« La révolte des élites » : faut-il lire Christopher Lasch ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Réactionnaire ? Visionnaire ? Progressiste authentique critique de la modernité ? Christopher Lasch a suscité les mêmes controverses, aux États-Unis, que Jean-Claude Michéa en France – qui est souvent décrit comme l’un de ses continuateurs. Son oeuvre phare, La révolte des élites, a tour à tour été acclamée comme ayant saisi l’esprit du temps, et décriée comme un pamphlet sans rigueur historique ou sociologique. Alors que le thème de la sécession des élites prend une place croissante dans le monde médiatique, il convient de s’intéresser à l’auteur de la notion.

Une prophétie désabusée

Quand Christopher Lasch écrit La révolte des élites en 1993 et 1994, il y consacre ses derniers mois. C’est le constat d’un homme qui n’a plus rien à espérer. Aidé par un élan d’un pessimisme dépressif, il se lance dans l’écriture de l’un des ouvrages de prospective qui fera date dans l’histoire du domaine. Il meurt en février 1994 d’un cancer généralisé. Stoïque face à la mort, il refuse toute forme d’acharnement thérapeutique.

Faut-il y voir la marque d’une cohérence entre sa vie et sa pensée ? Historien de métier, l’universitaire américain consacre sa carrière à l’analyse de l’évolution des mœurs et de la famille aux États-Unis. On lui doit entre autres un ouvrage majeur sur la « transition narcissique » des sociétés occidentales1, une analyse prospective du déclin des élites2 et un ouvrage posthume sur le féminisme3.

Lasch est un historien étrange. Il n’hésite pas çà et là à faire des emprunts à la psychanalyse (…) et prend un ton de prêcheur. Si l’on surmonte ces réserves, on peut apprécier la cohérence du propos.

Il s’y fait souvent plus chroniqueur qu’historien, utilisant l’arrière fond de ses connaissances historiographiques pour faire un tableau sans pitié de l’histoire qu’il voit se dérouler devant lui. Moraliste, il s’y fait le critique le plus fervent de l’individualisme contemporain, de l’atomisation sociale, et du broyage lent de la famille traditionnelle, prise en étau par l’extension concomitante du domaine du marché et de celui de l’État.

Lasch fait l’objet d’un culte souterrain. Culte parce qu’un fan-club réduit se plaît à soutenir que la majorité de ses hypothèses prospectives se sont vérifiées plus que quiconque n’aurait osé l’imaginer4. Souterrain, parce que ses analyses détonnent souvent avec ce qu’il est de bon ton de professer dans la sphère médiatique. Souterrain, aussi, parce que Lasch est inclassable. Car Lasch n’a eu de cesse de rejeter l’artificialité des clivages du monde politique contemporain. À une époque où il fallait choisir entre le New York Times ou la National Review pour mieux arriver dans le monde, il n’a appartenu ni à l’un ni à l’autre.

Réactionnaire pour les uns, il est trop progressiste pour les autres. Critiquer en même temps l’impérialisme américain et la révolution sexuelle lui a valu les foudres des uns et des autres. C’est cette ambiguïté fondamentale qui le plonge dans la solitude et, il faut le souligner également, le conduit à un échec politique violent. La révolte des élites est un livre où se disputent le fatalisme et l’amertume.

On le rapproche souvent, outre-Atlantique, de Cornelius Castoriadis. Il n’y connaîtra que peu de continuateurs en France. On ne pourra citer comme héritier notable que Jean-Claude Michéa5, à qui nous devons la préface de la présente réédition6. Son statut en marge du système universitaire empêche d’y voir une reconnaissance officielle. Exception qui mérite d’être notée, un livre lui a été consacré par Renaud Beauchard, professeur d’université à Washington7.

L’une des œuvres antérieures de Lasch avait fait l’objet d’une publication dans une collection dirigée par Emmanuel Todd chez Robert Laffont 8. On reconnaît l’influence de Lasch sur toute une série de sujets qui parcourent son travail (la stratification éducative, l’évolution des mœurs…). Mais il prend lui-même ses distances. Dans son essai politique sur la crise des gilets jaunes 9 il se méfie d’un auteur qu’il trouve un peu moralisant.

