Reconnaissance faciale, un remède miracle ?

© Gerd Altmann

Depuis quelques temps déjà, un débat autour de la reconnaissance faciale s’érige auprès des sphères politico-industrielles ainsi qu’au sein des organisations de défense des libertés, un développement technologique qui fascine autant qu’il inquiète. Vendue par ses promoteurs comme la solution miracle aux problèmes sécuritaires, la reconnaissance faciale est une véritable marotte contemporaine.


Confortablement installées sur un marché mondial qui se compte en plusieurs milliards de dollars, bon nombre d’entreprises ont fait le choix audacieux depuis maintenant quelques années d’investir le domaine de la reconnaissance faciale. Les principaux acteurs de cette industrie sont clairement identifiés et se nomment ASSA ABLOY AB, Aware Inc, Cognitec Systems GmbH, IDEMIA France SAS, NEC Corp, Safran SA, ou encore Thales Group. Ces compagnies plus ou moins spécialisées dans le domaine ne sont pas seules à se partager le gâteau : les GAFAM sont aussi dans la course, la reconnaissance faciale représentant un support et un outil indispensable de leur développement commercial. À ce sujet, Facebook annonçait dès 2014 le lancement du programme « DeepFace », capable de déterminer si deux visages photographiés appartenaient à la même personne. En 2015, Google lançait « FaceNet » et Amazon à peine deux ans plus tard lui emboîtait le pas et dévoilait « Rekognition », un service de reconnaissance basé sur son cloud et dont la firme de Jeff Bezos faisait activement la promotion auprès des forces de l’ordre américaines. Le géant annonçait au passage pouvoir distinguer jusqu’à 100 visages sur une seule image. L’identification était ensuite suivie d’une comparaison avec une base de données et permettait d’isoler les expressions et humeurs des individus.

Une offre commerciale en pleine expansion et qui selon les dernières estimations, devrait durant les quatre prochaines années croître de 3,35 milliard de dollars. Cette réussite s’explique notamment par la multiplication des applications et l’allongement de la liste des clients potentiels. Avec une technologie située au croisement de l’algorithmie, de l’intelligence artificielle et affichant des taux de correspondance avoisinant les 95% voire 99,63% pour l’outil Google sur le test de référence « Labeled Faces in the Wild » – un record en la matière – les plateformes ont une carte de visite flamboyante. Une prouesse qui s’explique également par la puissance que peut développer de tels agrégateurs de données passés experts dans l’art de la récolte et du traitement. En somme, plus l’intelligence artificielle consomme d’information, plus les modèles s’affinent et plus la précision augmente. Ces effets d’annonce couplés à un marketing et une rhétorique bien rodés suscitent l’intérêt à la fois à l’échelle des collectivités locales, des mairies mais aussi des États, seuls capables de déployer à grande échelle de tels dispositifs.

Un intérêt français

Depuis juin 2019, le gouvernement français a lancé ALICEM (Authentification en ligne certifiée mobile) en phase de test. Derrière cet acronyme se cache en réalité une application smartphone mis en place par le ministère de l’Intérieur, l’Agence Nationale des Titres Sécurisés (ANTS) et la société Gemalto. L’idée est de pouvoir à l’aide de son téléphone et d’une pièce d’identité, être à même de s’identifier pour accéder au portail administratif en ligne. Une application mise en avant par la communication gouvernementale pour son apport non-négligeable en terme d’ergonomie et de sécurité. Cette première européenne mise en place par décret, soulève pourtant quelques inquiétudes de la part des associations des défenses des droits et libertés sur internet.

La Quadrature du Net, plus réactive que la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés), avait attaqué cette décision dès le mois de juillet 2019. L’association dénonçait un véritable passage en force de la part du gouvernement Macron en rappelant que « À l’heure où les expérimentations de reconnaissance faciale se multiplient sans qu’aucune analyse ne soit réalisée sur les conséquences d’un tel dispositif pour notre société et nos libertés […] le gouvernement français cherche au contraire à l’imposer à tous les citoyens via des outils d’identification numérique ». En effet, mû par un pragmatisme à toute épreuve, le gouvernement, au travers de son secrétaire d’État au Numérique Cédric O, semble imperturbable.

