Covid à Metropolis : la crise sanitaire au prisme de la science-fiction

Politiques et épidémiologistes sont légion dans l’espace médiatique. Et si les artistes, Freder Fredersen, Vador ou encore Arcadia Darell, s’invitaient aux débats ? Champ littéraire et filmique souvent prompt à inventer des futurs cauchemardesques, la science-fiction est aussi considérée par opposition à un certain académisme comme un sous-genre bien peu sérieux. Mais en tant qu’émanation des paradigmes sociaux, politiques et culturels de son époque, elle offre une profondeur critique souvent insoupçonnée qui a fini par susciter l’intérêt des sciences sociales et d’une poignée de chercheurs – en littérature et en géographie notamment – qui ont entrepris de la prendre comme objet d’étude original et novateur. Tandis que la crise sanitaire qui dure depuis plus d’un an suscite de nombreux enjeux et d’inépuisables réflexions plus ou moins fines sur nos modes de vie et de gouvernance, les œuvres de science-fiction et les travaux de ce champ de recherche naissant mais ambitieux semblent fort à propos pour penser selon de nouvelles perspectives ce qui nous arrive.

Peurs sur la ville et crise sanitaire

Méta-commentaires sur les villes d’hier et d’aujourd’hui, les œuvres de science-fiction sont une ressource précieuse pour les sciences sociales quand elles n’anticipent pas les théories académiques elles-mêmes. Depuis un siècle et la Metropolis de Fritz Lang (1927), la ville est le terrain de jeu privilégié de la science-fiction qui en fait généralement le théâtre d’une expansion urbaine toujours plus grande et toujours plus dévastatrice. Comme le démontrent certains géographes pionniers en termes de géo-fiction1, la ville du futur semble vouée à être cette « monstruopole » uniforme, surpeuplée et surtout gouvernée d’une main de fer.

Coruscant, capitale galactique de l’univers © Star Wars évoque très clairement les théories de Constantinos Doxiadis 

À l’instar de la vile et dépravée Babylone des textes bibliques, la ville du futur incarne paradoxalement un progrès humain à son apogée capable en même temps de donner naissance aux plus grandes monstruosités. Du côté des sciences sociales, les théories et concepts foisonnent et s’entrecroisent avec les œuvres de science-fiction qui leur répondent voire anticipent leurs conclusions. Ainsi trouve-t-on des pendants science-fictifs nombreux à la global city théorisée par Saskia Sassen ou à l’œcuménopole (ou ville-planète) de Constantinos Doxiadis. En bref, de plus en plus de villes sont marquées par une concentration des pouvoirs décisionnels (politiques, économiques etc.) qui pourraient à terme s’accompagner d’une expansion urbaine paroxystique2. Coruscant, œcuménopole et capitale galactique de l’univers créé par George Lucas ou encore la monstrueuse Trantor qui sert de décor à l’œuvre d’Isaac Asimov en sont des exemples emblématiques. Leurs formes architecturales, leur urbanisation totale et l’organisation socio-spatiale qui en découlent témoignent des « pathologies réelles ou supposées de la cité globale contemporaine3 ».

De manière plus générale, nombreux sont les auteurs de sciences sociales ou de science-fiction à avoir démontré ou illustré à quel point les relations de pouvoir et de domination s’inscrivent avec force dans l’espace. Comme Winston Smith, personnage principal de 1984, on ne peut en effet qu’être frappé d’étonnement et d’écrasement à la vue du ministère de la Vérité : « C’était une gigantesque construction pyramidale de béton d’un blanc éclatant. Elle étageait ses terrasses jusqu’à trois cents mètres de hauteur. […] 4» Hors du domaine de la science-fiction, certains artistes illustrent aussi à la perfection ces prémonitions peu engageantes. Prémonition est précisément le titre que la peintre surréaliste Remedios Varo donne à l’un de ses tableaux qui dénonce une sorte de machinerie urbaine qui retient, opprime et fait perdre leur identité aux individus.

La distinction sociale, super-pouvoir du monde urbain et du monde de demain

En tant que catalyseur du pouvoir qu’elle spatialise, la ville est donc logiquement devenue un objet dont la science-fiction s’est emparée avec délice. Les griefs qu’elle révèle permettent en effet d’imaginer les pires dictatures urbaines. Dans Les Monades urbaines, l’écrivain américain Robert Silverberg décrit le mode de vie des 75 milliards d’individus qui peuplent désormais la planète et qui s’entassent dans de gigantesques constructions de plusieurs kilomètres de hauteur. À la fois solution alternative au malthusianisme5 pour contrer la surpopulation – ces bâtiment peuvent loger jusqu’à 800 000 habitants – et formes de dérives autoritaires, les monades sont de véritables sociétés-microcosmes où la mobilité et la localisation au sein de ladite structure sont conditionnées au pouvoir économique. Cette dialectique haut-bas en termes de distinction sociale et la spatialisation de la richesse constituent somme toute un phénomène courant dans les imaginaires urbains. Du côté de la science-fiction, les exemples sont nombreux à l’instar des classes laborieuses (low-opps) installées dans les Warrens (ou Terriers), regroupements de minuscules logements présents dans le roman High-Opp de Frank Herbert. 

© Metropolis, Fritz Lang (1927) : « [Freder] Et où sont ceux, père, qui ont construit ta ville de leurs mains ? […] [Joh] : Là où ils doivent être. Dans les profondeurs. »

Considérée sous le prisme sanitaire, la vie en hauteur est un considérable avantage. Loin de la pollution du sol, l’air y est plus pur et les capacités pulmonaires augmentées. D’ailleurs, la corrélation entre pauvreté et effets délétères du confinement et de la crise sanitaire en général a été visible avec une terrible acuité dans certains territoires et notamment au Chili lors de la première vague6.

Covid très long et sclérose urbaine, les maladies du pauvre du futur

Comment maintenant développer cette même réflexion à l’aune de la pandémie actuelle ? Ce modèle majoritairement dystopique prédit par la science-fiction peut-il être amené à ne pas avoir lieu ou, du moins, sous une forme différente en raison des conséquences de la crise que nous vivons ? 

D’une part, verticalité et hyper-densité sont aujourd’hui remis en cause. En effet, la surpopulation, désormais mise en accusation, rend peut-être possible une dé-densification massive. Quoi qu’il en soit, elle invite au moins à se replonger dans la lecture de ces auteurs urbanophobes que pouvaient être Ovide ou Jean-Jacques Rousseau dix-sept siècles plus tard. À regarder la cohorte d’urbains en fuite qui s’entassaient dans les TGV vers le sud ou l’Atlantique en réaction ou en prévision de chaque annonce gouvernementale, on peut se dire que le poète latin et le philosophe franco-suisse étaient peut-être visionnaires. Mais voilà sans doute la véritable question : qui sont ces gens qui fuient les villes ? A priori les représentants d’une certaine catégorie sociale qui s’incarne ici dans des pratiques mobilitaires multi-résidentielles. Et puisque Côte d’Opale et Île de Ré sont tout autant inégalement accessibles que les derniers étages des monades géantes du XXIVe siècle, l’exode urbain sanitaire auquel nous avons assisté peut sans doute être considéré comme une forme nouvelle de distinction sociale, mais loin de la ville. La campagne du futur est désormais peut être celle qui sera la plus amenée à se développer. Mais uniquement avec une fraction particulière de la population, nourrie par des exodes urbains sélectifs en fonction du pouvoir économique. Ce développement inégal pourrait ainsi ressembler à la cage dorée qu’est la station spatiale d’Elysium de Neill Blomkamp (2013). En effet dans ce film, l’ambition de SpaceX est devenue réalité et les plus riches ont pu quitter une Terre mourante dirigée par des gouvernements despotiques au service de puissants devenus littéralement extra-terrestres.

Vue de la station spatiale du film © Elysium. Une gated community stellaire 

De là à dire que la boulangerie du cœur de village laissera place à une boutique Prada il n’y a qu’un pas, mais cette perspective semble tout à fait envisageable et d’autant peu réjouissante que les cauchemars urbains que nous promet la science-fiction pourraient prendre une forme inattendue. Tandis que les gated communities fleuriraient dans ces espaces ruraux autrefois délaissés, une véritable ghettoïsation, non pas dans la ville, mais de la ville elle-même, se produirait.

Dans Le temps du débat, diffusé sur France Culture le 23 juillet 2020, consacré à la thématique de l’exode urbain, les intervenants faisaient ainsi notamment remarquer que cette dynamique est différemment accessible selon les catégories sociales. Une reproduction au moins partielle du mode de vie de riches urbains7 pourrait ainsi avoir lieu sous la forme d’une gentrification rurale. De même, dans son roman L’Homme des jeux, Iain Banks présente les conséquences désastreuses d’un exode rural. Les pauvres aux rêves urbains illusoires se retrouvent entassés dans des bidonvilles sur lesquels s’appuie la ville pour fonctionner. Ainsi l’exprime le guide du personnage Gurgeh : « Je vous informe que cela s’appelle un bidonville, et que c’est là que la ville puise son excédent de main-d’œuvre non qualifiée ». C’est donc peut être l’exact inverse que la crise sanitaire rend possible mais avec un résultat loin d’être plus souhaitable. La campagne deviendrait ainsi un nouvel horizon épuré des problématiques urbaines mais toujours fabriqué par et pour les plus favorisés. Dans chaque cas, comme le disait l’historien Mike Davies, il semble que « les bidonvilles ont devant eux un avenir resplendissant8». 