Lasch historien

Lasch et ses élèves lors d’un séminaire à Rochester dans les années 1980.
(Source : Université de Rochester)

Lasch est un historien étrange. Il refuse de mettre en avant les marques formelles de sa démonstration. Il n’hésite pas çà et là à faire des emprunts à la psychanalyse. C’est la partie de son livre qui est incontestablement datée. Tout son appareillage empirique est par ailleurs renvoyé en bibliographie. Cette démarche ne peut qu’agacer le quantitativiste ou l’amateur d’histoire sérielle10. Lasch demande trop souvent qu’on le croie sur parole. Pire, peut-être, il prend un ton de prêcheur.

Si l’on surmonte ces réserves, on peut apprécier la cohérence du propos. La Révolte des élites est avant tout une tentative d’histoire récente. Il y fait défiler l’essentiel des mutations de la vie américaine et de ses élites depuis la fondation du New Deal. Prenons un homme dans ces élites. Appelons-le John Junior (Jr). John Jr est le fils d’un militaire. Son père est un patricien de la côte est. Un bon épiscopalien. Sa famille a fondé les États-Unis. C’est ce qu’il vous dira.

John Senior a fait la Seconde Guerre mondiale. Comme tant d’homme de l’aristocratie américaine, il a été poussé par la culture de son milieu, pleine de patriotisme et d’esprit du devoir. En rentrant il est devenu homme d’affaires. Quelques années plus tard, il s’est fait élire comme député dans la législature de son État. Quelques années après, il était sénateur au Congrès.

John Junior n’ose pas le dire, mais il trouve ça désuet. Comme beaucoup de jeunes diplômés des nouvelles classes supérieures, il a pu éviter ou reporter sa participation à la Guerre du Vietnam. Les rednecks de son âge, enfants de ceux que son père avait commandés en Normandie n’eurent pas ce privilège. John Jr est devenu conseiller juridique dans une grande firme à New York. Son fils, plus tard, ira en Californie.

Ce qui peut arriver aux Américains de l’intérieur ne l’intéresse pas. Comme beaucoup de jeunes diplômés, il a fait sécession par le haut. Au fil de sa carrière il a vu bien des choses passés. Enfant du baby-boom, il a gardé le plein emploi. Quand les usines ont fermé, il ne s’est pas inquiété. Pour lui c’était normal. Il faut que les rednecks s’adaptent. “Le monde il bouge et il bouge vite.” Ils n’avaient qu’à faire des études. Ou s’ils n’ont pas pu en faire, c’est parce qu’ils ne sont pas intelligents.

John Jr ne croit plus en la démocratie. Il trouve que c’est idiot. Idiot parce que les rednecks sont bêtes, pas très utiles et mal éduqués. C’est ce qu’il vous dira. S’il lui professe un profond attachement, ce n’est plus que par pure convention sociale. Ses collègues sont passés par le supérieur. Ils pensent tous comme lui.

Dans une société où le débat public fondé sur des questions matérielles (salaires, infrastructures) a disparu il est tout à fait rationnel de déposséder l’État de ses leviers d’action au profit d’institutions subsidiaires dédiées au clientélisme local et à la représentation symbolique des minorités.

John Jr peut sembler inférieur à ce qu’était son père. Dans les faits, il l’est. Ce n’est qu’en tant que bloc sociologique que sa puissance s’est accrue. John Sr était pris dans la masse nationale. Le groupe des patriciens de la côte Est, très fermé, n’a jamais prétendu à l’autarcie. John Jr quant à lui peut vivre dans son milieu. Avec les enfants du reste de l’aristocratie américaine, il a été rejoint par les transfuges des classes populaires, aspirés par le système scolaire. Ils se sont regroupés dans des villes pour eux, des quartiers pour eux. Par effet de polarisation géographique, sur des États tous entiers. Ils ont leurs propres élus, au local et au fédéral. Ils n’ont plus de compromis à faire, ou alors à la marge.

Lasch plus que personne avait compris la puissance politique de ce mépris social des nouveaux éduqués. A la suite de Michael Young11, ce livre en est la longue démonstration. Ce qui était à l’état d’intuition à son époque prend sa pleine force aujourd’hui.

