“Nous n’avons pas l’intention de devenir des bons capitalistes”, entretien avec Olivier Leberquier

Nous nous sommes entretenus avec Olivier Leberquier, le directeur général délégué de la coopérative Scop-Ti. Cette coopérative est née après 1336 jours de combat contre le géant Unilever. Elle constitue aujourd’hui un exemple pour les syndicalistes et travailleurs qui reprennent leurs entreprises en France, et noue des échanges avec des coopératives et sociétés autogérées à l’échelle de la planète.


LVSL: Pourriez-vous vous présenter, revenir sur votre parcours professionnel, vos engagements militants avant de devenir directeur général délégué de votre entreprise ?

Je suis l’ancien délégué syndical CGT de Fralib, toujours militant syndical et maintenant devenu directeur général délégué de Scop-Ti. Je suis sorti de l’école à 17 ans, aujourd’hui j’en ai bientôt 55. A l’époque on faisait encore le service militaire, j’ai eu trois ans d’activité mais à l’époque c’était compliqué d’être embauché tant qu’on n’avait pas fait son service, il fallait être dégagé de ses engagements militaires. J’ai fait pas mal de boulots notamment chez Fralib dans l’usine qui était au Havre et j’ai fait mon service militaire pour ensuite refaire des petites missions, et là j’ai découvert que des postes en CDI étaient ouverts en tant que technicien de maintenant chez Fralib au Havre.

J’ai donc postulé et été recruté en 1985, puis j’ai fait toute ma carrière chez Fralib. Je suis fils de militants syndicaux et politiques : mes parents sont tous les deux au Parti Communiste. Mon père a eu des mandats y compris dans la municipalité où j’ai grandi. Je suis issu d’une famille nombreuse, dans une maison très ouverte avec beaucoup de passages de militants. Quand j’étais adolescent, mon père m’avait dit de penser à me syndiquer quand je rentrerai sur le marché du travail. Il avait dit « tu verras, tu choisiras », c’est ce que j’ai fait.

Chez Fralib, je me suis syndiqué à la CGT, j’avais 22 ans, plein de passions, notamment une que j’ai dû mettre de côté depuis 2010 à cause du conflit, c’est le football. J’ai été joueur, entraîneur et j’ai fait ça toute ma vie à un niveau amateur. Connaissant le temps que prend un engagement militant, au tout début quand je me syndique, je n’ai pas l’intention d’être militant. C’est pour les valeurs que j’adhère mais à part quand il y avait des actions et que je suivais, je n’étais pas représentant car j’étais trop pris par le sport.

« À l’instant où j’ai obtenu mes premiers mandats syndicaux, après des élections où j’ai décidé de prendre des mandats en 1990-91, ma carrière s’est arrêtée en matière d’évolution professionnelle. »

Ensuite, j’ai commencé ma carrière professionnelle. Jusqu’à 28 ans, je suivais mais je n’avais pas vraiment d’activité. Tant que je suis resté dans ce cadre, mon évolution chez Fralib était normale, je suis passé d’opérateur à opérateur-mécanicien puis technicien. A l’instant où j’ai obtenu mes premiers mandats syndicaux, après des élections où j’ai décidé de prendre des mandats en 1990-91, ma carrière s’est arrêtée en matière d’évolution professionnelle. Il a fallu que j’attende une décision de justice en cassation en 2009 à la suite d’une procédure qui a duré plus de 6 ans, pour faire reconnaître devant la justice une discrimination syndicale dont je faisais objet. Unilever a fermé l’usine du Havre en 1998, un combat a été mené avec des relais médiatiques.

J’étais délégué syndical central puisqu’à l’époque Fralib c’était trois sites de production et un siège social à la Garenne-Colombes avec 400 personnes, le site de Marseille qui a bougé à Gémenos, un site à Poitiers et le site du Havre. En 1998, quand il y a ce projet de fermeture, on n’a pas gain de cause. Le projet était de fermer l’usine du Havre, mais comme une usine européenne de thé parfumé ouvrait à Gémenos, ils proposaient à 152 salariés du Havre un poste à Gémenos. On avait soit un poste identique soit un poste supérieur donc juridiquement, il n’était pas possible de s’opposer.

J’avais 35 ans, mon épouse travaillait à temps partiel, j’étais marqué au rouge de partout et me trouvais dans une situation où je risquais de rester très longtemps au chômage si je ne suivais pas à Marseille. Le nom de mes parents était marqué et mon nom s’était trouvé dans la presse à cause de l’action militante menée. La seule solution pour continuer à nourrir la famille était de descendre à Marseille. Je suis devenu délégué syndical du site. Pour compléter, j’ai eu des responsabilités au niveau de ma fédération dans l’agroalimentaire, à partir de 2000 j’ai été élu à la commission exécutive fédérale.

