Opposition à l’OTAN et « alliance anti-monopoliste » : le pari de Sahra Wagenknecht

En France, la presse de gauche accueille avec peu d’enthousiasme le parti de Sahra Wagenknecht, figure puis dissidente de Die Linke (formation de gauche allemande alliée à LFI, ndlr). Elle aurait cédé « à l’air du temps nationaliste » pour Mediapart et au « credo anti-immigration de l’extrême droite » pour Regards. Un portrait du Monde diplomatique fait exception. Il prend au sérieux « l’alliance anti-monopoliste » qu’elle tente de bâtir contre le « grand capital », avec une dose de conservatisme culturel mais non sans succès électoral à l’Est. La singularité du parti de Wagenknecht réside également dans son positionnement géopolitique. Il s’oppose aux livraisons d’armes en Ukraine, dans un pays à l’avant-garde du soutien à Kiev. Et à la campagne de « destruction de Gaza », alors que la critique d’Israël demeure difficile en Allemagne, y compris à gauche. Venu fissurer le consensus pro-OTAN d’un pays pourtant abîmé par la crise énergétique, le mouvement de Wagenknecht comble un vide – et est parti pour durer. Par Ingar Solty, chercheur à la Fondation Rosa Luxembourg, et Sebastian Friedrich, journaliste.

La création de l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW) fin 2023 avait provoqué de vifs débats : ce nouveau parti allait-il freiner la montée de l’extrême droite allemande, incarnée par l’Alternative für Deutschland (AfD), ou contribuer à son renforcement ? Depuis fin janvier, le parti a concouru à plusieurs élections : les européennes (où il a totalisé 6,1 % des suffrages, plus du double de Die Linke) et trois scrutins régionaux dans l’ancienne Allemagne de l’Est (où il est arrivé en troisième position, oscillant entre 12 et 15 % des voix). Un premier bilan peut être ébauché.

L’analyse des transferts de voix lors des élections européennes semble indiquer que la BSW affecte principalement les partis de gauche, notamment Die Linke et les sociaux-démocrates au pouvoir (SPD). D’après Infratest Dimap, la majorité des électeurs de la BSW avaient auparavant voté pour le SPD et Die Linke : 580 000 anciens électeurs du SPD et 470 000 de Die Linke se sont tournés vers la BSW. Seuls 160 000 électeurs de la BSW avaient soutenu l’AfD lors des élections fédérales de 2021. Dans les élections régionales de Thuringe et de Saxe, début septembre, les mêmes tendances ont été observées : la plupart des électeurs de la BSW venaient de la gauche, et seule une fraction de l’AfD.

À défaut d’un recul, une décélération de l’extrême droite ?

À première vue, le constat est clair : la BSW capte principalement des voix à gauche, et ne « récupère » que peu d’électeurs de l’AfD. Mais à défaut d’avoir fait reculer l’extrême droite, la BSW a-t-elle freiné sa progression ?

La BSW séduit les électeurs à faibles revenus, qui confessent une vision pessimiste de l’avenir et une faible confiance à l’égard des institutions.

C’est ce que suggère une étude d’Infatest Dimap, selon laquelle 26% des électeurs de la BSW en Thuringe et 33% en Saxe ont déclaré qu’ils auraient voté pour l’AfD aux élections régionales sans l’option BSW. Si l’on prend ces données au pied de la lettre, le parti d’extrême droite aurait obtenu 37% en Thuringe (au lieu de 33%) et 35% en Saxe (au lieu de 30%). Des projections en accord avec des enquêtes d’opinion antérieures, qui donnaient l’AfD plus haut avant l’essor de la BSW… Ainsi, si le vote BSW a en premier lieu affaibli Die Linke dans ces régions, il a aussi probablement empêché l’extrême droite d’obtenir un score plus important.