Il montre le renfermement sur lui-même de ce groupe. Renfermement géographique, politique, mais aussi professionnel. Les ascensions sociales spontanées, fondées par l’expérience empirique du travail et de la vie quotidienne sont en déclin. À la place il faut un diplôme pour tout, et les éduqués supérieurs se recrutent entre eux, en silo. Le civisme, moteur populiste de la démocratie américaine, s’est enrayé. Lasch en tire deux conséquences principales, fruits de l’évolution intellectuelle des John Jr d’Amérique.

Lutte culturelle contre lutte sociale

Il croit observer un décalage complet quant aux débats idéologiques qui ont cours au sein des élites. Incapables de s’opposer sincèrement les uns aux autres sur des questions d’ordre matériel, les éduqués supérieurs ont ravivé la politique comme lutte culturelle (dévoiement de la question des LGBT sur des luttes symboliques et marginales, questions migratoires, etc). C’est une grande lutte symbolique entre le Bien et le Mal, où le Progrès doit triompher. Elle s’oppose aux aspirations fondamentales des Américains, qui font converger d’un côté le modèle familial traditionnel, le travail et la probité, avec la défense d’un État social minimal fondé sur l’aide ponctuelle à ceux qui traversent une phase difficile. Par le jeu des partis, ils ont aujourd’hui tout perdu.

En conséquence, le communautarisme est érigé en modèle national. Il faut comprendre sa cohérence avant de le critiquer : dans une société où le débat public fondé sur des questions matérielles (salaires, infrastructures) a disparu il est tout à fait rationnel de déposséder l’État de ses leviers d’action au profit d’institutions subsidiaires dédiées au clientélisme local et à la représentation symbolique des minorités.

Mais la défense acharnée de la diversité est aussi une conséquence de la lutte culturelle. Elle pose comme enjeu moral central l’exaltation de différences ethniques marginales entre des groupes aux intérêts convergents. Si John Jr a plus de sympathie pour les Noirs et les Latinos que pour les rednecks, ils n’en sont pas moins plus économiquement proches les uns des autres qu’ils ne le seront jamais de lui.

En découle aussi une gestion quartier par quartier. John Jr et les siens sont paternalistes. Ils cultivent une clientèle afro-américaine, mais ne lui feraient jamais confiance pour élever ses propres enfants. La vie familiale de quartiers tout entier est donc absorbée par ceux que Lasch appelle les “professionnels de la pauvreté” et la bureaucratie de l’assistance sociale.

Cette désagrégation accompagne le déclin des rôles traditionnels. Lasch étudie le déclin des solidarités de quartier et de la segmentation des activités des adultes. Loin de faciliter la cohabitation, la disparition progressive des sociabilités spécifiquement masculines ou spécifiquement féminines a un impact sur la psychologie des adultes, et supprime un bon nombre de soupapes de décompression. La disparition de la vie de quartier quant à elle, prive les enfants d’une éducation qui s’était toujours partiellement faite en dehors du foyer.

Non contents d’avoir détruit les réseaux traditionnels de confiance, John Jr et les siens ont prétendu en créer de nouveaux. Ils ont exalté le statut de victime. Ils ont encouragé les mouvements communautaires. Plutôt que de respecter le caractère civique de la lutte pour l’égalité – sans parler de sa dimension économique -, ils n’ont voulu voir que dans les Noirs des victimes immémoriales. De là un mépris pour leur éducation, où sous prétexte de ne pas les aliéner à la culture blanche fut toléré qu’on enseigne aux enfants noirs des programmes aux rabais.

On ne comprendrait pas la puissance de la chute sans la préciser un peu. Lasch fait une histoire du déclin de la presse. Il montre que les têtes qui sortent vides du système scolaire perdent toute chance de se remplir. Ou alors plus par le biais des chaînes traditionnelles. Le conformisme et la culture des relations publiques ont vidé la grande presse de toute forme d’intérêt. De là découle le déclin des mots dont le stade final est un monde inversé.

« Somme de passages percutants et de chapitres inutiles, le livre est étrange », notait Serge Halimi. Nous ajouterions : pour comprendre la pertinence comme les limites du sentiment de “sécession des élites” qui caractérise l’esprit du temps, il faut lire Lasch.