La technologie vient rendre possible une automatisation et une interconnexion sans précédent.

Si ALICEM confère au dispositif des airs de jouet technologique superficiel et inoffensif, les réflexions se doivent d’anticiper les problématiques et d’étendre le débat sur un spectre élargit. La généralisation et l’acception de ces outils ne doivent pas faire oublier le reste de la machinerie et l’interaction de ses rouages. FPR (Fichier des Personnes Recherchées), TES (Titres Électroniques Sécurisés) ou encore le célèbre fichier TAJ (Traitement des Antécédents Judiciaires) qui répertorie les personnes visées par une enquête (qu’elles soient coupables, suspectes ou victimes) sont des éléments importants à considérer. Le fichier TAJ constitue une base de données d’environ 18,9 millions de personnes, 8 millions de photos et représente 6 téraoctets de données. Au-delà des critiques courantes d’une utilisation abusive, de doublon, de stockage ou encore d’exploitabilité des données, on comprend alors mieux l’attrait et l’enjeu pour les institutions de pouvoir exploiter de telles bases de données à travers l’intelligence artificielle. La technique mise au service de l’ordre permettrait « en direct » d’interroger ces bases à des fins d’identification et de comparaison des individus « potentiellement » dangereux. Si ces bases de données existaient déjà, c’est bien leur entrecroisement en « temps réel » couplé à la reconnaissance faciale qui confère une nouvelle dimension au dispositif.

L’État français est en première ligne dans ce domaine avec premièrement VOIE (Vidéo ouverte et intégrée) qui associe des industriels (Thales, Morpho et Deveryware), des transporteurs (SNCF, RATP) et la préfecture de police de Paris. Ce nouveau projet financé par la Banque publique d’investissement a pour objectif le suivi d’individus et l’analyse vidéo dans le cadre de réquisitions judiciaires. Un second projet dédié cette fois à la « gestion des foules » nommé S2ucre2 (Safety and Security of Urban Crowded Environments) mené conjointement avec l’Allemagne a vu le jour en 2017 et devrait s’achever en octobre 2020. Selon la communication officielle, l’expérimentation repose sur « de l’analyse vidéo avec des méthodes de simulation ». Outre la surveillance d’une foule, l’objectif est de prédire les comportements à court terme, de repérer des comportements suspects, détecter et géo-localiser des auteurs d’infraction et repérer les équipes de sécurité. Là encore les industriels cités en début d’article sont impliqués, avec en tête Idemia (ex Safran), ITlink et Deveryware le tout en partenariat avec la préfecture de police de Paris et le monde universitaire. En Europe, S2ucre fut déployé grandeur nature lors de deux expérimentations officielles, le festival du port de Hambourg (1,5 millions de visiteurs) et la démonstration du 1er mai à Paris (12 000 manifestants).

Domaines technologiques du projet S2ucre
Domaines technologiques du projet S2ucre. Source S2ucre.eu

Selon le site spécialisé Next Impact, le projet aurait tenté de contourner les barrières réglementaires françaises afin de mener davantage de tests. Les autorités auraient pour ce faire, passé un « accord » avec Singapour (la loi européenne RGPD limite fortement ce genre d’expérimentations de grande amplitude du fait de la demande le consentement systématique des participants). Une chose est sûre le partenariat numérique entre la France et la cité État est doté d’un cadre clairement délimité : « Les deux parties souhaitent approfondir le dialogue et le partage de bonnes pratiques en matière de e-government, et s’engagent à utiliser les données et les services numériques pour transformer les services apportés aux citoyens et aux entreprises. La transformation numérique de l’administration pourra être un domaine privilégié d’échanges dans le cadre de ce nouveau partenariat». Une relation diplomatique qui interroge une nouvelle fois quand on sait ce que représente le modèle singapourien en matière de vidéo surveillance labellisé safe-city. Des projets qui continuent d’alimenter une rhétorique de la peur et trouvent inlassablement un écho certain en période électoral ou bien souvent les sujets sécuritaires ont le vent en poupe faisant en partie le succès actuel du marché de la reconnaissance faciale.

