« Nous voulons une Espagne républicaine, plurinationale et démocratique » – Entretien avec Lilith Verstrynge

Lilith Verstrynge

Alors que le gouvernement espagnol dirigé par le socialiste Pedro Sánchez affiche une politique ambitieuse sur le plan social ces dernières années, notamment grâce à ses partenaires de la gauche radicale, les élections municipales du 28 mai dernier en Espagne ont été marquées par une percée de la droite. Un temps divisée entre Podemos et Sumar, nouvelle formation menée par la charismatique ministre du Travail Yolanda Díaz, la gauche espagnole a finalement trouvé un accord de rassemblement le 9 juin dernier. Cet accord, obtenu à l’issue de dures négociations, devrait permettre d’éviter que la droite n’obtienne la majorité absolue aux élections générales convoquées le 23 juillet prochain par le chef du gouvernement. Dans ce contexte, nous nous sommes entretenus avec Lilith Verstrynge, ancienne directrice de la rubrique Politique du Vent Se Lève, désormais secrétaire d’État à l’Agenda 2030 au sein du gouvernement espagnol et secrétaire à l’organisation de Podemos. Elle figure également sur la liste présentée à Barcelone par Sumar-En Comú Podem. Dans cet entretien, elle revient sur la situation politique espagnole, le bilan social du gouvernement Sánchez, sa fonction au sein du gouvernement, les élections à venir ou encore les relations franco-espagnoles.

LVSL – La dernière réforme des retraites espagnole a fait l’objet d’un vif débat d’interprétation en France, dans le contexte de la contre-réforme portée par le gouvernement d’Élisabeth Borne. Si les opposants à ce projet ont pointé du doigt le sens progressiste de l’exemple espagnol et le fait qu’il existait d’autres solutions de financement – avec notamment une mise à plus forte contribution des hauts revenus et des entreprises –, l’exécutif et ses relais médiatiques ont au contraire insisté sur l’âge de départ à 67 ans, sans préciser que le nombre d’annuités nécessaire de l’autre côté des Pyrénées était fixé à 37 ans, soit 6 ans de moins que chez nous. Quel regard portez-vous sur ce débat ?

Lilith Verstrynge – Je pense qu’il ne faut pas tirer de conclusions définitives sur les spécificités de chaque système de retraite. En effet, les institutions de protection sociale sont le résultat d’évolutions historiques, notamment du rapport de force politique et de l’état de la lutte des classes. En ce sens, on sait que la France a toujours été à l’avant-garde dans la lutte pour les droits des travailleurs. C’est le mouvement ouvrier qui, à travers ses luttes, a permis le développement de ces systèmes toujours complexes et comportant de nombreuses variables, avec des caractéristiques propres à chaque pays et à chaque période. Dans ce développement historique, les organisations de la classe ouvrière ont donné la priorité à certaines luttes par rapport à d’autres, souvent pour des raisons circonstancielles qui ne peuvent donc être extrapolées à d’autres contextes.

« Pour la première fois en Espagne, un gouvernement, dans un contexte de crise, n’a pas choisi l’austérité et les coupes budgétaires dans les droits sociaux. »

Pour autant, il est évident que dans la période qui est la nôtre, en Europe, l’un des enjeux de la lutte contre le néolibéralisme est précisément cette question des retraites. En Espagne, tant en 2010 qu’en 2013, les gouvernements en place ont affaibli le système de retraite. Dans le contexte actuel, avec un gouvernement plus favorable aux revendications populaires, nous avons réalisé une petite avancée en mettant davantage à contribution les plus riches pour qu’il n’y ait pas de baisse des prestations. L’une des autres motivations de ce choix était de faire en sorte que le système soit pérenne afin qu’il ne pénalise pas les jeunes mais qu’il repose sur ceux qui ont le plus d’argent.

Pour la première fois en Espagne, un gouvernement, dans un contexte de crise, n’a pas choisi l’austérité et les coupes budgétaires dans les droits sociaux. Cela fait partie de la même bataille que les citoyens français ont mené dernièrement contre la réforme d’Emmanuel Macron. Depuis l’Espagne, et notamment depuis Podemos, nous avons suivi de près les manifestations en France et nous pensons qu’il est injuste et antidémocratique que Macron applique une réforme contre la souveraineté populaire et la volonté des Français. Nous espérons que cette réforme sera tôt ou tard abandonnée. Les luttes des pays voisins et frères sont également importantes pour que notre pays continue à mener une politique en faveur de la promotion des droits sociaux.

LVSL – Comme vous l’avez souligné, la politique sociale ambitieuse menée en Espagne depuis le retour au pouvoir de la gauche en 2018 autour de Pedro Sánchez, tranche avec celle menée par Emmanuel Macron en France depuis 2017, voire avec le social-libéralisme qui avait marqué le quinquennat Hollande. Quelles ont été les grandes réalisations sociales de ce gouvernement et comment expliquer deux orientations aussi différentes de la social-démocratie de part et d’autre des Pyrénées ?

L. V. – De nombreuses mesures concrètes peuvent être citées. Dans la politique des droits sociaux, par exemple, nous avons parcouru un long chemin dans le développement de ce que l’on appelle le quatrième pilier de l’État-providence, qui englobe toutes les politiques de la dépendance. Ce sujet était jusqu’alors très peu développé en Espagne et nous avons réussi à beaucoup avancer dessus. Du point de vue de la législation sur le travail, ce gouvernement a été le premier depuis la mort de Franco [en 1975, NDLR] à adopter des lois sur le travail qui ont fait avancer significativement les droits des classes laborieuses.

En plus de ces mesures structurelles, au cours de la dernière législature, et en réponse à la crise pandémique et à la guerre en Ukraine, nous avons développé ce que l’on a appelé le Bouclier social. Nous avons essayé de faire en sorte que, dans une situation de besoin, l’État protège et défende les classes populaires. Pour cela, nous avons réalisé de nombreuses mesures comme le plafonnement des loyers, les aides directes, la limitation du prix de l’énergie, le subventionnement des transports en commun… Toutes avec la même logique : il faut que les citoyens voient que, face à une crise comme celle que nous avons vécue, l’État est capable de contrôler le marché et d’intervenir quand cela s’avère nécessaire.

De grandes lois sur l’égalité entre les hommes et les femmes ont également été appliquées, ainsi que des lois plus directement féministes : la loi sur l’avortement – qui assure l’avortement libre et public dans toutes les communautés autonomes –, la « loi trans » et sur les droits des personnes LGBTQI+, ou encore la loi sur le consentement sexuel.

« Aujourd’hui, sur le plan social, le gouvernement espagnol mène une politique plus ambitieuse que le reste des gouvernements européens et constitue la preuve qu’il est possible d’aller au-delà du néolibéralisme. »

Je crois que le facteur fondamental qui permet d’expliquer la différence entre l’orientation progressiste du gouvernement espagnol et celle du reste des gouvernements européens est la présence de Podemos au sein du gouvernement. En tant que force issue de la mobilisation sociale et reposant sur une forte contestation du système, la question d’entrer ou non au gouvernement a toujours été au centre de nos réflexions stratégiques. Malgré le fait que certains de nos alliés ne l’ont pas forcément vu du même œil, à Podemos, nous avons toujours pensé que la seule façon de changer certaines choses était de participer au gouvernement. Depuis, je crois que nous l’avons prouvé. Aujourd’hui, sur le plan social, le gouvernement espagnol mène une politique plus ambitieuse que le reste des gouvernements européens et constitue la preuve qu’il est possible d’aller au-delà du néolibéralisme, lorsqu’il s’agit de faire de la politique.

LVSL – Le gouvernement de coalition constitué autour de Pedro Sánchez regroupe les socialistes du PSOE et d’autres forces politiques de gauche radicale, comme les communistes et Podemos, dont vous êtes secrétaire à l’organisation. Quel est aujourd’hui le rapport interne aux forces de gauche en Espagne ? Où en sont par ailleurs les débats autour du populisme de gauche en Espagne, pays où il fut particulièrement puissant ?

L. V. – La gauche en Espagne vit un moment de transition et de recomposition après avoir fait l’expérience du gouvernement. C’est la première fois depuis la Seconde République [de 1931 à 1939, NDLR] que des forces politiques à la gauche de la social-démocratie accèdent à l’exécutif. En ce sens, nous devons intégrer cette expérience dans nos organisations et dans nos stratégies afin de continuer à progresser au cours des prochaines années.

Dans ce contexte, je pense qu’il existe un consensus général sur le fait que la participation au gouvernement est quelque chose de positif. Ce gouvernement est un franc succès, puisque c’était un pari politique de Podemos. C’est important car, comme je l’ai dit, il y a quatre ans, Podemos était pratiquement la seule force à rechercher du gouvernement de coalition. Il est donc satisfaisant que notre hypothèse d’alors soit désormais partagée par l’ensemble de notre espace politique.