Et la dégradation du langage ne trouve aucun secours dans l’Université. Lasch reproche aux universitaires de s’être réfugiés derrière un jargon incompréhensible qu’ils parviennent à faire passer à leurs yeux hallucinés pour de la scientificité. Loin de défendre le canon, ils s’y attaquent par un pseudo-radicalisme qui ne parvient à faire illusion qu’auprès de leurs critiques droitiers, ravis d’avoir enfin trouvé une hydre. Lutter contre cette hydre devient alors le sport national de la droite américaine, à défaut de proposer un véritable projet de société.

Lasch moraliste

Qualifier Lasch de moraliste, c’est commettre un doux euphémisme. Lasch est un auteur intensément moral. Il oscille tour à tour entre le dévoilement ironique propre aux moralistes classiques (La Bruyère, La Rochefoucauld), la violence des pamphlétaires marxistes et le lyrisme vigoureux du prêcheur évangélique. C’est, en fonction du goût, ce qui fait son charme ou les pires de ses défauts.

Lasch ne cache pas sa préférence pour les anciennes élites. “Elles au moins avaient le sens des responsabilités.” L’adhésion à des valeurs collectives comme le patriotisme et la foi chrétienne avait l’effet d’un contrôle anthropologique sur leurs esprits. Elles atténuaient par là la brutalité du capitalisme de marché. Elles pouvaient mépriser le peuple, mais “c’était le leur“. Et le refus des élites de se préoccuper du peuple, c’est la fin de la démocratie. Les derniers chapitres de La Révolte des élites sont si moraux qu’ils en sont presque métaphysiques. Le début de l’essai déjà, annonçait la couleur. Au chapitre 4, Lasch ne se demande pas si la démocratie peut survivre. Il se demande si elle le “mérite”. C’est incontestablement l’une des limites de Lasch, qui tend comme le notait Serge Halimi à sous-estimer la brutalité des élites du passé.

Ces réserves, profondes, n’enlèvent rien au caractère contemporain de sa critique des élites. On peut y trouver une filiation dans l’œuvre de Christophe Guilluy. Sa France périphérique12, c’est Lasch spatialisé, et actualisé au contexte français. En effet, la métropolisation conclut le processus lent de séparation des élites du reste de la population. Elles ont achevé par la distance physique leur séparation de classes populaires avec qui elles ne sentent plus rien de commun et qu’elles ont abandonnées dans la mondialisation.

Sa pensée gagnerait-elle à être étudiée en France ? Dans le conflit des gauches, Lasch a incontestablement un rôle à jouer. Sa critique au vitriol du progressisme libéral, qui n’est liée en rien aux intérêts réels de la majorité de la population, trouve un écho tout particulier dans le contexte de la primaire EELV.

« Somme de passages percutants et de chapitres inutiles, le livre est étrange », notait Serge Halimi : « juste et sommaire, stimulant et irrecevable, subversif et réactionnaire ». Nous ajouterions : pour comprendre la pertinence comme les limites du sentiment de “sécession des élites” qui caractérise l’esprit du temps, il faut lire Lasch.

Notes

1. Christopher Lasch. Culture of Narcissism : American Life in An Age of Diminishing Expectations. WW Norton & Co, 1979.

2. Christopher Lasch. The Revolt of the Elites And the Betrayal of Democracy. WW Norton & Co, 1994

3. Christopher Lasch. Women and the Common Life : Love, Marriage, and Feminism. 1997.

4. On laissera au lecteur le soin de juger dans quelle mesure, cf supra.

5. Philosophe d’obédience marxiste.

6. Christopher Lasch. La Révolte Des Elites – Et La Trahison de La Démocratie. Champs Essais. Flammarion, 2020.

7. Renaud Beauchard. Christopher Lasch : Un Populisme Vertueux. Le Bien Commun. Paris : Michalon éditeur, 2018. isbn : 978-2-84186-898-8.

8. Christopher Lasch. Le complexe de Narcisse : la nouvelle sensibilité américaine. French. Paris : Éditions Robert Laffont, 1981. isbn : 978-2-221-00621-4.

9. Emmanuel Todd et Baptiste Touverey. Les Luttes de Classes En France Au XXIe Siècle. Paris XIXe : Éditions du Seuil, 2020. isbn : 978-2-02-142682-3.

