Le vote de la motion de censure a lieu ce lundi 20 mars. Certains députés Les Républicains demeurent pourtant indécis et pourraient faire basculer le vote. De nombreux Français ont décidé d’interpeller leurs élus par courriel, par téléphone ou en allant à leur rencontre en circonscription, afin d’engager le débat et de dissiper les derniers malentendus. À quelques heures d’un vote décisif, le dialogue et l’échange peuvent aider à dénouer certaines situations. Les contacts des parlementaires sont recensés sur le site de l’Assemblée nationale, nous en relayons l’annuaire.
Si une majorité de 287 voix est réunie, le gouvernement Borne sera contraint de démissionner. C’est la motion déposée par le groupe Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires (LIOT), qui est susceptible de rassembler le plus largement. Si toute l’opposition se rallie à la motion, 27 voix manquent encore, soit l’exact nombre des députés LR encore indécis. 34 ont d’ores et déjà déclaré ne pas vouloir voter pour la démission du gouvernement. Voici ceux qui hésitent encore.
• Aurélien Pradié – Lot (1re circonscription)
93 Rue Caviole 46000 Cahors
05 65 30 22 87
aurelien.pradie@assemblee-nationale.fr
• Jean-Yves Bony – Cantal (2e circonscription)
4 Rue Fernand Talandier 15200 Mauriac
04 71 68 37 87
jean-yves.bony@assemblee-nationale.fr
• Vincent Descoeur – Cantal (1re circonscription)
24 Rue Paul Doumer 15000 Aurillac
04 71 47 41 87
vincent.descoeur@assemblee-nationale.fr
• Hubert Brigand – Côte-d’Or (4e circonscription)
1 Place de la résistance 21400 Chatillon-sur-Seine
« Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur sans laquelle la vertu est impuissante. » Lorsqu’il prononce ces phrases le 5 février 1794, Robespierre se fait-il le théoricien d’un mode autoritaire de gouvernement, en rupture avec les aspirations de 1789 ? Plusieurs historiographies se sont longtemps affrontées à ce sujet : l’une concevant la Terreur comme un système politique, que ce soit pour exalter les révolutions ou condamner les « totalitarismes » du XXème siècle. L’autre comme une série de proclamations du Comité de salut public et de la Convention effectuées sous la pression populaire, sans unité idéologique ou implications juridiques systématiques. Jean-Clément Martin (auteur de La fabrication d’un monstre, Perrin, 2016 ; La Terreur, Perrin, 2017 ; Les échos de la Terreur. Vérités d’un mensonge d’Etat, 1794-2001, Belin, 2018) revient sur cette controverse [1].
Et s’il fallait sortir des guerres de tranchées historiographiques (franco-française de surcroît) pour revenir aux faits, surtout pour s’intéresser au sens des mots, et comprendre pourquoi Robespierre tient ces propos le le 5 février 1794 -17 pluviôse ?
Lorsqu’il les énonce devant la Convention dans un discours consacré aux « principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale », Robespierre incarne la ligne prise par le Comité de salut public pour contrôler les représentants en mission, les armées et toutes les institutions chargées de la répression des « contre-révolutionnaires » (terme tellement imprécis qu’il faut lui mettre des guillemets). Concrètement, les Montagnards au pouvoir sont en train d’empêcher les sans-culottes de mener une politique autonome. Dans le même temps, Robespierre prend aussi ses distances avec ceux que l’historiographie qualifie d’Indulgents (Danton et Desmoulins en tête) qui accusent déjà depuis des mois les mêmes sans-culottes des violences commises en France et notamment à Lyon.
On verra plus loin qu’il ne faudrait pas durcir ces oppositions, les choses étant beaucoup plus complexes. Même si Robespierre est alors un personnage important, il n’est pas encore au faîte de sa puissance – ce qui sera vrai quelques mois plus tard – et dans l’immédiat, il doit expliquer le renforcement du rôle du Comité sans être soupçonné de vouloir établir la dictature, ou pire la tyrannie.
Le texte vrombit de formules frappantes comme : « nous voulons substituer […] la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages », mais l’essentiel tient bien à la nécessité de l’association entre vertu et terreur. La terreur est « la justice prompte, sévère [et] inflexible » qui s’abat sur les ennemis et qui épargne les « citoyens paisibles » et vertueux, parce que « si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur ; la vertu, sans laquelle la terreur est funeste, la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante » – phrases régulièrement citées et non moins régulièrement mal comprises.
Ceux qui réclament la terreur ou l’indulgence n’étaient pour Saint-Just que les « deux visages » d’un seul ennemi. Même si des violences terribles ont lieu, le refus d’un « système de terreur » est sans équivoque.
Le rapprochement est audacieux mais justifié par l’obligation de gouverner de façon « révolutionnaire ». Robespierre rappelle l’évidence : la France n’est pas en paix, les règles de la démocratie ne peuvent donc pas s’appliquer. Mais la formule choisie pour justifier et expliquer le mode de gouvernement tient à ce paradoxe : « le gouvernement de la Révolution est le despotisme de la liberté contre la tyrannie ». La formule est vue comme un oxymore énigmatique et un pari risqué. La signification est pourtant sans équivoque. Avec d’autres, comme Barère, Robespierre juge que si la terreur est en elle-même le « ressort du gouvernement despotique », dans cette situation de guerre elle peut être exercée par le Comité de salut public, et par lui seul, parce qu’il dispose de la violence légale et qu’il peut recourir à des mesures arbitraires pour assurer la victoire de la liberté, ce qui doit être compris comme un sacrifice réalisé par ses membres dévoués jusqu’à la mort à la Révolution. Il n’y a pas d’ambiguïté ni dans cette position sacrificielle – fréquente chez Robespierre – ni dans son objectif politique – le toute-puissance du Comité.
La compréhension tient plus de Max Weber sur la violence légitime que de Carl Schmitt sur la radicalité inhérente au pouvoir. Car ce discours n’est pas une apologie d’un régime de « terreur » que la Convention a rejeté expressément à plusieurs reprises, à commencer par le 5 septembre 1793. Ce jour-là, les sans-culottes étaient venus réclamer la création d’une armée révolutionnaire et ce n’est qu’au terme d’échanges enflammés que Barère, au nom du Comité de salut public, avait remercié les « braves sans-culottes » d’avoir demandé « la mise de la terreur à l’ordre du jour » et leur avait annoncé la création de « l’armée révolutionnaire » (un corps ne rassemblant que des sans-culottes) qui allait être privée toutefois d’un tribunal et d’une guillotine. La quasi-unanimité des députés avait refusé que la terreur puisse être mise « à l’ordre du jour » d’une façon ou d’une autre et aucune mesure de « terreur » n’avait – et ne serait – donc été institutionnalisée ou organisée par aucun décret d’application.