Ainsi, sans véritable réflexion sur l’organisation et l’aménagement des villes à venir, les prédictions de la science-fiction semblent donc amenées à se réaliser. La crise du Covid-19 quant à elle, paraît rebattre certaines cartes, bien que le recul ne soit pas encore suffisant pour en tirer des jugements. Mais cela confirme sans doute qu’un travail de fond sur les sociétés urbaines et sur leur capacité à faire Cité est nécessaire. En d’autres termes, la ville juste se construit avec les individus, avec le « pouvoir citadin » comme l’appelait Marcel Roncayolo. Et comme le dit le géographe Alain Musset en résumant la pensée d’Henri Lefevbre dans Station Metropolis direction Coruscant (2019) : « Elle n’est que l’expression spatiale d’un ordre social. »

Terre fragile et fragiles terriens 

Si dans le film de Neil Blomkamp les plus riches ont d’ores et déjà quitté la planète, la perspective de voir un jour une espèce humaine extra-terrestre n’est malgré tout pas si évidente. D’une certaine façon, la crise sanitaire nous rappelle que notre emprise sur la planète n’est heureusement pas totale. Dans le même temps, elle nous force aussi à reconnaître notre statut intrinsèque de terriens. Confinés ou non, nous devons composer avec et protéger notre environnement. En d’autres termes, « poursuivre un mode de vie, qui entraîne des dégâts massifs pour le milieu de vie terrestre […] alors que la vie des hommes en est tout à fait dépendante, c’est bien une entreprise de Thanatos 9». Ces considérations phénoménologiques sont aussi l’occasion de rappeler que l’habitude qui est la nôtre de malmener la planète et les crises environnementales ou sanitaires qui s’ensuivent sont à la base de la majorité des œuvres de science-fiction.

Dès le début du XXe siècle, le genre littéraire du « merveilleux-scientifique » imaginait déjà l’attaque de Paris par des microbes géants10. Au cinéma, les productions très grand public dont on pourrait sans doute contester la qualité cinématographique sont aujourd’hui nombreuses. Mais le chef d’œuvre fondateur de la conscience écologique en science-fiction est évidemment Soleil Vert de Richard Fleischer (1973). New-York en 2022 est une mégalopole de 44 millions d’habitants. La nourriture y est manquante, les naissances contrôlées et les habitants uniquement nourris de tablettes comestibles appelés « soleils verts », distribuées et rationnées par les autorités. L’horrible conclusion du film (et du roman dont il est issu) qui nous apprend la véritable composition desdites tablettes ne peut que nous pousser à nous interroger sur les enjeux de pouvoir et de contrôle d’une part et sur la gestion de nos ressources d’autre part, qu’il s’agisse de nourriture, ou d’une denrée plus d’actualité, de vaccins. Dans le film, l’individu est roi et la solidarité quasi-inexistante. Une réalité qui ne semble malheureusement pas si fictive. De même, dans la magistrale saga vidéoludique The Last of Us (Naughty Dog, 2013 et 2020), nous suivons le périple de deux personnages, Joel et Elie, dans un monde post-apocalyptique peuplés d’infectés transformés en créatures difformes et hyper-violentes par le parasite cordyceps et de survivants, tout aussi violents et déshumanisés. Jugement dernier, rédemption et constat d’échec d’une génération envers la suivante sont les principales lignes de force d’une œuvre qui à travers la rencontre paradoxale avec la déshumanisation incarnée témoigne de l’affaissement d’une civilisation tout en se gardant d’un trop grand manichéisme.

Les sciences sociales ne sont évidemment pas en reste et proposent des réflexions certes moins spectaculaires mais aux enjeux similaires. Ainsi, dans Hors des décombres du Monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur, le politiste Yannick Rumpala se demande, en axant sa réflexion sur l’écologie, si l’humanité doit se préparer à vivre sur une planète de moins en moins habitable. Les paysages terrestres désertiques visibles dans le remake Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve viennent ici fort à propos. Mais prenant le contrepied de la vision apocalyptique traditionnelle de la science-fiction, l’auteur propose aussi de considérer le genre comme un laboratoire vers un « nouveau contrat socionaturel 11». Analyser la crise actuelle à l’aune des sciences sociales et de la science-fiction apparaît donc comme une tentative résolument empreinte de positivité. 

Des docteurs et des panoptiques

De la Londres écrite par George Orwell à la ville plus subtilement coercitive dépeinte dans Le passeur de Philip Noyce, les sociétés de science-fiction sont des sociétés de contrôle. Et nul besoin de pandémie pour cela. Mais à force de restrictions et de confinements, cette question revient sur le devant de la scène. Alors, que vaut cette affirmation et ce terme de dictature sanitaire souvent brandi ? Et qu’est-ce que la science-fiction peut nous en dire ? 

Considérant l’armée de figures publiques, médecins, spécialistes et polémistes qui se bousculent et dont beaucoup sont tout de même impliqués dans les processus décisionnels, on semble assez loin de la dictature sous sa forme traditionnelle12. Mais il est vrai que l’état d’urgence, régime en vigueur quasiment sans interruption depuis plus de six ans désormais n’aide pas à bien percevoir la qualité démocratique du débat. Du reste, il semble que les défenseurs des termes « dictature sanitaire » servent généralement d’autres intérêts. Une ouverture par souci de faire ruisseler les profits en faveur des plus défavorisés comme le promet la théorie économique du même nom sonne en effet comme une tentative de sauvetage désespérée du néolibéralisme. D’autant plus à un moment propice aux débats et critiques à l’égard de ce modèle. 

Parler de « dictature sanitaire » semble, à plusieurs égards, problématique. Mais il est sans doute possible de parler d’une société sous contrôle selon la définition foucaldienne13, tant les dispositions et évolutions nombreuses donnent des migraines même au juriste le plus aguerri. Puisque les écrits du philosophe britannique Jeremy Bentham ont particulièrement influencé la science-fiction (pensons par exemple aux romans d’Alain Damasio), le terme de panoptique sanitaire peut sans doute être envisagé.

Ce dernier se veut plus nuancé et correspond somme toute à la forme que prennent les mesures de restrictions. Englobantes, ne voulant stigmatiser personne mais bien heureuses de pouvoir facilement et en même temps surveiller tout le monde. En effet, la crise sanitaire révèle une société de contrôle à deux facettes. D’une part et classiquement, une prohibition et une coercition rigides liées au respect des mesures de restrictions sociales. D’autre part, une forme de contrôle beaucoup plus subtile et insidieuse, principe même du panoptique. Cette dernière s’incarne particulièrement à travers les applications destinées à tracer les malades potentiels et à remonter les chaines de contamination en s’appuyant sur les individus eux-mêmes. À l’instar du système « Voisins vigilants », la sécurité ici sanitaire passe par une autodiscipline appliquée à tous et pour tous à la manière de ce qu’Alain Damasio appelle « Big Mother ». Ce contrôle de la population par elle-même est d’ailleurs au cœur de la rhétorique du gouvernement depuis le début de la crise.

Tour panoptique dans le film © Call Northside 777 d’Henry Hathaway (1948)

De manière générale, la science-fiction et certains éléments de la crise sanitaire invitent à une vraie réflexion de fond sur cette notion de pouvoir. Car le genre nous menace aussi de ce que l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano nommait « démocrature », un malicieux néologisme destiné à signifier une fausse démocratie confisquée par les élites. Cette démocrature, dont nous aimons à penser qu’elle ne se trouve qu’à l’état d’ébauche est bien loin d’être uniquement le lot de la crise sanitaire qui, comme évoqué précédemment, accompagne voire dissimule des tendances sécuritaires beaucoup plus problématiques.

Les travaux de Michel Foucault nous rappellent que le pouvoir peut tout simplement devenir une demande sociale, du fait de son aspect rassurant. Avec la crise sanitaire, il convient sans doute d’en mesurer l’ampleur. Ainsi, dans Globalia, Jean-Christophe Rufin présente une société dans laquelle le principe de solidarité a été remplacé pour former une nouvelle devise : « Liberté, Égalité, Sécurité ». La question qui se pose donc est la suivante : doit-on sacrifier notre solidarité au profit d’un environnement sécuritaire et en l’occurrence d’un point de vue sanitaire ? La question est complexe et la réponse difficile mais le débat semble fondamental car il dépasse de loin la seule pandémie. Mais ainsi que l’affirme le Robert Neville du roman Je suis une Légende (1954) : « Comme il est facile d’admettre l’invraisemblable, avec un peu d’habitude. »

Et surtout, la santé !

Une réflexion sur la solidarité en temps de crise ne peut que conduire à une ultime remarque sur l’organisation de la santé, à l’échelle française et à l’échelle du monde, et notamment aux enjeux soulevés par la vaccination. Joe Biden a le premier évoqué l’éventualité de déposséder les laboratoires de leurs brevets et donc de leurs profits. Si plusieurs commentateurs s’accordent à dire que la déclaration relevait surtout d’un effet d’annonce14, la privatisation du monde et plus encore du domaine de la santé semble la grande préoccupation du moment. Et comme le rappelle Alain Musset dans l’ouvrage déjà cité, c’est aussi une grande préoccupation des sciences sociales. 

La science-fiction, de son côté, se montre souvent particulièrement acerbe. Dans 37° centigrades, Lino Aldani présente une forme de dictature sanitaire qui passerait par la prévention constante de toute maladie : « Je suis en règle […] voici le thermomètre, les comprimés d’aspirine, les pastilles pour la toux… […] J’ai tout ; vous ne pouvez pas me coller une amende. » Mais cet ouvrage est en fait un pamphlet contre la privatisation de la santé dissimulée derrière un État autocratique hygiéniste. De même, alors que l’essor des mégalopoles asiatiques fait de ces dernières les nouveaux modèles pour la science-fiction, Catherine Dufour dans Le Goût de l’immortalité (2005) présente la cité cauchemardesque qu’est devenue Ha Rebin (Mandchourie) en l’an 2213. Le roman raconte la résurgence d’une maladie pourtant disparue dans un monde surpeuplé et contrôlé par les grandes corporations privées. Eugénisme, surveillance et discriminations en termes de santé définissent la vie des habitants de cette œuvre proche du genre cyberpunk. L’immortalité devient une marchandise conditionnée à l’absorption de potions douteuses et surtout onéreuses qui invite à réfléchir sur la privatisation du monde d’une part mais aussi et surtout sur l’intérêt hypocrite d’être drogué à la vie sur une planète mourante que l’on continue à détruire. 

