Elizabeth Warren : alliée ou ennemie de Sanders ?

Elizabeth Warren aux côtés d’Hillary Clinton. Bernie Sanders, sénateur du Vermont. © Tim Pierce et Gage Skidmore via Wikimedia Commons.

Lors des débats de la primaire démocrate Elizabeth Warren et Bernie Sanders se sont mutuellement épargnés et ont focalisé leurs attaques sur les multiples candidats de l’establishment, Biden en tête. Une stratégie efficace à en juger par le désarroi de l’aile centriste des Démocrates, documenté dans nos colonnes. Mais la similarité des programmes de Warren et de Sanders est l’arbre qui cache la forêt : la sénatrice du Massachusetts adopte une démarche technocratique visant à réconcilier les Démocrates autour de propositions modérées tandis que Sanders se pose en leader d’un mouvement “révolutionnaire” qui ne se limite pas à la conquête de la Maison Blanche.


Une proximité avec Sanders… mais aussi avec Clinton

Élu à la Chambre des Représentants de 1991 à 2007 et au Sénat depuis, Bernie Sanders a longtemps été le seul élu n’appartenant ni aux Démocrates, ni aux Républicains. Quant à ses convictions (gratuité de l’université, Medicare for All, pacifisme…), on ne peut pas dire qu’elles soient partagées par ses collègues. Ainsi, l’élection de Warren au Sénat en 2013, qui défend des mesures de régulation du capitalisme américain débridé, rompt l’isolement de l’élu du Vermont. Bien que Sanders ait toujours été plus radical que l’élue démocrate, il n’hésite pas à soutenir ses propositions modérées, comme le Bank on Student Loans Fairness Act, qui limite les taux d’intérêt des prêts étudiants, mais n’abolit pas la nécessité d’y recourir. Les occasions de coopération entre les deux sénateurs sont nombreuses au cours des années suivantes, notamment autour du Medicare for All, c’est-à-dire une protection maladie universelle.

La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

En 2016, lorsque Sanders décide d’affronter Hillary Clinton, couronnée d’avance par tout le parti démocrate, Warren demeure très silencieuse. Bien qu’elle encourage Sanders à continuer sa campagne, elle annonce son soutien à Clinton en juin 2016 alors que le retard de Sanders devient irrattrapable. Grâce à sa popularité, qui fait d’elle la figure majeure de l’aile gauche du parti, elle est pressentie pour devenir vice-présidente de Clinton et cherche à imposer des politiques progressistes dans le programme de cette dernière. Cette stratégie fut un échec total. Trop confiante en elle-même et soumise aux lobbies, l’ancienne première dame n’accepte aucune des idées de Warren et préfère aller draguer les électeurs républicains rebutés par Trump. Ainsi, elle choisit Tim Kaine, un sénateur au profil très conservateur, comme running mate. Depuis, les deux femmes sont resté en contact et Warren compte sur le soutien de l’ancienne candidate pour obtenir le soutien des superdélégués démocrates. Ces pontes démocrates, très décriés en 2016 car ils ne sont pas élus, pourraient encore jouer un rôle majeur dans la sélection du candidat du parti. En effet, il est probable que l’éparpillement des voix lors de la convention du parti n’aboutisse pas à la majorité requise, entraînant un second vote lors duquel les superdélégués ont toujours le droit de vote. La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

“Warren a un plan pour ça”

Loin d’être une conspiration, la sympathie d’Elizabeth Warren à l’égard des tous les défenseurs de l’inertie néolibérale se traduit également dans sa campagne. Quoique les propositions phares de la candidate ressemblent à celles de Sanders, le diable se niche dans les détails. Son plan pour une assurance santé serait par exemple mis en place en deux temps, et les compagnies d’assurance privées ne seraient pas abolies immédiatement, mais “à terme”. Or, si elle n’utilise pas la fenêtre d’opportunité que représenterait son élection, elle perdra rapidement le soutien des électeurs et ne parviendra pas à vaincre l’industrie pharmaceutique et les assureurs, qui sont près à tout pour conserver leur profits. Quant au financement du Medicare for All selon Warren, il correspond à une taxe sur les classes moyennes que la candidate prétend éviter. De tels “compromis” aboutiront nécessairement à la démoralisation des Américains, qui renonceront à défendre leurs intérêts si la réforme phare qu’on leur avait promis offrent des résultats décevants.

Il en est de même en matière de financement de sa campagne: alors qu’elle met en avant le fait qu’elle n’accepte que les petits dons, tout comme Sanders, elle a pourtant utilisé les 10,4 millions de dollars offerts par des gros donateurs (notamment issus de la Silicon Valley) qu’il lui restait de sa campagne de réélection au Sénat en 2018. Et ne s’est pas privé d’évoquer qu’elle accepterait les dons de super PACs si elle gagnait la primaire… Aucun doute n’est donc permis : le financement, même partiel, de sa campagne par des groupes d’intérêts va obligatoirement la conduire à des positions plus molles. Alors que la trahison des espoirs de changement incarnés par Obama – qui débuta son mandat en sauvant le secteur bancaire – a contribué au succès de Trump en 2016, les Démocrates s’entêtent à défendre les vertus du compromis et de la gestion rigoureuse des comptes publics, dont les Républicains se fichent éperdument. Quoiqu’elle ose être plus radicale que la moyenne, Elizabeth Warren ne fait pas exception à la règle.

T-shirt “Warren has a plan for that”. Capture d’écran du site de la candidate.

L’ancienne professeure de droit (Warren a enseigné dans les universités les plus réputées, dont Harvard, ndlr) joue à fond sur son image d’universitaire capable de concevoir des projets de lois complexes traduisant ses engagements de campagne. A tel point qu’on trouve sur son site de campagne un t-shirt “Warren has a plan for that”, un refrain récurrent de ses militants devenu un mème internet. Ce positionnement technocratique de policy wonk dépolitise sa campagne en encourageant ses soutiens à se contenter de la faire élire puis à lui faire confiance, plutôt que d’engager de vrais rapports de force avec les banquiers, les milliardaires et les multinationales. 

Plus risqué encore, Elizabeth Warren joue à plein la carte de l’affrontement culturel contre Donald Trump, terrain où les Démocrates finissent toujours perdants. Plutôt que d’évoquer les difficultés que vivent les Américains, elle a cherché à démontrer à Trump, qui la surnomme “Pocahontas” qu’elle avait bien un peu de sang d’origine amérindienne, certificat à l’appui. Réponse du président : “who cares?” Accorder une quelconque importance aux propos provocateurs du locataire de la Maison Blanche revient à lui offrir la maîtrise des termes du débat. Il y a ainsi fort à parier que les torrents de racisme, de sexisme et de mensonges utilisés par Trump pour gagner il y a 3 ans auront le même effet en 2020 s’ils sont toujours au centre de l’élection. Mais cette focalisation sur les enjeux culturels et la défense, évidemment nécessaire et légitime, des droits des minorités est une stratégie pertinente pour convaincre les électeurs de la primaire démocrate. Ce corps électoral est avant tout composé de personnes éduquées, évoluant dans un monde cosmopolite et aux positions professionnelles plutôt confortables. Le magazine Jacobin les nomme ironiquement “Patagonia Democrats– en référence à la marque de vêtements dont les polaires à plusieurs centaines d’euros sont très populaires chez les cadres “cool” – et rappelle que les Démocrates ont gagné les 20 districts les plus riches du pays lors des midterms de 2018. Avant d’ajouter que Warren est donné gagnante auprès des personnes qui gagnent plus de 100.000 dollars par an par tous les sondages. 

En résumé, le positionnement modéré d’Elizabeth Warren, entre un Joe Biden qui mène une mauvaise campagne et un Bernie Sanders jugé trop radical par les démocrates classiques, lui offre une chance solide d’être la candidate de l’opposition. Mais sa volonté de compromis et sa mise en avant du clivage culturel ne lui donnent guère de chances contre Trump et limite sérieusement l’espoir d’un changement radical de la politique américaine.

Sanders appelle à la “révolution politique”

Après le succès inattendu de sa campagne de 2016, Bernie Sanders n’a pas voulu laisser retomber l’espoir qu’il a fait naître. Il a ainsi mis sur pied “Our Revolution, une structure qui vise à faire élire des personnalités aux idées proches des siennes et est venu apporter son soutien à toutes les luttes qu’il entend défendre. Signe que les luttes sociales sont de retour, le nombre de grèves aux USA est en effet à son plus haut depuis les années 1980. Qu’il s’agisse de salariés d’Amazon, d’enseignants, d’employés de fast-food ou d’autres professions, l’appui du sénateur du Vermont a galvanisé les grévistes qui se battent pour de meilleurs salaires et conditions de travail et sans doute joué un rôle dans les victoires importantes obtenues ces derniers mois. Durant ses meetings, le candidat encourage systématiquement ses supporters à soutenir les luttes sociales autour chez eux et son équipe envoie même des invitations à rejoindre les piquets de grève par email et SMS. En retour, les prolétaires de l’Amérique contemporaine lui témoignent de leur confiance par des petits dons : en tête de ses donateurs, on trouve les employés de Walmart (chaîne de supermarché, premier employeur du pays), de Starbucks, d’Amazon, Target (autre chaîne de supermarché) et du service postal.

Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez en meeting dans l’Iowa. © Matt A.J. via Flickr.

En parallèle de cette mobilisation sur le terrain, Sanders met aussi à profit sa présence au Sénat en proposant des projets de loi comme le Stop BEZOS Act (du nom du patron d’Amazon, homme le plus riche du monde), le Raise the Wage Act, le Medicare for All Act ou le College for All Act, forçant les élus démocrates à se positionner sur les enjeux socio-économiques. Car le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non l’achèvement, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non la fin, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Les médias, bien sûr, préfèrent se concentrer sur le commentaire des sondages et ne ratent pas une occasion d’annoncer que sa campagne ne prend pas, alors que Sanders a environ autant d’intentions de vote que Warren et Biden. Beaucoup de journalistes l’attaquent sur son âge, 78 ans, notamment suite à une récente attaque cardiaque, mais il faut dire que celui de ses concurrents est relativement proche : Joe Biden a 76 ans, Donald Trump en a 73 et Elizabeth Warren 70. Un autre stéréotype mis en avant par les médias est celui du profil de ses soutiens, dénommés “Bernie bros”, qui seraient presque exclusivement des jeunes hommes blancs de gauche. Il est pourtant le candidat qui reçoit le plus de dons de la part des latinos, des militaires et des femmes et les sondages le place en tête des intentions de vote chez les afro-américains, à égalité avec Joe Biden. Quant à ses propositions, plus radicales dans tous les domaines que celles de Warren, elles sont bien sûr sous le feu des critiques.

Si d’aucuns reprochent au sénateur du Vermont son chiffrage parfois moins précis que celui de Warren, d’autres mettent en avant sa fine compréhension du jeu politique, affaire de rapport de forces : Sanders est conscient que pour avoir une quelconque chance d’appliquer son programme, il ne lui suffira pas d’être élu président, mais devra compter sur le soutien de millions d’Américains prêts à se mobiliser pour soutenir ses efforts.

Cela lui suffira-t-il pour gagner la primaire, puis l’élection contre Trump ? Même s’il est encore tôt pour en être certain, des signaux faibles permettent de l’envisager. Ses meetings ne désemplissent pas et donnent à voir des foules immenses, comme à New York le mois dernier et à Los Angeles plus récemment. Alexandria Occasio-Cortez, plus jeune élue du Congrès à 29 ans, enchaîne les meetings à ses côtés et va à la rencontre des électeurs dans les Etats clés, notamment l’Iowa, premier état à voter dans les primaires, et la Californie, qui fournit le plus grand nombre de délégués. Ce soutien de poids et l’image personnelle de Sanders, celle d’un homme ayant passé toute sa vie à défendre les causes qu’il porte aujourd’hui, l’aident à se différencier nettement de Warren. Le sénateur du Vermont se refuse en effet à attaquer de façon directe sa concurrente afin de ne pas froisser ses électeurs et de conserver de bonnes relations avec celle qui pourrait être son alliée s’il gagne la primaire. 

