commandés et seront probablement livrés dans environ cinq ans, pour un prix de huit milliards d’euros, au grand dam des Français qui avaient espéré obtenir une part du marché. L’entretien et les réparations devraient coûter deux ou trois fois ce montant pendant la durée de vie des avions.

Il est important de préciser en quoi consiste « Steadfast Noon » : les pilotes apprennent à abattre les avions intercepteurs de l’ennemi et, lorsqu’ils sont suffisamment proches de la cible, à effectuer une manœuvre compliquée, le fameux lancement « par-dessus l’épaule ». S’approchant à très basse altitude, avec une bombe nucléaire attachée sous leur fuselage, les avions inversent soudainement leur direction en effectuant une boucle avant, libérant la bombe au sommet de leur ascension. La bombe continue alors dans la direction initiale de l’avion, jusqu’à ce qu’elle tombe dans une courbe balistique éradiquant ce qu’elle est censée éradiquer au bout de sa trajectoire. L’avion est alors déjà sur son chemin de retour supersonique, ayant évité la vague provoquée par l’explosion nucléaire. Terminant sur une note positive pour ses lecteurs, le FAZ a par ailleurs révélé que des « bombardiers stratégiques à longue portée B-52 » des États-Unis, « conçus pour les missiles nucléaires pouvant être largués à haute altitude », ont également participé à l’exercice. 

Les discours militaristes ont le vent en poupe

Derrière les déclarations publiques de la coalition au pouvoir, les partis au pouvoir en Allemagne débattent en coulisses de la meilleure façon d’éviter que le peuple ne se mèle d’enjeux aussi cruciaux. Le 21 septembre, l’un des rédacteurs en chef du FAZ, Berthold Kohler, un partisan de la ligne dure, a noté que même parmi les gouvernements occidentaux « l’impensable n’est plus considéré comme impossible ». Selon lui, au lieu de se soumettre au chantage nucléaire de Poutine, les « hommes d’État » occidentaux doivent faire preuve de « plus de courage… si les Ukrainiens insistent pour libérer leur pays tout entier », une insistance qui semble aujourd’hui interdit de contester, faute de passer pour un soutien de Poutine. Tout « arrangement avec la Russie aux dépens des Ukrainiens » – sans doute inévitable lorsque s’engageront des négociations de paix – équivaudrait selon Kohler à « trahir les valeurs et les intérêts de l’Occident ». Pour rassurer ceux de ses lecteurs qui préfèrent néanmoins vivre pour leur famille plutôt que de mourir pour Sébastopol – et à qui l’on raconte que Poutine est un fou génocidaire imperméable aux arguments rationnels – Kohler rapporte qu’à Moscou, la crainte d’un « Armageddon nucléaire dans lequel la Russie et ses dirigeants brûleraient également » est suffisante pour que l’Occident soutienne à fond la vision de Zelensky concernant l’intérêt national ukrainien. 

Quelques jours après cet article, l’un des rédacteurs de Kohler, Nikolas Busse, rappelait toutefois que « le risque nucléaire augmente », soulignant que « l’armée russe dispose d’un grand arsenal d’armes nucléaires plus petites, dites tactiques, adaptées au champ de bataille ». Selon Busse, la Maison Blanche « a averti la Russie, par des voies directes, de lourdes conséquences » si elle les utilisait. Il n’est toutefois pas certain que la tentative américaine « d’accroître la pression sur Poutine » ait l’effet escompté. « L’Allemagne », poursuit l’article, « sous la protection présumée de la stratégie de Biden, s’est permis un débat étonnamment frivole sur la livraison de chars de combat à l’Ukraine », faisant référence à des chars qui permettraient à l’armée ukrainienne de pénétrer en territoire russe, outrepassant ainsi le rôle assigné aux Ukrainiens dans cette guerre par procuration des Américains contre la Russie et provoquant probablement une réponse nucléaire : « Plus que jamais, il ne faut pas s’attendre à ce que les États-Unis risquent leur peau pour les aventures solitaires de leurs alliés. Aucun président américain ne mettra le destin nucléaire de sa nation entre les mains des Européens » notait très justement le journaliste. On peut d’ailleurs ici noter que les dirigeants européens mettent en revanche pleinement le destin de leurs nations entre les mains des Américains.

Les mises en garde de Busse correspondent à la limite de ce que l’establishment politique allemand est prêt à laisser entrevoir aux sections les plus éduquées de la société allemande sur les conséquences que l’Allemagne pourrait avoir à endurer si la guerre se poursuit. Mais cette frontière est en train de se déplacer rapidement. Une semaine à peine après l’article de Busse, Kohler exprimant également ses doutes sur la volonté des États-Unis de sacrifier New York pour Berlin et appelait en conséquence l’Allemagne à acquérir ses propres bombes nucléaires. Or, depuis 1945, une telle proposition a toujours paru en dehors des limites de la pensée politique admissible en Allemagne. Selon Kohler, l’acquisition de l’arme nucléaire par l’Allemagne serait à la fois une assurance contre l’imprévisibilité de la politique intérieure américaine et de sa stratégie mondiale et une condition préalable à un leadership allemand en Europe. Disposer de la bombe permettrait en effet à Berlin d’être véritablement indépendant de la France et de renforcer ses liens avec les pays d’Europe centrale comme la Pologne. 

Propagande de guerre

Francfort, disait Goethe de sa ville natale, « est pleine de bizarreries ». On peut en dire de même de Berlin, ou même de l’Allemagne tout entière, aujourd’hui : ce qui semblait hier encore tabou ne l’est plus. L’opinion publique est étroitement influencée par l’alliance des partis centristes et des médias, et soutenue dans des proportions étonnantes par une censure auto-imposée de la société civile. L’Allemagne, puissance régionale de taille moyenne, apparemment gouvernée démocratiquement, est en train de se transformer en une dépendance transatlantique des grandes machines de guerre américaines que sont l’OTAN, les chefs d’état-major interarmées, le Pentagone, la NSA, la CIA et le Conseil national de sécurité. Lorsque, le 26 septembre, les deux gazoducs Nord Stream ont été touchés par une attaque sous-marine, les tenants du pouvoir ont tenté pendant quelques jours de convaincre le public allemand que l’auteur de l’attaque ne pouvait être que Poutine, dans le but de démontrer aux Allemands qu’il n’y aurait pas de retour au bon vieux temps du gaz russe bon marché. Une affirmation crédible seulement pour les plus crédules : pourquoi Poutine se serait-il volontairement privé de la possibilité, aussi minime soit-elle, d’attirer à nouveau l’Allemagne vers la dépendance énergétique, et ce dès que les Allemands auraient été incapables de payer le prix faramineux du gaz naturel liquéfié (GNL) américain ? Et s’il est vraiment le commanditaire de ce sabotage, pourquoi n’aurait-il pas fait sauter les gazoducs dans les eaux russes plutôt que dans les eaux internationales, ces dernières étant plus fortement surveillées que tout autre espace maritime à l’exception, peut-être, du golfe Persique ? Pourquoi risquer qu’un escadron de troupes de choc russes soit pris en flagrant délit de sabotage, déclenchant ainsi une confrontation directe avec plusieurs États membres de l’OTAN en vertu de l’article 5 ?

L’Allemagne est en train de se transformer en une dépendance transatlantique des grandes machines de guerre américaines que sont l’OTAN, les chefs d’état-major interarmées, le Pentagone, la NSA, la CIA et le Conseil national de sécurité.

En l’absence d’un « narratif » un tant soit peu crédible, l’affaire fut vite abandonnée une semaine plus tard. Deux jours après l’explosion, le reporter d’un journal local qui se trouvait à l’entrée de la mer Baltique déclarait avoir aperçu l’USS Kearsarge – un « navire d’assaut amphibie » capable de transporter jusqu’à 2 000 soldats – quitter la Baltique en direction de l’Ouest, accompagné de deux chaloupes de débarquement ; une photo de deux des trois navires a été diffusée sur Internet. Une information qui n’a suscité absolument aucune réaction. Personne dans le monde politique allemand ou dans les médias nationaux n’y a prêté attention, en particulier publiquement. À la mi-octobre, la Suède, actuellement candidate à l’adhésion à l’OTAN, a annoncé qu’elle garderait pour elle les résultats de son enquête sur l’événement ; le niveau de sécurité de ses conclusions était trop élevé « pour être partagé avec d’autres États comme l’Allemagne ». Peu de temps après, le Danemark s’est également retiré de l’enquête menée conjointement.

Le 7 octobre, le gouvernement a dû répondre à la question d’un député Die Linke (gauche) sur ce qu’il savait des causes et des responsables des attaques sur les gazoducs. Après avoir déclaré qu’il les considérait comme des « actes de sabotage », le gouvernement a affirmé ne disposer d’aucune information, ajoutant qu’il n’en disposerait probablement pas non plus à l’avenir. En outre, « après mûre réflexion, le gouvernement fédéral est parvenu à la conclusion que des informations supplémentaires ne peuvent être fournies pour des raisons d’intérêt public ». Et ce, poursuit la réponse, parce que « les informations demandées sont soumises aux restrictions de la ‘règle du tiers’, qui concerne l’échange interne d’informations par les services de renseignement » et, par conséquent, « porte atteinte au respect du secret qui doit être protégé de telle sorte que l’intérêt supérieur de l’Etat, le Staatswohl, l’emporte sur le droit parlementaire à l’information, si bien que le droit des députés de poser des questions doit exceptionnellement passer après le respect du secret par le gouvernement fédéral ». Malgré la gravité du sabotage de Nord Stream, cette invocation du secret défense par le gouvernement allemand n’a pratiquement pas été évoquée dans les médias.

Censure et auto-censure

D’autres événements sinistres de ce genre se sont produits. Dans le cadre d’une procédure accélérée qui n’a duré que deux jours, le Bundestag (Parlement allemand, ndlr), s’appuyant sur les éléments de langage fournis par le ministère de la Justice aux mains du soi-disant libéral FDP, a modifié l’article 130 du code pénal qui considère comme un crime le fait « d’approuver, de nier ou de diminuer » l’Holocauste. Le 20 octobre, une heure avant minuit, un nouveau paragraphe a été adopté, caché dans un projet de loi bien plus large, pour ajouter les « crimes de guerre » à ce qui ne doit pas être approuvé, nié ou diminué. La coalition au pouvoir (SPD, Verts et libéraux) et la CDU/CSU ont voté pour l’amendement, Die Linke (gauche) et l’AfD (extrême-droite) ont voté contre. Aucun débat public n’a eu lieu. Au dire du gouvernement, l’amendement était nécessaire pour la transposition en droit allemand d’une directive de l’Union européenne visant à lutter contre le racisme. À deux exceptions près, la presse n’a pas rendu compte de ce qui n’est rien d’autre qu’un coup d’État juridique.

Quelles conséquences aura cette modification ? Le procureur fédéral va-t-il entamer des poursuites judiciaires contre quelqu’un pour avoir comparé les crimes de guerre russes en Ukraine aux crimes de guerre américains en Irak, « minimisant » ainsi les premiers ou des seconds ? De même, le Bureau fédéral pour la protection de la Constitution pourrait bientôt commencer à placer les « minimiseurs » de « crimes de guerre » sous observation, ce qui inclurait la surveillance de leurs communications téléphoniques et électroniques. Dans un pays où presque tout le monde, le matin suivant la Machtübernahme (prise de pouvoir par les Nazis), a salué son voisin en s’écriant « Heil Hitler » plutôt que « Guten Tag », le plus grave est qu’il y aura ce qu’on appelle aux États-Unis un « effet de refroidissement ». Quel journaliste ou universitaire ayant à nourrir une famille ou souhaitant faire avancer sa carrière risquera d’être « observé » par la sécurité intérieure comme un « minimiseur » potentiel des crimes de guerre russes ?

Les limites du politiquement correct se rétrécissent rapidement, et de manière effrayante. Comme pour la destruction des gazoducs, les tabous les plus tenaces concernent le rôle des États-Unis, tant dans l’histoire du conflit que dans son actualité.

