Comment les sanctions économiques ont mis fin au « doux commerce »

Allégorie des sanctions contre la Russie. © FlyD

« Doux commerce » : l’expression date du XVIIIè siècle. Sous la plume de Montesquieu, elle renvoie au pouvoir pacificateur des échanges marchands ; plus récemment, elle a été mobilisée pour défendre les vertus de la mondialisation, pensée comme antidote aux conflits. Cette illusion a vécu. Les États-Unis, principaux promoteurs de la globalisation, en sont aujourd’hui les fossoyeurs. Et le dollar, présenté comme un moyen d’échange universel, est aujourd’hui transformé en arme de guerre. C’est ce que défendent les chercheurs Henry Farrell et Abraham Newman dans Underground Empire, un ouvrage dédié à ce phénomène majeur des relations internationales contemporaines. Par Ben Wray, traduction Alexandra Knez [1].

La suprématie mondiale des États-Unis ne repose pas sur des bombes ou une armée surpuissante. Elle réside dans des instruments moins directement visibles : câbles à fibres optiques, microprocesseurs et… le système de compensation en dollars. Dans Underground Empire Henry Farrell et Abraham Newman analysent la manière dont les États-Unis ont transformé des infrastructures numériques apparemment anodines en armes destinées à discipliner leurs alliés et punir leurs ennemis.

En ciblant les « points d’étranglement » de l’économie mondiale, les États-Unis peuvent empêcher leurs rivaux – surtout la Chine – d’accéder aux technologies et aux ressources dont ils dépendent. Si cette arme a été largement couronnée de succès jusqu’à présent, elle incite à présent de nombreux pays à prendre des initiatives de dé-dollarisation.

Aux origines du système

Cet empire souterrain n’a pas été créé à dessein. Il s’est développé de manière spontanée, avant tout en réponse à la nécessité d’établir les connexions les plus rapides possibles entre les États-Unis et le reste du monde dans les domaines de l’internet, de la finance et de la chaîne d’approvisionnement. L’infrastructure de la mondialisation contemporaine a été construite à l’ère néolibérale et, en tant que telle, elle appartient au secteur privé. Mais ce sont en grande majorité des entreprises américaines qui en sont propriétaires, et une grande partie d’entre elles se trouve sur le sol américain.

Les câbles à fibres optiques qui parcourent les fonds marins sont essentiels pour assurer des télécommunications quasi instantanées à l’échelle mondiale. En 2002, plus de 99 % des câbles reliant deux continents passaient par les États-Unis. Le système de paiement supposément international SWIFT permet aux banques du monde entier d’effectuer des transactions en dollars, la monnaie de réserve mondiale. Mais bien qu’il soit basé en Belgique, ses data-centers résident en Virginie du Nord, et son conseil d’administration compte de nombreuses banques américaines…

Si la chaîne d’approvisionnement en semi-conducteurs a été délocalisée il y a plusieurs décennies, les principaux maillons de la chaîne sont toujours aux mains des Américains et le reste est principalement contrôlée par des alliés des États-Unis. Même si la Chine est désormais au cœur de la production capitaliste mondiale, le sang qui coule dans les veines de la mondialisation est encore rouge, blanc et bleu.

Jusqu’en 2001, les États-Unis n’avaient aucune raison d’activer cette arme. Les États-Unis étaient les principaux bénéficiaires de cet ordre mondial dont ils étaient le centre, et à qui la périphérie payait un tribut chaque fois qu’elle commerçait en dollars ou achetait de la technologie issue de la Silicon Valley. Il convenait à Washington de ne pas politiser son hégémonie économique, afin qu’elle relève de l’évidence.

Les choses ont changé avec le 11 septembre. Cet électrochoc a poussé Washington à s’interroger sur l’état des « tuyaux et la plomberie » de la puissance américaine, pour reprendre les termes de Farrell et Newman.

Al-Qaïda avait été en mesure d’utiliser télécommunications américaines et billets verts pour financer et organiser ses attaques. Le gouvernement américain voulait désormais avoir accès à cette infrastructure afin que la National Security Agency (NSA) puisse écouter les appels téléphoniques et que le Trésor américain puisse exclure n’importe quelle entité des circuits financiers globaux. Ces opérations se sont révélées non seulement faisables, mais très aisées.

Comme l’écrivent Farrell et Newman, « L’économie mondiale repose sur un système de tunnels et de conduits que les États-Unis peuvent pénétrer et adapter presque aussi facilement que s’ils avaient été conçus à cette fin et sur mesure par un ingénieur militaire. »

Ce qui n’était au départ que des mesures ad hoc justifiées par la nécessité de faire face à des menaces sécuritaires est rapidement devenu un « outil politique comme un autre ». Et la NSA devait « maintenir et étendre » son réseau mondial d’espionnage, malgré les révélations d’Edward Snowden en 2013, tandis que « la collecte de renseignements et la coercition économique devaient désormais faire partie des missions principales du Trésor américain ».