S’il obtient la nomination, le leader socialiste a de bonnes chances de défaire Donald Trump, ce que confirme presque tous les sondages. Contrairement à ses rivaux démocrates qui ont du mal à élargir leurs bases électorales, Bernie parvient en effet à séduire nombre d’abstentionnistes et d’électeurs républicains. En avril, lors d’un débat organisé par Fox News (il est le seul candidat de la primaire à s’être prêté à l’exercice), il a reçu le soutien de l’écrasante majorité du public malgré les attaques répétées des présentateurs de la chaîne conservatrice. Bien qu’il refuse de l’avouer en public, Donald Trump est conscient du fait que sa base électorale puisse lui échapper au profit du défenseur du socialisme démocratique: lors d’une réunion à huis clos, il aurait déclaré : “il y a des gens qui aiment Trump (sic), mais pas mal de monde aime bien les trucs gratuits aussi“, en référence aux propositions d’annulation des dettes étudiantes et de la gratuité d’accès à la santé. On comprend donc mieux pourquoi le président américain essaie de faire de Joe Biden son adversaire l’an prochain !

États-Unis : l’assurance maladie au coeur de la présidentielle 2020

© Molly Adams
Chaque année, 45 000 personnes meurent aux États-Unis par manque d’accès aux soins, alors que 85 millions d’Américains sont mal assurés ou sans assurance. Face à cette urgence sociale, la question de l’assurance maladie, première préoccupation des électeurs, déchire le parti démocrate. Si tous les candidats souhaitent étendre la couverture santé, seule une minorité est prête à remettre en cause le secteur privé et à défendre un système universel et socialisé, à l’européenne. Ce débat central permet d’entrevoir les lignes de fractures politiques aux Etats-Unis – et les conséquences probables des projets de réforme d’inspiration américaine portés par une partie des élites françaises… Par Politicoboy.

Lisa M, 28 ans, effectue un post-doc en biologie à l’Université de Houston. Un dimanche soir, elle est prise de douleurs aiguës au bas ventre. Craignant une crise d’appendicite, elle se rend à la pharmacie du quartier. L’infirmière commande une ambulance pour l’emmener vers le service d’urgence le plus proche. Une première difficulté surgit. La clinique accepte-t-elle son assurance maladie ? Après vérification, oui. Le médecin de garde l’ausculte, la douleur semble s’atténuer, mais il la place néanmoins sous morphine, avant de lui administrer un produit de contraste par voie orale pour rendre possible un scanner. Sa réaction violente nécessite un traitement antiallergique, avant que l’examen puisse avoir lieu. Verdict : des crampes d’estomac.

La facture s’élève à douze mille dollars. Heureusement, son assurance bénéficie d’un tarif négocié à moitié prix. Mais Lisa doit d’abord acquitter sa franchise annuelle (1500 dollars), et payer 10 % des frais d’hospitalisation (son reste à charge – copay en anglais – plafonné à 5000 dollars par an). Si on ajoute les mensualités de 150 dollars qu’elle paye à son assurance (les premiums), ses frais médicaux pour 2019 s’élèvent déjà à 3800 dollars.

Cet exemple n’a rien d’exceptionnel, n’importe quel Américain bien assuré a sa propre anecdote ou histoire d’horreur impliquant des frais médicaux indécents, des traitements inutilement prescrits, des factures surprises suite à des erreurs administratives (par exemple, lorsque votre médecin traitant prescrit un test non remboursé ou sous-traite à un laboratoire non couvert par votre compagnie d’assurance) et des proches qui restent malades plusieurs semaines avant d’aller voir le médecin dans l’espoir d’éviter la franchise. La complexité administrative du système prend la forme d’une machine à briser les gens, financièrement et psychologiquement. Jeremy Scahill, cofondateur de The Intercept en témoignait récemment : « je ne souhaite à personne d’être confronté à la bureaucratie du système de santé américain. Le combat pour obtenir les soins adéquats et la bataille avec les institutions médicales et assurances vous ôtent lentement l’envie de vivre ».

Le système de santé le plus cher et le moins performant au monde ?

Les Américains dépensent dix mille dollars par an et par habitant en frais de santé, soit le double des Européens et 18 % de leur PIB. Malgré ce coût exorbitant, 27,5 millions d’entre eux n’ont pas d’assurance maladie, 60 millions sont mal assurés, 45 000 meurent chaque année par manque d’accès aux soins, et 530 000 ménages font faillite à cause des frais de santé. La dette médicale s’élevait à 81 milliards de dollars en 2018. L’espérance de vie accuse quatre ans de retard par rapport à la moyenne des pays de l’OCDE, et recule chaque année depuis 2015. Elle se situe désormais derrière Cuba, qui affiche un plus faible taux de mortalité infantile que les États-Unis. [1]

Le coût élevé du système de santé américain s’explique d’abord par la privatisation à tous les étages. Pour rembourser leurs colossales dettes étudiantes, les médecins formés pour plus de 250 000 dollars sont contraints d’exercer dans des cabinets et hôpitaux privés, qui les incitent à multiplier les tests et procédures. Ils prescrivent des médicaments au prix non régulé, remboursés par des compagnies d’assurance cotées en bourse. Le manque d’intégration multiplie les intermédiaires et génère de nombreux abus. À titre d’exemple, le prix de l’insuline est dix fois plus élevé aux États-Unis qu’au Canada.

Les assurances maladie agissent comme une clé de voûte, négociant les tarifs de gré à gré, empêchant toute centralisation, que ce soit au niveau de la dilution du risque assurantiel ou de la négociation des prix des médicaments et prestations. Si certaines zones géographiques n’ont qu’un assureur en situation de monopole, les grands centres urbains proposent souvent des centaines de plans, rendant l’offre illisible.

Selon le Journal of the American Medical Association, 935 milliards de dépenses inutiles sont générées chaque année, soit un quart du coût total. Une autre étude, datant de 2012 et réalisée par The Institute of Medecine, estimait que les dépenses inutiles comptaient pour un tiers (1200 milliards) du total. Le principal facteur est la complexité administrative, suivie par la prise en charge tardive des patients et les traitements superflus administrés pour faire du profit. Le  secteur privé a ainsi engrangé plus de 100 milliards de dollars de bénéfice en 2018. [2]

Cette spectaculaire inefficacité s’observe également en France. Les frais de gestions des complémentaires santé s’élèvent à 7,5 milliards d’euros en 2017, pour un budget total de 40 milliards. La sécu, elle, ne dépense que 7,1 milliards de frais de fonctionnement, tout en gérant plus de 280 milliards d’euros de prestations. [3]

Cependant, contrairement à une idée reçue, le système américain n’est pas entièrement privatisé.  Il repose sur un mix public/privé, qui nous rappelle immédiatement le projet de réforme de l’assurance maladie portée par François Fillon en 2017, et qui figurerait désormais dans les tiroirs du gouvernement Macron.

Le système américain, un mix public/privé

Les ménages américains dans leur majorité sont assurés via leurs employeurs, qui prennent en charge les deux tiers des mensualités (les premiums). Les assurés quant à eux doivent payer les frais de franchises, pouvant s’élever à 5000 dollars par ménage et par an, et les restes à charge, généralement plafonnés à 12 000 dollars par foyer. À ces 155 millions de bénéficiaires s’ajoutent 25 millions de travailleurs indépendants qui s’assurent auprès des mêmes compagnies privées.

Les retraités ont majoritairement recours à un système public, universel et centralisé : Medicare, accessible à partir de 65 ans. Bien qu’il ne couvre que les soins de base et soit sujet aux complémentaires privés (access Medicare, auxquels souscrivent un tiers des bénéficiaires), c’est de loin le système le plus populaire du pays, couvrant 60 millions de personnes. Malgré des besoins de santé plus élevés du fait de l’âge des participants, les coûts sont inférieurs aux régimes privés, du fait des économies d’échelle et de la plus grande capacité à négocier les tarifs. Le programme est majoritairement financé par une taxe sur les revenus du travail, comparable à une cotisation sociale.

Les plus bas revenus et personnes en incapacité de travailler peuvent bénéficier d’un autre programme public, accessible sous conditions de ressources : Medicaid. Sa couverture varie grandement en fonction des États, qui en assurent la plus grande part du financement. 74 millions de personnes y sont inscrites. [4]

Reste qu’en 2009, 45 millions d’Américains ne disposaient d’aucune assurance maladie. Pour combler ce vide, Barack Obama lance sa réforme phare : l’Afordable Care Act (ACA), habilement rebaptisé « Obamacare » par ses opposants.

L’échec de la réforme Obamacare illustre l’impasse de l’approche néolibérale

L’Obamacare représente probablement la décision politique la plus significative depuis l’invasion de l’Irak par W. Bush. Son succès relatif a changé la vie de millions d’Américains, tandis que son coût politique a précipité le plus grand recul électoral jamais enregistré par le parti démocrate, offrant aux républicains le contrôle du Congrès, puis de la Cour suprême et d’une vingtaine d’États qui ont pu appliquer des lois limitant le droit de vote des minorités et redécoupant les circonscriptions électorales à leur avantage, rendant la conquête de la Maison-Blanche et du Congrès particulièrement difficile pour les démocrates.

Ironiquement, les tentatives d’abrogation d’Obamacare par le parti républicain (repeal and replace) au cœur du programme politique de la droite depuis 2010 ont échoué au Sénat en 2017 et coûté à Donald Trump sa majorité en 2018, rendant possible la procédure de destitution qui le vise actuellement. Le combat des démocrates pour « sauver l’Obamacare » a également ouvert la voie au projet Medicare for All  de nationalisation complète de l’assurance maladie. Une initiative qui fracture brutalement le parti démocrate et a provoqué la chute de plusieurs candidats aux primaires de 2020. [5]

Si elle n’a rien résolu, la réforme emblématique de Barack Obama aura au moins mis en évidence les limites de l’approche néolibérale.

De quoi s’agit-il ? L’Affordable Care Act est un texte fourre-tout, dont la logique de marché s’inspire fortement de la réforme mise en place par Mitt Romney lorsqu’il était gouverneur républicain du Massachusetts. Elle repose sur trois piliers :

D’abord, une extension du programme Medicaid via des subventions fédérales aux États qui en font la requête. Ceux sous contrôle républicain ont refusé ces aides financières par pur calcul électoral, avant que l’administration Trump ne s’attaque directement au montant des subventions, affaiblissant la portée de ce premier volet et démontrant la fragilité de l’approche volontariste et sélective. Il est plus aisé d’affaiblir un système qui cible les plus pauvres.

Ensuite, l’interdiction faite aux assureurs de refuser des clients, d’imposer des malus sur la base des antécédents médicaux du patient (ou familiaux) et de mettre en place des plafonds de prestation à vie devait élargir l’accès aux assurances privées. En effet, ces pratiques commerciales visaient à exclure les personnes atteintes de maladies graves ou chroniques du système de santé. Problème : pour restaurer leurs niveaux de profits, les assureurs ont augmenté massivement leurs mensualités, leurs franchises et les restes à charge, provoquant la colère d’une large part de l’électorat.

Enfin, la réforme introduit la mise en place d’un marché subventionné reposant sur deux principes : l’obligation faite aux assureurs d’accepter n’importe quel patient et aux Américains sans assurance d’en souscrire une sous peine d’amende, le tout compensé par des subventions.

Ce mécanisme reposait sur l’idée selon laquelle de nombreux Américains refusaient de souscrire une police d’assurance du fait de leur bon état de santé, et supposait qu’en obligeant tout le monde à rejoindre le marché subventionné, les anciens passagers clandestins en bonne santé compenseraient le coût d’assurance des personnes qui avaient été exclues du système.

