« Le M23 ne nous représente pas » : au Kivu, le calvaire des Tutsis congolais

Tutsis Congo - Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

Avec l’intensification des assauts du « M23 » dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC), les Tutsis sont victimes de discriminations croissantes. Ils sont soupçonnés de complicité avec le groupe armé soutenu par Kigali. Une réalité euphémisée par le gouvernement congolais et instrumentalisée par le Rwanda, qui y voit un moyen de justifier son ingérence. Reportage de Vincent Ortiz, originellement publié par Afrique XXI.

Depuis plusieurs mois, Goma, dans l’est de la République démocratique du Congo, est encerclée par le M23. Pour fuir le groupe armé, des centaines de milliers de Congolais se sont installés dans des camps situés en banlieue de la capitale du Nord-Kivu. Parmi eux, les 10,000 déplacés du camp Acogenoki, dit « camp tutsi », mènent une existence discrète. Contrairement aux autres, ils sont moins des rescapés de la guerre que du « tribalisme », selon leurs propres termes.

Depuis plusieurs années, les Tutsis congolais sont l’objet de discriminations croissantes. Assimilés au M23 – qui affirme défendre leur droits -, ils sont en butte aux exactions des groupes « d’auto-défense » (Maï-Maï), constitués pour résister à son avancée. Le parallèle avec le génocide contre les Tutsis rwandais, qui a fait un million de morts entre avril et juillet 1994, est régulièrement convoqué, notamment par Kigali.

Certains Maï-Maï sont structurés en milices et contrôlent une partie du Nord-Kivu. Les griefs de ces déplacés concernent ainsi notamment les « Nyatura » (« ceux qui frappent fort » en kinyarwanda, une milice congolaise à prédominance hutue) et occasionnellement l’Alliance des patriotes pour un Congo libre et souverain (APCLS, l’un des groupes les plus structurés). Régulièrement pointées du doigt par Kigali, les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), créées par d’anciens génocidaires hutus ayant fui en RD Congo après le génocide de 1994, sont quant à elles très peu citées par les réfugiés d’Acogenoki.

Les rescapés du « tribalisme »

« Les discours de haine, la persécution et le nettoyage ethnique des Tutsis congolais atteignent une intensité sans précédent, sous les yeux de la communauté internationale », déclarait le représentant rwandais au Conseil de sécurité de l’ONU, le 27 mars dernier. Il sommait ses homologues de rompre avec « la passivité face au génocide en cours au Congo », renvoyant implicitement à la faillite des Nations Unies trente ans plus tôt, demeurées attentistes face à l’extermination des Tutsis rwandais.

« Le M23 justifie cette guerre au nom de la protection des Tutsis. Mais plus il progresse, plus la communauté tutsi – à qui il est reproché d’être un soutien du groupe – se trouve exposée », note le chercheur Onesphore Sematumba.

Aujourd’hui, le spectre de l’année 1994 plane-t-il sur le Kivu ? Pour la chancellerie rwandaise, la réponse ne fait aucun doute. Et le processus « génocidaire » qui s’y déroulerait est brandi comme une justification des assauts du M23. Si Kigali a toujours nié son soutien au mouvement – important et bien établi -, le discours rwandais légitime constamment son action au nom de la protection de la « minorité ».

Côté congolais, on rejette ces accusations, qualifiées de fantaisistes. On convoque les appels répétés du président Félix Tshisekedi à dissocier le M23 des Tutsis congolais, le cadre juridique protecteur dont ces derniers bénéficient, ou encore l’intransigeance affichée contre les militaires qui collaboreraient avec les groupes armés anti-tutsis.

Dans le camp Acogenoki, les déplacés font valoir un point de vue bien différent de celui des chancelleries. Sous les vêtements multicolores suspendus entre les tentes, les plus jeunes courent et rient, contrastant avec certains récits misérabilistes. « Nous sommes comme immunisés contre la souffrance, témoigne un adulte, spectateur de la scène. Il fut un temps où l’on pleurait nos morts. Plus maintenant. C’est un réflexe de survie ».

Des tentes de fortune, dans lesquelles logent des familles entières, s’étendent à perte de vue . De modestes infrastructures sanitaires leur permettent de conserver une hygiène minimale. Quelques rares humanitaires y distribuent de la nourriture. L’armée congolaise, accusée de maltraitances à l’encontre de déplacés, est absente d’Acogenoki.

© Vincent Ortiz

Cheveux enturbannés et robe aux couleurs vives, le regard vide et pensif, Providence retrace la dégradation de son existence quotidienne. « Nous voulions rester dans notre village malgré la guerre et malgré la persécution des Tutsis. À l’approche du conflit, on s’est mis à nous pointer du doigt, à nous accuser d’être Rwandais. Je me suis rendue compte que l’amour qui nous unissait à nos voisins était en train de disparaître. » Cette jeune femme d’une trentaine d’années est issue d’un petit village proche de la frontière rwandaise, l’un des premiers qui a été exposé au conflit. Elle poursuit d’une voix monocorde : « un jour, mes deux oncles sont partis à la messe et n’en sont pas revenus. On m’a rapporté la tête de l’un d’entre eux. Plus tard, on a tiré sur ma mère. Elle a succombé à ses blessures ». Son village était alors en lutte avec le M23 et les habitants identifiés comme Tutsis étaient accusés de collaborer avec l’envahisseur.

Providence accuse les Maï-Maï d’avoir instauré un climat de psychose. Elle critique aussi l’attentisme des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC). Lors de sa fuite vers Goma, elle s’est retrouvée avec d’autres Kivutiens qui, eux, quittaient la région par crainte du M23. « J’ai dû cheminer avec des tueurs », précise-t-elle avant de conclure : « si le conflit prend fin et que je peux retourner dans mon village, suis-je censée cohabiter avec ceux qui ont assassiné ma mère ? »

Providence n’est pas la seule à évoquer le calvaire d’une fuite avec ses bourreaux. « avant Goma, je me suis arrêtée dans cinq villages, témoigne Lucie. À chaque fois, je me suis sentie menacée par des déplacés hostiles aux Tutsis. » Cette jeune femme enceinte et ses deux enfants se sentent plus en sécurité depuis qu’ils sont à Goma. Du moins dans l’enceinte du camp : « lorsque nous allons sur les marchés, les gens nous attrapent, et nous disent que nous sommes des rebelles. Pourtant, nous sommes des déplacés comme eux ! je n’ai pas demandé à Dieu de naître dans cette tribu, ou avec cette morphologie », ajoute-t-elle en référence aux préjugés racistes dont sont l’objet les Tutsis – qui seraient, notamment, grands et minces, au nez fin et à la peau claire.

L’invasion du M23 comme catalyseur

Les déplacés tutsis soulignent l’ampleur des persécutions, mais les causes et les protagonistes mis en avant divergent des discours officiels. Plus que toute autre, la milice Nyatura, est pointée du doigt . « Les Nyatura ont toujours été hostiles à notre égard », rapporte Marie, rescapée de la ville de Kishanga, dans le Massisi. À la faveur du conflit, les Nyatura – aidés, selon elle, par les FARDC – ont pris un ascendant dans sa région et multiplié les brimades anti-tutsis. « Nous avons été confrontés à des discriminations sévères, mais la municipalité nous a protégés autant qu’elle le pouvait ».

Même dans les zones contrôlées par les Nyatura, et même lorsque ceux-ci bénéficient de la bienveillance des FARDC, il se trouve des autorités – municipales, religieuses, coutumières – qui peuvent en limiter les abus. « À l’approche du M23, les Nyatura se sont faits de plus en plus menaçants. Ils venaient nous voir sur les marchés et nous disaient : “on va vous couper vos nez” », témoigne une autre déplacée du Massissi. « Ils nous ont volé nos vaches. Ils ont torturé mon mari. Mais nous avons échappé à la mort grâce à l’intervention des chefs coutumiers, hutus. »

Cette pluralité institutionnelle rend hasardeuse l’assimilation du Kivu contemporain au Rwanda de 1994, où tout un État s’était mis au service d’un projet d’extermination. « Au Congo, il y a 450 communautés ethniques, tempère Onesphore Sematumba, analyste spécialiste des Grands lacs à l’International Crisis Group, il est donc difficile de parler des Tutsis comme d’une “minorité”. Contrairement à la situation rwandaise, où deux ethnies se sont fait face en vase clos. Cette fragmentation, facteur de dédramatisation des questions ethniques, est une réalité que l’on peut opposer au discours “minoritariste” de Kigali. »

Deux responsables du « camp tutsi » © Vincent Ortiz

Surtout, le chercheur souligne le rôle central de la progression du M23 dans l’accroissement des discriminations : « On a justifié cette guerre au nom de la protection des Tutsis. Mais plus le M23 progresse, plus la communauté tutsi – à qui il est reproché d’être un soutien du groupe – se trouve exposée. C’est tout l’effet pervers de ce conflit. En temps de paix, les Tutsis n’étaient pas persécutés. Ils priaient dans les mêmes églises et se déplaçaient dans les mêmes marchés que les autres. »

Une analyse qui s’accorde avec plusieurs rapports du Groupe d’experts du Conseil de sécurité de l’ONU, et résonne avec de nombreux témoignages récoltés à Acogenoki1. « Avant la guerre, il n’y avait pas de tribalisme », rapporte Marie. « Le M23 ne nous représente pas et ne sert pas la cause des Tutsis », poursuit-elle. Lucie, elle, fait état de « discriminations » antérieures aux assauts du groupe mais précise que « c’est lorsque la guerre a éclaté qu’elles se sont faites sentir au point que l’on a dû fuir ».

« Des Congolais comme les autres » ?

« Depuis un an que nous vivons à Goma, pas une seule personne n’a été lapidée ou séquestrée », rapporte Alice Maombi, la cheffe du camp « tutsi ». « La municipalité de Goma a compris qu’il serait dangereux de nous mêler aux autres rescapés, c’est pourquoi elle nous a fourni cet espace protégé ». Ils sont unanimes à louer les efforts des autorités pour les mettre à l’abri des vexations potentielles.

Alice Maombi © Vincent Ortiz

Du côté des combattants qui acceptent de nous rencontrer, les questions relatives aux discriminations sont balayées d’un revers de main. « Les Tutsis congolais sont des citoyens comme les autres. Ce n’est pas une question ethnique. », affirme Aaron, ancien membre de l’APCLS. Comme d’autres, pour illustrer son propos, il énumère spontanément les dirigeants tutsis de premier plan impliqués dans la lutte contre le M23 : « Le général Obed Rwibasira, le général Innocent Kabundi ou le colonel Innocent Gahizi sont tutsis et ils ont la pleine confiance des autorités et de la population », poursuit-il avant d’ajouter que « le M23 est un mouvement étranger ».

Aux yeux du Groupe d’experts du Conseil de sécurité de l’ONU, « la manipulation du discours de génocide par le M23 et les autorités rwandaises a considérablement augmenté le risque d’attaques contre des civils ».

Aaron explique être originaire d’un village du Rutshuru, dans l’est du Nord-Kivu, « martyrisé par l’armée rwandaise en 1996 »2. Il dit avoir rejoint l’APCLS pour « combattre le Rwanda », mais que ce groupe était « une bande de pilleurs qui ne valait pas mieux qu’une autre ». Il a dû s’acquitter de quelques centaines de dollars pour en partir. Il prête au chef d’État rwandais Paul Kagame un grand dessein de reconfiguration des Grands lacs sur des bases ethniques. Selon lui, ce projet serait à l’œuvre depuis les années 1980 – à l’époque où il dirigeait le Front patriotique rwandais (FPR) en exil, depuis l’Ouganda voisin3.

Après avoir siroté deux bières, Aaron finit par confesser son scepticisme quant au patriotisme d’une partie des Tutsis congolais, suspects de constituer une cinquième colonne rwandaise. Une ambivalence que l’on retrouve dans d’autres entretiens dans lesquels les officiers tutsis mis en avant pour souligner la volonté d’intégration des autorités sont ensuite désignés comme autant de menaces potentielles au sein de l’État congolais.

Cette crainte est renforcée par la loyauté douteuse d’anciens rebelles soutenus par le Rwanda et l’Ouganda – pas nécessairement tutsis – reconvertis dans la politique congolaise, à l’instar d’Antipas Mbusa. Ce membre fondateur du RCD en 1998 (groupe politico-militaire armé par Kigali et Kampala) avait déposé les armes pour accepter d’entrer au gouvernement de Joseph Kabila. Marginalisé en 2012, on devait le retrouver parmi les soutiens précoces du M234. Après avoir cherché le soutien de l’Ouganda pour renverser Kabila, il est revenu en grâce avec l’élection de Félix Tshisekedi qui l’a nommé ministre de l’Intégration régionale. De même, les défections récentes de responsables congolais vers des coalitions pro-M23 aiguisent les paranoïas, comme celle de Corneille Nangaa, ex-président de la Commission électorale nationale indépendante et leader de l’Alliance fleuve Congo [Plateforme politico-militaire créée en 2023 au Kenya NDLR].

Le camp Acogenoki © Vincent Ortiz

L’attitude de certains représentants officiels de la communauté tutsie est également mise en cause. « Je ne comprends pas pourquoi ils ne sont pas plus clairs quant à leur rapport au M23 », nous confie un jeune militant du mouvement démocratique et souverainiste « Lucha ». Ce chercheur du Nord-Kivu, qui arbore un T-Shirt où l’on peut lire, en lettres rouges, Rwanda is killing, préfère parler sous couvert d’anonymat.

« Ces dernières années, la figure du “Tutsi patriote” a notamment été incarnée par Muheto Muhizi Umunyemera, qui dénonce avec force l’invasion du pays par le M23. Mais, d’un autre côté, Vincent Tengera, président de la jeunesse tutsie au Nord-Kivu, a publié une lettre ouverte pour se désolidariser de l’engagement de Muheto. Pourquoi l’a-t-il fait ? Cette posture maladroite et ambivalente favorise un amalgame qu’il faut éviter ». [Vincent Tengera est président des jeunes de l’association Isoko au Nord-Kivu, officiellement reconnue comme porte-parole des Tutsis mais critiquée pour son manque de représentativité NDLR].

« Génocide imminent » et guerre informationnelle

Quid des FDLR ? « Les FDLR sont à présent intégrées dans les FARDC au point qu’elles sont presque devenues une seule et même entité », affirmait Paul Kagame à Jeune Afrique. Selon lui, à l’Est, l’armée congolaise aurait absorbé l’entité génocidaire dans ses rangs. Et elle participerait elle-même à ce « nettoyage ethnique ». Depuis la rupture de la bonne entente entre les deux capitales, cette thèse est ressassée par la diplomatie rwandaise et relayée par une influente nébuleuse para-étatique, comme le montre un récent rapport de trois chercheurs de l’Université de Clemson. Ce travail documente des opérations d’influence coordonnée sur le réseau social X (anciennement twitter) menées par des centaines de comptes recourant notamment à ChatGPT5. L’une d’entre elle visait à générer de multiples messages intégrant les hashtags #EthnicCleansingInDRC (« Nettoyage ethnique en RDC ») et #DLFRFatshi (« Fatschi FDLR » [diminutif du président Félix-Antoine Tshisekedi NDLR].