À d’autres égards également, les limites du politiquement correct se rétrécissent rapidement, et de manière effrayante. Comme pour la destruction des gazoducs, les tabous les plus tenaces concernent le rôle des États-Unis, tant dans l’histoire du conflit que dans son actualité. Dans le discours public autorisé, la guerre ukrainienne est entièrement décontextualisée : tous les citoyens loyaux sont censés l’appeler « la guerre d’agression de Poutine », elle n’a pas d’histoire en dehors du « narratif » d’une décennie de rumination d’un dictateur fou du Kremlin pour trouver la meilleure façon d’exterminer le peuple ukrainien, tout ceci rendue possible par la stupidité, combinée à la cupidité, des Allemands qui ont succombé à son gaz bon marché. Comme je l’ai découvert lors d’une interview que j’avais donnée à l’édition en ligne d’un hebdomadaire allemand de centre-droit, Cicero, qui a été coupée sans me consulter, certains faits historiques ne semblent pas avoir droit de cité : le rejet américain de la « maison européenne commune » proposée par Gorbatchev, la destruction par les parlementaires américains du projet de « partenariat pour la paix » de Clinton avec la Russie, ou encore le rejet, pas plus tard qu’en 2010, de la proposition de Poutine d’une zone de libre-échange européenne « de Lisbonne à Vladivostok ». Autant de tentatives de dépasser l’hostilité héritée de la Guerre froide pour ouvrir une nouvelle ère de coopération entre Russie et Occident. De même, il semble interdit de rappeler que les États-Unis ont, durant la première moitié des années 1990, décidé que la frontière de l’Europe post-communiste devait être identique à la frontière occidentale de la Russie post-communiste, qui serait également la frontière orientale de l’OTAN, à l’Ouest de laquelle il ne devait y avoir aucune restriction sur le stationnement de troupes et de systèmes d’armes. Il en va de même pour les vastes débats stratégiques américains concernant les manières possibles de pousser la Russie a viser trop haut pour la déstabiliser, tels que documentés dans les rapports publics de la RAND Corporation (think tank militariste, ndlr).

Parmi d’autres exemples, citons notamment le programme d’armement sans précédent des États-Unis pendant la « guerre contre le terrorisme » qui s’est accompagné de la résiliation unilatérale de tous les accords de contrôle des armements encore en vigueur avec l’ancienne Union soviétique et les pressions américaines incessantes exercées sur l’Allemagne depuis l’invention de la fracturation hydraulique pour qu’elle remplace le gaz naturel russe par du gaz de schiste américain, d’où la décision américaine, bien avant la guerre, de mettre fin à Nord Stream 2 de quelque manière que ce soit. Citons aussi les négociations de paix qui ont précédé la guerre, y compris les accords de Minsk entre l’Allemagne, la France, la Russie et l’Ukraine, qui se sont effondrés sous la pression de l’administration Obama et de son envoyé spécial pour les relations américano-ukrainiennes, le vice-président de l’époque Joe Biden, et coïncidant avec une radicalisation du nationalisme ukrainien. Et surtout n’oublions pas le lien entre les stratégies européennes et sud-est asiatiques de Biden, notamment les préparatifs américains de guerre contre la Chine.

Un aperçu de ces intentions a été fourni par l’amiral Michael Gilday, chef des opérations navales américaines, qui, lors d’une audition devant le Congrès le 20 octobre, a fait savoir que les États-Unis devaient être prêts « pour un créneau 2022 ou potentiellement 2023 » à une guerre avec la Chine au sujet de Taïwan. Malgré l’obsession pour les États-Unis du grand public allemand, le fait qu’il soit de notoriété publique outre-Atlantique que la guerre ukrainienne est au fond une guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie lui échappe complètement. Les voix de Niall Ferguson (grand historien britannique, ndlr) ou de Jeffrey Sachs (économiste américain reconnu, ndlr) mettant en garde contre la surenchère nucléaire passent inaperçues ; le premier écrivant dans Bloomberg un article intitulé « Comment la Seconde Guerre froide pourrait se transformer en Troisième Guerre mondiale », qu’aucun éditeur allemand soucieux du Staatswohl n’aurait accepté. 

Les écologistes, anciens pacifistes devenus pro-guerre

Dans l’Allemagne d’aujourd’hui, toute tentative de replacer la guerre en Ukraine dans le contexte d’une réorganisation du système étatique mondial apparu depuis la fin de l’Union soviétique et du projet américain de « nouvel ordre mondial » défendu par George Bush père est suspecte. Ceux qui osent le faire courent le risque d’être qualifiés de « Poutineversteher » (Poutinophile) et d’être invités dans l’un des talk-shows quotidiens de la télévision publique, pour un pseudo-équilibre face à une armada de va-t-en-guerre bien-pensants qui leur crient dessus. Au début de la guerre, le 28 avril, Jürgen Habermas, philosophe de cour des Verts, a publié un long article dans le Süddeutsche Zeitung, sous le long titre de « Tonalité criarde, chantage moral : Sur la bataille d’opinions entre les anciens pacifistes, un public choqué et un chancelier prudent après l’attaque de l’Ukraine ». Il s’y opposait au moralisme exalté et au bellicisme qui s’emparait de ses partisans, exprimant prudemment son soutien à ce qui, à l’époque, semblait être une réticence de la part du chancelier à s’engager tête baissée dans la guerre en Ukraine. Pour avoir simplement appelé au calme et à la retenue, Habermas a été férocement attaqué au sein de son propre camp, celui des écolos et progressistes pro-européens, et est resté silencieux depuis.

Ceux qui auraient pu espérer que la voix encore potentiellement influente de Habermas contribue aux efforts de plus en plus désespérés pour empêcher la politique allemande de défendre coûte que coûte sur une victoire totale de l’Ukraine sur la Russie se sont rabattus sur le leader du groupe parlementaire SPD, Rolf Mützenich, un ancien professeur d’université en relations internationales. Mützenich est devenu une figure détestée de la nouvelle coalition de guerre, à l’intérieur comme à l’extérieur du gouvernement, qui tente de le présenter comme une relique d’avant la « Zeitenwende », lorsque les gens croyaient encore que la paix pouvait être possible sans recourir à la destruction militaire de n’importe quel empire maléfique pouvant se mettre en travers du chemin de l’« Occident ». Dans un article récent publié à l’occasion du trentième anniversaire de la mort du chancelier Willy Brandt (dont le mandat avait été marqué par l’Ostpolitik, un rapprochement avec la RDA et l’URSS, ndlr), glissé dans un bulletin d’information social-démocrate, M. Mützenich mettait en garde contre l’imminence de la « fin du tabou nucléaire » et affirmait que « la diplomatie ne doit pas être limitée par la rigueur idéologique ou l’enseignement moral. Nous devons reconnaître que des hommes comme Vladimir Poutine, Xi Jinping, Viktor Orbán, Recep Tayyip Erdoğan, Mohammed bin Salman, Bashar al-Assad et bien d’autres encore influenceront le destin de leur pays, de leur voisinage et du monde pendant plus longtemps que nous ne le souhaiterions ». Il sera intéressant de voir combien de temps les partisans de Mützenich, dont beaucoup de jeunes députés SPD nouvellement élus, parviendront à le maintenir à son poste.

Ce qui est tout à fait étonnant, c’est le nombre de va-t-en-guerre qui sont sortis de leur niche ces derniers mois en Allemagne. Certains se présentent comme des « experts » de l’Europe de l’Est, de la politique internationale et de l’armée et estiment qu’il est de leur devoir d’aider le public à nier la réalité proche d’explosions nucléaires sur le territoire européen. D’autres sont des citoyens ordinaires qui prennent soudain plaisir à suivre les combats de chars sur Internet et à soutenir « notre » camp. Certains des plus belliqueux appartenaient autrefois à la gauche au sens large; aujourd’hui, ils sont plus ou moins alignés sur le parti des Verts et, en cela, très bien représentés par Annalena Baerbock, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères. Combinaison étrange de Jeanne d’Arc et d’Hillary Clinton, Baerbock est l’un des nombreux « Global Young Leaders » sélectionnés par le Forum économique mondial. Venant d’un parti supposé être pacifiste, Baerbock est pourtant totalement alignée sur les États-Unis, de loin l’État le plus enclin à la violence dans le monde contemporain. Pour comprendre cela, il peut être utile de se rappeler que ceux de sa génération n’ont jamais connu la guerre, pas plus que leurs parents. En ce qui concerne les Verts, on peut également supposer que les hommes les plus âgés ont évité le service militaire en tant qu’objecteurs de conscience jusqu’à sa suspension, notamment du fait de leur pression électorale. En outre, aucune génération précédente n’a autant grandi sous l’influence du soft power américain, de la musique pop au cinéma et à la mode, en passant par une succession de mouvements sociaux et de modes culturelles. Tous ces phénomènes ont été promptement et avidement copiés en Allemagne, comblant ainsi le vide causé par l’absence de toute contribution culturelle originale de la part de cette classe d’âge remarquablement épigone (une absence que l’on appelle par euphémisme le cosmopolitisme). 

L’influence du soft power américain

En y regardant de plus près, l’américanisme culturel, y compris son expansionnisme idéaliste, s’articule autour de la promesse d’un individualisme libertaire qui, en Europe, contrairement aux États-Unis, est ressenti comme incompatible avec le nationalisme, ce dernier se trouvant être l’anathème de la gauche verte. Il ne reste donc comme seule possibilité d’identification collective qu’un vague « occidentalisme », compris à tort comme un universalisme fondé sur des « valeurs ». En réalité, il ne s’agit que d’un américanisme déployé à grande échelle qui nie les réalités peu enviables de la société américaine. L’occidentalisme est inévitablement moraliste ; il ne peut vivre qu’en hostilité avec un non-occidentalisme autrement moral, et donc immoral à ses yeux, qu’il ne peut laisser vivre et doit donc détruire. En adoptant l’occidentalisme, cette sorte de nouvelle gauche peut pour une fois espérer être non seulement du bon côté mais aussi du côté gagnant : celui de la puissance militaire américaine.

L’occidentalisme équivaut à l’internationalisation, sous un leadership américain, des guerres culturelles qui se déroulent aux Etats-Unis.

En outre, l’occidentalisme équivaut à l’internationalisation, sous un leadership américain, des guerres culturelles qui se déroulent aux Etats-Unis. Dans l’esprit occidentalisé, Poutine et Xi Jinping, Trump et Liz Truss, Bolsonaro et Meloni, Orbán et Kaczyński sont tous les mêmes, tous des « fascistes ». L’histoire riche et complexe de chaque pays se retrouve soumise aux humeurs de la vie individualiste et déracinée de l’anomie capitaliste tardive : il y a à nouveau une chance de se battre, et même de mourir pour, au minimum, les « valeurs » communes de l’humanité. Enfin se présente à nouveau une opportunité d’héroïsme qui semblait à jamais disparue dans l’Europe occidentale d’après-guerre et postcoloniale. Ce qui rend cet idéalisme encore plus attrayant, c’est que les combats et les morts peuvent être délégués à des intermédiaires, des êtres humains aujourd’hui (les soldats et civils ukrainiens), bientôt peut-être des algorithmes. Pour l’instant, on ne vous demande pas grand-chose, juste de réclamer que votre gouvernement envoie des armes lourdes aux Ukrainiens – dont le nationalisme ardent aurait, il y a quelques mois encore, répugné les cosmopolites écolos – tout en célébrant leur volonté à sacrifier leur vie, non seulement pour la reconquête de la Crimée par leur pays, mais aussi pour l’occidentalisme lui-même.

Bien sûr, pour rallier les gens ordinaires à la cause, il faut concevoir des « narratifs » efficaces pour les convaincre que le pacifisme est soit une trahison, soit une maladie mentale. Il faut également faire croire aux gens que, contrairement à ce que disent les défaitistes pour saper le moral des Occidentaux, la guerre nucléaire n’est pas une menace : soit le fou russe s’avérera ne pas être assez fou pour donner suite à ses délires, soit, s’il ne le fait pas, les dégâts resteront locaux, limités à un pays dont les habitants, comme leur président nous rassure tous les soirs à la télévision, n’ont pas peur de mourir pour leur patrie ou, comme le dit Ursula von der Leyen, pour « la famille européenne » – laquelle, le moment venu, les accueillera tous frais payés.

L’Allemagne, grande perdante du conflit ukrainien

Olaf Scholz, chancelier allemand, fait face à une situation de plus en plus compliquée. © German Presidency of the EU

Alors que la guerre en Ukraine s’enlise, un nouveau rideau de fer s’est édifié entre l’Occident et la Russie. Or, cette dernière contrôlant nombre de ressources indispensables pour nos économies contemporaines, les conséquences des sanctions s’annoncent extrêmement lourdes. Le « bloc allemand », un ensemble de pays s’étendant de l’Europe centrale à la Belgique, est particulièrement exposé aux difficultés à venir. Article de Marco D’Eramo, journaliste italien, publié par la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Quel que soit le vainqueur, il est de plus en plus difficile de savoir ce que signifierait gagner la guerre en Ukraine. Plus les destructions sont importantes, plus le conflit semble insoluble.

Avec un nombre croissant de morts et une escalade des sanctions, les objectifs des belligérants semblent de plus en plus impénétrables. Qu’est-ce que la Russie gagnerait à annexer un recoin dévasté de l’Ukraine, par rapport à tout ce qu’elle y perdrait ? 

Pourquoi l’Ukraine s’épuiserait-elle à conserver une région qui ne veut pas être détachée de la Russie ? Et à quelles fins l’OTAN érigerait-elle un nouveau rideau de fer, consolidant ainsi un bloc russo-chinois doté à la fois de matières premières et de technologies avancées ?