Nice, la safe city à la française

En France, Christian Estrosi le maire Républicain de la ville de Nice fait figure de pionner de la promotion de la reconnaissance faciale, convaincu des bienfaits du procédé. Véritable ville laboratoire, Nice est le lieu d’expérimentations et de nombreux partenariats en la matière. En décembre 2018, était adoptée par le conseil régional de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) une délibération autorisant l’expérimentation de portiques de reconnaissance faciale (portée par l’américain Cisco) dans deux lycées afin de « maîtriser les entrées et sorties » des élèves. Inconcevable pour la CNIL qui avait mis son veto entre temps. Depuis, la mairie ne semble pas avoir dit son dernier mot et veut asseoir son rôle de leader sur ces sujets. Le carnaval niçois de 2019 constitue en cela une date clef dans l’agenda. Bien que vivement critiqué, Christian Estrosi salue la réussite du projet. Selon la mairie, l’expérimentation a rencontré un franc succès notamment auprès des agents de police municipale. Ces derniers se disent “largement favorables à l’utilisation de ce type de technologie qui leur permettrait d’améliorer considérablement leur capacité d’anticipation, de détection et d’intervention”.

Thales, le principal acteur du projet, ne tarit pas non plus d’éloges à propos de ce tropisme sécuritaire « la ville de Nice sera très prochainement considérée comme l’une des premières SAFE-CITY d’Europe, toujours aussi agréable à vivre pour ses habitants, mieux protégée, plus résiliente et plus attractive ». Sur la plaquette de communication, on constate justement une modification du vocable. La « télé-surveillance » devient dans la bouche de l’industriel « télé-protection ». Un détail presque anodin, mais qui en dit long sur le discours mis en place pour forcer l’acceptation auprès des populations. Ces dernières sont au final bien souvent prises au dépourvu tout comme les autorités de contrôle telles la CNIL qui peine une nouvelle fois dans son rôle de régulateur en l’absence notamment de moyens conséquents. Un besoin de cadre qui émane également du maire de Nice, qui fait lui aussi savoir son souhait d’un nouvel appareil juridique adapté. Un vide qui permet pour le moment une certaine latitude auquel l’État français voudrait remédier dans les prochains mois. En attendant, et comme le rappelait très justement Félix Tréguer au Monde Diplomatique dans un article de juin 2019, ce type d’expérimentation devrait être considéré comme illégal au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

La région PACA semble être à la pointe sur le sujet : Marseille et son projet de “vidéoprotection urbaine” (VPU) prends une tournure comparable au projet niçois. Plus récemment, Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France, plaide quant à elle pour la reconnaissance faciale dans les transports. Des idées qui étonnamment ne semblent pas être l’apanage de la droite puisque la marie écologique de Nantes a pour projet l’augmentation de 40% du nombre de caméras de surveillance dans les transports. Comme pour la solution marseillaise, on ne parle pas encore de reconnaissance faciale en “temps réel” mais là encore, un verrou psychologique semble sur le point de lâcher. Autant dire que les élus semblent avoir adopté la rhétorique huilée des industriels. Les propositions vont donc aller bon train dans les prochains mois. Une aubaine pour les carnets de commandes.

