Anora, le réel sans fracas : retour sur la Palme d’or

Anora, Palme d’or du dernier Festival de Cannes, sort en salles ce mercredi 30 octobre. Avec ce huitième long-métrage, Sean Baker poursuit son exploration des marges états-uniennes en refusant, une nouvelle fois, les facilités du misérabilisme ou de la farce. La marque d’un cinéma indépendant véritablement révolutionnaire ?

Anora, jeune strip-teaseuse et prostituée new-yorkaise, se prend d’affection pour Ivan, fils immature d’un oligarque russe. De Brooklyn à Las Vegas, cette Cendrillon des temps modernes vit un véritable conte de fées qui lui permet de s’émanciper socialement, financièrement et affectivement. Mais l’annonce de leur mariage irrite les parents d’Ivan, qui ne tardent pas à envoyer leurs sbires pour tenter d’annuler l’union.

Ce n’est pas la première fois que Sean Baker met en scène des strip-teaseuses (Halley dans The Florida Project), des prostituées (Sin-Dee et Alexandra dans Tangerine) ou encore des acteurs pornographiques (Mikey dans Red Rocket, Melissa, Mikey et Jane dans Starlet). Ce réalisateur des marges, et plus encore des communautés, de tous ceux pour qui le « rêve américain » n’a jamais été autre chose qu’un récit lointain pour vedettes télévisées, pose cette fois sa caméra à Brighton Beach, quartier russe du sud de Brooklyn, pour dévoiler tout ce dont la « Little Odessa » regorge, en termes d’inégalités sociales et de rapports asymétriques.

Par son sujet, Anora diffère peu des précédents films du cinéaste new-yorkais et participe ainsi à la formation d’une œuvre cinématographique relativement cohérente. Le processus, lui aussi, n’est pas complètement nouveau. Habitué aux petits budgets et au « cinéma guérilla » (tournage condensé, équipes réduites et équipements peu coûteux…), Sean Baker a une nouvelle fois eu recours à certaines de ces techniques malgré l’augmentation, certes limitée, des moyens dont il disposait. Ainsi, de nombreux plans d’Anora, ceux à Las Vegas notamment, ont été tournés sans autorisation. Baker accepte volontiers ce qu’il ne voit que comme la contrepartie de son indépendance et admet d’ailleurs, d’un entretien à l’autre, qu’il serait incapable de réaliser un film de studios à plusieurs dizaines de millions de dollars – ou, plus simplement, que ça ne l’intéresse pas.

Cinéaste des marges, films à petit budget… Le cinéma de Sean Baker a souvent été résumé à ces deux éléments. C’est ne pas voir que la « méthode Baker », si tant est qu’elle existe, désigne surtout sa mise en scène singulière.

Refus du misérabilisme

Le succès critique (et commercial, souhaitons-le) d’Anora tient surtout aux choix esthétiques de Baker, à ses parti-pris singuliers qui l’éloignent de bon nombre d’oeuvres mettant en scène des mécanismes de domination sociale. Il refuse ainsi de sombrer dans le misérabilisme et le déterminisme poussif, qui conduit souvent les personnages de « films sociaux » à n’être que les pantins désarticulés d’évènements exogènes, qui s’imposent à eux et les ballotent sans qu’ils aient la moindre prise sur leur destin. Au contraire, chez Baker, les femmes, les hommes se démènent, luttent contre les « verdicts » sociaux, ne restent jamais à la place qui leur est pourtant assignée.

Dans Red Rocket par exemple, Mikey, pornstar à la gloire passée (et en partie fantasmée), essaie de revenir sur le devant de la scène en utilisant Strawberry, jeune fille de 17 ans qu’il tente de convaincre de démarrer une nouvelle carrière dans l’industrie pornographique. Anora, quant à elle, parvient à quitter son milieu social et n’a de cesse de se hisser au niveau de la vie dont elle a toujours rêvé. Et lorsque, dans la deuxième partie du film, la réalité la rattrape (car Sean Baker n’abandonne pas pour autant tout déterminisme social et n’est certainement pas libéral), elle continue de se débattre et de refuser ce qui s’apparenterait à un retour à la case départ. Cette agentivité permet à Baker de donner à son actrice Mikey Madison, formidable dans ce rôle, la liberté nécessaire pour déployer son jeu.