Fête de l’Humanité 2012, photo PATRICK GHERDOUSSI

LVSL: Vous parlez de l’adoption sur votre site d’un « changement de système social et de politique également perceptible dans la gestion de la production et de la qualité des biens proposés ». Vous mettez en avant des valeurs, une manière de produire et aussi le fait de rendre aux employés le pouvoir au sein de l’entreprise. Comment cela se traduit-il dans les faits ?

Il faut d’abord dire que ce n’est pas simple. C’est ce qu’on s’attache tous les jours à mettre en place. On était 182 salariés à l’annonce de la fermeture, au bout de 3 ans et demi on est resté 76 à lutter jusqu’au bout, il faut quand même une sacrée conscience de classe pour demeurer ainsi jusqu’au bout. Sur les 76, tout le monde avait la possibilité de rentrer dans le plan de la coopérative et 58 ont franchi le pas. Sur les 58, 46 avaient la volonté d’y être salarié un jour. On en a déjà salarié 43 dont 3 aujourd’hui sont retraités. Il y en a encore 3 à faire rentrer. L’ensemble des salariés de Scop-Ti sont devenus coopérateurs.

Pour autant, tous n’ont pas élevé leur conscience au même niveau, on est un collectif de salariés et quelques personnes viennent travailler à Scop-Ti comme s’ils venaient travailler pour Fralib. Notre premier organigramme est un cercle et non une pyramide comme cela est imposé partout. Le tour du cercle c’est l’assemblée des coopérateurs, qui est souveraine. Toutes les grandes décisions, politiques et stratégiques sont prises au niveau de l’assemblée des coopérateurs. Ensuite, une entreprise comme la nôtre vit tous les jours.

On a élu au conseil d’administration une direction de l’entreprise de 11 membres, ce qui demeure beaucoup. Pour être réactif au jour le jour, on a décidé de donner la mission à trois personnes de constituer un comité de pilotage pour prendre ensemble ou séparément des décisions utiles pour la Scop.

On priorise le dialogue avec les coopérateurs mais parfois ça n’est pas simple. Si on n’a pas eu le temps d’en parler, on en réfère aussitôt au conseil d’administration et à l’assemblée générale pour valider après coup les décisions prises. Pour l’instant, aucune décision n’a été invalidée après coup. Si jamais cela devait arriver, il s’agira de trouver une solution car les coopérateurs sont souverains. On n’a pas obtenu la marque Eléphant comme on le revendiquait, ce qui nous aurait fait tout de suite 450 tonnes d’activité pour démarrer.

Ainsi on aurait eu directement de l’activité. Notre entreprise produisait au plus fort 6 000 tonnes. On a donc dû créer notre propre marque, 1336; aujourd’hui, même si on est satisfait par la pénétration du marché de nos produits, ce n’est pas suffisant. Nous avons vendu 10 tonnes la première année, 25 la suivante et 35 l’année passée. On est très loin des 6 000 tonnes mais notre projet est de 500 tonnes à l’horizon 2019.

« Pour nous, la Scop idéale c’est que tout se passe sans qu’on vienne dire à qui que ce soit ce qu’il doit faire. »

Par la suite, on a proposé nos services à la grande distribution et à des marques qui n’ont pas de site industriel. On a signé des contrats avec Système U, Leclerc et Carrefour mais pour pouvoir travailler avec la grande distribution, il faut obtenir des certifications, notamment IFS. On a été certifié. Tous les ans on a des audits et on a été renouvelé chaque année donc il n’y a pas de problème à ce propos. En revanche administrativement, dans les documents demandés, il fallait absolument fournir un organigramme en pyramide avec des responsables. Cela nous posait un problème éthique.

Si on ne le faisait pas, on n’avait pas la certification. Je caricature à peine. On a répondu leur attente en faisant cette pyramide mais en mettant en haut de celle-ci l’assemblée des coopérateurs – ce qui répondait aux attentes. Dans les compétences qui me sont dévolues, j’ai les parties marketing, commerciale et gestion du personnel. Pour nous, la Scop idéale c’est que tout se passe sans qu’on vienne dire à qui que ce soit ce qu’il doit faire, le fait de donner des consignes. Chacun vient en sachant ce qu’il doit faire et c’est ainsi qu’on arrive à fonctionner dans pas mal de services, même si certains et certaines d’entre nous – on ne passe pas de 30 ans de travail dans une multinationale avec un système pyramidal où on nous impose ce qu’on doit faire à l’autonomie- ont besoin qu’on leur dise ce qu’ils doivent faire. Ici, il n’y a pas de hiérarchie.