Il est cependant indéniable que la demande d’exercer la « terreur » contre les contre-révolutionnaires (le mot n’a toujours pas de sens précis) courait dans ce moment de guerre civile et étrangère, ceci expliquant qu’un certain nombre de comités révolutionnaires, de députés envoyés en mission et de généraux ont pu se prévaloir de la déclaration de Barère pour mettre « la terreur à l’ordre du jour » dans le cadre de leurs fonctions. Il est tout aussi indéniable que la Convention laisse ces évocations de la terreur circuler de façon ambiguë et controversée pour ne pas se couper des sans-culottes mobilisés contre les Vendéens.
Pas d’étonnement donc à voir un de ces soldats affirmer que « dans une révolution et dans un moment, où la terreur était à l’ordre du jour, il était permis de s’écarter des lois et de prendre des mesures de circonstances », de lire que des municipalités ou des sociétés comme celle de Castelnau-Montratiet (dans le Lot) attendent des représentants qu’ils portent « la terreur et l’effroi » dans l’esprit des ennemis, ni d’apprendre que Laplanche, représentant en mission dans le Loiret et dans le Cher, proclame qu’il a mis « la terreur à l’ordre du jour » en taxant « les riches et les aristocrates ».
En revanche, la déclaration de Danton, prototype des « indulgents », le 26 novembre est plus étonnante : « il est faux que j’aie dit qu’il fallait que le peuple se porte à l’indulgence. J’ai dit au contraire que le temps de l’inflexibilité et de la vengeance nationale n’était point passé. Je veux que la terreur soit à l’ordre du jour ; je veux des peines plus fortes, des châtiments plus effrayants contre les ennemis de la liberté ; mais je veux qu’ils ne portent que sur eux seuls. » Concluons que d’une part Robespierre n’a pas dit autre chose ! et que d’autre part, cela doit servir d’avis donné à tous ceux qui piochent les formules qui les arrangent en oubliant tout ce qui les entoure et les explique.
Revenons en février 1794, quand les jeux sont faits. Les sans-culottes affaiblis définitivement par la campagne menée en Vendée et la répression de Lyon tentent maladroitement de prendre le pouvoir et sont guillotinés en mars. Danton et à ses amis – qui subissent le même trois semaines plus tard – sont discrédités par leurs manœuvres politiques compliquées, par leurs implications financières peu orthodoxes et peut-être même par leur réussite quand ils ont fait voter l’abolition de l’esclavage malgré l’opposition d’une partie des membres du Comité de sûreté générale (et le silence de Robespierre).
Comment parler de la Terreur en 1793 et dans les six premiers mois de 1794 ? Plus clairement que Robespierre, Saint-Just avait, le 26 février – 8 ventôse, justifié la « justice inflexible » de la Révolution mais condamné la « terreur » comme « arme à deux tranchants » qui passe « comme un orage ». Ceux qui réclament la terreur ou l’indulgence n’étaient pour lui que les « deux visages » d’un seul ennemi. Même si des violences terribles ont lieu, le refus d’un « système de terreur » est sans équivoque.
Robespierre n’a pas eu d’autre position. Dans « les circonstances orageuses où se trouvent la République », les ennemis sont de plusieurs sortes « l’aristocratie qui se constitue en sociétés populaires », les prêtres qui « ont abjuré leur charlatanisme » ou le noble masqué. Pour lui, il fallait éliminer les « ultra » et les « citra » révolutionnaires (« aristocrates » à talons rouges ou à bonnets rouges) accusés de participer ensemble à la Contre-Révolution. Cette double accusation ne désignait pas des groupes ou des individus précis mais permettait de placer le Comité de salut public en arbitre.
Le mot « terroriste » est entériné en 1798 par le dictionnaire de l’Académie française (…) « masc. Agent ou partisan du régime de la Terreur qui avait lieu par l’abus des mesures révolutionnaires. » Dans les mois qui suivent tout un imaginaire, encore bien vivant en 2023, identifie la « Terreur » à la guillotine et aux pires exactions, et bien entendu à la guerre de Vendée.
Jusqu’à l’été 1794, la Terreur n’a été ni un système, ni un moyen de gouverner. Faut-il rappeler la Convention éjectant de la salle, le 4 avril 1794-15 germinal an II, une députation de la société populaire de Sète qui voulait mettre « la mort à l’ordre du jour » ? Son président estime que « ce n’est pas la mort qui est à l’ordre du jour, mais la justice » et qu’un tel langage est « indigne d’un républicain ». L’examen des textes législatifs est irrécusable. De juin ou d’août 1792 à août 1794, les instances gouvernementales et les assemblées élues ont instrumentalisé les mouvements des sans-culottes qu’elles ont empêché d’accéder au pouvoir, avant de les éliminer totalement de la compétition politique. Il ne devrait pas être possible de parler de « la Terreur » sans prendre en considération ces transactions continuelles entre groupes et mouvements politiques.
Faut-il même comprendre le discours de Robespierre comme une actualisation de Blaise Pascal qui écrivait : « la justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique » et « la justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants » ? Pascal concluait : « il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou ce qui est fort soit juste ». En toute logique Robespierre, dans son dernier discours, le 8 Thermidor, dénonce ceux qui veulent mettre en place un « système de terreur ». S’il commet l’erreur de ne pas les nommer, ceux-ci se dévoilent eux-mêmes dans un renversement stupéfiant.
Quand Robespierre et plus d’une centaine d’hommes considérés comme ses complices sont exécutés entre le 10 et le 12 Thermidor (28-30 juillet 1794), il est alors comparé à un tyran. Tout change le 28 août 1794-11 fructidor an II quand Tallien qualifie de « système de terreur » ce qui a été vécu en France jusqu’au 9 Thermidor. Notons qu’il ne propose pas de date pour le début de la chose ; il aurait été alors obligé de se compter parmi les fondateurs pour avoir été proche des massacreurs de septembre 1792. En faisant oublier la part importante qu’il a prise personnellement dans les violences, il explique aussi que la Terreur (la majuscule s’impose ici) a frappé les personnes non en raison de ce qu’elles ont fait, mais en raison de ce qu’elles étaient. « Il y a, pour un gouvernement, deux manières de se faire craindre ; l’une qui se borne à surveiller les mauvaises actions, à les menacer et à les punir de peines proportionnées ; l’autre consiste à menacer les personnes, à les menacer toujours et pour tout, à les menacer de tout ce que l’imagination peut concevoir de plus cruel. » En montrant comment « le gouvernement » a étendu sa main meurtrière sur le pays et exercé un pouvoir arbitraire sur tous les citoyens, il donne une explication de 1793-1794 qui est reprise jusqu’à aujourd’hui.
Cette lecture fait de Thermidor une libération dans tous les domaines. Les prisons sont vidées, les journaux ne sont plus censurés, dans les grandes villes les « merveilleuses » s’habillent à « la victime » et les « muscadins », qui arborent des habits rappelant la mort du roi, mènent la chasse aux « terroristes ». Le mot est inventé alors et entériné en 1798 par le dictionnaire de l’Académie française. Si l’article « TERREUR » ne fait pas allusion aux événements récents, l’article « TERRORISTE » est libellé ainsi : « masc. Agent ou partisan du régime de la Terreur qui avait lieu par l’abus des mesures révolutionnaires. » Dans les mois qui suivent tout un imaginaire, encore bien vivant en 2023, identifie la « Terreur » à la guillotine et aux pires exactions, et bien entendu à la guerre de Vendée.