Certes, depuis un certain temps, les États-Unis et leurs alliés mènent des guerres dans lesquelles la victoire est impossible à envisager. A quoi aurait ressemblé une victoire en Irak ? Si cela impliquait de transformer le pays en une sorte de copie musulmane d’Israël, cela n’a jamais été une issue réaliste. Finalement, le pays a été livré à la sphère d’influence iranienne, tandis que l’Afghanistan a été abandonné au Pakistan et à la Chine. Et nous ne mentionnerons même pas la guerre civile syrienne… Pourtant, s’il est difficile d’identifier un vainqueur potentiel en Ukraine, il est plus facile de repérer les perdants potentiels. Comme nous allons le voir, l’un d’entre eux sera probablement ce que l’économiste australien Joseph Halevi a appelé le « bloc allemand », c’est-à-dire un ensemble de nations économiquement interconnectées s’étendant de la Suisse à la Hongrie.

La Russie, source de nombreuses ressources indispensables

Bien sûr, nous sommes tous plus ou moins perdants dans la conjoncture actuelle. Au début de l’invasion, tout le monde se préoccupait avant tout de l’approvisionnement en gaz et en essence. Ce n’est que plus tard que l’on a appris que la Russie et l’Ukraine représentent 14% de la production mondiale de céréales et jusqu’à 29% des exportations mondiales de céréales. Il a été révélé par la suite que ces deux États fournissent 17% des exportations de maïs et 14% de celles de l’orge. Les analystes ont aussi réalisé que 76 % des produits à base de tournesol dans le monde provenaient de ces deux pays. La Russie domine également le marché des engrais, avec une part mondiale de plus de 50 %, ce qui explique pourquoi le blocus a causé des problèmes agricoles jusqu’au Brésil.

S’il est difficile d’identifier un vainqueur potentiel en Ukraine, il est plus facile de repérer les perdants potentiels.

D’autres surprises nous attendaient. La guerre a touché non seulement les secteurs du pétrole et du gaz, mais aussi celui du nickel. La Russie – où se trouve Nornickel, un géant du secteur – a produit 195 000 tonnes de nickel en 2021, soit 7,2 % de la production mondiale. L’invasion de l’Ukraine, combinée à une demande accrue pour le nickel utilisé dans les lignes à haute tension et les véhicules électriques, a fait monter les prix en flèche. Parallèlement, l’industrie des supraconducteurs, qui produit des calculateurs et des puces informatiques, a été fortement touchée. L’industrie sidérurgique russe envoyait en effet du gaz néon en Ukraine, où celui-ci est purifié pour être utilisé dans des procédés lithographiques tels que le marquage de microcircuits sur des plaques de silicone. Les centres de production les plus importants sont Odessa et Marioupol (d’où la lutte acharnée pour ces régions). L’Ukraine fournit 70 % du gaz néon du monde, ainsi que 40 % du krypton et 30 % du xénon ; ses principaux clients sont la Corée du Sud, la Chine, les États-Unis et l’Allemagne. L’approvisionnement en plusieurs autres métaux « critiques » est également menacé, comme l’a indiqué le Columbia Center for Global Energy Policy en avril :

« D’autres métaux stratégiques impactés par cette crise avec la Russie sont le titane, le scandium et le palladium. Le titane est crucial pour les secteurs de l’aérospatiale et de la défense. La Russie est le troisième producteur mondial d’éponge de titane, matière essentielle pour la fabrication du titane. Largement utilisé dans les secteurs de l’aérospatiale et de la défense, le scandium est un autre métal clé pour lequel la Russie est l’un des trois plus grands producteurs mondiaux. Le palladium est l’un des minéraux essentiels les plus touchés par la crise ukrainienne, car il est un composant indispensable aux industries de l’automobile et des semi-conducteurs et la Russie fournit près de 37 % de la production mondiale. Le palladium russe illustre l’une des principales caractéristiques géopolitiques des minéraux précieux : Les approvisionnements alternatifs sont souvent situés dans des marchés tout aussi problématiques. Le deuxième plus grand producteur de palladium est l’Afrique du Sud, où le secteur minier est en proie à des grèves à répétition depuis dix ans. »

Des sanctions inefficaces

Chaque jour, donc, nous découvrons de nouvelles difficultés à séparer la Russie de l’économie mondiale. Cela s’explique en partie par le fait que les sanctions se sont avérées moins efficaces que prévu, malgré les efforts tenaces des États-Unis et de l’Union européenne. À ce jour, il y a eu au moins six séries de sanctions successives, chacune plus draconienne que la précédente : l’expulsion de la Russie du système financier international géré par SWIFT ; le gel des réserves étrangères de la Banque centrale russe, qui s’élevaient à environ 630 milliards de dollars ; le gel de 600 millions de dollars déposés par la Russie dans des banques américaines, et le refus d’accepter ces fonds comme moyen de paiement de la dette extérieure russe ; l’exclusion des banques russes les plus importantes de la City de Londres ; et la restriction des dépôts russes dans les banques britanniques.

Les aéroports et les espaces aériens occidentaux sont désormais fermés aux avions russes, et il est interdit à la marine marchande russe d’accoster dans les ports occidentaux (Japon et Australie compris). Les exportations technologiques vers la Russie sont interdites, de même que de nombreuses importations. L’Union européenne a mis en place des sanctions à l’encontre de 98 entités et de 1 158 personnes, dont le président Poutine et le ministre des Affaires étrangères Lavrov, des oligarques liés au Kremlin comme Roman Abramovitch, 351 représentants à la Douma (parlement russe, ndlr), des membres du Conseil national de sécurité de la Russie, des officiers de haut rang des forces armées, des entrepreneurs et des financiers, des agents de propagande et des acteurs. Toutes les banques occidentales, ainsi qu’une majorité des entreprises occidentales, ont fermé boutique en Russie et vendu leurs succursales. La Russie a réagi en interdisant l’exportation de plus de 200 produits, en exigeant le paiement en roubles des exportations de pétrole et de gaz et en bloquant les livraisons à la Pologne, la Bulgarie et la Finlande lorsqu’elles ont refusé d’accepter cette condition.

L’inefficacité relative des sanctions était prévisible.

Paradoxalement, toutefois, certaines sanctions ont joué en faveur de Moscou. L’embargo sur le pétrole et le gaz a augmenté les revenus russes en raison de la hausse des prix qu’il a provoquée, tandis que les observateurs étrangers notent que les rayons des supermarchés russes semblent toujours aussi bien garnis. Au cours des quatre premiers mois de l’année, la balance commerciale de la Russie a enregistré son plus fort excédent depuis 1994, soit 96 milliards de dollars. Après son effondrement initial durant les premiers jours de la guerre, le rouble s’est progressivement redressé, de sorte qu’il vaut aujourd’hui plus que l’année dernière. En 2021, il fallait 70 roubles pour acheter un dollar. Le 7 mars, jour le plus critique pour la devise russe, ce chiffre avait presque doublé, mais il est aujourd’hui retombé autour de 60.

L’inefficacité relative des sanctions était prévisible. Si des décennies de guerre économique se sont révélées incapables de faire tomber des régimes comme celui de Castro à Cuba (visé depuis plus de 70 ans), du Venezuela bolivarien (30 ans) ou de Khomeini en Iran (42 ans de sanctions américaines, auxquelles il faut rajouter une dizaine d’années de mesures internationales), il est difficile d’imaginer comment elles pourraient provoquer un changement de régime dans un pays comme la Russie, qui s’est de plus préparée à cette éventualité en modernisant ses capacités industrielles. Malheureusement, plus les sanctions sont inefficaces, plus la guerre s’éternise, passant d’une escalade à l’autre, et creusant des divisions qui semblent toujours plus irréparables. Nous pouvons d’ores et déjà supposer que les relations avec la Russie seront interrompues pendant au moins quelques décennies, une situation bien fâcheuse pour tout Occidental qui n’a pas eu la chance de visiter Moscou et Saint-Pétersbourg. Un nouveau rideau de fer a été construit et il ne sera pas franchi avant des années. 

Moscou et Pékin partenaires indispensables du bloc allemand

Tout ceci est un obstacle de taille pour les visées stratégiques poursuivies au cours des trente dernières années par le bloc allemand. La thèse de M. Halevi est que, depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, l’Allemagne a cherché à établir une série d’économies mutuellement interdépendantes qui, pour ainsi dire, constituent aujourd’hui un système économique unique. Ce groupement a un flanc occidental (Autriche, Suisse, Belgique et Pays-Bas) et un flanc oriental (République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Pologne et Slovénie), avec des rôles et des secteurs différents répartis entre eux. Les Pays-Bas font office de plate-forme logistique mondiale et de centre de transport ; la République tchèque et la Slovaquie sont les sièges de l’industrie automobile ; l’Autriche et la Suisse sont des producteurs de technologies de pointe, etc. Si l’Allemagne est bien sûr le centre hégémonique de ce bloc, un tel ensemble régional implique de reconsidérer son rôle géopolitique et son importance mondiale. Au total, ce bloc compte 196 millions d’habitants, dont 83 millions en Allemagne, et un PIB de 7.700 milliards de dollars, dont 3.800 milliards pour l’Allemagne. Cela en fait la troisième puissance économique du monde, derrière les États-Unis et la Chine, mais devant le Japon. 

Ce réseau de relations est particulièrement visible lorsque l’on se penche sur le secteur du commerce. Les exportations allemandes vers l’Autriche et la Suisse – qui comptent ensemble 17 millions d’habitants – s’élèvent à 132 milliards d’euros, contre 122 milliards d’euros vers les États-Unis et 102 milliards d’euros vers la France. Si on considère le total des échanges avec l’Allemagne, la France (avec ses 67 millions d’habitants) est derrière les Pays-Bas (avec seulement 17 millions) : 164 milliards d’euros contre 206 milliards d’euros. L’Italie, quant à elle, reçoit moins que la Pologne, bien que sa population soit plus importante (60 millions contre 38 millions) et que son revenu par habitant soit presque deux fois plus élevé. Il s’agit d’un renversement spectaculaire, étant donné qu’en 2005, l’année suivant l’adhésion de la Pologne à l’UE, le commerce de l’Allemagne avec celle-ci ne représentait que la moitié de celui avec l’Italie.

L’appareil industriel allemand s’est éloigné des autres partenaires européens pour se tourner vers son propre bloc économique, d’une part, et vers le commerce avec la Chine d’autre part.

Ce qui s’est donc produit, c’est la réorientation de l’appareil industriel allemand, qui s’est éloigné des autres partenaires européens pour se tourner vers son propre bloc économique, d’une part, et vers le commerce avec la Chine d’autre part. Pékin est désormais le premier partenaire commercial de l’Allemagne, avec une coopération qui représente 246 milliards d’euros. Les autres membres du bloc allemand ont également enregistré une hausse sensible de leurs échanges avec la Chine. Halevi explique :

« Si nous prenons 2005 comme référence, c’est-à-dire l’année suivant l’entrée des pays d’Europe de l’Est dans l’UE, la valeur en dollars des exportations mondiales de l’Allemagne a augmenté de 67 % jusqu’en 2021, tandis que son commerce avec la Chine a été multiplié par plus de quatre. Au cours de la même période – et bien qu’elles aient presque triplé – les exportations françaises et italiennes vers la Chine ont affiché un taux de croissance bien inférieur à celui du commerce allemand. Pour les États du bloc allemand, l’intégration avec l’Allemagne a généré une véritable envolée des exportations vers la Chine, l’Allemagne ayant non seulement ouvert la voie à ces pays, mais aussi établi des liens entre les secteurs et les entreprises individuelles qui, à leur tour, stimulent leurs exportations locales. À l’ouest de l’Allemagne, les exportations directes des Pays-Bas vers la Chine ont été au moins multipliées par cinq depuis 2005, tandis que celles de la Suisse ont été multipliées par douze, ce qui en fait le deuxième exportateur européen de la Chine. Ces mouvements ont été beaucoup plus contenus en Belgique et en Autriche. À l’est, les exportations de la Pologne vers la Chine ont été multipliées par 5,5, par 6 pour la Hongrie, par environ 10 pour la République tchèque et par près de 21 pour la Slovaquie. 

La conséquence toute naturelle de ce processus est la formation d’une zone économique eurasienne, une véritable nécessité pour la Chine, tant en raison de ses besoins en matières premières russes que des pôles croissants d’infrastructures ferroviaires qui traversent la Russie, le Kazakhstan et l’Ukraine. C’est au cours de la dernière décennie que les premiers convois de trains de marchandises ont quitté la Chine pour Dortmund et les Pays-Bas. Les Allemands avaient, du moins dans les milieux industriels, l’intention de créer des symbioses entre la Chine, la Russie, le Kazakhstan, l’Ukraine, et donc avec l’Europe et l’Allemagne. En d’autres termes, l’objectif était de faire converger des États alliant des zones logistiques, productives et exportatrices d’énergie (Russie, Ukraine, Kazakhstan) et des importations de biens industriels en provenance de Chine et d’Allemagne. »

On peut entrevoir ici l’équivalent teuton des nouvelle routes de la soie – la fameuse Belt and Road Initiative – lancée par Xi Jinping en 2013. En effet, l’objectif ultime du bloc allemand, tel qu’il est analysé par Halevi, est la création d’un front continental eurasiatique dont les deux extrémités seraient l’Allemagne et la Chine, avec la Russie en intermédiaire indispensable. Cela explique la persistance avec laquelle les Allemands ont insisté sur la réalisation du gazoduc Nord Stream 2, même quand cela signifiait aller à l’encontre des intérêts de Washington et de l’OTAN. Le premier effet géopolitique tangible de la guerre en Ukraine a été l’enterrement de ce projet.

