« L’État devrait avoir un rôle prépondérant dans la relance de la vie culturelle et artistique » – Entretien avec Boris Bekhterev

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©Boris Bekhterev

Le pianiste Boris Bekhterev, interprète reconnu de nombreux compositeurs russes tels que Scriabine et Medtner, retrace avec nous les différentes étapes de sa formation en tant qu’artiste. Après s’être formé en URSS, Boris Bekhterev s’est produit sur de nombreuses scènes à l’international, tout en préservant sa volonté de transmettre à son tour l’enseignement qu’il avait reçu. Cet entretien est également l’occasion de revenir sur les conséquences de la période que nous traversons pour le monde de la culture et, plus particulièrement, celui des musiciens et interprètes.

LVSL – Comment avez-vous décidé de consacrer votre vie à la musique et, plus particulièrement, à la pratique du piano ?

Boris Bekhterev – C’est arrivé tout naturellement. Mes parents et mes grands-parents maternels étaient musiciens. Mon père était chanteur et chef de chœur, ma mère était une excellente pianiste : une soliste, une accompagnatrice expérimentée et une professeure de piano dévouée au sein d’une école de musique pour enfants. À la maison, j’étais entouré de musique, jouée par ma mère ou par ses élèves. Chez moi, j’ai entendu pour la première fois de nombreuses sonates de Beethoven et de nombreuses pièces de Chopin, Rachmaninov, Scriabine et d’autres grands compositeurs.

Je pense que j’ai eu la chance de naître doué d’un lien particulier avec la musique. Posséder l’oreille absolue et commencer à étudier puis à jouer du piano à l’âge de 5 ans ont fortement contribué à faire naître en moi une vocation. Il me semblait facile et très naturel de jouer des mélodies avec une harmonisation immédiate, d’improviser des pièces simples. Je mémorisais également très facilement.

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Boris Bekhterev en concert dans la grande salle du Conservatoire de Moscou © Boris Bekhterev

Cependant, mes centres d’intérêt n’étaient pas restreints. Je m’intéressais également à la peinture et au dessin. Dès mon plus jeune âge, j’ai été profondément fasciné par le théâtre sous tous ses aspects. À 10 ans, je suis entré à la célèbre École Gnessin de Moscou [NDLR : École rattachée à l’Institut éponyme, dans lequel ont été formés Evgeny Kissine ou encore Daniil Trifonov] destinée aux enfants doués d’un haut potentiel, pour étudier le piano. Là-bas, j’ai eu la chance d’exercer mes compétences en dessin ou dans quelques petites productions théâtrales scolaires, mais mes progrès en tant que pianiste étaient si évidents que lorsque j’ai eu 16 ans, je savais déjà que je deviendrai pianiste. En 1961, je suis entré au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou où, après cinq ans d’études et trois ans de cours de troisième cycle, j’ai reçu la formation musicale nécessaire pour devenir pianiste, chambriste, accompagnateur et professeur de piano.

LVSL – Au cours de votre carrière, la musique de chambre a occupé une place importante. Comment a-t-elle influencé votre manière personnelle d’étudier et de jouer de la littérature pour piano ?

Boris Bekhterev – La musique de chambre ne vous donne pas seulement la chance de connaître et de jouer le merveilleux répertoire des mêmes compositeurs dont vous jouez les pièces pour piano. Elle élargit vos horizons, vous aide à entrer plus profondément dans le monde des compositeurs. La musique de chambre développe votre polyphonie et la couleur de votre oreille, elle vous aide à trouver un bon équilibre sonore entre vous et vos partenaires. Après avoir appris cela, vous pouvez l’appliquer à votre propre jeu de piano, en trouvant des sonorités intéressantes similaires à celles d’autres instruments et un bon équilibre entre les différentes voix ou entre vos mains.

J’ai commencé à jouer de la musique de chambre dès ma deuxième année au Conservatoire de Moscou puis j’ai eu un grand plaisir à travailler avec d’autres étudiants des sonates, pour différents instruments, avec piano (de Mozart, Beethoven, Prokofiev, Brahms) et un peu plus tard, les trios avec piano de Beethoven, Schubert et Ravel. Pour l’examen de fin d’études, nous avons préparé avec mon ami violoniste quatre sonates différentes, au lieu d’une seule comme ce qui était requis, pour violon et piano de Beethoven, Schumann, Debussy et Hindemith. J’ai également joué à l’examen un quintette du compositeur soviétique N. Peiko.