Mais l’existence de cette classe d’individus sans assurance par choix ou amour du risque s’est avéré être un fantasme néolibéral, comme l’idée selon laquelle la mise en concurrence des acteurs conduirait à une baisse des prix et aiderait les précaires à mieux choisir l’assurance optimale. En réalité, l’arrivée sur le marché de millions de personnes en mauvaise santé a fait exploser les coûts, que les assureurs ont répercutés sur les individus assurés par leur employeur, aggravant la perception négative de la réforme. [6]

En 2016, Hillary Clinton avait elle-même reconnu que l’Obamacare présentait de nombreux défauts, ouvrant un boulevard à Donald Trump et au parti républicain. Mais la perception du public a largement basculé en 2017, suite aux efforts répétés de Trump pour abroger la loi. Menaçant de priver jusqu’à 32 millions d’Américains de couverture santé et de remettre en place la discrimination par antécédents médicaux, les efforts de la droite ont mobilisé contre elle l’opinion publique, échoué par trois fois au Sénat malgré sa majorité, nourri des mouvements de grèves historiques du corps enseignant et permis au parti démocrate de remporter une large victoire aux élections de mi-mandat de 2018 en faisant campagne sur le thème de l’assurance maladie.

Source : https://www.vox.com/2019/1/23/18194228/trump-uninsured-rate-obamacare-medicaid?fbclid=IwAR1KQ7DGHsiWQ_m0hcp3zXcU1IbfrUSB4beB41rRzbliJHc0MEDYVsVRD_w

Medicare for All, le projet de socialisation de l’assurance maladie plébiscitée par l’opinion

À son apogée, l’Obamacare a couvert vingt millions d’Américains supplémentaires. Depuis l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche, les efforts de son administration pour réduire les subventions et saborder le système ont porté leurs fruits : 7,5 millions d’individus ont perdu leur couverture santé.

Ironiquement, les tentatives de démantèlement de l’Obamacare ont permis l’émergence de la proposition alternative portée par Bernie Sanders et plébiscitée par 70 % de la population (dont un électeur de Trump sur deux) : Medicare for All.

Ce projet de réforme est un modèle à tout point de vue : son nom capitalise sur la popularité du système Medicare et présente le mérite d’être explicite : il s’agit d’ouvrir le régime public à tous les américains. L’âge d’éligibilité sera ainsi progressivement abaissé de 65 à 55 ans la première année, puis 45, 35 et 0. En quatre ans, tous les Américains seront couverts, tandis que le niveau de prestation sera renforcé, rendant inutile les fameuses complémentaires existantes sous Medicare.

Bien qu’elle augmenterait  le nombre de bénéficiaires et supprimerait les franchises et restes à charge, la réforme coûterait moins que le système actuel, comme l’a reconnu une étude publiée par un think tank ultra conservateur financé par les Kochs Brothers.

Pour la financer, Bernie Sanders propose de mettre en place une forme de cotisation patronale visant à remplacer les dépenses actuelles des employeurs, d’instaurer un impôt sur la fortune et sur les multinationales, de réduire les dépenses militaires et d’introduire un impôt sur le revenu de 4 %, comparable à une cotisation sociale, pour les revenus supérieurs à 29 000 dollars par an.

Il s’agit d’une réforme profondément anticapitaliste, qui retire du marché (décommodifie) une part significative du PIB, rend inutile un secteur entier de l’économie — dont le chiffre d’affaires annuel se compte en centaines de milliards de dollars — et retire aux employeurs la capacité de faire pression sur leurs employés à l’aide de leur assurance maladie. Sans surprise, elle fait face à une opposition féroce de la part du secteur de la santé, des lobbies industriels, des forces capitalistes et d’une fraction non négligeable du parti démocrate et de ses affiliés (médias, commentateurs, donateurs, directions syndicales).

Le parti démocrate se fracture autour de la question de l’assurance maladie

Lors du premier débat de la primaire démocrate, les modérateurs ont demandé aux vingt candidats de se prononcer pour ou contre la réforme Medicare for All par un vote à main levée. Seul Bernie Sanders, Elizabeth Warren et Kamala Harris se sont exécutés.

Le second débat opposant les candidats de la primaire démocrate, diffusé par CNN en juillet 2019

Depuis, les quatre débats télévisés ont systématiquement débuté par cette problématique centrale, citée comme première préoccupation des électeurs (avec le new deal vert). Bernie Sanders et Elizabeth Warren ont fait face à un tir groupé d’arguments contre Medicare for All, qu’il est intéressant d’observer.

En premier lieu vient la question de la faisabilité politique du projet, qui reviendrait à remplacer de force l’assurance maladie privée de 180 millions d’Américains par l’option publique Medicare améliorée, une proposition qui va à l’encontre du roman national selon lequel les États-Unis seraient le pays de la liberté. Certains utilisent cet argument dans le but de protéger le modèle économique des assurances privées qui financent leur campagne, comme Pete Buttigieg et Joe Biden. D’autre y voient un problème plus politique et pragmatique, arguant que Medicare for All est trop ambitieuse pour être votée par le Congrès.

C’est le cas d’intellectuels de centre gauche comme le fondateur du média Vox.com Ezra Klein, ancien spécialiste des questions d’assurance maladie pour le Washington Post. Traumatisé par l’expérience de l’Obamacare, où le faible nombre d’Américains qui avaient été contraints de changer d’assurance avaient permis de cimenter l’opposition populaire à la réforme, il imagine mal imposer de force un changement plus drastique. Cet argument s’appuie sur les enquêtes d’opinion qui montrent qu’en formulant les questions de manière à préciser que les assurances privées seront supprimées, le taux de popularité de la réforme Medicare for All passe de 70 à 50 % (en moyenne).  Mais comme l’explique Matt Bruenig, directeur du cercle de réflexion People’s Policy Project dans un débat passionnant, 50 millions d’Américains perdent leur assurance privée chaque année, soit parce qu’ils perdent ou changent d’emploi, soit parce que leur employeur change de prestataire. L’idée selon laquelle les Américains seraient attachés à leur assurance est contredite par les sondages. Lorsque les questions incluent la mention, « vous conserverez votre docteur », le taux d’approbation repasse au-dessus des 70 %.

La seconde critique porte sur le mode de financement, et montre à quel point le cadrage des problématiques est décisif en politique. Comme nous l’avons vu, Medicare for All coûte moins cher à la société que le système actuel, assure tout le monde et mieux.

En raisonnant par coûts, la proposition de Sanders fait économiser de l’argent à la grande majorité des contribuables en remplaçant les mensualités par une cotisation sociale tout en supprimant les franchises et reste à charge. L’économiste Gabriel Zucman estime que cette réforme organiserait le plus large transfert de richesse de l’histoire moderne. Mais les opposants reprochent à Sanders d’augmenter les impôts de la classe moyenne et résonnent strictement en termes de taxes.

Elizabeth Warren, elle, a refusé catégoriquement de reconnaître la moindre hausse d’impôt sur les classes moyennes, malgré les efforts répétés de ses adversaires pour lui faire admettre leur cadrage. Suite à un quatrième débat houleux, elle vient de publier un long document détaillant sa propre approche, qui repose sur une taxation accrue de l’évasion fiscale et une plus forte contribution des employeurs pour éviter toute taxe supplémentaire sur les ménages. Les différences d’approches entre Sanders et Warren ouvrent un débat passionnant sur les questions d’applicabilité et de durabilité d’une réforme, que nous épargnerons au lecteur par souci de concision. Comme l’explique Vox, l’approche de Sanders est plus réaliste et plus redistributive, mais politiquement plus risquée. Celle de Warren frustre la gauche, qui lui reproche une forme de capitulation contre-productive.

Dans une débauche de mauvaise foi, les opposants à Medicare for All ont ajouté un troisième argument : les syndicats qui ont négocié des régimes d’assurance privée particulièrement intéressants avec leurs employeurs risqueraient de perdre ces avantages. Un évènement vient de couper court à cette question, et montre à quel point Medicare for All est un projet ancré dans la lutte des classes : lors de la grève historique des ouvriers de General Motors qui vient de s’achever, l’entreprise a suspendu du jour au lendemain l’assurance maladie d’une partie des 50 000 grévistes, pour tenter de briser la grève.

Face au succès électoral de Medicare for All, les adversaires démocrates de Sanders et Warren ont majoritairement recours à des tentatives de triangulation plus ou moins adroites.

Kamala Harris, un temps perçu comme la favorite de la primaire, a cherché à apaiser les intérêts financiers en proposant sa version de la réforme, qui consiste à basculer tous les Américains vers Medicare tout en privatisant des pans entiers de ce programme. Depuis, elle s’effondre dans les sondages pour atterrir derrière l’entrepreneur farfelu Andrew Yang. Entre temps, elle aura gâché près de 40 millions de dollars de budget de campagne, principalement issu de ces mêmes intérêts financiers.

Plus redoutable, la seconde tentative de triangulation nommée « Medicare for All Who Want It » (Medicare pour tous ceux qui le souhaitent) consiste à rendre la transition vers Medicare optionnelle. L’argument semble implacable : si l’option publique est vraiment préférable aux assurances privées, l’ensemble des Américains fera la transition. Ainsi, on évite l’écueil de la migration forcée tant redouté par Ezra Klein, tout en rassurant le secteur privé qui peut espérer concurrencer l’option publique.

Le premier candidat à avoir adopté cette option n’est autre que Beto O’Rourke, un temps présenté comme un « Obama blanc », l’alternative à Bernie Sanders et un des favoris de la primaire. Ce retournement de veste a douché les espoirs militants et précipité l’effondrement de sa campagne.

Pete Buttigieg, sorte d’Emmanuel Macron démocrate à l’opportunisme criant, est le second candidat à défendre avec panache Medicare for All Who Want It. N’ayant jamais prétendu incarner la gauche du parti, il parvient à émerger comme une potentielle alternative à la candidature de Joe Biden, sans payer le même prix politique qu’Harris ou O’Rourke. « Je fais confiance aux Américains pour choisir la meilleure option pour eux », dit-il pour justifier sa triangulation.

Mais le coût de sa réforme montre bien le vice qu’elle contient : tandis que Medicare for All devrait coûter 3000 milliards d’argent public par an, son plan n’en coûterait que 150, preuve qu’il ne convertira qu’une fraction des Américains à Medicare. Et cela pour une raison évidente : son projet de réforme fait en sorte que l’option publique reste moins attractive en termes de prestation que les options privées, afin de garantir leurs profits. Pas étonnant que « Mayor Pete » soit la nouvelle coqueluche des principaux médias et le troisième candidat le mieux financé (après Sanders et Warren) grâce aux riches donateurs et au secteur de la santé.

Plus surprenant, Elizabeth Warren elle-même, une semaine après avoir publié son plan de financement pour Medicare for all, « triangule » à son tour en proposant une approche en deux temps. D’abord en proposant d’introduire une option publique (comme Pete Buttigieg) au cours des 100 premiers jours de son mandat, avant de réaliser la nationalisation complète en année 3 (après les élections de mi-mandat, qui affaiblissent presque systématiquement le président en exercice). Pour les défenseurs historiques de Medicare for All, il s’agit d’une capitulation face au secteur privé, un projet « taillé pour diviser, déprimer, marginaliser et épuiser toute volonté politique et militante en faveur d’un système universel ». Dans tous les cas, il s’agit d’une stratégie électorale risquée. Alors que Pete Buttigieg et Bernie Sanders montent dans les intentions de vote, cette triangulation risque de provoquer la fuite de son électorat (bien plus volatile que celui de Sanders) vers ces deux adversaires, comme ce fut le cas pour Kamala Harris en juillet. Le débat du 20 novembre devrait permettre d’y voir plus clair.

Quoi qu’il en soit, les nombreuses tentatives de récupération et de triangulation témoignent du succès politique et idéologique de Bernie Sanders.

Vers une américanisation de l’assurance maladie française ?

La spectaculaire inefficacité du secteur privé en matière de santé et la résistance des systèmes universels (aux États-Unis, Medicare couvre de plus en plus de personnes) témoignent de l’importance d’un système entièrement socialisé et intégral.