10. Courant historiographique qui s’est développé dans les années 1950 à 1970. Il a proposé une lecture de l’histoire appuyée sur les sources chiffrées et leur analyse à long terme.

11. Auteur de The Rise of the Meritocracy, en 1958, où il invente le terme. En 2034, sa dysto- pie offre le tableau de ce que donnerait selon lui une société qui se prétend gouvernée par l’équation QI+Effort=Mérite.

12. Christophe Guilluy. La France Périphérique : Comment on a Sacrifié Les Classes Populaires. Paris : Flammarion, 2014. isbn : 978-2-08-131257-9.

“Les élites ont fait sécession et fonctionnent en vase clos” Entretien avec Jérôme Fourquet

Directeur du département Opinion et Stratégies d’Entreprise de l’Ifop, Jérôme Fourquet est l’auteur d’une note remarquée sur la “sécession des élites” françaises. Il est notamment l’auteur de deux ouvrages, l’un sur la droitisation des catholiques français et l’autre sur la situation politique corse. Nous avons voulu l’interroger sur l’état de la situation politique, un an après l’élection d’Emmanuel Macron. 


LVSL : Vous êtes l’auteur d’une note sur la “sécession des élites” françaises. Vous y expliquez que les cadres et les professions intellectuelles se sont recroquevillés sur les métropoles, et se sont coupés des catégories sociales moyennes et populaires. Comment ce processus de ségrégation sociale s’est-il opéré ?

C’est un processus au long cours qui s’étend sur une trentaine d’années et qui touche différents paramètres. Vous avez mentionné le facteur géographique. Il est tout à fait déterminant. On a une concentration des catégories favorisées (que l’on raisonne en termes de diplômes ou de revenus), dans le cœur des grandes métropoles – et plus spécifiquement dans certains quartiers de ces métropoles. Il y a toujours eu des quartiers bourgeois mais on atteint là un taux d’homogénéité exceptionnel.

Dans l’ouest francilien (en particulier, dans toute une série de communes des Hauts-de-Seine et des Yvelines) et dans l’ouest parisien, les cadres, les professions intellectuelles et les chefs d’entreprise sont majoritaires. Ce sont des niveaux de concentration qui relèvent du jamais vu, et cela sur des territoires très vastes, ce qui permet de fonctionner en vase clos. Tout un écosystème s’est mis en place pour permettre de répondre à toutes les attentes de cette population. Ce faisant, elle s’est éloignée. Elle n’est plus autant arrimée que par le passé au reste de la population.

 

On a une concentration des catégories favorisées, dans le cœur des grandes métropoles – et plus spécifiquement dans certains quartiers de ces métropoles. Tout un écosystème s’est mis en place pour permettre de répondre à toutes les attentes de cette population. Ce faisant, elle s’est éloignée. Elle n’est plus autant arrimée que par le passé au reste de la population.” 

 

Cette ségrégation sociale et géographique a été renforcée par toute une série de phénomènes. Au bout de 30 ans, on aboutit à une ségrégation scolaire de plus en plus poussée : les CSP+ sont de plus en plus enclines à placer leurs rejetons dans des établissements privés. Au sein même d’une ville, on constate des disparités scolaires en fonction de la profession et du milieu social des parents qui sont parfois très spectaculaires.

1982 – 2013 : Evolution de la population active à Paris. Source : 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession, Jérôme Fourquet

 

On a également assisté au long déclin des colonies de vacances que l’on pourrait qualifier de généralistes. Or, on y constatait un brassage de la population qui était important. Aujourd’hui, beaucoup moins d’enfants vont dans les colonies de vacances. Sur la même période, du milieu des années 1980 à aujourd’hui, on a eu la suppression du service militaire qui cahin-caha faisait passer sous les drapeaux deux tiers d’une classe d’âge masculine, quel que soit le niveau de diplôme des appelés.

Il y avait certes des exemptions, du piston et des réformés. Néanmoins, cette institution se distinguait par une certaine hétérogénéité sociale. En parallèle de la ségrégation spatiale qui trouve sa cause dans la hausse du prix de l’immobilier, on peut décrire un processus de suppression ou de déclin d’institutions qui permettaient une certaine mixité : le service national a disparu, la carte scolaire est de plus en plus contournée et les colonies de vacances se spécialisent, laissant une grande partie des enfants issus des familles moyennes et populaires sur le quai.