Partenariat public-privé

La précédente énumération démontre également la prépondérance de certains acteurs. Thales est pour ainsi dire un des mastodontes en la matière, encouragé par l’État lui-même, qui en détient un tiers des parts. La démarche n’est pas anodine et fait suite à une volonté de souveraineté numérique toujours plus affirmée de la part des nations. Les concurrences chinoise et américaine restent féroces et poussent la France à soutenir ces projets sous l’égide de la recherche et du développement.

Preuve de sa bonne santé, l’entreprise tricolore vient d’acquérir Gemalto, société d’ingénierie bien connue du milieu et qui était entre autre responsable du développement d’ALICEM. Un objectif donnant-donnant et une politique des vases communicants entre État et industriel à peine dissimulée. Cédric O en est d’ailleurs l’exemple parfait, lui qui est « chargé de mission » pour le groupe Safran entre 2014 et 2017 comme en atteste sa déclaration. Même si l’actuel secrétaire n’a apparemment pas évolué dans la branche sécurité du groupe, il est intéressant de noter que ce dernier développe depuis quelques années une nouvelle solution « de reconnaissance faciale et de vérification d’identité » baptisée MorphoFACE, aujourd’hui passée sous la houlette d’Idemia, acteur majeur du projet S2ucre.

Il s’agit de ne pas rater le train de l’innovation. Le sociologue Dominique Boullier en 1985 évoquait le concept de « la tyrannie du retard ». Le récent discours d’Emmanuel Macron, opposant 5G et le modèle Amish, reste symptomatique de cette vision du monde. Renaud Vedel, en charge de la prospective numérique au ministère de l’Intérieur, lui emboîte le pas au dernier congrès Technopolice : « Il faut accepter de trouver un équilibre entre des usages régaliens et des mesures protectrices pour nos libertés. Car sinon, la technologie sera mûrie à l’étranger et nos industriels, pourtant leaders mondiaux, perdront cette course ». Dans la même veine, un colonel déclare sur une note récente de l’École des officiers de la gendarmerie nationale (CREOGN) : « Sous réserve d’algorithmes exempts de biais, elle pourrait mettre fin à des années de polémiques sur le contrôle au faciès puisque le contrôle d’identité serait permanent et général ». Une phrase également relevé par Olivier Tesquet, journaliste à Telerama et auteur d’À La Trace, enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance, dans un papier récent sur le même sujet.

On conçoit bien sûr que dans un cadre globalisé, où domine sans partage la loi du libre-échange, un retard pris par la France pénaliserait lourdement son économie. Mais plutôt que de questionner ce cadre globalisé et libre-échangiste, le gouvernement n’envisage d’autre horizon, pour la France, que l’adaptation à ses réquisits.

Neutralité des algorithmes ?

« L’algorithmie exempt de biais » : tel est le rêve des industriels du numérique. On gagnerait pourtant à ne pas oublier que les algorithmes, loin d’échapper à la subjectivité humaine, la reflète. On ne compte plus le nombre de retours d’expérience mettant en avant les biais racistes ou sexistes des algorithmes. En 2016, ProPublica menait justement une enquête sur la discrimination des personnes de couleur noire. Nouvel exemple avec l’outil de recrutement d’Amazon défavorable aux femmes. La CNIL, dans une note datant de novembre 2019, précisait “même si des travaux, et notamment l’auto-configuration des algorithmes, peuvent être mis en œuvre pour réduire ces biais, la nature même du traitement biométrique, quel que soit le degré de maturité de la technologie, implique que des biais continueront nécessairement d’être observés ».

Malgré ces remarques, cela n’a pas empêché la majorité d’inclure la reconnaissance faciale dans la première version du projet de loi vers une sécurité globale. Ce volet a depuis disparu du texte publié le 20 octobre, motivé par la crainte de voir le texte vidé de sa substance par un Conseil constitutionnel qui avait déjà sévi quelques mois plus tôt sur la loi Avia (propos haineux en ligne) et la loi de sûreté contre les ex-détenus terroristes. Rien n’est joué cependant, puisque le texte pourra être amandé abondamment en séance parlementaire. Un retour en force qui pourrait coïncider avec les grands évènements à venir comme les Jeux olympiques en 2024.