Dans un premier temps, les sanctions ont ciblé des entités marginales – d’Al-Qaïda à la Corée du Nord. Mais à mesure que la position hégémonique des États-Unis était contestée, Washington a tourné ces armes de guerre vers les centres névralgiques de l’économie mondiale.

L’unilatéralisme du billet vert

C’est l’Iran qui a fait office de test. Les États-Unis le sanctionnaient depuis des décennies, mais ce pays d’Asie occidentale continue d’échanger divers produits de base en dollars – surtout son pétrole – par le truchement de banques européennes.

Les choses ont changé en 2006, lorsque les États-Unis ont exclu une banque iranienne du système de compensation du dollar, qui n’est accessible que par l’intermédiaire des banques américaines. Auparavant, les États-Unis estimaient qu’il était trop risqué de politiser la compensation en dollars au cas où les banques étrangères décideraient alors de trouver des alternatives au dollar.

Washington s’est réjoui de constater que les banques européennes ont réagi aux nouvelles sanctions contre l’Iran en s’y conformant. Ces entreprises craignaient que le Trésor ne les exclue du système de compensation en dollars si elles se rebiffaient ; l’accès au billet vert était une nécessité vitale, tandis que le commerce avec l’Iran ne l’était pas. En 2015, l’Iran a fini par ne plus pouvoir commercer en dollars.

Ces mutations ont eu un impact profond sur le système financier international, mais aussi les pratiques diplomatiques des États-Unis. Lors de leurs déplacements à l’étranger, les fonctionnaires du Trésor cessaient de rencontrer les ministres pour se tourner directement vers les banques : ils n’avaient plus besoin de l’aval des autorités locales pour exclure – ou menacer d’exclure – leurs entreprises des marchés financiers. L’ère de « l’unilatéralisme du dollar » était née.

L’unilatéralisme du dollar s’est d’abord heurté à des résistances. L’Union européenne (UE) et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies avaient négocié l’accord sur le nucléaire iranien en 2013 et étaient légalement tenus de le respecter. Lorsque Donald Trump a retiré les États-Unis de l’accord en 2018 et a relancé l’ensemble des sanctions contre l’Iran, y compris les « sanctions secondaires », l’UE et les autres États qui avaient signé l’accord ont déclaré qu’ils s’y engageaient toujours.

L’Allemagne, la France et le Royaume-Uni – qui sont loin d’être des ennemis de Washington – ont même mis au point une infrastructure de contournement de SWIFT, appelée INSTEX, pour faciliter les échanges avec l’Iran. Cette solution s’est toutefois soldée par un échec retentissant.

Les signataires de l’accord sur l’Iran n’ont pas pu l’appliquer parce que les entreprises européennes étaient terrifiées par la menace que représentaient les sanctions secondaires américaines. L’effondrement de l’accord avec l’Iran a prouvé à quel point la souveraineté européenne était limitée dans une économie mondiale dominée par le dollar.

La subordination européenne est devenue encore plus évidente lorsque l’UE a décidé d’imposer des sanctions majeures à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. L’UE a rapidement réalisé qu’elle n’avait pas les armes pour « prendre en charge sa propre histoire ». Comme l’observent Farrell et Newman : « Plus l’UE cherchait à construire ses propres sources de pouvoir et d’autorité, plus elle se rendait compte qu’elle avait besoin de ce que les États-Unis possédaient : informations, institutions, expertise technique et pouvoir sur les marchés mondiaux. »

Microsoft a pris conscience du pouvoir de l’État américain de la même manière. L’entreprise a toujours été une fervente adepte de l’idéologie du « libre marché », se présentant comme une « Suisse numérique » à l’abri des ingérences géopolitiques de Washington ou de tout autre État. Avec la guerre en Ukraine, l’entreprise devait faire volte-face. Elle se vante désormais de son influence dans le combat contre les cyberattaques russes et de son soutien aux ukrainiennes – un engagement qui rappelle celui de Ford Motors dans la construction des chars d’assaut durant la Seconde guerre mondiale. Qu’il s’agisse de la Commission européenne ou de Microsoft, les préceptes du libre marché ont fait place à la Realpolitik brutale de l’empire souterrain…