Manifestation à Paris en 2012

LVSL: On a souvent l’image de coopératives qui ne vont pas être rentables, moins efficaces que des entreprises organisées suivant une forme classique, capitaliste. Comment prenez-vous en charge vos impératifs éthiques pour quand même parvenir à perdurer ?

Effectivement, on n’a pas une gestion capitaliste de l’entreprise et c’est pour ça qu’on n’est pas encore sortis d’affaire. On espère cette année trouver le point d’équilibre de l’entreprise, parce qu’il fallait tout reconstruire: si on avait eu la marque Eléphant ça aurait été beaucoup plus simple, les bénéfices venaient immédiatement. J’espère qu’un jour on se posera la question de la répartition des bénéfices. Le capital versé par les coopérateurs n’est pas rémunéré, il n’y aura ni rentier ni actionnaire chez nous. 50% en répartition participation aux bénéfices, 35% en investissement et 15% en réserve pour la société.

On n’a pas une gestion capitaliste car quand on est sorti du conflit en 2014, il y avait des choses administratives à régler et en 2014 dans notre région, un certain nombre d’institutions sont passées à droite, ce qui a créé des difficultés. L’ancienne majorité tant à la métropole qu’à la région soutenait notre projet. Le bâtiment et les terrains avaient été rachetés par la métropole pendant la lutte et l’outil industriel leur avait été cédé pour un euro symbolique. Elle devait nous les rétrocéder. Lors de la sortie du conflit avec Unilever en 2014, on espérait reprendre vite l’activité mais elle n’a pu reprendre qu’en 2015 avec une vente des produits au mois de septembre.

Si on avait eu une gestion capitaliste, la sagesse capitaliste aurait été de dire qu’on démarre et qu’on ne fait rentrer des salariés que lorsqu’il y a une activité lucrative. Du boulot pour remettre en état il y en avait. Collectivement, on a décidé qu’il n’était pas question de laisser un copain ou une copine sur le bord de la route. Des projets de reclassement ont été posés et on les a fait rentrer, notamment les plus jeunes en mai 2015 car ils avaient moins de droits et qu’on voulait les faire rentrer avant qu’ils ne les perdent. Aucune activité lucrative n’était en place dans la Scop. Aucune entreprise capitaliste ne l’aurait fait de cette manière car ils auraient attendu que de l’argent rentre.

« On nous dit qu’on serait des mauvais capitalistes mais ça tombe bien car nous n’avons pas l’intention de devenir des bons capitalistes. On le prend comme un compliment! »

Le souci c’est que quand on discute avec des instances, on nous dit qu’on serait des mauvais capitalistes, mais ça tombe bien car nous n’avons pas l’intention de devenir des bons capitalistes. On le prend comme un compliment! Le fait de mettre des hommes et des femmes en avant fait qu’aujourd’hui, économiquement c’est dur, mais si c’était à refaire, nous prendrions les mêmes décisions. Il n’est pas question qu’un combat collectif, mené et gagné ensemble vienne créer des divisions.

On continue à avancer ainsi avec les difficultés que cela implique. Pour l’avenir je suis assez optimiste. Si on avait pas cru en nous, on ne serait plus là, on a toujours trouvé des solutions. L’évolution de la Scop est positive. On a cependant une incertitude car les banques ne suivent pas. Est-ce qu’on ne coincera pas avec la trésorerie qui ne pourrait plus suivre notre montée en puissance ? On a quadruplé le chiffre d’affaires entre 2015 et 2016, on l’a augmenté de 63% en 2017, on l’augmentera de toute façon en 2018 car de nouveaux marchés sont arrivés. La seule incertitude concerne donc la trésorerie car l’arrivée de nouveaux marchés est source de besoins de trésorerie et il faut gérer ces démarrages de nouveaux circuits. Les banques ne nous aident pas, c’est pour cela que nous avons lancé la campagne de socio-financement, en juillet 2017.

Pour revenir à la question initiale, je pense que les coopératives ne sont pas moins rentables. Si on refait l’interview dans deux ou trois ans, quand nous aurons passé ces étapes, des bénéfices vont se faire et on pourra faire beaucoup plus au niveau de l’entreprise que ce qu’on faisait avec Fralib car nous, la grosse différence, c’est qu’on n’aura pas d’actionnaires à gaver et donc l’ensemble des résultats vont demeurer dans l’entreprise. Ça sera une réussite et j’ai hâte de discuter de la répartition avec les membres du collectif.