Cette mise en scène lui permet également d’injecter de l’humour, voire de véritables saynètes humoristiques, au sein de son oeuvre. Ainsi, dans sa deuxième partie, le film change complètement de ton, et vire à la comédie sociale et féministe, portée par les employés des parents d’Ivan (Karren Karagulian, Youri Borissov, Vache Tovmasyan) qui se retrouvent décontenancés par la fougue d’Anora, bien décidée à ne pas obéir gentiment à leurs ordres. Sean Baker semble ainsi très loin des farces à la Ruben Östlund, qui n’ont de révolutionnaire que la prétention et qui écrasent leurs protagonistes sous un dispositif pataud et jusqu’au-boutiste.

Tout est question de regard

C’est que le cinéaste quinquagénaire prend au sérieux le regard de ses personnages. Préférant les prises de vue latérales à la plongée, il donne à voir leurs désirs, leurs satisfactions, leurs désillusions aussi, sans désapprobation morale. Ainsi, Anora cède bien vite aux joies de l’argent facile et des achats superflus mais jamais, à aucun moment, l’on n’entend Sean Baker en hors-champ, pourtant anticapitaliste convaincu et assumé, critiquer ses choix.

En se plaçant à la hauteur de ses personnages, il choisit de ne pas alourdir sa mise en scène par un discours moral. De la même manière, il ne fait pas de ses personnages de véritables héros, puisqu’il les montre sujets aux erreurs et compromissions. Ce que blâme Sean Baker, ce n’est donc pas ce qui pourrait s’apparenter a posteriori à de la naïveté de leur part, mais les dispositifs par lesquels ces derniers sont in fine ramenés à leur condition sociale. La violence de ce contrecoup que l’idéologie libérale du self-made man ou woman a contribué, par sa déconnection vis-à-vis du réel, à façonner, est d’autant plus forte que ces personnages – de même que le spectateur – y ont d’abord cru. D’un bout à l’autre du film, Sean Baker se révèle alchimiste en réussissant à faire converger les regards d’Anora et du spectateur.

Montrer les processus de domination dont les individus sont victimes tout en leur ménageant un espace de liberté, d’action permettant à leurs envies et représentations du monde de se matérialiser ne serait-il pas, finalement, la marque d’un cinéma véritablement révolutionnaire ?

Retour de Cannes : le cinéma en transition(s)

Cinéma Le Vent Se Lève LVSL Cannes
© Denise Jans

La 77ème édition du Festival de Cannes s’est clôturée ce samedi 25 mai par le sacre du film Anora du réalisateur états-unien Sean Baker. Entre jusqu’au-boutisme formaliste, perméabilité aux questions de genre, percée du cinéma indien et dernier tour de piste du Nouvel Hollywood, cette grand-messe cannoise aura également permis de mettre en lumière les principales tendances du cinéma mondial et ses évolutions probables à court et moyen terme.

Cette année, peut-être plus encore que les précédentes, la volonté des équipes du Festival de Cannes d’être au premier plan de l’actualité cinématographique s’est manifestée très explicitement, et ce, dès l’annonce du nom de la présidente du jury de cette 77ème édition. En choisissant Greta Gerwig – qui fut, avec Justine Triet, la réalisatrice la plus médiatisée de l’année qui vient de s’écouler –, de même qu’en intégrant à la sélection officielle son lot de films à gros budgets souvent attendus par le public (Furiosa de George Miller, Megalopolis de Francis Ford Coppola, mais aussi le premier film de la saga Horizon de Kevin Costner et Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte), Thierry Frémaux et ses équipes assuraient à Cannes son statut de centre névralgique du cinéma mondial, objet de tous les regards, du plus grand public au plus cinéphile, assumant le risque des grands écarts, ce qui fut, à bien des égards, la marque de cette dernière édition.

Ainsi, s’il n’est guère envisageable, en général, d’extrapoler d’un festival les tendances, lignes de fracture et défis qui structureront le cinéma mondial pendant plusieurs années, il est possible d’effectuer ce travail prospectif à partir du Festival cannois, tant celui-ci a souvent semblé anticiper les évolutions du 7ème art – parce que les différentes sélections tentent d’être représentatives de ce qui se fait un peu partout dans le monde et que les films sélectionnés sont souvent les plus attendus de l’année, mais aussi parce que la visibilité dont ils bénéficient contribue à façonner en retour les attentes et succès futurs. Revenir sur ces quinze derniers jours peut donc permettre de dresser un panorama des évolutions en cours, d’autant plus qu’il s’est agi plus que jamais d’une édition de transition. 