Pour autant, les dirigeants français cherchent à réformer le système dans le sens inverse, en augmentant le rôle des complémentaires et en privatisant l’offre de soins.

En 2017, François Fillon proposait de dynamiter la sécurité sociale, en limitant la prise en charge et le remboursement aux soins « indispensables », le reste étant laissé au secteur privé et aux complémentaires. On n’est pas loin du couplage public/privé américain, et il semblerait qu’Emmanuel Macron projette de reprendre cette réforme à son compte, une fois passée celle des retraites. [7]

Les choses ne s’effectueront pas du jour au lendemain, et pourraient se faire par des moyens détournés, suivant le modèle de la réforme des retraites.  On observe déjà comment le train des réformes actuelles prépare le terrain : asphyxie de l’hôpital public, réduction du budget de la sécurité sociale, baisse des cotisations sociales et transfert de leur gestion dans le giron de l’État. [8]

Alors qu’une écrasante majorité des Américains réclament un système à la française, c’est le modèle américain qui semble peu à peu s’immiscer ici…

 

Sources et références :

  1. Jacobinmag, numéro 28 : The health of nations
  2. https://www.forbes.com/sites/brucejapsen/2019/10/07/us-health-system-waste-hits-935-billion-a-year/#3a08d3ba2f40
  3. https://www.liberation.fr/france/2019/09/25/depenses-de-sante-les-frais-de-gestion-explosent-dans-les-complementaires_1751651
  4. https://en.wikipedia.org/wiki/Health_insurance_coverage_in_the_United_States
  5. Lire ce post de blog chroniquant la bataille pour Obamacare
  6. Jacobinmag, Obamacare, the original sin 
  7. https://www.contrepoints.org/2017/12/04/304555-assurance-maladie-macron-reprendra-t-projet-de-fillon
  8. https://www.mediapart.fr/journal/france/300919/comment-l-etat-creuse-le-trou-de-la-secu , https://www.mediapart.fr/journal/france/300919/securite-sociale-l-austerite-se-poursuit-dans-la-sante

 

Tribune : J’ai 28 ans et je me bats pour nos retraites

Les retraités dans la rue le 18 octobre 2018, à Paris pour dénoncer la hausse de la CSG et le quasi gel de leurs pensions.

J’ai 28 ans et je suis engagée pour défendre nos retraites solidaires contre la réforme Macron. Loin d’être un « truc de vieux », les retraites sont pour moi un combat d’avenir et une histoire de famille. Par Agathe, porte-parole du collectif Nos retraites.


Quand je réfléchis à cette question je pense à la vie de mes grands-parents et à celle de mes parents. Les premiers ont bénéficié d’une retraite d’un montant suffisamment élevé pour qu’ils n’aient pas à dépendre de leurs enfants. Ils sont aussi partis à la retraite à un âge qui leur a permis de profiter de belles années sans trop subir les souffrances physiques qui résultent de près de quarante années de travail. De leur côté, mes parents sont toujours actifs et seront les premiers touchés par le projet Macron de réforme des retraites.

Mon grand-père, Mathieu, jeune et heureux retraité du chemin de fer, et moi en 1992.

Malgré un dévouement sans faille à leur travail, mes parents ont le sentiment d’être sur la sellette depuis une dizaine d’années. On leur fait comprendre qu’ils sont trop vieux, qu’il faudra peut-être qu’ils trouvent « autre chose ». Cela fait aussi quelques temps qu’ils se disent qu’ils ne sont plus adaptés au rythme de travail qu’on leur impose, que même s’ils aiment ces métiers dont ils sont devenus des experts, leur travail les épuise.

Je ne me sens ni meilleure que mes grands-parents, ni meilleure que mes parents. Avoir grandi au XXIème siècle ne fait pas de moi une personne plus solide qu’eux. Quand j’aurai 50 ans on cherchera aussi à me faire quitter mon emploi et on me plongera dans les mêmes doutes, sur ma valeur professionnelle et mon endurance dans le monde du travail. Si ce dernier reste tel qu’il est, je serai aussi fatiguée qu’ils le sont depuis qu’ils ont dépassé l’âge de la cinquantaine.

Or cette réforme va non seulement nous conduire à travailler plus longtemps que nos grands-parents et nos parents, mais aussi à vivre dans l’incertitude la plus totale sur la date à laquelle nous pourrons partir à la retraite et sur le montant de celle-ci. Le gouvernement l’a annoncé clairement : son « âge pivot » ou « âge d’équilibre » sera en décalage permanent, selon l’évolution de l’espérance de vie, sans qu’on n’ait de prise démocratique sur cette décision. Les projections que le gouvernement a publiées en la matière font froid dans le dos : pour ma génération, cet âge d’équilibre serait de 66 ans et 4 mois.

Cette société a décidé de rendre notre avenir incertain de tellement de manière qu’il devient difficile de ne pas en avoir le tournis. Un emploi stable et sécurisé après mes études ? « Oui tu pourrais peut-être en avoir un, mais il faudrait que tu fasses d’abord tes preuves avec des stages, des services civiques, de l’intérim, des CDD ». Des enfants dont la société prendra soin à mes côtés ? « Cela sera possible si tu as les moyens de payer pour une santé et une éducation privées ». Sans parler de l’urgence écologique qui rend l’avenir de ma génération et des générations suivantes chaque jour plus inquiétant.

Or la Sécurité sociale, et son système de retraites, ont justement été créés pour faire sortir l’ensemble de la société de l’insécurité sociale, pour que chacun puisse envisager son avenir, ses rêves, sans s’inquiéter d’avoir sans cesse à travailler pour vivre. Avec une réforme des retraites où ces dernières seraient « le reflet de la carrière », avec ses chaos, ses incertitudes et ses accidents, le gouvernement tourne le dos au projet d’avenir de la sécurité sociale.

« Une retraite digne pour pouvoir vivre mes dernières années en bonne santé sans dépendre de mes enfants et petits-enfants, ou devoir reprendre le travail ? » Rien n’est moins sûr avec ce que nous préparent Macron et son gouvernement.

Leur volonté de nous placer dans l’incertitude sur l’avenir de nos retraites s’exprime depuis plusieurs mois. À l’heure où j’écris, le gouvernement n’a présenté aucun chiffre concret sur nos futures pensions de retraites. Ou plutôt si, il nous a livré un seul chiffre, comme un couperet : 14%.

Il s’agit de la part de nos richesses que nous consacrons aujourd’hui à nos retraites. Pour le gouvernement et son obsession de la baisse des dépenses publiques, ce 14% devra être un plafond. Or on projette déjà que d’ici 30 ans, le nombre de personnes de plus de 65 ans augmentera de 6 millions. Elles représenteront un quart de la population. Les conséquences sont dangereuses et mécaniques : une part croissante de la population qui se partage une part constante de nos richesses, cela signifie une diminution drastique du niveau de vie des retraités de demain.

 

J’ai rejoint le collectif Nos retraites pour que le débat public porte sur le futur de notre système de retraites et donc sur les ressources que la société décide de lui allouer pour qu’il en ait un. Cependant, aujourd’hui peu de médias font le choix de questionner le gouvernement sur sa décision catégorique de limiter à 14% du produit intérieur brut (PIB) les ressources destinées à notre avenir après le travail. Je ne pense pas que les gens souhaitent travailler plus longtemps, ou épargner chacun dans leur coin, pour pouvoir s’assurer une retraite d’un niveau similaire à celles de leurs parents et de leurs grands-parents. Je suis convaincue qu’il n’y a pas de fatalité à l’individualisation rampante de notre protection sociale. Le débat du partage des richesses et donc de la possibilité de financer davantage notre système de retraites doit être posé.

Il m’est souvent arrivé que des personnes plus âgées que moi me disent qu’il n’est pas sérieux de s’inquiéter de sa retraite quand on est adolescente ou jeune adulte. Comme si souhaiter avoir une prise sur mon avenir, même le plus lointain, était un caprice. Or je constate qu’aujourd’hui plus que jamais, ce sont les jeunes qui se mobilisent pour un futur digne et solidaire. Sur ce sujet comme sur les autres, ce sera à nous de nous mobiliser : que nous soyons au collège, au lycée, en formation, au chômage ou au travail, c’est à nous de nous battre, ensemble, pour notre avenir. Dans ce projet de réforme des retraites, c’est de notre futur dont on discute sans nous. Il ne tient qu’à nous d’imposer notre voix dans cette bataille.

« La production de plastique va augmenter de 40 % dans les 10 ans qui viennent » – Entretien avec Jacques Exbalin

Jacques Exbalin est l’auteur du livre La guerre au plastique est enfin déclarée ! , une enquête riche en informations sur l’évolution de la production, les dangers, la géopolitique du plastique et les déboires des filières de recyclage. Il consacre également une partie de son livre aux solutions permettant de s’en passer. Dans cet entretien à la fois dense en données et synthétique, nous faisons le point sur les principaux enjeux liés au plastique, en France et dans le monde, ainsi que sur les fausses solutions souvent mises en avant.


LVSL : Dans votre ouvrage, vous dites que la production de déchets plastiques va grandement augmenter dans le futur. Pourquoi ? Comment se répartit géographiquement cette augmentation ? Concerne-t-elle uniquement les pays émergents, ou bien aussi les pays développés ?

Jacques Exbalin : Comme on peut le constater, la production de plastique est en perpétuelle augmentation depuis les années 60. Cela va continuer à cause de la consommation croissante des pays émergents, où la collecte et le recyclage demeurent très faibles. Selon PlasticsEurope, elle est en croissance continue (+3,9 % en 2017, +4 % en 2016, +3,5 % en 2015). Si l’on tient compte uniquement des plastiques les plus courants, à savoir le PET, le polypropylène, le polyéthylène et le PVC, la demande mondiale a augmenté au rythme de 4,7 % par an sur la période 1990-2017. En France aussi, la production de plastique a augmenté de 7,8 % entre 2016 et 2017. Cocorico, de quoi nous plaignons-nous !

Selon un rapport de l’ONU, la production pourrait atteindre 620 millions de tonnes d’ici à 2030. Les tortues se frottent les… nageoires, les baleines éructent de joie, les oiseaux de mer gazouillent de plaisir…  Il faut ajouter aussi qu’il existe une forte demande dans les pays émergents pour l’emballage et le conditionnement, et que la production de nouveaux polymères correspond à des applications récentes dans le secteur automobile et médical. Dans certains cas, on ne peut que s’en réjouir.

Selon le quotidien britannique The Guardian, les groupes qui gèrent les combustibles fossiles, notamment Exxon et Shell, ont investi depuis 2010 186 milliards de dollars dans 318 nouveaux projets qui pourraient contribuer à une augmentation de la production de plastiques de 40 % dans les 10 ans qui viennent. Près de la moitié d’entre eux sont en construction ou terminés, et le reste est prévu. Et la cerise sur le gâteau est dévoilée dans un article du Monde du 10 octobre 2018 intitulé « Pour l’Arabie saoudite, le plastique c’est fantastique ». On y apprend que pour répondre à la demande du marché asiatique en pleine croissance, la compagnie nationale d’hydrocarbures Saudi Aramco et Total (cocorico) va se lancer dans la construction d’un nouveau site pétrochimique nommé Amiral, terminé en 2024 (investissement de 9 milliards d’euros), pour multiplier la production de plastiques.

Par ailleurs, les experts de l’AIE (Agence internationale de l’énergie) dans un communiqué du 5 octobre précisent les données. La croissance de la demande de plastique dans le monde est fulgurante, elle a dépassé ces dernières années celle d’acier, de ciment et d’aluminium et cette hausse devrait se poursuivre. La pétrochimie (pour faire des plastiques) représente déjà 14 % de la production mondiale de pétrole et 8 % de celle de gaz, et devrait absorber plus d’un tiers de la croissance de la demande pétrolière d’ici à 2030, et presque la moitié d’ici à 2050.

le volume des déchets à l’échelle mondiale va augmenter de 70 % d’ici 2050

La Banque mondiale dans un rapport publié le 20 septembre 2018 écrit que si aucune mesure n’est prise urgemment, le volume des déchets à l’échelle mondiale va augmenter de 70 % d’ici 2050 pour représenter 3,4 milliards de tonnes, contre 2,01 milliards en 2016. La Banque mondiale s’inquiète plus particulièrement de la mauvaise gestion du plastique, particulièrement problématique puisque cette matière peut avoir un impact sur les écosystèmes pendant des centaines, voire des milliers d’années .