Certains ou certaines voudront peut-être faire bouger les choses et on aura des débats intéressants. On portera aussi le résultat de l’entreprise pour alléger les charges de travail des coopérateurs, créer de nouveaux emplois et dégager du temps de travail. On a développé avec la lutte des Fralib tout un pan culturel avec des films, notre groupe de musique, notre troupe de théâtre qui tourne. Il faut que cela prenne sa place dans la coopérative. Selon nous, l’usine ce n’est pas uniquement l’endroit où on vient travailler et chercher un salaire. Ça doit aussi être un lieu d’émancipation et la culture a toute sa place dans l’usine.

LVSL: Le sociologue Maxime Quijoux a beaucoup travaillé sur les reprises d’entreprises qui se constituent en coopératives en Argentine. Elles ont eu lieu au début des années 2000 donc il dispose d’un certain recul pour ses travaux. Il évoque une « routinisation des pratiques ». Les personnes les moins politisées se sont prises au jeu de la coopérative mais l’attention portée aux assemblées diminue, on a une lassitude, un manque de temps pour ces pratiques. Avez-vous constaté ça ?

En janvier 2014, quand on occupait l’usine, on avait organisé avec l’association Provence-Amérique Latine de Marseille une rencontre, de même que les premières rencontres internationales des usines autogérées. On avait vu des Brésiliens, des Italiens, une douzaine de nationalités étaient représentées. On a pu échanger à propos de la vague des hôtels récupérés en Argentine notamment. Concernant le risque de routinisation, c’est un souci que nous avons en permanence. Parfois on me demande si ça a été compliqué de passer de délégué syndical à directeur général.

Je réponds toujours que non car la Scop continue à se gérer de la même manière que le conflit s’est passé ou de la même manière qu’on concevait les relations syndicales avant. Le problème qu’on a eu, c’est que quand on occupait l’usine on a été parfois 24h/24 ici et ensemble. On mangeait ensemble, on gardait l’usine ensemble. On faisait parfois deux ou trois assemblées générales dans la même semaine. L’échange était permanent.

On essaye maintenant de le faire de la même manière sauf que l’activité a repris et qu’il faut travailler. La cohabitation du débat collectif et de l’activité est complexe. Les échanges peuvent parfois être tendus : on a mis 9 mois à déterminer la politique salariale de la Scop. Certains coopérateurs ne vont pas ou plus aux réunions, n’osent pas prendre la parole car ils ont senti que ce qu’ils disaient n’était pas retenu. Je réussis à m’exprimer devant des personnes et ne vis pas la contradiction comme un échec mais cela n’est pas le cas de tout le monde, surtout que cela peut être vécu comme une humiliation.

Il faut veiller à cela pour que le débat collectif perdure. Plus de 40 personnes sur 58 viennent à chaque assemblée. En ce moment, on constate un léger déclin de participation mais je comprends ce constat car nous sommes encore une jeune coopérative. Il faut faire en sorte de trouver des outils et de ne pas se contenter de l’assemblée des coopérateurs pour que vive le débat. Tout le monde n’est pas égal concernant les prises de parole. Il faut trouver des espaces et moyens de communications sans que cela passe par l’assemblée. Cela peut notamment se passer via des mails sur internet ou des sms. On communique pour que tout le monde soit à tout moment au même niveau d’information, et aussi dans des espaces informels comme à côté de la machine à café.

Réunion du Comité Européen

LVSL: Avez-vous des liens avec d’autres coopératives ? Avez-vous été approché par des entreprises ou des syndicalistes qui voulaient transformer des entreprises en coopératives ?

L’exemple le plus emblématique est celui de la Fabrique du Sud à Carcassonne. Ils disent que s’il n’y avait pas eu les Fralib, ils n’auraient pas mené leur lutte alors qu’ils ont subi la même chose que nous un an et demi après. En juillet 2012, ils se sont rapprochés de nous et sont sortis du conflit un an avant nous. Ils ont donc mis le projet de coopérative que nous portions en pratique, un an avant nous ! Ils sont moins nombreux et font de la glace artisanale, c’est La Belle Aude. L’exemple qu’on a pu donner leur a servi. On a toujours des contacts avec eux, on essaye de se coordonner. A l’internationale, on a des contacts avec les usines autogérées. En France, comme à l’étranger, on est en lien avec des structures, pas nécessairement coopératives, mais qui pratiquent l’autogestion.