Le cas Huawei

Les sanctions prises à l’encontre de la Russie sont allées au-delà de tout ce qui avait pu être envisagé auparavant. Plus spectaculaire encore : la saisie de 260 milliards de dollars des réserves de devises étrangères de la Russie, une mesure sans précédent qui a sonné l’alarme dans les capitales étrangères du monde entier quant à leur vulnérabilité par rapport au dollar – et surtout à Pékin. Comme l’a fait remarquer un ancien conseiller de la Banque centrale de Chine : « Si les États-Unis cessent de respecter les règles, que peut faire la Chine pour garantir la sécurité de ses actifs étrangers ? Nous n’avons pas encore de réponse a ce sujet. »

Les interrogations de la Chine ne se limitent pas aux réserves de devises étrangères. La guerre menée par les États-Unis contre l’une de ses principales entreprises, le géant des télécommunications Huawei, a largement porté ses fruits. Washington avait décidé de mettre un terme à l’objectif réaliste de Huawei visant à dominer l’infrastructure 5G mondiale, une ambition qui menaçait directement le contrôle des États-Unis sur les télécommunications mondiales et mettait donc en péril l’empire souterrain.

Les sanctions ont coupé Huawei d’un grand nombre de ses principaux fournisseurs, en particulier du fabricant taïwanais de semi-conducteurs TSMC. En 2021, la part du marché mondial des smartphones détenue par Huawei s’est effondrée de 20 % à 4 %. Des alliés clés des États-Unis, tels que le Royaume-Uni et l’Australie, ont renoncé à lui confier la construction de leurs réseaux 5G. Les États-Unis ont démontré à la Chine qu’ils avaient le pouvoir de limiter son expansion technologique.

Les États-Unis ne se sont pas arrêtés en si bon chemin. Le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, Jake Sullivan, a prononcé un discours en septembre 2022 dans lequel il déclarait que l’objectif de maintenir un « avantage relatif » sur la Chine sur le plan technologique ne suffisait plus. Les États-Unis veulent désormais « une longueur d’avance aussi grande que possible ».

Peu de temps après, Biden a annoncé la plus grande série de sanctions concernant les semi-conducteurs, interdisant à toute entreprise américaine de fournir des composants à un fabricant de puces chinois et faisant pression sur ses alliés pour qu’ils fassent de même. Les puces étant désormais nécessaires pour produire à peu près n’importe quoi, ces sanctions constituent un levier majeur dans la guerre économique en cours.

Les États-Unis semblent convaincus de l’efficacité de ces sanctions. Le 17 janvier, la chaîne CNBC a rapporté que les importations chinoises de puces électroniques avaient chuté de 15,4 % en 2023, les États-Unis prévoyant de nouvelles mesures pour combler les « lacunes » du régime de sanctions.

Cependant, Huawei a annoncé en septembre que son nouveau smartphone contenait une puce à deux nanomètres, soit presque la taille des semi-conducteurs les plus avancés au monde… À Washington, ce fut un tremblement de terre.

On ne sait toujours pas exactement comment Huawei a réussi à se procurer la puce à deux nanomètres et si la Chine est capable de la produire à grande échelle. Mais cette faille dans l’empire souterrain soulève des questions plus larges sur les contraintes et les pièges potentiels que pose cette transformation de la puissance économique américaine en arme internationale.

La machine à sanctions

Comme l’a montré le livre récent de Nicholas Mulder sur l’histoire des sanctions, The Economic Weapon, celles-ci ont curieusement tendance à échouer dans leurs objectifs. Le risque le plus évident réside dans le fait qu’en plaçant une si grande partie de l’économie mondiale sous sanctions – environ un tiers du monde – les États-Unis risquent de fournir aux pays concernés la motivation dont ils ont besoin pour mettre en place des infrastructures financières et technologiques alternatives. Cela peut s’avérer difficile, coûteux et inefficace par rapport au système dominé par les États-Unis, mais offre un horizon d’indépendance.

Selon Farrell et Newman, l’Iran a réagi aux sanctions américaines en recourant à des « intermédiaires, à des détournements et à des paiements en espèces » sur le marché noir, ce qui a généré 80 milliards de dollars d’échanges commerciaux par an. La Chine adopte une approche plus sophistiquée, en développant une monnaie numérique de banque centrale (CBDC) qui a potentiellement pour objectif de faciliter les échanges bilatéraux instantanés, en se passant totalement du dollar.

D’autres risques incluent un « découplage brutal » entre les économies des États-Unis et de la Chine si les sanctions « à la chaîne » venaient à s’envenimer. Une telle rupture pourrait déclencher une récession mondiale qui éclipserait les précédentes en intensité.

Comme le soutiennent Farrell et Newman : « Les États-Unis comprennent beaucoup mieux l’économie mondiale et peuvent la manipuler plus facilement que leurs alliés et adversaires. Pourtant, à mesure que les contradictions s’accumulent, le risque d’un échec catastrophique s’accroît ».