Le calme après la tempête

La fumée blanche ne pointait pas encore à l’horizon que déjà, à l’issue de la première de The Seed of the Sacred Fig de Mohammad Rasoulof, les dés semblaient jetés. En sortant du Grand Théâtre Lumière, les festivaliers paraissaient soulagés et clamaient, avec un peu trop de précipitation, l’évidence de la Palme. Il faut dire que de nombreux commentateurs avaient fustigé le niveau de la compétition, jugé plus faible que les années précédentes, et il est vrai qu’une bonne partie des films sélectionnés mais non palmés l’année dernière auraient sans nul doute pu, cette année, prétendre à la récompense suprême (les films de Jonathan Glazer, d’Alice Rohrwacher, de Nuri Bilge Ceylan, d’Hirokazu Kore-Eda, de Wes Anderson…). D’autres au contraire, à l’image de Josué Morel dans Critikat, ont pu y voir une sélection décousue foncièrement moderne, bien loin de tout académisme festivalier.

Quoi qu’il en soit, ce sentiment amer a en revanche permis de valoriser les films des autres sections, en particulier « Un certain regard », mais aussi ceux des sélections parallèles, de la Quinzaine des Cinéastes et de l’ACID notamment. Les très réussis À son image de Thierry de Peretti et Château rouge d’Hélène Milano ont ainsi pu bénéficier d’une médiatisation plus importante.

Sean Baker, cinéaste des marges et des laissés-pour-compte du « rêve américain », habitué aux petits budgets et à la débrouille, continue ainsi de creuser son sillon et retrouve les figures auxquelles il est habitué (la figure de la prostituée notamment, présente dans Starlet, The Florida Project et Tangerine).

Dans ce climat chagrin, le film de Mohammad Rasoulof avait tout pour plaire. The seed of the sacred fig narre la révolte des femmes en Iran à travers son impact sur une famille de Téhéran dont le père, promu juge d’instruction, se transforme peu à peu en bourreau du régime, et voit ses relations avec ses filles et sa femme se détériorer. La violence du régime des mollahs, montrée notamment au travers d’images d’archives (vidéos publiées sur les réseaux sociaux), croise et révèle petit à petit la domination et la violence masculines au sein de la famille. Si le film fut accueilli avec entrain et s’est immédiatement rangé aux côtés des favoris de la compétition (Anora de Sean Baker, Palme d’or, et All we imagine as light de Payal Kapadia, Grand Prix), eux aussi présentés en deuxième partie de Festival, il fut finalement récompensé d’un Prix spécial. Ce choix a pu irriter, puisque le jury semblait ainsi récompenser le sujet du film, son parcours sinueux (Rasoulof, après l’avoir tourné clandestinement, a dû fuir l’Iran avec une partie de son équipe, traversant de nuit des montagnes à pied, pour échapper à sa condamnation de cinq ans de prison assortis de coups de fouet et pouvoir le présenter à Cannes) et non le film en lui-même, pourtant réussi, subtil (grâce notamment au personnage de la mère de famille acquise au régime) et tout aussi audacieux (le recours aux images d’archives et le choix de montrer ses actrices non voilées lors des scènes en appartement, ce qui semble logique mais qui est pourtant interdit dans les films autorisés par le régime de Téhéran).

Malgré ce petit écart vis-à-vis des pronostics, le palmarès final fut unanimement salué et mit tout le monde d’accord, rassurant les festivaliers décontenancés par la première moitié du Festival et soulagés de voir la Palme accordée à un film qui fit, lui aussi, l’unanimité. Avec Anora, Sean Baker signe un film fondamentalement drôle dans lequel Mikey Madison (qui crève l’écran) incarne une strip-teaseuse se retrouvant mariée au fils d’un jeune oligarque russe et qui, tout au long du film, refuse de se faire malmener par ceux qui ne voient en elle qu’une prostituée que l’on peut maltraiter et destinée à retrouver sa place initiale. Ce cinéaste des marges et des laissés-pour-compte du « rêve américain », habitué aux petits budgets et à la débrouille (Tangerine avait été filmé avec un iPhone 5), continue ainsi de creuser son sillon et retrouve les figures auxquelles il est habitué (la figure de la prostituée notamment, présente dans Starlet, The Florida Project et Tangerine).