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Non merci patron ! Ils sont salariés, indépendants ou agriculteurs et ils ont décidé de se regrouper en coopérative. Le plus souvent suite à un conflit ouvert avec leurs employeurs, acheteurs ou fournisseurs notamment de plateformes prétendument collaboratives à la Uber et cie : fermetures de sites et licenciements, politique de prix tyrannique, conditions de travail déplorables, etc. En devenant copropriétaires de l’outil de travail, ils deviennent pleinement souverains dans l’entreprise. Quoi produire ? Comment ? C’est désormais à eux qu’il revient d’en décider. Un vrai processus d’émancipation et beaucoup d’obstacles. Plongée dans le monde des coopérateurs. 

 

La coopérative comme alternative aux licenciements boursiers

 

Des ouvriers de Scop TI devant la figure du Che au-dessus duquel la phrase « on ne lâche rien » domine discrètement, immortalisés par Vincent LUCAS pour Là-bas si j’y suis en 2015

1336 n’est pas une marque de thé comme les autres. Et son nom en dit long : 1336, c’est le nombre de jours qu’a duré la mobilisation des salariés de Fralib contre la fermeture de leur usine à Géménos (Bouches-du-Rhône) décidée par la multinationale Unilever, alors propriétaire de Fralib. Presque 4 ans de bras de fer avec la direction, d’actions devant les tribunaux, d’occupations d’usine, d’interpellations des pouvoirs publics pour empêcher que la multinationale britannique ne ferme le site pourtant en bonne santé pour délocaliser la production de la marque Elephant en Pologne. Les ex-Fralib obtiennent finalement de pouvoir reprendre leur usine en SCOP : c’est la naissance de Scop-TI en 2014. En devenant les copropriétaires des moyens de production, les ouvriers ont gagné la souveraineté sur la production : c’est ainsi qu’ils ont pris la décision –  collectivement et démocratiquement soit dit en passant – de produire des thés et infusions natures ou avec des arômes 100% naturels. L’histoire des ouvriers de la glacerie « La Belle Aude » à Carcassonne, est à peu près similaire. La fermeture de la fabrique de glaces annoncée, les ouvriers entrent en lutte pour sauver leur outil de production et finiront par reprendre l’entreprise en SCOP. Les ouvriers, désormais copropriétaires de leur outil de travail, ont ainsi pu « réinventer leur métier » c’est-à-dire « faire des glaces autrement avec des produits simples, naturels, issus de productions locales, responsables. » « Vive la lutte des glaces ! » peut-on lire sur leur site.

 

Petits producteurs et « consommateurs » en lutte contre la grande distribution et l’agro-business

 

Le modèle coopératif convainc également de petits producteurs et certains « consommateurs » finaux. Au pays basque, dans la vallée des Aldudes, une centaine de producteurs de lait de brebis et de vache, excédés par les prix pratiqués par les grands groupes industriels du lait auxquels ils vendaient leur production, se sont regroupés en coopérative et ont par la suite décidé de créer leur propre fromagerie artisanale. A Colmar, ce sont aussi 35 agriculteurs qui se sont constitués en SCOP pour racheter un supermarché de l’enseigne Lidl. Le supermarché Cœur Paysan a ainsi vu le jour, permettant aux agriculteurs coopérateurs de vendre directement leurs produits aux consommateurs finaux. Plusieurs supermarchés coopératifs d’un genre nouveau ont également ouvert ces derniers temps comme La Cagette qui a été inaugurée le 6 septembre dernier à Montpellier. La Cagette, d’abord constituée en association, s’est par la suite transformée en entreprise coopérative afin de reprendre un Spar en liquidation judiciaire.  Pour pouvoir y faire ses emplettes, il faut être membre de la coopérative en achetant 10 parts sociales à 10 euros et participer à une réunion d’accueil. Toutes les décisions sont prises collectivement par les coopérateurs selon le principe « une personne, une voix » et ce, quel que soit le nombre de parts sociales. Au total, on compte une vingtaine de supermarchés coopératifs de ce genre comme La Louve à Paris ouvert en novembre 2016,  SuperQuinquin à Lille, Demain à Lyon, La Chouette à Toulouse ou Supercoop à Bordeaux. La différence avec des coopératives de consommateurs plus connues comme Système U ou Biocoop ? « La Louve » et ses émules ne sont pas des entreprises à but lucratif.