Une fois que l’on s’engage sur la voie des sanctions, où s’arrête-t-on ? Matt Duss, conseiller en politique étrangère de Bernie Sanders, a déclaré aux auteurs qu’il existait désormais un « complexe industriel des sanctions » aux États-Unis, avec des agences chargées de trouver de nouvelles raisons d’en imposer davantage – en particulier lorsque ces dernières n’ont pas été aussi efficaces qu’on l’espérait.

Et lorsqu’une sanction est mise en place, il devient politiquement difficile de la retirer. Une fois que l’économie mondiale a été transformée en arme, il est difficile de faire marche arrière – même si les conséquences de long terme pour l’hégémonie américaine peuvent être létales.

Un empire bienveillant ?

Face à cet empire souterrain, que faire ? Pour Farrell et Newman, l’alternative réside dans « un autre type d’imperium, qui servirait l’intérêt mondial ». Pour un livre imprégné de Realpolitik, cette conclusion est sinon fantaisiste, du moins décevante. La simple idée que l’on pourrait confier à un seul État la mission de mettre en place des outils au service de l’humanité est d’une confondante naïveté. Alors même que les auteurs sont d’une grande lucidité sur «l’interdépendance militarisée » entre les États-Unis et la Chine, et qu’ils soulignent que les responsables américains ont instrumentalisé la peur d’un conflit avec la Chine… précisément pour le faire advenir.

Il n’y aura pas d’empire souterrain bienveillant. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les décisions prises par Joe Biden en matière de sanctions, qui ont surtout renforcé celles qui avaient été mises en place par l’administration Trump. L’alternative réside plutôt dans des coalitions diplomatiques altermondialistes, qui défendent la souveraineté des États, favorise les échanges hors dollar et refusent de se conformer aux diktats de toutes les grandes puissances.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « It’s Time to Dismantle the US Sanctions-Industrial Complex ».

« Les sanctions américaines contre l’Iran sont d’une grande brutalité et les Européens laissent faire » – Entretien avec Thierry Coville

Téhéran © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève.

Frappée par les sanctions américaines, l’économie de la République islamique d’Iran est proche de l’asphyxie. La doctrine de « pression maximale » des États-Unis, visant à faire chuter le régime des mollahs, est une manifestation de l’extra-territorialité du droit américain et de la portée mondiale des sanctions qu’ils édictent. Thierry Coville, chercheur à l’IRIS, auteur de plusieurs ouvrages dédiés à l’Iran et spécialiste de l’économie iranienne, revient pour LVSL sur ces questions. Entretien réalisé par Antonin Hoffmann et Vincent Ortiz.


LVSL – On évoque souvent la République islamique d’Iran à travers son système politique complexe ou son action à l’international, mais généralement peu son économie, sinon sous l’angle des sanctions étrangères et de leurs effets. L’image que l’on en a est souvent celle d’une économie très étatisée ou largement contrôlée par le corps politico-militaire des Gardiens de la Révolution. Quel rôle jouent, dans les faits, les différents acteurs privés, publics et para-publics?

Thierry Coville – Nous avons affaire à une économie étatisée, contrôlée par le secteur public ; même si les chiffres officiels ne sont pas disponibles, on pense que ce secteur englobe 80 % de l’économie, et le secteur privé 20 %. Dans les 80%, il faut distinguer le public de ce que l’on appelle le para-public, qui concerne les entreprises qui appartiennent aux pâsdârân [ndlr « corps des gardiens de la révolution islamique », organisation para-militaire fondée en 1979] et aux fondations. Le secteur proprement public contrôle néanmoins une bonne partie de l’économie, autour de 50%, ce qui laisse 30 % aux pâsdârân et aux fondations. Il est donc faux de dire que l’économie iranienne est dominée par les pâsdârân. Cela fait partie d’un discours visant à présenter l’Iran de la manière la plus dépréciative possible dans tous les domaines : une dictature qui serait de surcroît dominée par des militaires sur le plan économique.

Il existe un véritable secteur privé en Iran dans l’agroalimentaire, le textile ou encore le domaine de la construction, bien qu’il soit dominé par l’État. Le secteur public est prédominant du fait de la prévalence d’idées tiers-mondistes de gauche au lendemain de la Révolution [ndlr la révolution de 1979, qui renversé le régime du Shah et abouti à la proclamation de la République islamique d’Iran]. On trouvait également l’idée – pas totalement exacte – selon laquelle le secteur privé d’avant la Révolution était lié au pouvoir précédent. Pour ces raisons, on a assisté à une nationalisation massive de l’économie iranienne dans tous les secteurs.