Un (très) grand écart

En adoubant les films présentés en fin de Festival, le jury cannois a aussi récompensé les films les plus subtils et les moins m’as-tu-vu de la sélection. Il faut dire que certains furent particulièrement marqués du sceau de la démesure, comme si l’ombre de Megalopolis de Francis Ford Coppola (véritable ovni qui semble avoir profondément divisé jusqu’à la dernière rédaction présente au Festival) avait planée au-dessus d’une bonne partie des films en compétition. Ainsi, le plus grand écart fut probablement les projections de Caught by the tides de Jia Zhangke et, le lendemain, de Limonov – The Ballad de Kirill Serebrennikov. 

Le film de Zhangke raconte, à travers le parcours d’un couple qui se perd de vue, l’histoire contemporaine de la Chine, ses mutations et les grands événements qu’elle a traversés (l’admission à l’OMC, les Jeux olympiques de Pékin, la robotisation, la crise sanitaire, etc.).

Ce dernier, adaptation du roman éponyme d’Emmanuel Carrère (présent dans le film), met en scène les pérégrinations de l’écrivain russe Édouard Limonov, exilé puis fervent soutien du régime russe. En renouant avec le mythe du plan-séquence et en enchaînant les effets de montage superficiels (bien que les plans-séquences soient, d’un point de vue formel, réussis), Serebrennikov fait de son film un exercice de style clinquant, prétentieux, dont la surenchère empêche le spectateur de se questionner sur les raisons des retournements de veste successifs du personnage, vus comme de simples conséquences d’évènements fortuits, et de son passage progressif d’écrivain marginal et libéral à leader nationaliste d’extrême-droite. 

Beaucoup moins tape-à-l’œil, le film de Zhangke raconte, à travers le parcours d’un couple qui se perd de vue, l’histoire contemporaine de la Chine, ses mutations et les grands événements qu’elle a traversés (l’admission à l’OMC, les Jeux olympiques de Pékin, la robotisation, la crise sanitaire, etc.). À l’aide d’un astucieux remontage de ses précédents films et d’images documentaires, le cinéaste chinois parvient à faire surgir l’émotion du quotidien souvent désillusionné de cette femme (Zhao Tao, grandiose), qui semble ballotée par les bouleversements inexorables induits par l’entrée de la Chine dans le capitalisme. Si le montage est moins immédiatement perceptible que chez Serebrennikov, il autorise au contraire certains moments de grâce (les magnifiques surimpressions) dont Limonov manque cruellement. Et, bien qu’il n’ait pas récompensé Caught by the tides, le jury semble, par ses choix, lui avoir donné raison.

Femme, vie, liberté

Un des sujets majeurs de cette édition cannoise, qui se retrouve dans le palmarès, fut la condition féminine. Avant même le début du Festival, la rumeur, démentie par les médias concernés, d’une liste de professionnels du cinéma présents à Cannes et accusés de violences sexuelles, avait fait couler beaucoup d’encre. De même, la faiblesse du nombre de réalisatrices en compétition (4 femmes sur 22 sélectionnés, contre 7 sur 21 en 2023) avait été soulignée. 

Avec The Substance, Coralie Fargeat met en scène les injonctions auxquelles sont confrontées les femmes et le regard porté par les hommes sur leurs corps à travers le parcours d’une actrice en fin de carrière imposée.

Lors du Festival, cette attention se retrouva dans les films projetés. Outre ceux de Mohammad Rasoulof et de Sean Baker, de nombreux autres films traitèrent des questions de genre. Il en est ainsi d’Emilia Perez, Prix du jury et Prix d’interprétation féminine collectif, avec lequel Jacques Audiard narre le parcours d’une femme transgenre (Karla Sofía Gascón) qui, avec l’aide d’une avocate talentueuse, passe de narcotrafiquant mexicain à fondatrice d’une association qui aide les familles à retrouver leurs proches disparus. Hors de la compétition, Judith Godrèche a également présenté son court-métrage Moi aussi sur les violences sexistes et sexuelles, et le silence qui les entoure et qu’elle s’évertue à briser. 