Une des conséquences essentielle de ce renversement est de faire de « La Terreur » une catégorie de l’histoire universelle. « La Terreur » explique logiquement le chaos des événements qui se sont succédé depuis 1791-1792 et que l’exécution de Robespierre est censée supprimer. En 1798, Kant maintient sa condamnation du moralischer Terrorismus hérité des manœuvres des hommes politiques et du clergé d’avant 1789, mais impute les actes cruels, die Greueltaten, à la volonté des révolutionnaires d’instaurer une Demokratie, régime qu’il considère comme impossible et despotique, mais qu’il ne qualifie pas de terreur.
En 1811, Hegel joue le rôle clé en publiant la Phénoménologie de l’Esprit. La Schreckensherrschaft (le règne de la terreur) devient une phase de l’histoire du monde, l’expression de la négativité dans le processus de libération de l’Esprit. La Terreur est résumée avec la formule bien connue : « c’est ainsi la mort la plus froide et la plus plate, sans plus de signification que de trancher une tête de chou ou d’engloutir une gorgée d’eau. » C’est « l’Homme de la Liberté absolue » certain que le « Ciel [est] descendu sur Terre » croyant représenter l’humanité en général, qui a anéanti la Liberté absolue et a provoqué « la Terreur » ; ainsi le processus débouche sur « l’extermination de tous les membres de la Société », « la Terreur [n’étant] en fait que le suicide de la Société même ».
Pour beaucoup de nos contemporains, « la Terreur » réduit toute l’histoire à la hache de la Révolution tombant sur le cou des victimes, image récurrente ! Quand arrêterons-nous de nous contenter des récits pieux pour affronter la complexité politique et politicienne de la Révolution – et donc de notre condition d’êtres sociaux ?
Cette lecture de la Révolution, entreprise prométhéenne qui a provisoirement échoué avec « la Terreur », a une longue postérité. Pour F. Engels, la violence n’est pas « le mal absolu » mais « l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs », interdisant toutes les « jérémiades » ; pour Merleau-Ponty : « la terreur historique culmine dans la révolution et l’histoire est terreur parce qu’il y a une contingence » et Sartre voit les hommes trouvant leur propre terreur en eux-mêmes, se comportant comme des « frère[s] de violence », créant le « Sacré » collectif qui constitue « la Terreur comme pouvoir juridique ». L’invention de Tallien est devenue une notion, même un concept, un outil universel et polyvalent permettant la compréhension du devenir humain !
« La Terreur » n’est pourtant que le mot qui recouvre une dénonciation. Elle aurait pu s’appeler autrement puisque le virage contre l’usage de la violence avait été pris, au moins, dans l’automne 1793, quand le summum de violence fut atteint. L’habitude de lier la fin de « la terreur » à la disparition de Robespierre n’est que le résultat accidentel du coup d’Etat de Thermidor, car l’alliance entre violence d’Etat et violence populaire était déjà rompue et qu’un cycle de la Révolution était clos.
Mais si cette « Terreur » dure, alors qu’elle a été réclamée, jamais installée, toujours invoquée, parfois appliquée mais plus souvent refusée, c’est que, d’une part, elle permet d’exprimer ce qui fait le scandale de la Révolution : la désacralisation de l’exercice du pouvoir – où l’on retrouve Carl Schmitt. D’autre part la focalisation sur cette période « terroriste » permet de faire l’impasse sur toutes les autres périodes, considérées comme « normales » mais au moins autant meurtrières. Qui s’intéresse au bilan effroyable (notamment en Italie ou en Espagne) de l’Empire provoqué par la volonté d’un homme, mais aussi à la conquête de l’Algérie dans les années 1840, ou encore à la guerre qui ravage Saint-Domingue de 1791 à 1804 ?
La Révolution a déchiré le voile qui entoure le pouvoir, sans comprendre que tout pouvoir dépend de coups de force et de manœuvres politiciennes, obligeant à recourir à ces combinaisons mensongères qui ont déconcerté logiquement ses partisans en les opposant les uns aux autres. Le pari d’un langage affiché de la vérité (pari perdu depuis l’invention de la Révolution le 14 juillet 1789 quand on célèbre le peuple qui a pris la Bastille et qu’on oublie celui qui a détruit les barrières d’octroi !) a achoppé sur la réalité politique. Thermidor n’a été qu’un artifice parmi d’autres, mais ses promoteurs ont fait croire qu’ils avaient pu refermer ce « gouffre de la Terreur » dans lequel toutes les bonnes volontés avaient sombré. C’est là que réside leur réussite initiale – et c’est là qu’ils séduisent toujours, ceux qui détestent la Révolution parce qu’ils trouvent tous les exemples de violence qu’ils veulent et ceux qui l’adorent parce qu’ils peuvent exalter le sacrifice des purs trahis par des pourris. Plus basiquement, pour beaucoup de nos contemporains, « la Terreur » réduit toute l’histoire à la hache de la Révolution tombant sur le cou des victimes, image récurrente !
Quand arrêterons-nous de nous contenter des récits pieux pour affronter la complexité politique et politicienne de la Révolution – et donc de notre condition d’êtres sociaux ?
Notes :
[1] Cet article a été rédigé dans le contexte d’une table-ronde organisée par Le Vent Se Lève le 21 janvier 2023 à l’École normale supérieure, sur le thème « Terreur et vertu ». Jean-Clément Martin est intervenu auprès des historiens Anne Simonin et Marc Belissa. La captation vidéo de cette conférence est disponible ici.
En 1794, Saint-Just déclare : « que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie la terre ». En pleine Terreur, il fait adopter par l’Assemblée ce que la postérité nommera les décrets de Ventôse, qui redistribuent aux « patriotes indigents » les biens des prisonniers convaincus de complicité avec l’ennemi. Cette période de sang et d’euphorie, où se succèdent massacres et bouleversements sociaux majeurs, est à coup sûr la plus polémique de l’histoire de France. Elle n’a cessé de diviser au sein même de la gauche, pour laquelle elle constitue autant un moment fondateur qu’un spectre menaçant. Pour autant, la nature exacte des réformes économiques et sociales menées sous la Terreur est encore aujourd’hui un sujet de débat pour les historiens. Comment comprendre cette période en clair-obscur, où l’on « déclarait la guerre au malheur » avec le renfort de la guillotine ? Comment appréhender ce « despotisme de la liberté contre la tyrannie », qui proclamait que « les malheureux sont les puissances de la terre » tout en renforçant les prérogatives liberticides du Comité de salut public ?
NDLR : cet article s’inscrit dans la sérieLa gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.