Le secteur para-public est constitué de fondations religieuses basées sur un système que l’on nomme waqf dans lequel les musulmans sont censés effectuer des dons à une institution religieuse qui elle-même est ensuite chargée de faire œuvre de charité. En vertu de ce système de waqf on trouve, par exemple, une institution qui s’occupe du tombeau de l’Imam Rezâ à Machad, lieu de pèlerinage très important pour les chiites, ce qui permet d’amasser une fortune qui est ensuite réinvestie dans l’économie. On trouve donc ces fondations religieuses qui jouent un rôle très important en Iran depuis longtemps, aux côtés d’autres fondations qui ont été créées juste après la Révolution. Dans tous les cas, c’est le même système qui prévaut : des organisations autonomes par rapport à l’État, exemptées d’impôts, à qui un rôle social est dévolu. Elles ont développé une activité économique importante et leur proximité avec le pouvoir religieux iranien leur permet un accès facile aux crédits bancaires. Elles sont le produit d’une hybridation entre économie et politique. Les pâsdârân fonctionnent sur le même principe ; ils développent des activités économiques qui ne sont pas contrôlées par l’État – ils ne rendent de compte qu’au Guide [ndlr le président de la République islamique d’Iran, Hassan Rohani, partage le pouvoir avec le « Guide » Ali Khamenei, principale figure de l’autorité religieuse iranienne].

Pour comprendre le fonctionnement de l’économie iranienne, il faut prendre en compte la nature duale du pouvoir iranien. Les pâsdârân ne sont pas contrôlés par l’État et ne paient pas d’impôts, mais ils assurent une base économique, sociale et politique au pouvoir politique conservateur et religieux d’Iran. En retour, les employés qui travaillent pour les pâsdâran et les fondations sont conduits à voter en faveur de ce système qui leur permet d’avoir un travail. Le système des pâsdârân est donc important, mais il est faux de dire qu’il domine l’économie iranienne.

LVSL – Le président Hassan Rohani, centriste et soutenu par les courants réformateurs, a été élu sur la promesse d’un développement économique rapide grâce à l’ouverture du pays, elle même permise par la négociation sur le dossier nucléaire. L’Iran semble en effet disposer d’un certain nombre d’avantages en terme tant de capital humain que de ressources naturelles, et un marché intérieur de 80 millions d’habitants. Entre la signature de l’accord de Vienne et l’élection de Donald Trump, les Iraniens avaient-ils des raisons d’espérer un boom économique ? 

TC –  Le programme économique de Hassan Rohani, visant à attirer des investisseurs étrangers en Iran, était assez classique. Lorsque les sanctions ont été levées, la croissance économique s’est accrue et les investisseurs ont commencé à affleurer en Iran. Le pays partait de loin, et les obstacles à l’investissement étranger n’étaient pas uniquement liés aux sanctions. L’Iran était un pays très fermé depuis la Révolution, en voie de développement, grevé de tous les obstacles habituels à l’investissement : bureaucratie, corruption, etc. Le calcul était assez bon ; les investissements étrangers sont passés de 2 ou 3 milliards de dollars en 2016 à 5 milliards de dollars en 2017, juste avant la sortie des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien. Rohani voulait également augmenter la part du secteur privé dans l’économie iranienne. Il s’agissait donc d’un programme assez classique de libéralisation. Cela aurait-il répondu aux problèmes sociaux que connaît l’Iran ? C’est un débat très classique. J’aurais tendance à répondre par la négative car l’Iran est notamment marqué par un chômage élevé, qui frappe en priorité les jeunes diplômés. Je pense cependant qu’elle aurait permis à l’économie iranienne de connaître davantage de croissance. L’Iran souffre de problèmes qui sont davantage structurels, liés au mauvais fonctionnement de l’État, qui demanderaient des réformes irréductibles à une libéralisation de l’économie. La situation macro-économique, si les sanctions américaines n’avaient pas été imposées, se serait sans doute améliorée, et le secteur privé aurait pris une place grandissante.

Il faut évoquer un autre problème : la dépendance de l’Iran par rapport aux revenus pétroliers, qui rend le pays vulnérable aux sanctions américaines. Pour attaquer l’économie iranienne, il suffit de la priver des ses exportations pétrolières. Le programme de libéralisation économique porté par Rohani aurait-il permis de diminuer la dépendance pétrolière ? On peut en douter. 