La guerre a véritablement mis fin au rêve d’un espace eurasiatique commun, car elle oblige l’Allemagne à affaiblir ses liens avec la Chine et condamne le canal de communication russe qui les relie. Elle interdit également à l’Allemagne d’utiliser la Russie comme un arrière-pays riche en ressources, un Lebensraum (espace vital), ou plutôt un Großraum (grand espace) comme l’a théorisé Carl Schmitt dans les années 30. Maintenant, au lieu d’un Großraum, la Russie est devenue un obstacle géopolitique insurmontable. Cela obligera les stratèges du bloc allemand à revoir l’ensemble de leur plan, à repenser la relation entre leur propre puissance sous-impériale et l’empire américain, tout en redéfinissant leurs relations avec les autres États européens. Dans le même temps, le bloc allemand a été mis à rude épreuve par les intérêts contradictoires de ses membres individuels. Un fait anodin mais significatif révèle à quel point les règles du jeu ont changé : en mai dernier, la balance commerciale mensuelle de l’Allemagne est passée dans le rouge pour la première fois depuis 1991. Certes, ce n’était pas grand-chose (environ un milliard de dollars), mais il s’agissait tout de même d’un déficit commercial. Une situation qui n’est pas sans précédent historique émerge ainsi du conflit ukrainien : la défaite de la stratégie allemande. Dans la troisième guerre mondiale, les perdants sont apparemment encore les Allemands.

Embargo sur le pétrole russe : l’UE se tire-t-elle une balle dans le pied ?

Une raffinerie de pétrole. © Patrick Hendry

Souhaitant encore accentuer la pression sur Moscou, l’Union européenne a adopté le 30 mai dernier un embargo sur le pétrole russe. Si cette décision aura certes un coût économique pour la Russie, Vladimir Poutine peut néanmoins espérer s’en tirer grâce au prix très élevé du baril et en trouvant de nouveaux acheteurs. Pour l’UE, qui connaît déjà une forte inflation, l’addition risque en revanche d’être salée, surtout si les profits des géants du pétrole demeurent aussi intouchables. En parallèle, la nécessité de trouver des fournisseurs de substitution devrait encore renforcer le pouvoir de Washington sur le Vieux continent, malgré le coût environnemental catastrophique des hydrocarbures de schiste.

C’est une nouvelle étape dans la guerre économique qui oppose l’Union européenne à la Russie. Âprement discuté tout au long du mois de mai, un embargo sur le pétrole russe a finalement été annoncé lors du Conseil européen du 30 mai. D’ici la fin de l’année, toute importation d’or noir par voie maritime sera interdite, ce qui représente les deux tiers des importations européennes depuis la Russie. Les importations par l’oléoduc Droujba, un pipeline hérité de l’époque soviétique desservant toute l’Europe centrale et l’Allemagne de l’Est, devraient quant à elles baisser, mais pas totalement : l’Allemagne et la Pologne ont annoncé leur souhait de ne plus importer une goutte, tandis que la Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque bénéficient d’exemptions d’une durée indéterminée. Pour ces trois États, ne disposant d’aucune façade maritime et dont les raffineries sont calibrées uniquement pour les pétroles russes, il était en effet inenvisageable d’arrêter leurs importations. Si le pipeline venait à être fermé, ces pays seront en outre autorisés à importer du pétrole depuis l’Adriatique, qui transiterait par la Croatie. La Bulgarie, déjà victime d’un arrêt des livraisons de gaz par Moscou, a quant à elle obtenu un délai d’un an et demi pour trouver d’autres fournisseurs.

Malgré ces trous dans l’accord, celui-ci devrait mettre fin à 90% des importations actuelles de pétrole selon Bruxelles. La fin des approvisionnements en gaz russe apparaît comme la prochaine étape, alors que Moscou a déjà bloqué les exportations vers la Bulgarie, le Danemark et les Pays-Bas et vient de réduire brutalement les livraisons à l’Allemagne de 60%. Cependant, la dépendance au gaz russe est telle qu’un embargo total serait extrêmement compliqué à mettre en oeuvre, voire ruineux, raison pour laquelle, l’UE a remis le sujet à plus tard.

Poutine fragilisé mais pas vaincu

L’objectif de l’embargo est évident. Selon Charles Michel, président du Conseil européen, il « va couper une énorme source de financement de la machine de guerre de la Russie ». A première vue, la Russie se trouve en effet fortement fragilisée par cette décision : en 2021, plus de 50% du pétrole russe destiné à l’export l’était vers l’Europe. Le déploiement de l’embargo va donc fortement impacter les finances publiques russes et renchérir le coût de la guerre. En outre, le désengagement de nombreuses majors pétrolières occidentales (BP, ExxonMobil, Shell…) de grands projets en Russie va ralentir la mise en exploitation de nouveaux gisements.

Vladimir Poutine dispose cependant de deux atouts pour contrebalancer cette pression financière : le haut niveau des prix des hydrocarbures et le marché asiatique. Avec un baril aux alentours de 110 à 120 dollars, le prix du pétrole est en passe de battre le record historique de 2008. Pour les pays exportateurs, dont les recettes ont été sévèrement affectées par les confinements et par des prix plus modérés depuis 2014, le contexte actuel est une aubaine. Au début de l’année, la Fédération de Russie a fait le plein de devises, réalisant en quatre mois la moitié de son objectif de revenu issu des hydrocarbures pour l’année 2022. Une tendance qui s’est poursuivi au cours du mois de mai, la Russie ayant gagné 1,7 milliards de dollars supplémentaires par rapport à avril, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Cette dernière prévoit cependant une forte chute de la production russe pour l’année prochaine.

L’enjeu pour la Russie est de trouver de nouveaux acheteurs pour écouler les volumes vendus jusqu’ici aux Européens. La Chine apparaît comme le client idéal.

L’enjeu pour la Russie est donc de trouver rapidement de nouveaux acheteurs pour écouler les volumes vendus jusqu’ici aux Européens. La Chine, qui a dû mettre à l’arrêt ses usines à l’automne dernier par manque d’électricité, apparaît évidemment comme le client idéal. En outre, Pékin souhaite diversifier ses importations pour réduire le risque d’un potentiel blocage de ses importations par voie maritime de la part des occidentaux dans le détroit de Malacca. Depuis une dizaine d’années, les gazoducs et oléoducs entre la Russie et la Chine se multiplient : ouverture de l’oléoduc ESPO en 2012, du gazoduc Force de Sibérie en 2019, projet Force de Sibérie 2… Si l’axe Moscou-Pékin se renforce, l’Empire du Milieu se sait en position de force par rapport à son allié. La Chine profite donc des difficultés de la Russie pour faire baisser les prix, obtenant un rabais d’environ 35 dollars par baril russe par rapport au brent.

L’Inde a également flairé une bonne opportunité : en quelques mois à peine, les importations de pétrole d’origine russe y sont passées de presque 0% à 17%. Selon certaines sources, New Dehli, qui bénéficie des mêmes promotions que la Chine, utiliserait même ses capacités de raffinage pour revendre du pétrole d’origine russe aux européens, moyennant une jolie marge. Outre les économies réalisées, ces achats d’hydrocarbures permettent à l’Inde de maintenir un certain équilibre géopolitique dans ses relations avec les occidentaux et la Russie, dont elle a toujours été soucieuse. La Turquie, pourtant membre de l’OTAN, semble également avoir fortement augmenté ses achats de pétrole russe. Ainsi, si l’embargo européen induit d’importantes pertes de revenus pour Moscou, tant en raison de la chute des volumes exportés que des baisses de prix, la situation est encore loin d’être désespérée.

Un pétrole toujours plus cher

Pour l’Union européenne en revanche, l’embargo risque de coûter très cher. Si l’objectif officiel est évidemment d’aider l’Ukraine et de punir la Russie, les pressions des Etats-Unis ont également joué un rôle majeur dans cette décision. Dès le début du mois de mars, les USA ont en effet mis en place un embargo sur le pétrole russe et enjoint l’UE à les suivre. Mais les conséquences d’une telle décision sont bien plus importantes pour les Etats européens, qui importaient environ un quart de leur pétrole de la Russie avant la guerre (8,7% pour la France, 42% pour l’Allemagne), alors que les Etats-Unis n’en dépendaient qu’à hauteur de 8%. Énergétiquement autosuffisant et pouvant compter sur les exportations canadiennes et mexicaines, Washington n’a pas de quoi s’inquiéter. Le Vieux Continent, qui compte peu de gisements d’hydrocarbures, ne peut pas en dire autant.

Selon le Ministère de la Transition écologique, la marge brute de raffinage a bondi de 29 euros par tonne de pétrole en février à 156 en avril !

Les conséquences en sont déjà visibles : malgré diverses mesures pour atténuer l’inflation, les prix à la pompe atteignent des records. En France, malgré la remise de 18 centimes, ils dépassent de nouveau les deux euros par litre. Dans le même temps, les compagnies pétrolières affichent des profits historiques : après 16 milliards de bénéfices en 2021, TotalEnergies en a engrangé 5 de plus juste sur le premier trimestre 2022. Ses concurrents étrangers réalisent eux aussi d’excellentes performances financières, malgré la fin de leurs activités en Russie. L’expression de « profiteurs de crise » n’a, semble-t-il, jamais été aussi vraie : selon les chiffres du Ministère de la Transition écologique, la marge brute de raffinage a bondi de 29 euros par tonne de pétrole en février à 156 en avril ! Alors que la transition énergétique n’a jamais été aussi urgente, ces grands groupes préfèrent choyer leurs actionnaires plutôt que d’investir dans le renouvelable : sur les 16 milliards récoltés l’an dernier, Total en a affecté huit aux versement de dividendes et deux aux rachats d’action pour faire monter son cours en bourse…

En faisant encore monter les cours du baril, l’embargo européen pourrait donc enrichir encore plus les grandes entreprises pétrolières, toujours au détriment des consommateurs, dont les salaires n’arrivent pas à suivre l’inflation. Pour l’heure, le gouvernement français se refuse à toute mesure supplémentaire, se contentant de la remise et d’un éventuel chèque versé aux plus modestes à la rentrée. Pourtant, plusieurs pays européens ont déjà pris des mesures plus strictes : l’Italie et le Royaume-Uni ont ainsi instauré une taxe de 25% sur les bénéfices des entreprises énergétiques, dont les revenus permettront de financer des aides contre la précarité énergétique. Une mesure qui inspire la NUPES, dont le programme prévoit de « taxer les entreprises ayant profité de la crise sanitaire et des conséquences de la crise ukrainienne et orienter les recettes vers les investissements nécessaires à la bifurcation écologique et sociale ».

Une nouvelle géopolitique de l’énergie

Si des solutions existent donc pour réduire la facture d’énergie en taxant sévèrement, voire en nationalisant, les majors pétrolières, l’UE n’aura en revanche pas vraiment le choix d’acheter du pétrole plus cher auprès d’autres fournisseurs pour compenser la production russe. Or, le marché est tendu : plusieurs gros producteurs ne parviennent déjà pas à atteindre leurs objectifs de production, tels que l’Algérie, l’Angola ou le Nigeria, tandis que la Lybie est toujours dévastée par la guerre. Dès le début du conflit en Ukraine, Washington a donc tenté de renouer le dialogue avec le Venezuela et l’Iran, deux gros producteurs à l’écart d’une grande part du marché mondial depuis plusieurs années en raison des sanctions occidentales. 

Le bilan semble mitigé. En ce qui concerne le Vénézuela, après des années passées à essayer de renverser Nicolas Maduro, un accord semble finalement avoir été trouvé avec lui pour autoriser les exportations à destination de l’UE à partir du mois de juillet, via des sociétés espagnole et italienne. La décision a cependant été peu évoquée dans les médias américains, car Joe Biden sait combien le sujet est sensible. Le retour en grâce de l’Iran paraît lui beaucoup plus compromis. En décidant de maintenir les gardes de la révolution iraniens sur la liste des organisations considérées comme terroristes par les USA, Joe Biden a envoyé un signal clair à Téhéran, qui a riposté en retirant des caméras de surveillance de ses installations nucléaires. Il faut dire qu’aucun des deux pays n’avait très envie de renouer avec l’autre : pour l’Iran, la Russie est un partenaire fiable, dont l’intervention en Syrie pour soutenir son allié Bachar El-Assad a été décisive. Pour les Etats-Unis, un accord avec l’Iran aurait fortement détérioré les relations avec Israël et les pays du Golfe.

Les Etats-Unis voient eux aussi la crise actuelle comme une opportunité de conquérir des parts de marché en Europe.