En juin 1793, les sans-culottes parisiens réclament la Terreur à l’encontre des ennemisde la République ; ils exercent une pression sur la Convention, dominée par les Montagnards, allant jusqu’à contester sa légitimité [1].
Des antagonismes socio-économiques importants voient le jour. Aux revendications égalitaires des sans-culottes s’oppose la tiédeur des Conventionnels, d’extraction bourgeoise et influencés par le libéralisme économique en plein essor.
Les sans-culottes réclament conjointement la mise en place d’un appareil de répression contre l’ennemi intérieur et le vote de lois frumentaires destinées à lutter contre la disette.
La Terreur est-elle un moyen pour les sans-culottes d’imposer leur programme économique interventionniste ? Les Montagnards les plus radicaux, comme Robespierre et Saint-Just, se sont-ils servis du tranchant de la guillotine pour appliquer un commencement de révolution sociale, contre la majorité de la Convention ? C’est la thèse qu’a défendu bec et ongles Albert Mathiez [2] ; Henri Guillemin l’a reprise dans une conférence qui a connu un succès posthume foudroyant sur Youtube [3]. D’autres nuancent ou contredisent cette dimension égalitaire, voire socialisante, qu’ils confèrent à la Terreur.
Au centre de ces interrogations et de ces contradictions, Robespierre [4]. Trait d’union entre les sans-culottes les plus révolutionnaires et les Montagnards les plus conservateurs, il est l’incarnation des contradictions du gouvernement révolutionnaire de 1793-1794 qui l’ont mené à sa perte – non sans avoir accompli une oeuvre politique dont le spectre a hanté les deux siècles suivants de l’histoire de France.
Salut public et révolution sociale
La Terreur ne saurait être analysée comme l’aboutissement d’un dessein préconçu par les Conventionnels ; encore moins comme une politique monolithique menée par une faction déterminée. Elle est le produit conjoncturel d’une alliance entre un mouvement populaire – les sans-culottes – et un groupe parlementaire – les Montagnards [5]. Unis dans l’opposition, ils développent des relations conflictuelles une fois au pouvoir.
En 1793, la République française apparaît dans une situation critique. Alors que la situation militaire empire et que la crainte d’un complot aristocratique se lit sur toutes les lèvres, les pénuries s’aggravent et les troubles sociaux se multiplient. Les sans-culottes réclament conjointement la mise en place d’un appareil de répression contre l’ennemi intérieur et le vote de lois frumentaires destinées à lutter contre la disette. Si l’aristocratie nobiliaire est la première visée, c’est avec une intensité croissante celle des riches qui est prise pour cible. Si les revendications économiques les plus immédiates des sans-culottes dépassent rarement le stade de mesures conjoncturelles – le fameux maximum du prix des denrées -, des projets de réforme sociale plus ambitieux voient le jour.
Sur le plan politique, ils réclament la mise en place d’une démocratie plus directe, qui ferait droit à leur mode d’organisation autonome ; de fait, les sans-culottes, regroupés en sections et armés, constituent un contre-pouvoir local à la Convention.
C’est à partir du 31 mai 1793 que les Montagnards se retrouvent en position de force, et commencent à légiférer dans le sens des sans-culottes [6]. La Terreur fut-elle le moyen d’imposer un programme de salut public pour sauver la patrieen danger, articulé à une une série de réformes sociales en faveur des pauvres ? A-t-elle scellé une alliance entre la fraction la plus patriotique de la sans-culotterie et l’aile la plus révolutionnaire de la Montagne, contre la richesse mobilière – ennemie naturelle de la Révolution ? C’est la thèse que défend, non sans brio, Albert Mathiez. Une série d’éléments appellent néanmoins à nuancer cette grille de lecture.
Les premiers mois donnent de nombreuses satisfactions aux sans-culottes. De nombreuses mesures en leur faveur sont adoptées : blocage des prix du pain et des denrées de première nécessité (loi du maximum général), création d’une armée de sans-culottes pour le surveiller, impôt progressif pour financer l’effort de guerre, guillotine pour les accapareurs et les agioteurs… Les droits féodaux sont définitivement abolis, achevant la destruction de l’aristocratie terrienne que les soulèvements de 1789 n’avaient fait qu’ébranler ; un processus dont on aurait tôt fait de sous-estimer la radicalité, lorsqu’on compare la France aux autres pays européens… [7]. Mais les heurts ne tardent pas à survenir…
La politique de la Convention prend une nette dimension de classe, ciblant les groupes sociaux aisés à l’aide de son pouvoir coercitif. Le décret du 5 nivôse an II (25 décembre 1793) prend explicitement pour cible les banquiers ;
Sur le plan politique, la Constitution de juin 1793 reconnaît l’existence des assemblées qui permettent aux sans-culottes de se réunir et de se structurer – bien que leurs attributions demeurent des plus floues – et proclame le droit à l’insurrection.
La politique de la Convention prend une nette dimension de classe, ciblant les groupes sociaux aisés à l’aide de son pouvoir coercitif. La justice révolutionnaire s’attaque aussi bien aux aristocrates émigrés qu’aux bourgeois spéculateurs. Le décret du 5 nivôse an II (25 décembre 1793) prend explicitement pour cible les banquiers ; imposé par Robespierre, il fait préventivement arrêter « et juger les étrangers, banquiers, et autres individus prévenus de trahison et de connivence avec les rois ligués contre la République française ».
Exagérés et Enragés : des mouvements pré-socialistes face à une Convention bourgeoise ?
Opportunisme de la part des Montagnards face à une sans-culotterie impatiente, qui menace de se tourner vers des factions plus radicales ? C’est indéniable. Dominant la Convention, les Montagnards se retrouvent alors aux prises avec plus révolutionnaire qu’eux : les Exagérés et les Enragés.
Les premiers se reconnaissent dans le journal radical de Jacques-René Hébert, le Père Duchesne. Les seconds dans le prêtre rouge Jacques Roux. Tous deux reprochent aux Montagnards leur timidité en matière sociale. Le premier finit par appeler, de nouveau, les sans-culottes à se soulever contre l’Assemblée. Le second prononce des discours humiliants pour les Conventionnels montagnards, qu’il confronte à leur train de vie bourgeois.
Exagérés et Enragés seront rapidement écrasés par la Convention montagnarde. Jeté en prison, Jacques Roux se donnera la mort. Arrêté en compagnie des meneurs exagérés, Hébert sera quant à lui guillotiné. Faut-il y voir les premières réaction d’une Convention bourgeoise contre un mouvement populaire au programme socialisant ? C’est généralement de cette manière que l’historiographie libertaire, et une partie de l’historiographie marxiste, interprètent cet épisode [8].
Voir dans les Enragés et les Exagérés des mouvements pré-socialistes relève cependant de la gageure. Malgré toute leur radicalité verbale, les Enragés défendent surtout la lutte résolue contre la vie chère, par le biais d’un contrôle draconien de la circulation des denrées ; une mesure que tous les Conventionnels, jusqu’à Marat, rejetaient. Nulle remise en cause fondamentale de l’inégale répartition des biens et de la propriété chez les Enragés. Un communisme de la consommation [9], radical dans la conjoncture, plus insignifiant dans l’histoire longue du mouvement populaire ; nul communisme de la production. Les visées sociales des robespierristes, plus modérées dans le domaine des lois frumentaires et de la circulation des denrées, étaient plus larges.