LVSL – L’élection à la présidence des Etats-Unis de Donald Trump, puis sa sortie de l’accord de Vienne le 8 mai 2018 ont ruiné les espoirs des Iraniens et les projets des investisseurs étrangers, avec le retour des sanctions économiques destinées à faire plier le gouvernement de Téhéran. Dans les faits, quelles formes prend la guerre économique menée par Washington, et comment le gouvernement américain parvient-il à imposer à tous la fermeture du pays ? 

TC – Les sanctions américaines sont d’une brutalité absolue. C’est simple : le projet américain est d’étouffer l’économie iranienne, dans l’optique de contraindre les Iraniens à négocier. Ils souhaitaient stopper les échanges de l’Iran avec le reste du monde, et y sont finalement assez bien arrivés par la mise en place – selon leurs propres mots – d’un chantage vis-à-vis des entreprises du reste du monde. Le contrat est clair : si une entreprise travaille avec l’Iran, elle n’a plus le droit de commercer avec les États-Unis. C’est une stratégie gagnante pour les États-Unis, au mépris total du droit international et de la souveraineté des autres pays. La Russie est l’un des seuls pays à avoir refusé ce diktat, mais il s’agit d’un pays exportateur de pétrole : l’Iran ne peut donc compter sur la Russie pour lui acheter le sien. Plus important : la Chine résiste également à ce diktat, n’étant pas en situation d’immédiate dépendance par rapport aux Etats-Unis, comme peut l’être l’Europe. Les entreprises chinoises, qui n’ont pas d’intérêts aux Etats-Unis, peuvent donc commercer avec des « États-voyous », sans crainte de sanctions américaines. Cela reste insuffisant pour l’Iran, dans la mesure où le pétrole représente pour lui 80% des exportations et entre 40 et 50% des recettes budgétaires. Tous les pays à part la Chine ayant cessé d’acheter du pétrole à l’Iran, la croissance est devenue négative et l’inflation a augmenté.

La situation est simple : les États-Unis violent le droit international et imposent brutalement un chantage au reste du monde. C’est une stratégie quasiment assumé par le gouvernement américain et acceptée dans une certaine mesure par les Européens. Conscients du fait que leur souveraineté nationale est piétinée par les États-Unis, ils ont laissé faire. Leur situation est compliquée, et ils n’étaient pas prêts à résister aux États-Unis pour un certain nombre de raisons – du fait de l’alliance transatlantique entre autres. Par ailleurs, l’Europe ne dispose pas nécessairement des instruments juridiques qui permettent de s’opposer à l’extra-territorialité du droit américain. Mais si l’on met à part ces facteurs, on n’a pas senti de volonté de s’opposer à l’agenda du gouvernement américain de la part des Européens, qui ont validé les sanctions comme un état de fait. À partir de mai 2018, Trump impose aux entreprises européennes le chantage suivant : ou bien le marché américain, ou bien le marché iranien. Il ne s’est trouvé aucun représentant politique européen pour protester ; les entreprises européennes ont donc été abandonnées face au droit américain. Un rapport de force est à l’oeuvre, au mépris absolu du droit international ; s’il s’agit d’une expérimentation visant à tester l’application du droit américain au reste du monde force est de constater que l’Europe a laissé faire. 

LVSL – Peut-on dire aujourd’hui que l’économie iranienne est exsangue ? Les mesures prises par le gouvernement pour faire face à la crise, comme l’introduction d’une nouvelle monnaie annoncée le mois dernier, peuvent-elles avoir une certaine efficacité ?

TC – L’inflation, qui avait ralenti et était tombée en-dessous de 10%, est remontée au-dessus de 40% si ce n’est pas plus. L’économie est en récession et le chômage, qui était déjà élevée, ne cesse d’augmenter. On peut penser qu’il est au moins à 20% actuellement, et sans doute beaucoup plus élevé chez les jeunes diplômés.

Quelles sont les marges de manœuvre du gouvernement iranien ? Il essaie d’exporter son pétrole, mais la plupart des pays cèdent aux pressions des États-Unis. La deuxième stratégie concerne les ajustements internes. L’Iran, qui avait bénéficié des exportations de pétrole entre la levée des sanctions début 2016 et leur rétablissement en mai 2018, avait accumulé quelques devises que l’on estimait, fin 2018, à 100 milliards de dollars. Ils les dépensent de manière très parcimonieuse dans le but de tenir un certain temps. Le gouvernement essaie également de limiter ses dépenses, dans la mesure où il est privé d’une grande partie de ses recettes budgétaires. Il tente d’augmenter les exportations non-pétrolières avec les pays voisins comme l’Irak, le Qatar, la Syrie – bien que ce soit compliqué du fait de l’état de la Syrie. Il devient difficile pour les États-Unis d’imposer des sanctions sur ces exportations car les pays de la région sont fortement dépendants des échanges avec l’Iran. Certains, comme l’Afghanistan, ne possèdent pas forcément d’entreprises qui ont d’importants intérêts aux États-Unis, et il n’est alors pas aisé d’exercer un chantage sur elles.