Du côté de la société civile, l’actualité récente a vu émerger de nouvelles initiatives pour dénoncer et sensibiliser sur ces sujets. La récente exposition sauvage dans les rues de Paris par l’artiste italien Paolo Cirio a fait grand bruit. Ce dernier a affiché pas moins de 4000 portraits de policiers pour sensibiliser aux dérives de tels dispositifs. L’action a le mérite de retourner le miroir vers nos institutions. Une initiative à laquelle la préfecture de police a très mal réagi. Comme le précise l’artiste : “l’absence de réglementation sur la protection de la vie privée de cette technologie se retourne finalement contre les mêmes autorités qui en recommandent l’utilisation ». Le sujet risque en tout cas de continuer à faire débat dans les prochains mois, la proposition de loi « sécurité globale » ayant pour ambition d’empêcher la diffusion des visages des fonctionnaires de police afin de ne pas porter atteinte à leur intégrité physique ou psychique.

Le temps de la réflexion

Gouverner c’est prévoir. Le célèbre adage pourrait alors être adapté en 2020 par « gouverner c’est prédire ». Une perspective prônée par les industriels et dans laquelle semblent se complaire certains dirigeants. Cet agenda escamote la multitude d’interrogations sur le rapport de l’homme à la technologie, de la société à des réseaux qui ne cessent de croître et sur lesquels elle perd tout contrôle.

Il ne s’agit pas ici de fustiger ni de renier en bloc les avancées technologiques, mais plutôt d’esquisser les bases d’un débat public sur ces questions qui engagent le collectif. Les arguments en faveur et en défaveur de la numérisation des questions sécuritaires mériteraient d’être confrontés. En lieu et place de cela, le gouvernement agit sous l’unique pression des industriels du numérique et de contraintes internationales.

Notes :

  1. Olivier Tesquet, À la trace, enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance, 2019, premier parelle

 

 

Pourquoi il faut un moratoire sur la 5G

Une antenne 5G de Vodafone en Allemagne. © Fabian Horst

Alors qu’a lieu l’attribution des fréquences pour le réseau 5G, le déploiement de cette technologie fait de plus en plus débat. Le 12 septembre dernier, 70 élus, pour la plupart étiquetés EELV et France Insoumise, ont appelé à un moratoire et à un débat démocratique sur le sujet. Ils rejoignent ainsi les préconisations de la Convention Citoyenne pour le Climat. Le Président de la République leur a répondu négativement le lendemain, arguant qu’il ne croyait pas au « modèle amish ». Derrière cette polémique, les sources d’inquiétudes autour de cette infrastructure sont en effet nombreuses. Elles nous invitent à questionner les technologies avant de les introduire dans notre quotidien.


« On n’arrête pas le progrès »

Alors que les zones blanches sont encore nombreuses dans notre pays, la dernière génération de réseau mobile, la 5G, devrait bientôt faire partie de notre quotidien. Les enchères auront lieu le 29 septembre 2020. Grâce à l’usage de nouvelles fréquences, les débits seront très fortement améliorés (ils devraient être multipliés par 10) et les temps de latence beaucoup plus faibles. Au-delà d’un confort accru dans nos usages numériques, la 5G est surtout l’infrastructure nécessaire à la poursuite de la numérisation de toute l’économie. De nombreux nouveaux usages sont prévus : automatisation des usines, véhicules autonomes, télémédecine, jeux vidéo en ligne, gestion plus « intelligente » des villes… 

Pour certains dirigeants politiques, ces promesses de développement de nouvelles activités sont une aubaine. En effet, la croissance économique stagne depuis des années. Ainsi, Emmanuel Macron a de nouveau prôné l’urgence du déploiement de ce nouveau réseau le 13 septembre dernier devant un public conquis d’entrepreneurs du numérique. Les défenseurs de la start-up nation estiment en effet impératif de ne pas se laisser distancer. En Chine ou en Corée du Sud, la couverture 5G dans les villes est de fait de plus en plus large. 