Si l’on doit trouver à la pandémie un bénéfice certain, c’est d’avoir très largement relancé la littérature (scientifique ou non) relative à la santé comme bien commun. S’il semble bien utopique de croire que cela produira des effets concrets immédiats, savoir dans quelles mains se trouvent les capacités décisionnaires en termes de santé semble une préoccupation toujours plus grande pour la population. Et notamment en France où comme quasiment partout ailleurs le système de soins se trouve régi selon le principe de l’entreprise et divisé entre des offreurs aux intérêts souvent divergents15. D’une manière plus générale la science-fiction nous invite à un monde plus sain dans tous les sens du terme, plus humaniste et moins anthropocentré.

Mais à l’instar de Chantal Pelletier qui dans Nos derniers festins imagine également une société hygiéniste jusque dans l’assiette, la science-fiction nous met aussi en garde pour ne pas créer ce faisant de nouveaux régimes d’oppression pires que ceux qu’ils prétendent remplacer.  Ainsi que le propose notamment le champ de recherche naissant qu’est la géofiction, il est possible de donner un autre éclairage à la pandémie actuelle et d’ouvrir sur des débats fondamentaux vus sous un prisme différent que les supports – plateaux télés et conférences de presse – auxquels nous sommes habitués. Mais sur ce sujet, l’exhaustivité est impossible. Il est donc sans doute utile d’aller découvrir certaines œuvres de science-fiction plus méconnues et surtout de se plonger dans les ouvrages de sciences sociales ambitieux dont ces lignes ont été fortement nourries.

Bibliographie :

(1) Voir par exemple Alain Musset, « De la mégalopole à la monstruopole » in Station Metropolis direction Coruscant. Villes, science-fiction et sciences sociales, 2019, ou Michel Rochefort « La menace de la monstruopole », 2001.
(2) Pour une entrée en matière simple, voir par exemple : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/globales-mondiales-villes et https://www.doxiadis.org/ViewArticle.aspx?ArticleId=14929
(3) Voir à ce sujet l’ouvrage : Alain Musset, De New-York à Coruscant, essai de géofiction, 2005.
(4) Voir par exemple Natacha Vas-Deyres, « Du rêve au cauchemar : de l’architecture utopique à la contre-utopie littéraire et cinématographique », Cahiers d’Artès n°11, Utopies concrètes, Elisabeth Spettel et Pierre Sauvanet (dir.), Université Bordeaux Montaigne, 2015, pp.65-80.(5) Thomas Michaud, “Les monades urbaines, entre utopie et dystopie de la ville verticale”, Géographie et cultures [Online], 102 | 2017
(6) Voir mon précédent article sur Le Vent Se Lève, « En finir avec le miracle chilien »
(7) https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/va-t-vers-un-exode-urbain
(8) Mike Davies, Le Pire des mondes possibles. Traduit de l’américain par Jacques Mailhos, Paris, La Découverte, 2007, 252 pages
(9) Maria Villela-Petit. « 1. Habiter la terre » in T. Paquot, M. Lussault et C. Younès, Habiter le propre de l’humain, 2007.
(10) https://www.franceculture.fr/litterature/le-merveilleux-scientifique-ancetre-de-la-science-fiction
(11) Voir aussi https://usbeketrica.com/fr/article/la-science-fiction-experimente-les-conditions-de-la-vie-en-commun
(12) https://www.franceculture.fr/emissions/les-idees-claires-le-podcast/sommes-nous-dans-une-dictature-sanitaire
(13) Voir par exemple https://www.franceculture.fr/philosophie/la-societe-de-surveillance-de-foucault
(14) Voir par exemple https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/05/07/vaccins-et-brevets-biden-heros-a-peu-de-frais_6079471_3232.html
(15) Jean-Paul Domin, « Réformer l’hôpital comme une entreprise. Les errements de trente ans de politique hospitalière (1983-2013) », Revue de la régulation [Online], 17 | 1er semestre

10. Le romancier : Jean-Marc Ligny | Les Armes de la Transition

Jean-Marc Ligny est romancier, spécialisé dans le roman d’anticipation et la science-fiction. Il a écrit plus d’une quarantaine d’ouvrages traitant notamment de la raréfaction de l’eau causée par le changement climatique, des migrations climatiques, de la question des semences ou encore de la réalité virtuelle. Il a été sollicité par le GIEC, la Mairie de Paris et le ministère des Armées pour évoquer des scénarios futurs potentiels. Jean-Marc Ligny nous éclaire ici sur le rôle du romancier dans la sensibilisation écologique des citoyens et des décideurs.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : A quoi sert un romancier dans le cadre du changement climatique ?

Jean-Marc Ligny : Un romancier sert à mettre en scène les rapports un peu secs et ardus du GIEC et tous les ouvrages scientifiques ou sociologiques qui sont parus sur la question. Il sert à donner du sens, à apporter de l’émotion, à montrer ce que ça peut donner concrètement, les chiffres, les statistiques, les tableaux qui sont un peu froids et ardus des climatologues sur la question. Dans le sens où un écrivain est un raconteur d’histoires, un écrivain d’anticipation est un raconteur du réel. L’anticipation, la science-fiction, c’est précisément la littérature du réel. À mon avis c’est la littérature qui va prédominer au 21e siècle parce qu’elle interroge le monde présent.

Un auteur de science-fiction doit analyser le présent pour en tirer les germes du futur. Ce n’est pas un voyageur temporel qui vient de l’avenir et qui va écrire comment ça se passe dans l’avenir : il le tire du présent. En l’occurrence, l’avenir climatique étant inéluctable, moi en tant qu’auteur de science-fiction j’ai été interpellé, je dirais même que ça m’a un peu estomaqué, parce que c’est la première fois que ça arrive dans l’histoire de l’humanité.

Jusqu’à présent, le futur de l’humanité était toujours incertain même quand il y a eu des catastrophes, de grandes épidémies, la grande peste, la grippe espagnole, les guerres mondiales, etc. ça impliquait l’avenir d’un certain nombre de millions de personnes, mais pas de l’humanité entière. Le problème du climat touche tout le monde sur toute la planète, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest et il est inéluctable. Pour la première fois dans l’histoire, on se retrouve face à un futur qui est certain. Donc le climat va changer, donc forcément la biodiversité et l’humanité. On est toujours dépendant de la nature, même si on vit en ville et que la nature, on ne la voit qu’en pot ou en vitrine.

Tout ça va impacter l’humanité assez gravement, même très gravement à mon avis, donc on se retrouve face à ce futur inéluctable et ce n’est pas un astéroïde qui tombe sur la terre avec Bruce Willis qui va sauver le monde. Là on se retrouve, on est tous concernés complètement de près. Et donc moi en tant qu’auteur de science-fiction, j’ai trouvé essentiel, indispensable de mettre en scène ce changement qui nous attend. Et donc de tirer de ces rapports un peu arides, d’en tirer la substance et là je dirais de traduire en images, en émotions, en actions aussi, tous ces chiffres et toutes ces données. On dit que le changement climatique à 2°C va impliquer tel changement de la faune, de la flore, la montée des océans, etc. Tant qu’on reste dans l’abstrait, ça donne une toile aux couleurs changeantes, mais on n’en perçoit pas vraiment le sens et il m’appartient à moi de donner à ces couleurs changeantes le paysage, la lecture, le film…

Bon, je ne prétends pas être prophète et dire que ce que j’ai écrit dans mes bouquins va se passer comme ça. Non, je raconte une histoire, je suis quand même un romancier. Donc l’objectif est toujours de raconter une histoire : d’avoir des personnages forts, de faire vibrer le lecteur, de lui faire peur, lui faire plaisir, etc. Je suis un conteur quelque part. Je raconte, je narre les contes du changement climatique.

LVSL : Et en quoi consiste concrètement votre activité ? Est-ce que vous pourriez nous décrire une journée type et surtout votre méthodologie quand vous vous attelez à un ouvrage comme ça ?

J.-M. L.: La journée type d’un écrivain, elle n’est pas vraiment sexy : c’est passer beaucoup de temps sur son ordinateur et à son bureau, parfois debout quand même parce que j’en ai besoin. Ça va être pas mal de recherche. Je ne fais pas qu’écrire des romans, il faut que je gagne ma vie aussi donc parfois le matin, je vais le consacrer plutôt à des activités alimentaires. J’ai tendance à travailler l’après-midi et le soir. Je fais des recherches, je peaufine mes scénarios, parce que je fais toujours des scénarios.

Mes romans sont assez préparés en général. Je sais qu’il y a des écrivains qui écrivent au fil de leur plume, qui ont une vague idée de départ et puis hop ils déroulent. Moi j’ai besoin d’un synopsis, j’ai besoin d’un scénario, surtout pour des romans comme ça, basé sur des réalités scientifiques, sur des faits. J’ai besoin de mettre en forme et de traduire ces chiffres en images, en actions, en scènes…

Ma méthodologie, c’est essentiellement avoir l’idée au départ. Pour Aqua TM, par exemple, j’ai choisi une voie pas très facile parce que quand j’ai pris conscience du réchauffement, du changement climatique, parce que ce n’est pas toujours un réchauffement … du changement climatique, de l’urgence d’en parler et l’incontournabilité du sujet, j’ai cherché par quel biais l’apporter. Est-ce que je vais parler de tempête géante ? Est-ce que je vais parler d’îles englouties par la montée des eaux ? Et puis, d’une façon que je ne m’explique pas trop, j’ai choisi de traiter le sujet par le biais de l’eau et de sa rareté. Ce qui paraît paradoxal dans un pays comme la France où il pleut beaucoup. Au cours de mes études sur le climat, je suis tombé sur cette donnée qu’effectivement l’eau potable est un bien précieux, qu’il est rare, qu’il est actuellement surexploité et que ça va devenir un enjeu majeur, de lutte peut-être pour cette ressource précieuse, bien plus précieuse que le pétrole parce que l’eau est absolument vitale et qu’il y a des pays, des régions qui sont en grave pénurie d’eau : les nappes phréatiques s’épuisent, etc. Il n’y a que 1% de toute l’eau sur la planète qui est récupérable pour la consommation et ces 1% d’eau sont utilisés massivement par l’agriculture et l’industrie. Il en reste assez peu pour la vie humaine et animale. Donc j’ai choisi ce biais : la guerre pour l’eau, les futures guerres pour l’eau, la lutte pour l’eau en tout cas. Ça m’a fait faire beaucoup d’études, j’ai passé 2 ans rien qu’en études.