Faute d’autres choix, ce sont donc surtout vers ces derniers que les occidentaux se sont tournés pour remplacer les livraisons russes. Initialement, l’OPEP+ (alliance élargie qui représente environ la moitié de la production mondiale et dont fait partie la Russie, ndlr), ne souhaitait pas augmenter sa production, afin de maintenir des prix très élevés. Les pétromonarchies ont en effet un mauvais souvenir des dernières années, marquées par une chute importante du prix du baril à partir de 2014 suite à la croissance de la production américaine, puis par la chute brutale de la demande lors des confinements. Finalement, l’annonce d’une future visite officielle de Joe Biden en Arabie Saoudite semble avoir permis d’augmenter la production issue du Moyen-Orient. Le Président américain a en effet accepté de rencontrer le prince héritier Mohamed Ben Salman, qu’il snobait depuis le début de son mandat en raison de l’assassinat barbare du journaliste Jamal Khashoggi. Dans la foulée, l’OPEP+ a finalement accepté d’augmenter sa production de près de 700.000 barils par jour à partir du mois prochain.

Outre le Vénézuela et les Etats de la péninsule arabique, les Etats-Unis voient eux aussi la crise actuelle comme une opportunité de conquérir des parts de marché en Europe. Longtemps très gros importateurs, les États-Unis sont désormais autosuffisants grâce au fort développement de l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste depuis une quinzaine d’années. La satisfaction des besoins intérieurs étant désormais garantie, les exportations sont en train de se développer. Les livraisons de pétrole des USA à l’UE ont ainsi fortement augmenté au cours des derniers mois, tandis que celles de gaz devraient connaître un essor très important au cours des prochaines années, à mesure que les deux rives de l’Atlantique se dotent de capacités de liquéfaction et de regazéification, nécessaires au transport du gaz naturel liquéfié (GNL). Ainsi, le sort du peuple ukrainien ne semble pas être le motif premier des pressions insistantes de Washington contre Nord Stream 2 et pour l’adoption de l’embargo européen.

Un embargo doublement hypocrite

Plus largement, les motifs invoqués en faveur de l’embargo méritent d’être questionnés. Selon Bruxelles, il s’agit de défendre une démocratie agressée par la Russie et d’utiliser cette occasion pour accélérer la transition énergétique. Comme souvent, la « diplomatie des valeurs » invoquée pour séduire l’opinion publique est cependant bien loin de la réalité. Si l’agression russe est évidemment totalement inacceptable, qualifier l’Ukraine, pays particulièrement corrompu et kleptocratique, de « démocratie » est sans doute excessif. 

Surtout, les occidentaux semblent bien plus préoccupés par la défense des droits de l’homme et de la paix en Ukraine et en Russie que dans d’autres régions du monde. Les courbettes du vice-chancelier allemand, l’écologiste Robert Habeck, au Qatar en mars dernier pour signer un contrat d’achat de gaz naturel symbolisent à elles seules les convictions à géométrie variable de nombre de dirigeants européens. En accroissant sa dépendance aux pétromonarchies, l’UE affaiblira peut-être le régime dictatorial de Vladimir Poutine, mais elle renforcera des dirigeants qui mènent une guerre particulièrement violente au Yémen depuis sept ans, font assassiner des journalistes dissidents, pratiquent encore l’esclavage, méprisent les droits des femmes et des minorités sexuelles et promeuvent un islam rigoriste. En termes de valeurs, on a fait mieux.

L’importation de gaz et de pétrole de schiste américain aura un impact environnemental très lourd.

Enfin, la défense du climat ne semble pas non plus figurer parmi les priorités européennes. Ainsi, la récente « taxonomie verte » adoptée par l’Union, qui regroupe les activités économiques « ayant un impact favorable sur l’environnement » intègre par exemple le gaz naturel parmi les énergies vertes. L’importation de gaz et de pétrole de schiste américain aura quant à elle un impact environnemental très lourd : d’une part, le transport par méthanier ou tanker pollue bien plus qu’un acheminement par pipeline; d’autre part, la fracturation hydraulique – interdite en France et dans la plupart des pays européens – consomme énormément d’eau et de produits chimiques. Au total, selon le cabinet de conseil Carbone 4, produire de l’électricité à l’aide de gaz américain polluerait trois fois et demi plus qu’avec du gaz russe ! En attendant que les livraisons américaines arrivent, l’Italie et l’Allemagne envisagent même de rouvrir des centrales à charbon

Le sevrage progressif de notre dépendance aux énergies carbonées ne semble pas non progresser depuis l’annonce de l’embargo. Si l’UE entend certes développer plus rapidement les sources d’énergie renouvelable, aucune annonce majeure n’a pour l’instant été faite à ce sujet. Sur le plan des économies d’énergie, pourtant indispensables pour réduire nos factures et répondre à la crise climatique, les efforts restent là aussi quasi-inexistants. Lors des chocs pétroliers des années 1970, les pouvoirs publics avaient pourtant pris des mesures fortes : obligation pour les fabricants automobiles de concevoir des véhicules moins gourmands, promotion des économies d’énergie et des transports publics, soutien aux coopératives énergétiques locales… Pour l’heure, rien de comparable ne semble être mis en place. L’embargo pétrolier contre la Russie pourrait donc certes affaiblir cette dernière, mais au prix d’un coût très important pour les Européens, d’une dépendance encore plus forte aux Etats-Unis et d’une politique énergétique bien peu écologique.

La prochaine guerre mondiale aura-t-elle lieu en Arctique ?

Un navire dans la banquise arctique. © NOAA

Avec la fonte des glaces, les grandes puissances, États-Unis, Chine et Russie en tête, investissent de plus en plus le Grand Nord. La disparition de la banquise offre en effet l’opportunité d’exploiter de nombreux gisements d’hydrocarbures et de terres rares et de développer le trafic maritime. Mais l’intérêt pour la région n’est pas qu’économique : alors que la Chine affirme sa puissance et qu’une nouvelle guerre froide émerge entre la Russie et les Etats-Unis, l’Arctique se remilitarise. Article de l’économiste James Meadway, originellement publié par Novara Media, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

L’onde de choc de l’invasion de l’Ukraine par la Russie s’est propagée dans le monde entier, des frontières de l’Oural jusqu’au point le plus septentrional du globe. Début mars, pour la première fois depuis sa création, les travaux du Conseil de l’Arctique – un forum fondé en 1996 par les huit pays dont une partie du territoire se trouve dans le cercle arctique (Canada, Danemark, Islande, Finlande, Norvège, États-Unis, Suède et Russie) – ont été suspendus. 

Invoquant le fait que la Russie assure pendant deux ans la présidence tournante, les sept autres membres ont condamné la « violation des principes de souveraineté et d’intégrité territoriale » par cette dernière et mis le Conseil en pause en suspendant provisoirement ses activités. Le représentant de la Russie au Conseil a riposté en dénonçant les demandes d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, compromettant ainsi « la coopération dans les hautes latitudes ».

Bien qu’il se soit élargi depuis sa fondation en conférant le statut d’observateur à des pays « proches de l’Arctique », tels le Royaume-Uni et la Chine, le Conseil avait en vingt-six ans d’existence évité de s’impliquer dans des conflits entre pays membres. La déclaration d’Ottawa relative à la création du Conseil interdit en effet expressément de se saisir des questions d’ordre militaire et, pendant un quart de siècle, ce consensus a été maintenu, le Conseil se concentrant sur les questions civiles et scientifiques. Cependant, alors que la crise climatique s’accélère, l’équilibre politique au sein du Conseil – véritable microcosme des conflits liés aux ressources et des litiges territoriaux que la dégradation de l’environnement entraîne à l’échelle mondiale – se désagrège.

Sous la banquise, des sous-sols convoités

Bien que la guerre en Ukraine a entraîné un niveau de confrontation inédit depuis la Guerre froide entre l’Occident et la Russie, cette suspension des travaux du Conseil de l’Arctique s’explique aussi par d’autres enjeux liés à la fonte de la banquise arctique. Cette dernière s’accélère : en été, la couche de glace ne représente plus que 20 % de ce qu’elle était dans les années 1970. Ce dérèglement climatique crée trois sources de compétition interétatique potentielles, menaçant la fragile coopération qui régissait les relations dans le cercle arctique.

Premièrement, la fonte des glaces met au jour de nouvelles sources de matières premières. Ces dernières années, la prospection pétrolière et gazière et les projets d’exploitation minière se sont rapidement multipliés – 599 projets ont déjà vu le jour ou sont en chantier – et la production pétrolière et gazière devrait croître de 20 % dans les cinq prochaines années. Les banques occidentales, dont on estime qu’elles auraient contribué au financement de projets liés au carbone arctique à hauteur de 314 milliards de dollars, ainsi que les grandes compagnies pétrolières, comme la française Total Energies et l’américaine ConocoPhillips, investissent dans la région aux côtés d’entreprises publiques ou soutenues des états, tels la China National Petroleum Company ou le Fonds de la Route de la soie, un fonds souverain chinois. Total Energies s’est par exemple engagée avec la société russe Novatek et des investisseurs soutenus par l’État chinois dans Yamal LNG et Arctic LNG 2, deux sites géants de gaz naturel liquéfié (GNL) qui devraient être mis en service au cours des prochaines années.

Selon le Wall Street Journal, le sous-sol du cercle arctique recèlerait mille milliards de dollars de terres rares.

Par ailleurs, selon le Wall Street Journal, le sous-sol du cercle arctique recèlerait mille milliards de dollars de terres rares. Paradoxalement, l’intensification des efforts de décarbonation rend ces gisements potentiels de plus en plus précieux. On estime ainsi que le Groenland possèderait un quart des réserves mondiales de terres rares, indispensables aux véhicules électriques et aux éoliennes. La transition mondiale en faveur des énergies renouvelables exacerbe en effet la lutte pour découvrir de nouvelles sources de terres rares. Les pays occidentaux sont particulièrement demandeurs de nouvelles sources d’approvisionnement, étant donné que la Chine contrôle actuellement 70 % des gisements connus. Parallèlement, Inuit Ataqatigiit (IA), un parti de gauche indépendantiste, a été élu à la tête du Groenland l’an dernier après avoir fait campagne contre les projets miniers. L’extraction d’uranium a depuis été interdite et le moratoire illimité sur la prospection pétrolière et gazière dans les eaux groenlandaises a été reconduit. Alors que la demande continue à croître, les pressions s’exerçant sur ce gouvernement devraient être de plus en plus fortes dans les années à venir.

De nouvelles routes commerciales

Deuxièmement, la diminution de la banquise arctique a permis d’ouvrir des routes maritimes autrefois impraticables la majeure partie de l’année. D’une part, la route maritime du Nord relie d’Est en Ouest les détroits de Behring et de Kara, longeant sur 4000 kilomètres la côte la plus septentrionale de la Russie. D’autre part, le passage du Nord-Ouest serpente entre le Canada et l’Alaska. Avec la fonte de la banquise arctique, ces étendues océaniques deviennent autant de voies de navigation rentables.

Selon d’anciennes prévisions, les routes arctiques ne devaient pas devenir commercialement viables avant 2040. Mais la fonte des glaces plus rapide que prévu, alliée à la compétition internationale, pousse à les utiliser sans plus attendre. Les volumes de fret empruntant la route maritime du Nord atteignent des records, le trafic ayant été multiplié par 15 au cours de la dernière décennie, l’essentiel du trafic étant composé de méthaniers transportant du GNL, dont la demande ne cesse d’augmenter. Il y a cinq ans à peine, la navigation était pratiquement impossible pendant les mois d’hiver. L’hiver dernier, 20 navires par jour en moyenne ont emprunté cette route. Parallèlement, la première traversée du passage du Nord-Ouest en hiver sans l’aide d’un brise-glace a été réalisée en 2020 par un bateau norvégien, réduisant de 3000 miles nautiques le trajet entre la Corée du Sud et la France.

Malgré le défi climatique, l’appel à faire transiter le transport maritime par le toit du monde est donc de plus en plus fort. Il y a une dizaine d’années, Vladimir Poutine le rappelait déjà : « La route la plus courte entre les plus grands marchés d’Europe et la région Asie-Pacifique passe par l’Arctique. » La route par le toit du monde entre, mettons, l’Asie de l’Est et l’Europe est bien plus courte que la route actuelle par le canal de Suez : environ 3000 miles nautiques et 10 à 15 jours de moins. Un raccourci qui pourrait générer d’énormes économies, estimées entre 60 et 120 milliards de dollars par an rien que pour la Chine.

L’intérêt de la Chine pour ces nouvelles routes commerciales est d’ailleurs manifeste. Actuellement, 80 % des importations de pétrole de l’Empire du milieu transitent par le détroit de Malacca, entre la Malaisie et l’Indonésie, véritable goulet d’étranglement que pourrait bloquer une puissance ennemie. Ses exportations vers l’Europe doivent quant à elles emprunter le canal de Suez, dont le blocage par l’Ever Given l’an dernier a été à la source d’un chaos économique. Les exportations chinoises vers l’Amérique du Nord passent quant à elles par le canal de Panama, qui est un fidèle allié des Etats-Unis.