© Capture d’écran du rapport « Old Despots, New Tricks »

Qu’en est-il réellement des liens entre les forces armées congolaises et les FDLR ? Il est certain que plusieurs unités ont été intégrées dans les FARDC, ainsi que le documentent des rapports onusiens. Mais leurs effectifs réduits – autour d’un millier en 2023 selon la la Mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation en république démocratique du Congo (Monusco) – les rendent peu aptes à faire infuser une idéologie anti-tutsis dans l’armée congolaise. « Kinshasa fait feu de tout bois », analyse Onesphore Setumba. « Face à l’avancée spectaculaire du M23, de nombreuses forces ont été mobilisées : des mercenaires roumains, l’armée burundaise, la Monusco, ainsi que des groupes armés à connotation ethnique. L’intégration des FDLR doit être comprise comme une réponse à la déferlante du M23, bien davantage que comme un gage donné aux forces anti-tutsis ».

Le spectre d’un génocide est-il instrumentalisé par Kigali pour légitimer son ingérence et prévenir toute critique sur sa politique6 ? Aux yeux du Groupe d’experts du Conseil de sécurité de l’ONU (juin 2023), cette accusation ne fait qu’accroître l’hostilité à l’égard des Tutsis : « la manipulation du discours de génocide par le M23 et les autorités rwandaises a considérablement augmenté le risque d’attaques contre des civils ». L’accusation de « génocide imminent », ajoute-t-il, a « créé un terrain dangereusement fertile pour l’incitation à la peur, les discours haineux et les représailles violentes ». Cette instrumentalisation mémorielle génère les mêmes craintes chez Onesphore Setumba : « On a vu, dans la région, se dérouler un génocide. Le gouvernement rwandais sait bien, et mieux que quiconque, qu’il est dangereux de galvauder un terme si chargé ».

Notes :

1 Dans le rapport datant de juin 2023, on peut lire : « les membres de la population tutsie interrogés par le Groupe d’experts ont confirmé que les actes de violence avaient coïncidé avec la résurgence du M23 ». Un lien de causalité opposé à celui qui a conduit au génocide des Tutsis au Rwanda – où les persécutions préexistent à la guerre civile.

2 En 1996, l’opposant congolais Laurent-Désiré Kabila, formé et soutenu par l’armée rwandaise, envahit le Zaïre dirigé par Mobutu Sese Seko, renommé République démocratique du Congo suite à sa victoire. Les massacres commis par l’armée rwandaise, documentés par de nombreux rapports onusiens, ont laissé un souvenir traumatique dans la région.

3 Relecture conspirationniste de l’histoire des conflits des Grands lacs, maintes fois démentie. Le projet d’annexion du Kivu par le Rwanda, évident suite à l’invasion de la région par le FPR, ne la précède pas.

4 Voir Jason Stearns, The War that doesn’t say its name – The Unending Conflict in the Congo, Princeton University Press, 2022, p. 59.

5 Morgan Wack, Darren Linvill, Patrick Warren, « Old Despots, New Tricks – An AI-Empowered Pro-Kagame/RPF Coordinated Influence Network on X », Media Forensic Hub, Université de Clemson, juin 2024. Outre défendre la thèse d’un « génocide » au Kivu, les opérations ciblaient également la coopération militaire entre la RDC et le Burundi, qui appuie depuis peu les FARDC dans la région.

6 On trouvera dans le livre de Jason Stearns (op. cit.) une analyse des ressorts du complexe militaro-industriel rwandais. P. 83, un diplomate rwandais confesse : « Le Congo est ce qui donne une raison d’être à ces agences de sécurité ».


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Rwanda : comment parler des crimes commis par le FPR ?

À gauche : Juvénal Habyarimana, ancien président du Rwanda (1973-1994). À droite Paul Kagame, chef du Front patriotique rwandais et président du Rwanda (2000-). © Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 a fait l’actualité en France en 2021, en raison de la publication du rapport Duclert établissant les « responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans ces faits. Pourtant, peu de Français savent que le Front patriotique rwandais de Paul Kagame a commis des crimes de masse contre des civils pendant la guerre civile rwandaise (1990-1994) et la première guerre du Congo (1996-1997), et que son régime autoritaire pratique l’assassinat politique. LVSL publie à ce sujet un texte du politologue américain Scott Straus, tiré de l’ouvrage collectif Violences extrêmes. Enquêter, secourir, juger. République démocratique du Congo, Rwanda, Syrie [1]. Scott Straus est professeur de sciences politiques à l’université de Wisconsin-Madison et auteur notamment de The Order of Genocide: Race, Power, and War in Rwanda et de Making and Unmaking Nations. War, Leadership, and Genocide in Modern Africa, (University Press, 2006 et 2018). Son texte est précédé d’une introduction de Tangi Bihan, directeur du pôle Afrique du Vent Se Lève.

Introduction, par Tangi Bihan

L’histoire de l’Afrique des Grands Lacs continue de brûler les mains de ceux qui la touchent. Et pour cause, elle est une immense tragédie : la série de conflits qui a frappé cette région fut la plus meurtrière depuis la Seconde Guerre mondiale. De nombreux livres continuent à être publiés sur ce sujet loin d’être épuisé. Les « cadavres noirs », comme les appelle l’historien Gérard Prunier, ne doivent plus laisser le monde indifférent. D’autant que les braises de ce conflit sont encore incandescentes, et notamment dans la région congolaise du Kivu.

Pour commencer, il importe d’opérer un rapide retour historique. Au Rwanda, les colonisateurs allemand puis belge mettent en place une « administration indirecte » en se fondant sur des théories racistes. Ils cooptent l’élite Tutsie, qui dirigeait le royaume précolonial, pour gouverner un pays peuplé majoritairement de Hutus. Du même coup, ils accentuent puissamment et durablement le clivage ethnique. En 1959, peu avant l’indépendance de 1962, des leaders Hutus mènent la « Toussaint rwandaise », une révolution évinçant les Tutsis de la sphère du pouvoir et provoquant l’exil plusieurs centaines de milliers d’entre eux dans les pays voisins, notamment l’Ouganda. Cet épisode est suivi d’autres pogroms, notamment en 1963, à la suite d’une tentative d’invasion menée par un groupe armé de Tutsis de l’extérieur. En 1973, le général Juvénal Habyarimana prend le pouvoir par la force et obtient rapidement la protection de la France. Ce régime poursuivra la propagande ethnique de son prédécesseur, maintiendra la mention de l’ethnie sur les papiers d’identité et instaurera un quota discriminatoire plafonnant à 9 % – leur proportion supposée dans la population rwandaise – les Tutsis dans les écoles et les emplois.

En 1990, le Front patriotique rwandais (FPR) – créé quelques années plus tôt par des Rwandais tutsis réfugiés à l’extérieur et dirigé par Paul Kagame – lance, depuis l’Ouganda, une offensive contre le régime d’Habyarimana : c’est le début de la guerre civile, que les accords d’Arusha de 1993 ne parviendront pas à stopper. Le 6 avril 1994, l’avion transportant Habyarimana est abattu, point de départ du génocide des Tutsis. En trois mois, 800 000 Tutsis sont systématiquement massacrés, jusqu’à la victoire et la prise de pouvoir du FPR.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Si le FPR, avec Kagame comme chef d’État à partir de 2000, a spectaculairement reconstruit le pays, il est lui aussi à l’origine de crimes de masse, au Rwanda et en République démocratique du Congo (RDC). Mais, encore aujourd’hui, ces crimes peinent à être reconnus, pour une raison principale : la « communauté internationale » ne s’est pas donné les moyens d’empêcher le génocide des Tutsis, entravant tout discours critique envers le régime du FPR. En effet, ce dernier, pour légitimer son pouvoir, s’appuie sur le mérite qu’il a d’avoir stoppé le génocide.

En tant que journaliste ou chercheur, il est nécessaire de savoir « tenir les deux bouts » : admettre clairement que les Forces armées rwandaises et leurs milices ont commis un génocide contre les Tutsis ; et admettre clairement que le régime du FPR est à l’origine de crimes de masse, que ce soit contre les populations hutues durant la guerre civile et, après la guerre civile, en RDC, contre des réfugiés hutus et des Congolais, au cours de deux guerres qui ont fait entre 3 et 5 millions de morts directs et indirects. Admettre que le FPR a commis des crimes de masse ne revient pas à dire qu’il a commis un « second génocide », non plus que l’on « nie » le génocide des Tutsis, accusations souvent portées par Kagame. Dire cela, c’est simplement dire la totalité des faits.

Deux livres parus récemment en français sont une nouvelle preuve de cette difficulté à évoquer la totalité des faits. Ils ont été écrits par deux journalistes, la canadienne Judi Rever et le français Patrick de Saint Exupéry. La première a publié L’éloge du sang (Max Milo, 2020), traduction de In Praise of Blood (Random House Canada, 2018). Passons sur la médiocrité de l’ouvrage : l’auteure se pose en cavalière d’une prétendue réalité cachée, expose ses problèmes familiaux et, surtout, elle ne recoupe pas les témoignages qu’elle présente et prétend faire des révélations avec quelques documents prétendument « secrets » du Tribunal pénal international sur le Rwanda, alors que cette institution en a produit des dizaines de milliers… Pire, l’auteure affirme que le FPR a infiltré les milices interahamwe pour participer au génocide des Tutsis. Autrement dit, Kagame aurait contribué à l’extermination des Tutsis, afin de légitimer sa prise de pouvoir ; et qu’ensuite il aurait commis un second génocide contre les Hutus. Un récit délirant, empreint de complotisme, et rejeté par la communauté des historiens.

Le cas de Patrick de Saint Exupéry est plus complexe. Il a assisté aux premières loges au génocide des Tutsis en tant qu’envoyé spécial pour Le Figaro. Il fut l’un des premiers à documenter avec précision le rôle de la France dans le génocide, ce qui aboutira à la publication de L’inavouable : La France au Rwanda (Les Arènes, 2004). Mais, c’est son dernier livre, La Traversée. Une odyssée au cœur de l’Afrique (Les Arènes, 2021), qui étonne. L’auteur y remet en cause les conclusions du rapport Mapping, fruit d’un travail mené par une vingtaine de professeurs et d’enquêteurs pendant douze mois sous l’égide du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. Ce rapport documente plusieurs centaines de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis au Congo entre 1993 et 2003. Pour prétendre contester un tel rapport, il faut s’en donner les moyens ! Traverser le Congo – en prenant soin, au passage, de mettre en scène cette « prouesse » – et interroger au hasard quelques habitants sur des faits qui sont se déroulés il y a environ vingt ans, ne suffit pas. Dès lors, le lecteur est forcé de se demander : pour quelles raisons l’auteur cherche-t-il à minimiser les crimes commis au Congo ? Par peur que le génocide des Tutsis soit relativisé ? Pour écarter définitivement la théorie du « double génocide » ? Deux nobles combats. Pour redorer l’image du dictateur Kagame ? Combat moins noble…

Dès lors, l’exposition complète, précise et mesurée des faits est précieuse. Car, avant de proposer une qualification des crimes du FPR, il importe de s’accorder sur les faits. C’est tout le mérite qu’a Scott Straus dans le texte que nous publions.

Rwanda : comment parler des crimes commis par le FPR ?

Ma réflexion portera sur l’histoire des violences durant les années 1990 au Rwanda. Elle traitera du génocide contre les Tutsis commis en 1994 mais aussi des autres cas de violences de masse. Il s’agit d’une question sensible, c’est pourquoi je souhaite clarifier ma position le plus explicitement possible. Je ne suis pas rwandais, mais le Rwanda me tient profondément à cœur. En outre, j’estime que les étrangers doivent prendre la responsabilité de parler de ce qui s’y est passé. Depuis le génocide, des hommes politiques, des chercheurs (dont je suis), des juristes et des professionnels de la mémorialisation ont travaillé à constituer un champ de narrations qui mettent en lumière les crimes du génocide tandis que les autres crimes de masse restaient dans l’ombre. C’est là le sujet de ce travail. J’envisage de mettre en question ce champ de narrations que les étrangers ont contribué à produire. En effet, je prends la responsabilité de parler haut et fort de ces crimes de masse qui sont ignorés des commémorations publiques et des tribunaux au Rwanda. De nombreux Rwandais m’ont fait part de leur expérience de victime et de celle de leurs familles. Attirer l’attention sur ces autres crimes est risqué pour des Rwandais vivant dans leur pays, c’est pourquoi je pense que nous autres, étrangers, nous devons transmettre à l’extérieur ce qu’ils nous ont confié.

Les conditions de l’invisibilité des crimes de masse

Le génocide fut un moment de violence extraordinairement dévastateur. Ce fut un moment d’horreurs sans précédent dans la deuxième moitié du XXe siècle. Sur le plan international, personne ne tenta d’intervenir pour les stopper. Il y eut entre 500 000 et 800 000 victimes civiles d’avril à juillet 1994. Durant cette période, les cibles de la violence furent les Tutsis. Violence dirigée et organisée par l’État, elle fut systématique et avait pour objectif la destruction d’un groupe humain. Je n’ai donc aucune réserve pour la qualifier de « génocide ». Cependant le génocide et les crimes contre les opposants au gouvernement génocidaire ne furent pas les seules formes de violence de masse subies par les Rwandais durant les années 1990. Il y eut simultanément celles commises à l’intérieur du Rwanda pour prendre le contrôle du territoire et celles perpétrées au Zaïre (devenu la République démocratique du Congo en 1997).

Or, en 2019, la vingt-cinquième commémoration du génocide nous a rappelé avec acuité à quel point ces autres crimes de masse étaient rendus invisibles. En effet, les multiples cérémonies de commémoration peuvent être considérées comme autant de tentatives pour définir un cadrage de l’histoire des violences dans la région des Grands Lacs, un cadrage partial qui concentre l’attention sur les actes criminels du génocide contre les Tutsis. Comment expliquer un tel déséquilibre mémoriel ? Une raison évidente est que le gouvernement post-génocide y trouve un intérêt politique, c’est pourquoi il a façonné le processus judiciaire et les conditions du savoir académique sur l’histoire de la violence. De fait, seuls les crimes de génocide ont fait l’objet d’un nombre considérable de procédures judiciaires, mais rien de tel, ni au Rwanda, ni sur le plan international, pour les autres crimes de masse. Ainsi est-il pratiquement impossible d’être autorisé à enquêter sur les violences contre les Hutus. En outre, il peut même être dangereux d’enquêter au Rwanda sur ces autres crimes. Ces formes de violences qui ne sont pas des génocides, avec une éventuelle exception évoquée plus bas, sont donc peu documentées et ceux qui leur ont survécu n’ont droit à aucune reconnaissance dans l’espace public.