Façade du supermarché coopératif La Cagette, à Montpellier. ©Benjamin Polge pour LVSL

Et si le « produire et consommer autrement », formule creuse et typique de la langue de bois de notre époque, passait tout simplement par le dépassement de la propriété lucrative des moyens de production et d’échange ? Le socialisme en somme. Dépasser le capitalisme plutôt que de tenter vainement de le réformer, de le moraliser ou de le « verdir ». Le « développement durable », nouveau nom sympathique donné au capitalisme, n’est-il pas au fond une chimère ? Aussi, les combats contre le « court-termisme », la course à la rentabilité, la standardisation du goût, la tyrannie des prix, le chômage ou le tout-chimique sont embrassés par la lutte fondamentale contre le mode de production capitaliste qui engendre de tels phénomènes.  En y regardant de plus près, c’est bien le point de départ et d’arrivée de ces expériences de coopératives.

 

Face à l’ubérisation, les travailleurs indépendants s’organisent

 

L’exploitation capitaliste a plusieurs visages : ce n’est pas seulement la multinationale, donneuse d’ordres de sous-traitants qui exploitent toujours davantage les salariés en bout de chaîne. Ainsi, pour le sociologue et économiste Bernard Friot, le travailleur indépendant est le plus exploité des travailleurs. Parce que, sur le marché des biens et des services, il est toujours à la merci des groupes capitalistes, qu’il s’agisse de ses prêteurs, de ses fournisseurs (de plateformes prétendument collaboratives notamment) ou de ses acheteurs.  Pour le spécialiste du salariat, le contrat de travail doit être considéré comme une grande conquête des travailleurs organisés (CGT, SFIO puis PCF) des XIXème et XXème siècles puisqu’il reconnaît enfin les travailleurs comme producteurs alors qu’ils étaient jusqu’ici invisibilisés et considérés comme des « mineurs économiques », de simples êtres de besoin, et parce que les capitalistes donneurs d’ordre se sont vus imposer le statut d’employeur.

Un statut d’employeur que ces derniers ont toujours combattu, lui préférant le statut éminemment plus confortable de rentier. D’où la destruction du code du travail par « réformes » successives et l’ubérisation qui se propage dans tous les secteurs. Concrètement, « le statut d’employeur signifie que le capitaliste va devoir respecter un certain nombre droits construits par les travailleurs eux-mêmes. 3 types de droits : règles d’embauche, de licenciements et de conditions de travail, salaire à la qualification, cotisation au régime général construit par Croisat en 1946 ». Et le professeur émérite de Paris X – Nanterre d’ajouter : « ces trois éléments de l’emploi sont combattus en permanence par le capital qui tente de restaurer le travail indépendant et la sous-traitance de travailleurs redevenus invisibles [ndlr, le marchandage du 19ème siècle] : remplacement du code du travail par le « dialogue social » dans les PME […]. » L’ubérisation s’inscrit bien dans ce grand retour en arrière : Uber n’a rien de nouveau, « c’est le capitalisme tel qu’il existe au 19ème siècle : surtout pas employeur, rentier ».

Certes, l’emploi ne peut en aucun cas être considéré comme l’aboutissement de la lutte pour le travail émancipé : « le contrat de travail commence à alléger la subordination tout en la maintenant. »  C’est donc bien vers une sortie de l’emploi qu’il conviendrait de s’acheminer mais l’« ubérisation », l’une des formes de l’infra-emploi, est en quelque sorte une sortie de l’emploi « par le bas », réactionnaire, un retour aux relations sociales d’avant les luttes pour un statut du travailleur. Certains travailleurs « ubérisés » en lutte contre ces rentiers 2.0 qui les exploitent sont en train de construire la « sortie par le haut » de l’emploi en mettant en place des plateformes cette fois-ci réellement coopératives. Ce sont par exemple Coopcycle et les Coursiers Bordelais qui, dans le sillage de la lutte des livreurs contre Deliveroo, lancent des plateformes pour les livreurs sous la forme de coopératives.  En janvier, sera lancée l’application Rox, une plateforme pour chauffeurs VTC qui ne prélèvera aucune commission autre que les frais nécessaires au bon fonctionnement de l’application et un don reversé à des associations tels que les Restaurants du cœur. « Rox sera constituée en association à but lucratif mais plus tard, les travailleurs pourront s’organiser indépendamment pour monter une coopérative autour d’un outil de travail neutre. » nous a expliqué l’un des 5 concepteurs de Rox âgés de 26 à 32 ans. On peut également citer Coopaname comptant 850 membres et presque autant de sphères professionnelles allant de la bergère au comptable en passant par le boulanger ou la publicitaire ; une coopérative d’activité et d’emploi qui attire « beaucoup d’abimés du management contemporain » comme l’a expliqué Pascal Hayter, « coopanamien » depuis 2009 au journal L’Humanité. On encore Lapin blanc, la première plateforme de marché digitale française en coopérative par et pour les créateurs indépendants, lancée 3 ans après la fermeture d’A Little Market et d’A Little Mercerie par la multinationale états-unienne Etsy, le « premier plan social de l’ubérisation » selon les mots de ces nouveaux coopérateurs qui ont accepté de répondre à nos questions dans un entretien à paraître prochainement sur notre site.