Pour ces études, lire des bouquins, faire des recherches sur internet, voir des interviews, enregistrer des émissions, prendre des montagnes de notes, etc. Après, ça s’est enrichi, après l’apparition d’Aqua TM, dont il y a eu un certain retentissement. J’ai rencontré des spécialistes du climat, dont Valérie Masson-Delmotte (présidente du GIEC). Et s’en est suivi un intérêt bienveillant, qui a débouché finalement sur une collaboration, assez ponctuelle mais néanmoins précieuse, avec des scientifiques du CEA, du GIEC, etc. par l’intermédiaire de Valérie Masson-Delmotte. Ça s’est traduit par une espèce de mini-séminaire dans un laboratoire de Gif-sur-Yvette, un laboratoire sur le climat, et c’était juste génial ! À la fois pour moi et pour les scientifiques en question. Elle avait organisé ça, avec sa secrétaire. Elle escomptait la venue d’au mieux 3 ou 4 personnes, parce que ce sont tous des gens très occupés, quand même. Ils sont venus à plus d’une vingtaine, ils ont carrément passé la journée ou une grosse partie de la journée à élucubrer joyeusement sur ce qu’allait devenir la Terre à l’horizon 2100, 2300, ce qu’ils ne font pas d’habitude. Ils sont chacun très pointus dans leur domaine et puis on leur demande des preuves, on leur demande des chiffres, on leur demande des rapports précis. Ils n’ont pas le droit de spéculer, enfin d’anticiper, d’élucubrer, de se livrer à de la prospective ; enfin, s’ils ont droit de se livrer à de la prospective, c’est à court terme et avec beaucoup de prudence, beaucoup de guillemets, beaucoup de conditionnel. Alors qu’ils ont de l’imagination, ils ont une idée de ce que ça peut donner, quand même : la montée du niveau de la mer, l’acidification des océans, la modification des circulations atmosphériques, océaniques, etc. chacun dans son domaine. Je pense peut-être que pour la première fois, tous ces chercheurs pointus dans la discipline se mélangeaient et se confrontaient dans leur vision. Et ils avaient carte blanche, moi je leur avais dit : « Mais allez-y, lâchez-vous ! Moi j’écoute, je prends des notes fébrilement et puis je verrai ce que j’en tirerai, mais lâchez-vous. Moi je ne veux pas de chiffres, je ne veux pas de conditionnel, je ne veux pas de « si les conditions machin sont réunies ». Non, non, je veux que vous imaginiez comment ça pourrait être. » Au départ, ils étaient un peu rétifs, tout du moins dubitatifs, parce que c’est quelque chose qu’on ne leur demande jamais : se lâcher, se livrer, se laisser aller à l’imagination. Après, la parole s’est libérée, et on aurait dit une bande d’adolescents imaginant un jeu de rôle géant : c’était juste génial ! Pour moi ç’a été le summum de la collaboration que j’ai pu avoir avec des scientifiques. Ça, ça a donné Semences qui est mon dernier ouvrage, dont je suis en train de faire une suite actuellement.

Semences décrit la Terre en 2300. Là pour le coup je manque de données. Le GIEC et les scientifiques vont se hasarder au grand maximum à l’horizon 2100 pour établir les scénarios qu’ils vont estimer crédibles. Au-delà, le climat étant par essence un système chaotique, aucune prédiction sérieuse n’est possible. On ne peut qu’imaginer. Donc c’est ce qu’on a fait : on a imaginé. Effectivement pour Alliance et Semences, la suite à horizon 2300, je suis totalement dans l’imaginaire. Enfin, pas totalement, parce que ça découle quand même des changements précédents. Pour le coup, je pars beaucoup plus dans le rapport Homme/Nature/Animaux/Biodiversité que les changements climatiques qui auront eu lieu, qui seront toujours en cours, mais je ne vais pas non plus sur des pages et des pages et à longueur de volume décrire des tempêtes, des ouragans, des catastrophes climatiques. Au bout d’un moment il faut passer à autre chose. Et dans Exode, il y en a suffisamment, je pense.

LVSL : Quel est votre but, Jean-Marc Ligny ?

J.-M. L. : Mon but serait déjà d’un point de vue personnel de mieux comprendre ce qui se passe, et ce qui va se passer, à quoi tout ça va aboutir. Donc de le mettre en scène, d’écrire dessus m’a énormément appris. Grâce à toute la documentation que j’ai ingurgitée. Et aussi de faire prendre conscience aux gens, aux lecteurs de ce qui les attend de façon concrète, de ce qui risque d’arriver. Encore une fois, je ne fais pas de la prophétie, je fais que raconter des histoires, mettre en scène un avenir possible. Mais j’ai remarqué par les divers retours que j’ai eus qu’il y a des gens qu’Exode a complètement bouleversés. Ils n’avaient pas pris conscience de la réalité du phénomène. Ils pensaient « bon, il va faire plus chaud, bah tant mieux on mettra moins de chauffage, je pourrai planter un olivier dans mon jardin ». « Bon, il faut trier ses déchets, d’accord ce n’est pas trop un souci, ce n’est pas trop contraignant, mais on va y arriver ». « Bon l’été il y a de la sécheresse, on rationne l’eau, bon d’accord, mais bon les pluies vont revenir ». Jusqu’à présent, le changement climatique, jusqu’à tout récemment, c’était un peu une espèce de menace nébuleuse, comme pouvait l’être la guerre nucléaire dans les années 60. Les gens savaient que c’était une possibilité, que l’un des dirigeants de la planète pouvait un jour être assez fou pour appuyer sur le bouton rouge et puis déclencher l’holocauste, mais ça restait une menace nébuleuse, qui finalement ne s’est pas concrétisée.

Je pense que dans les années 2000, le changement climatique restait une éventualité et même dans l’esprit de beaucoup de gens, ça reste quelque chose qui va arriver plus tard. Ils ne seront peut-être plus là pour le voir, peut-être que les enfants vont le vivre, mais ça ne les empêche pas de faire des enfants pour le moment. Donc, une vague menace qui peut éventuellement influencer sur leur mode de vie, mais ça n’arrive pas d’un coup. Ce n’est pas d’un coup une catastrophe, une tornade qui va détruire leur maison. Ils n’en prennent pas vraiment conscience,  c’est la fameuse question de la grenouille mise dans une casserole, qu’on chauffe doucement. Si on met tout de suite la grenouille dans l’eau bouillante elle va rebondir. Si on la met dans de l’eau froide et puis qu’on chauffe l’eau doucement, elle va doucement se laisser mourir sans s’en rendre compte. J’ai l’impression que c’était un peu la réaction de la population, face à ce problème, les gens ont bien d’autres soucis : assurer leur fin du mois, avoir du boulot, les études des gamins. Ils ont leurs soucis quotidiens, le climat ils n’ont pas envie de le rajouter en plus. Déjà ils trient leurs déchets, c’est déjà bien. Voilà, et puis qu’on ne nous embête pas plus. Et moi j’ai eu envie, quand j’ai pris conscience de l’ampleur du phénomène et de son inéluctabilité, de leur dire « mais attendez la vie va changer, voilà ce que ça peut donner, ça va être grave ». Ça risque d’être le chaos, et puis ça risque de devenir Exode, et puis Exode c’est un peu « sauve qui peut ! Et que le plus fort gagne ! ». Il y a d’autres choses à faire, il y a une prise de conscience à avoir, immédiate, urgente. Et je pense tant Aqua TM qu’Exode et Semences dans une moindre mesure, ont contribué un peu à faire prendre conscience à certains, ou les ont confortés dans leur prise de conscience… et en même temps, ont donné du sens au changement climatique. Pour moi, voilà c’est porteur de sens.

LVSL : Est-ce que vous pourriez me livrer trois concepts, ou trois certitudes que vous avez développés le long de votre carrière ?

J.-M. L. : Pour moi la première certitude c’est que la science-fiction est véritablement la littérature qui décrit le mieux notre société industrielle, informatique, d’aujourd’hui. Aucune autre littérature à mon sens n’est mieux à même de décrire le monde tel qu’il est, parce que c’est véritablement une littérature du présent et du réel. Je ne parle pas de la science-fiction à la Star Wars, ça, c’est de l’espace opéra, c’est de l’aventure, je parle de l’anticipation précisément, sur la planète Terre, sur l’avenir des sociétés. Parce que l’auteur de science-fiction s’oblige à avoir une vision globale du monde. Le polar par exemple, on peut dire que c’est aussi une littérature du réel, parce qu’elle est vraiment ancrée dans le monde réel. Mais, elle va s’intéresser à une frange de la société ou à un certain milieu, etc. Elle va regarder un bout de la société, ça va être la mafia, le monde des truands, les serials killers, la police, etc. La science-fiction, c’est comme poser une loupe sur le monde présent, ça donne juste le recul nécessaire pour appréhender cette globalité.

Ma deuxième certitude c’est que tout en étant observateur du monde réel, je dois absolument me garder d’être donneur de leçon ou délivreur de slogans ou de messages. Il y a eu à une époque une branche de la science-fiction qui était très politisée, ça donnait des messages du type : « il faut agir maintenant camarades, sinon les forces du mal capitalistes vont nous broyer ». Moi ça ne m’intéresse pas, je préfère décrire une situation et laisser le lecteur juger. Dans Aqua TM, il y a aucun avertissement comme « vous voyez, si vous n’agissez pas maintenant… ». Non, c’est une description, une histoire. Un écrivain est un raconteur d’histoire. Je n’ai pas de message à délivrer, le message doit découler de l’histoire et des personnages, si message il y a.