Cependant, cette situation n’est pas seulement liée à l’intérêt politique. Je fais l’hypothèse qu’il faut aussi tenir compte du concept même de génocide. En tant que « crime des crimes », le génocide a un statut particulier, exceptionnel, il fascine. De plus, appeler à faire des recherches sur d’autres crimes entraîne le risque de se voir accusé d’affirmer une équivalence entre crimes, de minimiser le génocide, voire même de le nier [2]. Il en résulte un défi pour les chercheurs et les observateurs : comment rendre compte de la spécificité du génocide et, en même temps, identifier d’autres formes de violences de masse ?

Certains, pour attirer l’attention sur ces autres crimes de masse, ont affirmé qu’un deuxième génocide avait été perpétré au Rwanda en 1994, un génocide contre les Hutus commis par le Front patriotique rwandais (FPR). Cette approche a été revendiquée par des opposants politiques au FPR, particulièrement par des figures politiques vivant en exil. Récemment la journaliste Judi Rever, dans le livre L’éloge du sang, a réactivé cette thèse en adoptant un langage sensationnaliste et conspirationniste. Ainsi évoque-t-elle une « conspiration du silence » et se déclare-t-elle menacée hors des frontières rwandaises par des agents du FPR. Relançant la thèse dite du « double génocide », elle cherche à capter la fascination qu’exerce le label génocide. Il reste que, pour ma part, je n’approuve pas l’usage du label « double génocide » et que, en vérité, les enquêtes empiriques conduites au Rwanda ne soutient pas la rhétorique de Judi Rever. Je réaffirme donc que mon objectif, par rapport aux controverses passionnées, est de trouver une voie évitant le conspirationnisme et le sensationnalisme ; je préconise une recherche qui affirme la spécificité du génocide commis contre la population tutsie et respecte les souffrances qu’elle endure ; mais la recherche doit produire une histoire complète incluant les autres violences de masse commises au Rwanda.

Les violences contre les Hutus

L’histoire de la violence au Rwanda gagnerait à être replacée dans une perspective régionale. Ainsi les travaux de René Lemarchand, notamment son livre The Dynamics of Violence in Central Africa, retracent-ils une histoire de la violence dans la région qui comprend entre autres la succession des atrocités au Burundi, en 1972, 1988, 1993 et après. En 1972, ce fut le pire épisode : la minorité tutsie au pouvoir organisa le massacre de quelque 200 000 civils hutus qui avaient été scolarisés et commit ce que l’auteur appela un « génocide sélectif ». Par ailleurs, la violence qui débuta en République démocratique du Congo durant les années 1960 puis s’aggrava au début des années 1990 et 2000 fit des millions de morts. Les deux guerres de 1996-1997 et de 1998-2004 provoquèrent un nombre de morts évalué à plusieurs millions de civils, la plupart à cause de la disparition de l’État et des services publics dans l’Est du Congo. En Ouganda également, la violence culmina sous Milton Obote au début des années 1980 et, avant lui, sous Idi Amin Dada. Rapporté à ce contexte régional des Grands Lacs, le génocide perpétré au Rwanda n’est pas l’unique épisode de l’extraordinaire violence de masse qui bouleverse cette région depuis des décennies, et le rappeler ne revient pas à dénier sa particularité.

Première période : 1990-1995

Cette période de violence comprend trois moments différents : durant la guerre civile avant l’assassinat du Président Habyarimana (1990-début 1994), pendant le génocide (avril à juillet 1994), puis après le génocide quand le FPR continuait de combattre pour consolider son pouvoir (août 1994-mi-1995).

Le FPR attaqua des civils au Rwanda durant les trois ans et demi de la guerre civile (1990-1994), principalement dans les préfectures du Nord. Environ un million d’habitants fuirent la région en 1993. Leur exode n’était pas seulement lié à la guerre. En effet, des rapports émanant d’ONG des droits humains, ainsi que des déserteurs de l’armée du FPR, ont accusé très tôt ce dernier de mener délibérément des attaques contre les populations civiles dans le but de dépeupler une région considérée comme hostile. Cependant, la documentation concernant les atteintes aux droits humains est restreinte [3]. Dans le rapport Aucun témoin ne doit survivre, Alison Des Forges cite Human Rights Watch et la Fédération internationale des droits de l’homme, qui ont estimé que plusieurs centaines de civils avaient été tués durant l’attaque de la ville de Ruhengeri au nord. Mais sur le nombre des morts ainsi que sur l’extension géographique des violences, la documentation reste pauvre.

Entre avril et juillet 1994, des civils hutus furent massacrés durant la guerre menée par le FPR contre le gouvernement intérimaire. Ces violences sont mieux documentées que celles perpétrées avant 1994. Selon A. Des Forges, le FPR aurait tué des milliers de civils pendant les combats mais aussi pendant qu’il prenait le contrôle d’une région. A. Des Forges, s’appuyant sur des témoins oculaires, décrit trois modalités principales des violences : quand le FPR tue des civils mêlés aux miliciens, quand il convoque des gens à des meetings et les massacre, quand il procède à des exécutions sommaires de personnalités officielles, de prêtres, d’intellectuels et d’individus suspectés d’avoir participé au génocide. Il existe d’autres documents publiés par des ONG et des chercheurs qui relatent ces mêmes modalités. Dans son rapport daté de 1994, Amnesty International décrit des exécutions sommaires, des meurtres de vengeance et des massacres commis durant des meetings. Ainsi A. Des Forges se réfère-t-elle au « rapport Gersony » dont les conclusions confirmaient les siennes [4]. L’armée du FPR avait bien commis des massacres systématiques de civils entre avril et août 1994, et Robert Gersony estimait entre 25 000 et 40 000 le nombre des victimes. Un résumé de ce rapport, disponible sur Internet, concorde avec les éléments rapportés par A. Des Forges. Dans son récent livre Rwanda: From Genocide to Precarious Peace, l’universitaire Susan Thomson cite un membre de l’enquête Gersony : « Ce que nous avons vu était une opération militaire bien organisée, avec commandement et contrôle militaire, et des massacres de masse commis au cours de campagnes de type militaire ». Le FPR est aussi mis en cause dans des massacres qui ont eu lieu après août 1994 et en 1995. Le plus connu fut perpétré à Kibeho en avril 1995 dans un camp de déplacés et fit plusieurs milliers de morts.

Finalement, des preuves crédibles permettent d’affirmer que le FPR a été l’auteur de violences systématiques durant cette période 1990-1995 contre des civils hutus, pendant la guerre qui a précédé le génocide, puis pendant et après le génocide.

Peut-on qualifier cette violence contre les Hutus de génocide ? Bien que, faute d’études, nous ayons beaucoup à apprendre sur la logique des violences commises par le FPR, à nouveau je n’affirme pas que cette violence constitue un génocide. En termes de sciences sociales, je subsumerai ces tueries sous la catégorie « violence de masse » : une violence de grande échelle, répétée, et visant systématiquement un groupe de civils (les Hutus rwandais), tandis que la caractéristique du génocide (à mon sens) réside dans la volonté de détruire un groupe spécifique. Or, durant cette période, au Rwanda, je n’ai pas constaté la volonté de détruire la population hutue rwandaise mais celle de recourir à des violences massives pour contrôler cette population et la punir. En termes légaux, ces dernières constituent des crimes contre l’humanité. Quoi qu’il en soit – et bien sûr de nouvelles preuves peuvent suggérer des conclusions différentes –, des milliers de Hutus furent tués et ceci doit être reconnu, pris en compte et mémorisé.

Deuxième période : 1996-1997, violences au Zaïre

Une autre forme de violence de masse est celle dont sont responsables le FPR et ses alliés durant l’invasion du Zaïre, engagée en octobre 1996. En furent victimes des Congolais, y compris des Tutsis congolais, mais je mettrai l’accent sur le sort des Rwandais.

Après avoir violemment pris le contrôle de l’ensemble des camps de réfugiés situés à l’est du Zaïre, les forces militaires rwandaises contraignirent au retour vers le Rwanda une masse importante de ces réfugiés. L’estimation généralement admise de ces retours varie entre 500 000 et 700 000 personnes durant les mois de novembre et décembre 1996. D’autres réfugiés prirent la fuite vers l’ouest, c’est-à-dire vers l’intérieur du Zaïre. Parmi les fuyards se trouvaient des éléments de l’ancienne armée rwandaise (ou Forces armées rwandaises, les ex-FAR) ainsi que des interahamwe [5] et d’autres Rwandais impliqués dans le génocide de 1994. Tous ces fuyards furent poursuivis par l’Armée patriotique rwandaise et ses alliés congolais ; ils furent massacrés en grand nombre.

L’importance de ces massacres n’a pas été précisément mesurée mais une estimation raisonnable retient le nombre de dizaines et peut-être de centaines de milliers de victimes.

Jason Stearns, dans Dancing in the Glory of Monters: The Collapse of the Congo and the Great War of Africa, discute le problème des estimations. Il conclut que « des dizaines de milliers de réfugiés furent tués tandis que probablement les plus nombreux sont morts de maladie et de famine alors qu’ils étaient forcés de fuir vers l’ouest dans des forêts absolument inhospitalières ». De son côté, Kisangani Emizet, fait une estimation de 230 000 tués [6]. Pour sa part, Filip Reyntjens cite une estimation de 200 000 tués [7]. Plusieurs comptes rendus relatent des massacres répétés et systématiques. Un rapport du projet Mapping effectué par les Nations unies, visant à recenser les massacres, documente ces violences. Des témoignages ont été publiés, par exemple celui de Marie-Béatrice Umutesi dans Fuir ou mourir au Zaïre. Le vécu d’une réfugiée rwandaise. Dans sa version finale, le rapport Mapping évoque la possibilité qu’un génocide ait été commis en RDC :

« Plusieurs incidents répertoriés dans ce rapport, s’ils sont enquêtés et prouvés devant un tribunal compétent, révèlent des circonstances et des faits à partir desquels un tribunal pourrait tirer des inférences de l’intention de détruire en partie le groupe ethnique hutu en RDC, s’ils sont établis hors de tout doute raisonnable. L’ampleur des crimes et le nombre important de victimes, probablement plusieurs dizaines de milliers, toutes nationalités confondues, sont démontrés par les nombreux incidents répertoriés dans le rapport (104 incidents). L’usage extensif d’armes blanches (principalement des marteaux) et l’apparente nature systématique des massacres de survivants après la prise des camps pourrait indiquer que les nombreux décès ne sont pas imputables aux aléas de la guerre ou assimilables à des dommages collatéraux. Parmi les victimes, il y avait une majorité d’enfants, de femmes, de personnes âgées et de malades, souvent sous-alimentés, qui ne posaient aucun risque pour les forces attaquantes. De nombreuses atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ont été également commises, avec un nombre très élevé de Hutus blessés par balle, violés, brûlés ou battus. Si elle est prouvée, la nature des attaques contre les Hutus, qui ont été répertoriées, apparaît comme systématique, méthodique et préméditée […]. Ainsi les attaques qui apparaissent systématiques et généralisées telles que décrites dans le présent rapport révèlent plusieurs éléments accablants qui, s’ils sont prouvés devant un tribunal compétent, pourraient être qualifiés de crimes de génocide. »

Cependant, le rapport livre des contre-arguments à la qualification de génocide ; il avance des preuves que l’« intention de détruire » la population hutue parce que hutue n’était pas radicale. Ainsi sont notées les importantes activités de rapatriement au Rwanda à partir de la RDC.

De mon point de vue, selon le rapport Mapping, en 1997, plusieurs épisodes de violence contre les Rwandais hutus pourraient être qualifiés de génocide. La logique de destruction d’un groupe est l’une des caractéristiques des génocides. De fait, cette logique de destruction exista, au Zaïre, il me semble, en 1997, après la phase de rapatriement. Durant la poursuite des réfugiés hutus à l’intérieur du Zaïre, la stratégie dominante de l’Armée patriotique rwandaise et de ses alliés fut une logique de massacre. Donc, après le rapatriement de 1996, soit durant plusieurs mois en 1997, il est pensable qu’au Zaïre, il s’agisse d’un cas de génocide.

Que la qualification de génocide soit appropriée ou non, un nombre très important de Rwandais furent tués en 1997. Cependant, aucun processus judiciaire n’a été initié et les violences contre des Rwandais au Zaïre demeurent exclues de toute commémoration officielle au Rwanda, du moins à ma connaissance.

La violence contre-insurrectionnelle au Rwanda en 1996 et 1998

Il y eut aussi, principalement en 1997 et 1998, les violences contre-insurrectionnelles que les forces gouvernementales ont commises dans le Nord-Ouest du Rwanda. En effet, à la suite du rapatriement des réfugiés rwandais, une insurrection contre l’État dirigé par le FPR prit de l’ampleur. La campagne contre-insurrectionnelle entraîna des disparitions, des meurtres, des déplacements de population et d’autres formes de violences et d’intimidation. Les insurgés tuèrent eux aussi des civils mais les forces gouvernementales ont été responsables de la plus grande partie des crimes.

Répression générale et assassinats politiques au Rwanda depuis 2000

Enfin, il faut considérer la violence généralisée et la répression que le FPR a instaurée depuis qu’il a pris le pouvoir. Cette violence a pour objectif principal l’intimidation de l’opposition. Des acteurs politiques, des personnalités de la société civile ont été assassinés ou ont disparu, tant au Rwanda qu’à l’extérieur du Rwanda. On ne peut en évaluer le nombre. Cependant, les grandes organisations de défense des droits humains, telles Amnesty International ou Human Rights Watch, ont publié des rapports sur le caractère autoritaire et répressif de l’État depuis les années 1995.

Pourquoi procéder à ces décomptes macabres ? Le point principal est que le génocide commis en 1994 contre les Tutsis par des autorités hutues ne fut pas l’unique épisode de violence systématique et à grande échelle dirigée contre des civils, ni en 1994 ni durant les années 1990. Mais il reste d’importantes lacunes dans les connaissances concernant ces épisodes. Les documents sont dispersés en grande partie faute de procès publics ou d’autres modes d’enquête ; quant à la recherche universitaire sur ce sujet, elle n’est pas abondante.

Cependant, nous en savons assez pour affirmer qu’il y eut une terrible violence de masse. Cette violence fut une expérience majeure pour ses victimes et leurs familles, une expérience qui devrait être reconnue et mémorialisée. Tout travail de recherche sur l’histoire de la violence au Rwanda est incomplet s’il s’en tient au seul génocide contre les Tutsis, comme c’est maintenant l’usage.

Les Rwandais savent, je l’ai expérimenté. Ils n’oublient pas. Si certains d’entre eux en rencontrent d’autres qui ont perdu des membres de leur famille en 1994, au milieu ou à la fin des années 1990, ils savent tous très bien ce qui s’est passé. Ils savent aussi que si le FPR a commis des crimes, ils ne peuvent en parler ouvertement dans leur pays. Mais nous, en tant qu’étrangers, nous devons prendre la responsabilité d’en parler, de dire de façon responsable et claire ce que tant de Rwandais craignent de dire. En parler de façon responsable et attentive signifie refuser tout discours sensationnaliste, tout discours conspirationniste, et ne pas recourir à un langage qui pourrait être utilisé par des négationnistes.