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Boris Bekhterev en répétition avec le violoniste Vladimir Spivakov, à gauche, et le compositeur et chef d’orchestre Leonard Bernstein, à droite © Boris Bekhterev

Plus tard, j’ai joué pendant 16 ans en duo avec le remarquable violoniste Vladimir Spivakov. J’ai beaucoup appris auprès de lui, notamment ce qui concerne la durée et le sérieux de la préparation du programme de toute représentation, et en particulier sur les plus grandes scènes du monde. J’aimerais ajouter quelques mots sur l’importance de la collaboration avec les chanteurs de chambre et de la connaissance du répertoire vocal. Les chants de Mozart et de Beethoven, de Schubert, Schumann, Brahms, Tchaïkovski, Rachmaninov et pas seulement d’eux, nous aident à apprécier une musique splendide, mais aussi à découvrir la similitude de certaines mélodies ou intonations avec les éléments des compositions pour piano. Les paroles des chansons peuvent également nous aider à comprendre et à mieux exprimer le caractère des pièces pour piano. J’ai eu la chance et le plaisir de collaborer avec de très nombreux et merveilleux instrumentistes et chanteurs dans de nombreux pays.

LVSL – Vous avez toujours choisi d’enseigner le piano en parallèle avec vos activités de soliste. Est-ce une nécessité pour vous de transmettre la musique aux nouvelles générations ?

C’était une véritable nécessité, parce qu’à la sortie du Conservatoire de Moscou, pendant mes années dans l’enseignement supérieur, j’avais l’obligation de travailler au moins 2 ans dans une des institutions éducatives ou de me produire sur scène. Après mon diplôme, j’ai commencé à enseigner au sein de l’École du Conservatoire de Moscou [NDLR : Cette École est réservée aux élèves âgés de quinze à vingt ans, préparant ensuite l’entrée au sein du Conservatoire en tant que tel] et j’ai continué à le faire pendant de nombreuses années. Après 7 ans, je suis devenu l’assistant au Conservatoire de mon professeur Jakov Milstein, un excellent musicien et un célèbre musicologue. Huit ans plus tard, j’y ai obtenu ma propre classe. J’aimais beaucoup enseigner. Bien sûr, ce n’était pas facile de gérer l’enseignement en donnant des concerts et en faisant des tournées, mais, Dieu merci, j’ai pu m’occuper de tout !

J’ai apprécié le processus et les résultats de mon enseignement, en ayant notamment la chance d’avoir beaucoup d’élèves merveilleusement doués en Union soviétique, en Italie et au Japon ! L’enseignement vous donne également la chance d’apprendre quelque chose des élèves, de devenir plus mûr et plus expérimenté, de découvrir de nouvelles possibilités et méthodes d’enseignement, d’apprécier les différents aspects de la musique et de l’interprétation musicale. J’ai toujours aimé mes élèves, même si parfois ils n’étaient pas très doués ou même paresseux. Mais il est toujours possible d’obtenir de bons résultats ou des résultats satisfaisants si vous aimez et respectez vraiment votre profession d’enseignant et je crois que c’est d’ailleurs le devoir de tout professeur.

LVSL – En tant que pianiste d’origine russe s’étant produit sur de nombreuses scènes célèbres dans le monde, pouvez-vous nous faire part de vos réflexions sur les possibilités actuelles pour un jeune artiste de se produire à un niveau professionnel ?

Boris Bekhterev – Je ne connais pas dans le détail les possibilités pour devenir concertiste ou se produire sur des scènes importantes en tant que jeune artiste aujourd’hui. Vous devez la plupart du temps gagner un prix important lors d’un concours bien connu et peut-être qu’un agent sera intéressé pour mettre votre nom dans sa liste d’artistes ou même organiser quelques concerts pour vous. Dans chaque pays, la situation est différente. En Italie, par exemple, de nombreuses sociétés qui, dans les années 80, organisaient des saisons de concerts ont dû cesser leur activité faute de subventions.

Dans mon cas, après avoir remporté en 1970 le premier prix du Concours des pianistes soviétiques, je suis devenu l’artiste de trois institutions différentes : l’Organisation philharmonique de Moscou, l’Office des concerts de Russie et celui d’Union soviétique, qui organisaient chaque année de nombreux concerts à l’intérieur du pays, sur les meilleures scènes et dans des lieux très restreints.

En 1972, j’ai commencé à collaborer avec Vladimir Spivakov qui était au début de sa fantastique carrière. Nous avons donné plusieurs concerts en Union soviétique puis dans de nombreux pays différents et également sur les plus prestigieuses scènes du monde. Notre collaboration fructueuse et réussie a duré 16 ans et nous sommes toujours de très bons amis. Dans certains pays comme l’Allemagne (Berlin-Ouest et la République démocratique allemande), l’Italie et la Hongrie, après le succès de nos concerts, j’ai été invité à donner des récitals ou des concerts avec orchestre. Au cours de ma vie en Italie et au Japon, j’ai collaboré avec certaines agences de concerts et j’ai joué régulièrement sur les scènes. Depuis mes années d’étudiant, j’ai également donné de nombreux concerts gratuits dans de très petits lieux tels que des écoles de musique, des bibliothèques, des musées ou des clubs, juste pour le plaisir de faire découvrir la musique aux gens.