Pollution plastique à Manille, photo © Jacques Exbalin

LVSL : Sur tout le plastique produit, combien deviennent des déchets ? Pourquoi autant et où finissent-ils ?

8 millions de tonnes de plastiques sont déversées chaque année soit 250 kg par seconde !

J. E. : On connait les chiffres depuis l’étude des Universités de Géorgie et de Californie parue dans la revue américaine Science Advances le 19 juillet 2017. Entre 1950 et 2015, 8,3 milliards de tonnes de plastiques ont été produites dans le monde et sur ce total, 6,3 milliards sont devenues des déchets très peu biodégradables. Sur ces 6,3 milliards de tonnes, seulement 9% ont été recyclées (dont seulement 10% plus d’une fois), 12% incinérées et 79% se sont accumulées dans la nature, dans les décharges sur terre et dans les océans, où plus de 8 millions de tonnes de plastiques sont déversées chaque année, soit 250 kg par seconde !

LVSL : Vous évoquez aussi le danger des microparticules de plastique, de quoi s’agit-il exactement ? En quoi sont-elles un danger ?

J. E. : Les microparticules sont des morceaux de moins de 5mm de diamètre. Elles représentent entre 15 et 31% des quelques 8 millions de tonnes déversées chaque année dans les océans. D’où viennent-elles ? Elles proviennent de plusieurs sources : tout d’abord de la fragmentation des macro-déchets de plastique (sacs, bouteilles, emballages divers)  sous l’effet du vent, des vagues, du sable et des UV du soleil, mais aussi du  frottement des pneus sur les routes, du lavage des vêtements synthétiques, des microbilles  ajoutées dans de nombreux cosmétiques, des peintures des navires, des marquages au sol des routes, des rejets industriels lors de la fabrication de plastique et des poussières des villes.

Mer des Caraïbes, photo © Jacques Exbalin

LVSL : Vous dites aussi que seule une petite partie du plastique est recyclée dans notre pays. Pourquoi est-ce si compliqué ? Les industriels nous mentent-ils donc ? Quelles solutions s’offrent à nous pour mieux recycler, sur la voie de l’économie circulaire ?

J. E. : La France est 25e sur 28 pays en Europe pour le recyclage du plastique avec un taux de 22,2% en 2016 en comptant les exportations en Chine. Comme les exportations en Chine sont maintenant interdites, ce taux doit être encore plus faible et de nombreux pays comme les États-Unis ou l’Australie ne savent plus quoi faire de leurs déchets.

La France est 25e sur 28 pays en Europe pour le recyclage du plastique

Les industriels ne veulent plus que les déchets aillent en décharges. Ils encouragent la récupération de tous les plastiques pour développer l’incinération (6 nouveaux incinérateurs en construction) et la production de CSR (combustibles solides de récupération) pour chauffer les cimenteries et les chaufferies industrielles plutôt que pour développer le recyclage. La majorité des plastiques ne se recyclent pas. A part les bouteilles et les flacons, seulement 3% des plastiques sont recyclés. D’une part ce n’est pas rentable pour les industriels, et d’autre part à cause de la multitude de variétés et des mélanges c’est souvent très difficile, voire même impossible, de les recycler.

Est-ce souhaitable ? On peut se poser la question, car les plastiques contrairement au verre, à l’aluminium ou à l’acier ne se recyclent pas à l’infini et le plus souvent une seule fois. Il faut donc surtout éviter de l’employer et utiliser d’autres matériaux recyclables. Car quand votre bouteille en plastique a été transformée en pull, en arrosoir, en différents objets, ces derniers ne seront pas recyclables et termineront dans les décharges, les incinérateurs ou dans la nature. Il faut adopter d’autres initiatives comme la consigne des bouteilles en verre et en plastique comme cela fonctionne en Norvège, et surtout produire de moins en moins de plastiques, que les industriels développent sérieusement l’éco-conception afin que leurs produits soient recyclables et réutilisables, et surtout que les consommateurs utilisent de moins en moins de plastiques dans leur vie quotidienne et les réservent pour des usages indispensables comme dans le domaine médical par exemple.

On peut ne plus utiliser des plastiques à usage unique (pailles, cotons-tiges, touilleurs, vaisselle et couverts, ballons de baudruches, sacs en plastique,..), acheter en vrac dans des sacs en tissu ou en papier et penser aux 1 million d’oiseaux et 100 000 mammifères marins et terrestres tués chaque année par les déchets plastiques avant d’utiliser un objet en plastique.

Wings of the Ocean est un projet de dépollution, de pédagogie et de recherche sur le plastique, à bord du navire le Kraken. Chacun peut joindre cette aventure participative.

LVSL : On évoque beaucoup de solutions techniques pour lutter notamment contre le plastique en mer, comme des filtres ou en encore des installations qui seraient capables de retransformer le plastique en hydrocarbure grâce à des bactéries. Or on découvre que le plastique coule en partie dans les abysses ou se transforme en microparticules qui envahissent la chaîne alimentaire. Que pouvons-nous donc faire, sur le plan technique, pour nettoyer nos océans ?

J. E. : Il sera très difficile de nettoyer les océans pour deux raisons principales. Seulement 1% des déchets flotte, ce qui signifie que l’écrasante partie des déchets se trouvent dans le fond, quelquefois à plusieurs milliers de km de profondeur, ou échoués sur les côtes. Les déchets plastiques se transforment en microparticules de plastique de moins de 5 mm puis en nanoparticules invisibles à l’œil nu.

Les micro et nanoparticules ont envahi toute la planète dans les moindres recoins, des sommets Les plus hauts aux fosses océaniques les plus profondes.

Les micro et nanoparticules ont envahi toute la planète dans les moindres recoins, des sommets les plus hauts aux fosses océaniques les plus profondes. On en mange quotidiennement dans nos aliments, on en boit dans l’eau du robinet ou l’eau en bouteille, il pleut des micro-plastiques et on en rejette dans nos excréments. On ne connait pas exactement les conséquences sur notre santé, mais les études sur différentes espèces animales se révèlent très négatives. Il sera bien sûr impossible de nettoyer les océans, peut-être d’enlever une partie des gros déchets qui flottent. Quant aux bactéries, chenilles, vers , etc. qui décomposent les plastiques, la décomposition est beaucoup trop lente pour attendre un espoir de ce côté-là.

Alors que faire ? Utiliser le moins de plastiques possible, participer à toutes les opérations de nettoyage sur terre et sur mer, adopter une attitude zéro déchet et surtout zéro plastiques, acheter en vrac sans emballage, réutiliser les objets… Ne pas tout attendre des nouvelles technologies souvent décevantes. Le consommateur a les clés de la consommation uniquement. Les plastiques disparaîtront en partie si les consommateurs les utilisent de moins en moins. C’est à nous de changer de façon de vivre, de consommer, de manger, de se déplacer. Certains changements peuvent se faire très rapidement. Nous avons les solutions, il faut les utiliser avant qu’il ne soit vraiment trop tard !

Grèves des services d’urgences : une nouvelle crise du macronisme

©Lionel Allorge

Nous sommes « à un point de rupture jamais atteint », nous dit le syndicat médical majoritaire des services d’urgences, Samu-Urgences de France. C’est pourtant dans l’indifférence du pouvoir qu’un mouvement de grève sans précédent s’étend dans les services d’urgences, partout dans le pays. L’accumulation des témoignages de grévistes dessine un sombre portrait de ce qu’est devenu l’hôpital public : accueil dans l’indignité, qualité des soins en chute libre et, en conséquence, stress et violences subis par les soignants. Un drame silencieux aujourd’hui sorti du huis clos par un personnel médical en asphyxie.


C’est dans le service d’urgences de l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, le 18 mars, que le mouvement a commencé. A cette date, le personnel comptait déjà cinq agressions commises par des patients depuis le début de l’année.

Aujourd’hui, ce sont pas moins de soixante-cinq services qui sont mobilisés, dont vingt-deux parmi les vingt-cinq services de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Le samedi 25 mai, deux cents infirmières et infirmiers, aides-soignants et aides-soignantes se sont rassemblés à Paris, devant la Bourse du travail. Un appel à manifester à l’échelle nationale a été lancé pour le jeudi 06 juin. La mobilisation était principalement symbolique — impossible d’abandonner son poste et d’ignorer les besoins de soin alors que les effectifs sont déjà très restreints. Jusqu’à début juin où, après plusieurs mois de grèves en vain, les urgentistes de l’hôpital de Lariboisière, à Paris, se sont mis en arrêt maladie. Signifiant ainsi l’ampleur inédite de la crise, dénonçant ainsi l’absence de prise de conscience du risque, réel, d’effondrement.

Le personnel soignant à bout de forces

Manque de personnel, manque de lits d’hospitalisation, manque de matériel, manque d’espace dans les locaux ; les mêmes maux, endémiques, sont sur toutes les lèvres : toutes et tous dénoncent l’impossibilité d’accueillir et de soigner de manière décente. Les témoignages, édifiants, parlent d’eux-mêmes : « Certaines soirées, on a cent quarante patients aux urgences, pour quatre médecins, cela me donne le vertige », témoigne Florian Vivrel, médecin aux urgences de Saint-Nazaire, à Mediapart[1].  Aglawen Vega, infirmière aux urgences de l’hôpital Cochin et membre de la CGT, décrit ainsi son quotidien au Figaro : « Quand on arrive le matin à 6 heures 45 pour prendre nos permanences, on devrait théoriquement se retrouver avec un service vide ou quasi vide, mais ce n’est plus le cas. Les patients qui n’ont pas de lit sont alignés dans une salle d’attente improvisée. Il faut accueillir les nouveaux et surveiller les autres. Dans ces conditions, on peut passer à côté d’un patient dont la situation se dégrade, on n’est pas non plus à l’abri d’une erreur d’inattention. Tout ça détruit le moral des équipes et provoque du stress. On ne devrait pas travailler de cette manière »[2]. Les conséquences peuvent être dramatiques, pour les patients comme pour les soignants.

Les premiers sont le plus souvent confrontés, lorsqu’ils arrivent aux services d’urgences, à une attente interminable : quatre, six, dix heures d’attente avant de voir un médecin. A l’hôpital de Lariboisière, le 18 décembre, la situation est arrivée à sa conclusion logique : une femme y était retrouvée décédée sur un brancard, douze heures après son admission aux urgences. « On peut parler d’une chronique d’une mort annoncée », commentait alors le docteur Philippe Prudhomme, médecin urgentiste en Seine-Saint-Denis et délégué CGT[3].

Manque de personnel, manque de lits d’hospitalisation, manque de matériel, manque d’espace dans les locaux… les mêmes maux, endémiques, sont sur toutes les lèvres : toutes et tous dénoncent l’impossibilité d’accueillir et de soigner de manière décente.

Les seconds sont placés dans une situation intenable, obligés de tenir une cadence absurde, soumis à un stress intense, poussés à la faute ou au syndrome l’épuisement professionnel. Plusieurs soignants témoignent par ailleurs d’une perte de sens dans leur métier, de l’impossibilité de prodiguer des soins de qualité ou même de prendre le temps de parler aux patients, de les rassurer. Plus critique encore, ils sont de plus en plus souvent victimes de la violence de patients poussés à bout par les délais et la faible qualité des soins : incivilités, crachats, insultes, attouchements dans le cas des femmes, agressions physiques. « Il y a quatre ans, on dénombrait quinze agressions par jour du personnel infirmier, aujourd’hui c’est le double, soit dix mille huit cent trente-cinq agressions l’année dernière, entraînant plus de deux mille arrêts de travail », selon Thierry Amouroux, porte-parole du syndicat national des professionnels infirmiers (CFE-CGC)[4]. Lorsque l’on ajoute le manque de moyens humains et matériels à la misère sociale inhérente aux services d’urgence (personnes à la rue, femmes battues, migrants sans repères…), le cocktail peut rapidement devenir explosif.