Notre tâche, je le crois, n’est pas de renverser ce que nous avons appris sur le génocide de 1994, mais plutôt d’y ajouter les autres expériences de violence afin d’écrire une histoire plus équilibrée et détaillée des violences de masse qui eurent lieu durant les années 1990.

Notes :

[1] LVSL publie une version légèrement remaniée d’un texte de Scott Straus initialement publié sous le titre « Écrire l’histoire des violences durant les années 1990 au Rwanda », tiré de l’ouvrage collectif : Violences extrêmes. Enquêter, secourir, juger. République démocratique du Congo, Rwanda, Syrie, Laëtitia Atlani-Duault, Jean-Hervé Bradol, Marc Le Pape et Claudine Vidal (dir.), Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2021. Le texte de Straus a été traduit de l’anglais par Marc Le Pape et Claudine Vidal. LVSL remercie l’auteur, les directeurs et l’éditeur de l’ouvrage de nous avoir autorisé à le publier.

[2] Ainsi les critiques de la politique étatique que j’ai émises ont-elles incité des officiels rwandais à me qualifier (ainsi que d’autres collègues) de chercheur étranger négationniste. Je ne nie pas, et je n’ai jamais nié qu’un génocide a été perpétré au Rwanda en 1994. Je rappelle que mon livre principal sur le génocide, The Order of Genocide: Race, Power and War in Rwanda, utilise le terme « génocide » dans le titre et que son objectif est de chercher à en expliquer les dynamiques de mobilisation et de perpétration.

[3] Les rapports concernant les droits de l’homme datant d’avant 1994 donnent quelques rares informations sur les crimes du FPR à cette époque. Cette rareté tient au fait que le FPR a interdit des zones d’enquête aux investigateurs. Voir par exemple le rapport publié en 1993 par la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme, « Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990 (7-21 janvier 1993) ».

[4] Robert Gersony, à la demande du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, mena une enquête au Rwanda (dans 41 communes sur 145) et à l’extérieur, dans les camps de réfugiés. Le but était de prévoir un retour rapide des réfugiés. Le rapport ne fut pas publié et demeura confidentiel. Cependant, A. Des Forges put en prendre connaissance.

[5] Interahamwe signifie « ceux qui travaillent ensemble ». C’était le nom donné à l’organisation des jeunesses du Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), parti unique jusqu’en 1991. Elle devint rapidement une milice organisée et entraînée qui pratiqua l’intimidation politique de façon de plus en plus violente. Durant le génocide, le terme désigna toutes les bandes qui participèrent au massacre des Tutsis.

[6] Kisangani Emizet, « The massacre of refugees in Congo: A case of UN peacekeeping failure and international law », Journal of Modern African Studies, vol. 38, n° 2, pp. 163-202, 2000.

[7] Filip Reyntjens, « Waging (Civil) war abroad: Rwanda and the DRC », dans S. Straus et L. Waldorf (dir.), Remaking Rwanda. State Building and Human Rights after Mass Violence, Madison [WI], University of Wisconsin Press, pp. 132-151, 2011.


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Rwanda : déstabiliser le Congo pour mieux le piller

À gauche : Paul Kagame, chef du Front patriotique rwandais et président du Rwanda (2000-). À droite : Laurent-Désiré Kabila, ancien président de la République démocratique du Congo (1997-2001). © Aymeric Chouquet.

Le Rwanda est souvent affiché comme un modèle de développement pour l’Afrique, mais sa face sombre est moins connue. Le régime de Paul Kagamé a mis fin au génocide des Tutsis en vainquant le gouvernement rwandais et les extrémistes hutus durant la guerre civile de 1994. Deux ans plus tard, l’armée de Paul Kagamé envahit l’Est de la République démocratique du Congo (RDC) et y exporte le conflit. L’armée rwandaise, appuyée par ses supplétifs congolais, a commis des crimes de masse et a pillé les riches mines de la région, contribuant au décollage économique du Rwanda et à la déstabilisation, jusqu’aujourd’hui, des Kivus. Retour sur l’histoire des guerres du Congo par Bienvenu Matumo et Stewart Muhindo.

Lors de son dernier séjour à Paris en mai 2021, le président rwandais Paul Kagamé fut interrogé par France 24 sur les déclarations du docteur congolais et prix Nobel de la paix 2018 Denis Mukwege, auditionné à l’Assemblée nationale française quelques jours plus tôt. Le Dr Mukwege plaide pour une meilleure reconnaissance des crimes de masse commis en RDC et pour la création d’un tribunal pénal international visant à établir les responsabilités pénales de leurs auteurs.

Le Rwanda, un modèle ?

Devant les journalistes français, Paul Kagamé accuse le prix Nobel d’être « un outil des forces qu’on n’aperçoit pas » et affirme qu’« il n’y a pas eu de crimes » dans l’Est de la RDC. L’agacement affiché par le président rwandais montre à quel point la démarche de reconnaissance et de justice pour les victimes des crimes graves commis en RDC dérange dans son pays. L’élite politico-militaire rwandaise, et en premier lieu le chef de l’État, n’est pourtant pas étrangère aux désastres sécuritaires et économiques que connaît la région depuis 1996.

Le régime de Kagamé est régulièrement affiché par les médias internationaux comme un modèle pour l’Afrique en termes de développement, d’égalité femmes/hommes, d’innovation technologique ou de protection de l’environnement. Il symboliserait l’« afro-optimisme », cet espoir de développement pour le continent. Mais ces succès ne peuvent occulter la face sombre de ce régime : celui-ci tire pleinement profit de la déliquescence de l’État congolais et de l’état de guerre permanente qui frappe l’Est de la RDC depuis vingt-cinq ans.

La communauté internationale, se reprochant son inaction lors du génocide des Tutsis du Rwanda en 1994, a toujours traité Paul Kagamé avec beaucoup d’égards. Celui-ci en tire un soutien diplomatique et des financements internationaux, malgré l’exploitation illégale des richissimes mines du Kivu et les crimes que commettent ses troupes dans cette région, qui ne sont que rarement dénoncés dans la presse. Cette immunité politique et diplomatique ne doit pourtant pas l’exonérer de la responsabilité des crimes commis par ses forces. Elle est une entrave à la pacification de la région des Grands Lacs.

Le droit à la justice des millions de citoyens congolais et de réfugiés rwandais, déplacés et massacrés depuis 1996, peine à être reconnu. L’accès à ce droit devrait pourtant leur être facilité après la publication du rapport Duclert et du rapport Muse, reconnaissant le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda. Ces deux événements sont intimement liés : la guerre civile rwandaise et le génocide des Tutsis sont le point de départ des conflits qui frappent encore aujourd’hui l’Est de la RDC. Fermer les yeux sur ces pillages et ces crimes revient à consacrer l’impunité de leurs auteurs et accepter leur perpétuation. Seule la justice transitionnelle peut aboutir à la réconciliation et au retour de la paix dans la région.

Lire l’article de Frédéric Thomas « Rwanda 1994 : dernière défaite impériale de la France ? » et notre entretien avec François Graner « Rwanda : le rapport Duclert enterre-t-il le dossier ? »

1996, le conflit rwandais s’exporte en RDC

En 1994, la guerre civile rwandaise, le génocide des Tutsis et le déplacement des populations hutu rwandaises vers la RDC conduit à l’exportation du conflit vers le pays voisin. L’épicentre du conflit se déporte alors vers le Nord-Kivu et le Sud-Kivu voisins. Après le génocide et la victoire du Front patriotique rwandais (FPR) – parti politique constitué par les Tutsis réfugiés en Ouganda à la suite de plusieurs vagues de persécutions par le pouvoir hutu depuis 1959 –, plus d’un million de Hutus fuient vers l’Est de la RDC. Il s’agit de civils tous âges confondus qui craignent des représailles de la part du FPR ou de civils tutsis, mais aussi des cadres de l’organisation génocidaire : d’anciens militaires des Forces armées rwandaises (FAR), des gendarmes et des miliciens Interahamwe.

Incursions du FPR au Kivu durant la première guerre du Congo (1996-1997) © Keïsha Corantin

Ces différentes forces prennent rapidement le contrôle des camps de réfugiés situés à proximité des villes de Goma et de Bukavu pour se réorganiser dans le but de ré-envahir le Rwanda, renverser le FPR et « finir le travail », c’est-à-dire exterminer les survivants Tutsis. Profitant de la déliquescence de l’État congolais et de l’isolement diplomatique du président Mobutu Sese Seko, lâché par les États-Unis, les autorités rwandaises décident, en novembre 1996, d’envahir l’Est de la RDC pour neutraliser les anciens militaires rwandais et les miliciens Interahamwe. C’est le début de la première guerre du Congo.

La première guerre du Congo fut menée pendant six mois par l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) dirigée par Laurent-Désiré Kabila, opposant historique à Mobutu. L’AFDL est largement soutenue par le FPR – lequel a demandé à plusieurs reprises, en vain, au gouvernement congolais de renvoyer les réfugiés rwandais au pays pour juger les criminels –, mais aussi par le Burundi et l’Ouganda, chacun ayant ses propres intérêts sécuritaires et économiques. Ces opérations, visant à neutraliser les extrémistes hutus, aboutissent à des massacres de Rwandais, Congolais et Burundais innocents, soupçonnés, sur la simple base de leur appartenance ethnique, de soutenir les extrémistes. Non contente de rapatrier de force au Rwanda plusieurs centaines de milliers de Rwandais hutus et de pourchasser les fuyards jusqu’au cœur de la forêt congolaise, la coalition composée par l’AFDL, le FPR et leurs alliés prennent Kinshasa, renversent un Mobutu malade et placent Laurent-Désiré Kabila à la tête de l’État.

En réalité, de nombreux cadres de l’AFDL étaient des membres du FPR. Au point que, après la chute de Mobutu de nombreux civils rwandais intègrent les hautes sphères du pouvoir politique à Kinshasa tandis que l’armée congolaise passe sous le contrôle du général rwandais James Kabarebe, devenu chef d’état-major. Mais Laurent-Désiré Kabila, qui s’était appuyé sur le FPR pour arriver au pouvoir, se retourne subitement contre lui en juillet 1998, en relevant Kabarebe de ses fonctions et en expulsant les militaires rwandais.

La deuxième guerre du Congo

La réaction rwandaise ne se fait pas attendre : dès août 1998, le FPR s’associe aux rebelles du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), envahit une nouvelle fois la RDC et prend le contrôle de nombreuses villes du Kivu, de la province orientale et du Nord-Katanga. L’armée rwandaise en profite pour organiser le pillage des mines, tandis que les crimes commis contre les populations congolaises se multiplient. Le 24 août, en représailles après une embuscade, le FPR et le RCD massacrent plus d’un millier de personnes à Mwanga, dans le Sud-Kivu, et commettent des exactions particulièrement sordides : viols et mutilations des parties génitales, jet d’enfants et de bébés dans des latrines. Ces crimes n’ont pas cessé après le retrait des forces rwandaises et la fin de la deuxième guerre du Congo, en 2003.

Les massacres commis par les le FPR et l’AFDL ont pris une proportion telle que certains observateurs ainsi que le rapport Mapping, publié par le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme en 2010, ont pu évoquer l’hypothèse d’un génocide commis contre les hutus rwandais et congolais [1].

L’hypothèse d’un second génocide perpétré par le FPR contre les Hutus réfugiés en RDC est écartée par la communauté des chercheurs. Il n’en reste pas moins que des massacres à grande échelle et des tortures particulièrement cruelles ont été perpétrés par le FPR et l’AFDL. De nombreux crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ont été commis. Le rapport Mapping relate des cas de massacres au marteau, d’enrôlements massifs et forcés d’enfants soldats, d’incendie de villages, de viols ou de mutilations. Les victimes sont rwandaises et congolaises.

Aujourd’hui, des chercheurs tels que Roland Pourtier ou Gérard Prunier, estiment qu’il y a eu entre 3 et 5 millions de morts en RDC durant la période 1996-2003, soit lors des deux guerres du Congo. Il est nécessaire de rappeler qu’un génocide se définit comme la destruction systématique de tout ou partie d’un peuple. Le critère est donc qualitatif, et non quantitatif. Un nombre de morts, aussi élevé soit-il, ne suffit pas à qualifier des crimes de génocide. D’autre part, la majorité des morts durant ces deux guerres n’ont pas été tué lors de combats ou de massacres, mais sont morts de privations et de maladie, dues aux désordres engendrés par les conflits. Enfin, le gouvernement rwandais a réalisé plusieurs rapatriements de Hutus réfugiés en RDC. Mais ceux qui ont fui vers la forêt ont été pourchassés et massacrés de manière systématique.

Les chiffres sur les morts ont fait l’objet de vives polémiques, car ils sont un fort enjeu politique. L’Est du Congo est une région montagneuse et forestière, où il y a très peu d’infrastructures, il est donc particulièrement difficile d’avancer un nombre de morts des suites du conflit, d’autant plus que les enquêtes disponibles ont été réalisées plusieurs années après. Il n’existe que des estimations : l’ONG américaine International Rescue Committee (IRC) a avancé le chiffre de 4 millions de morts, repris notamment par Pourtier [2]. C’est en surfant sur cette polémique que Paul Kagamé peut nier les crimes de son armée sur le sol congolais.

Si le rapport Mapping, publié en 2010, s’est limité à documenter et à tenter de qualifier les crimes commis avant 2003, c’est en raison de l’espoir de paix suscité cette année-là. En effet, après avoir signé un accord de retrait des troupes rwandaises (le 30 juillet 2002, à Pretoria) et des troupes Ougandaises (le 6 septembre 2002, à Luanda), les autorités Congolaises signent avec les rébellions Congolaises l’« Accord global et inclusif de Pretoria », le 17 décembre 2002, ratifié par toutes les parties prenantes le 1er avril 2003.

Après la deuxième guerre du Congo, la déstabilisation perdure

La mise en place officielle, le 30 juin 2003, des institutions de transition regroupant tous les belligérants devait signer la fin des hostilités et le lancement du processus de démocratisation. Ce processus a abouti à l’adoption d’une nouvelle constitution et à l’organisation d’élections générales en 2006. Les différents groupes armés rebelles, comme le RCD et le MLC, se constituent alors en partis politiques et leurs troupes sont intégrées aux forces armées congolaises, ce qui fut une réussite relative du processus de démocratisation. Les incursions rwandaises directes ou par milices interposées n’ont pas cessé pour autant.

Que ce soit en soutien au Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) du chef de guerre Laurent Nkunda en 2008 ou au Mouvement du 23 mars (M23) en 2012, le Rwanda a continué d’apporter un appui de taille à des mouvements rebelles qui déstabilisent la RDC et y commettent des crimes contre la population [3]. Alors que le gouvernement rwandais s’était engagé à Nairobi le 9 novembre 2007 à « prendre toutes les mesures nécessaires pour sécuriser sa frontière, empêcher l’entrée ou la sortie de membres de tout groupe armé et empêcher que toute forme de soutien – militaire, matériel ou humain – soit fourni à aucun groupe armé en RDC [4] », il a activement participé au recrutement de soldats – dont des enfants – à la fourniture de matériel militaire et a envoyé des officiers et des unités des Forces de défense rwandaises (RDF) en RDC, selon un rapport du Groupe d’experts des Nations unies sur la RDC et un rapport d’Human Rights Watch [5].