Les Exagérés représentaient quant à eux un étrange attelage : de nombreux sans-culottes mais aussi une grande poignée de millionnaires étrangers, ainsi que des leaders au positionnement idéologique flou, rejoignant tantôt Danton, tantôt Marat. « Il est difficile de dire si de nombreux politiciens doivent être classés comme hébertistes ou dantonistes », note avec justesse Jean Massin [10]. Incarnation vivante de cette confusion politique : Anacharsis Cloots, richissime aristocrate étranger, proche un temps de Hébert. C’est comme Exagéré que Saint-Just l’a envoyé à la guillotine. Avant cela, Robespierre l’avait fait exclure du Club des Jacobins avec la dernière des violences, prétextant de sa richesse indécente.
Les Exagérés ont-ils été guillotinés parce qu’ils étaient perçus comme suppôts des puissances financières ? Ou au contraire, parce qu’on voyait en eux une menace pour l’ordre social ? Ces deux interprétations ne sont pas contradictoires. Une grille de lecture marxiste trop rigide semble ici peu pertinente (tant les déterminations de classe des différentes factions sont hétéroclites et fluctuantes).
Les décrets de Ventôse, rédigés par Saint-Just, sont pensés comme un transfert massif de propriété des bénéficiaires de l’ancien système vers la grande masse des travailleurs pauvres.
Il faut en effet garder à l’esprit à quel point les révolutionnaires de 1793 étaient hantés par l’imminence d’un complot visant à renverser la République. Une succession vertigineuse d’intrigues éventées, de faux témoignages et de vraies conspirations – admirablement restituée par Jean Massin [11] – impliquant des affairistes tantôt liés aux Exagérés, tantôt aux dantonistes, accroissait l’atmosphère de paranoïa dans laquelle vivaient les robespierristes.
Si les motivations de la répression des Exagérés ne sont donc pas exclusivement conservatrices, nul doute que celle-ci donne un brusque coup d’arrêt à l’élan populaire sous la Terreur. Elle prive les robespierristes de la base sociale nécessaire à l’application des réformes économiques les plus ambitieuses qu’ils souhaitaient.
La Terreur : un terrorisme mâtiné de socialisme ?
Des mesures sociales audacieuses sont portées par la Convention, sous l’impulsion du Comité de salut public, où siègent notamment Robespierre et deux de ses proches alliés – Saint-Just et Couthon. Les décrets de Floréal (mai 1794) mettent en place un embryon de système de retraite et de protection sociale.
Plus significatifs, les décrets de Ventôse (février et mars 1794) rédigés par Saint-Just. Ils font entrer dans la loi le séquestre des biens des suspects convaincus d’intelligence avec l’ennemi, et systématisent leur redistribution aux « patriotes indigents ». Dans l’esprit des robespierristes, ils sont pensés comme un transfert massif de propriété des bénéficiaires de l’ancien système vers la grande masse des travailleurs pauvres.
En apparence révolutionnaires, ces textes législatifs se distinguent par leur flou. Leur modalité d’application est laissée à la discrétion des autorités locales – bourgeoises en province, plébéiennes à Paris… jusqu’à la purge des Exagérés. Celle-ci a pour conséquence de substituer aux cadres radicaux de la Commune de Paris des dirigeants plus modérés. Une mutation cruciale pour comprendre le drame de Thermidor…
Comment interpréter cet ensemble de politiques publiques où se mêlent interventionnisme, accroissement de la progressivité des impôts et lois sociales ambitieuses ? Elles mettent à mal l’interprétation simpliste de la Révolution française comme « révolution bourgeoise ». La complainte rétrospective du Conventionnel Boissy d’Anglas à propos de la Terreur (« le riche était suspect, le peuple constamment délibérant ») n’est pas sans fondements.
Faut-il pour autant voir dans la Terreur une expérience socialisante ? Ce serait passer sous silence le fait que la richesse mobilière est sortie presque indemne de cette période, et que les projets les plus ambitieux de réforme de la propriété n’ont jamais dépassé le stade du discours.
« Terrorisme mâtiné de socialisme », comme l’a défendu Jean Jaurès, voyant dans la Terreur un « expédiant de justice sociale » ? [12]. Ce serait mésestimer l’importance qu’a revêtue la question sociale sous la Révolution…
Il faut prendre en compte un élément capital, parfois mis de côté par les historiens qui se cantonnent à la lecture des textes de lois : en l’absence d’une administration moderne et d’un système de registre unifié, l’application des lois économiques et sociales était souvent fonction des rapports de force régionaux. Patriotes indigents, oppresseurs, conspirateurs, malheureux, banquiers à la solde de l’étranger : autant de catégories sociologiques à tout le moins ambiguës, qui laissaient une large place à l’interprétation des administrateurs locaux… lesquels n’étaient souvent pas en possession de moyens logistiques permettant le recensement des pauvres ou des biens disponibles. Ainsi, selon qu’une commune ait été dominée par des sections de sans-culottes ou une assemblée de notables, l’application des lois sociales de la Convention variait du tout au tout [13].
C’est ainsi que la Terreur peut être comprise comme l’ère du primat du politique, porté à incandescence. Le jacobinisme issu de la Révolution rompt avec les explications théologiques de la genèse du pouvoir et des institutions… sans remplir ce vide par les connaissances économiques et sociologiques qui surviendront au XIXème siècle.
À Paris, c’est un basculement dans les rapports de force au sein du pouvoir exécutif de la ville qui a scellé le sort de la Convention montagnarde – en partie bien malgré elle.
La revanche de la société réelle contre l’illusion de la politique ?
Les derniers mois de la Terreur ont intrigué les historiens. Alors que les tensions socio-économiques s’accroissent, on y voit les Montagnards recourir avec toujours plus d’empressement au champ lexical de la vertu. Le discours de Robespierre sur l’Être suprême a lieu alors que des émeutiers de la faim secouent Paris, dont les leaders sont arrêtés sur ordre du Comité de salut public, puis réprimés avec une violence croissante.
NDLR : Lire sur LVSL l’article de Tristan Labiausse : « La République jusqu’au bout : retour sur la culte de l’Être suprême »
Faut-il y voir la marque intellectuelle d’une époque où l’on pensait les questions économiques sous un prisme moral ? Faut-il comprendre que les Montagnards aient voulu sublimer ces antagonismes dans un élan fraternel qui unirait riches et pauvres ? C’est le cas pour un nombre non négligeable d’entre eux. Mais pour les plus radicaux – Robespierre et Saint-Just – sans que cette explication soit totalement invalide, il faut davantage y voir une forme de prudence tactique.