Ma troisième certitude, je vais revenir au climat, c’est donc évidemment ce côté inéluctable du changement climatique. Néanmoins, je perçois quand même les germes du futur, de la nouvelle société en devenir qui est en train de germer sur les cendres de notre monde actuel. À un moment, surtout à l’époque où j’ai écrit Exode, j’ai pensé que l’humanité elle-même était condamnée, qu’on allait disparaitre comme les dinosaures. À mesure que la menace climatique se fait plus prégnante, que les réactions de cette menace ont de plus en plus d’ampleur, je vois aussi que les solutions alternatives émergent de plus en plus et indépendamment des institutions, des gouvernements, etc., que les citoyens qui ont pris conscience, peut-être certains grâce à Aqua TM, imaginent des solutions alternatives de vie, d’agriculture, des solutions de vie autre, non polluante, non énergivore, que ces solutions existent et commencent déjà à être appliquées. Donc j’ai la certitude que l’humanité survivrait, pas toute l’humanité malheureusement. Le changement va être douloureux de toute manière. Mais un autre monde est possible et il est en train de se créer maintenant. Ça pour moi c’est une vraie certitude, et je pense que quand j’aurai fini Alliances, qui est en voie d’achèvement, je pense travailler là-dessus : apporter du positif et étudier de plus près la nature de ces changements et vers quoi ils peuvent mener. Parce qu’on a besoin d’une pensée positive. Là, j’ai fait du négatif, de l’avertissement si on peut dire, ou de l’alarme, j’ai tiré l’alarme jusqu’à ce que le cordon me reste dans les mains. Donc maintenant il est temps de penser à l’après, à l’après-capitalisme, à l’après mondialisation, qui sont en train de s’effondrer là maintenant.

LVSL : Comment est-ce que vous pourriez traduire ces certitudes en politiques publiques concrètes ?

J.-M. L. : Je pense que les gouvernements, les institutions actuelles sont complètement à la masse, totalement à côté du problème. Et qu’ils n’en ont à mon avis rien à faire, parce que les gouvernements sont les marionnettes des grands lobbies et des grosses multinationales qui visent le profit à court terme avant tout. Le changement climatique, c’est quelque chose qui survient à long terme et tant qu’il est encore possible de faire du profit, ils vont faire du profit.

Dans Aqua TM, je décris un dirigeant de multinationale qui est persuadé d’œuvrer pour l’écologie et le climat, mais qui ne fait que du greenwashing. Je pense que toutes les mesures prises en faveur de la réduction des énergies, renouvelables, meilleure gestion de l’eau, etc. peuvent être détournées à des fins capitalistes et que ça va être aussi une énorme source de profit pour certaines sociétés, y compris les sociétés pétrolières. Donc pour moi, la solution ne viendra pas de là, non plus des gouvernements sauf si comme dans certains pays, quelques frémissements peuvent laisser supposer que ces gouvernements se mettent à l’écoute de leurs citoyens et se rappellent qu’ils sont des élus chargés de mettre en application la volonté du peuple et pas la volonté des GAFA. Je pense notamment à l’Islande, par exemple, qui a renationalisé sa banque privée suite à des malversations, qui est très avancée d’un point de vue écologique, etc. Je pense aussi à la Finlande qui a décidé d’attribuer un revenu universel, encore au stade expérimental, mais c’est en bonne voie.

Un gouvernement à l’écoute de ses citoyens aurait parfaitement les moyens d’accompagner, de favoriser, voire de susciter ou générer ce changement politique et social profond qui est absolument nécessaire. Mais paradoxalement, on voit arriver au pouvoir des populistes rétrogrades qui seront très vite dans les poubelles de l’histoire, les Trump, les Bolsonaro… ces gens-là. Ils sont portés par le fait qu’ils savent raconter des histoires, qu’ils ont un discours populiste auquel les gens vont adhérer parce que plus personne maintenant ne fait confiance aux États, aux gouvernements pour apporter une quelconque solution à quelque problème que ce soit, d’ailleurs. On sent tous que ce sont des marionnettes qui sont complètement assujetties aux lobbies et au multinationales. Donc moi

je dirais qu’en termes de politique publique, évidemment, l’idéal serait que les institutions, les gouvernements financent, accompagnent tous les changements qui sont à l’œuvre. Que ce soit en termes d’énergie, d’habitat, de nourriture, d’agriculture, de distribution, etc. Les solutions, on les connaît, elles sont évidentes : il faut revenir à la relocalisation, au village global. Même la notion de nation, d’État, n’est pas très compatible avec cette menace qui est mondiale et qui touche toute la planète. Un état ne peut pas prendre des mesures écologiques et sociales sérieuses s’il n’est pas accompagné par les autres États. Sinon, il va courir à la ruine. Maintenant, on est dans une société globalisée et le changement doit être global. La meilleure des politiques actuellement serait la révolution mondiale, déjà, et qui permettrait de mettre à des postes à responsabilité, pas de pouvoir ni de commandement, des gens compétents et soucieux du bien-être de l’humanité, et de la planète aussi, de la biodiversité, de la faune, de la flore parce que l’on fait, ne l’oublions pas, partie intégrante de la nature, on ne vit pas dans des cages dorées. Si la nature meurt, l’être humain aussi. Pas forcément physiquement, parce qu’on peut vivre d’une façon artificielle, mais on deviendrait quoi ? Des homoncules grisâtres et dégénérés. On ne serait plus des humains, des êtres vivants.

LVSL : Que devrait-être la place de votre discipline, la littérature, dans l’élaboration de la transition écologique ? Comment devrait être considérée votre discipline par rapport à la décision politique ? Et est-ce que vous avez déjà pensé à une structure qui permettrait à nos gouvernants de considérer la littérature d’anticipation ?

J.-M. L. : Je pense que l’écrivain est un raconteur d’histoires, un metteur en scène des rapports et des connaissances que l’on peut avoir. Il peut avoir un rôle de conseil peut-être, ou pas nécessairement de conseil, ça serait plutôt les experts, mais un rôle de metteur en scène. J’ai été sollicité par des institutions, y compris par le ministère de la Défense, pour imaginer quels pourraient être les conflits à venir suite au changement climatique, aux migrations, etc. J’ai été sollicité par Eau de Paris par exemple, imaginez quelle pourrait être la distribution de l’eau à l’avenir et que faire en cas de pénuries d’eau à Paris. J’ai été sollicité par La Poste pour imaginer les moyens de transport du futur. Alors pourquoi La Poste s’intéresse aux moyens de transport du futur ? Ça reste un mystère. Des organismes sérieux, institutionnels comme ça, commencent à se dire que pour imaginer l’avenir il n’y a peut-être rien de mieux qu’un spécialiste de l’imaginaire et pas forcément des experts, des projectivistes et des futurologues qui vont juste se baser sur des statistiques présentes. Les statistiques ne restent que des courbes et des schémas, ça ne véhicule aucune image, sauf pour un écrivain qui va de cela tirer l’image, le paysage, la vision globale.

LVSL : Et si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière d’écologie, qu’est-ce que vous pourriez lui proposer ?

J.-M. L. : Je serais bien en peine. Je lui proposerais de s’entourer de personnes compétentes dans leur domaine. Mais bon, il n’aurait pas forcément besoin de mon avis. Si un gouvernement quelconque me disait : « on est sérieusement ancré dans la transition écologique, énergétique, climatique, etc. Vous qui avez écrit des bouquins là-dessus, qu’est-ce que vous envisageriez de faire ? », tout ce que je pourrais faire c’est imaginer une utopie. Imaginer comment les choses pourraient aller mieux, ce que j’envisage de faire au niveau littéraire dans un proche avenir. Voilà, donner à voir. Imaginer les résultats que ça pourrait donner, si on agit de telle et telle façon, à mon sens. L’avantage c’est que je ne suis pas scientifique, je n’ai pas de spécialisation, je m’intéresse à tout. J’ai écrit en science-fiction sur plein de sujets, dans plein de domaines, que ce soit sur l’informatique, les mutations, l’exploration spatiale, etc. Je suis un peu un chercheur autodidacte et quelque un peu superficiel peut-être. Je m’intéresse à ce qui va faire sens dans les histoires que j’ai écrites. Peut-être que si j’étais embauché par un gouvernement pour traiter de la transition écologique, énergétique, climatique, etc., je ne serais pas tout seul, je serais au sein d’une équipe certainement. Et mon rôle serait de raconter l’histoire de ce changement. L’histoire, c’est ça dont on se souvient. Si on analyse le passé, qu’est-ce qu’on retient le mieux ? Les histoires, les légendes. De la Grèce Antique, par exemple, tout le monde connaît l’Iliade et l’Odyssée. Beaucoup moins de personnes connaissent l’organisation politique de la cité d’Athènes, à part les spécialistes. La quintessence d’une civilisation, ce sont les récits et les histoires qu’elle génère, et c’est là que j’interviens modestement.

LVSL : Êtes plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

J.-M. L.: Je suis passé d’un pessimisme angoissé à un optimisme prudent. Comme j’ai dit à un moment, je pensais que l’humanité était condamnée, que l’ampleur des catastrophes annoncées allait nous balayer comme les dinosaures ont été balayés. Les dinosaures qui ont duré beaucoup plus longtemps que nous d’ailleurs. Mais au vu de tout ce qui se passe actuellement, du réveil des jeunes pour le climat, qui manifestent en masse, de toutes les solutions alternatives qui fleurissent à droite à gauche, dans les Alpes par exemple, où même au niveau citoyen. Je vois de plus en plus de gens qui vont privilégier le bio, qui vont devenir végétariens, qui vont manger moins de viande, qui vont faire plus attention à leur mode de transport ou à leur consommation énergétique, toutes ces solutions alternatives au point de vue agricole, construction, architecture, mode de vie, etc. C’est un terreau fertile pour l’instant, les plantes sont petites, elles peuvent mourir aussi. Mais elles peuvent aussi germer et donner de belles forêts. La solution existe, la façon de vivre autrement existe. C’est sûr qu’on ne va pas échapper à des températures de 50°C la journée qui vont nous obliger à vivre autrement, qu’il y a des îles qui vont être englouties, qu’il va y avoir des migrations massives qui vont générer des conflits massifs. Il va y avoir du malheur et de la violence, ça, c’est clair parce qu’en plus, les ressources s’épuisent. On se battra pour les derniers litres de pétroles, etc. Il y aura un changement dans la douleur, mais un changement, pas une extinction, c’est là que réside mon optimisme.