Malgré le départ du président Joseph Kabila et le réchauffement diplomatique entre le Rwanda et la RDC sous la houlette du président Félix Tshisekedi, les incursions illégales de l’armée Rwandaise sur le sol Congolais se poursuivent. Dans son rapport publié en février 2021, le Kivu Security Tracker (KST) [6] souligne que l’ingérence des puissances régionales dans l’Est du Congo s’est accrue ces dernières années, « en particulier dans des zones sensibles telles que les Hauts Plateaux du Sud-Kivu [7] ». Le groupe d’experts des Nations unies chargé de veiller au respect de l’embargo sur les armes en RDC fait le même constat : dans son rapport publié en 2020, il prouve la présence active de l’armée Rwandaise dans les territoires de Nyiragongo, Masisi et Rutshuru (province du Nord-Kivu) entre fin 2019 et octobre 2020, malgré les dénégations de Kagame [8].

Le pillage des mines congolaises

Le Rwanda et toutes les autres parties prenantes aux conflits armés qui secouent la RDC depuis trois décennies ont toujours évoqué des considérations politiques, ethniques et surtout sécuritaires pour justifier les interventions militaires répétées et le soutien aux milices locales. Pourtant, l’Est de la RDC est une des régions minières les plus riches du monde, on y trouve notamment d’immenses réserves de coltan, mais aussi de l’or et d’autres métaux précieux ou des terres rares, utilisées dans les technologies numériques.

Lire notre entretien avec Guillaume Pitron : « L’espace et la mer, nouveaux horizons de la guerre des métaux rares ? »

Si, durant la première guerre du Congo (1996-1997), on ne note pas de pillage des ressources minières par le Rwanda – celui-ci poursuivant essentiellement un objectif sécuritaire –, il n’en est pas de même lors de la deuxième guerre (1998-2003). En effet, on observe depuis 1998 trois activités illégales pratiquées par le Rwanda sur le territoire congolais : le pillage systématique des mines, l’exploitation minière directe et l’imposition de taxes sur les activités minières. Selon le chercheur Pierre Jacquemot, « pour les nouveaux potentats, la persistance de l’insécurité devint le moyen principal d’enrichissement » et ces guerres furent « le début de la mainmise des lobbies militaro-commerciaux rwandais et ougandais sur les ressources naturelles des zones qu’ils contrôlaient [9]. »

Qu’il s’agisse de minerais, de produits agricoles et forestiers, de l’argent ou du bétail, les militaires rwandais et leurs alliés ont organisé, coordonné, encouragé et mené des activités de pillage systématique dans les zones sous leur contrôle en RDC. Par exemple, dans le secteur minier, l’armée rwandaise et ses alliés ont, en 1998, pillé un stock de sept ans de coltan appartenant à la Société minière et industrielle du Kivu (Sominki). Il a fallu près d’un mois aux rwandais pour transporter le précieux minerais jusqu’à Kigali !

Autre exemple, dans le secteur financier : les mêmes protagonistes ont attaqué les banques locales, pillé et emporté l’argent. En 1999, l’équivalent de 1 à 8 millions de dollars ont été volés à la banque de Kisangani, amené sous escorte militaire à l’Hôtel Palma Beach de la même ville avant d’être acheminé par avion à Kigali, en passant par Goma.

Au-delà des pillages, l’armée rwandaise s’est livrée à l’exploitation directe des ressources minières sur le territoire Congolais qu’elle contrôlait. L’extraction des ressources naturelles était tellement intense que le Rwanda importait de la main-d’œuvre : il utilisait des prisonniers rwandais pour extraire le coltan et, en contrepartie, leur octroyait une réduction de peine ou un versement. En mars 2001, ils étaient plus de 1 500 prisonniers rwandais à extraire le coltan à Numbi (territoire de Kalehe) sous la surveillance des forces rwandaises. L’importance de la main-d’œuvre employée donne une idée de la quantité de minerai extrait et volé. L’enquête de l’ONU a également prouvé que Rwanda Metals, tenue par le FPR, et parmi d’autres entreprises publiques ou proches du gouvernement rwandais, a exploité le coltan en RDC [10].

Les statistiques officielles de l’État rwandais mènent aux mêmes conclusions. Le Rwanda produisait 54 tonnes de coltan en 1995, soit avant les incursions de son armée. En 1999, la production passe à… 224 tonnes [11]. Même chose pour la cassitérite : la production passe de 247 tonnes en 1995 à 437 tonnes en 2000. Cette tendance s’observe aussi dans les exportations rwandaises de diamant. Elles passent de 13 000 carats (d’une valeur de 720 000 dollars) en 1997 à 30 500 carats (d’une valeur de 1,8 millions de dollars) en 2000 [12]. Ceci alors que le Rwanda ne possède pas de gisements significatifs de ces minerais [13].

Cette exploitation illégale s’est poursuivie même après le retrait officiel des troupes rwandaises en 2003. En plus de l’extraction illégale par les groupes armés soutenus par le Rwanda, notamment le CNDP et le M23, un réseau de contrebande de minerais congolais a proliféré au profit du Rwanda et au mépris du devoir de diligence et de traçabilité imposés par la loi Dodd Frank américaine, la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs (CIRGL), l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et l’Union européenne. L’agence écofin signale même que « le Rwanda est devenu entre 2013 et 2014 le premier exportateur mondial de coltan [14] ». Ces exportations, à quoi s’ajoute la perception de taxes et impôts transitant via les rebelles du RCD-Goma, ont fortement contribué à l’essor économique du pays.

Le régime de Paul Kagamé a su adapter sa politique étrangère et sa stratégie d’exploitation du Congo oriental face à ses homologues successifs, de Laurent-Désiré Kabila à Félix Tshisekedi, en passant par Joseph Kabila. En témoignent les accords signés en juin 2021 sur l’or. Kagamé a su profiter de la volonté du président Tshisekedi de renouer des relations avec lui pour « réguler » ce secteur… et aboutir à ce que l’or congolais soit transformé dans une fonderie rwandaise. Ainsi, la prédation pourra perdurer légalement.

Notes :

[1] Le rapport Mapping est un projet du Haut-commissariat de Nations unies aux droits de l’Homme qui a mobilisé plus d’une vingtaine d’enquêteurs indépendants. Pendant presque un an, ils ont recensé par ordre chronologique et par province 617 « incidents » : des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et de « possibles » crimes de génocide commis en RDC entre 1993 et 2003.  

[2] Roland Pourtier, « Le Kivu dans la guerre : acteurs et enjeux », EchoGéo, Sur le Vif, 2009.

[3] « République démocratique du Congo. Crise dans le Nord-Kivu », Amnesty International, 21 novembre 2008.

[4] « Communiqué conjoint du Gouvernement de la République Démocratique du Congo et du Gouvernement du Rwanda sur une approche commune pour mettre fin à la menace pour la paix et la stabilité́ des deux pays et de la région des Grands Lacs », 9 novembre 2007.

[5] « RD Congo : Les rebelles du M23 commettent des crimes de guerre », Human Rights Watch, 10 septembre 2012.

[6] Projet mis en place par le Groupe d’étude sur le Congo (GEC), un centre de recherche de l’université de New York, et Human Rights Watch (HRW).

[7] « La cartographie des groupes armés dans l’Est du Congo », Baromètre Sécuritaire du Kivu, février 2021.

[8] « Rapport de mi-mandat du Groupe d’experts conformément au paragraphe 4 de la résolution 2528 (2020) », 23 décembre 2020.

[9] Pierre Jacquemot, « Ressources minérales, armes et violences dans les Kivus (RDC) », Hérodote, vol. 134, n° 3, 2009, pp. 38-62.

[10] Rapport du Groupe d’experts sur l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres richesses de la République Démocratique du Congo, 2001.

[11] Rwanda Official Statistics, cité dans le « Rapport du Groupe d’experts sur l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres richesses de la République Démocratique du Congo », 12 avril 2001.

[12] Conseil supérieur du diamant, cité dans le « Rapport du Groupe d’experts sur l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres richesses de la République Démocratique du Congo », 12 avril 2001.

[13] Pierre Jacquemot, « Le Rwanda et la République démocratique du Congo. David et Goliath dans les Grands Lacs », Revue internationale et stratégique, vol. 95, n° 3, 2014, pp. 32-42.

[14] Louis-Nino Kansoun, « Le coltan, pour le meilleur et pour le pire », Agence Ecofin, 15 décembre 2017.


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Rwanda 1994 : dernière défaite impériale de la France ?

François Mitterrand en compagnie de son homologue rwandais, Juvénal Habyarimana, une décennie avant le génocide © Georges Gobet

Le Vent Se Lève consacre une série d’articles à la géopolitique des Grands lacs africains. Cette région a vu l’hégémonie française se déliter depuis 1994, au profit de nouvelles grandes puissances, États-Unis et Chine en tête. La responsabilité du gouvernement de François Mitterrand vis-à-vis du génocide des Tutsi constitue un enjeu mémoriel de première importance. Fréquemment mobilisée par le gouvernement de Paul Kagame comme un obstacle au rapprochement entre la France et le Rwanda, elle a ressurgi dans l’actualité à l’occasion de la publication du rapport Duclert. Ses conclusions, disculpant la France de toute complicité dans le génocide de 1994, ont suscité la controverse. Le rapport n’en souligne par moins le volontaire aveuglement de l’État français. Par Frédéric Thomas1.

Le 26 mars dernier était remis au président français, Emmanuel Macron, le « Rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994) »1. Ce rapport, très attendu, apporte peut-être moins de réponses qu’il ne soulève de questions. Et des critiques. D’abord et avant tout sur sa conclusion : « la France est-elle pour autant complice du génocide des Tutsi ? Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer » (page 971).

Deux mois plus tard, s’appuyant sur ce document, Emmanuel Macron, en visite diplomatique à Kigali, devait « reconnaître l’ampleur de nos responsabilités ». Mais, c’était pour mieux évacuer toute référence à une quelconque complicité : « les tueurs qui hantaient les marais, les collines, les églises n’avaient pas le visage de la France. Elle n’a pas été complice. Le sang qui a coulé n’a pas déshonoré ses armes ni les mains de ses soldats qui ont eux aussi vu de leurs yeux l’innommable, pansé des blessures, et étouffé leurs larmes ». Pas d’excuses officielles donc, mais une formule par laquelle est renvoyée à l’autre la charge du pardon : « seuls ceux qui ont traversé la nuit peuvent peut-être pardonner, nous faire le don de nous pardonner »2

Responsable, mais pas coupable ?

En un peu plus de trois mois, entre le 7 avril – au lendemain de l’assassinat du président, Juvénal Habyarimana –, et le 17 juillet 1994 – lorsque le Front patriotique rwandais (FPR) occupe tout le territoire du pays –, 800 000 hommes, femmes et enfants sont tués. Quel rôle la France a-t-elle joué ? Responsabilité ou complicité ? Jeu de mots, enjeu des mots. Car nommer, c’est déjà fixer un cadre de compréhension, dessiner une perspective d’action. Les conclusions du rapport rappellent la formule appelée à devenir célèbre de l’ancienne ministre française des Affaires sociales, Georgina Dufoix, en 1991, lors de l’affaire du sang contaminé : « responsable, mais pas coupable »3. La Belgique, dont la responsabilité n’est pas moins accablante dans ce génocide, suite aux travaux de la Commission parlementaire consacrée au Rwanda, n’en avait pas moins, par la bouche de son Premier ministre, Guy Verhofstadt, en visite à Kigali en 2000, demandé « au nom de mon pays, au nom de mon peuple » pardon4.

Une part des contradictions et ambiguïtés du rapport de 1.000 pages « sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994) » tient en partie à son accès aux documents : nombre d’entre eux ont disparu ou ont été détruits ; d’autres sont introuvables ou ont simplement été refusés à la Commission. Mais cela tient également à la composition de cette Commission et à sa mission : réaliser un travail scientifique, à juste distance de considérations politiques et du travail de la justice. Or, comme l’écrit François Graner, « globalement, le rapport Duclert [du nom du président de cette Commission] donne l’impression de s’arrêter devant tout ce qui pourrait ouvrir la voie à des poursuites pénales »5.

NDLR : Lire sur LVSL notre entretien avec François Graner : « Le rapport Duclert enterre-t-il le dossier ? »

Tout en ne s’estimant pas habilitée à formuler un jugement, qui est du ressort des tribunaux, « la Commission Duclert s’autorise à livrer une conclusion éminemment politique. Comme on ne trouve pas de trace d’intention génocidaire chez les décideurs français, elle les exonère de toute complicité ». Et de remarquer, avec raison, que la définition donnée de la complicité dans ce rapport est particulièrement étriquée et ne correspond pas à la jurisprudence ; notamment la condamnation de Maurice Papon pour complicité de crime contre l’humanité entre 1940 et 1945.

Autre zone d’ombre : l’opération militaro-humanitaire française, baptisée « Turquoise », sur laquelle l’analyse de la Commission semble quelque peu en retrait, même si elle met bien en évidence les enjeux en termes d’images : « la médiatisation de l’opération Turquoise a été voulue par les autorités politiques pour désarmer les critiques à son encontre, en France comme à l’étranger, et pour en justifier la légitimité » (page 593) ; les autorités « confiant à l’opération Turquoise le soin de restaurer son image » (page 973). De même, en souligne-t-elle l’ambivalence essentielle : elle est placée sous une exigence de neutralité, ce qui conduit à ne pas prendre parti, alors qu’un génocide est en cours. Enfin, elle rappelle que les Français n’ont pas arrêté les membres du gouvernement génocidaire dans la Zone humanitaire sûre – depuis laquelle ils ont, un temps, poursuivi leurs exactions –, et les en ont fait partir au plus vite, afin d’éviter leurs arrestations.

Au passage, le rapport évoque la prise de position d’alors de Médecins sans frontières (MSF), demandant que la communauté internationale cesse « une fois de plus de se cacher derrière le drapeau humanitaire ». L’organisation lance, mi-juin, une pétition à signer, « On n’arrête pas un génocide avec des médecins ! », appelant à une intervention immédiate des Nations unies6. À ce propos, les membres de la Commission font remarquer que le texte, en soulignant l’urgence et en invoquant le pouvoir d’action de la France, « semble légitimer une intervention française ». Toujours est-il qu’il est révélateur que la solution ne soit appréhendée que par le recours à une intervention armée extérieure, sans référence au FPR, alors que c’est bien son avancée rapide qui mettra fin au génocide.