Il ne faudrait pas, en effet, passer sous silence certaines de leurs intuitions les plus radicales quant aux antagonismes économiques qui clivent la société. « Quand l’intérêt des riches sera-t-il confondu avec ceux du peuple ? Jamais ! », écrit Robespierre dans l’une de ses notes [14]. Saint-Just développe des considérations similaires, dans ses écrits personnels au cours de l’année 1794 : « là où il y a de très gros propriétaires, on ne voit que des pauvres (…) l’opulence est une infamie ; elle consiste à nourrir moins d’enfants qu’on n’a de mille livres de revenu » (publiés de manière posthume sous le titre de Fragments d’institutions républicaines). Ce fils de notables se radicalise au contact de la Révolution, et finit par écrire qu’il « ne faut ni riches ni pauvres ». Signe de leur prudence, Robespierre et Saint-Just n’ont jamais assumé des positionnements publics aussi radicaux, conscients de la puissance de la bourgeoisie émergente au sein de la Convention. Mais ces écrits privés témoignent assez de l’ambition de leurs projets sociaux. Une dimension de leur action qui n’avait pas échappé à Karl Marx, lequel a rendu hommage à Robespierre et Saint-Just comme « d’authentiques représentants des forces révolutionnaires : la masse innombrable ».
Pour autant, il est indéniable que Robespierre comme Saint-Just restent prisonniers du cadre mental de leur époque. Leurs intuitions radicales en matière économique et sociale demeurent imprécises. Les rapports de force entre salariés et employeurs leur sont inconnus – de fait, un salarié ou un employeur peut être, de manière indifférenciée, un sans-culotte. L’exploitation économique est perçue et dénoncée lorsqu’elle concerne la soumission des pauvres aux propriétaires terriens ou aux créancier, mais pas aux patrons [15]. Ainsi, les mêmes Montagnards qui ont décrété les banquiers comme ennemis du peuple ont par la suite réprimé, avec une grande brutalité, ceux qui exigeaient des hausses de salaires ou des réformes économiques exagérément interventionnistes – avec une intensité croissante aux derniers temps de la Terreur [16].
S’il faut donner tort à l’interprétation de 1793 comme une révolution bourgeoise, il faut en revanche souligner leur ignorance de certains rapports de force socio-éonomiques élémentaires ; et rappeler à quel point dans l’esprit des Montagnards, l’ensemble des question économiques et sociales étaient subsidiaires par rapport à leurs objectifs proprement politiques.
C’est ainsi que la Terreur peut être comprise comme l’ère du primat du politique, porté à incandescence. Si le jacobinisme issu de la Révolution constitue une matrice politique si particulière, c’est qu’il rompt avec les explications théologiques de la genèse du pouvoir des institutions… sans remplir ce vide par les connaissances économiques et sociologiques qui surviendront au XIXème siècle. Entre ces deux visions du monde – théologique et rationaliste – émerge le peuple comme acteur de l’histoire. Destructeur des anciennes puissances qui lui voilaient la sienne et démiurge des institutions, il n’est contraint par aucun déterminisme – ni théologique, ni économique.
La figure de Prométhée incarne mieux que toute autre cette conception du peuple, qui découvre l’infinité de sa puissance après un long sommeil – et qui, privé de sa souveraineté durant des siècles, veut à présent l’étendre sur l’ensemble des phénomènes du réel. On comprend l’intérêt que portent Chantal Mouffe et Ernesto Laclau à la Révolution française, qui affirmait l’autonomie du domaine politique, libéré des superstitions religieuses, et pas encore soumis aux lois d’airain de l’économie. Époque naïve où l’on pouvait concevoir le peuple comme un sujet autonome, indéterminé, créateur de sa propre histoire – avant que Karl Marx ne le déconstruise méthodiquement, comme une fiction verbale permettant de légitimer le pouvoir de la classe dominante.
Il faut rendre hommage à François Furet qui, dans un beau livre publié peu après le bicentenaire, avait perçu avec beaucoup de finesse cette contradiction entre une froide appréhension économique et sociologique du peuple, et le mythe révolutionnaire du peuple comme sujet autonome cher aux Montagnards [17]. Il voit dans la période révolutionnaire une tension permanente entre la proclamation de la souveraineté absolue du peuple et la réalité d’un peuple majoritairement illettré, dont une infime proportion seulement se rend aux Assemblées populaires.
Ultime ruse de la raison révolutionnaire : les sans-culottes accompagneront le cortège funèbre des robespierristes de crachats et d’insultes ; ignorant qu’ils constituaient sans doute le dernier rempart, dans la Convention et le Comité au libéralisme économique qui allait se déchaîner dans les années à venir…
De ce gouffre entre le peuple rêvé et le peuple réel naît un nouveau régime de pouvoir, et un nouveau système de légitimation. La souveraineté du peuple étant à la fois proclamée et impossible, elle doit être incarnée. Les élus du peuple se livrent donc une compétition vertueuse, pour représenter mieux que les autres la volonté du peuple. C’est la raison pour laquelle les séances parlementaires prennent les contours de scènes de théâtre jouées dans une « arène de gladiateurs » : par la parole, celui qui parvient à « figurer symboliquement la volonté du peuple » règne [18]. Un jeu dans lequel excelle Robespierre, « cet alchimiste de l’opinion révolutionnaire qui transforme les impasses logiques de la démocratie directe en secrets de la domination ».
Reprenant les expressions de Karl Marx, Furet voit dans la Révolution française le triomphe de l’illusion de la politique : la mise en suspens des rapports sociaux réellement existants et des intérêts matériels, au profit du mythe du peuple souverain en action, par la voie de ses parlementaires. À l’inverse, le 9 Thermidor est pour lui la revanche de la société réelle : le moment où les antagonismes de classe et les rapports de production reprennent le dessus, et où la fiction du peuple unifié, ce délire cher aux révolutionnaires, vole en éclats.
Ruses de la raison révolutionnaire
Cette analyse est à coup sûr éclairante. Mais elle pèche par au moins trois aspects. Nous avons d’abord vu qu’elle est partiellement infondée pour les révolutionnaires les plus radicaux, Robespierre et Saint-Just ayant une conscience embryonnaire des rapports de classe. Elle empêche également Furet d’analyser ce nouveau régime de pouvoir – où l’on se légitime par la parole vertueuse, celle qui se fait l’écho de la volonté populaire – en termes de classes sociales. En effet, toute la justesse de son analyse ne fera pas oublier que derrière le théâtre parlementaire, on trouve des sans-culottes qui menacent d’envahir l’Assemblée, ainsi qu’une bourgeoisie d’affaires qui se livre à un travail d’influence pour défendre ses intérêts. Autrement dit, des rapports économiques et sociaux qui conditionnent toujours l’action politique. Enfin, et par conséquent, une telle grille de lecture interdit de procéder à une analyse des acteurs, des bénéficiaires et des victimes de la Terreur en termes de classes sociales ; que la rhétorique des révolutionnaires ait cherché à maquiller les antagonismes de classe n’implique en effet pas que ceux-ci aient disparu. Il faut accepter le fait que les intentions et les actions des révolutionnaires n’ont qu’imparfaitement coïncidé ; et que leurs décisions politiques ont eu un impact sur les structures socio-économiques bien au-delà de ce qu’ils souhaitaient.