 

Retranscription : Claire Soleille

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

Utopie, dystopie et science-fiction : Quand le futur devient politique.

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Hunger Games, exemple chimiquement pur de l’alliance de la dystopie et de la science fiction. ©BagoGames.

Depuis les années 1980, le constat de la fin des utopies semble revenir inlassablement sur le devant de la scène médiatique et politique, au point d’en faire un lieu commun semblable à la célèbre thèse de la « fin de l’histoire ». Mais, contrairement à cette dernière, aujourd’hui abondamment discutée, le déclin de l’esprit utopique nous apparaît comme une dynamique irréversible.

Le récit de l’émancipation collective laisserait place à l’éclatement des désirs individuels, l’homo politicus s’effacerait au profit de l’homo economicus et la fin des religions de l’histoire sonnerait le retour des religions tout court. A cela s’ajouterait un véritable changement culturel, celui d’un rapport nouveau au temps, comme le note l’historien François Hartog dans Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps (2003). Selon lui, notre époque se caractérise par un présent omniprésent, qu’il appelle « présentisme », et une focalisation sur l’événement du fait des réseaux sociaux, de l’information en continue ou encore de l’obsolescence rapide des technologies, des produits et des comportements. Dans une société où l’immédiateté est la seule dynamique, il devient alors impossible de réfléchir sur les conséquences à long terme de nos actes (énergie atomique, OGM, changement climatique, terrorisme) ainsi que sur notre nouveau rapport au futur, qui ne fait que se rappeler à nous sous la forme d’innombrables menaces et non plus comme la promesse d’un avenir meilleur.

Mais, plus que le constat d’un déclin de l’utopie, c’est la critique, voire la haine, de l’utopie qui nous intéresse ici. La victoire de Benoît Hamon aux dernières primaires de la gauche a montré combien l’argument du procès en utopie reste vivace dès lors qu’il s’agit d’élaborer une alternative à l’ordre établi. L’élection présidentielle qui a suivi n’a fait que confirmer cette tendance. Adepte de la novlangue entrepreneuriale et de la vision court-termiste de l’économie, Emmanuel Macron se veut à la fois disruptif et pragmatique. Loin de se limiter à reprendre le projet conservateur de Margaret Thatcher, il se réapproprie le mot d’ordre de la rhétorique néolibérale qu’elle contribua à populariser, le fameux « There is no alternative » (TINA), détruisant par là le fondement même de la pensée utopique qui est justement la croyance en la possibilité d’une alternative.

Retracer l’histoire de l’utopie et de sa critique, c’est donc rappeler le caractère foncièrement politique de l’utopie, qui relève autant du genre littéraire que du mode de réflexion politique, autant de la fiction que de l’action. Critiquée sur le plan littéraire et politique depuis ses origines, l’utopie prendra finalement la forme inversée de la dystopie, aujourd’hui si populaire sous l’influence de la science-fiction, avant peut-être de se retrouver là où on ne l’attend pas, c’est à dire au cœur même du réel.

L’utopie, tableau d’un ordre désirable du monde

Premier paradoxe d’une longue série, l’utopie naît précisément dans le pays qui la rejettera si fortement quatre siècles plus tard, l’Angleterre. Alors en mission diplomatique aux Pays-Bas pour le compte du roi Henri VII, Thomas More fait paraître en 1516 son livre le plus célèbre, Utopia, dans lequel il détourne le genre du récit de voyage pour opposer cette île imaginaire à la société anglaise de l’époque. En forgeant ce néologisme gréco-latin d’Utopia lieu qui n’est nul part »), il ne se doute alors pas qu’il sera à l’origine d’un genre littéraire à l’incroyable postérité. Mais si le concept d’utopie commence avec More, l’idée d’utopie est, elle, encore plus ancienne. En effet, si la vocation politique de l’utopie est déjà sous-jacente sous la plume de More, c’est qu’en digne représentant de l’humanisme de la Renaissance il participe, avec son ami Erasme, à la redécouverte de la philosophie (La République de Platon et sa Cité idéale) et de la littérature (récits de voyage, mythe de l’âge d’or ou de l’Arcadie) de l’Antiquité grecque et latine.

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Illustration de l’île d’Utopia de Thomas More © Rudi Palla

Du XVIème au XVIIIème siècle, s’élabore donc la matrice originelle de l’utopie, camouflant sa critique politique sous le vernis de la fiction1, alors même que s’opère le passage du nom propre au nom commun par le biais du Pantagruel (1532) de Rabelais et de son entrée dans plusieurs dictionnaires, qui feront référence à un « pays fictif » et non plus à l’œuvre de More. L’utopie politique des débuts, sous l’influence des Lumières et de la Révolution française, va néanmoins subir un changement majeur à la fin du XVIIIème, de spatiale l’utopie va peu à peu devenir temporelle2. Auparavant simple moyen d’évasion, l’utopie acquiert une crédibilité nouvelle et la société idéale qu’elle promet est désormais appelée à se réaliser, non plus dans un ailleurs lointain, mais ici et dans un futur plus ou moins proche3.

De façon paradoxale, c’est au moment même où l’utopie semble avoir le plus de chances de triompher que s’amorce le déclin de la pensée utopique. Encouragé par les espoirs révolutionnaires, le projet politique rattaché à l’utopie se trouve associé au jeune mouvement socialiste, et plus précisément à ce qu’on ne nomme pas encore le « socialisme utopique »4. Sous cette étiquette, on regroupe un ensemble hétéroclite de doctrines5 et de penseurs (Saint-Simon, Charles Fourier et Etienne Cabet en France ; Robert Owen et William Morris en Grande-Bretagne), qui se retrouvent néanmoins sur la volonté de mettre en place des communautés idéales afin d’opposer une contre-société socialiste au système capitaliste. C’est suite à la proclamation de la Monarchie de Juillet en 1830 que l’utopie va prendre un tournant négatif, tant politique que littéraire. Menacée par l’influence grandissante du socialisme et du communisme, le nouveau régime fixe le sens de l’utopie qu’on lui connaît aujourd’hui, celui d’un rêve irréalisable et pourtant ô combien dangereux. Sur le plan littéraire, l’interrogation sur le progrès technique rend le futur plus menaçant que prometteur, d’où l’inflexion dystopique du récit d’anticipation sociale et les prémices de la science-fiction6.

La dystopie, imparable outil de diabolisation de l’alternative

Phénomène jusque là marginal, le genre dystopique va en effet se développer tout au long du XXème siècle, où il prend tout son sens avec l’avènement des régimes totalitaires. Double inversé de l’utopie, la dystopie en récupère le schéma général et les lieux communs mais pousse la logique utopique à son maximum en l’imaginant close et parfaite. A l’échec des utopies socialistes du XIXème s’ajoute donc l’assimilation de l’utopie au totalitarisme (surhomme fasciste, utopie raciale nazie, dévoiement stalinien et maoïste de la société sans classe communiste), ce que la dystopie ne va pas manquer de souligner très tôt avec des auteurs comme Eugène Zamiatine (Nous autres, 1920), Ernst Jünger (Sur les falaises de marbre, 1939) et bien sûr George Orwell (1984, 1949). La génération d’après-guerre poursuivra la même veine dystopique mais sur d’autres thématiques, d’autant plus que la montée en puissance conjuguée de la science-fiction et du cinéma7 donne une audience nouvelle aux inquiétudes de l’époque. Cette audience inédite, conjuguée à l’effacement de la différence entre dystopie et science-fiction, fait que le genre dystopique règne aujourd’hui sans partage sur le paysage culturel mondial, alors que l’utopie est réduite à sa forme techno-scientifique en attendant l’essor incertain de l’écotopie, l’utopie écologiste.

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Exemple iconique de dystopie avec le 1984 d’Orwell © Sstrobeck23

L’histoire de l’utopie, en tant que mode de réflexion politique et genre littéraire, a montré que la critique de l’utopie n’est pas pour rien dans le déclin de l’esprit utopique, entendu comme critique de l’ordre établi et élaboration d’une alternative à cet ordre. Sur le terrain politique, le projet utopique est réduit à un impossible absolu, disqualifié par l’échec des communautés idéales du socialisme utopique et surtout assimilé aux régimes totalitaires du XXème siècle, repoussoirs politiques par excellence. Sur le terrain littéraire, l’utopie positive des débuts a laissé la place à la dystopie, son double négatif, qui garde néanmoins une capacité critique importante, comme on a pu le voir au XXème siècle. Mais quelque chose s’est malgré tout brisé en chemin : le lien entre rêve et réalité, entre littérature et politique, entre fiction et action. Il s’agit donc maintenant de réinterroger ce lien si particulier en questionnant les raisons du succès massif de la dystopie, aujourd’hui popularisée sous le genre de la science-fiction, et ce en regard avec la situation actuelle de l’utopie littéraire et politique.

Il est intéressant, et même amusant, de voir combien la critique de l’utopie n’a pas évolué depuis le XIXème siècle et les attaques des conservateurs à l’encontre du socialisme utopique. Sans s’attarder sur le paradoxe, les critiques n’ont de cesse de dépeindre l’utopie comme une créature double, à la fois monstre et chimère8. Après les expériences totalitaires du XXème siècle, l’utopie ne serait que la matrice d’une politique mortifère, toute tentative utopique se concluant nécessairement par une catastrophe.