Mensonges, double discours et mauvaise foi imprègnent le récit français, mais le rapport s’attache singulièrement à cerner et à détailler l’aveuglement des autorités françaises, « dans leur soutien à un régime raciste, corrompu et violent » (page 973). Cette cécité, largement documentée et démontrée à travers de nombreux exemples, fait l’objet d’une attention particulière, tant la Commission y voit l’une des clés d’explication de la diplomatie au cours de ces années.

Aveuglement

L’hostilité envers le FPR, « perçu comme une armée étrangère sanguinaire » (page 343), est généralisée et continue au sein des autorités françaises. Elle constitue l’autre face du soutien aveugle au parti au pouvoir au Rwanda ; un soutien qui se confirme et se renforce à la hauteur de la défiance envers le « machiavélisme » de son ennemi ; ennemi commun à la France et aux partisans du Hutu power. Le rapport évoque à ce propos un « raisonnement préconçu », un « biais de confirmation », qui privilégie les informations qui vont dans le sens des décisions prises, de la thèse dominante, et par lequel la France est amenée « en quelque sorte à imputer au FPR la responsabilité du génocide » (page 344), après l’avoir nié et avant de parler de massacres et de génocides au pluriel.

« Le discours français présente sur le même plan massacres de masse opérés par les FAR [Forces armées rwandaises] ou des factions hutu proches du pouvoir et représailles pratiquées par le FPR, en omettant de dire que les secondes sont la conséquence des premiers, et que les massacres de Tutsi sont d’une tout autre ampleur que les violences commises par le FPR. La terminologie employée qui, dans le meilleur des cas, fait partager les responsabilités vient au secours de la position officielle » (page 948).

Mais, plus globalement, la lecture des événements et de la réalité rwandaise est faite par les responsables français au prisme « de grilles unilatérales d’interprétation » (page 956) et, surtout, d’une « vision ethno-raciale de l’Afrique : celle d’un continent où se déroulent de façon récurrente des massacres interethniques » (page 397). Le rapport parle même « d’obsession ethniciste » de la part des autorités françaises (page 739). Les membres de la Commission concluent dès lors : « du début à la fin de la période étudiée se répètent, dans la production administrative comme dans l’expression politique, les mêmes visions stéréotypées sur les ethnies au Rwanda, sans recul critique ni prises de conscience des acteurs qu’il s’agit là d’un héritage colonial, dans lequel s’inscrit un désaveu de la connaissance scientifique qui souligne le caractère artificiel de ces catégories raciales instituées par le colonisateur belge » (page 940).

Ce que le rapport nomme un « effondrement intellectuel », un « blocage cognitif profond », ou encore une « forme de faillite intellectuelle des élites administratives et politiques » participe de la manière dont l’administration est organisée, de la soumission à l’autorité dans un cadre hiérarchique et bureaucratique, de la « pesanteur générale des représentations concernant cette région de l’Afrique (…) mais aussi des préconceptions globales concernant les pays africains, [du] poids de considérations ethnologiques ou politiques » (page 831). Cette « lecture ethniciste du Rwanda [est] systématique dans les analyses des autorités françaises » s’impose en ignorant sciemment7, en écartant et en sanctionnant toute critique, toute réflexion – ainsi que celles et ceux qui les expriment – allant à contre-courant. « Celles et ceux qui contestent cette doxa sont écartés des postes de décision et de réflexion » (page 850).

Si la faillite est collective et structurelle, celle-ci n’efface pas les responsabilités individuelles accablantes, dont celles de l’ambassadeur français à Kigali, en 1994, Jean-Michel Marlaud, du général Christian Quesnot, alors chef d’état-major de Mitterrand, et du président lui-même. En contrepoint, il faut relever les exceptions : les rares voix de militaires, fonctionnaires, journalistes, qui osèrent s’opposer à une lecture qui a autorisé sinon encouragé l’alignement sur un pouvoir génocidaire. Mais force est de reconnaître que l’aveuglement faisait système8.

Françafrique

Les 7 et 8 novembre 1994, se tient à Biarritz, le dix-huitième sommet franco-africain. La France y a invité trente-sept chefs d’États africains. Mais pas le nouveau gouvernement rwandais. Entouré d’une certaine solennité, le discours de François Mitterrand, dont c’est le dernier sommet franco-africain (son mandat se termine en mai 1995), se conclut par :

« Telle est la leçon pour demain. Je le dis solennellement devant vous : La France doit maintenir sa route et refuser de réduire son ambition africaine. Pourquoi le ferait-elle ? Elle représente pour une grande partie de votre continent africain un facteur incomparable d’équilibre et de progrès. (…) J’en appelle à ceux qui auront après moi la charge des affaires du pays. La France ne serait plus tout à fait elle-même aux yeux du monde, si elle renonçait à être présente en Afrique, aux côtés des Africains (…). Le couple France-Afrique sera un couple fort ! »9.

N’est-ce pas cette « ambition » et ce mariage forcé de la Françafrique qui constituent à la fois le terreau, la légitimité et la destination de l’aveuglement ? Et qui lui donnent ses moyens ? Le rapport de la Commission insiste à juste titre sur la responsabilité de Mitterrand, mais sa vision n’est-elle pas celle des autorités françaises dans leur ensemble, à laquelle le président donne un accent et une solennité particuliers ? Son discours à Biarritz ramasse tous les clichés sur l’Afrique, qui sont à la source de l’aveuglement politique, pour se muer en politique de l’aveuglement.

Au cours de son discours, Mitterrand évoque « le drame du Rwanda », qui hante le sommet, prétendant que « nous étions près d’une solution », et parlant de « la guerre civile » et des « génocides » (au pluriel). Sa lecture de la situation rwandaise et du rôle de la France ?

« Du Libéria au Rwanda, c’est la même logique qui prévaut, la logique de guerre, qui fait le malheur de l’Afrique depuis trop d’années.

Mais la France ne peut pas être, à elle seule, chargée d’éteindre les incendies.

En vérité, vous le savez, aucune police d’assurance internationale ne peut empêcher un peuple de s’autodétruire, et on ne peut pas demander non plus l’impossible à la communauté internationale, et encore moins à la France tant elle est seule, lorsque des chefs locaux décident délibérément de conduire une aventure à la pointe des baïonnettes ou de régler des comptes à coup de machettes. »

Le génocide ? Des chefs locaux qui règlent des comptes « à coup de machettes », un peuple qui s’autodétruit. La France ? Trop sollicitée, malgré toute sa bonne volonté, elle ne peut, à elle seule, éteindre les incendies, et constituer une « police d’assurance internationale » pour empêcher « la logique de guerre », qui prévaut en Afrique. Ce discours serait seulement imbécile et caricatural s’il n’était dangereux. Et institutionnalisé. Ainsi, treize ans plus tard, le 26 juillet 2007, le président français d’alors, Nicolas Sarkozy, prononçait un discours à Dakar autant, sinon plus, insultant et violent : « le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. (…) Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès »10.

L’histoire, la politique, la sociologie s’arrêteraient donc aux portes du continent africain. D’où l’adresse à « l’homme africain » pour qu’il affronte, enfin, les drames et « le malheur de l’Afrique ». Il est paradoxal qu’un État qui se gargarise de son universalisme, et n’a de cesse de fustiger le « multiculturalisme », opère en fonction de critères ethniques et raciaux. Le complexe de rapports sociaux, du poids historique et des enjeux de pouvoir à l’œuvre sur le continent est écrasé sous une grille de lecture « ethno-raciale ». Une lecture qui a le double avantage de permettre de mettre en avant « les aspects positifs de la colonisation »11 et de légitimer la politique de la Françafrique.

La fonction stratégique de cette vision se vérifie, en 1994, dans le cas rwandais, comme le rapporte la Commission :

« Faute d’une approche historique et sociologique du Rwanda, une part de la réalité échappe totalement à la France, celle précisément qui pourrait permettre d’articuler une autre politique. Cet aveuglement résulte aussi d’un alignement plus ou moins total sur le régime d’Habyarimana dont le pouvoir se définit par des critères racistes. Cette réalité est perçue par la France, mais elle est admise comme une donnée structurelle, définitive, avec laquelle il faut composer voire qu’il faut endosser. Alors que le critère politique est avancé par le FPR pour se définir, celui-ci est rejeté, et même combattu, par les responsables français qui s’appliquent à enfermer le mouvement dans une grille ethniciste et nationale. Ce double déni de réalité (…) constitue les bases de la pensée étatique française sur le Rwanda » (pages 849-850).

L’aveuglement est le fruit (pourri) d’une vision et d’un alignement, mais il sert également une stratégie en évacuant d’autres choix possibles et en « naturalisant » la politique poursuivie. Le déni de réalité se double d’un déni du politique – de ses enjeux et de ses acteurs – et se prolonge en une politique du déni. À la question candide des membres de la Commission – « on peut se demander si, finalement, les décideurs français voulaient vraiment entendre une analyse qui venait, au moins en partie, contredire la politique mise en œuvre au Rwanda » (page 777) –, la réponse semble donc bien être : non.

Dernière défaite impériale ?

Interrogé par Le Monde, le président de la Commission Rwanda, l’historien Vincent Duclert, a insisté sur « l’incompréhension » dont ont fait preuve les autorités françaises. « La France n’a rien su ni compris des événements, alors que des outils puissants de compréhension existaient à l’époque. (…) Le problème-clé est que la France n’a rien compris au sujet. Cela peut peut-être excuser ce désastre et cette défaite »12.

« La question est de savoir, poursuit alors Vincent Duclert, si l’on peut être complice de quelque chose dont on ne comprend absolument pas l’aboutissement. Ce n’est peut-être pas à nous de répondre. Nous avons préféré chercher à connaître et à comprendre la faillite d’une histoire française au Rwanda, où les stigmates de la colonisation ont pris le pas sur la France démocratique ».

Mais la question est mal posée. Le problème n’est, en fin de compte, pas que la France n’ait rien vu ni compris, mais qu’elle n’a pas voulu voir ni comprendre, qu’elle a fait en sorte qu’on ne puisse voir ce qui se passait, qu’elle s’est arrangée pour imposer un aveuglement, qui allait de pair avec sa politique. Et elle a préféré le déni de la réalité que la remise en cause de sa stratégie. Bref, l’État français n’a pas voulu voir les implications et les conséquences de sa politique, pour ne pas dévier de la ligne qu’il s’était fixée. Tant pis pour la réalité et les 800 000 femmes, enfants et hommes massacrés.

« La faillite de la France au Rwanda (…) peut s’apparenter, à cet égard, à une dernière défaite impériale d’autant plus grave qu’elle n’est ni formulée ni regardée » conclut le « Rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994) » (page 974). Encore faudrait-il pour cela que les leçons aient été tirées, qu’un tournant politique ait eu lieu et que la France ait, définitivement, rompu avec sa vision impériale. On peut en douter.

Notes :

1 Docteur en sciences politiques, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental (www.cetri.be).

2 Le document est accessible en ligne : https://www.vie-publique.fr/rapport/279186-rapport-duclert-la-france-le-rwanda-et-le-genocide-des-tutsi-1990-1994. Sauf indications contraires, tous les extraits proviennent de ce rapport (nous indiquons à chaque fois le numéro de page).

3 « Discours du Président de la République au Mémorial du génocide perpétré contre les Tutsis », 27 mai 2021, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/05/27/discours-du-president-emmanuel-macron-depuis-le-memorial-du-genocide-perpetre-contre-les-tutsis-en-1994. Sur la réception de ce discours, lire entre autre Benjamin Roger et Mehdi Ba, « Emmanuel Macron au Rwanda : le pardon sans le demander », Jeune Afrique, 27 mai 2021, https://www.jeuneafrique.com/1178825/politique/genocide-au-rwanda-emmanuel-macron-reconnait-lampleur-des-responsabilites-francaises/.

4 « Mme Dufoix s’estime ‘responsable’ mais pas ‘coupable’ », Le Monde, 5 novembre 1991, https://www.lemonde.fr/archives/article/1991/11/05/mme-dufoix-s-estime-responsable-mais-pas-coupable_4033131_1819218.html.

5 Colette Braeckman, « Des décennies de responsabilité belge », Monde diplomatique, mai 2021, pages 14-15, https://www.monde-diplomatique.fr/2021/05/BRAECKMAN/63036. Les États-Unis et les Nations unies présentèrent également leurs excuses.

6 François Graner, « En France, des archives bien gardées », Monde diplomatique, février 2021, page 13, https://www.monde-diplomatique.fr/2021/05/GRANER/63084. De manière générale, je renvoie à cet article pour une synthèse des « insuffisances » et contradictions de ce rapport. Sauf indications contraires, les citations proviennent de ce texte.

7 « Appel de MSF », 18 juin 1994, https://francegenocidetutsi.org/63-199406JournalMSFINFOPetitionGenocide.pdf.

8 Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, dès les premiers jours du génocide, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) diffuse une note selon laquelle le FPR n’est pas impliqué dans les événements, et que les exactions sont commises par la garde présidentielle et visent les principaux chefs de file de l’opposition. Information volontairement ignorée et écartée.

9 « Au constat de ces responsabilités institutionnelles s’ajoutent des responsabilités intellectuelles qui, cumulées, font système et témoignent d’une défaite de la pensée » (page 972).

10 « Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la démocratisation de l’Afrique, la proposition de créer une force d’intervention interafricaine pour la prévention des conflits et l’organisation du développement et de la croissance du continent, Biarritz le 8 novembre 1994 », https://www.vie-publique.fr/discours/128703-discours-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-sur-la-d. Sauf indications contraires, toutes les citations proviennent de ce discours.

11 « Le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy », Le Monde, 9 novembre 2007, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2007/11/09/le-discours-de-dakar_976786_3212.html. Pour une critique de ce discours par un collectif d’intellectuels africains, lire « L’Afrique répond à Sarkozy. Contre le discours de Dakar », France, éditions Philippe Rey, 2008.

12 En référence à l’article 4 de la loi française du 23 février 2005, stipulant : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Sur toute cette controverse, lire notamment Henri Marque, « Histoire d’un fiasco », Jeune Afrique, 28 février 2006, https://www.jeuneafrique.com/67587/archives-thematique/histoire-d-un-fiasco/, et Laetitia Van Eeckhout, « Des historiens fustigent une loi prônant un enseignement positif de la colonisation », Le Monde, 14 avril 2005, https://www.lemonde.fr/societe/article/2005/04/14/des-historiens-fustigent-une-loi-pronant-un-enseignement-positif-de-la-colonisation_638962_3224.html.

13 « Vincent Duclert : ‘Le dossier rwandais a été contaminé par le mensonge, la manipulation et la passion’ », Le Monde, 26 mars 2021, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/03/26/vincent-duclert-le-dossier-rwandais-a-ete-contamine-par-le-mensonge-la-manipulation-et-la-passion_6074605_3212.html.


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Rwanda : le rapport Duclert enterre-t-il le dossier ?