Plus spécifiquement, la place des actrices et les abus dans le milieu du cinéma furent l’objet de plusieurs œuvres présentées à Cannes. Tandis que la vague « Me too » continue de déferler sur le monde du cinéma, plusieurs réalisatrices se sont emparées du sujet. Ainsi, Jessica Palud retrace dans Maria, présenté à Cannes Première, le parcours de Maria Schneider et le viol subi par l’actrice (et filmé) sur le tournage du film Le Dernier Tango à Paris de Bertolucci avec Marlon Brando. De la même manière, avec The Substance, Coralie Fargeat met en scène les injonctions auxquelles sont confrontées les femmes et le regard porté par les hommes sur leurs corps à travers le parcours d’une actrice en fin de carrière imposée qui, à l’aide d’un produit douteux, crée une nouvelle version d’elle-même, plus jeune, plus sexy, et avec qui elle partage (difficilement) son temps. Le film de Fargeat n’est pas sans rappeler les récents propos d’actrices qui regrettent d’être mises au placard après quarante ans.

Enfin, l’actualité sociale a également traversé le Festival de Cannes, et en a redéfini les contours. Ainsi, la grève des scénaristes à Hollywood a contribué à repousser bon nombre de films états-uniens, et la sélection cannoise s’en est trouvée affectée. De même, tout au long du Festival, l’on pouvait apercevoir par-ci par-là des badges « Sous les écrans la dèche », en soutien au collectif de travailleurs de festivals de cinéma qui alertent sur leur précarisation de plus en plus criante et qui réclament, auprès du ministère de la Culture et du CNC, de pouvoir relever du régime de l’intermittence. Énième rappel que le Festival n’a jamais été hermétique aux débats politiques et sociaux qui traversent la société.

Vers une décennie indienne ?

Une autre récompense mérite toute notre attention : le couronnement du très beau All We Imagine as Light de la réalisatrice Payal Kapadia, mélodrame à la tonalité douce-amère qui brosse les désirs et les désillusions de femmes de Mumbai et qui remporte un Grand Prix mérité. Plusieurs films indiens avaient été sélectionnés cette année, que ce soit dans la section « Un certain regard » (Santosh de Sandhya Suri), à la Quinzaine des Cinéastes (Sister Midnight de Karan Kandhari), à l’ACID (In Retreat de Maisam Ali) ou encore à la Cinéfondation (Sunflowers were first ones to know de Chidanand Naik), mais c’est bien le choix du film de Kapadia qui constitue à lui seul un évènement, puisqu’il met fin à trente ans d’absence du sous-continent en compétition (depuis Swaham de Shaji Karun, en 1994). 

Il est probable que cet attrait nouveau pour le cinéma indien s’accompagne aussi d’un intérêt pour une culture cinématographique bien plus riche et diverse que la référence omniprésente à Satyajit Ray à tendance à masquer.

On aurait d’ailleurs tort de n’y voir qu’un choix anecdotique, puisqu’il s’inscrit dans un regain d’intérêt très récent et renforcé en Occident pour le cinéma indien, comme en témoignent les succès en Europe et aux États-Unis du film RRR de S. S. Rajamouli (et, sur les plateformes, de ses films Baahubali et Baahubali 2) et de Léo de Lokesh Kanagaraj, ainsi que l’organisation d’une exposition sur le cinéma indien au musée du quai Branly (l’exposition « Bollywood Superstars » s’est terminée en janvier dernier). Il est possible de penser que, comme le cinéma hong-kongais dans les années 1980 et 1990, le cinéma japonais, notamment d’animation, dans les années 2000 et le cinéma coréen dans les années 2010, le cinéma indien connaisse un âge d’or en Occident dans les années à venir. Et, de la même façon que les succès internationaux de Bong Joon-ho, Park Chan-Wook, Kim Ki-duk, Yeon Sang-ho et Kim Jee-woon, ainsi que l’accueil réservé à Hong Sang-soo ont permis de faire redécouvrir Im Kwon-taek, Shin Sang-ok et Kim Ki-young, il est probable que cet attrait nouveau pour le cinéma indien s’accompagne aussi d’un intérêt pour une culture cinématographique bien plus riche et diverse que la référence omniprésente à Satyajit Ray à tendance à masquer.