Tout indique que l’électorat AfD n’est pas le produit d’une sédimentation idéologique de long terme. Selon plusieurs sondages post-électoraux, près de la moitié de ses électeurs ont déclaré avoir voté non par conviction, mais pour exprimer un rejet des autres partis. Ces électeurs pourraient-ils être attirés par une alternative qui mettrait la redistribution des richesses au coeur de sa stratégie ? La proportion importante d’ouvriers – 33% – et non négligeable de syndiqués – 18% – parmi les votants AfD semble l’indiquer. Si certains redoutent une progression de l’AfD au sein des classes populaires, sur le modèle de l’évolution de l’extrême droite en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, un tel processus n’a rien d’inéluctable.

Une étude menée par l’Institut de recherche économique et sociale (WSI), le centre de recherche de la confédération syndicale allemande, indique que la BSW est perçu comme une alternative anti-establishment, en particulier dans à l’Est et chez ceux qui se sont récemment tournés vers l’AfD. D’un point de vue socio-structurel, ces régions correspondent à celles où le PDS (Parti du socialisme démocratique, l’un des prédécesseurs de Die Linke) était autrefois influent. La BSW y trouve un écho particulièrement important dans les zones à fort taux de chômage et à la population vieillissante. Selon le WSI, il séduit les électeurs à faibles revenus, qui confessent une vision pessimiste de l’avenir et une faible confiance à l’égard des institutions.

Ainsi, il n’est pas faux de dire que le pari de Wagenknecht, consistant à combattre l’AfD avec un discours économiquement progressiste et culturellement conservateur, a connu un commencement de succès. Mais pour le moment, en aucun cas la BSW n’a pu servir de véritable rempart.

L’alliance « anti-monopoliste » et ses contradictions

Qu’en est-il de l’influence de la BSW sur le débat politique et médiatique en Allemagne ? Son succès s’inscrit-il dans une dynamique de droitisation du spectre, comme l’affirment de nombreuses voix progressistes ?

En matière de politique économique et sociale, la BSW a rapidement imprimé sa patte. Au coeur de ses revendications au Bundestag, on trouve l’augmentation du salaire minimum et des retraites. En parallèle, le parti s’attache à défendre les intérêts des petites et moyennes entreprises (PME) sous le mot d’ordre de la « rationalité économique ».

Une orientation qui ne laisse pas d’être contradictoire, le conflit entre capital et travail étant particulièrement intense entre les PME et leurs salariés. Les petites entreprises, surtout dans les régions peu dynamiques, adoptent une posture viscéralement anti-syndicale, sous le prétexte de résister à la concurrence nationale et mondiale. Au sein de la BSW, on justifie cette stratégie par la nécessité d’une « alliance anti-monopole » de court terme. Ainsi, le gouvernement fédéral — composé du SPD, des Verts et des Libéraux (FDP) — mènerait une politique favorable aux grandes entreprises, qui fausserait la « libre concurrence ». Une rhétorique qui possède d’étranges résonances avec l’acteur le plus libéral de cette coalition, le FDP…

La tension entre les promesses faites aux PME et aux salariés est d’ores et déjà sensible. D’un côté, la BSW s’oppose à une hausse de l’imposition sur le capital – si l’on excepte le « grand » capital – et soutient le principe d’un accroissement des sanctions contre les chômeurs, pour les contraindre à accepter des emplois moins avantageux. De l’autre, il ne cesse de réclamer une hausse des salaires et des retraites, ainsi qu’une politique industrielle en faveur des travailleurs.

Les désaccords de Wagenknecht avec la direction de Die Linke portaient avant tout sur la politique étrangère – et le refus, pour la formation de gauche, de critiquer la livraison d’armes à l’Ukraine.

Tout indique pourtant que les rapports entre dirigeants de PME et salariés ne cesseront de se tendre ces prochaines années. Le retour à un partenariat énergétique russo-européen, condition d’une électricité abordable qui permettrait d’accroître les marges, semble désormais exclu. Reste à voir comment la BSW se positionnera face aux assauts des milieux d’affaires, qui réclament la semaine de 42 heures et un relèvement de l’âge de la retraite jusqu’à… 70 ans – ainsi qu’une restriction du droit de grève dans le secteur public et une baisse des impôts sur les sociétés. Ces enjeux pourraient semer les germes d’une division interne au sein du parti.