Stèle en hommage aux Tutsi victimes du génocide de 1994, cimetière Père Lachaise (©) Wikimedia Commons

Alors que la commission présidée par Vincent Duclert a rendu son rapport le vendredi 26 mars 2021, l’association Survie a réagi en déclarant que « le rapport laisse apparaître suffisamment d’éléments pour qualifier la complicité de génocide », même s’il écarte cette conclusion, préférant pointer du doigt une « responsabilité » française. LVSL a rencontré François Graner, membre de Survie, auteur de l’ouvrage L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda (Agone, 2020), co-écrit avec Raphaël Doridant. Nous discutons avec lui des enjeux historiques, mémoriels et géopolitiques que son ouvrage soulève. Entretien réalisé par Tangi Bihan et Valentine Doré, retranscrit par Dany Meyniel, Manon Milcent et Cindy Mouci.

LVSL – Plus de 25 ans après les faits, quel était l’intérêt de faire un nouveau livre sur le génocide des Tutsi ?

François Graner – Nous avons d’abord écrit ce livre pour la mémoire des victimes, et pour les rescapés. On se bat pour avoir la reconnaissance de la France, en raison de son rôle dans cet événement. Car vingt-cinq ans après, on continue à avoir de nouvelles informations, et on en a encore plus depuis cinq ans. Le génocide concerne également notre démocratie française actuelle, les relations internationales de notre pays et le fonctionnement de la Ve République.

C’est aussi un sujet important pour le futur. Primo Levi disait qu’aucune leçon n’avait été tirée de la Shoah, et en effet, le génocide des Tutsi est arrivé. Là non plus, aucune leçon n’a été tirée. Ainsi, rien n’empêche que le même genre d’événement se produise à l’avenir. Nous voulions donc analyser et comprendre le plus précisément possible ce qui s’est passé, pour que, cette fois, on puisse prendre des mesures.

LVSL – Les Tutsi sont victimes de violences depuis au moins 1959 et la « Toussaint rwandaise ». Ils sont plusieurs dizaines de milliers à s’exiler en Ouganda au cours des trois décennies suivantes et s’organisent au sein du Front patriotique rwandais (FPR), bientôt dirigé par Paul Kagame – l’actuel chef d’État du Rwanda. Le FPR pénètre au Rwanda le 1er octobre 1990, ce qui marque le début de la guerre civile. Mitterrand décide d’intervenir et lance l’opération Noroît (4 octobre 1990 – 14 décembre 1993). L’objectif officiel de cette opération était de « protéger les Européens, les installations françaises et de contrôler l’aérodrome afin d’assurer l’évacuation des Français et étrangers qui le demandaient. Ces troupes ne devaient en aucun cas se mêler des questions de maintien de l’ordre qui étaient du ressort du gouvernement rwandais ». La France a-t-elle respecté ces objectifs ?

F.G. – Il y a un aspect dual dans cette opération, comme dans toutes celles qui suivent. À chaque fois, les objectifs officiels sont en partie remplis, ce qui va servir la communication officielle. En parallèle, il y a un autre emploi du temps, qui est confié aux forces spéciales plutôt qu’aux forces classiques, et qui est plus discret.

Noroît a effectivement contribué à la stabilité de la situation et à la protection des ressortissants français au Rwanda. Et beaucoup de Rwandais ont, à un certain moment, été satisfaits de la présence des troupes de Noroît. Mais cette opération a également contribué à la stabilisation du président Habyarimana, ainsi qu’à la formation et à l’équipement de l’armée rwandaise. Et la France n’a pas avoué avoir participé aux combats, d’abord ponctuellement en 1992, avant d’intensifier sa participation en février 1993. Il y a donc un mélange d’objectifs avoués et non avoués.

La France veut maintenir le Rwanda dans sa zone d’influence

L’intervention s’explique par le fait que la France veut maintenir le Rwanda dans sa zone d’influence, comme cela a été le cas dans différents pays africains, qu’ils soient des démocraties ou des dictatures. Il s’agit de soutenir un régime allié.
Au Rwanda, le France comptait sur le président Habyarimana. À partir de 1993, le gouvernement français considère que Habyarimana devient trop faible. Les extrémistes hutus proches de Habyarimana, notamment sa femme Agathe Kanziga et Théoneste Bagosora, qui l’ont porté au pouvoir, commencent eux aussi à le trouver trop faible. C’est à ce moment-là que la France décide de se reposer sur l’armée rwandaise et donc, indirectement, sur les extrémistes hutus qui la dirigent.

LVSL – Le président Habyarimana est assassiné le 6 avril 1994, lors d’un attentat dirigé contre son avion. On ne sait toujours pas si ce sont des membres du FPR ou des extrémistes hutus qui l’ont abattu. Le Gouvernement Intérimaire Rwandais (GIR) se met en place trois jours plus tard, et sera actif jusqu’à sa défaite face au FPR le 19 juillet 1994. En quoi la France a-t-elle soutenu ce gouvernement génocidaire ?

F.G. – Une partie des réunions de préparation pour la mise en place de ce gouvernement ont été tenues à l’ambassade de France, alors que le génocide avait déjà commencé et que les principaux Hutus opposés au génocide, à commencer par la Première ministre, avaient été assassinés. Certes, des membres de tous les partis, sauf le FPR, étaient représentés dans ce gouvernement, mais il s’agissait à chaque fois des plus extrémistes. La manœuvre était habile, surtout qu’il n’y avait que des civils.

La France est le pays qui a immédiatement reconnu ce gouvernement. Elle en a même reçu des représentants à Paris. Mais en interne, les services de renseignements français ont tout de suite dit que ce n’était pas un gouvernement acceptable, et qu’il était réactionnaire. L’ambassadeur français l’a soutenu en connaissance de cause.

François Graner, capture d’écran (c) TV5Monde, 27 mars 2021

Surtout, les émissaires qui cherchaient des armes ont été reçus par le général Huchon à la mission militaire de coopération. L’aide militaire directe était impossible, mais elle a eu lieu de manière discrète et indirecte, via des mercenaires.

Il y a aussi eu un soutien diplomatique. L’ambassade du Rwanda a pu continuer à fonctionner à Paris. Le Rwanda a continué à avoir des comptes à l’étranger. Il a continué à avoir son siège au Conseil de Sécurité, qu’il avait depuis janvier 1994. Cela, joint au fait que la France est membre permanent de ce Conseil, a pu bloquer un certain nombre d’initiatives.

Les décideurs français ont également soutenu médiatiquement le Rwanda. Ils ont contribué à entretenir la confusion sur la nature du génocide, ses auteurs et ses victimes, à déclarer que c’étaient des massacres interethniques, alors que le génocide était très clair.

Ce soutien actif de la France, en connaissance de cause, a permis à ce gouvernement génocidaire de se maintenir au pouvoir. Ça ne signifie pas qu’il y a eu, de la part des décideurs français, une intention génocidaire ni une participation au génocide, mais la France s’est rendue complice.

LVSL – Quel a été le rôle de l’opération Amaryllis, qui s’est déroulée du 8 au 14 avril 1994 ?

F.G. – Il y a ici plusieurs hypothèses. Il y a eu un débat au sein de l’exécutif français pour savoir s’il fallait mener une opération strictement neutre en vue de protéger et d’évacuer les ressortissants, ou bien s’il fallait mener une opération de soutien aux Forces Armées Rwandaises (FAR), l’armée du gouvernement intérimaire, contre une offensive possible du FPR. Mais à aucun moment on ne trouve, dans les discussions, la trace d’une volonté de venir en aide aux Tutsi, alors que le génocide a déjà commencé.

La France a livré des armes aux FAR, pour les aider à combattre le FPR

La France a livré des armes aux FAR, pour les aider à combattre le FPR. Elle a également évacué des Rwandais, des dignitaires du régime menacés par le FPR, comme Ferdinand Nahimana, un des fondateurs de la Radio des Milles Collines, qui appelait aux massacres, Agathe Kanziga, qui a joué un rôle clé dans la préparation du génocide, ou la famille de Félicien Kabuga, financier du génocide et de l’achat de machettes.

LVSL – Quel a été le rôle de l’opération Turquoise, qui s’est déroulée du 22 juin au 21 août 1994 ?

F.G. – Durant l’opération Turquoise, il n’y a pas eu de soutien militaire français direct aux FAR, mais les armées française et rwandaise sont restées en contact. Les FAR ont pu se replier dans la zone Turquoise et même parfois s’en servir comme base arrière pour retourner combattre. Pendant que Turquoise contrôlait l’aéroport de Goma, il y a au moins une livraison de munitions à l’armée rwandaise qui a pu passer malgré l’embargo.

Mais surtout, Turquoise permet aux FAR de fuir et de se réfugier au Zaïre [ndlr : future République Démocratique du Congo] avec leurs armes, d’où elles vont se réorganiser. Les FAR et les miliciens en déroute ont poussé près d’un million de civils Hutus à partir en exode au Zaïre, où ils seront victimes d’épidémies : Turquoise n’a pas empêché cet exode. Enfin, suite à un ordre du ministère des Affaires étrangères, Turquoise pousse les membres du gouvernement à se réfugier au Zaïre en toute impunité.

Durant l’opération Turquoise, la protection des civils n’était pas la priorité de l’armée française : elle cherchait à limiter la progression du FPR

En ce qui concerne les Tutsi, on estime que l’armée française en a sauvé entre 10 000 et 15 000 pendant l’opération Turquoise. Cependant, ce qui s’est passé à Bisesero est très révélateur du rôle de la France ; des rescapés ont porté plainte pour complicité de génocide et l’association Survie les soutient. En effet, le 26 juin 1994, des militaires français sont informés de massacres qui sont perpétrés dans les collines de Bisesero. Le 27 juin un détachement français va à la rencontre des Tutsi qui y survivent et demande à sa hiérarchie l’autorisation d’intervenir pour sauver les Tutsi. Ils n’obtiennent pas d’autorisation. C’est le 30 juin seulement que les derniers de ces Tutsi sont sauvés à l’initiative de soldats français désobéissant aux ordres. Ceci conforte l’idée que, durant l’opération Turquoise, la protection des civils n’était pas la priorité de l’armée française : elle cherchait à limiter la progression du FPR et à garder une influence au Rwanda.

LVSL – Selon vous, qui sont les principaux responsables politiques et militaires français qui se sont rendus complices du génocide ?

F.G. – La responsabilité écrasante revient à François Mitterrand. Il est l’un des inventeurs, dans les années 1950, de ce qui deviendra la Françafrique, c’est-à-dire le maintien d’une zone d’influence française malgré la décolonisation. Et en 1994, la politique française au Rwanda reprend typiquement la politique de la Françafrique, qui consiste à soutenir des régimes alliés, et ce jusqu’au pire : ici, jusqu’au génocide. Ce cynisme pousse Mitterrand à déclarer, lors de la commémoration des cinquante ans du massacre d’Oradour-sur-Glane, en juin 1994, qu’il faut « créer un monde où les Oradour ne seront plus possibles. » Alors qu’au même moment, des centaines d’Oradour ont lieu au Rwanda, et que quinze jours après, le massacre de Bisesero a lieu sans que l’armée française ne fasse rien pour l’éviter.

La responsabilité écrasante revient à François Mitterrand

Hubert Védrine a lui aussi sa part de responsabilité. Même s’il n’avait pas de rôle décisionnaire, il était secrétaire général de l’Élysée : il savait tout, parce que toutes les informations destinées à Mitterrand passaient par son intermédiaire. Par ailleurs, il a soutenu sans la critiquer la politique de Mitterrand, alors qu’il en connaissait toutes les conséquences au Rwanda. Jusqu’à aujourd’hui, il se bat pour défendre Mitterrand et pour empêcher toute reconnaissance du rôle de l’État français dans le génocide des Tutsi.

Il faut rappeler que nous étions en période de cohabitation, et qu’Édouard Balladur était Premier ministre. Il y avait, à l’époque, une fracture au sein du Rassemblement pour la République (RPR), entre les balladuriens et les chiraquiens. Les chiraquiens soutenaient la politique étrangère de Mitterrand, pas les balladuriens. Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, était chiraquien. Certes, Juppé a clairement déclaré devant l’Assemblée nationale, le 18 mai 1994, que les Tutsi étaient victimes de génocide. Mais, un mois plus tard, il semait la confusion en parlant « des » génocides, au pluriel ; il a ainsi cautionné la thèse du « double génocide », qui est le nœud de la propagande des génocidaires et des négationnistes.

De plus, le Quai d’Orsay a entériné le fonctionnement de l’ambassade de France au Rwanda avant le génocide, le rôle de cette ambassade dans la formation du gouvernement intérimaire, la réception de ses membres en France, le fonctionnement de l’ONU et notamment du Conseil de Sécurité, et finalement la fuite du gouvernement intérimaire. Juppé a lui aussi une forte responsabilité dans ces faits, d’autant qu’il avait toutes les informations.

À l’inverse, François Léotard, qui était ministre de la Défense, était balladurien. Il n’était pas en phase avec l’opération Turquoise et a été peu écouté.

Bruno Delaye, lui, était conseiller « Afrique » de Mitterrand et a contribué à maintenir le cap que Mitterrand fixait. Mais ce n’est pas lui qui a pris les positions les plus va-t-en-guerre.

Cette position va-t-en-guerre, nous la retrouvons du côté de trois officiers français : le général Quesnot, conseiller militaire de Mitterrand, l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées et le général Huchon, qui dirige les coopérants militaires (après l’éviction du général Varret qui alertait sur les intentions génocidaires de ses homologues rwandais). Il est difficile de mesurer précisément l’influence qu’ils ont eue sur les décisions de Mitterrand.

Je pense qu’au départ c’est surtout Mitterrand qui souhaite intervenir et qu’au fur et à mesure, quand Mitterrand apparaît plus nuancé, ces trois officiers poussent dans le sens des interventions. En 1994, ils finissent par obtenir à eux trois tous les leviers, qu’ils n’avaient pas en 1990. Ils ont réduit le pouvoir de ceux qui s’opposaient à eux. Lanxade a mis en place, en accord avec l’Élysée, un commandement de forces spéciales qui lui permet de passer outre la consultation des chefs d’état-major des trois armées, du ministère de la Défense et des parlementaires. Ce sont ces forces spéciales qui vont commettre les actions inavouables que j’ai évoquées plus haut, comme la participation aux combats et le soutien aux FAR, tandis que les actions avouables restent sous le contrôle du ministère de la Défense et des différents états-majors.

LVSL – Les responsables politiques que vous mentionnez ont toujours nié que le gouvernement ait tenu un rôle dans ce génocide. Peut-on, selon vous, parler de négationnisme d’État ?

F.G. – L’État français ne nie pas le génocide des Tutsi. Cependant, des personnalités qui ont des leviers de pouvoir au cœur de l’État, et aussi des personnes dans la justice et dans les services administratifs, contribuent à entretenir un discours négationniste, ou à entretenir la confusion, comme Hubert Védrine, en propageant la thèse du « double génocide ».

Hubert Védrine, secrétaire général de l’Elysée de 1991 à 1995 © Wikimedia Commons

Cette thèse a été propagée par les génocidaires eux-mêmes, dès avant le génocide : leur rhétorique consistait à inciter les Hutus à tuer les Tutsi avant que les Tutsi, supposément, ne les tuent. Ils ont aussi propagé cette thèse après le génocide, au moment où ils devaient se justifier.