Un article éclairant d’Albert Soboul permet de suivre la fluctuation des salaires journaliers parisiens sous la Terreur, et ainsi de prendre le pouls des rapports de classe entre travailleurs salariés et employeurs [19]. On constate qu’en 1793, les salaires subissent une augmentation considérable. Il s’agit de la phase de la Révolution au cours de laquelle les sections de sans-culottes prennent un pouvoir croissant au sein de la capitale, et où des révolutionnaires radicaux dirigent la Commune de Paris – la plupart rejoindront la faction des Exagérés. Exerçant un pouvoir parallèle à celui de la Convention, ils tolèrent une hausse des salaires bien plus élevée que ce que permet la loi – qui limite les salaire au même titre que les prix [20].
Dans un premier temps, Robespierre et les Montagnards soutiennent essentiellement pour des raisons politiques le pouvoir parallèle des sections de sans-culottes et leur organisation sur le mode de la démocratie directe, permettant à ces hausses de salaires de subsister. En appuyant la domination politique des sans-culottes, ils pérennisent cet état de fait favorable aux salariés face à leur employeur.
À partir de l’année 1794, la Convention montagnarde entreprend la purge des Exagérés. L’organisation démocratique des sections de sans-culottes est mise à mal, leur pouvoir encadré, et les principaux cadres de la Commune de Paris sont alors remplacés par des personnalités d’extraction plus bourgeoise, proches du train de vie des Montagnards. S’ils sont encore considérés comme des sans-culottes, ils appartiennent davantage à la classe des maîtres et des artisans que des salariés.
On assiste alors à une stagnation, puis une baisse drastique des salaires. Essentiellement pour des raisons politiques, encore, les robespierristes ont initié une dégradation du niveau de vie des travailleurs parisiens. La fin de la domination politique des sans-culottes les plus pauvres et les plus radicaux sur la Commune de Paris a sans doute eu des conséquences plus importantes que ce qu’ils concevaient.
C’est ainsi que la dimension sociale de la politique révolutionnaire a progressivement diminué au cours de l’année 1794. La Terreur, à l’origine réclamée à cor et à cri contre les classes aisées par les sans-culottes, s’est progressivement retournée contre eux. Sans que les Montagnards aient eu une claire conscience de léser les classes inférieures en exerçant une purge contre les Exagérés, ils ont réduit à néant l’assise sur laquelle leur politique sociale reposait.
Robespierre et Saint-Just comprenaient-ils qu’ils sapaient les bases populaires de leurs projets sociaux ? L’ignorance du détail des réunions du Comité de salut public laisse une large place à la spéculation. Mais c’est durant leur mandature que le Comité a pris de sévères mesures pour réprimer les agitations ouvrières et les émeutes de la faim. Ils ne se sont pas non plus opposés aux diverses mesures libérale mises en place par la Convention vers la fin de la Terreur – parfois inspirées du Comité – : dérogations légales au maximum, assouplissement du contrôle des accaparements… Ils ont, enfin, toléré la politique drastique de baisse des salaires menée par leurs alliés au sein de la Commune de Paris, à quelques jours de leur chute [21].
Albert Mathiez, pourtant, croit voir une opposition discrète mais croissante de Robespierre et Saint-Just à cette bifurcation. À l’aube du 9 Thermidor, une passe d’armes oppose Saint-Just au négociant Robert Lindet ; le premier accuse le second de saboter les décrets de Ventôse, en empêchant la mise en place des commissions destinées à redistribuer les biens des suspects aux pauvres [22]. Le 8 Thermidor, Robespierre dénonce publiquement la pression exercée par l’aristocratie des riches sur les Comités et la Convention : « La contre-révolution est dans toutes les parties de l’économie politique (…) Elle a pour but de favoriser les riches créanciers, de ruiner et de désespérer les pauvres ». Plusieurs indices indiquent que dans leurs derniers jours, Robespierre et Saint-Just souhaitaient en revenir à l’esprit originel de la révolution – celle qui proclamait que les malheureux sont les puissances de la terre, celle des projets sociaux aux larges vues que l’on trouve dans les Fragments d’institutions républicaines de Saint-Just [23]. Mais le mal était fait.
C’est ainsi que l’on trouve, coalisés contre Robespierre le 9 Thermidor, des représentants de la bourgeoisie d’affaires aussi bien que des sans-culottes. Les premiers, lésés par le dirigisme de la Terreur, comme les seconds, ulcérés par les baisses de salaires, tenaient les robespierristes pour responsables de l’ensemble des mesures économiques prises depuis un an.
Ultime ruse de la raison révolutionnaire : les sans-culottes accompagneront le cortège funèbre de Robespierre de crachats et d’insultes ; ignorant qu’il constituait sans doute le dernier rempart, dans la Convention et dans le Comité, au libéralisme économique qui allait se déchaîner dans les années à venir… Cette scène retiendra l’attention de Victor Hugo : « cette foule, est-ce qu’elle n’a pas ri sur le passage de Jésus, devant la ciguë de Socrate, le bûcher de Savonarole et de Jeanne d’Arc ? Est-ce qu’elle n’a pas craché à la face fracassée de Robespierre ? ».
L’imprécision du projet social des robespierristes, leur mauvaise appréhension des antagonismes économiques et sociaux, leur avaient coûté la vie. Les mouvements socialistes et marxistes des siècles suivants ne l’oublieront pas. Pour autant, ils demeureront fascinés par le peuple souverain comme sujet politique. Illusion, fiction, abstraction ? Peu importe : le peuple des robespierristes, la nation révolutionnaire, demeuraient des mythe mobilisateurs puissants et incontournables – au demeurant pas incompatibles avec une lecture en termes de classes sociales.
De même, les libéraux ne parviendront pas à conjurer le spectre de 1793. Deux siècles d’historiographie critique – de Benjamin Constant à François Furet – échoueront à tuer l’attrait suscité par la Révolution française. Le souvenir de la République montagnarde devait se rappeler à tous ceux qui voulaient réduire la société à un agrégat d’atomes, d’agents économiques indépendants les uns des autres ; et la société de consommation devait échouer à tuer le rêve de la nation jacobine.
La revanche de l’illusion de la politique sur la société réelle ?
Notes :
[1] Par commodité, nous parlerons des Montagnards comme du groupe parlementaire opposé à la Gironde, qui a initié les lois terroristes de 1793 et 1794 – en gardant à l’esprit tout ce que ces dénominations comportent de simplification, et qu’elles sont largement le produit d’une reconstruction a posteriori des événements.
[2] Albert Mathiez, Girondins et Montagnards, Paris, Verdier, 1993. Voir notamment les chapitres « La révolution sociale des robespierristes » et « Les séances des 4 et 5 Thermidor an II aux deux comités de salut public et de sûreté générale ».