Fissurer le consensus autour de l’OTAN

En matière culturelle, mais aussi de politique économique et sociale, la scission de Die Linke menée par Wagenknecht est indéniablement conservatrice. La BSW ne cesse par ailleurs d’affirmer qu’elle refuse de devenir un « Die Linke 2.0 ». Nombre de ses figures clés se sont distancées de leur ancienne vision du monde. Sabine Zimmermann, ancien cadre de Die Linke, en constitue la manifestation la plus flagrante. Elle a positionné la BSW « à la droite du SPD et à la gauche de la CDU ». Le soir des élections, elle a souligné sur la chaîne publique allemande ARD qu’il existait de « grandes convergences » entre la CDU et la BSW, notamment en matière d’éducation et d’immigration.

Scission conservatrice ? Si elle l’est sur certains aspects, on aurait tôt fait d’ignorer une dimension centrale des désaccords entre Die Linke et la BSW : la politique étrangère. Ceux qui ont suivi Wagenknecht dans sa dissidence l’ont principalement fait sur cette question. Et notamment la livraison d’armes à l’Ukraine, à laquelle Die Linke a refusé de s’opposer.

Au coeur des revendications de la BSW : un référendum sur l’établissement de missiles nucléaires de moyenne portée en Europe. Une mesure qui n’est pas sans rappeler l’« Appel de Krefeld », signé par quatre million de citoyens allemands dans les années 1980, et qui exprimait un refus similaire. En ne s’opposant pas à la nucléarisation du Vieux continent, Olaf Scholz risque de pousser davantage d’électeurs du SPD vers la BSW. L’ascension du parti de Wagenknecht compte d’ailleurs peut-être au nombre des facteurs – combiné au retrait progressif des Américains et à la lassitude de la population ukrainienne – qui ont soudainement conduit le chancelier à requérir des négociations avec la Russie…

Si cette posture isolationniste et critique de l’OTAN rapproche la BSW de l’AfD, il n’en va pas de même pour la question palestinienne. Le mouvement de Sahra Wagenknecht a en effet incarné l’opposition la plus frontale à la politique de Benjamin Netanyahu – pratiquement seul contre tous, dans un contexte où Die Linke, tétanisé par les horreurs du 7 octobre, adoucissait son positionnement. Ainsi, alors que Wagenknecht élevait la voix pour dénoncer les premiers massacres dans la Bande de Gaza et qualifiait celle-ci de « prison à ciel ouvert », le chef de file de Die Linke au Bundestag s’était empressé de se désolidariser de sa déclaration

Il n’est guère étonnant que plusieurs cadres de la BSW se soient spécialisés dans les enjeux géopolitiques. Longtemps, Die Linke refusait de rallier une coalition fédérale dominée par le SPD à cause de leurs désaccords sur l’OTAN. Et c’est toujours au nom d’un désaccord sur l’OTAN que Sahra Wagenknecht s’opposait à la stratégie de coalition « rouge-rouge-verte » adoptée par Die Linke aux élections fédérales de 2021 – qui a conduit à un désastre électoral [Die Linke est alors passée sous la barre des 5% NDLR].

Si Die Linke demeure, sur le plan programmatique, la force la plus progressiste, elle apparaît de plus en plus inoffensive dans son positionnement concret. Comme un simple appendice de l’alliance SPD/Verts. Une raison qui a conduit de nombreux électeurs de Die Linke, surtout à l’Est, à déserter la formation au profit de la BSW. Ainsi, malgré des positions souvent plus conservatrices, celle-ci apparaît extérieure à l’establishment. Et ne se prive pas de critiquer l’« opportunisme » de Die Linke.

« La seule force politique qui pose les bonnes questions » ?