Les services de renseignement de l’armée française ont mené beaucoup de recherches sur les crimes du FPR, et ce dès 1993. Il est intéressant de voir qu’il y a un décalage entre deux sources d’informations : les sources françaises qui, jusqu’en 1994, ne recensent pas beaucoup de crimes, et les sources du gouvernement rwandais qui affirment déjà que le FPR en a commis beaucoup.

Pour légitimer leur thèse, les tenants de la thèse du double génocide vont s’appuyer sur des massacres que le FPR a commis dans les années suivant le génocide. Ils vont faire comme si ces crimes avaient toujours eu lieu, alors que c’est complètement anachronique.

LVSL – Pouvez-vous revenir sur le rôle de certains journaux dans la diffusion de ces discours ?

F.G. – Dès 1993, la France et la Belgique sont accusées de soutenir un régime qui prépare un génocide, et qui a un rôle dans les massacres en cours. La Belgique se retire alors que la France, au contraire, renforce son soutien.

Jusqu’à 1993, la France agissait discrètement, parce que l’opinion publique française n’avait pas entendu parler du Rwanda. Mais lorsque le sujet est évoqué au journal télévisé de vingt heures par le président de Survie dénonçant le soutien français aux extrémistes hutus qui préparent un génocide, une contre-offensive médiatique est lancée par le service des informations des armées et les officiers Lanxade, Quesnot et Huchon.

Entre le 17 et le 21 février 1993, Le Canard enchaîné puis Le Monde parlent du FPR comme d’un mouvement soutenu par l’étranger (l’Ouganda) et des crimes qu’il commet. Une journaliste belge, Colette Braeckman, va voir sur place et indique que les informations données par Le Monde sont fausses, et que le FPR ne commet pas de crimes à ce moment-là, mais que des populations fuient par peur du FPR. Si ces populations fuient face à la poussée du FPR, c’est aussi et surtout à cause de la propagande des extrémistes hutus. Le même schéma se reproduira d’ailleurs à l’été 1994.

LVSL – Les institutions de la Ve République sont-elles, selon vous, en cause dans la difficulté à aborder ces questions mémorielles ? – vous parlez d’un « Prince Mitterrand » dans votre ouvrage.

F.G. : La Ve République est une Constitution extrêmement présidentialiste. Le président de la République peut déclarer la guerre sans consulter qui que ce soit. Par exemple, l’opération Noroît est décidée par Mitterrand en présence de son ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement. Ce dernier y est opposé, mais n’est pas écouté. Sous la Ve République, la politique de défense et la politique africaine sont largement décidées par le président. Cela est un peu moins vrai lors des cohabitations : à ce moment-là, Mitterrand doit prendre plus de précautions, même s’il reste relativement libre.

La Ve République est une Constitution extrêmement présidentialiste. Le Président peut déclarer la guerre sans consulter qui que ce soit

Un autre ministre de la Défense, Pierre Joxe, écrit à Mitterrand au tournant de 1993 pour s’opposer à sa politique. Il n’est apparemment même pas informé qu’au même moment l’armée française renforce son soutien à l’armée rwandaise. Il y a alors beaucoup d’alertes, venant du secrétaire des relations internationales du Parti socialiste, d’organisations humanitaires, de Rwandais vivant en France… Même la DGSE alerte. Son directeur est changé le 4 juin 1993 ; son successeur, proche de l’amiral Lanxade, est nettement moins critique de la politique menée par la France. Ses services continuent cependant à alerter.

Il y a aussi un problème institutionnel au sein de l’armée, qui a utilisé des forces spéciales. Celles-ci font des missions un peu inhabituelles que les troupes classiques ne savent pas faire. Elle note aussi l’intérêt qu’il y a à utiliser des mercenaires. Elle a mis en œuvre la doctrine de la contre-insurrection, qui inclut la lutte contre des civils. L’armée, à l’issue du génocide, ne s’est pas affranchie de ces dispositifs ; au contraire, elle les a plutôt prônés.

Ces modes de fonctionnement nous permettent de réfléchir à ce qu’est une démocratie, et à l’argument selon lequel des pouvoirs forts sont une garantie de stabilité. Il apparaît qu’au contraire, dans l’histoire, beaucoup d’institutions favorisant un pouvoir fort, qu’il soit présidentialiste ou dictatorial, ont été à l’origine de grandes catastrophes. Ces pouvoirs forts peuvent embarquer tout un pays dans ce genre d’aventure militaire, sans garde-fous, et en écartant les signaux d’alerte.

LVSL – Même après le génocide, vous soutenez que la France a maintenu son alliance avec les responsables incriminés, notamment en se constituant comme terre d’accueil pour certains ex-génocidaires.

F.G. – Que l’on parle de l’administration ou de la justice, il faut rappeler que les institutions ne sont pas monolithiques. La France accueille sur son sol des Rwandais rescapés du génocide, mais elle a aussi accueilli des dignitaires du régime génocidaire. Le cas d’Agathe Kanziga, la veuve du président Habyarimana, est notable. Bien que le Conseil d’État lui ait refusé l’asile en invoquant son rôle dans la préparation et l’exécution du génocide, elle n’a pas été poursuivie, ni expulsée. Initialement Mitterrand l’a fait accueillir avec des fonds destinés aux réfugiés, contre l’avis du ministère de la Coopération, et il est probable que ce soutien se soit perpétué.

Il y a aussi des contradictions au sein de la justice. La justice administrative s’est opposée à sa demande d’asile en raison de son rôle dans le génocide, mais la justice pénale ne l’a pas poursuivie. La création du pôle « Génocide et crimes contre l’humanité » au Tribunal de Grande Instance de Paris, avec des procureurs spécialisés, a favorisé l’instruction de dossiers contre des Rwandais accusés de génocide, mais il a aussi ralenti des dossiers visant des Français accusés de complicité. Des magistrats ont témoigné de ce qu’il était difficile de faire ouvrir certains dossiers, ou que d’autres dossiers déjà ouverts n’avaient pas été correctement dotés d’enquêteurs.

LVSL – Vous évoquez, dans votre livre, la difficulté de l’accès aux archives, notamment à cause du secret défense. Comment avez-vous vu pu récolter les documents pour votre ouvrage ?

F.G. – En 2015, le président Hollande a déclaré, sous pression des associations, prévoir l’ouverture des archives de Mitterrand pour fin 2016. J’ai immédiatement demandé à y avoir accès. Mais il n’a pas tenu sa promesse : l’accès aux archives a été, en réalité, accordé à la tête du client. Mes deux demandes ont reçu des réponses différentes : j’ai pu consulter une partie de ce que Hollande avait promis et les résultats ont été utilisés pour le livre que Raphaël Doridant et moi avons publié en février 2020. Il a fallu que j’aille au Conseil constitutionnel, à la Cour européenne des droits de l’homme et au Conseil d’État pour que, finalement, après 5 ans de procédures, le Conseil d’État m’accorde l’accès à toutes les archives que j’avais demandées. J’ai pu consulter ces documents pendant l’été 2020, et nous pourrions en utiliser les résultats si nous rééditons notre livre.

Entre-temps, Macron a fait une promesse différente. Il a ouvert les archives, de façon bien plus large que Hollande car incluant aussi les archives militaires et d’autres organismes ; mais il en a accordé l’accès uniquement à une commission composée de neuf personnes et de six assistants. Il a cru pouvoir ainsi clore le débat. Le Conseil d’État a réagi à cette décision en rappelant que, pour qu’il puisse y avoir un débat démocratique, l’accès aux archives ne doit pas être réservé à des personnes choisies par le pouvoir. Selon la rapporteuse du Conseil d’État, le fait que je ne sois pas un historien et que je puisse avoir un point de vue critique ne devrait pas faire obstacle. Cela devrait même encourager les autorités à me donner accès aux archives. Cette décision a des retombées qui vont bien plus loin que mon cas particulier et questionne la manière dont on peut construire un débat démocratique.

En France, l’accès aux archives se heurte au « secret défense »

En plus de cela, en France, l’accès aux archives se heurte au « secret défense », qui n’est pas l’objet de la décision du Conseil d’État. Contrairement à ce que ce terme suggère, le « secret défense » n’est pas réservé aux documents liés à la défense nationale. Dans les faits, c’est simplement un tampon que l’on met sur des documents qu’on veut garder secrets. Le ministère de la Défense n’est pas le plus gros utilisateur de ces tampons, et même au sein de ce ministère, la plupart des documents classifiés ne concernent pas la défense des frontières. Le secret défense est beaucoup utilisé pour protéger les dirigeants de notre curiosité.

LVSL – L’association Survie, dont vous êtes membre, a popularisé la notion de Françafrique, notamment avec l’ouvrage éponyme de François-Xavier Verschave. En quoi cette notion est-elle liée à la au rôle de la France au Rwanda pendant le génocide des Tutsi ?

F.G. – Le Rwanda permet d’éclairer la Françafrique, et à l’inverse la Françafrique permet de comprendre le Rwanda. Les décideurs qui ont mené cette politique au Rwanda menaient, au fond, la même politique que dans d’autres pays d’Afrique. La Françafrique apparaît quand les politiques s’aperçoivent que maintenir la colonisation devient trop coûteuse, politiquement et économiquement. Il est alors plus simple et moins coûteux de mettre en place des relais locaux, qui viennent des pays nouvellement indépendants, qui acceptent la corruption et en reversent une partie à la classe politique française.

Les relais peuvent changer. Néanmoins, les mécanismes de domination militaire, économique, financière, diplomatique, médiatique, humanitaire et culturelle sont tous à l’œuvre à des degrés divers, selon les pays. Les Français essayent d’étendre leurs zones d’influence à d’autres pays, y compris aux anciennes colonies belges. C’est le cas au Rwanda, où au fur et à mesure que les Belges se retirent pour ne pas cautionner les massacres de Tutsi, des Français en profitent pour pousser leurs pions.

Ce système est néfaste aussi bien pour les citoyens des pays africains concernés, que pour les citoyens français. Ces réseaux existent toujours, même s’ils sont aujourd’hui moins puissants face à l’arrivée d’autres pays. L’apparence a changé, le fond reste essentiellement le même.

LVSL – Le travail de Survie s’inscrit dans une critique de la Françafrique. Or, si en 1994 l’influence française sur les Grands lacs africains était bel et bien réelle, aujourd’hui cette région est sous domination géopolitique américaine. Le Rwanda, quant à lui, est devenu une puissance régionale, et le profit qu’il retire du pillage du Congo n’est plus à démontrer. Cette focalisation sur le génocide des Tutsis ne revient-elle pas à cautionner l’action du Rwanda dans la région depuis 25 ans, et à évacuer les massacres qui marquent l’histoire du Congo depuis cette époque ? Le récit défendu par Survie n’est-il pas, finalement, en passe de devenir le récit dominant ?

Ndlr : en 1996, Paul Kagame envahit le Congo et renverse le gouvernement de Mobutu Sese Seko, sous prétexte que ce dernier protégeait des ex-génocidaires hutus. S’ensuit une période d’instabilité, où l’est du pays est ravagé par une série de massacres (plusieurs millions de civils y ont certainement péri). Le rôle du FPR, puis de milices soutenues par le Rwanda, a fréquemment été pointé du doigt par l’ONU.

F.G. – En tant que chercheur, nous tentons d’établir des faits. Une fois notre travail publié, il peut être utilisé d’une manière ou d’une autre. Cela a-t-il un sens de dire que les crimes du FPR sont qualitativement et quantitativement différents du génocide des Tutsi ? Oui. Cela est factuel. Survie a par ailleurs régulièrement dénoncé les crimes du FPR, et nous les évoquons dans notre livre.

Maintenant, faut-il continuer à mettre en avant ce récit ? Je ne dis pas que le génocide des Tutsi suffit à expliquer tout ce qu’il s’est passé pendant les 25 ans qui ont suivi au Congo. Je dis qu’il a été un point de départ, ayant conduit à la fuite des génocidaires hutus au Congo. Un point de départ n’explique pas tout. Il y a vingt-cinq ans d’histoire à écrire, ce que je ne fais pas. En tant que citoyen français, j’écris sur ce que mon gouvernement a fait, fait et va faire.

Dire que tous les massacres commis au Congo peuvent s’expliquer par les événements de 1994 n’aurait pas de sens. En revanche, dire qu’il ne faudrait plus parler du génocide, cela serait grave également. C’est un événement majeur du XXe siècle qui ne doit pas être occulté. Il mérite autant dans la mémoire collective que la Shoah ou le génocide des Arméniens.

Paul Kagame (c) Wikimedia Commons

Je travaille pour le passé – c’est-à-dire la mémoire pour les rescapés et victimes –, mais aussi pour le présent : nous sommes gouvernés dans l’ignorance de ce que fait notre gouvernement. Pour le futur également : je pense que travailler à la prévention des génocides est quelque chose d’impératif. À cette fin, il faut faire le récit le plus possible de ce qu’il s’est passé, des complicités qui les ont permis. Et ce, sans anachronisme ; cela me paraît important.

Il n’y a d’ailleurs pas que les Rwandais qui utilisent nos travaux ! La Turquie s’en est également beaucoup servi, à la manière d’une arme géopolitique contre Emmanuel Macron. Ce n’est pas le produit d’une intention contenue dans nos travaux. N’importe qui peut nous récupérer, ce n’est pas la question.

Face à nous, nous avons également des personnes, au cœur du pouvoir français, qui tentent de nier les faits. Si nous parvenions à obtenir de l’État français qu’il reconnaisse son rôle, ce serait un pas important qui serait effectué – indépendamment de tous les autres travaux qui sont passionnants et très intéressants sur ce qui s’est passé dans le Congo. Vous dites que les Américains reprennent à leur compte le récit de ces faits : où est le problème ? La Shoah a été récupérée par Israël afin de délégitimer ses critiques. Est-ce pour cette raison qu’il ne faut pas faire l’histoire de la Shoah ?

LVSL : Dans la conclusion de votre livre, vous évoquez la nécessité d’ « actionner tous les leviers de contre-pouvoir » pour mettre fin à la « politique spéciale » que mène la France en Afrique...

F.G. : Il faut mobiliser tous les moyens de faire de la politique, au sens large et au sens noble, au-delà du bulletin de vote. On a vu, par le passé, que les élections n’avaient quasiment aucun effet sur l’évolution de la politique africaine de la France.

J’ai rejoint l’association Survie parce que je pensais que c’était un moyen d’avoir une action efficace sur ces sujets. Il y a différents moyens de changer les choses : l’action médiatique, les interpellations de rue, les conférences…

Nous devons faire basculer l’opinion publique, et surtout l’imaginaire colonial, qui est encore très prégnant en France. Pour de nombreuses personnes, ce qui se passe en Afrique est considéré comme moins important que ce qui se passe ailleurs. Ce système de pensée bénéficie au système de la Françafrique. Et cet imaginaire colonial, bien sûr, apparaît dans la manière dont on considère, en France, le génocide des Tutsi.


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