Au-delà de ce consensus, la plus grande différence repose sur le fait que certains croient que nous ne pouvons pas dépasser les limites mêmes du Régime de 1978 [instauré au moment de la Transition démocratique, NDLR], et que nous sommes donc destinés à faire une « meilleure social-démocratie » que le PSOE. D’autres partis, comme Podemos, pensent au contraire qu’il est possible de surmonter certains « verrous » institutionnels qui persistent. En ce sens, depuis Podemos, nous sommes fortement engagés dans l’alliance avec les forces de l’Espagne plurinationale, en particulier Esquerra Republicana de Catalunya [la Gauche républicaine catalane, NDLR] et Euskal Herria Bildu [coalition nationaliste basque de gauche, NDLR] pour faire avancer le projet plus large d’une Espagne républicaine, plurinationale et démocratique.

LVSL – Vous êtes également membre du gouvernement espagnol, plus précisément secrétaire d’État à l’Agenda 2030, depuis juillet 2022. Quel est votre rôle et en quoi consistent plus précisément vos fonctions ?

L. V. – L’Agenda 2030 synthétise les grands objectifs de l’humanité face à la transformation de notre monde. C’est un document long et contradictoire, mais qui reprend certains des enjeux pour lesquels les mouvements sociaux se battent depuis des décennies : la justice climatique, la réduction des inégalités mondiales, un niveau minimum de développement social pour l’ensemble de l’humanité ou encore l’égalité entre les hommes et les femmes. En ce sens, je crois que l’existence d’un engagement international autour de ces objectifs constitue déjà un acquis en tant que tel.

Au sein du gouvernement espagnol, je suis donc chargée de l’application de ces objectifs dans notre pays, tout en étant garante de la souveraineté de ce dernier. Nous avons développé une stratégie autour de huit grands axes de transformation qui feraient de l’Espagne un pays durable, avec moins d’inégalités et un système de production plus avancé. Mon rôle est donc de coordonner toutes les politiques publiques du gouvernement espagnol afin qu’elles fonctionnent de manière cohérente avec ces objectifs.

LVSL – L’Espagne apparaît comme une société extrêmement fracturée, notamment sur la question territoriale et identitaire. L’émergence de Vox à l’extrême-droite, les remises en cause de la nouvelle loi sur la mémoire historique et les crispations autour des nationalismes périphériques ont réinterrogé en profondeur les fondements de la monarchie constitutionnelle espagnole, hérités de la Transition démocratique. Dans de telles conditions, comment faire émerger un projet de société majoritaire et en même temps progressiste en Espagne ? Les aspirations à une Espagne républicaine progressent-elles dans la société ?

L. V. – Pour répondre à cette question, il faut déplacer notre regard du présent et analyser le temps long. Il y a dix ans, l’Espagne vivait dans une révolte permanente. Chaque jour, il y avait des mobilisations, la désobéissance civile était devenue fréquente sur des questions telles que les expulsions et la majorité de la population critiquait très fortement la politique néolibérale et ses implications économiques. C’est ce contexte qui a permis à un mouvement comme Podemos d’émerger comme option politique jusqu’à s’imposer dans le gouvernement.

« La volonté de transformation dans un sens démocratique reste très importante en Espagne. »

Il est vrai que les choses ont changé et que désormais, nous sommes confrontés à un mouvement inverse. Toutefois, la volonté de transformation dans un sens démocratique reste très importante en Espagne, notamment autour de questions clés. Par exemple, une enquête publiée le 10 avril dernier a montré que 75% de la population estime que le prix de location des logements devrait être plafonné. Face à des campagnes médiatiques massives contre de telles mesures, il existe toujours une opinion majoritaire prête à intervenir sur le marché pour garantir le droit au logement.

C’est précisément en partant de ce type de questions, qui sont idéologiquement transversales mais qui montrent qu’il existe dans notre pays une base solide opposée au néolibéralisme, que nous pouvons construire cette majorité progressiste qui dépasse les limites du système actuel et créer autre chose de plus juste et démocratique.

LVSL – La défaite électorale de la gauche aux dernières municipales et la convocation surprise d’élections générales pour le 23 juillet par Pedro Sánchez ont suscité de nombreux débats stratégiques à gauche. Comment analysez-vous ces résultats ?

L. V. – En 2021, Pablo Iglesias s’est présenté aux élections régionales à Madrid. Le 5 mai, il a annoncé publiquement qu’il quittait la vie politique. Il a pris sa décision après une analyse rigoureuse à travers laquelle sa personne politique était devenue le bouc émissaire mobilisateur de la pire droite de notre pays. Podemos, mais en particulier Pablo Iglesias, font l’objet de persécutions depuis des années dans les médias mais aussi politiquement et judiciairement. Au fil du temps, progressivement, cela a laissé une trace de stigmatisation dans notre organisation politique et chez nombre de ses dirigeants.

Quand Pablo a abandonné la politique, il l’a fait avec un projet pour la gauche. Un processus de renouvellement, une succession. D’un côté, une nouvelle direction à la tête de Podemos avec des femmes comme Ione Belarra, actuelle secrétaire générale, Irene Montero, secrétaire politique, Isa Serra, porte-parole et Idoia Villanueva, responsable internationale. De l’autre, une démarche de leadership externe à notre organisation politique, représentée par Yolanda Díaz. La feuille de route était l’unité des forces de gauche que les conflits internes et la réalité territoriale de notre pays avaient auparavant désunies ou n’avaient pas réussi à unir.

« La désunion nous a pénalisés électoralement puisque l’électorat progressiste considère que l’unité de notre espace politique est essentielle. »

Lors des dernières élections régionales et municipales, Podemos a suivi cette feuille de route en essayant de parvenir à un maximum d’accords d’unité au niveau régional et municipal. Certaines forces politiques telles que Compromís ou Más Madrid ne voulaient pas de candidatures unitaires. En 2015, ce type d’accords avait été une condition nécessaire de notre victoire dans la plupart des grandes villes d’Espagne, notamment Barcelone et Madrid. Cette fois-ci, la désunion nous a pénalisés électoralement puisque l’électorat progressiste considère que l’unité de notre espace politique est essentielle. Cela a donc provoqué de la désaffection voire de l’abstention.

Bien sûr, d’autres raisons permettent de comprendre ce résultat. L’Espagne n’est pas exempte de la réalité européenne et internationale, de la prolifération de gouvernements de droite et d’extrême droite. Le gouvernement espagnol, avec le PSOE et Podemos à l’intérieur, a également été le gouvernement qui a dû gérer une pandémie inédite et les conséquences de la guerre en Ukraine. Cette gestion, bien que progressiste et protectrice de l’État contre le marché prédateur, a fait des ravages électoraux sur ces deux formations politiques.

Les niveaux d’abstention ont été très élevés à gauche tandis que les électeurs de droite ont considéré ces élections régionales et municipales comme une sorte de référendum contre le gouvernement central. Celui-ci a été dirigé par Isabel Díaz Ayuso, à la tête du Parti populaire de Madrid et qui est aujourd’hui le principal instrument idéologique de la droite espagnole.

La convocation quasi immédiate d’élections générales par Pedro Sánchez, 24 heures seulement après ces résultats, visait à générer un choc de mobilisation au sein de l’électorat progressiste, mais aussi à capter ce vote au profit de son organisation politique, le Parti socialiste, en tant que vote utile contre une droite très organisée. Sanchez a ainsi renoncé à mettre en valeur le gouvernement progressiste et ses alliances. Au contraire, Podemos essaie de faire comprendre au PSOE depuis des mois qu’en revendiquant l’action de notre alliance gouvernementale progressiste et de la majorité plurinationale au Congrès des députés (avec Bildu et ERC), il serait possible d’assurer un deuxième gouvernement progressiste. 

LVSL – Finalement, un accord électoral a été trouvé sur le fil entre Podemos et Sumar. Pouvez-vous revenir sur les enjeux de cet accord et sur les perspectives pour la gauche dans ces élections ? La victoire annoncée de la droite réactionnaire est-elle inéluctable ?

L. V. –
Podemos et Sumar ont récemment signé un accord de coalition électorale. Un accord qui n’a pas été facile à accepter puisqu’il impliquait le veto politique d’Irene Montero, numéro 2 de notre organisation politique et actuelle ministre à l’Égalité. De notre point de vue, ce veto est une erreur politique et un message dangereux pour la société, qui a à voir directement avec la volonté de discipliner politiquement le féminisme. Irene Montero, depuis le ministère à l’Égalité, a promu les droits de tous. Avec ce veto, on concède en quelque sorte que l’extrême droite, qui a construit une bonne partie de sa position politique contre les politiques du ministère à l’Égalité et spécifiquement contre Irene Montero, a raison.