Un autre enjeu qui a pris une importance croissante est celui de l’immigration. Au moment de la fondation du parti, il est largement demeuré en sourdine. Lors de sa conférence de presse inaugurale, Wagenknecht ne l’a évoqué que très brièvement. Et durant le Congrès fondateur du parti à Berlin, en janvier dernier, seuls quelques intervenants l’ont mentionné.

Mais ces derniers mois, la tonalité a changé – et sous l’impulsion de Wagenknecht elle-même. Aux côtés de la guerre en Ukraine et des questions sociales, l’immigration est ainsi devenue l’un des sujets de prédilection du parti. Il y a dix ans, Wagenknecht qualifiait la Deutsche Bank de « bombe à retardement » ; aujourd’hui, c’est contre l’immigration qu’elle emploie cette expression. En juillet dernier, elle écrivait sur X, après qu’un demandeur d’asile marocain de 18 ans était accusé d’avoir poussé un homme dans les escaliers d’une gare : « Stop à l’immigration incontrôlée qui produit de telles bombes à retardement dans notre pays ! ».

Née pour combler un vide dans le spectre politique, la BSW s’y implantera sans doute durablement. En particulier si Die Linke et l’AfD, pour des raisons différentes, adoucissent leur positionnement historique sur l’OTAN.

Dans son parti, Wagenknecht n’est pas la seule à mettre l’accent sur cette question. Commentant le résultat des élections en Saxe le lendemain des résultats, Zimmermann avait déclaré que limiter l’immigration incontrôlée était son objectif premier – avant la défense de la paix.

Sur cette question, la BSW épouse la tendance générale, sans véritablement tenter de l’infléchir. Il est cependant difficile de dire qu’elle a contribué à la droitisation du spectre politiquement allemand, comme ses ex-camarades de Die Linke ne manquent pas de le suggérer. Si la BSW a passivement suivi l’inflexion anti-immigration de la majorité, elle n’en a nullement été une instigatrice.

Il faut ajouter que même sur les questions où elle se positionne le plus à droite – et notamment l’immigration -, la BSW se situe au niveau des Chrétiens-démocrates et d’une grande partie du SPD, c’est-à-dire au centre-droit. Ni plus, ni moins. Cela n’en fait nullement « l’anti-chambre de l’AFD », comme l’a récemment affirmé le sociologue Oliver Nachtwey dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung. À l’inverse, cela n’en fait pas non plus « la seule force qui pose les bonnes questions », ainsi que le défend Wolfgang Streeck dans une interview pour Die Zeit. Et la BSW pourrait bientôt s’apercevoir que cette emphase sur l’immigration pourrait renforcer l’AfD ; après tout, les électeurs qui considèrent cette question comme prioritaire ne seraient-ils pas plus enclins à voter pour « l’original que pour la copie » ?

Seul contre tous, lutter pour la détente

L’éclectisme de la BSW la surexpose à la conjoncture économique et géopolitique. Les prochaines années verront probablement s’accroître la guerre économique avec la Chine et les tensions entre l’OTAN et la Russie. Dans un tel contexte, le volontarisme diplomatique affiché par la BSW, orienté vers la détente et la démilitarisation, est ce qui la distingue le plus de toutes les autres formations.

Née pour combler un vide dans le spectre politique allemand, la BSW s’y implantera sans doute durablement. En particulier si le courant dominant au sein de Die Linke, qui plaide pour l’adoucissement de ses positions historiques sur l’OTAN, est reconduit au prochain Congrès d’octobre 2024. Quant à l’AfD, qui souhaite devenir une force de gouvernement en Allemagne et en Europe, elle subit des pressions pour adopter des positions plus conciliantes vis-à-vis de la construction européenne et de l’Alliance atlantique.

Comme force conservatrice et bourgeoise, elle n’aurait que peu de mal à justifier son ralliement à une coalition de droite au nom de la « défense de nos valeurs ». Si cette orientation, suivie par l’extrême droite française et italienne, est pour le moment exclue par la direction de l’AfD, une « melonisation » du parti est le seul chemin à emprunter pour se rapprocher du pouvoir.