 

Le parcours semé d’embuches des coopérateurs

 

A l’instar des initiateurs de Coopcycle, les coopérateurs se heurtent notamment à l’épineuse question de la « propriété intellectuelle » privée, véritable cheval de Troie des grands groupes capitalistes dans de nombreux domaines. La licence libre et l’open source ne constituent pas pour autant une alternative satisfaisante aux yeux des concepteurs de Coopcycle puisqu’ils ne permettent aucune mutualisation de la valeur afin de rémunérer le travail et les GAFA et autres groupes capitalistes peuvent tout à fait s’approprier ce travail et l’utiliser dans un but lucratif : « c’est institutionnaliser une exploitation sans limite de ce travail qui n’est pas reconnu comme travail » selon Alexandre Segura de Coopcycle.

Il n’est donc pas étonnant que l’on compte parmi les défenseurs de la licence libre, certains ultras du libéralisme économique tendance libertarienne qui n’ont bien entendu aucune velléité anticapitaliste. Il existe cependant d’autres partisans de la licence libre qui, bien conscients de ses limites, militent pour une « copy hard left », la « licence à réciprocité » qui pose comme principe que « le logiciel ne peut être utilisé commercialement que dans le cadre d’une entreprise collective appartenant à ses travailleurs, dans laquelle tous les gains financiers sont répartis équitablement ». C’est sans doute à ces derniers que pense Bill Gates lorsqu’il qualifie avec effroi les partisans du logiciel libre de « communistes au goût du jour ». C’est en tout cas avec ces communistes new look que Coopcycle travaille à l’élaboration de sa plateforme. La législation est avant tout conçue par et pour le capitalisme. Et la justice suit bien souvent le pas. Les ouvriers d’Ecopla se sont par exemple vu refuser leur dossier pourtant solide de reprise en SCOP de l’usine par le Tribunal de Commerce de Grenoble, qui a préféré céder l’entreprise à un repreneur qui licenciera tout le monde.  Le gouvernement peut à l’occasion s’en mêler et intervenir directement dans certains dossiers : on se souvient du non catégorique et purement idéologique du premier ministre Pierre Messmer à la reprise en coopérative par les ouvriers Lipp dans les années 70.

Une superstructure juridique, judiciaire et politique plutôt hostile donc. A vrai dire, le « marché » n’est pas non plus d’une grande tendresse pour les coopératives. Le papetier UPM n’a par exemple pas hésité à saboter les machines de son usine de Docelles (Vosges), la plus ancienne papeterie d’Europe, destinée à la fermeture afin d’empêcher le projet de reprise du site en coopérative par les ouvriers restés sur le carreau. Les grands industriels du lait avaient quant à eux tout tenté pour faire capoter l’ouverture de la fromagerie des coopérateurs de la vallée des Aldudes en les menaçant de ne plus leur acheter de lait du tout à moins qu’ils ne quittent la coopérative pour signer des contrats individuels avec eux. Tout cela à deux semaines de la campagne annuelle de collecte du lait. Faire pression et diviser pour mieux régner. Seuls treize producteurs ont finalement cédé face à Lactalis et consorts. Malgré les manœuvres de l’agro-business, la fromagerie a bien vu le jour et aujourd’hui, son défi principal est de se pérenniser. Même combat pour les coopérateurs de ScopTI.

Aussi, les coopérateurs se heurtent à une pensée dominante fortement ancrée qui « valorise les solutions individuelles » et qui « ne conçoit pas que l’on puisse consacrer une partie de son temps à un projet collectif » comme nous l’ont confié les coopérateurs de Lapin blanc. Un immense travail de conviction auprès de leurs confrères quant au bien-fondé de leur initiative attendait les futurs coopérateurs.