Pourtant, cet enthousiasme pour le « progrès » n’est pas partagé par tous. D’abord, la question du risque sanitaire n’est toujours pas résolue. Les différentes études sur le sujet se contredisent. En France, une étude complète de l’ANSES à ce sujet est d’ailleurs très attendue, sauf par le gouvernement et les opérateurs. Ces derniers souhaitent mettre en place le nouveau réseau le plus rapidement possible. Le refus des quatre grands opérateurs français d’attendre cette étude a d’ailleurs conduit à une récente attaque en justice par 500 militants écologistes au nom du principe de précaution. 

Par ailleurs, ce nouveau réseau pose d’importantes questions de souveraineté numérique. Pour l’heure, le leader mondial des équipements 5G n’est autre que le groupe chinois Huawei, dont la proximité avec le Parti Communiste Chinois n’est plus à prouver. Le risque de fuite des données produites par les milliards d’objets connectés à la 5G est donc réel, autant vers Pékin que vers Washington, qui jamais eu de scrupule à espionner ses alliés européens. Les européens sont en train de multiplier les obstacles à la mainmise de Huawei sur le réseau du futur. Ils emboîtent ainsi le pas aux États-Unis qui mènent une guerre tous azimuts contre le géant chinois des télécoms. Mais auprès de qui se fournir ces équipements télécom ? Si les compagnies européennes Nokia et Ericsson en produisent, ils ne sont pour l’instant pas aussi avancés que ceux de Huawei. Cela a conduit le ministre de l’Intérieur allemand, Horst Seehofer, à déclarer que le déploiement de la 5G prendrait un retard de « 5 à 10 ans » sans Huawei. 

La précipitation du Président de la République et des opérateurs mobiles pose donc question. Plutôt que de se précipiter vers des fournisseurs américains, la France (ou l’Europe) ne devrait-elle pas plutôt prendre le temps de développer des technologies souveraines ? Cela mettrait un terme à l’espionnage de masse par les puissances étrangères Si l’on excepte ces questions de souveraineté numérique, la technologie 5G est désormais prête. Mais faut-il pour autant croire aux promesses de la start-up nation ?

Un impact environnemental désastreux

Malgré les promesses d’optimisation de la consommation énergétique de ce nouveau réseau et des appareils connectés, la consommation énergétique globale augmentera très probablement. D’une part, la nécessité de multiplier les antennes pour assurer une bonne couverture contredit le discours des opérateurs et du gouvernement. Surtout, « l’effet rebond » encouragé par l’arrivée de la 5G a toutes les chances de gonfler encore la consommation énergétique exponentielle du numérique. Les voitures autonomes, le e-sport, la télémédecine, la croissance des usages vidéos, la multiplication des objets connectés ou encore l’intelligence artificielle sont en effet autant de nouveaux usages amenés à se développer considérablement avec l’arrivée de la 5G, puis de la 6G. D’après Waymo, la filiale de Google dédiée au développement de véhicules autonomes, la quantité de données produite par un voiture en un jour varie entre 11 et 152 terabytes ! Le stockage et le traitement de telles quantités de données supposent donc une construction massive de datacenters énergivores. Ainsi, selon une étude de l’industrie des semi-conducteurs publiée en 2015, nos usages numériques nécessiteront en 2040 la totalité de l’énergie mondiale produite en 2010 si le rythme de croissance actuel se maintient. Selon cette étude, des gains de performance énergétique d’un facteur 1 000 ne feraient reculer cette échéance que de dix ans.

« L’effet rebond » encouragé par l’arrivée de la 5G a toutes les chances de gonfler encore la consommation énergétique exponentielle du numérique.