Mediapart publiait, le 2 juin, un récit[5] empreint d’un caractère particulièrement surréaliste, sinon délirant, qu’il ne peut inspirer que consternation et effroi, plus encore que les autres. Aux urgences de Lons-le-Saunier, pas moins de 70% des personnels paramédicaux, pas moins de huit médecins sur quinze sont en arrêt maladie. Les services d’urgences et de réanimation ne peuvent opérer tous les jours, avec toutes les potentielles conséquences que l’on imagine aisément. L’agence régionale de santé, constatant « l’existence d’un risque grave pour la santé publique » et avec la direction de l’hôpital et la préfecture, mettent donc en place « la réquisition d’un nombre suffisant de personnels ». Concrètement ? Des gendarmes ou policiers se rendent aux domiciles de soignants ayant déclaré leur arrêt maladie pour leur signifier, avis de réquisition à l’appui, qu’ils iront tout de même travailler le lendemain. Parfois en pleine nuit, pour le matin.

Un objectif : sortir les hôpitaux de l’étau de l’austérité

Cette descente aux enfers des services d’urgences français est directement, mécaniquement imputable aux politiques d’austérité subies par l’hôpital public depuis de longues années. Une rapide observation de l’évolution de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) en dit long : d’un taux de croissance de 5% en 2004, il est à 2.5% en 2019[6], et est même tombé en-dessous de la barre des 2% en 2016 (voir graphique ci-dessous). Et ce, alors que le taux de croissance naturel des dépenses de santé est d’environ 4%[7] chaque année, notamment par l’effet du vieillissement de la population. Le taux d’augmentation de dépenses actuellement demandé aux hôpitaux correspond donc en réalité à des économies drastiques, dont les conséquences sont très tangibles. L’AP-HP en est l’exemple le plus visible : plusieurs centaines de suppressions de postes rien qu’en 2018, plus encore prévues pour 2019[8].

https://www.fipeco.fr/fiche.php?url=L%E2%80%99objectif-national-de-d%C3%A9penses-d%E2%80%99assurance-maladie-(ONDAM)
Evolution de l’ONDAM de 1997 à 2017 © FIPECO

Quelles revendications des grévistes, pour sortir de cette impasse ? La première est de désengorger les urgences par la réouverture de lits d’hôpitaux, dont la baisse est l’une des causes de l’augmentation des flux dans les services d’urgence. Selon l’OCDE, dans une étude réalisée avec la Commission européenne et publiée en novembre 2017, on observe entre 2000 et 2015 une baisse de 15% du nombre de lits d’hospitalisation et, sur la même période, une augmentation de 10% de la population française[9]. Les patients se trouvant dans l’impossibilité de trouver des lits d’hôpitaux pour les accueillir sont contraints de stagner dans les services d’urgences.

La deuxième revendication est d’augmenter les salaires, à hauteur de trois cents euros supplémentaires par mois. En reconnaissance du service accompli et de la difficulté toujours croissante de la mission des soignants, mais aussi pour revaloriser l’attractivité du métier, qui peine à recruter et où le turn-over est très important.

Enfin, l’augmentation des effectifs. Le chiffrage de ce manque est stupéfiant : si, comme le collectif inter-urgences, l’on se réfère aux estimations du syndicat Samu-Urgences de France, il manque pas moins de sept cents postes rien que dans les vingt-cinq services d’urgences de Paris pour permettre un service à la hauteur[10].

L’indifférence du pouvoir

Comme réponse à ces suppliques et cris d’alarme, le pouvoir a, manifestement, fait le choix du silence et du mépris. Le 19 avril, plus d’un mois après le début de la mobilisation, la ministre de la Santé Agnès Buzyn que l’on a connue plus prompte à s’indigner d’incidents dans des hôpitaux lorsqu’ils étaient fictifs — déclarait au sujet de celle-ci : « Cela fait suite à des problèmes d’agressions et ce n’est pas lié aux conditions de travail, même si à l’APHP les négociations sont en cours avec le directeur pour améliorer les conditions de travail, notamment de sécurité ». En tentant maladroitement, comme souvent lorsque l’on nie une évidence — de séparer la conséquence (« problèmes d’agressions ») de la cause (« conditions de travail »), Buzyn s’inscrit pleinement dans la stratégie macronienne de fuite en avant et de déni de la réalité.

Plus tard, le 27 mai, elle affirmait « entendre la fatigue et l’agacement » des urgentistes, et disait savoir que « les urgences sont en tension dans notre pays » puis ajoutait immédiatement : « Il n’y a pas de solution miracle tant que nous n’avons pas plus d’urgentistes formés dans notre pays, c’est une problématique qui est aujourd’hui internationale ». Faisant écho au « Je n’ai pas d’argent magique » d’Emmanuel Macron, Agnès Buzyn fait donc mine d’ignorer que la crise actuelle est causée par les choix budgétaires des gouvernements successifs, le sien compris, et fait passer une absence de volonté politique pour une incapacité de l’État.

En tentant de séparer la conséquence (« problèmes d’agressions ») de la cause (« conditions de travail »), Buzyn s’inscrit pleinement dans la stratégie macronienne de fuite en avant et de déni de la réalité.

Enfin, le 04 juin, Mme Buzyn fit part de son mécontentement. « Ça n’est pas bien », dit-elle, pour condamner… les grévistes de l’hôpital de Lariboisière, qui se sont mis en arrêt maladie. « Ça accroît, ça entraîne une surcharge de travail pour les autres, pour les pompiers […] La règle dans le monde médical, c’est que quand on fait grève, on met un brassard mais on vient travailler, pour ne pas mettre en danger la vie d’autrui »a-t-elle ajouté. Oubliant manifestement que c’est précisément ce qui a été fait depuis le début de la mobilisation, et faisant soudainement preuve de la considération pour patients et soignants que ces derniers ont attendue en vain des mois durant, jusqu’à pousser certain d’entre eux dans de telles extrémités. 

Si le fameux « plan santé 2022 » professe des intentions louables, dans le sens d’un désengorgement des hôpitaux et des services d’urgence par une restructuration de la médecine de ville et des soins de proximité, il ne suffit pas à répondre aux enjeux actuels des soignants. La crise est telle qu’elle nécessite des mesures d’urgence, à effet immédiat, et donc de mettre des sommes conséquentes sur la table. Mais la logique budgétaire du gouvernement reste inflexible. « Notre système de santé ne souffre pas d’abord d’un problème de sous-financement, il pêche par un vrai handicap d’organisation », déclarait Emmanuel Macron le 18 septembre 2018. Le cap sera maintenu, pour reprendre l’expression désormais consacrée. Le temps nous dira si le renforcement de la médecine de ville et le maillage de soins de proximité qui seront progressivement mis en place parviendront, à moyen terme, à alléger la pression sur l’hôpital public. Rien n’est moins sûr, tant les fermetures de services sur les territoires, tendance que le gouvernement ne semble pas souhaiter enrayer, risquent de faire de ces centres de proximité des coquilles vides[11].

Reste que les urgences, par définition, ne sont pas à moyen terme.


[1] Caroline Coq-Chodorge, « Aux urgences, la grève s’étend «pour la décence et la dignité» », Mediapart, 26 mai 2019

[2] William Plummer, « Grève dans les hôpitaux parisiens: «On ne devrait pas travailler de cette manière» », Le Figaro, 18 avril 2019

[3] Edouard de Mareschal, « Paris : une femme retrouvée morte 12 heures après son admission aux urgences », Le Figaro, 19 décembre 2018

[4] Mireille Weinberg, « L’été s’annonce explosif aux urgences des hôpitaux », L’Opinion, 26 mai 2019

[5] Caroline Coq-Chodorge, « Aux urgences de Lons-le-Saunier, «l’équipe est anéantie» », Mediapart, 2 juin 2019

[6] Loi de financement de la sécurité sociale pour 2019

[7] Solveig Godeluck, « Assurance-maladie : 4,2 milliards d’économies en 2018 », Les Echos, 25 septembre 2017

[8] « L’AP-HP, « en situation financière dégradée », va supprimer près de 800 postes non médicaux », Le Monde, 23 novembre 2018

[9] « State of Health in the EU, France, Profils de santé par pays 2017 », Commission européenne, Observatoire européen des systèmes et des politiques de santé, OCDE

[10] Olivier Monod, « Combien y a-t-il de services d’urgence actuellement en grève en France ? », Libération, 21 mai 2019

[11] Sylvie Ducatteau, « Maternités : Agnès Buzyn met les sages-femmes en première ligne », L’Humanité, 22 mars 2019

« Le capitalisme médical a intérêt à ce que les médecins aient peur » – Entretien avec Martin Winckler

Martin Winckler © Killian Martinetti

Médecin militant féministe, Martin Winckler est également romancier et essayiste. Installé au Canada depuis 2008, où il a été chercheur invité au Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal jusqu’en 2011, il est de passage en France à l’occasion de la sortie de son nouveau roman, L’Ecole des soignantes, paru aux éditions P.O.L en mars 2019. LVSL l’a interrogé sur les rapports entre médecins et patients, les conflits d’intérêts avec les laboratoires pharmaceutiques et l’aliénation qui résulte de ces rapports de force.


LVSL – Dans votre dernier roman, L’Ecole des soignantes, vous décrivez l’hôpital de Tourmens, qui est un modèle sur bien des aspects : il y a une relation de collaboration entre les médecins et les patients, peu de médicaments sont utilisés, le pôle psychiatrique est entièrement ouvert… Quelles ont été vos sources d’inspiration ?

Martin Winckler – J’ai construit Tourmens à partir d’expérience faites dans plusieurs endroits. Par exemple, il y a un programme patient-partenaire à l’université de Montréal : les patients sont des mentors pour tous les étudiants en sciences de la santé, pas seulement les étudiants en médecine. Ils servent de mentor, d’enseignant parce qu’ils ont un savoir sur la relation de soin, sur leur maladie en particulier, ou encore sur le fonctionnement du système de santé. De même, les hôpitaux psychiatriques où on n’attache pas les gens, ça existe, même si ça nécessite beaucoup de personnel pour prendre en charge les gens sans les bourrer de médicaments. C’est le cas de La Borde, une clinique psychiatrique dans le Loir-et-Cher qui existe depuis les années 1970. C’est un centre d’accueil des personnes ayant des troubles psychiatriques, dans lesquelles elles sont libres, les portes sont ouvertes.

LVSL – Vous consacrez justement une grande partie du roman aux maladies mentales, à la folie…

MW – Aux souffrances psycho-cognitives ! La folie c’est un qualificatif, alors que si vous dites souffrances psycho-cognitives vous décrivez seulement, vous ne qualifiez pas. C’est pour ça que j’ai cherché un terme, qui est un peu lourd, mais qui décrit mieux que le mot folie. Quand on dit de quelqu’un qu’il est fou, on le met tout de suite à l’écart.

LVSL – Vous expliquez que ces souffrances psycho-cognitives sont liées aux souffrances du corps. Vous parlez même d’aliénation, dans le rapport de force entre médecins et patients. Que voulez-vous dire ?

MW – L’aliénation recouvre toute oppression, toute mise à part, tout rapport de force. Il y a une aliénation imposée par les médecins. En médecine, souvent et assez paradoxalement, on vous fait peur, pour vous vendre quelque chose, ou pour se rassurer. Sur la contraception par exemple, quand je travaillais au centre de planification familiale, il y avait des médecins qui refusaient de parler du stérilet car ils avaient peur de créer une catastrophe. Ils refusaient aux femmes une liberté pour se rassurer eux, alors que si on lui donne les explications et les méthodes de façon loyale, une jeune femme qui est assez grande pour décider d’avoir des relations sexuelles est assez grande pour choisir sa méthode de contraception toute seule ! C’est un refus qui n’était pas motivé par une raison médicale, mais par la peur. C’est très paternaliste, et c’est cette attitude des médecins qui aliène.