Malgré cela, nous allons nous présenter aux élections législatives avec Sumar, car dans le cas contraire, nous aurions facilité la tâche de la droite et de l’extrême droite qui auraient pu obtenir la majorité absolue. On peut donc encore éviter un gouvernement de PP et de Vox en Espagne, notamment grâce à cet accord responsable. Et malgré tout, Podemos continuera à travailler à la reconduction d’un gouvernement de coalition progressiste.

LVSL – Le 19 janvier dernier – lors de la première journée de mobilisation contre sa réforme des retraites –, Emmanuel Macron a rendu visite à Pedro Sánchez à Barcelone pour le 27ème Sommet franco-espagnol. Où en sont les liens et la coopération entre nos deux pays ? Le Traité de Barcelone signé à cette occasion va-t-il changer grand-chose ?

L. V. – Il est tôt pour le définir. Dans le moment que nous traversons, où les équilibres classiques de l’UE ont été rompus par la guerre en Ukraine, tous les États jouent des cartes différentes. C’est ce qu’a essayé de faire Macron avec Mario Draghi en Italie, bien que cette voie ait été stoppée par la victoire de Giorgia Meloni. Désormais, en partie à cause de la crise énergétique, il semble que l’Espagne soit un nouveau partenaire stratégique pour la France, puisqu’elle pourrait être une voie d’entrée privilégiée pour le gaz algérien ou l’hydrogène vert.

« Nous sommes confrontés à la nécessité historique de réformer l’Union européenne. Cela nous oblige à parler de l’OTAN et des limites qu’elle nous impose, mais aussi de ce que devrait être la relation avec la Chine. »

En tout cas, je crois que tant que les alliances se feront sur ce type d’intérêts conjoncturels et non sur des visions partagées de l’Europe, elles ne dureront pas. Nous sommes confrontés à la nécessité historique de réformer l’Union européenne. Nous devons être en mesure de poser des bases solides pour que l’Union soit autonome, souveraine et garantisse les droits des peuples concernés dans un monde qui va profondément changer dans les décennies à venir. Cela nous oblige à parler de l’OTAN et des limites qu’elle nous impose, mais aussi de ce que devrait être la relation avec la Chine ou de la manière dont nous accélérons la transition écologique dans toute l’Europe. Tels sont les grands enjeux qui doivent articuler la relation entre la France et l’Espagne.

LVSL – Vous ne cachez d’ailleurs pas vos liens avec notre pays, et la fascination que constituent à vos yeux l’histoire et la vie politique française. Pourriez-vous revenir sur votre parcours intellectuel et politique, ainsi que sur l’importance de la France dans ce parcours ?

L. V. – Tout d’abord, je suis franco-espagnole. J’ai eu la chance de pouvoir étudier en France, après avoir quitté l’Espagne à l’âge de dix-sept ans. J’ai été entièrement éduquée dans le système français, au Lycée français d’abord, lors de mon enfance en Espagne, et à l’université ensuite, en licence d’histoire à Paris-Diderot puis en master de sciences politiques et d’études européennes à la Sorbonne.

Mes références politiques et historiques sont profondément marquées par l’influence de la France, à commencer par la Révolution française et toutes les grandes figures révolutionnaires. Mon engagement politique a également commencé en France, avec la France insoumise, alors que je suivais par exemple le 15M [mouvement des Indignados né sur la Puerta del Sol à Madrid le 15 mai 2011, NDLR] à distance.

J’ai donc la chance d’être liée à ces deux pays. La France m’a donné tout ce dont je dispose pour faire de la politique actuellement en Espagne. De tous ces outils, les valeurs républicaines et l’implication politique et sociale que j’ai forgées en France sont sans doute les plus enrichissants.

Mobilisations massives en Catalogne : retour sur une semaine sous haute tension

Tableau indépendantistes catalans
Tableau inspiré de “Guernica” de Pablo Picasso, dans une manifestation indépendantiste à Barcelone, le 18 octobre 2019. °Léo Rosell

La semaine dernière a été marquée en Catalogne par une série de mobilisations d’une ampleur inédite, déclenchées par l’annonce du verdict de la Cour suprême espagnole à l’encontre des dirigeants indépendantistes qui avaient participé en octobre 2017 à la tentative de sécession catalane. S’en sont suivies des manifestations en apparence spontanées, mais en réalité préparées depuis plusieurs semaines par une organisation secrète baptisée « Tsunami Démocratique ». Le pic de mobilisation a été atteint ce vendredi 18 octobre, jour de grève générale et de convergence à Barcelone de cinq « Marches pour la liberté » qui ont traversé toute la Catalogne à pied pendant trois jours. Mais face à l’absence de solution politique concertée entre Madrid et Barcelone, le mouvement risque bien de rester dans l’impasse, dans l’attente des élections. Retour sur une semaine de tensions.


Le verdict qui a mis le feu aux poudres

Alors que le mouvement indépendantiste est devenu un habitué des mobilisations massives dans les rues de Barcelone ces dernières années, la condamnation à la prison – entre neuf et treize ans de prison – de neuf leaders séparatistes a été le détonateur de cette nouvelle série de troubles entre Barcelone et Madrid. Il n’y aurait donc pas eu rébellion violente mais sédition, selon la Cour suprême espagnole qui a rendu ce lundi le verdict du grand procès contre les neuf dirigeants jugés pour leur implication dans la tentative de sécession de la Catalogne du 1er octobre 2017.

En l’absence de l’ancien président catalan Carles Puigdemont, toujours en exil à Bruxelles et contre lequel la justice espagnole vient d’émettre un nouveau mandat d’arrêt européen et international, c’est Oriol Junqueras, vice-président de la Generalitat à l’époque des faits, qui a écopé de la plus lourde peine, à savoir treize ans pour sédition et malversation. Huit autres indépendantistes ont été condamnés à des peines allant de neuf à douze ans de prison pour sédition, notamment l’ancienne présidente du Parlement catalan Carme Forcadell, les dirigeants des associations indépendantistes ANC et Omnium Cultural, Jordi Sanchez et Jordi Cuixart.

Ce verdict était attendu avec un mélange d’impatience et de crainte en Catalogne. « Si le verdict n’est pas l’absolution, j’appelle l’ensemble du peuple catalan à manifester pacifiquement », avait lancé quelques jours auparavant le président catalan, Quim Torra.

Coup d’envoi d’une semaine de troubles

Lundi matin, Vincenzo est en cours de sciences politiques, à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone. « Aussitôt la notification reçue sur son téléphone, un garçon a crié dans la salle ‘‘Junqueras prend 13 ans !’’ Tout le monde est sorti dans la foulée, et le prof en premier. Ça s’est passé comme ça dans beaucoup de facs. » Pour autant, Vincenzo ne se sent pas concerné par cette lutte. Lui est né au Venezuela, dans une famille italienne. « Au Venezuela, on en a déjà eu assez des manifs, ce n’est pas pour que j’aille à celles-ci alors que cela ne me concerne pas. Mes amis ici ont parfois du mal à le comprendre … »

Dès l’annonce de la sentence, les rues de Barcelone et des grandes villes de la région ont en effet été investies par des rassemblements en apparence spontanés. Un appel à la grève générale a été lancé pour le vendredi suivant par les syndicats séparatistes, tandis que des groupes préparaient déjà le blocage des grands axes routiers et des gares, en soutien à ceux que les indépendantistes présentent comme leurs « prisonniers politiques ».

Très vite, la Place de Catalogne devient l’épicentre de la contestation, avant que celle-ci ne se déporte vers l’aéroport de Barcelone-Le Prat, aux cris de « Tout le monde à l’aéroport ». Plusieurs milliers de personnes s’y rendent et occupent le terminal 1 jusqu’à la nuit, avant d’être délogés par les forces de police, au cours des premières scènes de barricades de la semaine. Au total, 120 vols auront dû être annulés, soit 10% du trafic de l’aéroport affecté.

Le lendemain, rendez-vous était donné à 17h devant la Délégation du gouvernement espagnol à Barcelone, équivalent de la Préfecture, à proximité du Passeig de Gràcia, alors que toutes les routes du secteurs étaient bloquées par des barrages de fortune et autres barricades improvisées par les militants.

Tout au long de la semaine, des scènes d’émeutes ont éclaté à Barcelone, principalement dans le quartier de l’Eixample à proximité de la Délégation espagnole, mais aussi dans les principales villes catalanes, notamment à Gérone, Tarragone et Lérida. De nombreuses images de scènes de guérilla urbaine dans les rues de Barcelone ont fait le tour des réseaux sociaux et des médias, sans que le président catalan, Quim Torra, ne condamne ces faits. Il ne s’est prononcé que tardivement, dans la nuit de mercredi à jeudi, ce qui lui a valu de nombreuses critiques de la part des plus modérés. Dans le même temps, la mairesse de Barcelone, Ada Colau, essuyait les critiques des indépendantistes les plus intransigeants pour avoir renvoyé dos à dos la violence des policiers et celle des manifestants, symbolisant selon ces derniers une énième trahison.