Il ne faut pas oublier que les concerts sans autres sources de revenus peuvent difficilement assurer votre subsistance. Seuls quelques musiciens et pianistes absolument remarquables peuvent subvenir à leurs besoins en jouant des concerts. Tout le monde cherche généralement un poste d’enseignant qui permette de gagner un revenu peut-être moins important, mais plus régulier. Tout est très relatif et différent pour chaque individu, bien sûr.

LVSL – Comment avez-vous développé un intérêt particulier pour la musique composée par Alexander Scriabine ?

Boris Bekhterev – J’écoute la musique de Scriabine depuis mon enfance. Ma mère jouait souvent à la maison sa troisième sonate, ses études ou encore ses poèmes. Pendant mes années à l’École de l’Institut Gnessin, j’ai visité le musée Scriabine à Moscou avec un groupe d’élèves de mon professeur, qui m’a donné à jouer ma première pièce de ce compositeur – l’Étude de l’op. 2- quand j’avais seulement 11 ans. Les 6 Préludes op.13 et la célèbre Étude op. 42 n.5, avec les œuvres de Bach, Beethoven et Chopin n’ont fait partie de mon répertoire que plusieurs années plus tard, dans le cadre de mon programme de fin d’études. Par la suite, au Conservatoire et pendant les années suivantes, j’ai continué à élargir ma connaissance de Scriabine, en étudiant et en jouant des Sonates, des études, de nombreux opus de préludes, des poèmes et d’autres pièces.

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Boris Bekhterev à la fin d’un récital au Japon © Boris Bekhterev

La beauté, le caractère unique et la puissance dramatique de la musique de Scriabine m’ont toujours attiré. Je ressens et j’aime tellement l’expression libre de ses rythmes puissants, toujours pleins d’une force profonde, même dans les moments où le caractère de la musique est tendre ou fragile. Il y avait d’excellents interprètes de la musique de Scriabine en Union soviétique : Heinrich et Stanislav Neuhaus, Vladimir Sofronitsky, Igor Nikonovich… Grâce à la musique elle-même, mais aussi à leurs concerts et à leurs disques, j’ai su petit à petit approfondir toutes les difficultés de style exceptionnel de ce compositeur.

J’ai enregistré la musique de Scriabine (même les morceaux de sa dernière période) avec les œuvres d’autres compositeurs russes sur mes trois premiers CD italiens réalisés avec Phoenix Classics. Ensuite, j’ai décidé de consacrer mon 4ème CD à l’enregistrement intégral des poèmes et valses de Scriabine. C’était un travail énorme, mais j’étais heureux. L’idée de jouer et d’enregistrer tous les opus de Scriabine pour piano solo, y compris certains morceaux qui n’ont été publiés qu’à titre posthume, est venue progressivement après avoir commencé à collaborer avec la maison de disque Camerata Tokyo. Cette entreprise japonaise m’a encouragé et je suis heureux d’avoir réussi à remplir cette tâche énorme. Il n’y a aucune composition parmi cette merveilleuse et énorme collection que je n’ai jouée sans intérêt. Au contraire, j’ai toujours ressenti du plaisir et une profonde dévotion pour leur compositeur. Les idées mystiques et philosophiques de Scriabine sont toutefois assez éloignées de moi, mais sa musique reste très proche.

LVSL – Pendant la guerre froide, la musique, et en particulier le piano, n’étaient pas seulement une question artistique, mais aussi une préoccupation géopolitique. Si une telle situation est aujourd’hui moins visible, considérez-vous que la musique est toujours liée, d’une certaine manière, à la politique ?