Il peut y avoir des modes de paiement qui ne sont pas contrôlés – le liquide par exemple – qui ne peuvent pas être contrôlés. Les Iraniens tentent de les favoriser. Dans tous les cas, et cela vaut pour n’importe quel pays, face à des sanctions aussi brutales, il est difficile de mener une stratégie de contournement. On ne peut qu’amortir le choc. 

LVSL – Suite au retour des sanctions américaines, l’Iran a à son tour outrepassé l’accord en dépassant les limites imposées à l’enrichissement d’uranium. La relance d’un programme nucléaire est-elle un moyen de pression réelle dans l’état actuel des choses ou s’agit-il surtout de menaces symboliques ? 

TC – C’est une réaction logique de l’Iran face à la sortie unilatérale de l’accord de la part des États-Unis et à l’imposition de sanctions brutales et massives. Les sanctions américaines ont conduit à une véritable crise économique en Iran. L’accord de 2015, rappelons-le, prévoyait que l’Iran limite le développement de son programme nucléaire, en échange de la levée des sanctions. On a donc affaire à une réaction rationnelle du côté de l’Iran : l’attitude des États-Unis ne lui permet aucun bénéfice économique, mais bien la plongée dans une crise économique.

Pendant un an, malgré le rétablissement des sanctions, l’Iran a proclamé son respect de l’accord, tout en demandant aux Européens de respecter leur engagement lié au JCPOA et de faire en sorte que l’Iran reçoive les bénéfices économiques de l’accord. Ce qui signifiait concrètement que les Européens « résistent » à la pression américaine en continuant de commercer avec l’Iran. Les Européens n’ont rien fait. L’Iran a donc rompu avec cette politique de « patience stratégique » qui a prévalu de mai 2018 à mai 2019, avant de prendre des mesures contraires à l’accord – qui demeurent réversibles dans le cas où les Européens tiendraient leurs promesses et permettraient de compenser les sanctions américaines.

Cela va faire trois fois que les Iraniens vont à l’encontre de l’accord. La première fois, ils ont augmenté le stock d’uranium faiblement enrichi en dépassant les limites prévues. La seconde fois ils ont accru leur taux d’enrichissement d’uranium de 3,7% à 4,5%. La dernière mesure qu’ils ont annoncée, c’est le développement du programme de recherche, qui était limité par l’accord, avec l’utilisation de nouvelles centrifugeuses. Il s’agit d’un moyen de pression visant à faire comprendre aux États-Unis et notamment aux Européens – s’ils continuent à rester passifs – qu’ils finiront par sorti de l’accord.

LVSL – Le but avoué des sanctions américaines est de fragiliser le régime afin de provoquer sa chute ou de l’obliger à accepter une renégociation de l’accord dans un sens plus favorable à Washington et au crédit du président Trump. Peut-on penser que, discrédité par ses échecs économiques devant une société civile de plus en plus autonome, le pouvoir iranien soit contraint de céder, validant ainsi le calcul des stratèges américains ? Ou au contraire, que face à l’échec de la présidence et des réformateurs, on assiste à un renforcement du Guide de la Révolution et des courants les plus conservateurs, menant à une escalade de tensions toujours plus rapide ? 

TC – Officiellement, les États-Unis ne souhaitent pas un changement de régime. Initialement, Trump réimpose toutes les sanctions en mai 2018 et Mike Pompeo conditionne leur levée au respect de douze points qui ne correspondraient à rien de moins qu’une reddition de l’Iran. Ils exigent du gouvernement iranien qu’il mette un arrêt au programme nucléaire, à son programme balistique, qu’il mette fin au soutien au Hezbollah du Liban et à son interventionnisme en Irak et Syrie. Il s’agirait d’une reddition sans conditions qui permettrait d’entrer dans une phase de négociations, lesquelles autoriseraient éventuellement la levée des sanctions. 