Ainsi, les mutations en matière de politique étrangère seront décisives pour l’avenir de la BSW. Tiraillée entre son désir de représenter les salariés d’un côté, les PME de l’autre, elle pourrait être fragilisée par une intensification de l’offensive patronale en Allemagne. Mais, seule force à défendre une opposition frontale et conséquente à l’OTAN, elle possède une marge de progression importante – dans un pays qui a durement souffert du conflit russo-ukrainien, et dont les dirigeants ont pourtant épousé avec constance le positionnement de Washington.

Fabio de Masi : « L’Allemagne goûte à présent aux politiques qu’elle a infligées au Sud de l’Europe »

Fabio de masi - le vent se lève
Fabio de mMasi – Le vent se lève

Fracturée, la gauche allemande part désunie aux élections européennes. D’un côté Die Linke (« la gauche »), le parti qui a incarné l’opposition aux politiques de rigueur d’Angela Merkel. De l’autre, la Bündnis Sahra Wagenknecht (Alliance Sahra Wagenknecht, BSW), structurée autour de la charismatique dissidente de Die Linke. Elle reproche au parti de gauche d’avoir abandonné un discours de classe pour une rhétorique centrée autour des « valeurs » et d’avoir délaissé les travailleurs au profit des classes moyennes. Ses propos critiques de l’immigration ont déclenché de nombreuses polémiques, au sein même de la gauche européenne. Nous rencontrons Fabio de Masi, tête de liste de la BSW pour les élections européennes. Spécialiste des questions financières, critique précoce de la monnaie unique, il est l’une des figures de l’opposition au tournant austéritaire de l’Union européenne durant la décennie 2010.

LVSL – Après d’importants désaccords au sein de Die Linke, Sahra Wagenknecht, la figure la plus médiatique du parti, a quitté celui-ci. Elle a lancé la Bundnis Sahra Wagenknecht (BSW, Alliance Sahra Wagenknecht), à laquelle vous appartenez. Pourriez-vous expliquer les raisons de cette scission, et les principales divergences idéologiques entre Die Linke et le BSW ?

Il y a deux raisons essentielles. La première consiste dans le virage de Die Linke vers ce que Thomas Piketty nomme la « gauche brahmane », axée sur les questions d’identité. Cela ne signifie pas que Die Linke a abandonné sa rhétorique de redistribution sociale, mais il a perdu son assise dans le monde du travail. Ses élus ont par exemple voté en faveur d’un revenu de base inconditionnel. Ignorent-ils que le versement d’un revenu de subsistance à chaque personne – même aux riches – diminue les ressources destinées à ceux qui ont vraiment besoin du soutien de l’État ? Que cette perspective néglige complètement la participation sociale permise par le travail ? Le contrôle de l’économie – y compris sur les décisions d’investissement – ne peut être démocratisé que par des luttes sur le lieu de travail.

Cette attitude, couplée à la rhétorique irréaliste de Die Linke sur l’ouverture des frontières durant la crise des réfugiés, a conduit à un désenchantement au sein de notre base électorale, dans les circonscriptions ouvrières et dans les campagnes. Elle a contribué à la montée de l’AfD [Alternative für Deutschland, le principal parti d’extrême droite allemand, qui entretient un rapport pour le moins ambigu au passé nazi du pays, ndlr]. Lorsque j’étais encore membre de Die Linke au Parlement allemand, j’ai dû empêcher ce parti de prendre position en faveur de la taxe carbone, la mesure qui avait conduit, en France, à l’explosion des Gilets jaunes ! Il n’est pourtant pas difficile de comprendre que la taxe à la consommation de carburants est un outil libéral, à l’effectivité environnementale douteuse, alors que dans le même temps, le système ferroviaire allemand souffre d’un sous-investissement chronique depuis de nombreuses années.