Au-delà de la seule consommation d’électricité, l’impératif de renouvellement des terminaux mobiles et la multiplication d’objets connectés s’annonce désastreuse pour l’environnement. Les ventes mondiales de smartphones stagnent autour d’un milliard et demi par an depuis 2016. La 5G apparaît donc comme un argument de poids des fabricants pour relancer les ventes. Or, les progrès technologiques des nouveaux modèles sont devenus de plus en plus superficiels ces dernières années. Il semble qu’il soit temps de concevoir enfin des produits plus durables et plus réparables. Au contraire, ces nouveaux appareils vont copieusement accroître nos besoins en terres rares (souvent extraites dans des conditions désastreuses pour l’environnement et les travailleurs) et les conflits géopolitiques qui y sont liés. Par ailleurs, la quantité de déchets informatiques ainsi créés a toutes les chances d’aggraver les problèmes de pollution dans les pays pauvres où ils sont exportés. Le recyclage des « e-waste » demeure en effet embryonnaire.

Derrière la technologie, des choix de société

Si les enjeux environnementaux liés à la 5G sont de plus en plus pointés, notamment par la Convention Citoyenne pour le Climat, les promesses d’un monde toujours plus connecté sont moins discutées. À l’heure où de plus en plus de jeunes découvrent la réalité déshumanisante de la « continuité pédagogique » à travers les cours en ligne, un grand débat sur la numérisation de la société s’avère nécessaire. D’abord les avancées de la digitalisation amplifient sans cesse les fractures sociales, en particulier lorsqu’elles sont corrélée à la disparition des services publics de proximité. L’ampleur de « l’illectronisme » devrait pourtant nous interroger. Selon l’INSEE, 15% de la population française âgée de 15 ans ou plus n’a pas utilisé Internet au cours de l’année 2019. 38% manque d’au moins une compétence informatique de base.

Un graffiti contre la surveillance de masse à Londres. © KylaBorg

Quant aux innovations permises par la 5G, elles vont bien au-delà des gadgets contemporains que sont les fourchettes ou frigos connectés. La voiture autonome dont rêve Uber afin de pouvoir se passer de main-d’œuvre humaine risque d’encourager des usages irraisonnés. Une étude de 2018 dans la baie de San Francisco dont les participants disposaient d’une voiture à leur disposition sans avoir à la conduire indique un grand nombre de trajets supplémentaires et l’augmentation des distances parcourues, en particulier le soir. Pire, de nombreux trajets se faisaient à vide. Le manque de stationnements dans les grandes villes pourrait encourager les voitures autonomes à errer en attendant leurs passagers. De plus, la prouesse technologique que représente la télémédecine nous fait oublier que nos problèmes de santé viennent surtout d’un environnement pollué et stressant. De même, le renoncement aux soins (pour motifs financiers, géographiques, temporels…) s’aggrave dans notre pays. Développer la télémédecine semble intéressant, mais à quoi bon avec un corps médical déjà surchargé ?

Enfin, la 5G devrait donner un grand coup d’accélérateur à la surveillance de masse. Le cabinet de conseil Gartner estime ainsi que le plus gros marché pour les objets connectés dans les 3 prochaines années sera celui des caméras de surveillance. Grâce à la 5G, ces caméras pourront d’ailleurs se connecter à d’autres appareils de surveillance, comme les détecteurs de mouvement ou les drones. Avec l’amélioration de la qualité des images transmises, la reconnaissance faciale pourrait aisément se généraliser. Ce processus a déjà débuté : la Chine a largement déployé ces outils et les exporte désormais, notamment en Afrique. Pourtant, l’efficacité de ces technologies de la « safe city » n’est jamais débattue. Le sociologue Laurent Mucchielli a publié un livre sur la vidéosurveillance. Il y démontre qu’elle n’a pratiquement aucun impact sur la criminalité et n’aide que rarement à résoudre des affaires. Quant aux invasions de la vie privée et aux usages répressifs de ces technologies, ils ne sont plus à prouver.