Décédé en avril dernier, le philosophe Miguel Abensour n’aura cessé de s’insurger contre ce contresens liant utopie et totalitarisme, pour la simple raison que la domination totalitaire s’édifie justement contre la répression des tendances utopiques. Adepte d’une « philosophe critico-utopique », Miguel Abensour fait ainsi de l’utopie un élément indissociable de la démocratie, où la conflictualité propre à celle-ci empêche l’utopie de dégénérer en dystopie close et parfaite. Malheureusement, du fait de cette assimilation à l’autoritarisme, la crédibilité d’une quelconque pensée utopique est si faible que l’argument de la dangerosité laisse désormais de plus en plus la place à celui de la naïveté, preuve qu’une alternative n’est en aucun cas envisageable dans un tel contexte de crise politique, économique et écologique. Dans une situation peu enviable, l’utopie se retrouve prise en étau entre un discours de résignation à l’ordre actuel, dans la continuité du TINA de Margaret Thatcher, et la réalité d’un présent précarisé où le souci immédiat de la vie quotidienne empêche de penser l’avenir, au risque d’aviver la quête identitaire des origines. Pire encore, le dévoiement du mot s’accompagne d’une récupération de l’idée même d’utopie par la pensée néolibérale. Partisans d’utopies techno-scientifiques ou marchandes, les « nouveaux utopistes » s’appellent Elon Musk, Larry Page ou Mark Zuckerberg9. Désormais, le mouvement a changé de camp, la novlangue néolibérale fait des conquêtes sociales passées un immobilisme « conservateur » qu’elle oppose à la dynamique sans cesse renouvelée des « progressistes ».

Le succès contemporain de la dystopie, signe de la culture de la résignation

Mal en point sur le plan politique, l’utopie connaît néanmoins un succès culturel retentissant sous la forme particulière de la dystopie, qu’on retrouve aussi bien dans la littérature, le cinéma ou la télévision. Genre incontournable depuis les ouvrages classiques d’Huxley, d’Orwell ou de Bradbury, le triomphe de la dystopie est tel, notamment chez les adolescents et les jeunes adultes10, qu’il vient concurrencer la fantasy, popularisée par la saga mondialement connue de J. K. Rowling Harry Potter (1997), et que certains médias s’inquiètent de l’influence d’une littérature si pessimiste. Loin de se cantonner aux rayons des librairies, la dystopie envahit également les salles de cinéma – on ne compte ainsi plus les adaptations des romans jeunesse à succès, Hunger Games et Divergente en tête – même si les derniers succès dystopiques sont aujourd’hui plutôt à chercher du côté des séries télévisées11. Si la dystopie est aujourd’hui si populaire, c’est peut-être parce qu’elle est le reflet, non pas du monde tel qu’il est, mais tel qu’on le perçoit par le prisme de nos inquiétudes présentes et futures. Là où l’utopie est anachronique12, la dystopie se trouve au cœur du réel et épouse parfaitement les caractéristiques principales de l’époque à laquelle elle appartient.

Autrefois marginalisée par l’ordre égalitaire de l’utopie, la figure de l’individu héroïque, car dissident et isolé, est réhabilitée par la dystopie. Cette résurrection du héros et de sa dramaturgie explique en partie l’incroyable popularité des œuvres dystopiques qui, sur le modèle des films de super-héros, permettent aux plus jeunes de s’identifier à ces héros prouvant leur courage face à une menace qui les dépasse. Dans un monde globalisé, où de fortes inégalités côtoient une insécurité permanente, la dystopie n’est plus seulement une projection dans l’avenir, elle devient le miroir grossissant des névroses de nos sociétés. Au Brésil, l’explosion des ventes de La Ferme des animaux (1945), célèbre fable politique d’Orwell sur le régime soviétique, est à mettre en regard avec le désenchantement total de la politique brésilienne, entre la destitution controversée de Dilma Rousseff et son remplacement par un « véritable gang de malfaiteur » dirigé par l’actuel chef de l’État Michel Temer. Exemple par excellence du rapprochement entre dystopie et réalité, l’élection de Donald Trump aux États-Unis a donné une actualité nouvelle au 1984 d’Orwell, entre « faits alternatifs » et post-vérité, mais aussi au roman d’anticipation La Servante écarlate (1987) de Margaret Atwood, véritable phénomène d’édition depuis son adaptation à la télévision, érigée depuis en série politique de l’année.

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Série majeure de 2017, The Handmaid’s Tail, a eu un écho retentissant dans l’Amérique de Trump. © pqgw

Mais la popularité de la dystopie pourrait bien finir par se retourner contre elle. En effet, malgré un potentiel critique indéniable qui a déjà fait ses preuves face aux totalitarismes du XXème siècle, la dystopie contemporaine souffre de deux défauts majeurs, qui ne sont finalement que ceux de notre époque. Le pessimisme radical inhérent à la dystopie fait que la proposition d’une alternative, caractéristique majeure de l’utopie classique, peine à émerger de la critique dystopique. D’autant plus que cette même critique n’a plus la force qu’elle avait auparavant. Élément omniprésent de la culture contemporaine depuis son âge d’or américain des années 1950, la science-fiction englobe aujourd’hui largement le genre dystopique, au point qu’en plus de partager les mêmes pères fondateurs (Jules Verne, H. G. Wells, Edgar Poe) ils en sont venus à partager le même défaut, l’abdication de la subversion au profit du divertissement si cher à la société de consommation.

Naïve et dangereuse politiquement, pessimiste et commerciale culturellement, il n’est donc pas étonnant que l’alternative portée par l’utopie soit totalement absente de l’horizon idéologique de notre époque. Mais, plus qu’un déficit d’imagination et de propositions, cette situation découle avant tout d’un rapport de forces qui, lui, est bien réel. Paul Ricoeur, dont la philosophie est récupérée malgré elle par certains macronistes soucieux de donner une légitimité intellectuelle aux décisions présidentielles, l’avait d’ailleurs bien compris en s’inspirant13 des travaux du sociologue allemand Karl Mannheim dans Idéologie et Utopie (1929). Selon lui, l’ensemble des représentations d’un groupe, ce qu’il appelle un « style de pensée », s’explique par le positionnement social de ce groupe, et notamment la classe sociale à laquelle il appartient. La réalité sociale est donc traversée par un antagonisme entre deux idées, l’idéologie et l’utopie, mais aussi et surtout par un antagonisme social entre classes dominantes, qui légitiment et reproduisent l’ordre en vigueur par l’idéologie, et classes dominées, qui produisent des utopies contestatrices de l’ordre établi. Jusqu’à présent, ce rapport de force est largement favorable à l’idéologie et aux classes dominantes, ce qui a pour conséquences de condamner l’utopie à des aménagements « avec la réalité » (voir l’exemple du revenu universel proposé par Benoît Hamon qui s’apparente de plus en plus à un minimum décent) ou à être récupérée par les « nouveaux utopistes » techno-scientifiques14.

Retrouver le “réel de l’utopie”

Il s’agit donc maintenant de renverser ce rapport de forces par la revalorisation de la critique et de l’alternative présentes dans l’esprit utopique, tout en réactivant le lien qui fait l’originalité de l’utopie, celui entre littérature et politique, car l’utopie narrative n’a pas vocation à demeurer fictionnelle mais bien à sécréter des tentatives politiques, sociales, écologiques et économiques opposées au système capitaliste. A cet égard, la tradition des communautés idéales, initiée par le socialisme utopique, est restée vivace tout au long du XXème siècle, de la fondation du premier kibboutz en 1909 à celle de la « ville libre de Christiania » en 1971, en passant par la prolifération des communautés New Age et hippies durant les années 1960 (Damanhur en Italie, Auroville en Inde, Drop City aux Etats-Unis).

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Fresque humaine contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. © Moulins

Mais, à ces mouvements communautaires issus de la contre-culture, s’ajoute une autre influence toute aussi décisive pour les utopies pratiques d’aujourd’hui, celle des utopies pirates. Cette influence se retrouve aussi bien dans l’œuvre de Daniel Defoe au sujet de la ville mythique de Libertalia que dans le concept des « Temporary Autonomous Zone » (TAZ) du mystérieux Hakim Bey, qui voit dans les contre-sociétés pirates du XVIIème siècle les prémices d’une organisation libertaire et démocratique. D’un acronyme à l’autre, on peut ainsi retracer la filiation existant entre le concept de TAZ et l’émergence contemporaine des « Zones A Défendre » (ZAD) qui, même si elles n’ont pas de vocation utopique à l’origine, font de l’opposition à un projet d’aménagement (l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, le barrage de Sivens, la ligne TGV Lyon-Turin pour ne citer que les cas français) l’occasion de mettre en œuvre des principes en rupture avec la logique du marché.

Signe que les temps changent, depuis une dizaine d’années, l’intérêt pour l’utopie va ainsi grandissant et s’accompagne d’un important renouveau théorique qui, loin d’être déconnecté du monde, conçoit désormais les utopies comme tour à tour réalisables, réalistes ou réelles15. Ce renouveau est aussi littéraire puisque, à l’image de la science-fiction américaine des années 1970, la nouvelle génération d’écrivains de science-fiction, inspirée par les sciences humaines et la contre-culture, porte un regard critique sur son temps tout en s’emparant de ses problématiques (rapports aux nouvelles technologies, sexualité, écologie, rôle des médias)16. Figure incontournable de cette science-fiction engagée, l’écrivain français Alain Damasio, auquel la revue Ballast a récemment consacré un long entretien en quatre volets, renouvelle profondément le genre de l’anticipation politique par ses romans (La Zone du dehors, Les Furtifs) et nouvelles (Aucun souvenir assez solide) aux accents philosophiques et poétiques. « Philosophe raté » et éclectique17, s’inspirant de Foucault et Deleuze pour réfléchir sur l’avènement des sociétés de contrôle, il est l’un des rares à conjuguer écriture et engagement, qui bien souvent ne font qu’un chez lui, comme l’illustre son soutien à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou sa contribution au site Lundi Matin lors du récent procès de la voiture brûlée quai de Valmy.