Outre le commerce maritime, la Chine s’emploie depuis plusieurs années à accroître discrètement sa présence dans l’Arctique en associant investissements directs et diplomatie.

C’est pour surmonter de tels obstacles que la Chine a décidé d’investir massivement dans ce qu’elle appelle les nouvelles routes de la soie, un ensemble gigantesque de nouveaux investissements routiers et ferroviaires qui se déploie à travers l’Asie et en Europe. La perspective d’une nouvelle route maritime, cependant, ne se refuse pas. Les économies sont phénoménales et la Chine s’emploie déjà activement à les promouvoir en fournissant des itinéraires détaillés aux armateurs. En 2018, sa politique arctique évoquait ainsi le développement d’une nouvelle « route polaire de la soie » par le Grand Nord, et décrivait la Chine comme un « État proche de l’Arctique ».

Outre le commerce maritime, la Chine s’emploie depuis plusieurs années à accroître discrètement sa présence dans l’Arctique en associant investissements directs et diplomatie. L’Islande, durement touchée par la crise financière de 2008, s’est ainsi tournée vers la Chine pour obtenir une aide économique, devenant en 2013 le premier État européen à signer avec elle un accord de libre-échange. La Chine finance désormais des recherches dans les universités de Reykjavik et les investisseurs chinois ont entamé des pourparlers pour deux nouveaux ports en eau profonde sur l’île, destinés au transbordement au large des nouvelles voies maritimes arctiques.

Sur le plan diplomatique, la Chine a été admise comme observateur au Conseil de l’Arctique 2013. Elle a également construit de nouveaux brise-glaces et commandé des patrouilleurs « renforcés pour les glaces». Mais cette puissance inquiète de plus en plus. Les intérêts chinois croissants au Groenland ont amené le Danemark à exprimer officiellement son inquiétude, tandis que la Russie – même si elle coopère avec la Chine pour l’exploitation de gisements de gaz arctiques, en particulier la raffinerie de gaz naturel liquéfié Yamal sur la côte sibérienne – s’est fermement opposée à l’utilisation de brise-glaces étrangers le long de la route maritime du Nord (bien que la déclaration conjointe des deux pays en février les engagent à « intensifier la coopération pratique pour le développement durable de l’Arctique »). La Lituanie a elle ajourné les investissements chinois dans le port de Klaipeda, porte d’entrée du passage du Nord-Est, arguant de son appartenance à l’OTAN et d’un prétendu danger pour sa sécurité nationale.

Comme l’a illustré la crise de Suez en 1956 (où la France et le Royaume-Uni tentèrent de bloquer la nationalisation du canal par Nasser, ndlr), le contrôle d’une route commerciale est déterminant dans une économie capitaliste mondialisée. Et, comme pour le canal de Suez, la course à la puissance donne lieu à une présence militaire croissante lourde de menaces.

Branle-bas de combat

La troisième et dernière source de conflit potentielle découle également de la position géographique privilégiée de l’Arctique. La militarisation de l’Arctique, situé à la distance la plus courte possible entre les deux principales masses continentales du globe, est depuis longtemps une réalité. Les postes d’écoute de Skalgard (Norvège) et de Keflavik (Islande), établis pendant la guerre froide pour surveiller les mouvements de la flotte sous-marine soviétique, et par la suite russe, de la mer de Barents, témoignent de l’intérêt stratégique du grand Nord. Avec la montée des tensions entre Washington et Moscou ces dernières années, la région est de plus en plus réinvestie par la Russie et les États-Unis sur le plan militaire.

La Russie a ainsi rouvert 50 postes militaires datant de la guerre froide situés sur son territoire arctique, comprenant 13 bases aériennes et 10 stations radar. Elle a également testé des missiles de croisière hypersoniques et des drones sous-marins à propulsion nucléaire destinés à l’Arctique, conduisant le Pentagone à exprimer officiellement son inquiétude au sujet de sa « voie d’approche » des États-Unis par le Nord. Renforcée au cours de la dernière décennie, la Flotte du Nord russe, composée de sous-marins nucléaires, de cuirassés et d’engins de débarquement, ainsi que de brise-glaces et de bâtiments de soutien, forme depuis 2017 la pièce maîtresse de la stratégie arctique de la Russie.

En face, l’OTAN a achevé le mois dernier son exercice semestriel dans l’Arctique norvégien, avec 30 000 soldats engagés, soit le plus grand contingent depuis la fin de la guerre froide. Début avril, Ben Wallace, le secrétaire d’État à la Défense britannique, a quant à lui promis des troupes supplémentaires pour le Grand Nord lors de sa rencontre avec son homologue norvégien. Dans le cadre de la coopération entre les deux États, des sous-marins nucléaires britanniques ont été accueillis dans un port norvégien pour la première fois. Alors que la Norvège est historiquement attachée au principe de neutralité, son armée a pour la première fois participé à l’exercice semestriel Mjollner dans le Grand Nord en mai, aux côtés des forces armées du Danemark, de la Belgique, des Pays-Bas et de l’Allemagne. Le Canada accroît lui aussi sa présence militaire dans l’Arctique, notamment par l’achat de deux nouveaux brise-glaces et de 88 avions de chasse.

Malgré la tragédie environnementale monumentale que vit l’Arctique, le système capitaliste continue de remodeler la planète pour ses propres besoins.

La volonté de la Finlande et de la Suède d’intégrer l’OTAN s’inscrit dans le contexte d’une intensification de l’activité militaire dans l’Arctique, leur entrée potentielle faisant de la Russie la dernière nation de la région à ne pas appartenir à l’OTAN. Enfin, la nouvelle stratégie de l’armée américaine dans la région, publiée au début de l’année dernière et baptisée « Dominer à nouveau l’Arctique », propose de «redynamiser » des forces terrestres arctiques qui opéreraient aux côtés de forces navales et aériennes élargies.

Ainsi, malgré la tragédie environnementale monumentale que vit l’Arctique (extinction de masse, destruction de communautés indigènes, perte d’une nature sauvage irremplaçable), le système capitaliste continue de remodeler la planète pour ses propres besoins. De l’« unification du monde par la maladie » à la création d’un système alimentaire fondé sur les monocultures, le capitalisme a en effet toujours remodelé l’environnement qu’il exploite, et n’a jamais cessé de s’adapter à ces évolutions pour poursuivre sa soif de croissance intarissable. Le redécoupage en cours de l’Arctique n’est donc qu’une étape supplémentaire dans un processus séculaire de compétition et d’exploitation. Le capitalisme ne détruira pas le monde, mais il le refaçonnera. Dans un tel contexte, la résistance à ce processus, comme celle organisée par les écosocialistes indigènes au pouvoir au Groenland, devient donc un impératif politique de plus en plus fondamental.

Vers la fin de l’hégémonie du dollar ?

© Giorgio Trovato

Depuis plus d’un demi-siècle, le dollar américain domine en tant que monnaie de réserve internationale. Cette hégémonie vigoureusement protégée permet aux États-Unis de soumettre nombre de pays à leur politique et à celle de leur Banque centrale. Mais plusieurs événements récents ont donné naissance à un mouvement de dédollarisation qui ne cesse de grandir, notamment depuis le conflit ukrainien. Vers quel nouveau système monétaire se dirige-t-on ? Si l’hégémonie du dollar n’est pas menacée à court terme, deux blocs distincts, celui de l’Occident et celui des partisans d’un autre système monétaire international, semblent en train d’émerger. Dans cet article, Julien Chevalier revient sur le rôle de la monnaie américaine et la stratégie de dédollarisation de nombreux pays.

Lors de la conférence de Bretton Woods aux États-Unis, en juillet 1944, les deux protagonistes John Maynard Keynes et Harry Dexter White, l’un britannique, l’autre américain, préparent la construction du système monétaire international. Alors que Keynes plaide pour la création d’une monnaie international – le bancor -, White défend lui l’idée d’un système étalon-or où toutes les monnaies sont indexées sur le dollar. Comme les États-Unis possèdent l’essentiel des réserves de métal jaune, ce système permet à l’Oncle Sam d’imposer la monnaie américaine comme monnaie de référence dans le monde. À l’issue de ce sommet, la proposition de White est retenue.

La toute-puissance de la monnaie américaine

En réussissant à imposer le dollar en tant que monnaie de réserve internationale, les États-Unis sont parvenus à astreindre une hégémonie monétaire et ainsi à s’endetter massivement, grâce au privilège d’avoir cette dette toujours rachetée par des investisseurs étrangers. En agissant ainsi, le pays peut donc se permettre de creuser son déficit continuellement, sans que sa monnaie ne se déprécie. Un avantage considérable qui contribue grandement à faire des États-Unis la première puissance économique mondiale.

Ce privilège fut difficile à maintenir dans le système étalon-or (1), car les États-Unis devaient augmenter sans cesse leur stock de métal jaune pour pouvoir s’endetter et ainsi financer entre autres le projet de « Grande Société » et la guerre du Vietnam. La fin des Accords de Bretton Woods en 1971, puis les Accords de la Jamaïque en 1976, leur permirent d’entretenir cette suprématie. Grâce à la suppression des limites à la création monétaire et l’élaboration des taux de changes flottants, les États-Unis peuvent poursuivre leur politique menée depuis 1945 et même l’intensifier. John Connally – alors secrétaire américain au Trésor sous l’administration Nixon – déclare ainsi : « Le dollar est notre monnaie, mais votre problème. » Depuis plus de 40 ans, malgré les plafonds établis par le Congrès, la dette américaine ne cesse d’augmenter. En 1971, elle était d’environ 450 milliards de dollars. De nos jours, elle atteint 30 trillions de dollars.

Il est devenu indispensable de disposer de dollars – donc de financer l’endettement américain – pour acquérir des ressources vitales telles que le pétrole.

Si le règne du dollar perdure, c’est aussi grâce à ce que l’on appelle le « pétrodollar. » Du fait de l’ignorance des Britanniques quant à la présence de pétrole dans les sous-sols arabes, mais aussi de la réticence des pays du golfe Persique face à l’ingérence du Royaume-Uni dans la région suite à la chute de l’Empire ottoman en 1922, les États-Unis réussissent à se rapprocher des pays du Golfe en signant notamment un accord stratégique avec l’Arabie Saoudite lors du pacte du Quincy le 14 février 1945. Le roi saoudien Ibn Saoud et le président américain Franklin D.Roosevelt s’entendent autour d’une alliance visant à ce que les États-Unis accèdent aux gisements pétroliers saoudiens en échange d’une protection militaire dans la région.

Mais en 1973 naît le premier choc pétrolier. Du fait du pic de production de pétrole aux États-Unis et de la dépréciation du dollar – sur lequel les prix du pétrole sont fixés –, les prix de l’or noir s’écroulent. Pour combler les pertes accumulées, les membres de l’OPEP s’accordent alors pour augmenter de 70% le prix du baril. En comprenant l’importance du pétrole comme première source d’énergie du monde dans une période où le déclin de production sur le territoire américain ne fit que commencer, le grand négociateur américain Henry Kessinger – alors secrétaire d’État sous la présidence Nixon – conclut avec l’Arabie Saoudite un nouvel accord s’appuyant sur les bases du Pacte de Quincy. Grâce à la promesse d’un dollar fort, d’une commercialisation permanente d’armes, et d’un soutien militaire renforcé dans la région du Golfe Persique, les États-Unis parviennent à ce que chaque baril de pétrole soit désormais échangé en dollars. Suite à cela, la majorité des échanges de matières premières se sont faits en devise américaine. Autrement dit, il est devenu indispensable de disposer de dollars – donc de financer l’endettement américain – pour acquérir ces ressources vitales.

Après plusieurs erreurs stratégiques, le vent tourne

L’intensification de l’utilisation de l’extraterritorialité du droit américain – notamment de la loi FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) de 1977 – a inévitablement accru la réticence des pays étrangers envers les États-Unis. Le fait que la possession de dollar par une entreprise étrangère rende cette dernière immédiatement passible d’enquêtes lorsqu’elle enfreint le droit américain, a contribué à ce que la monnaie américaine ne soit plus uniquement un outil de domination monétaire, mais aussi un levier juridique de coercition mettant en danger la souveraineté de l’ensemble des agents économiques. De nombreuses entreprises françaises, chinoises, iraniennes… en ont payé le prix.

Est venu s’ajouter à cela la mise en place de plusieurs embargos (Iran, Venezuela, Afghanistan…), mais aussi la menace d’une exclusion de certains pays du système de messagerie interbancaire SWIFT, outil géopolitique occidental désormais dominé par les Américains. En isolant une banque de ce réseau, le transfert d’ordres de paiement s’arrête, ce qui revient à rendre l’institution financière quasi-inerte. Les banques iraniennes en sont notamment exclues en 2012 au moment où le pays accélère le développement de son programme nucléaire. Deux ans plus tard, les États-Unis émettent la possibilité de suspendre les banques russes du réseau suite à l’annexion de la Crimée. Saisissant le danger d’une dépendance au système occidental, la Russie crée dans la foulée sa propre structure de messagerie bancaire russe nommée SPFS.