Enfin, l’atmosphère des cinq « Marches pour la liberté » lancées mercredi était davantage festive et bon enfant. Parties de Tarragone, Tàrrega, Berga, Vic et Gérone, ces cinq « colonnes », comme on les nomme ici, devaient converger vendredi dans l’après-midi à Barcelone, pour rejoindre la mobilisation massive coïncidant avec la grève générale.

Un « Tsunami démocratique » ?

L’annonce du verdict n’était pourtant pas une surprise. La Cour suprême avait déjà laissé fuiter la sentence quelques jours auparavant, peut-être « dans l’espoir que cela préparerait l’opinion et que cela pourrait réduire la mobilisation une fois le verdict rendu » estime Gemma Ubasart, professeure de sciences politiques à l’université de Gérone.

Malgré l’apparence de spontanéité et d’improvisation qui semblait émaner des actions de lundi, tout cela avait été bien préparé, et ce depuis plusieurs semaines par l’organisation « Tsunami démocratique », un mouvement clandestin fondé début septembre contre « la répression de l’État ».

Ses partisans se réclament notamment du mouvement de contestation de Hong-Kong, n’ont pas de leader officiel et surtout sont omniprésents sur les réseaux sociaux, en particulier sur Twitter et Instagram ou bien à travers le service de messagerie cryptée Telegram, sur lequel le mouvement compte déjà plus de 350 000 abonnés.

Préoccupé par la situation, le ministre de l’Intérieur, Fernando Grande-Marlaska, a annoncé l’envoi d’un millier de policiers supplémentaires pour venir en renfort des 2 000 agents anti-émeutes qui étaient déjà sur place et des Mossos d’esquadra. Il a également déclaré que les services de renseignement travaillaient afin de « démasquer les responsables de Tsunami democràtic ».

Vendredi 18 octobre, apogée de la protestation

Alors qu’elle avait été la veille le lieu de violents affrontements, l’avenue chic de Passeig de Gràcia a été noyée vendredi sous une marée humaine jaune, rouge et bleu, les couleurs du drapeau indépendantiste. Selon la police municipale, 525 000 personnes ont participé à cette manifestation dans une ambiance festive, et jusqu’à 2,5 millions de personnes dans toute la Catalogne selon les organisateurs. Symbole de cette atmosphère bon enfant de l’après-midi, l’arrivée des Marches pour la liberté, dont les images aériennes ont été largement partagées sur les réseaux sociaux.

Après cette première manifestation pacifique, la tension est montée tout au long de la soirée, alors que des indépendantistes radicaux dressaient des barricades. Sur les coups de 23 heures, la police a même sorti pour la première fois un canon à eau, chose inédite à Barcelone. Les policiers ont tiré des balles en caoutchouc et lancé du gaz lacrymogène, auxquels répondaient des jets de pierre et des vitrines brisées. « J’ai 26 ans et je n’ai jamais rien vu de pareil à Barcelone. Je n’ai jamais vu tant de disproportion », raconte Joan.

« Fascistes » contre « terroristes » : une radicalisation des deux camps

Il faut dire que ce verdict intervient dans un contexte de radicalisation des deux camps depuis l’échec de la tentative de sécession d’octobre 2017. Sur les réseaux sociaux aussi bien que dans la rue, les militants indépendantistes et unionistes rivalisent d’insultes, se traitant réciproquement de « terroristes » et de « fascistes ». Révélateur de cette polarisation de l’opinion catalane, le hashtag #SpainIsAFascistState a fait partie des principales tendances sur Twitter durant toute la semaine.

Marina, qui étudie les relations internationales à Barcelone mais qui est d’origine basque, regrette cette radicalisation des deux bords : « C’est absurde ! De nombreux jeunes disent subir le fascisme de l’État espagnol, alors qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent. Je respecte les personnes qui ont vécu sous le franquisme et qui veulent être indépendantes, mais je trouve justement irrespectueux pour elles que des étudiants qui ne l’ont pas vécu, qui sont nés vingt ans après la mort de Franco, se permettent ce genre de comparaisons malhonnêtes … »

Deux ans après le référendum, la pression était pourtant retombée dans un contexte où une partie de la population catalane semblait lassée par l’absence de solution politique au conflit. Selon Gemma Ubasart, le camp indépendantiste est toujours aussi divisé : « Beaucoup ont le sentiment d’être face à une impasse, la voie de la confrontation choisie par les indépendantistes n’ayant pas abouti ; ils constatent aussi que la question de l’indépendance a occulté le reste de l’agenda politique. »

Un certain nombre de critiques s’adressent également à ERC, le parti de la Gauche républicaine catalane qui est historiquement lié au nationalisme catalan, et qui est devenu le principal parti indépendantiste au Parlament. Cette formation, dont est issu un grand nombre des « prisonniers politiques » catalans tel Oriol Junqueras, est ainsi accusée par certains indépendantistes d’avoir trop lissé sa ligne, et de ne plus souhaiter une déclaration unilatérale de séparation vis-à-vis de l’Espagne.

Hernán travaille dans un organisme autonome de la Mairie de Barcelone. Arrivé du Chili il y a une quinzaine d’années, il fait partie de ces « Catalans d’adoption » qui ont embrassé la cause catalaniste. Très critique envers la position d’Ada Colau vis-à-vis de l’indépendance de la Catalogne, cet électeur de ERC reste justement dubitatif face à ce qu’il assimile à un « tournant dû à l’emprisonnement de leurs leaders. Certes, cela peut se comprendre, mais pour certains ‘‘indepes’’ (indépendantistes, NDLR), on ne peut plus attendre d’eux une véritable confrontation au pouvoir de Madrid ». C’est pourquoi il ne sait toujours pas quel bulletin de vote il glissera dans l’urne lors des prochaines élections, son choix vacillant entre ERC et la CUP, parti d’extrême-gauche dont la position sur l’indépendance de la Catalogne est plus radicale.

Symbole à la fois de ce tournant d’ERC vers un dialogue avec Madrid et de la radicalisation de certains indépendantistes, Gabriel Rufian, porte-parole d’ERC au Congrès, a été copieusement hué à proximité d’Arc de Triomf ce samedi.

Surtout, cette semaine a montré l’émergence dans le mouvement indépendantiste longtemps caractérisé par son pacifisme et son refus de la violence, d’une frange de plus en plus radicale, qui pointe du doigt l’immobilisme de la situation face à l’absence de solutions politiques et démocratiques négociées entre Madrid et Barcelone. Ces manifestants, dont l’allure et la rhétorique sont semblables à celles des black-blocks, justifient le recours à la violence par l’inefficacité des manifestations pacifiques de ces dernières années et des actions de désobéissance civile, qui n’ont pu faire aboutir à l’indépendance souhaitée.

Dans ce contexte, les autonomistes modérés ont de plus en plus de mal à faire entendre leur voix. C’est notamment le cas d’Irene. Très attachée à la culture et à l’autonomie de la région, cette Catalane d’origine andalouse n’envisage toutefois pas une Catalogne indépendante vis-à-vis de l’Espagne. « En plus, le risque d’une sortie de l’Union européenne en cas d’indépendance est réel », déplore-t-elle, avant d’ajouter que cette situation l’« attriste beaucoup ».

Un avenir toujours aussi incertain

Il demeure très compliqué de prévoir la suite des événements. De son côté, le président de la Catalogne Quim Torra a proposé jeudi dernier un nouveau référendum : « Si, pour avoir installé des urnes, ils nous condamnent à cent ans de prison, la réponse est claire : il faudra ressortir les urnes pour l’autodétermination », a-t-il en effet déclaré devant le Parlement.

L’organisation « Tsunami démocratique » a quant à elle déclaré samedi dans un tweet son espoir qu’un dialogue s’organise entre Madrid et Barcelone, tout en appelant la communauté internationale à se positionner en faveur de la cause des indépendantistes.

La campagne électorale pour les élections générales du 10 novembre est d’ores-et-déjà perturbée par la question catalane. À une vingtaine de jours des élections, le choix des électeurs demeure incertain, et le taux d’abstention risque d’être très élevé, étant donné qu’il s’agit du quatrième scrutin national en quatre ans. En Catalogne, le camp des indépendantistes et celui des unionistes sont relativement stables à l’échelle régionale, tandis qu’à l’échelle nationale, le verdict fragilise Pedro Sánchez, parvenu au pouvoir l’an dernier grâce à une motion de censure soutenue par Podemos et les partis nationalistes.