Comme c’est d’ailleurs le cas à Notre-Dame-des-Landes, où il s’agit de dire « Non à l’aéroport ! », la revitalisation de l’esprit utopique doit tout d’abord passer par un « non inconditionnel et inflexible » comme l’affirme Daniel Bensaïd, autre penseur important de l’utopie. Du mot d’ordre zapatiste « ¡Ya basta! » aux mouvements anti-Trump, créant manuels et école de « résistance », chacun doit être à l’image de l’homme révolté de Camus, un « homme qui dit non ». Temporalité politique principale de notre époque, il convient ainsi de substituer au présent perpétuel de l’idéologie néolibérale le présent pluriel et conflictuel de l’utopie démocratique. C’est seulement à partir de cette brèche ouverte par la résistance au temps présent que pourra s’engouffrer une véritable alternative utopique, de manière à faire des utopies d’aujourd’hui les réalités de demain.


L’utilisation de la fiction pour déguiser la critique utopique et ainsi échapper à la censure politique ou religieuse peut d’ailleurs se retrouver chez les philosophes des Lumières, qu’il s’agisse de Voltaire avec Candide (1759) et son pays d’Eldorado ou bien de Diderot avec le Supplément au voyage de Bougainville (1773) et la société d’Otaïti.

Ce passage de l’espace au temps est tout particulièrement visible si l’on compare les sociétés utopiques insulaires de More et de ses continuateurs, influencés par la découverte du « Nouveau Monde » qu’est alors l’Amérique, au roman de Mercier intitulé L’An 2440, rêve s’il en fut jamais (1771), considéré comme un des premiers textes d’anticipation.

Ce basculement est plus important qu’il n’y paraît puisque, en plus de légitimer les utopies sociales du 19ème siècle sur le plan politique, il annonce l’apparition de l’uchronie sur le plan littéraire, néologisme qu’on doit au français Charles Renouvier (1815-1903) et qui connaît depuis un grand succès, qu’on pense à Philip K.Dick avec Le Maître du Haut Château (1962), depuis adapté en série, ou bien à Fatherland (1992) de Robert Harris.

4 Le terme de « socialisme utopique » est ainsi loin d’être neutre. D’abord utilisée par les conservateurs pour désigner les réformateurs sociaux dans le but de disqualifier leurs théories, le terme est repris par les courants marxistes de la fin du 19ème, et notamment dans le Manifeste du Parti communiste (1848) sous le nom de « socialisme critico-utopique ». En 1880, la célèbre brochure d’Engels va entériner le divorce entre « socialisme utopique » et « socialisme scientifique », représenté par le matérialisme historique de son ami Karl Marx, renvoyant les théories socialistes de l’époque à l’état de brouillon « prémarxiste ».

5 Chaque théoricien développe ainsi un modèle bien particulier : Cabet se dit « communiste » et prône une production collectiviste, Fourier théorise le concept de phalanstère et insiste sur l’harmonie des passions humaines, Saint-Simon et ses disciples préfigurent l’utopie techno-scientifique moderne si néfaste à la conflictualité sociale en vouant un culte à la science positive et aux technocrates.

6 A titre d’exemples, la fascination techno-scientifique peut déjà se retrouver chez Jules Verne (Vingt Mille lieues sous les mers, 1870) et H. G.Wells (La Machine à explorer le temps, 1895) à la fin du 19ème siècle, inaugurant ainsi la montée en puissance de la dystopie puis de la science-fiction au 20ème siècle.

7 A la suite du film précurseur de Fritz Lang, Metropolis (1927), les cinéastes vont peu à peu se saisir de la dystopie, en passant notamment par l’adaptation de romans : Farenheit 451 (1966) de Jean-Luc Godard, Soleil vert (1973) de Richard Fleischer et bien sûr Blade Runner (1982) de Ridley Scott, inspiré du chef d’œuvre de Philip K. Dick Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968).

8 Ainsi, jusque dans sa critique, l’utopie est rattrapée par le paradoxe. Oscillant entre le rêve et le cauchemar, comment l’utopie pourrait-elle donc être à la fois irréaliste et dangereuse ? Comme le souligne justement la revue Mouvements dans un numéro consacré à l’utopie « si l’utopie est irréaliste, on ne voit pas comment elle serait dangereuse, et si elle est dangereuse, c’est qu’elle n’est pas aussi irréaliste que ça. ».

9 La récupération capitaliste de l’utopie n’est pas nouvelle, dans la forme comme dans le fond. Déjà en 1927, l’industriel américain Henry Ford créé Fordlandia, sa ville idéale en plein cœur de l’Amazonie brésilienne, avec à la clé un échec retentissant. On retrouve le même esprit chez les communautés libertariennes américaines, qui dépensent des millions pour des projets de villes flottantes autonomes, ou bien chez Bill Gates, qui compte construire une « ville intelligente » dans l’Arizona, sans parler de Friedrich Hayek qui, dans Les intellectuels et le socialisme (1949), regrettait l’absence d’une « utopie libérale ». Du côté de la littérature, il faut mentionner l’ouvrage mythique d’Ayn Rand, romancière et philosophe libertarienne, intitulé La Grève (réédité en France en 2017) qui serait le deuxième livre le plus influent aux États-Unis après la Bible. Même la dystopie n’est pas épargnée : de Steve Jobs récupérant le 1984 d’Orwell pour promouvoir le premier Macintosh à Taco Bell reprenant les codes de la dystopie pour critiquer MacDonald, en passant par Adidas se présentant comme alternative à un futur dystopique, la dystopie devient argument de vente.

10 Amorcé à la fin des années 2000, le déferlement des dystopies dans la littérature jeunesse commence réellement avec le premier tome de la trilogie d’Hunger Games (2008) de Suzanne Collins, best-seller qui sera très vite suivi de nombreux autres romans basés sur le même principe : Divergent (2011) de Veronica Roth, Delirium (2011) de Lauren Oliver ou encore La Sélection (2012) de Kiera Cass.

11 Lors de la dernière édition des Emmy Awards, cérémonie récompensant le meilleur de la télévision américaine, l’engouement pour les dystopies s’est ainsi vérifié avec le triomphe de la série The Handmaid’s Tale, primée à cinq reprises (notamment l’Emmy de la meilleur série dramatique et le prix de la meilleure actrice pour Elisabeth Moss), et celui plus modeste de l’anthologie Black Mirror, dont l’épisode San Juniperoa reçu le prix du meilleur scénario.

12 Comme le montre très bien le philosophe Christian Godin dans un article, le genre utopique est en décalage complet avec son époque, et ce dès l’origine : «  il collectivise au moment où s’affirme l’individualisme, il édifie des États sans mémoire au moment où prend corps le sentiment national, il supprime la propriété privée et la monnaie au moment où apparaît le capitalisme, il imagine un pays isolé au moment où se multiplient les échanges entre les continents… ».

13 Reprenant la distinction originelle de Mannheim entre idéologie et utopie, Paul Ricoeur va approfondir son analyse de la conflictualité idéologique et sociale en décrivant les trois fonctions antagonistes rattachées à l’idéologie (fonction de distorsion déjà décrite par Marx comme « fausse conscience », fonction de légitimation du pouvoir analysée par Weber, fonction de construction et de maintien de l’identité sociale collective) et à l’utopie (fonction de fuite hors du réel, fonction de subversion sociale du pouvoir, fonction de mise en mouvement de l’identité collective).

14 Dans un article important, Pierre Musso montre bien comment, dès les années 1830, la promotion du progrès technique (des chemins de fer jusqu’à Internet) a servi à évacuer la conflictualité politique inhérente à l’utopie sociale. Forte de son accomplissement prochain, l’utopie techno-scientifique fait des industriels et des experts les acteurs principaux du changement, qui n’en est d’ailleurs pas vraiment un puisque la critique technologique est remplacée par le double écueil de la fascination des techno-messianistes et de la terreur des techno-catastrophistes.

15 Du nom de trois livres consacrés à l’utopie : Utopies réalisables (2000) de l’architecte et sociologue français Yona Friedman, le best-seller Utopies réalistes (2017) du journaliste et historien néerlandais Rutger Bregman et enfin le livre Utopies réelles (2017) du célèbre sociologue américain Erik Olin Wright.

16 Face à l’atonie de l’utopie sur le plan politique, le renouveau de la tradition utopique s’est amorcée sur le plan littéraire par le biais de la science-fiction américaine des années 1970. Se démarquant volontairement de l’utopie narrative traditionnelle, des auteurs comme Samuel Delany (Triton, 1988) et Ursula K. Le Guin (Les Dépossédés, 1975) écrivent des « utopies ambiguë » dans lesquelles la vie quotidienne est abordée à travers un prisme sociologique et politique, anarchiste et féministe notamment, sans parler du thème écologique avec l’Ecotopie (1975) d’Ernest Callenbach. Renouant avec ces thématiques tout en les dépassant, la science-fiction contemporaine s’empare elle aussi des problématiques de notre époque : l’interrogation sur les fondements de la science (Le Problème à trois corps de L. Cixin), la lutte entre les générations (Rien ne nous survivra de M.Mazaurette) ou entre les classes (Millenium People de J. G. Ballard).

17 En effet, au-delà de son œuvre littéraire, Alain Damasio accumule les projets en tout genre : participation à la création de la maison d’édition indépendante La Volte en 2004, collaboration avec l’artiste electro Rone sur le morceau Bora Vocal en 2008, création de productions sonores et de scénarios de jeux vidéos, exposition « Extravaillance » au sein du collectif Zanzibar…

Crédits photos :

©marc-hatot. Licence : CC0 Creative Commons

Illustration de l’île d’Utopia de Thomas More ©Rudi Palla

Big Brother is watching you ©Sstrobeck23

The Handmaid’s Tail. ©pqgw

Fresque humaine contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. ©Moulins