De son côté, la Chine établit, en 2015, un réseau local : le programme CIPS. Ce système offre des services de compensation et de règlement pour les échanges transfrontaliers en yuan. Quatre ans plus tard, les pays européens font de même grâce en instaurant le réseau INSTEX suite au retrait unilatéral des États-Unis de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Mais très vite, le président Trump les rappelle à l’ordre et menace ceux qui l’utiliseraient de ne plus pouvoir commercer sur le sol américain.

Si le système européen n’est que très peu utilisé, les systèmes russes et chinois sont en plein essor. Au-delà d’attirer de nombreux partenaires comme l’Iran, l’Inde et la Turquie, ils réussissent surtout à entraîner une accélération du mouvement de dédollarisation qui se traduit notamment par une diminution des réserves de dollars dans le monde. Ainsi, alors que le dollar représentait 66% des réserves mondiales en 2014, il ne représente désormais plus que 58,8% des réserves, au profit de l’euro, du yuan et de l’or.

Si la guerre en Ukraine peut s’expliquer par de multiples raisons géopolitiques (énergie, élargissement de l’OTAN, conflits internes …), la longue stratégie de dédollarisation de la Russie reste une source importante de tensions entre les États-Unis et le Kremlin.

Bien que les leaders de ce mouvement restent les « rivaux stratégiques » des américains – c’est-à-dire la Chine et la Russie – plusieurs pays commencent à tourner le dos aux États-Unis et au dollar pour se rapprocher de la Chine et du yuan. C’est notamment le cas d’Israël, qui a récemment annoncé diminuer ses réserves en dollar (baisse de plus de 5%) pour y ajouter pour la première fois du yuan (dans une quantité encore très faible). C’est aussi le cas du Brésil qui a choisi de réduire ses réserves en dollars en 2021 (de 86,03% à 80,34%), au profit du yuan (part évoluant de 1,21% à 4,99%). D’autres pays comme le Nigéria, l’Iran, ont fait de même quelques années plus tôt.

Dans ce contexte, si la guerre en Ukraine peut s’expliquer par de multiples raisons géopolitiques (énergie, élargissement de l’OTAN, conflits internes …), la longue stratégie de dédollarisation de la Russie reste une source importante de tensions entre les États-Unis et le Kremlin. En 2013, 95% des ventes d’hydrocarbures de la Russie vers les BRICS s’échangeaient en monnaie américaine. En 2021, c’est moins de 10%. Un changement radical quand l’on sait que la Russie est un des principaux producteurs de pétrole dans le monde, que les matières premières contribuent à plus de la moitié des exportations du pays, mais qu’elles restent surtout pour les États-Unis le moyen d’entretenir leur suprématie monétaire.

Par ailleurs la banque centrale russe ne cesse de diminuer ses réserves en dollars depuis 2014. Aujourd’hui, la monnaie américaine représente seulement 16,4% de ses réserves. L’euro quant à lui constitue 32,3% des réserves, l’or 21,7% (porté notamment par l’achat de 40 milliards de dollars d’or ces 5 dernières années) et le yuan 13,1%. Une stratégie qui permet aujourd’hui de restreindre les effets des récentes sanctions économiques prises par l’Occident à l’égard de la Russie.

Si l’exclusion des banques russes du système SWIFT suite à l’invasion de la Russie en Ukraine était prévisible, le gel des avoirs de la banque centrale l’était beaucoup moins. Cette décision risque d’accroître la défiance des pays étrangers vis-à-vis de Washington, bien plus que de l’Europe qui ne dispose pas de l’hégémonie monétaire, mais qui n’a surtout pas pour coutume d’utiliser ce type de mesure. Selon Gita Gopinath, directrice générale du FMI – ces sanctions pourraient « venir compromettre la domination du dollar à l’avenir » et engendrer une « fragmentation plus forte du système monétaire international. » Elle explique notamment que cela se traduira par « des tendances à la baisse vers d’autres monnaies jouant un rôle plus important. »

Le dollar dans cette période contrastée

Malgré les conflits sino-indiens aux frontières, l’alliance Russie-Chine-Inde, peuplé de 2,8 milliards d’habitants – soit plus d’un tiers de la population mondiale -, se renforce avec le conflit en Ukraine. Au-delà de l’intensification de leurs échanges depuis le début de la guerre, ces pays commencent à commercer certaines de leurs matières premières dans leur monnaie nationale. À l’idée de voir le yuan s’internationaliser, et dans une volonté d’affaiblir le dollar, la Chine a payé ses récentes livraisons de charbon à la Russie en yuan. Les vendeurs de pétroles russes proposent de faire de même. De son côté, l’Inde explore la possibilité de régler ses échanges avec la Russie en roupies.

En parallèle, certains pays profitent de cette situation pour faire du chantage aux américains. Suite aux récentes négociations avec l’Iran et les multiples déclarations du président Biden visant à mettre fin au soutien des États-Unis dans la guerre au Yémen, l’Arabie saoudite déclare qu’elle réfléchit à l’idée d’échanger avec la Chine son pétrole en yuan plutôt qu’en dollar. Comme Riyad joue un rôle majeur dans la puissance et la pérennité de la monnaie américaine, cette menace pourrait faire l’effet d’une bombe en cas d’adoption. Mais le prince saoudien n’est pas le seul à vouloir agir de la sorte. Le candidat et ex-président brésilien Lula da Silva, a récemment révélé qu’il instaurerait, s’il était élu en octobre prochain, une monnaie unique en Amérique latine dans le but d’être « libéré de la dépendance du dollar. »

Le fait de voir de nombreux pays et de grandes puissances comme l’Inde et la Chine accentuer leurs échanges avec la Russie – responsable de la guerre en Ukraine – dans leur monnaie nationale, témoigne non seulement d’une volonté marquée de ces pays à mettre fin à l’hégémonie du dollar, mais aussi et surtout de l’impuissance des États-Unis face à un mouvement désormais unifié. À cet égard, les récentes déclarations publiques de politiciens et de grandes banques marquent un changement de communication notable. S’il était rare d’en entendre parler auparavant, le sujet est de plus en plus abordé de nos jours. Alors que la démocratie et le système financier américain semblent être menacés, l’acquiescence des États-Unis face à cette situation nous invite donc à réfléchir aux perspectives qu’induirait la croissance continue de ce mouvement anti-dollar.

Vers l’émergence d’un nouveau système monétaire ?

Dans un travail de recherche produit par Goldman Sachs, des analystes mettent en avant le fait que la devise américaine est actuellement confrontée à bon nombre de défis auxquels était la livre sterling au début du 20ème siècle, lorsqu’elle occupait le statut de monnaie de réserve internationale. En effet, la détérioration de la position nette des actifs étrangers, le développement de conflits géopolitiques potentiellement défavorables, et la faible part des volumes d’échanges mondiaux par rapport à la domination de la monnaie dans les paiements internationaux, sont des défis semblables à ceux du Royaume-Uni et de la livre sterling avant la crise de 1929. Si les années qui suivirent rebattirent les cartes d’un nouveau système monétaire international, tout laisse à croire que la décennie qui s’annonce pourrait être assez identique.

Bien que la devise américaine reste pour l’heure prédominante, son hégémonie est de plus en plus attaquée et le pouvoir de certains modes de paiements s’accentue. En plus de l’essor des crypto-monnaies donnant naissance aux monnaies numériques de banques centrales (Central Bank Digital Currency) – projets sérieusement étudiés par les institutions monétaires -, l’internationalisation du yuan et l’augmentation des réserves en or dans le monde sont le signe que plusieurs devises pourraient, à terme, concurrencer la place du dollar.

Au regard de la politique économique du pays ces dernières années, le développement du yuan suppose donc la mise en place de réformes structurelles.

Si la Chine a longtemps eu recours à la dévaluation monétaire pour soutenir ses exportations et poursuivre son expansion économique, l’augmentation de la part de la Chine dans le PIB mondial, son fort développement technologique, la puissance régionale du pays, la libéralisation de son régime de change, la mise en place du yuan numérique, le développement de son propre système de messagerie bancaire, l’augmentation de la part de la monnaie chinoise dans les DTS (2), et la création d’une instance de régulation financière unique, sont autant de facteurs qui permettent l’internationalisation du yuan. Toutefois, le prolongement de cette stratégie de long-terme implique certains sacrifices. La Chine doit investir massivement et devenir un exportateur net d’actifs ou un pays à déficit commercial. Les contrôles de capitaux doivent être abandonnés et l’accès au yuan dans le monde doit se faire en quantité illimitée. Au regard de la politique économique du pays ces dernières années, le développement du yuan suppose donc la mise en place de réformes structurelles.

De son côté, l’or reste un concurrrent de taille. Le métal jaune est notamment très apprécié des pays qui souhaitent se dédollariser. Les banques centrales qui contournent le système de financement en dollars sont celles qui ont acheté le plus d’or au cours des vingt dernières années. La Chine et la Russie ont massivement investi dans l’or, tout comme la Turquie, l’Inde et le Kazakhstan. L’or constitue aujourd’hui un sixième des réserves mondiales des banques centrales, ce qui équivaut à près de 2000 milliards de dollars. L’accélération de la dédollarisation va donc inévitablement entraîner une augmentation de la demande en or.

Mais l’hypothèse d’un système monétaire multipolaire implique alors la diminution continue de la place du dollar et la montée en puissance de ces devises concurrentes. En admettant qu’un tel scénario advienne – ce qui nécessite plusieurs années ainsi que de nombreux changements – la situation financière américaine sera transformée. La réduction d’achats d’obligations américaines dans le monde entraînera inévitablement une dépréciation du dollar. Pour combler cette chute, les États-Unis n’auront d’autres solutions que d’augmenter leurs taux d’intérêts réels à des niveaux suffisamment élevés. Ce qui pourrait engendrer d’importants effets sur la consommation et la croissance du pays.

Si cette stratégie de dédollarisation se fait progressivement, c’est aussi et surtout car une dépréciation brutale de la monnaie américaine aurait des conséquences dévastatrices pour certains pays, notamment les principaux partenaires commerciaux des États-Unis. Dans le cadre de sa politique protectionniste, la Chine a massivement acheté du dollar ses dernières années. Le pays possède environ 1000 milliards de dollars d’obligations américaines et plus de 3000 milliards de dollars dans ses réserves. Une chute soudaine de la devise américaine entraînerait des pertes colossales pour l’Empire du Milieu. La Chine réduit donc graduellement ses achats de treasuries depuis 2014.

L’Europe quant à elle, et notamment l’Allemagne, poursuit ses achats de bons du Trésor américain et finance ainsi le déficit du pays. L’accélération de la dédollarisation pourrait donc fortement affecter la valeur des avoirs détenus par les pays européens. Un scénario qui produirait aussi de sérieuses conséquences chez certains pays émergents car ces derniers continuent d’être acheteur net d’obligations américaines en raison de leur vulnérabilité financière.

Si l’hégémonie du dollar perdure, l’accélération de la dédollarisation vient donc ajouter un nouveau défi à la banque centrale américaine, dans un contexte de forte inflation et de baisse des marchés financiers dans le pays. En parallèle, le ralentissement de la globalisation et la multiplication des rivalités économiques et géopolitiques témoignent d’une volonté – de nombreux pays – de changer de paradigme. Le souhait grandissant d’un recours à la souveraineté monétaire se manifeste alors par une libération progressive de l’utilisation du dollar au profit d’autres devises. À cet égard, et pour d’autres raisons, la guerre en Ukraine risque de créer une bipolarisation du monde qui s’additionne à nombre d’éléments de ruptures. Mais sous quelles conditions les États-Unis accepteraient-ils de voir la place du dollar s’éroder jusqu’à perdre leur domination et vivre en dessous de leurs moyens après plus d’un demi-siècle de privilège ? Au-delà de réfléchir à l’avenir du système monétaire international, ce changement d’ère pourrait être l’occasion de penser une nouvelle forme de création monétaire qui favoriserait la stabilité mondiale.

Article originellement publié sur or.fr et réédité sur Le Vent Se Lève.

Notes :

[1] : L’étalon-or est un système monétaire dans lequel l’unité monétaire est définie en référence à un poids fixe d’or. La quantité de monnaie émise par la banque centrale est strictement limitée par ses réserves d’or. Étant donné que les réserves d’or ne sont pas infinies, les pays ne pouvaient, par le biais de leur banque centrale, se permettre de créer de la monnaie comme ils le souhaitaient.

[2] : Les DTS (droits de tirage spéciaux) représentent la monnaie que peut émettre le FMI. Ils répondent généralement à des besoins de liquidités dans le cas où un pays subirait une crise financière. Les DTS s’appuient sur cinq grandes monnaies internationales : le dollar, l’euro, le yen, la livre britannique et le yuan depuis 2016. Le Fonds Monétaire International « crée de la monnaie » en s’appuyant sur les banques centrales des pays émetteurs. Lorsqu’un pays décide d’emprunter au FMI des DTS, il obtient le moyen de convertir ses DTS dans une des monnaies acceptées par le FMI.