On peut d’ailleurs affiner l’analyse en pointant le fait que, dans les partis politiques, en particulier au PS, le poids des classes moyennes et populaires a décliné au profit de celui des cadres. Ce sont des endroits où il y avait un certain échange, une certaine confrontation même parfois. Tout cela s’est considérablement étiolé. En bout de course, les représentants des CSP+ sont de plus en plus enclins à ne plus avoir de contact avec le reste de la population.

LVSL : Au sujet des inégalités scolaires et du repli des élites sur le privé, quelles peuvent-être, selon vous, les pistes pour réduire ces inégalités ? Faut-il rallumer la guerre scolaire public/privé pour réunifier la nation ?

Emmanuel Macron insiste sur sa volonté de recréer un service national universel. En avançant cette idée, je pense qu’il a ce constat de fracturation de la nation en tête. Évidemment, cela peut aussi passer par l’école. Est-ce qu’il faut réanimer la guerre scolaire ?  Ce n’est pas évident. Il faut s’interroger sur les raisons de la désertion de l’enseignement public par une partie croissante des catégories supérieures. Il y a sans doute un problème de niveau.

Là encore, la volonté de remettre en place l’enseignement des langues anciennes et des classes bilingues est sans doute pensée comme un moyen de rendre de l’attractivité aux établissements publics et de ralentir le départ des enfants des classes moyennes supérieures de ces établissements. C’est un très vaste chantier qui ne concerne pas uniquement la question du rapport entre l’enseignement public et l’enseignement privé.

LVSL : Les catégories populaires et moyennes sont majoritaires dans la société française. Le vote sur le Traité Constitutionnel Européen a mis à jour cette réalité. Comment expliquez-vous qu’un homme issu de la France d’en haut ait été élu en mai dernier ? Les oppositions populaires semblent faibles alors qu’Emmanuel Macron met en place un agenda libéral à marche forcée…

Il faut rappeler les conditions de son élection. Emmanuel Macron obtient 24% des voix au premier tour, ce qui peut paraître beaucoup pour un primo-candidat. Or, en comparaison, en 2012, François Hollande avait obtenu 28% des voix au premier tour. Quant à Nicolas Sarkozy, il avait totalisé 31% des voix au même stade de la compétition électorale. Le score d’Emmanuel Macron n’est donc pas si considérable que cela. Quant au second tour, il a un caractère atypique. C’est davantage un plébiscite contre Marine Le Pen qu’un vote en faveur de l’agenda porté par Emmanuel Macron.

Ensuite, s’il a été soutenu majoritairement par les populations des quartiers dont on a parlé toute à l’heure, ce serait réducteur de le présenter seulement comme le candidat de ces quartiers-là. La spécificité du vote Macron, réside dans le fait que, dans la « France périphérique » chère à Christophe Guilluy, comme dans les banlieues du 93, il y a un minimum de 15% de voix qui s’expriment en sa faveur au premier tour. Cela monte à 30-35% des voix dans les quartiers les plus huppés des grandes métropoles.

 

“Macron a t-il converti la France aux réformes libérales ? J’en doute. S’il n’y a pas de contestation forte, c’est qu’une part croissante de la population est acquise, de manière résignée, à la nécessité de réformer. Ce n’est pas du tout de gaieté de cœur. On sent confusément que tout ne peut continuer comme avant. Il n’y a pas d’enthousiasme de la réforme. Il y a un sentiment partagé de la nécessité de sortir du statu quo.”

 

Cependant, les 15% qu’il réalise dans les quartiers populaires démontrent qu’il a agrégé toute une partie de la population, qui, toutes classes sociales confondues, était en attente d’un renouvellement générationnel, d’un renouvellement des pratiques politiques et qui jugeait le modèle gauche-droite comme complètement épuisé. Macron a capitalisé là-dessus. Avec une certaine habileté, il a énormément insisté sur ce point davantage que sur son agenda libéral. Cela explique sa victoire.