 

Faire front pour émanciper le travail

 

Les luttes des fonctionnaires, des contractuels du secteur public, des chauffeurs de VTC, des chauffeurs de taxis, des intermittents du spectacle, des travailleurs sans papier, des chômeurs, des retraités, des intérimaires, des salariés du privé, des indépendants, des associations de consommateurs, etc. ne s’opposent pas les unes aux autres. Le dénominateur commun de tous ces combats est la lutte ô combien inégale pour la souveraineté du travail dans la production contre la tyrannie du capital. C’est l’aspiration commune au travail non aliéné et non exploité pour tous quand bien même celle-ci n’est pas revendiquée telle quelle. Le patronat joue depuis toujours la division des travailleurs pour mieux régner. Ses porte-voix officiels et officieux n’ont de cesse de pointer du doigt les travailleurs en CDI et – pis encore – les fonctionnaires comme d’affreux privilégiés. Ils ne se privent pas non plus de rabrouer les chômeurs enclins, selon eux, à « l’assistanat », à la fainéantise et au caprice. C’est toute l’ineptie du discours sur les « outsiders » contre les « insiders ». Une dangereuse ineptie tant elle monte les travailleurs les uns contre les autres. Au passage, rappelons à toute fin utile que l’extrême-droite, vrai méchant utile du capitalisme, n’est pas en reste en la matière puisqu’elle plaide pour que ce soit aussi sur la base de la nationalité, des origines ethniques, etc. que la division du camp du travail au profit du capital s’opère. Aussi, le salaire à la qualification et l’ébauche d’un salaire à vie (fonctionnariat) sont aux yeux des libéraux d’abominables privilèges à abolir au nom du progrès alors que c’est précisément leur généralisation qui s’inscrirait dans le sens du progrès.

Le 20 septembre, dans la salle Ambroise Croizat de la Bourse du Travail de Paris, Coopcycle organisait la conférence « impasse de l’ubérisation : quelles solutions ? » avec la participation d’autres coopérateurs, de représentants syndicaux ( CGT, Solidaires) et politiques (FI, PCF), du Collectif des Livreurs Autonomes Parisiens (CLAP) et de Bernard Friot du Réseau Salariat. MARCO PHOTOGRAPHIE

Dans cette lutte continue pour le travail émancipé, la question de la propriété des moyens de production est centrale et les coopérateurs mènent là un combat d’avant-garde. Cependant, ces coopératives ne peuvent pas rester des ilots isolés de travail émancipé dans un océan de monopoles et d’oligopoles capitalistes. Certaines coopératives, notamment agricoles, ont parfois un siècle d’existence comme La Bretonne et pourtant, le mode de production capitaliste est plus que jamais hégémonique et la grande masse des travailleurs y reste enchaînée. Il convient alors de retrouver le chemin d’un front commun pour l’émancipation du travail et c’est notamment ce à quoi s’emploient certains acteurs des luttes coopératives. Coopcycle a par exemple lancé un cycle de conférences à Paris. Le 20 septembre, dans la salle Ambroise Croizat de la Bourse du Travail de Paris, la première de la série réunissait autour de la question « impasse de l’ubérisation : quelles solutions ? » d’autres acteurs coopérateurs (Coopaname, SMart (Belgique), le Collectif des Livreurs Autonomes de Paris (CLAP) mais aussi des représentants syndicaux (Confédération Générale du Travail (CGT) et Solidaires) des représentants politiques (Parti Communiste Français et France Insoumise) et l’association d’éducation populaire Réseau Salariat représentée par Bernard Friot.

 

Pour aller plus loin :

Article de l’Humanité consacré à Coopaname (février 2017) :

https://www.humanite.fr/uberisation-des-cooperateurs-entreprenants-plutot-que-des-autoentrepreneurs-631729

Article du collectif Les économistes atterrés sur le cas de la papeterie de Docelles, « la destruction du capital est l’œuvre du capital » (octobre 2017) :

https://blogs.mediapart.fr/les-economistes-atterres/blog/271017/la-destruction-du-capital-est-l-oeuvre-du-capital

Entretien de Bernard Friot dans la revue Ballast, « nous n’avons besoin ni d’employeurs ni d’actionnaires pour produire »  (septembre 2015) :

https://www.revue-ballast.fr/bernard-friot/

Podcast de la conférence organisée par Coopcycle « impasse de l’ubérisation : quelles solutions ? » captée par Radio parleur (septembre 2017) :

https://www.radioparleur.net/single-post/bernard-friot-uber

NB : les citations de Bernard Friot de Réseau Salariat et d’Alexandre Segura de Coopcycle présentes dans cet article sont extraites de cette conférence.