Guerre en Ukraine et dépendance alimentaire : un risque exponentiel au Moyen-Orient

La crise ukrainienne a réveillé de vieilles inquiétudes concernant l’augmentation du prix des denrées alimentaires de base. La dépendance qui caractérise les pays du Proche-Orient – avec des taux qui varient entre 50 et 90% – les rend particulièrement vulnérables à ces variations de prix. Dans une région marquée par une instabilité politique de longue date, et où les conditions de vie de la population ne font qu’empirer, les conséquences sociales d’une telle hausse risquent de se révéler catastrophiques. Le libre-échange et la libéralisation des prix des matières premières ont été présentés par les économistes néolibéraux comme un moyen de garantir la sécurité alimentaire des pays en développement. Ils menacent actuellement de la fragiliser considérablement.

Les inquiétudes relatives aux impacts de la hausse du prix des denrées alimentaires ne sont pas une nouveauté. À la suite de la crise alimentaire mondiale de 2008, les prix de toutes les principales denrées alimentaires avaient enregistré des pics sans précédent. La littérature académique et les organisations internationales s’étaient intéressées aux raisons d’une telle hausse, mais surtout aux possibles conséquences sociales de celle-ci. Des soulèvements, connus aujourd’hui sous le nom d’« émeutes de la faim », avaient eu lieu dans plusieurs pays du Sud. Le déclenchement des Printemps arabes dans les années suivantes, bien que n’étant pas exclusivement lié à la crise alimentaire, n’est pas fortuit. La revendication du droit au pain, évoqué dans les slogans de tous les pays de la région, montre à quel point le prix du blé a joué un rôle dans le déclenchement des révoltes.

De telles hausses ont avant tout un effet sur les couches les plus pauvres de la population – raison, sans doute, de la faible couverture médiatique accordée à cette crise alimentaire mondiale. L’augmentation du prix de la nourriture contraint à restreindre d’autres budgets, comme celui destiné à la santé ou à l’éducation, et peut faire basculer des situations d’insécurité alimentaire vers un stade de famine.

Libre-échange et sécurité alimentaire dans le monde arabe

Il s’agit ici d’un risque inhérent au modèle économique dominant, qui sous-tend que, pour maximiser la productivité, chaque pays doit se spécialiser dans la production de biens pour lesquels il dispose d’avantages comparatifs – en vertu d’une « prédisposition » qui leur permettrait de produire à plus bas coût. Les pics de prix sont un phénomène récurrent dans une économie de marché globalisée.

Cependant, il est désormais clair que le marché n’est pas en mesure de garantir des prix équilibrés ni aux producteurs ni aux consommateurs, et fait en réalité reculer la sécurité alimentaire mondiale. Les pays du Moyen-Orient sont particulièrement à risque dans ce contexte. Les hauts niveaux de dépendance alimentaire les exposent dangereusement à la volatilité du prix des aliments de base sur le marché international. Des décennies de politiques néolibérales ont précarisé l’agriculture locale, de plus en plus menacée par la désertification et les sécheresses qui viennent empirer une faible dotation en ressources hydriques.

La Russie est également l’un des principaux exportateurs de fertilisants. Leur prix, directement lié à celui des carburants en raison des processus énergivores nécessaires à leur production, influence inéluctablement le prix des denrées alimentaires sur le marché global…

L’invasion de l’Ukraine est particulièrement dramatique pour la stabilité des prix des denrées alimentaires. L’Ukraine et la Russie comptent parmi les plus grands exportateurs agricoles au monde, et ce particulièrement en ce qui concerne la production de blé, aliment central de la culture culinaire contemporaine du Moyen-Orient. Le Liban et l’Egypte sont dans une situation particulièrement préoccupante, puisqu’ils dépendent directement de l’un des deux pays en conflit pour la grande majorité de leurs importations. La réduction des quantités disponibles sur le marché international affectera cependant tous les pays importateurs par le biais d’une augmentation générale des prix. Cet état des choses est d’autant plus inquiétant que les prix avaient déjà atteint des niveaux élevés avant le commencement de la guerre…

Indice des prix
Indice international des prix des céréales © FAO

La Russie produit également une partie conséquente des fertilisants mondiaux. Les sanctions et le refus russe d’exporter vers des pays ennemis risquent d’engendrer une hausse considérable de leurs prix. Dans un modèle agricole caractérisé par la monoculture et l’exportation, les fertilisants constituent un intrant fondamental. Lorsque le sol est appauvri par les pratiques intensives, les fertilisants sont le seul moyen d’obtenir des produits de bonne qualité et de maintenir une productivité élevée. Pour rester rentables, les agriculteurs vont devoir réduire leur utilisation de fertilisants au détriment des quantités produites.

Le prix des fertilisants, directement lié au prix des carburants en raison des processus énergivores nécessaires à leur production, influence inéluctablement le prix des denrées alimentaires sur le marché global. La crise ukrainienne risque d’aggraver cette inflation préexistante, provoquée par l’augmentation du prix de l’énergie. Le prix de la nourriture est donc hautement instable en raison de circuits commerciaux longs et de l’interconnexion entre le prix d’un grand nombre de produits. Les variations encouragent également des pratiques spéculatives, qui ne font qu’accroître la sensibilité des prix.

Dans les pays du monde arabe, la création de stocks de denrées comme le blé est une stratégie privilégiée pour maintenir un certain contrôle sur les fluctuations du prix des principaux aliments. Temporairement, ces stocks permettent d’accroître la marge de manoeuvre des gouvernements pour mitiger la hausse de prix. Cependant, une fois les stocks épuisés, l’inflation devrait se radicaliser, et les déficits commerciaux de ces pays s’accroître – mettant à mal des régimes déjà sous la pression d’une population de plus en plus appauvrie. La dépendance alimentaire, qui peut paraître paradoxale lorsqu’on parle de la région du « croissant fertile », est souvent justifiée par la rareté de l’eau. Historiquement la région était pourtant un producteur important de blé et était caractérisée par un modèle agricole plus respectueux de l’environnement et des ressources non-renouvelables d’eau.

Une dépendance alimentaire construite

La dépendance alimentaire est une réalité relativement récente au Moyen-Orient : la plupart des pays de la région étaient autosuffisants jusqu’aux années 1930, en particulier en céréales. Le début des mandats anglais et français est marqué par le passage graduel à des cultures vivrières et le recul des cultures céréalières, pourtant si importantes dans la tradition culinaire locale. L’adoption de politiques néolibérales à partir des années 1970 et des «Plans d’ajustement structurels » (PAS) du Fonds monétaire international (FMI) ont eu pour conséquence une dégradation considérable du secteur, de plus en plus marqué par le retrait de l’intervention publique et par la volonté d’orienter la production vers le marché international plutôt qu’à la satisfaction de la demande interne.

Le Moyen-Orient risque d’être un des « points chauds » du changement climatique. Des pratiques agricoles plus respectueuses sont essentielles à la préservation de l’environnement et au ralentissement de la désertification. Mais les mettre en pratique nécessiterait un bouleversement du modèle productif dominant…

Le passage à un modèle agricole globalisé a progressivement changé la composition sociale des pays du Levant. La monoculture et la mécanisation réduisent radicalement le besoin de main d’œuvre, en accélérant l’exode rural et l’urbanisation. Les prix de plus en plus bas des aliments de base plongent la petite paysannerie dans une pauvreté croissante. Le travail agricole, historiquement considéré comme une fierté et la marque d’un savoir-faire, est à présent associé à la pauvreté – et à la honte. Le manque de soutien de la part de l’État et l’absence d’institutions publiques adaptées au secteur provoquent un endettement chronique. Le secteur est également affecté par les crises régionales, qui réduisent les débouchés d’une production principalement orientée vers l’exportation.

La diète qui caractérise la région change aussi sous l’effet de l’aide humanitaire et financière internationale, qui contribue à accélérer le passage à une « diète néolibérale », ainsi que la définit Roland Riachi. Le blé dur se voit substituer le blé tendre, moins cher mais moins riche en nutriments et avec un taux glycémique plus élevé. Ces variétés se substituent au fur et à mesure aux variétés locales. Cette substitution réduit la biodiversité des cultures et la valeur nutritive de la diète méditerranéenne.

En raison de son rapport étroit à la terre et à l’eau, les pratiques agricoles sont également au centre des questions environnementales. Le Moyen-Orient risque d’être un des « points chauds » du changement climatique. Des pratiques agricoles plus respectueuses sont essentielles à la préservation de l’environnement et au ralentissement de la désertification. Mais les mettre en pratique nécessiterait un bouleversement du modèle productif dominant… Celui-ci passe notamment par la revalorisation du concept de souveraineté alimentaire.

La souveraineté alimentaire : une résilience sociale et climatique

Souvent présenté par la doxa néolibérale comme un modèle utopique et déconnecté des réalités actuelles, la souveraineté alimentaire est pourtant la seule issue qui permette d’en finir avec les maux sociaux et environnementaux du système agroalimentaire dominant. Elle émerge d’une vision holistique de la nourriture, qui n’est pas conçue comme une simple marchandise, mais comme une composante centrale de la culture, de la santé et de l’environnement dans lequel chacun d’entre nous évolue. Ce concept, a connu un écho médiatique important dans les années 1990 suite à sa promotion par le mouvement la Via Campesina, qui prônait une réappropriation du processus de production de la nourriture, et l’inscription de celui-ci dans des circuits plus courts, en pleine ère néolibérale [1].

Le terme de « souveraineté » témoigne de la volonté d’inscrire la lutte contre la sous-alimentation dans une perspective politique – et dans la continuité de la capacité des Nations à effectuer des choix indépendants. Au Moyen-Orient, les mouvements sociaux qui prônent cette vision de l’agriculture sont moins importants par rapport à ceux qui ont cours en Amérique du Sud, mais traduisent une conscience politique croissante des risques associés à la dépendance alimentaire.

Cette dernière est souvent justifiée par la rareté des ressources hydriques dans la région : les importations alimentaires seraient une manière de préserver l’eau en réduisant la production agricole nationale. Ce sont pourtant les pratiques agricoles capitalistes dominant l’agriculture moyen-orientale qui dégradent la qualité des ressources hydriques, du fait de l’usage massif de pesticides et de fertilisants chimiques. Cette question est étroitement liée à la préservation de la terre. Le délaissement d’un grand nombre de terres agricoles ainsi que les pratiques associées à la production intensive accélèrent la dégradation du sol et la désertification.

Ces phénomènes rendent plus difficile la préservation de l’eau en raison de taux d’évaporation plus élevés et de l’absence de racines dans les terrains capables de stocker l’eau. Par conséquent, l’eau de pluie ne parvient pas à pénétrer le sol et les risques de crues subites augmentent dramatiquement. La dégradation de la qualité du sol et de l’eau diminue le rendement agricole sur le long terme, et augmente la dépendance des agriculteurs aux fertilisants chimiques.

Les agendas des gouvernements nationaux et de leurs alliés, dont les premiers sont très dépendants politiquement et économiquement des seconds, ne semble toujours pas prendre la mesure du problème. Le Sommet mondial de l’alimentation qui a eu lieu l’année passée témoigne d’à quel point les intérêts économiques des grandes entreprises demeurent encore la priorité des organisations internationales. La tension monte néanmoins. Le Liban fournit sans doute un exemple particulièrement catastrophique. Plongé depuis des années dans une crise économique dont on ne voit pas la fin, la population coule dans la précarité et la pauvreté plus totales.

NDLR : Lire sur LVSL le reportage de Victoria Werling : « Au Liban, le coronavirus engendre une reprise de la contestation sociale »

La diminution dramatique du pouvoir d’achat de la majorité de la population est en partie la conséquence d’une dépendance généralisée aux importations de toutes sortes. La dépendance au blé ukrainien risque d’accroître encore le nombre de personnes souffrant de la faim. Mais même sans le contexte géopolitique actuel, l’affectation du reste de la région par une augmentation similaire des prix semble n’être qu’une question de temps…

Note :

[1] Longtemps, le concept d’autosuffisance alimentaire (qui préfigure en bien des aspects celui de souveraineté alimentaire) a fait consensus au sein du concert des nations. Sous l’influence de l’Union soviétique, l’écrasante majorité des pays en développement ont cherché à la conquérir au sortir de la colonisation. C’est dans les années 1990 que le paradigme de la sécurité alimentaire s’est imposé au détriment du précédent, sous-tendant que l’autonomie, et donc la souveraineté, n’était pas un moyen indispensable pour lutter contre la sous-alimentation. La libéralisation des prix des denrées (censée favoriser leur stabilité) et le libre-échange (censé maximiser les avantages comparatifs des pays, dans une approche ricardienne) ont alors été présentés comme les moyens qui permettraient aux mécanismes de marché d’assurer, mieux que les institutions politiques, la sécurité alimentaire des pays pauvres.