Selon les derniers sondages, l’avance du PSOE diminuerait considérablement au profit du PP, tandis que les candidatures de Podemos et de Más Madrid, plus enclines à trouver une solution politique concertée avec les nationalistes, ne décollent pas. Enfin, le parti d’extrême-droite Vox reste en embuscade, face à l’effondrement de Ciudadanos.

Les images des violences policières risquent fort de ternir son image auprès des Espagnols progressistes qui, sans être pour l’indépendance, jugent sévèrement la répression politique et judiciaire du mouvement, comme en témoignent des rassemblements en soutien à Madrid, Valence ou encore San Sebastian. À Barcelone même, durant les mobilisations, des drapeaux républicains se mêlent aux drapeaux indépendantistes qui inondent les rues.

Dans le même temps, le gouvernement central devra se soucier de ne pas donner pour autant le sentiment d’une perte de contrôle de la situation, au risque de profiter à des formations tenant un discours plus ferme face aux séparatistes catalans. « Maintenant que la sentence a été prononcée, une nouvelle étape s’ouvre » dans laquelle « l’objectif ne peut être que le rétablissement de la coexistence en Catalogne », avait notamment déclaré Pedro Sánchez lors d’une allocution télévisée très commentée après l’annonce du verdict.

Une annonce qui semblait refermer la porte d’une solution politique capable de répondre aux attentes des indépendantistes. Dans ce contexte de concurrence électorale, le chef du gouvernement a ainsi durci le ton sur la question catalane, allant jusqu’à évoquer des mesures extraordinaires, comme la suspension de l’autonomie de la région avec l’application de l’article 155 de la constitution.

Pour Gemma Ubasart, « Pedro Sanchez fait un pari risqué. C’est la première fois que le PSOE ne privilégie pas la question sociale dans une campagne électorale. Or, jusqu’à présent, mobiliser la question nationale en Espagne a surtout profité à la droite. » Une position qui ne devrait pas apaiser la situation en Catalogne, en attendant les résultats des élections du 10 novembre.

L’Espagne s’ancre à gauche : début d’un nouveau cycle politique

©European Parliament

Un espoir émerge en Europe. Les gauches échouent de peu à l’emporter à Madrid, mais s’imposent dans la plupart des régions ainsi qu’au Parlement européen. D’adversaires irréductibles en 2015, Podemos et le PSOE sont peu à peu devenus des partenaires incontournables pour gouverner, suivant l’exemple portugais. Cela fragilise le récit macronien sur l’opposition entre libéraux et nationalistes en augurant une possible renaissance des gauches européennes. Les défis sont cependant nombreux pour le socialiste Pedro Sánchez, qui devra mettre un terme à la crise territoriale en Catalogne et enrayer la progression du parti xénophobe Vox. David Bianchini et Pablo Fons analysent la triple élection (municipale, régionale et européenne) qui a eu lieu en Espagne le 26 mai. 


LA NOUVELLE HÉGÉMONIE SOCIALISTE  

Le socialisme espagnol semblait moribond depuis l’irruption de Podemos à sa gauche et de Ciudadanos à sa droite à la suite des élections générales de 2015. C’était sans compter sur la persévérance de Pedro Sánchez, qui a expulsé Mariano Rajoy de la Moncloa en juin 2018 avec le soutien de Podemos et des régionalistes, devenant ainsi le premier président du gouvernement à être investi suite au vote d’une motion de censure depuis l’adoption de la Constitution en 1978.

La radicalisation des droites espagnoles et des indépendantistes catalans a créé un vide au centre de l’échiquier politique, que Pedro Sánchez s’est empressé de remplir en revendiquant le vote modéré et en agitant la peur d’une coalition de gouvernement entre le Parti populaire, Ciudadanos et Vox. De l’autre côté, les socialistes ont empiété sur l’électorat de Podemos avec plusieurs mesures phares telles que l’augmentation du SMIC de 22%, un gouvernement au deux-tiers féminin, l’exhumation de Franco du monument fasciste Valle de los caídos ou encore la fermeture des centrales nucléaires.

La stratégie s’est révélée payante aux élections générales du 28 avril : le PSOE a obtenu une majorité faible mais incontestable au Congrès avec presque deux fois plus de députés que le PP, principal groupe d’opposition, et a obtenu une majorité absolue au Sénat pour la première fois depuis 1993. Aux élections municipales, régionales et européennes du 26 mai, le bloc des gauches a transformé l’essai avec environ 43% des voix contre 38% pour le bloc des droites.

La radicalisation des droites espagnoles et des indépendantistes catalans a créé un vide au centre de l’échiquier politique, que le PSOE s’est empressé de remplir en revendiquant le vote modéré.

Le PSOE doit cependant compter sur des alliances avec Podemos. Pour ces derniers, le rêve du sorpasso semble désormais bien éloigné et Pablo Iglesias se pose désormais comme le partenaire indispensable des socialistes pour assurer une gouvernance stable et résolument orientée à gauche. La mauvaise performance électorale de Podemos le 26 mai entame cependant sérieusement sa position dans les négociations pour entrer dans un gouvernement de coalition. Pour l’instant, Sánchez compte négocier l’abstention de Ciudadanos pour obtenir l’investiture, tout en ménageant Podemos, par le biais d’un contrat de législature, sans participation au gouvernement.

Au niveau local, le PSOE s’impose en parallèle du PP : les deux premiers partis comptent respectivement 22 329 et 20 325 conseillers municipaux, loin devant les 3 788 de Ciudadanos. Les socialistes émergent comme la première force dans toutes les régions en jeu, à l’exception de la Cantabrie et de la Navarre. Le scrutin le plus représentatif de la victoire socialiste est l’Estrémadure, région pauvre et périphérique où le PSOE reconquiert seul son ancienne majorité absolue au parlement autonome. Le PP peut encore, par le jeu des alliances, se maintenir dans quelques régions, mais perd sa majorité absolue dans son bastion historique de Castille-et-Léon.

Pour ce qui concerne le scrutin européen, la victoire claire du PSOE, avec près d’un tiers des suffrages, permet à Pedro Sánchez de se poser en homme fort de la social-démocratie à l’échelle du continent. À la tête de la quatrième économie de la zone euro, il est l’un des cinq derniers dirigeants socialistes de l’Union européenne. Le PSOE est désormais l’acteur-clef du Parti socialiste européen, devenant, avec 20 eurodéputés, la première force au sein du groupe S&D. M. Sánchez a commencé une tournée des capitales européennes, à commencer par Paris, afin de concrétiser une alliance progressiste entre socialistes et libéraux qui ravirait la présidence de la Commission aux conservateurs pour la première fois depuis quinze ans.

L’AMÈRE DÉFAITE DES GAUCHES MADRILÈNES

Madrid faisait figure d’élection-test. La ville, ainsi que la région, sont, depuis un quart de siècle un fief du PP. Ces deux élections ont été le terrain d’une bataille enragée entre six formations politiques. Même si le score final est très serré, c’est finalement la triple droite qui a réussi à conserver la région et à prendre le contrôle de la ville. Malgré des efforts de mobilisation remarquables notamment de la part de la liste Más Madrid, dirigée par Íñigo Errejón, cette défaite a provoqué un échange d’accusations entre forces progressistes.

En premier lieu, Podemos dresse la responsabilité du résultat sur la scission qu’ont effectué Errejón et Manuela Carmena à quelques mois de l’élection. A contrario, Más Madrid s’en prend au changement de position opéré par Iglesias à trois jours du scrutin. Au départ, Podemos avait confirmé son appui à Manuela Carmena en renonçant à présenter une candidature propre. Entre temps, Sanchez Mato, ancien conseiller de la maire de Madrid, a présenté une candidature avec les anticapitalistes de Podemos et Izquierda Unida, sous le nom Madrid en Pie. Le vendredi 24, Iglesias a appelé à voter pour Sanchez Mato à la mairie, aggravant la division entre les progressistes. Selon lui, appuyer les deux candidatures simultanément était nécessaire pour garantir le changement dans la capitale.

Le résultat de cette élection est paradoxal. Alors que Manuela Carmena a remporté l’élection, son alliance avec le PSOE manque la majorité de 29 sièges d’un seul député. Ce seront donc le PP, Ciudadanos et Vox qui contrôleront la ville. À l’échelle régionale, c’est le PSOE qui remporte l’élection mais, encore une fois, les progressistes restent aux portes de la majorité : il ne leur manque que 3 députés. Alors que Manuela Carmena avait annoncé sa démission face à la supériorité de la triple droite, elle a finalement décidé de briguer l’investiture. En effet, la première annonce a provoqué un tsunami de messages de soutien en faveur de la juriste. Par conséquent, elle s’attache à chercher le soutien d’au moins deux conseillers de Ciudadanos, ce qui lui permettrait de gagner la majorité. Quand à Errejón, il paraît convaincu de la nécessité de poursuivre avec la méthode Más Madrid pour revitaliser la gauche radicale.