Pourquoi n’y a-t-il pas un puissant mouvement de contestation qui s’exprime ? D’une part, nous sommes en début de mandat. Il y a une légitimité forte de l’élection et le gouvernement use de l’argument selon lequel ce qui est fait maintenant a été présenté il y a un an aux Français, ce qui n’était pas forcément le cas pour tous ses prédécesseurs. Deuxièmement, il y a un constat répandu que notre modèle social et éducatif est mal en point, insuffisamment performant et qu’on ne peut pas se contenter du statu quo.

On voit cela clairement pour l’enseignement supérieur avec le fiasco d’APB. Si Emmanuel Macron peut proposer des mesures impliquant une sélection à l’université, c’est parce que tout le monde a en tête la fiasco que représente APB. On peut avoir le même raisonnement sur la SNCF : nous ne sommes plus en 1995. Emmanuel Macron arrive après le tragique accident de Bretigny-sur-Orge, après les pannes géantes de la gare Montparnasse. et après la hausse des billets de train. Tout ceci sans compter la dette faramineuse de la SNCF. Statut du cheminot ou pas, il y a un constat partagé qu’il faut remettre les choses à plat. Ce constat est présent dans la société française. Macron en joue et en bénéficie.

Macron a t-il converti la France aux réformes libérales ? J’en doute. S’il n’y a pas de contestation forte, c’est qu’une part croissante de la population est acquise, de manière résignée, à la nécessité de réformer. Ce n’est pas du tout de gaieté de cœur. On sent confusément que tout ne peut continuer comme avant. Il n’y a pas d’enthousiasme de la réforme. Il y a un sentiment partagé de la nécessité de sortir du statu quo.

Quant au référendum de 2005, c’est évidemment un moment très important pour comprendre ce qui s’est passé dans le pays. À ceci près que nous étions justement dans la configuration d’un référendum. Le camp du non était largement majoritaire. Cependant, il agrégeait des supporters de Laurent Fabius, de Jean-Luc Mélenchon, de Philippe de Villiers et de Jean-Marie Le Pen. Toute la difficulté des oppositions, c’est qu’elles sont morcelées. Elles ne sont pas en désaccord sur la même chose vis-à-vis de la politique du gouvernement.

Macron bénéficie de l’adhésion résignée et de la fragmentation des oppositions. Si on veut rentrer dans le détail, les partis qui doivent symboliser les oppositions, FN, PS, LR et la France Insoumise sont tiraillés par des tensions internes. Pour ce qui est du PS, à ces divisions s’ajoute le coup fatal pris lors de la présidentielle. L’opposition est fortement déstabilisée. Cette situation n’est sans doute pas définitive mais ouvre un espace dans lequel Emmanuel Macron peut dérouler son agenda de réformes à l’abri de la légitimité  de son élection.

LVSL : N’y a-t-il pas une prise de conscience de cette désaffiliation du côté de Macron ? Que ce soit sur le plan électoral, raison pour laquelle il donne des signes en direction des chasseurs, mais également sur le plan de la cohésion nationale, raison pour laquelle il œuvre à la remise en place d’un service national ? On sent qu’il mobilise une gestuelle gaullienne pour conquérir la France exclue de la mondialisation…

Il y a en effet quelque chose de paradoxal dans le positionnement d’Emmanuel Macron : son entourage pourrait s’apparenter à cette élite déconnectée de la majorité de population. Cette élite l’a massivement soutenu électoralement et financièrement. Or, Macron semble être conscient de l’état des fractures françaises et essaie, par le biais du cérémonial républicain, par la remise en place de lieux de brassage sociaux comme le service militaire, de ressouder la nation française. Toute la question est de savoir si tout cela sera suffisant. Des réformes comme la suppression de l’ISF, la réforme du Code du Travail, ou la réforme de l’assurance chômage sont plutôt de nature à fragiliser sa position et à l’empêcher de raccrocher la population exclue par les élites françaises.

LVSL : Vous êtes également auteur d’un ouvrage sur la droitisation des catholiques français. Cette petite bourgeoisie catholique a surpris son monde en faisant irruption sur la scène politique française à l’occasion du débat sur le mariage pour tous. Aujourd’hui, la PMA, le mariage homosexuel et l’adoption pour les couples homosexuels sont majoritaires dans la société française. Comment expliquez-vous ce double mouvement contradictoire ?