La dernière séance

Dans le dernier numéro des Cahiers du cinéma, les rédacteurs évoquaient l’apparent « chant du cygne » que les derniers réalisateurs du Nouvel Hollywood paraissent entonner. Après Steven Spielberg (The Fabelmans) et Martin Scorsese (Killers of the Flower Moon, présenté à Cannes en 2023), c’est au tour de Paul Schrader avec Oh, Canada et de Francis Ford Coppola avec Megalopolis de présenter des œuvres plus personnelles, qui ressemblent tout de même beaucoup à des adieux indicibles. Coppola réalise ainsi un projet gargantuesque auquel il avait rêvé pendant plus de quarante ans et qui fut autant difficile à produire (le film engloutit une grande partie de sa fortune personnelle) et à réaliser (le comportement de Coppola pendant le tournage fut mis en cause dans The Guardian) qu’il fut froidement accueilli par les festivaliers et la critique, divisés. Paul Schrader quant à lui semble fermer une boucle cinématographique en dirigeant à nouveau Richard Gere, quarante-cinq ans après American Gigolo. Pour compléter le tableau, George Lucas, lui aussi, était présent sur la croisette pour recevoir une Palme d’or d’honneur pour l’ensemble de sa carrière. 

Enfin, un autre cinéaste à la carrière glorieuse, David Cronenberg, proposa avecThe Shrouds un film plus (et probablement trop) intime, accueilli lui aussi timidement, dans lequel Vincent Cassel joue son alter ego, confronté à ce qu’il reste de sa femme et à son deuil (Carolyn Zeifman, la femme de Cronenberg, est décédée en 2017). Ces cinéastes qui ont façonné le cinéma nord-américain pendant plusieurs décennies (et qu’il ne faudrait pas enterrer trop rapidement) nous adressent désormais leurs ultimes œuvres, sous le regard d’autres artistes, plus jeunes, qui prennent leur relève (comment ne pas penser, en revoyant Cronenberg en compétition, à Julia Ducournau, Palme d’or il y a deux ans, et à Coralie Fargeat ?). Cannes a cette année eu des airs de cérémonie de passation.

For Ever Godard

Plus émouvant encore, les dernières œuvres de deux cinéastes disparus récemment ont été présentées cette année. Avec Ma vie, ma gueule, film d’ouverture de la Quinzaine des Cinéastes, la regrettée Sophie Fillières lègue un des plus émouvants films du Festival, dans lequel Agnès Jaoui campe une femme dépressive, foncièrement bancale et comique malgré elle, qui tente maladroitement de trouver sa place dans un environnement peu disposé à l’accueillir. Cet autoportrait, monté par son équipe et ses enfants (Sophie Fillières est décédée peu après le tournage) a permis à beaucoup de festivaliers de découvrir la vie et l’œuvre d’une cinéaste trop peu connue.

« Il y a la règle et il y a l’exception. Il y a la culture qui est la règle, et il y a l’exception, qui est de l’art. »

Jean-Luc Godard, dans Je vous salue Sarajevo

Enfin, avec Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres », présenté l’année dernière, on croyait avoir vu l’ultime œuvre de Jean-Luc Godard. C’était mal connaître le cinéaste-monteur qui, après avoir choisi le moment de son départ, a décidé de décaler une dernière fois ses adieux, en offrant cette année Scénarios, un court métrage comme il en a le secret, un « dernier avertissement » réalisé la veille de son suicide assisté. Lorsque le dernier plan s’afficha et que JLG, depuis son lit, salua le public cannois avec humour, nombreux sont ceux qui ont pensé, les larmes aux yeux, aux mots d’Aragon dans Le crève-cœur qu’il affectionnait tant : « Quand il faudra fermer le livre, ce sera sans regretter rien. J’ai vu tant de gens si mal vivre, et tant de gens mourir si bien ». Cet ultime geste, accompagné de l’Exposé du film annonce du film « Scénario », véritable plongée dans la méthode laborantine du cinéaste suisse, fut très certainement l’un des sommets du Festival. Et le fantôme de Godard se déplaça le lendemain en salle Debussy, avec la projection du court-métrage C’est pas moi de Leos Carax qui lui rendait une nouvelle fois hommage, comme l’élève au maître disparu, un an et demi après son très beau texte dans le numéro d’octobre 2022 des Cahiers

D’ailleurs, c’est bien avec Godard qu’il convient de terminer ce bilan cannois, en se rappelant ses mots si simples mais extrêmement lucides dans Je vous salue Sarajevo, repris dans JLG / JLG, autoportrait de décembre : « Il y a la règle et il y a l’exception. Il y a la culture qui est la règle, et il y a l’exception, qui est de l’art. » À sa façon, cette 77ème édition du Festival de Cannes aura été la rencontre des formes qui, dans le cinéma, se rapprochent de la culture et de celles qui s’en éloignent, et constituent de véritables œuvres d’art.