LES CONSERVATEURS AFFAIBLIS MAIS PAS VAINCUS

Le grand vainqueur de l’élection madrilène est Pablo Casado, jeune leader du PP. Après avoir obtenu les pires résultats de l’histoire de son parti à l’occasion des législatives, les élections du 26 mai furent un vrai ultimatum pour le jeune conservateur. Garder la région et récupérer la ville, sans être dépassé par Ciudadanos, lui donne une forte dose d’oxygène. La célébration improvisée des résultats montre que cette double victoire, contre la coalition de gauche et au sein de la droite, a étonné la direction du parti. En effet, la campagne clivante de sa candidate régionale, Isabel Diaz Ayuso, donnait à penser que sa formation tomberait dans l’opposition. En valeur absolue, le parti perd toutefois 18 sièges dans une assemblée qui en compte 129.

Cette élection est le marqueur d’une transition pour le PP. D’un côté, il n’a pas eu le temps de rectifier le dérapage idéologique qui a provoqué les résultats du 28 avril. De l’autre, il a adopté un positionnement plus centriste qui lui a permis de sauver les meubles dans certaines régions. Dans un espace politique aussi saturé, obtenir des succès implique souvent de bousculer un adversaire voisin. Le re-centrement du PP remet en question le rôle de Ciudadanos.

Après les élections législatives, Albert Rivera, leader de Ciudadanos, a manifesté son refus total d’une éventuelle coalition de gouvernement avec Sánchez. Profitant du virage à droite du PP et de la débâcle électorale que celui-ci a provoqué, le parti libéral ambitionnait de s’ériger en chef de l’opposition et leader du centre-droit. Capitalisant efficacement sur la crispation provoquée par la question catalane, le parti de M. Rivera se dirigeait vers un sorpasso du PP. Celui-ci ne s’est produit dans aucune région.

Cette élection est le marqueur d’une transition pour le PP. D’un côté, il n’a pas eu le temps de rectifier le dérapage idéologique qui a provoqué les résultats du 28 avril. De l’autre côté, il a eu un positionnement plus centriste qui lui a permis de sauver les meubles dans certaines régions.

Certes, Ciudadanos a gagné du terrain avec une moyenne de 4% des voix exprimées en plus à l’occasion des régionales. Aux européennes, son résultat a presque quadruplé par rapport à 2014. Néanmoins, il reste toujours derrière le PP. Comme ce fut le cas de Podemos avec le PSOE en 2016, on peut prévoir une certaine dilution de son identité face à des conservateurs qui tiennent le coup.

Si le PP joue mal ses cartes, Ciudadanos aura certainement une chance pour s’imposer à la tête de la droite. Les indépendantistes catalans se sont recomposés tout en conservant leur influence en valeur absolue. Des nouveaux défis sont à venir et la triple droite ne fait qu’entamer une longue guerre de positions. Il sera de plus en plus compliqué pour Ciudadanos de constituer des alliances avec Vox. Pour certaines régions comme la Castille-et-León, la formation libérale ouvre désormais la porte à des alliances avec les socialistes. On peut l’interpréter comme un abandon partiel de la logique d’opposition ferme adoptée contre Sánchez.

Emmanuel Macron, modèle de Rivera, s’est réuni lundi soir avec Pedro Sánchez, ennemi juré de celui-ci. L’objectif de cette rencontre était de discuter des nouvelles stratégies européennes contre la droite réactionnaire. Alors que le RN est l’ennemi principal de Macron, Rivera trouve en Vox un partenaire. Un parti qui se veut libéral, tolérant et ouvert, aura des problèmes à justifier une telle alliance lorsque la question catalane ne servira plus à la légitimer.

LA MONTAGNE VOX ACCOUCHE D’UNE SOURIS ÉLECTORALE

Le parti de Santiago Abascal a déçu l’extrême-droite européenne. Alors qu’il visait une position de force dans la droite radicale continentale, il s’avère être le moins influent de la famille nationaliste. Par rapport aux élections générales du 28 avril, Vox a perdu 1,3 millions de ses électeurs. Le parti n’aura que trois députés au Parlement européen alors que les indépendantistes catalans, qui constituent la raison de son essor, en auront cinq.

Le scrutin du 26 mai signale que « l’effet Vox » est en phase descendente, ceci même alors que, dans les derniers jour, le parti a réalisé plusieurs coup d’éclat. Lors la première séance du Cortes, ses députés ont occupé les sièges situés derrière le gouvernement de Sánchez, attribués aux députés socialistes. Lorsque les indépendantistes élus prenaient place, les députés de Vox ont tapé des pieds sur la banquette de leur siège. Leur candidat à la mairie de Madrid a affirmé vouloir mettre un terme à la Pride ayant lieu à la Casa de Campo, l’équivalent madrilène du Bois de Boulogne.

Vox cherche à affirmer son pouvoir en se servant de son rôle ClÉ dans la formation de MAJORItés de droite dans les villes et les regions.

La dernière provocation médiatique de Vox est un tweet célébrant les résultats à Madrid avec la phrase: « Nous sommes passés », allusion ironique au « No pasarán » (ils ne passeront pas) iconique de la résistance républicaine dans la capitale lors de la guerre civile. Ce répertoire n’est plus aussi efficace qu’avant son entrée au Parlement. D’une certaine façon, la dynamique anti-système du parti perd en puissance lorsqu’il rejoint les institutions du système.

Vox continuera à alimenter le spectacle médiatique tout au long des mois à venir. Néanmoins, son ralentissement récent semble être la preuve de ce que les citoyens peuvent se fatiguer de ces shows médiatiques. Aussi, Vox cherche à affirmer son pouvoir en se servant de son rôle clé dans la formation de majorités de droite dans les villes et les régions. Dans la ville et la région de Madrid, dans la région de Murcie, en Aragon, à Saragosse, à Grenade, à Cordoue, à Santander et beaucoup d’autres villes ou villages, ils auront un rôle décisif dans la formation de coalitions de droite.

Le parti est d’ors et déjà en train de profiter de cet avantage en exigeant l’inclusion de ses élus dans les nouveaux gouvernements. Une telle rigidité peut être efficace si Vox parvient à désigner Ciudadanos et le PP comme des traîtres, en cas d’exclusion des coalitions. La force de Vox est qu’elle fixe dès le début des objectifs très ambitieux. Ce qui ailleurs passerait pour des rodomontades donne plus de force à son discours. Bien que fortement destructrice, cette stratégie fonctionne en ce qui concerne l’extrême-droite. Néanmoins, si les partis de centre-droit parviennent à faire peser sur Vox le stigmate de sa rigidité et si la gauche maintient la conscience du danger que représente une telle formation, cette dernière pourrait n’être qu’un épisode passager.

LA CRISE CATALANE S’ENKYSTE

Le mouvement indépendantiste en Catalogne, qui a culminé avec le référendum non consenti par l’État espagnol de 2017, a fait voler en éclats le consensus centriste qui prévalait en Espagne depuis la transition de 1978. L’échiquier politique s’est polarisé entre constitutionnalistes partisans de l’application de l’article 155 de la constitution et indépendantistes, partisans du droit à l’autodétermination.

Pour la première fois, l’ERC est en tête à Barcelone, une ville pourtant majoritairement unioniste.

Les municipales du 26 mai voient l’ERC, gauche indépendantiste modérée, confirmer son ascendant sur Junts pel Si, la coalition de centre-droit dirigée par l’ex-président Carles Puigdemont. C’est une petite révolution électorale, car Junts pel Si est l’héritier du parti démocrate-chrétien CDC qui avait dominé la vie politique catalane depuis la transition. L’image de prisonnier politique d’Oriol Junqueras, leader indépendantiste jugé à Madrid, a été utilisée avec succès par l’ERC pour se hisser, pour la première fois depuis la guerre civile, au rang de premier parti de Catalogne.

Pour la première fois, l’ERC est légèrement en tête à Barcelone, une ville pourtant majoritairement unioniste. La mairesse indignée, soutenue par Podemos, Ada Colau échoue donc de peu à se maintenir à la tête de la ville. Elle est cependant appelée à conserver un rôle politique central dans la constitution d’une majorité à cheval entre la gauche et les indépendantistes. On notera aussi l’échec cuisant de Manuel Valls : sa liste soutenue par Ciudadanos n’atteint que la quatrième place. L’ex-Premier ministre, humilié, promet d’honorer son mandat de conseiller municipal d’opposition. En même temps, il a promis de démissionner si Ciudadanos s’allie avec Vox. Il est important de souligner que Ciudadanos s’était déjà allié aux extrémistes en Andalousie en novembre 2018. Ainsi, on pourrait lire ce comportement contradictoire comme une manifestation de mégalomanie. M. Valls souhaiterait renoncer à un poste qu’il considère dégradant par une pirouette antifasciste.