Les amish, un modèle ?

Pour toutes ces raisons, le déploiement de la 5G n’a rien d’anodin. Plus que de potentiels risques sur la santé, ce nouveau réseau présente surtout des risques certains pour l’environnement et notre vie privée. Pourtant, tout débat sur ces questions semble interdit au nom du « progrès » que représenterait un meilleur débit. Or, ce progrès à marche forcée semble surtout faire les affaires des grandes entreprises du numérique dont le business model est fondé sur l’exploitation des données. Avec ces montagnes de données, les GAFAM et quelques autres sont en passe d’obtenir un contrôle incroyable sur nos vies. Dans La nouvelle servitude volontaire, Philippe Vion-Dury explique combien les algorithmes des géants du web sont de plus en plus capables « d’anticiper nos désirs, nos comportements et nos vices et de percer l’intimité de nos opinions ou le secret de nos préférences », et, sous couvert de liberté et de plaisir, nous conditionnent à consommer toujours plus. Derrière l’apparente neutralité d’une technologie, il y a souvent un projet politique, ici celui de la Silicon Valley.

Derrière l’apparente neutralité d’une technologie, il y a en effet souvent un projet politique, en l’occurrence celui de la Silicon Valley.

L’opposition historique du mouvement écologiste à certaines technologies, comme le nucléaire (civil ou militaire) et les OGM, nous rappelle d’ailleurs qu’il n’existe guère de neutralité de la technique. Jacques Ellul et Bernard Charbonneau sont deux intellectuels célèbres par leur regard critique sur le progrès technique. Ce dernier sacralise en effet l’efficacité et nous enferme toujours plus étroitement dans le productivisme et le consumérisme. Par ailleurs, questionner le « progrès » n’implique pas nécessairement de le rejeter en bloc comme le font les néo-luddites. Il est possible de reconnaître les bienfaits qu’apporte une technologie tout en étant conscient de ses impacts négatifs, et donc de se battre pour en retrouver le contrôle. Le courant émergent autour des low tech, qui défend des technologies simples, réparables, utiles et abordables, témoigne ainsi d’une volonté de reprendre le contrôle sur les outils techniques qui nous entourent.

Au vu des impacts environnementaux et sociétaux considérables de la 5G, il est donc regrettable de voir que le débat politique sur cette question demeure finalement, et paradoxalement, technocratique. Le principal grief des adversaires de la 5G reste en effet la question du risque sanitaire, qui mérite certes d’être posée, mais est secondaire. Il ne faut pas se contenter d’attendre la sortie du rapport de l’ANSES sur le sujet et de laisser ce débat à des « experts » jamais véritablement indépendants. Un vrai débat démocratique global sur la 5G est nécessaire, comme le réclament les 70 élus de gauche dans leur tribune. Pour Macron et les apôtres du progrès technique, une telle demande est synonyme de retour à la bougie. Cela explique sa petite pique sur les Amish. Mais qui souhaite vraiment imiter cette société fermée et très conservatrice ? Le Danemark nous fournit un exemple plus facilement imitable. Depuis les années 1980, des « conférences de consensus » réunissant des citoyens tirés au sort ou choisis par appel à candidature permettent de questionner les répercussions culturelles, psychologiques et sociales des nouvelles technologies. En France, la réussite de la Convention Citoyenne pour le Climat, bien qu’elle n’ait disposé que d’un temps limité pour traiter de sujets particulièrement complexes, a montré qu’il était possible de rompre avec le monopole des experts et des représentants politiques sur des questions qui nous concernent tous. Les propositions radicales qui en ont émergé (dont un moratoire sur la 5G que le Président de la République s’était engagé à prendre en compte), plébiscitées par près des trois quarts des Français, devraient nous inspirer. À quand un vrai débat de société, suivi d’un référendum, sur la 5G ?