« Face au choc économique majeur que nous vivons, la coalition allemande a annoncé des dépenses d’armement de 100 milliards d’euros, combinées à des coupes dans les dépenses publiques et des taxes carbone. »

La seconde ligne de fracture réside dans l’attitude à tenir par rapport au mouvement pacifiste. Sahra Wagenknecht a organisé une grande manifestation pour la paix et en faveur d’une solution diplomatique à la guerre en Ukraine. Die Linke a tenté de la discréditer et prétendu que la manifestation avait été initiée par la droite. Nous ne faisons preuve d’aucune naïveté vis-à-vis de Vladimir Poutine. J’ai moi-même été la cible d’un probable espion russe, « Egisto O. », qui travaillait avec Jan Marsalek, ancien manager de l’entreprise de transactions Wirecard, désormais fugitif. À de nombreuses reprises, j’ai dénoncé les réseaux oligarchiques russes en Allemagne.

Pour autant, nous estimons que la guerre en Ukraine est le produit d’une histoire complexe, liée à l’élargissement à l’Est de l’OTAN. Qu’il faut des garanties de sécurité pour l’Ukraine comme il faut un tampon de sécurité pour la Russie, et qu’à long terme de trop nombreuses vies ukrainiennes seront sacrifiées – étant entendu que la Russie peut mobiliser davantage de soldats. Nous ne sommes pas non plus en accord avec les sanctions, car elles ont porté atteinte à l’économie allemande, hautement intensive en énergie, et ont rendu l’Allemagne plus dépendante du gaz naturel liquéfié (GNL) américain, hautement polluant. Le tout sans empêcher la Russie d’intensifier ses opérations. Notre point de vue est étayé par une étude récente de l’économiste keynésien James Galbraith.

LVSL – La situation sociale en Allemagne s’est significativement détériorée ces dernières années en raison de l’inflation et des politiques d’austérité. En novembre dernier, la Cour constitutionnelle allemande a jugé illégale la mobilisation de 60 milliards d’euros restants du fonds COVID pour des politiques écologiques. Comment analysez-vous cette obsession pour la discipline budgétaire et comment le public allemand la perçoit-il ?

J’ai été l’un des principaux critiques de la règle du frein à l’endettement en Allemagne ces dernières années. J’en ai proposé des modifications majeures. La décision de la Cour est cependant plus complexe. Si vous inscrivez un frein à la dette dans la Constitution, vous ne devriez pas être surpris d’un tel jugement. Même des politiciens de premier plan du parti Vert en 2017 voulaient encore renforcer le frein à l’endettement – ce qui restreint le crédit pour l’investissement. Pour contourner ce frein (par exemple pour les dépenses militaires), le gouvernement a ainsi lancé des budgets parallèles, les soi-disant budgets à « usage spécial », qui ne sont pas contrôlés par le Parlement.

Pendant la crise du coronavirus, une exemption au frein à l’endettement a été activée, qui s’applique dans des conditions spéciales – comme un choc économique majeur. Le gouvernement aurait simplement pu la prolonger avec la crise énergétique et la guerre en Ukraine, mais a plutôt tenté d’utiliser des fonds d’un budget parallèle précédent. Pourquoi la Cour constitutionnelle devrait-elle aider à la stupidité économique du gouvernement ?

LVSL – Les sondages pour les élections européennes indiquent un désenchantement des électeurs à l’égard du gouvernement de coalition, composé du SPD (sociaux-démocrates), des Grünen (écologistes) et du FDP (libéraux). Selon vous, quelles sont les raisons de cette impopularité ?