De plus, M. Junqueras est élu en tant que tête de la liste Ahora Repúblicas, une coalition des gauches indépendantistes menée par les catalans d’ERC et les basques d’EH Bildu en vue des élections européennes. Plus important, il est le Spitzenkandidat des régionalistes pour la présidence de la Commission européenne. Son élection au Parlement européen représente donc une européanisation certaine de l’enjeu indépendantiste, ce qui donne des ailes à ses alliés écossais, corses et flamands… On notera également que M. Puigdemont est élu sur le fil, et qu’une coalition centriste de partis autonomistes obtient un siège.

RETOUR À LA NORMALE OU INSTABILITÉ DURABLE ?

Ainsi se finit l’exténuant marathon entamé en 2015 avec la fin du bipartisme PSOE-PP. Il n’y aura a priori pas de nouvelles élections nationales avant quatre ans, ce qui laisse le temps à M. Sánchez pour dérouler son programme de réforme sociale et politique. Le PSOE et le PP restent les premières forces politiques, mais doivent s’accommoder d’une culture de coalition qui leur faisait défaut jusque-là. Ciudadanos supplante Podemos comme troisième force. Enfin, Vox fait une entrée dans les territoires par la petite porte. Tout dépend désormais de la capacité du prochain gouvernement à offrir des solutions concrètes aux problèmes du pays.

Le Frente Amplio : l’émergence de l’alternative politique au Chili

Mobilisation du Frente Amplio pour le droit à la retraite. http://www.fal33.org/le-frente-amplio-front-elargi-et-le-second-tour/

L’Amérique latine en question – Au fil du mois de mars, LVSL met à l’honneur l’Amérique latine à travers une série d’articles et d’entretiens. Pour mieux saisir l’ampleur des bouleversements politiques et sociaux qui agitent les pays latinoaméricains, et afin de poser un regard nuancé sur les expériences progressistes aujourd’hui remises en cause de part et d’autre du continent, nous avons souhaité croiser les points de vue de rédacteurs, de chercheurs et d’acteurs politiques.

Pour la seconde fois depuis la fin de la dictature, la coalition de droite a conquis le pouvoir au Chili lors des élections de novembre dernier. Bien que nous ayons assisté à un nouveau match opposant les deux coalitions traditionnelles, une nouvelle force semble avoir bousculé le bipartisme en faisant mentir tous les pronostics : le Frente Amplio ; ce mouvement s’impose comme troisième force politique, et manque de peu le second tour. Nous avons rencontré des militants parisiens de ce mouvement. Retour sur la situation politique du Chili, la déception des mandatures Bachelet (2006 2010 et 2014 2018) et le nouvel espoir des opposants au néolibéralisme dont ce pays fut le laboratoire.


Changer lEducation pour transformer la société : la grande aspiration démocratique chilienne

Impossible de comprendre la politique chilienne et l’avènement du Frente Amplio sans revenir sur les événements liés à la question de l’éducation qui est centrale au Chili, et qui concentre en elle beaucoup des fractures de la société. Pour mieux appréhender les secousses politiques chiliennes autour de l’enseignement, il faut revenir sur le triste passé dictatorial du pays. Le Chili fut le laboratoire des économistes de l’École de Chicago, Milton Friedmann en tête ; c’est au Chili qu’on a expérimenté pour la première fois le modèle néolibéral, appelé à devenir universel et incontestable. Dans cette perspective, tous les secteurs de la société étaient destinés à être peu à peu être livrés au marché, y compris l’éducation. El Ladrillo, le programme économique conçu par les “Chicago boys” et que les putschistes qui ont renversé le président Salvador Allende se sont employés à mettre en œuvre, précisait qu’ « une politique éducative doit garantir gratuitement des niveaux minimaux d’éducation puisque, par ceux-ci, on atteint la formation de base du citoyen. […] Le profit pratique et direct tiré de la scolarisation à ce niveau, est relativement bas, et alors il est nécessaire d’en garantir la gratuité […] les niveaux supérieurs d’éducation procurent un bénéfice direct qui ne justifie pas la gratuité ». La récréation est terminée : les jeunes Chiliens pourront apprendre à lire et compter, pour le reste il faudra payer.

La loi organique de 1980 vient réglementer la marchandisation de l’enseignement. Pinochet met en place un processus de régionalisation des universités à la tête desquelles il nomme des militaires, et de municipalisation des établissements scolaires, aggravant considérablement les inégalités entre les villes les plus riches et les autres. Des fractures considérables se creusent également entre les écoles privées et publiques, ainsi qu’entre les universités ; le salaire et la place que l’on trouve dans la société est en grande partie conditionné par le diplôme que l’on possède, dont la valeur dépend de l’Université qui le délivre. Pendant notre entretien, Claudio Pulgar rappelle : « Au cours de l’année 1980, Pinochet a modifié la structure et le financement des universités publiques ; il a créé les conditions de la libéralisation pour le marché des universités privées, qui comptent aujourd’hui  70% des étudiants. La démarche de Macron  est très similaire à la sienne, même si bien sûr en dictature c’est allé plus vite. »

“La privatisation de l’Education remonte à l’ère Pinochet, dont les réformes ont creusé des fractures considérables entre les écoles et les universités privées et publiques”

Avec la fin de la dictature et l’arrivée au pouvoir d’une coalition de centre-gauche (unissant la démocratie-chrétienne et le parti socialiste), le débat sur l’éducation est relancé, et beaucoup s’attendent à un retour sur ces privatisations qui ont accru les inégalités dans un pays déjà fracturé. Pourtant, pour Christian Rodriguez qui fit partie de ces professeurs exilés en France et de retour au Chili juste après la dictature, « il n’y a pas vraiment eu de changement, on n’a pas touché à la Constitution de 1980 ». L’Université reste la propriété du marché poursuit-il : « Le Business de l’Université privée, c’est un business énorme dans lequel on trouve des militaires, des gens de droite, et ceux de gauche qui sont au gouvernement. ».

Le statut quo sur cette question a été entretenu par les coalitions de gauche, dont certains membres possédaient des intérêts dans ce juteux commerce, comme le décrit la journaliste María Olivia Mönckeberg dans son ouvrage « El négocio de las Universidades en Chile ». Cela devient un point majeur de la contestation chilienne dans les années 2000, menée par les lycéens et leur « révolution des pingouins » de 2006 puis, à son acmé, par les étudiants qui ont conduit une immense mobilisation en mai 2011. Cette génération qui n’a pourtant pas connu la dictature s’élève contre un système qui reste un legs de la politique néolibérale appliquée par un gouvernement militaire.

“L’éducation est un droit, pas un privilège” ©Rodrigo Torres

En 2006 los pingüinos, ces jeunes lycéens, renversent trois ministres du gouvernement de Michelle Bachelet, fraîchement élue. Les raisons de la colère ? Le prix des transports publics trop élevé, une éducation de mauvaise qualité, de trop grandes inégalités entre le privé et le public, le prix exorbitant de l’Université – 200 000 pesos par mois quand le salaire moyen s’élevait à 120 000 -, en bref une volonté générale de prise en charge étatique de cette éducation privatisée. Attachés à ce legs néolibéral, le Parti Socialiste et la Démocratie Chrétienne au pouvoir cèdent sous la pression de la jeunesse en accordant aux plus démunis la gratuité des transports ainsi que des bourses, mais ne reviennent pas sur la racine du problème : la privatisation de l’enseignement et les profit qu’en tire le secteur privé.

“Les mandats de la coalition de centre-gauche a provoqué un sentiment de déception chez les électeurs, qui considèrent que la gauche ne fait finalement rien de plus que la droite”

Cinq ans plus tard, ce sont les étudiants qui investissent la rue et occupent lycées et universités pendant de longs mois, rejoints par les syndicats et de nombreux citoyens. Cette fois, c’est face au premier gouvernement de droite depuis l’ère Pinochet que la jeunesse du pays entre en lutte. Ce bras de fer s’inscrit dans la durée, rassemble des centaines de milliers de jeunes au cours de dizaines de marches réclamant la refonte du système éducatif et s’opposant à sa marchandisation. En réponse, le président Piñera accorde aux manifestants une faible hausse du budget et un accès facilité aux prêts étudiants. Pas de quoi calmer l’exaspération d’une génération ressentant toujours plus profondément l’exclusion causée par un système extrêmement inégalitaire. Alors qu’en 2013 les manifestations n’ont pas cessé, bien que plus éparses, Michelle Bachelet promet de revenir sur la privatisation pendant sa campagne électorale, ainsi que sur la Constitution de 1980 pour y introduire plus de participation. Comme lors de son premier mandat, elle n’en fit rien fit rien ; revenue au pouvoir en 2014 en s’appuyant sur les revendications des mouvements sociaux, elle provoque une immense déception pour les électeurs qui avaient placé leurs espoirs dans une coalition de centre-gauche – dans laquelle se trouvait le Parti Communiste et même une figure de la contestation étudiante, Camilla Vallejo, élue députée au parlement – dont ils espéraient qu’elle aurait le courage de revenir sur ces réformes libérales.