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LVSL – Vous évoquez également la question du lobbying des laboratoires pharmaceutiques auprès des hôpitaux, et les situations de conflits d’intérêt dans lesquels se retrouvent les médecins. C’est quelque chose que vous aviez déjà dénoncé dans des romans précédents. Comment les choses évoluent-elles ?

MW – La conscience du public a bougé. Celle des médecins, beaucoup moins. Il y a encore des médecins qui prétendent qu’on peut travailler avec un laboratoire pharmaceutique sans conflit d’intérêt. Non, on ne peut pas ! C’est comme dire, je peux être dentiste et avoir une confiserie, il y a un conflit d’intérêt majeur.

LVSL – Plus précisément, quelle est la situation en France ? Les médecins se trouvent-ils régulièrement en situation de conflit d’intérêt ?

MW – Je pense, plus largement, que le fait d’être médecin, en France en particulier, représente en soi un conflit d’intérêt. La fonction intègre l’idée qu’on doit servir tout le monde de la même manière. Mais le code de déontologie nous dit qu’on doit respecter la confraternité, donc qu’on doit certains égards à nos confrères. Par conséquent, ou bien on essaie de concilier les deux, de soigner les gens sans jamais dire de mal de nos confrères, ou bien on est objectivement du côté de nos confrères, c’est-à-dire que quand quelqu’un nous dit « un de vos confrères m’a maltraité », on l’engueule et on défend notre confrère. Ou bien, on prend la défense du patient systématiquement. Personnellement, je n’ai jamais eu de conflit d’intérêt, parce que je crois toujours ce que les gens me disent, et que je prends toujours leur défense. Toujours. Je peux me tromper, mais je me trompe avec eux, pas contre eux. La loyauté envers les pairs, c’est très important, mais elle ne peut pas annuler, ou remplacer, ou abolir, les méfaits qui sont commis par les pairs.

LVSL – La loyauté est très importante dans le corps médical. Pensez-vous que ce soit cette loyauté qui fait que les choses évoluent doucement dans le milieu de la médecine ?

MW – Oui. C’est aussi lié au recrutement et au sentiment d’appartenance. Vous êtes recruté dans un groupe social favorisé : si vous venez d’un groupe social favorisé, vous ne voulez pas déchoir, vous voulez rester dans ce groupe. Si vous venez d’un groupe modeste, vous voulez rester dans ce groupe, parce que vous êtes dans une meilleure situation que dans votre groupe d’origine. D’un point de vue de statut, vous êtes en conflit d’intérêt, parce que votre statut est supérieur à celui des patients. Est-ce que vous allez sacrifier votre statut pour le bien des patients ? C’est pour ça, par exemple, que je pense que les médecins généralistes devraient être salariés, comme en Angleterre.

LVSL – Que préconisez-vous concernant le paiement des médecins ? Est-ce qu’ils devraient tous être salariés ?

MW – Les médecins devraient être payés à l’heure, et non pas à l’acte, parce que le paiement à l’acte favorise la surprescription. Un gynécologue de ville, par exemple, est porté de façon insensible à faire de plus en plus de gestes puisque chaque geste est côté et facturé. Mais ça veut dire qu’ils ne sont pas faits pour le bien des patients. C’est un conflit d’intérêt majeur qui est inhérent même au fait que les médecins soient payés à l’acte. Je trouve qu’il y a quelque chose de moralement crapuleux dans le fait que, plus vous êtes spécialisés, plus vous voyez de patients, plus vous gagnez d’argent. Vous construisez votre statut et votre richesse sur la souffrance des autres. C’est inadmissible.

LVSL – Est-ce que c’est un sujet qui est discuté, politiquement, ou du côté des médecins ?

MW – Je réfléchis à ce sujet depuis 25 ans, mais il n’est jamais abordé. C’est très compliqué, parce que beaucoup de médecins sont payés à l’acte mais ne sont pas bien payés et sont surchargés de boulot. On a aliéné des médecins, qui voient d’un très mauvais œil de changer de système, parce qu’on les a tellement pressurés qu’ils ne sont pas sûrs de s’en tirer si on changeait de système. Et donc ils s’accrochent à leurs chaînes, parce qu’ils n’ont que ça. Il y a une situation comme ça de maltraitance/dépendance, qui est épouvantable, mais de laquelle il est très difficile de sortir.

LVSL – Ce n’est donc pas un problème qui vient des médecins, individuellement ou en tant que groupe, mais un problème plus systémique ?

MW – Exactement, c’est ce qui conduit à la maltraitance dont je parle. Cette maltraitance n’est pas volontaire, elle est induite par le système. On fait passer un discours aux médecins, en leur disant, par exemple, qu’il faut absolument examiner les seins des femmes et leur faire un examen gynécologique une fois par an, toute leur vie, pour éviter les cancers. Mais s’il n’y a pas de réflexion là-dessus, qu’on ne se dit pas qu’il n’y a pas de raison d’examiner les seins des femmes parce qu’on ne détecte pas de cancer chez les femmes de 25 ans, mais qu’au contraire on culpabilise les médecins dans l’idée que les femmes vont mourir s’ils ne les examinent pas, ils deviennent maltraitants parce qu’ils ont peur. Il y a quelque chose de systémique, les gens ne sont pas maltraitants parce qu’ils sont malveillants !

LVSL – D’où viennent les responsabilités, dans ce cas ? Est-ce qu’elles viennent de la formation des médecins, de la structure des hôpitaux, d’ailleurs ?

MW – C’est une responsabilité qui vient des pouvoirs publics, des facs de médecine, oui. Objectivement, le capitalisme médical a intérêt à ce que les médecins aient peur, parce que plus ils ont peur, plus ils prescrivent, et plus ça rapporte d’argent. Les hôpitaux et les facs de médecine sont complètement infiltrés par l’industrie, c’est très compliqué de changer les choses. En Angleterre ou aux États-Unis, ce sont les étudiants qui ont dit « nous ne voulons plus de visiteurs médicaux dans l’enceinte de l’hôpital, on ne veut pas les croiser, on ne veut pas de stylo, pas de bouquins avec leur logo dessus ». En France, on n’en est pas là.

Que contient l’inquiétant rapport Cap 22 ?

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« Ça coûte un pognon de dingue » aurait pu être le sous-titre du rapport Cap 22 sorti dans une indifférence quasi générale à l’heure où l’affaire Benalla focalise l’attention des Français, des journalistes et des organisations politiques. Pourtant, ce rapport, saturé par la terminologie managériale, s’inscrit dans une logique néolibérale et correspond à une véritable feuille de route pour le reste du quinquennat.


C’est le syndicat Solidaires-Finances publiques qui a publié le rapport du Comité action publique 2022 le vendredi 20 juillet. Fort de ses 152 pages, le document longtemps maintenu secret a pour sous-titre « service public, se réinventer pour mieux servir ». Il contient 22 mesures qui ont pour objectif de permettre de réaliser d’ici à l’année 2022 une trentaine de milliards d’euros d’économies. Ce rapport avait été commandé par le premier ministre à l’automne dernier, avait déjà été retoqué, car jugé trop timoré par le gouvernement.

Des réformes dans la lignée du New Public Management

Ces réformes préconisées de l’action publique répondent à une logique néolibérale et s’inscrivent dans projet « cohérent » afin de « restreindre le périmètre de l’action étatique » comme l’explique François Denord. La culture gestionnaire prime sur les réformes nationales en trouvant pour fondement et justification les présupposés bien connus de la rentabilité et de l’efficacité.

Les acteurs, qu’il s’agisse des fonctionnaires ou des usagers, sont mobilisés en tant qu’entrepreneurs : il s’agit de donner davantage de “liberté” aux directeurs d’écoles, de donner aux chômeurs des chèques en vue de leur réinsertion et de leur formation. Dans la dynamique du New Public Management, paradigme d’action publique mis en pratique par Reagan et Thatcher, les problèmes de moyens deviennent des problèmes d’organisation. La focale est ainsi déplacée et permet de faire abstraction des finalités antérieures des institutions pour s’en remettre à des objectifs quantifiés.

Si ce rapport n’engage pas le gouvernement, ses préconisations se situent dans la lignée du programme du président lorsqu’il était candidat. Il s’était notamment engagé à supprimer 120 000 postes de fonctionnaires et à économiser 15 milliards d’euros sur le fonctionnement de l’Assurance Maladie. Ce rapport brise également certains tabous, comme la question des frais d’inscription à l’Université.

Le comité présidé entre autres par Frédéric Mion, directeur de Sciences Po Paris, comptait en son sein des macronistes de la première heure comme Jean Pisani-Ferry, Laurent Bigorne ou Philippe Aghion, parmi la quarantaine de membres, qu’ils soient économistes, élus ou issus des services public et privé. Selon eux, la dépense publique n’est plus soutenable et l’objectif à atteindre est celui de la moyenne européenne, soit 47,1% du PIB alors que la France est aujourd’hui à 56,9%. L’Allemagne est d’ailleurs mentionnée en exemple, ses dépenses s’élevant à 43,9% du PIB.

“À la terminologie managériale s’ajoutent des formules vides de sens.”

Dès l’introduction, les rédacteurs évoquent des « verrous qui freinent la transformation publique ». Dans le rapport, les agents publics deviennent « managers ». « Nous encourageons un modèle dans lequel l’innovation, la prise de risque seront valorisés, encouragés, soutenus » écrivent-ils quelques lignes plus bas. À cette vision du monde s’ajoute une volonté de personnaliser et d’adapter les services en développant particulièrement ceux qui constituent des « investissements sur l’avenir ».

Ces talents seront gratifiés en connaissant une valorisation financière et en étant promus en interne. Les « fonctionnaires » ou « agents » sont ainsi totalement évacués pour laisser place à une nouvelle terminologie qui valorise les acteurs, les initiatives et parviendrait à en faire oublier les statuts et cadres existants.

Tant sur la forme que sur le fond, ce rapport correspond à la mise en application du New Public Management qui existe déjà dans les pays anglo-saxons ou dans certains pays européens comme la Suède depuis les années 1990. À la terminologie managériale s’ajoutent des formules vides de sens comme l’« activation des forces vives présentes sur le territoire » quand il s’agit de l’École. Le leitmotiv est le suivant : faire mieux en dépensant moins.

Tour d’horizon des propositions

Il suggère des réformes dans le domaine des fonctionnaires, de la santé, des prestations sociales, de la justice, de l’éducation, des transports, de la fiscalité, du logement ou encore de l’emploi et ce, en vue de « bâtir un nouveau contrat social ». La transformation passe par une évaluation régulière des services afin de vérifier leur « efficacité » comme l’explique la proposition 20.

Une grande partie des économies à effectuer pèse sur les fonctionnaires. Il s’agit notamment de passer d’un « pilotage des effectifs à un pilotage par masse salariale », en d’autres termes d’annualiser les services des agents. Pour en arriver à ce résultat, il faut remettre en question les règles de l’avancement.

“À terme, plus de flexibilité pour ce nouveau corps et une mise sous pression des professeurs recrutés par la voie classique.”

Il est préconisé « d’assouplir le statut pour offrir la possibilité d’évolutions différenciées, notamment des rémunérations » et « d’élargir le recours au contrat de droit privé comme voie « normale » d’accès à certaines fonctions du service public ».

Pour ce qui est de l’École, le rapport a pour objectifs de « réduire les inégalités » et de « placer la France dans les 10 meilleurs systèmes éducatifs mondiaux ». Il est en fait surtout question des enseignants plus que de l’enseignement à proprement parler. Là encore ressurgit la logique managériale du rapport. Les établissements seront évalués afin d’être responsabilisés et les chefs d’établissement auront davantage de “liberté” afin de constituer leur équipe pédagogique.