FdM – Que ce gouvernement soit probablement le plus impopulaire de l’histoire de l’après-guerre n’est pas surprenant. Il faut garder à l’esprit que face à un choc économique majeur, il a annoncé des dépenses de 100 milliards d’euros en armement, combinées à des coupes dans les dépenses publiques en infrastructures, une politique énergétique chaotique et des taxes carbone. Une étude avec la participation de banquiers centraux suédois, parue sous le titre de « The Political Costs of Austerity », montre avec une grande clarté que de telles politiques favorisent l’extrême droite. Il faut ajouter qu’en plus de la guerre en Ukraine, il existe une grande préoccupation quant à la capacité de nos municipalités à gérer la migration de manière ordonnée, alors que nous manquons de logements et de capacités éducatives…

LVSL – Le parti d’extrême droite AfD est en tête dans pratiquement tous les sondages dans l’ancienne Allemagne de l’Est. Comment expliquez-vous ce succès et comment peut-il être stoppé ?

L’Est est particulièrement exposé aux conséquences de la guerre. De nombreuses personnes considèrent l’attaque criminelle de la Russie – qui constitue sans aucun doute une violation claire du droit international – de manière plus nuancée qu’à l’Ouest. Il faut aussi mentionner une division villes-campagnes dans la montée de l’AfD : de nombreuses personnes perçoivent les changements dans la société allemande – transformation numérique, gestion de la crise du coronavirus ou de l’immigration – comme une menace pour leurs sociabilité et leur mode de vie traditionnel.

LVSL – Sahra Wagenknecht a été décrite comme représentante d’une gauche « anti-immigrés » par certains médias et critiquée par une partie de la gauche européenne pour son opposition à la libre circulation des immigrés. Quelle est votre analyse de cette couverture médiatique, et comment décririez-vous la position de votre parti sur la question de l’immigration ?

Traditionnellement, la « libre circulation des immigrés » n’a jamais été une position de gauche. Bernie Sanders a toujours été opposé à l’ouverture des frontières, par exemple. En effet, aucune de ces personnes n’est « libre ».

« Dès le départ, j’ai été l’un des principaux opposants à l’architecture de l’euro, et parmi ceux qui ont initié le “Plan B”, aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et d’autres en Europe. »

Une grande partie des « progressistes » allemands consentent à ce qui se passe actuellement à Gaza. La situation a produit deux millions de réfugiés. Sont-ils libres ? Bien sûr que non. Ils préféreraient vivre dans leur pays. Si tous les habitants de Gaza se rendaient en Allemagne, cela ne résoudrait pas leur situation de pauvreté et conduirait à davantage de tension dans la société allemande. Nous sommes, et sans aucune ambiguïté, en faveur de l’octroi du droit d’asile aux victimes de persécutions politiques, ainsi qu’aux réfugiés de guerre (pas seulement en Allemagne mais dans toute l’Europe, car l’Allemagne n’a pas la capacité de mobiliser suffisamment de logements et d’écoles pour tout le monde).

Pour autant, il faut garder à l’esprit que les plus pauvres des pauvres n’arrivent pas même en Europe, car ils n’ont pas même les moyens de traverser la Méditerranée, et que près de la moitié des personnes qui demandent l’asile sont en réalité des immigrés économiques, bien qu’issus de pays autrefois en guerre. C’est totalement compréhensible. Cependant, dans le système allemand, si vous n’avez pas de passeport ou s’il n’y a pas d’accord de rapatriement avec votre pays d’origine, vous êtes toléré sans perspective claire à long terme. Cela conduit de nombreuses personnes à essayer d’entrer en Allemagne, mais sans réelle perspective de vie.

Nous voulons un changement du système, afin de permettre aux gens de demander l’asile dans des pays tiers (même ceux sans les moyens financiers) et de limiter l’immigration économique légale sur le marché du travail. Nous ne pouvons pas résoudre l’inégalité mondiale par l’immigration. Nous voulons plutôt que l’Allemagne investisse dans le relèvement des économies et lève les sanctions contre des pays comme la Syrie, plutôt que de diriger ces fonds vers des personnes condamnées à vivre une vie sans avenir dans les quartiers les plus pauvres de nos villes.