Le retour de la droite aux affaires : l’échec cuisant de la coalition des partis traditionnels de gauche

Les revendications de la société chilienne qui avaient mené Bachelet à son second mandat n’ont pas trouvé de débouché politique, du fait de l’immobilisme cuisant d’une coalition pariant davantage sur sa communication que sur l’action politique que l’on attendait d’elle. Cet alliage entre une rhétorique dénonçant le “business” et une pratique politique qui s’en accommode très bien n’est pas sans rappeler le destin de la social-démocratie européenne. Dans les deux cas, elle provoque un sentiment de déception chez les électeurs qui considèrent que la gauche ne fait finalement rien de plus que la droite ; et qui réclament – surtout parmi les plus jeunes, galvanisés par l’émulation des dernières années – le renouvellement et la réinvention de la politique.

Les élections de 2017 voient la coalition de droite – soutenue au second tour par un nostalgique de Pinochet, José Antonio Kast – l’emporter face à la coalition de centre-gauche. L’échiquier politique semblait alors marqué par une bipolarisation entre deux coalitions, sans qu’aucune alternative politique ne puisse émerger. C’était sans compter sur les nombreuses synergies provoquées par des années de luttes étudiantes, syndicales ou écologistes. Un nombre croissant de Chiliens ont compris que le processus de privatisation – qui a concerné aussi bien le domaine de l’éducation que de la santé, l’eau, le logement, les transports, les télécommunications, l’énergie, les ressources naturelles… – était sans fin, et que cette gauche compromise avec le modèle néolibéral ne constituait en rien une alternative.

Et pourtant de cette élection est née une réelle force d’alternative, dans un pays si longtemps érigé en bastion et modèle néolibéral – on a parlé du “miracle chilien”. Si les deux coalitions traditionnelles se sont affrontées au second tour, il s’en est fallu de 150 000 voix, à peine 2%, pour que le Frente Amplio ne se substitue à la coalition de gauche dans la confrontation avec la droite.

Le constat est le même au Chili qu’en France ou en Espagne : le signifiant « gauche » a été vidé de son sens par la politique des sociaux-libéraux et de leurs alliés au pouvoir

Une nouvelle force populaire : le Frente Amplio face aux structures néolibérales

En janvier 2017, plusieurs partis politiques et mouvements indépendants donnent naissance au Frente Amplio. Cette coalition très éclectique rassemble notamment Revolución Democrática – qui a participé au deuxième gouvernement Bachelet avant de le quitter -, Izquierda Autonoma, le Partido Igualdad, Izquierda Libertaria issue des mouvements étudiants, le parti pirate chilien… Bien que classée à l’extrême gauche de l’échiquier politique par les observateurs, le Frente Amplio se voit comme transversal, intégrant d’ailleurs le Parti Liberal ou encore les verts chiliens qui ne se revendiquent ni de gauche ni de droite. Le constat est le même au Chili qu’en France ou en Espagne : le signifiant « gauche » a été vidé de son sens par la politique des sociaux-libéraux et de leurs alliés au pouvoir. C’est l’analyse que fait Gonzalo Yañez : « C’est un débat au niveau communicationnel. C’est la stratégie Podemos : on est ouvert à tout le monde, on a des objectifs communs et si vous êtes d’accord, vous êtes les bienvenus. C’est la stratégie populiste ».  Le Frente Amplio permet l’émergence de nouveaux signifiants, éloignés de ceux de la gauche traditionnelle, dans un pays pourtant profondément marqué par les trois années de gouvernement socialiste de Salvador Allende.

Mais le Frente Amplio permet surtout d’articuler des demandes très hétéroclites qui émanent d’acteurs très divers dans le champ politique et social – d’abord par les mouvement sociaux -. Comment une telle synthèse a-t-elle été réalisée ? L’explication tient beaucoup à la méthode. Une fois le mouvement déclaré il fallait un socle commun, qu’allait constituer le programme. Dans chaque ville, tous les militants des partis et mouvements du Frente Amplio, mais aussi ceux qui se reconnaissaient dans la démarche sans appartenir à aucune organisation, étaient invités à se rassembler en « comunales », c’est-à-dire en assemblées communales. De ces assemblées ressortent de nombreux textes qui ont conduit à l’élaboration du programme, « el programa de muchos y muchas ». L’accord n’a pas toujours été évident, certaines revendications trouvant des réponses politiques différentes selon la sensibilité du mouvement. De façon très agile, le Frente a procédé à un vote sur les questions à même de créer des divisions, puis sur le programme dans son ensemble. Plus de 300 000 personnes ont participé et voté le texte, un chiffre considérable pour un pays de 17 millions d’habitants ; ce processus a créé un fort sentiment d’inclusion dans un projet politique, jusqu’en France où Claudio Pulgar se réjouit que « ce que nous avons écrit à Paris se retrouve dans le programme, comme la partie où nous proposons que le Chili devienne un pays d’accueil pour tous les réfugiés du monde ». Afin de renforcer cette indispensable cohésion, le candidat à l’élection présidentielle fut choisi par vote après l’adoption du programme. La primaire citoyenne opposait Beatriz Sanchez, journaliste de radio et TV soutenue par Revolución Democrática, à  Alberto Mayol Miranda, sociologue et universitaire, soutenu par le mouvement Nueva Democracia et le Partido Igualdad, considéré comme plus radical. « La Bea » l’emporte avec 67% des voix, et devient la porte-parole du rassemblement. Les militants parisiens reconnaissent avoir voté pour Alberto, le malheureux candidat de la primaire, mais déclarent sans amertume : « Même si on a perdu la primaire, nous sommes restés forts derrière Beatriz, voir encore plus forts ! Parce que le programme avait été construit en commun, et que Beatriz n’était que notre porte-parole. ».

Cette méthode semble avoir porté ses fruits : un programme solide, avec comme principal objectif de sortir du fondamentalisme néolibéral bien ancré au Chili. Et comme revendications clefs : la démocratisation du pays par un changement de Constitution et la conquête de droits que les militants considèrent comme allant de soi : droit à l’éducation, droit à la retraite, droit à la santé. Il n’est pas question de socialisation des moyens de production, bien que certains militants le revendiquent, mais simplement de lutter contre le productivisme, et contre les « capitaux » qui dépossèdent les habitants de leur accès à la terre, à l’eau et détruisent les habitats naturels, notamment des peuples indigènes dont les plus connu sont les Mapuches. Selon une militante du Frente Amplio Paris, ces demandes existent chez la plupart des habitants du pays qui voient leur conditions de vie et leur environnement proche se dégrader ; les revendications qui en découlent et qui ne trouvaient pas forcément de débouché politique sont prises en compte par le Frente qui s’en saisit en leur apportant des réponses que l’on qualifierait ici d’écologistes et anti-productivistes.

Mobilisation du Frente Amplio pour le droit à la retraite. http://www.fal33.org/le-frente-amplio-front-elargi-et-le-second-tour/

En bref, un programme qui a réussi à donner un débouché politique à de nombreuses demandes de la société chilienne et à les articuler entre elles, autour de nouveaux signifiants vides et d’un ennemi commun : le néolibéralisme, héritage de la dictature, et la classe politique au pouvoir depuis la transition démocratique. Il semble que cette méthode populiste, où le leader prend ici une place moins importante qu’ailleurs, ait réussi son pari : arrivé en troisième place avec 20,27% des voix, le Frente Amplio flirte avec le second tour, et ce alors que les sondages les donnaient loin derrière … La jeune coalition obtient d’ailleurs 20 députés, un sénateur, plusieurs conseillers régionaux et dirige la troisième ville du pays : Valparaiso.

Le retour de Piñera au pouvoir risque de raviver les mouvements sociaux désorientés par l’exercice du pouvoir de Bachelet pendant les quatre dernières années. Le Frente Amplio ne pourra que s’en trouver renforcé, et espérer faire de 2022 le début du déclin de l’ère néolibérale, au Chili et ailleurs. En effet, l’arrivée au pouvoir d’une telle coalition dans un pays comme le Chili, petite-fille des Etats-Unis et bastion néolibéral, pourrait avoir des conséquences sur la région toute entière.

Randy Némoz

Crédits photos :

Photo 1 éducation : ©Rodrigo Torres, blog https://carnetsduchili.wordpress.com/
Photo 2 Pinera Guillier Sanchez : ©REUTERS/Ivan Alvadaro
Photo 3 Frente Amplio : http://www.fal33.org/le-frente-amplio-front-elargi-et-le-second-tour/