Si l’Iran acceptait toutes ces conditions, ce serait l’équivalent changement de régime puisque cela ne s’appellerait plus la République Islamique d’Iran. Le chercheur Clément Therme a écrit à ce propos : « les seules sanctions que les Américains n’ont pas mises est le fait d’obliger tous les musulmans à devenir chrétien (la population est à 99% musulmane) ». Ce qui est intéressant de voir est que c’est justement Trump qui, depuis quelques semaines, a complètement changé de stratégie, et a annoncé qu’il était prêt à rencontrer Rohani sans conditions. Il se rend bien compte qu’on lui a promis qu’il y aurait un changement de régime s’il sortait de l’accord de 2015. Une erreur manifeste a été faite par les experts, car quand on connait la réalité en Iran, il n’était pas possible qu’il y ait un changement de régime. On constate un raidissement du pouvoir en Iran depuis la sortie des Etats-Unis de l’accord. Les radicaux ont de plus en plus de pouvoir. Le politique du regime change est inefficace. Regardez, au Venezuela par exemple, on voit que cela ne fonctionne pas. Alors en Iran, avec un régime qui existe quand même depuis la Révolution, qui a résisté à la guerre avec l’Irak… Ce n’est pas un système imposé de l’extérieur et qui n’aurait pas de liens sociaux-économiques et politiques avec la population qui peut remplacer le régime actuel, même si ce dernier suscite du mécontentement à l’intérieur du pays. Malgré son aspect dictatorial, il s’agit d’un régime qui est totalement imbriqué dans la réalité sociale et politique de l’Iran. Il est donc impossible d’imaginer un changement de régime.

Trump se rend compte que cette stratégie ne fonctionne pas et qu’il faut trouver une issue pour les pousser à négocier sur les 12 points. Pour preuve, alors que l’Iran a abattu un drone américain fin juin, Trump a refusé de répondre militairement, contrairement à ce que lui demandait John Bolton. Il a également réalisé que cette stratégie américaine conduit à faire monter les tensions avec l’Iran. Or, il réalise que la situation est mauvaise et ne veut pas une guerre. Trump s’est tout de même fait élire sur l’idée que ces conflits sans fin au Moyen-Orient sont terminés. Un conflit avec l’Iran est donc compliqué, surtout que ce pays a bien fait comprendre que cela pourrait embraser la région très rapidement. Trump cherche donc une échappatoire qui lui permette de sortir la tête haute. Cependant, il lui est difficile de revenir dans l’accord de 2015 sans se déjuger complètement. De plus, il y a les élections dans un peu plus d’un an aux Etats-Unis. Le souhait de Trump est donc d’essayer d’avoir une rencontre avec Rohani, et de donner l’impression qu’il renégocie cet accord en y mettant sa marque. 

LVSL – Les sanctions économiques sont contestées par un nombre important d’acteurs privés aux États-Unis, qui y voient un frein à leur prospérité. L’intense lobbying des multinationales pétrolières américaines visant à concrétiser l’accord nucléaire iranien sous Obama en est un indicateur. Quels sont les déterminants politiques qui poussent l’administration Trump à adopter cette politique de sanctions à l’égard de l’Iran ?

TC – La question est : pourquoi est-il sorti de l’accord ? C’est une question que tout le monde se pose, parce que finalement, on peut se dire « tout ça pour ça ». Il a quand même fortement réduit ses ambitions, il veut maintenant une rencontre avec les dirigeants iraniens, mais ceux-ci ont bien compris qu’il voulait juste donner l’impression de renégocier l’accord a minima. Il y a plusieurs explications. Premièrement, le parti Républicain n’a pas accepté le principe de normalisation des relations avec l’Iran qu’avait signé Obama. Il considère associe en effet l’Iran à plusieurs événements : la crise des otages, les attentats du Hezbollah au Liban sur les marines, etc. Ce pays un ennemi, au même titre que l’était l’URSS auparavant. L’idée est que ce pays n’a pas changé depuis la révolution. On ne négocie pas avec un ennemi. Ce point de vue est très puissant dans le parti républicain, et dans une partie de la population américaine, qui a été quand même traumatisée par l’affaire des otages. La deuxième explication est plus personnelle. En effet, l’accord de 2015 était la grande réussite diplomatique d’Obama, donc Trump a voulu s’y attaquer. La troisième explication est, sans doute, le lobbying d’Israël, de l’Arabie Saoudite et des Émirats Arabes Unis. Il est impossible de dire quelle proportion a pris chacune de ces explications. Netanyahou se vante même d’être derrière la décision de Trump. Mais je pense que le premier facteur est important, car tous les candidats de la primaire Républicaine lors des élections de 2016 étaient pour la sortie de l’accord. Ce n’était donc pas Trump tout seul. Derrière lui on trouve tout le parti Républicain, qui refuse l’idée d’une normalisation des relations avec ce pays et ne le voit que comme une menace pour les intérêts américains. Dans ce contexte, ce qui est en train de se jouer sur le plan diplomatique, peut être intéressant. Le parti Républicain peut réaliser que la stratégie de changement de régime est inapplicable au cas de l’Iran. Etant donné que la guerre n’est pas souhaitable, il faut donc bien entamer les négociations.