LVSL – L’Union européenne fait l’objet de critiques répétées au sein de la gauche française du fait de sa structure institutionnelle, qui favoriserait l’Allemagne au détriment des pays du Sud. Certains mettent l’accent sur le fait qu’une zone de libre-échange avec une monnaie unique empêche les pays du Sud de protéger leur économie des excédents commerciaux allemands. Quelle est votre analyse sur cet enjeu ? Croyez-vous en l’existence d’un clivage Nord/Sud en Europe – et le cas échéant, comment un parti de gauche allemand peut-il le surmonter ?

Certainement. Dès le départ, j’ai été l’un des principaux opposants à l’architecture de l’euro, et parmi ceux qui ont initié le « Plan B », aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et d’autres en Europe. J’ai personnellement attaqué la Banque centrale européenne (BCE) en justice avec Yanis Varoufakis pour sa décision de priver la Grèce de liquidités lorsqu’elle a refusé de signer le plan d’austérité de la « Troïka » [BCE, FMI et Commission européenne. Ces trois institutions ont imposé aux gouvernements grecs une série de plans d’austérité durant la décennie 2010. En 2015, la Grèce devait brièvement s’y opposer, avant de céder face à la BCE, ndlr]. J’ai fait de nombreuses propositions alternatives : financement de l’investissement public par les banques centrales, réforme du pacte de stabilité et de croissance, etc. L’Allemagne doit renforcer la demande intérieure via une hausse des investissements publics et des salaires réels.

Actuellement, l’Allemagne connaît une triple crise. En raison de la guerre économique avec la Russie, nous perdons des marchés d’exportation – dans une sorte de variante de la « stratégie du choc ». Dans le même temps le gouvernement supprime la demande intérieure. Enfin, notre carence d’investissements publics conduit à l’Allemagne à brader sa capacité industrielle future. Nous goûtons à présent aux politiques que nos gouvernements ont infligé aux pays du Sud de l’Europe au début de la décennie 2010.

LVSL – Alors que la guerre est revenue sur le continent européen, les gouvernements européens ont adopté une approche de confrontation envers la Russie et refusent de considérer la voie des négociations. Quelle diplomatie alternative proposeriez-vous ?

Comme je l’ai expliqué, nous avons besoin d’un cessez-le-feu – qui est cependant devenu plus irréaliste avec l’avancée de la Russie – et de garanties de sécurité impliquant la Chine, l’Allemagne et la France pour l’Ukraine, ainsi qu’un tampon de sécurité envers l’OTAN pour la Russie.

LVSL – Le gouvernement allemand soutient Israël de manière inconditionnelle – une posture partiellement justifiée par des considérations historiques, relatives à la responsabilité centrale de l’Allemagne dans la Shoah. Quelle est votre position sur la question palestinienne ?

Je me suis opposé à la réplique de Netanyahou – la plus extrême qui puisse être – aux attentats du 7 octobre. J’ai été l’un des rares à le faire. Nous devons garder à l’esprit que Netanyahou a délibérément soutenu les fondamentalistes du Hamas pendant de nombreuses années, afin d’empêcher une solution à deux États.

Il instrumentalise l’horreur du 7 octobre et la situation des victimes pour étendre les frontières d’Israël. 30.000 Palestiniens sont morts, principalement des enfants et des femmes. Il faut un embargo sur les armes contre ce gouvernement.

LVSL – Malgré la popularité de Sahra Wagenknecht, le BSW reste un nouvel arrivant sur la scène politique allemande. Quelles sont les prochaines étapes pour le parti après les élections européennes ?

Nous devons nous consolider. Les élections les plus importantes pour nous ne sont pas les européennes mais les élections dans les États de l’Est, qui viennent cette année. Je m’attends à des résultats positifs mais modestes aux européennes car elles ne sont pas propices à la mobilisation – sans compter que nous manquons du personnel et des ressources dont disposent les autres partis. Mais je suis convaincu que nous obtiendrons un résultat positif qui signera notre ancrage dans le champ de bataille politique allemand.