Un nouveau corps d’enseignants recrutés « sur la base du volontariat » est envisagé. Si leur rémunération sera plus élevée, ce corps pourra « se substituer progressivement à celui de professeur certifié ». À terme, plus de flexibilité pour ce nouveau corps et une mise sous pression des professeurs recrutés par la voie classique. Là encore, le numérique occupe une grande place puisqu’il « constitue une solution temporaire pour assurer des formations de remplacement en cas d’absence d’un enseignant ».

Pour ce qui est de l’enseignement supérieur, on retrouve la même logique d’évaluation. Augmenter l’autonomie des universités est également suggéré. Cela passe par l’augmentation des « ressources propres » : « davantage recourir aux financements européens » par le biais d’appels à projets, le « transfert du patrimoine immobilier de l’État vers les universités ». Le troisième point est évoqué de manière prudente mais figure dans les préconisations : « lancer une réflexion sur les autres ressources propres susceptibles d’être utilisées, y compris les droits d’inscription à l’université ».

La responsabilisation des individus se fait également ressentir avec la question du chômage. La 10ème proposition s’intitule « mettre le demandeur d’emploi en capacité de construire sa recherche d’emploi ».

“Une telle mesure fait penser à ce qui se pratique déjà aux États-Unis, où la première question posée aux patients n’est plus “De quoi souffrez-vous ?” mais “Avez-vous votre carte bancaire ?””

Pour la santé, les problèmes mis en avant sont notamment ceux des « délais d’attente », de « l’engorgement des urgences des hôpitaux », le « renoncement aux soins » et « l’épuisement des professionnels ». Ces éléments sont régulièrement pointés du doigt par ceux qui conçoivent les politiques publiques : la durée moyenne de séjour est ainsi un indicateur mondial promu par l’OCDE pour évaluer la performance des systèmes de santé publique.

Concernant les hôpitaux, Nicolas Belorgey montre dans L’hôpital sous pression, enquête sur le « nouveau management public » que le postulat du défaut d’organisation des hôpitaux permet de détourner le regard des ressources qui existent. En ce sens, le rapport Cap 22 part du principe que l’on peut obtenir de meilleurs résultats sans donner davantage de moyens et qu’au contraire des économies sont possibles. Il postule que bien soigner en allant plus vite n’est pas contradictoire, en témoigne le développement suggéré du recours à la médecine ambulatoire.

Les soins des médecins ou infirmiers qui ne seraient pas « inscrits dans un système de coordination entre les acteurs » ne seraient plus remboursés. Le paiement à l’entrée de l’hôpital pour améliorer le recouvrement est également préconisé afin de « simplifier la vie de l’usager ». Une telle mesure fait penser à ce qui se pratique déjà aux États-Unis, où la première question posée aux patients n’est plus “De quoi souffrez-vous ?” mais “Avez-vous votre carte bancaire ?”

Le développement de la télémédecine pour les citoyens vivant dans des déserts médicaux est proposé. À cela s’ajoute un recours accru à la médecine ambulatoire. Au total, les réformes dans le domaine de la santé permettront 55 milliards d’euros d’économies. Les minima sociaux seraient quant à eux regroupés en une « allocation sociale unique ». Les allocations familiales seraient enfin distribuées « sous condition de ressources ».

La justice sera rendue « plus efficace » avec l’instauration d’un « arrêt domiciliaire » comme peine autonome, au lieu de la détention provisoire. L’objectif est là encore de gagner en efficacité en partant du principe qu’il y a une « inadéquation » entre les moyens déployés et les attentes des usagers. Les outils numériques sont un premier moyen de rendre la justice plus efficace. Pour ce qui est de la détention, l’enjeu est de lutter contre la surpopulation carcérale.

“Faire payer directement l’usage de certains services publics deviendrait de plus en plus fréquent.”

Comme « la construction de nouveaux établissements pénitentiaires demande des délais et des budgets importants », des moyens alternatifs sont envisagés, comme le développement du port du bracelet électronique. En effet, une journée de détention coûte 100 € contre 10 € pour le bracelet. Encore une fois, si la sortie du tout carcéral est une solution régulièrement avancée par des spécialistes, pour des questions de réinsertion notamment, le rapport n’évoque même pas ces enjeux, se cantonnant à une volonté de gagner en efficacité et à économiser.

Le quatrième volet du document s’intitule « éviter les dépenses publiques inutiles ». Cela passe notamment par le renoncement de l’État aux compétences décentralisées. Un nombre important de compétences seront transférées aux intercommunalités et aux régions. L’École constituait le dernier bastion de l’action publique locale et de proximité. Elle serait désormais du ressort des intercommunalités. Il s’agit là de territorialiser l’action publique en donnant une large place aux initiatives et au travail par réseau.

Faire payer directement l’usage de certains services publics deviendrait de plus en plus fréquent. Un péage urbain est proposé dans les métropoles et sera modulé en fonction du niveau de pollution de la voiture.

Rien de nouveau sous le soleil européen

Le rapport oscille entre lieux communs et vieilles propositions déjà portées par Les Républicains notamment. Le pays européen qui est allé le plus loin dans cette dynamique de gestion managériale est la Suède. Il est par exemple passé d’un système étatique centralisé à une décentralisation totale pour faire du personnel éducatif des employés communaux.

“Les réformes que laissent présager ce rapport, si elles ne sont pas nouvelles, sont encouragées par un contexte plus large soutenu par le président.”

À cela s’ajoute la liberté totale des directeurs d’établissements. Cependant, le pays est aujourd’hui à la traîne dans les évaluations PISA et l’OCDE pointe du doigt la faiblesse du niveau des élèves. En effet, avec la destruction du statut des enseignants, le pays doit faire face à une crise de recrutement de grande ampleur ce qui le contraint à se tourner vers des personnels moins qualifiés comme l’a montré le rapport Improving Schools in Sweden : an OECD Perspective. Ce rapport suggérait notamment un retour vers le national pour mettre en place une stratégie d’amélioration du système scolaire, allant totalement à l’encontre des réformes mises en place depuis les années 1990.

C’est aujourd’hui dans cette direction que s’oriente pourtant la France, plusieurs années après des pays qui ont fait les frais de ces réformes. Cette doxa managériale façonne très largement les orientations et traités communautaires. Ainsi, l’Union européenne induit de telles réformes du fait des valeurs et normes qu’elle véhicule et des contraintes qu’elle est en mesure d’imposer. Les réformes que laissent présager ce rapport, si elles ne sont pas nouvelles, sont encouragées par un contexte plus large soutenu par le président. Les classements comme ceux de l’OCDE ou les études d’Eurostat constituent tant un objectif qu’un prétexte pour le gouvernement. Les transferts de pouvoir que suggèrent ce rapport sont ainsi cohérents avec un projet plus large, dont l’inefficacité et les effets pervers ont déjà été prouvés.

 

Crédits photo : ©Maureen

R.I.P. – L’écologie, grand perdant du débat d’entre-deux-tours

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Le grand débat d’entre deux tours aura au moins eu le mérite de clarifier les choses pour les écolos qui pensaient trouver en la personne d’Emmanuel Macron une bouée de sauvetage, un kit de survie minimal face aux crises environnementales et face à la pseudo-écologie rétrograde du Front National. Pas un mot, pas une proposition, pas un geste pour les électeurs de Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon ; un seul mot d’ordre, tacitement accepté par les deux protagonistes : l’écologie, ça commence à bien faire.

Certes, on ne peut pas parler de tout en deux heures et demie; mais ce n’est pas un prétexte pour ne parler de rien la plupart de temps, et que Le Pen ait voulu en découdre bien salement n’empêchait pas son technocrate d’adversaire d’essayer de parler un peu du fond, plutôt que de se faire courtoisement piétiner. Certes, bien d’autres thèmes essentiels (culture, enseignement supérieur et recherche, défense, logement…) sont purement et simplement passés à la trappe. Mais était-ce si difficile d’essayer d’en placer une sur la transition énergétique, le nucléaire, les pesticides, le modèle alimentaire, la bio, les filières courtes ? Macron, faisant preuve d’un rare sens du ridicule, ne pouvait s’empêcher de qualifier chaque sujet de “priorité”. L’écologie n’en est visiblement pas une.

Il a longuement été question de l’Europe. De transposition de normes, d’Europe “qui protège”. Contre des migrants, des terroristes, ça on avait compris. Et contre le glyphosate ? Contre les perturbateurs endocriniens, dont un éditorialiste avait dénoncé, quelques jours avant le premier tour, le fait qu’ils avaient “perturbé” le débat électoral (mais quel humour !) ? Et de cette Europe qui empêche les États de contraindre les géants de l’agroalimentaire à adopter l’étiquetage nutritionnel, dont l’une des vertus serait de mettre au pilori les seigneurs de l’huile de palme ? De cette Europe qui fait obstacle à toute forme de protectionnisme écologique ? De cette Europe-là, bien sûr, il n’a pas été question.

Un point de détail de la vie des Français, comme dirait l’autre (agirpourlenvironnement.org)

Il a été question d’emploi. Le Grand Marcheur, d’ordinaire si prompt à nous régaler de promesses d’emploi liés au numérique, s’est abstenu d’évoquer les emplois liés à la transition énergétique, à la rénovation thermique des logements (il est vrai que les “passoires énergétiques” sont rarement habitées par des banquiers d’affaires…), au développement de l’agro-écologie, de la permaculture, des recycleries. Pas un mot non plus sur les récentes crises agricoles : il va donc falloir s’attendre à des mesures-sparadraps d’urgence, pour accompagner la fuite en avant d’un modèle productiviste, aux ravages économiques, sociaux et environnementaux sans nombre.

Il a bien sûr été question de migrations. Mais pas des migrations climatiques, alors qu’elles concernent 250 millions d’hommes, de femmes et d’enfants d’ici 2050 (selon l’ONU), et déjà plus de 83 millions entre 2011 et 2014. Des “déplacés” qui n’ont pas encore de statut unifié au niveau du droit international. À croire que le changement d’échelle est tellement important qu’il en devient aveuglant.

Bilan des migrations climatiques en 2012 (d’après le rapport “Global Estimates 2012”, de l’International Displacement Monitoring Centre et du Norwegian Refugee Council)

Il a été question d’école, de savoirs fondamentaux, de lecture et d’écriture, mais pas du rôle clé qu’elle peut jouer dans la prévention et la sensibilisation au gaspillage, à l’éco-responsabilité en matière d’alimentation, de manière à la fois ludique et exigeante. Il a été question de santé : pas des milliers de victimes des particules fines, mais plutôt de montures de lunettes (sujet, il est vrai, autrement plus important !). Il a été question d’espérance de vie : pas de l’espérance de vie en bonne santé, qui baisse depuis deux ans, notamment en raison de l’explosion des maladies chroniques, de la hausse des cancers infantiles, fortement corrélés à des facteurs environnementaux. Il a été question d’atlantisme. Pas des négociations avec Trump à propos du massacre environnemental délirant dont il est l’auteur cynique, des mesures à prendre pour l’empêcher de traîner dans la boue, avec sa glorieuse “nouvelle révolution énergétique”, les engagements (même superficiels) pris au moment de la COP21, en matière de réduction des émissions de GES, de protection des espaces marins, compte-tenu de l’effet que peuvent avoir sur les pays émergents des mesures courageuses prises par les acteurs historiques du dérèglement climatique.

Sale temps pour les écologistes, donc. Alors même que le dernier scénario néga-Watt, ou le rapport “Pour une agriculture innovante à impacts positifs” de Fermes d’avenir confirment l’urgence et la crédibilité d’une vraie transition, pas d’un bricolage en carton-pâte. Le message est clair : la start-up Macron et la PME Le Pen n’ont pas, dans leur feuille de route, de stratégie à l’échelle de la civilisation humaine. D’autres devront assumer cette tâche.