Boris Bekhterev – En parlant du passé, la question pourrait être divisée en deux points : premièrement la musique qu’il est possible ou non d’étudier ou de jouer dans les programmes de concerts de certains pays et, ensuite, la possibilité de voyager et de donner des concerts dans d’autres pays, à l’époque qualifiés de « capitalistes » ou simplement soumis à une autre forme de régime politique. Concernant le premier point, en Union soviétique, il était possible de jouer toute sorte de musique, à l’exception de la musique dite « formelle » ou « morte » (atonale ou en série) qui, fortement critiquée par le gouvernement et les musicologues, n’était jamais présentée ni dans les programmes des écoles de musique et des conservatoires, ni dans les programmes des concerts. Les morceaux de Schoenberg, Berg, Webern, par exemple, n’étaient absolument pas les bienvenus et n’étaient pas connus en Union soviétique. Le gouvernement critiquait parfois même les compositeurs connus comme Prokofiev, Chostakovitch ou Khachaturian pour les tendances « formelles » de leur travail. Dans les années 1960, la situation est devenue moins stricte, au Conservatoire de Moscou, certains professeurs ont même familiarisé des groupes de leurs élèves avec une « nouvelle » musique, leur donnant la possibilité d’écouter les enregistrements de certaines pièces intéressantes pendant les cours (Le Marteau sans maître de Pierre Boulez, par exemple). Peu à peu, la question a commencé à disparaître.

«  En Union soviétique, il était possible de jouer toute sorte de musique, à l’exception de la musique dite « formelle » ou « morte » (atonale ou en série) qui, fortement critiquée par le gouvernement et les musicologues, n’était jamais présentée ni dans les programmes des écoles de musique et des conservatoires, ni dans les programmes des concerts. »

Concernant le deuxième point, de nombreux musiciens étrangers célèbres, à partir des années cinquante environ, se sont rendus en Union soviétique. De nombreux musiciens soviétiques célèbres et brillants sont, quant à eux, partis à l’étranger pour y donner des concerts. Certains jeunes pianistes étrangers des pays capitalistes (France, Mexique, Colombie, Japon et autres) ont étudié au Conservatoire de Moscou. Les jeunes musiciens soviétiques étaient régulièrement envoyés aux concours internationaux. Bien entendu, il n’était pas possible pour les étudiants soviétiques de partir à l’étranger pour étudier : l’enseignement musical était organisé à un niveau institutionnel extrêmement élevé dans la hiérarchie du régime et la célèbre « école russe » de piano était considérée comme l’une des meilleures partout dans le monde. Chaque voyage dans les pays étrangers devait être autorisé et était strictement contrôlé par le Parti Communiste et par le KGB. C’était un grand privilège et un honneur pour l’artiste de se produire à l’étranger.

Je crois que la musique ne doit pas être liée à des questions politiques. Certaines compositions vocales, peut-être, peuvent créer des difficultés dans des pays, si le texte est politiquement inacceptable pour le régime politique dudit pays, ou si le nom du compositeur est lié à des crimes nationalistes ou racistes. Il me semble, par exemple, que pendant longtemps, la musique de Wagner n’a jamais été jouée en Israël. Mais ce sont des cas rares. La musique elle-même, si je ne m’abuse, n’a rien à voir avec des questions purement politiques.

LVSL – Vous vivez maintenant en Italie. Comment la pandémie là-bas affecte-t-elle votre situation professionnelle, mais aussi personnelle, et pensez-vous qu’un tel événement va changer notre relation avec la musique à l’avenir ?

Boris Bekhterev – La période actuelle est très difficile pour tous ceux qui sont impliqués dans l’activité artistique ou éducative. Mon dernier récital a eu lieu le 18 octobre 2020 à Bologne. Le public était très limité, tout le monde portait un masque et gardait ses distances. Très peu de temps après, tous les théâtres, salles, musées et cinémas ont été fermés et le sont encore aujourd’hui. J’ai déjà dû repousser deux fois mes voyages à Moscou et au Japon, et on ne sait toujours pas quand il sera possible ni sûr de voyager. J’ai donné quelques leçons de piano en ligne aux étudiants de l’université japonaise, où j’ai enseigné pendant 15 ans, et mon activité d’enseignement s’est donc poursuivie. Par ailleurs, je suis toujours en train de travailler mon piano, chez moi, pour préparer les concerts à venir.

« Après s’être remise de la pandémie et de la crise économique, la musique classique, ce trésor, si important pour la vie culturelle et spirituelle de nombreuses personnes, retrouvera son rôle actif dans la société. »

La situation économique des travailleurs dans le monde de la musique et de la culture de manière générale est désastreuse. L’État devrait avoir un rôle prépondérant dans la relance de la vie culturelle et artistique, mais aussi dans le domaine de l’éducation et dans l’organisation du système de santé publique. Il est merveilleux que certains concerts, qui ont eu lieu récemment dans des salles de concert sans public, soient enregistrés et mis en ligne. Nous devons être patients et attendre que notre vie revienne à la normale. Je suis sûr qu’après s’être remise de la pandémie et de la crise économique, la musique classique, ce trésor, si important pour la vie culturelle et spirituelle de nombreuses personnes, retrouvera son rôle actif dans la société. Les gens continueront à l’étudier, à l’apprécier et à en profiter.


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