[3] La conférence de Henri Guillemin, intitulée sur Youtube « Henri Guillemin explique Robespierre et la Révolution française » a été visionnée un demi-millions de fois. Un ouvrage en a été tiré (Henri Guillemin, 1789 : silence aux pauvres, Paris, Utovie, 1989).
[4] Si un nombre incalculable d’historiens l’ont dépeint comme le principal responsable de la Terreur – que ce soit pour l’en blâmer ou tresser ses louanges – les travaux récents et salutaires de Jean-Clément Martin ont déconstruit cette lecture de l’histoire. Ils ont remis en question, avec des éléments importants à l’appui, sa centralité dans les événements de 1793 et 1794. C’est donc ici davantage comme un catalyseurde la Terreur que comme l’un de ses initiateurs que nous le considérerons.
[5] En gardant à l’esprit les contradictions politiques qui fracturaient les Montagnards, et l’hétérogénéité sociale des sans-culottes – artisans, maîtres ou salariés selon les sections. Ces éléments sont par exemple absents de l’oeuvre-phare de François Furet, – loin d’être inintéressante par ailleurs, cf supra. Nous citerons le court mais dense ouvrage de Sophie Wahnich (La liberté ou la mort : essai sur la Terreur, Paris, La Fabrique, 2003), qui offre de nombreux éléments établissant le malaise des Conventionnels face à la demande de Terreur populaire, leurs tentatives pour la canaliser par l’entremise des lois.
[6] Le 31 mai 1793, les sans-culottes envahissent l’Assemblée et démettent une trentaine de députés girondins de leurs fonctions, accusés d’intelligence avec l’ennemi. Dès lors, les députés des bancs de la Montagne acquièrent un indéniable ascendant sur la Convention.
[7] Éric Hobsbawm (The age of Revolution (1789-1848), Abacus, 1988) note que l’aristocratie terrienne s’est largement maintenue au cours du XIXème siècle en Europe, et que la France fait figure d’exception.
[8] On se reportera au passionnant La révolution française d’Éric Hazan (Paris, la Fabrique 2013).
[9] Nous empruntons à l’historien Hugo Rousselle cette expression, auteur d’une thèse sur l’histoire des droits-créances.
[10] Jean Massin, Robespierre, Paris, Alinéa, 1993, p. 198.
[11] Ibid.
[12] Jean Jaurès, ibid.
[13] Sur l’application du programme social de la Terreur, voir Jean-Pierre Gross, Égalitarisme jacobin et droits de l’homme, 1793-1794 : La Grande Famille et la Terreur, Paris, Arcantères, 2000. Il n’y voit nulle révolution socialiste, mais constate une application modérée des textes de la Convention dans la plupart des cas.
[14] Jean Massin, Robespierre, Paris, Alinéa, 1993, p. 192.
[15] On rappellera que Robespierre était hébergé par un maître menuisier, qu’il ne considérait pas moins comme un sans-culotte que ses employés. Lors du vote de la loi Le Chapelier, qui interdit toute forme de coalition salariale, c’est dans une solitude absolue que Marat relaie la protestation d’ouvriers du bâtiment. Tout aussi significatif est le fait que les travailleurs pauvres aient fait porter leurs revendications sur le blocage des prix plutôt que sur la hausse des salaires.
[16] Outre l’envoi à la guillotine des Enragés et des Exagérés, on citera la fermeture du club des Cordeliers – plus radical et plébéien que celui des Jacobins – et l’arrestation des émeutiers de la faim durant les derniers mois de la Terreur.
[17] François Furet, Penser la révolution française, Paris, Gallimard, 1989.
[18] Timothy Tackett note – cela n’a rien d’anodin – que les aristocrates au sein de l’Assemblée se distinguaient par leur mauvaise maîtrise de la parole, peu habitués à en user pour justifier leur statut. Au contraire, de nombreux députés du Tiers faisaient profession d’avocats. L’expression « d’arène de gladiateurs » lui est empruntée (Par la volonté du peuple, Aubier, Paris, 1992). Il s’intéresse à la charge émotionnelle générée par les séances de l’assemblée : enthousiasme et attendrissement des députés acclamés par le peuple, humiliation générée par les défaites parlementaires accompagnées de huées, peur ressentie lorsqu’on « votait sous les poignards ». Il n’est pas inutile de croiser la lecture du livre de Furet avec celui de Tackett : le premier s’intéresse au nouveau système de domination par la parole né sous la Révolution, le second au régime émotionnel qui l’accompagne. Lire aussi sur LVSL l’article d’Antoine Cargoet « Comment les émotions ont fait la Révolution ».
[19] Albert Soboul, « Le maximum des salaires parisiens et le 9 Thermidor », Annales historiques de la Révolution française, 26e Année, No. 134, 1954.
[20] L’article 8 de la loi du 29 septembre 1793 limite les salaires à leur équivalent de 1790, plus la moitié ; les prix, de leur côté, sont limités à leur équivalent de 1790, plus le tiers seulement. Cette loi, censée être à la faveur des salariés (les prix étant davantage limités que les salaires), a cependant des implications variables selon que l’on considère une région où la pression populaire a conduit à une hausse de salaires importantes depuis 1790, ou une autre dans laquelle ils demeurent faibles. En conséquence, dans les régions où la pression populaire est la plus élevée, les autorités locales rechignent à appliquer cet article 8.
[21] La Commune de Paris, dirigée par les robespierristes, publie un arrêté visant à l’application de l’article 8 de la loi du 29 septembre 1793, qui porte sur le blocage des salaires à leur niveau de 1790, plus un tiers – ce qui équivaut, dans la capitale, à une diminution considérable. Les autorités municipales comprendront trop tard leur erreur, et tenteront de se défausser de leurs responsabilités.
[22] Commissions qui, effectivement, n’avaient pas été créés. Albert Mathiez, Girondins et Montagnards, Paris, Verdier, 1993. Le chapitre « Les séances des 4 et 5 Thermidor an II aux deux comités de salut public et de sûreté générale » analyse de manière chirurgicale Les séances qui ont conduit à la rupture entre Robespierre, Saint-Just et leurs collègues.
[23] Pour Jean Massin (op. cit.), durant les deux dernières séances du Comité de salut public, Robespierre et Saint-Just ont tenté d’élaborer un décret basé sur les Fragments d’institutions républicaines. On notera que, de même que Saint-Just avait affronté le négocient Lindet, Robespierre avait porté le fer contre le directeur du Comité des finances Cambon, l’accusant de mener une politique trop favorable aux grands financiers ; que Barère avait défendu un décret qui contredisait directement ceux de Saint-Just en Ventôse, proposant la vente aux enchères des biens des suspects. Que Lindet, Cambon et Barère figurent parmi les auteurs du coup d’État du 9 Thermidor indique que les motivations d’ordre socio-économiques n’y étaient pas étrangères, et que la bourgeoisie d’affaires y voyait une occasion rêvée de mettre fin au dirigisme de la Terreur.