 À la droite de Dieu, Jérôme Fourquet

Il y aura sans doute des répliques de la Manif’ pour tous lors du débat sur la PMA. S’il y a eu une opposition si vive de la part de ces catholiques de droite lors du débat sur le mariage pour tous, c’est d’une part parce qu’ils étaient fondamentalement opposés à ce projet mais aussi parce qu’ils ont pris conscience qu’ils étaient socialement et culturellement minoritaires dans la société française.

Quand ils allaient à l’église, ils savaient qu’ils n’étaient pas très nombreux. Cependant, jusqu’à présent, aucun gouvernement n’était allé les chercher sur leurs fondamentaux. Mais avec ce projet, il s’est attaqué à leurs convictions profondes. La mobilisation contre la loi Taubira et le raidissement d’une parti des catholiques a à voir avec la prise de conscience de ce fait minoritaire.

Ils prennent conscience que, comme ils ne sont pas assez organisés, ils s’exposent à des textes qui sont contraires à leurs valeurs. Pour contrer cela, ils s’organisent soit dans la rue, soit en faisant de l’entrisme dans des partis politiques, soit en développant des think-tanks, des associations, des revues et en essayant de prendre les armes de leurs adversaires sociétaux, ceux qu’ils appellent le “lobby LGBT” en se disant : « ils sont minoritaires mais ils ont su habilement faire avancer leur pions. Nous pouvons faire de même. »

 

S’il y a eu une opposition si vive de la part de ces catholiques de droite lors du débat sur le mariage pour tous, c’est qu’ils ont pris conscience qu’ils étaient socialement et culturellement minoritaires dans la société française. Pour contrer cela, ils s’organisent en essayant de prendre les armes de leurs adversaires sociétaux, ceux qu’ils appellent le “lobby LGBT”

 

C’est un choc culturel immense puisque les catholiques continuaient à considérer la France comme la fille aînée de l’Église. Ils voyaient la France comme un pays sous le régime d’une certaine forme de catho-laïcité. Les catholiques déclinants s’en accommodaient plutôt bien jusque-là. De ce point de vue, les années 2012-2013 constituent une rupture : les catholiques se rendent compte qu’ils sont minoritaires, et que, s’ils ne s’organisent pas, s’ils ne mènent pas de lutte culturelle, ils devront accepter des changements de société fondamentalement contraires à leurs valeurs.

LVSL : La droite et l’extrême-droite sont dans une situation paradoxale. Marine Le Pen a comptabilisé plus de 10 millions de voix en mai dernier. Elle semble cependant affaiblie par les critiques qui se dévoilent depuis l’échec de son débat d’entre-deux-tours.  De son côté, Laurent Wauquiez est à la tête d’un parti essoré par ses contradictions internes et la défaite à la présidentielle. Quelles perspectives peut-on raisonnablement tracer pour ces deux pôles du bloc conservateur/réactionnaire ?

Si une jonction se produisait, elle ne concernerait pas l’ensemble des deux blocs. Il y aurait une frange, dans les deux blocs, qui ne s’y retrouverait pas vraiment. Surtout, cela ne se ferait pas en termes institutionnels, avec des accords électoraux. Cela se ferait à la base avec toute une partie de l’un ou de l’autre des électorats qui se mettrait à voter pour le chef de l’autre camp.

Wauquiez veut refaire le coup qu’a fait Nicolas Sarkozy en 2007 : siphonner l’électorat du FN sans signer un accord avec Marine Le Pen. Est-ce possible ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord rappeler qu’il s’est passé énormément de choses depuis l’élection présidentielle de 2007. Toute la frange modérée de l’UMP a quitté le giron commun soit pour aller directement dans la majorité macronienne soit pour se mettre en orbite et en soutien d’Emmanuel Macron. C’est le cas d’Alain Juppé par exemple. Ce faisant, l’audience de LR s’est réduite. Il y a évidemment des franges différentes. On voit bien que Valérie Pécresse, même si elle est minoritaire, veut incarner un courant modéré. Le courant incarné par Laurent Wauquiez est lui majoritaire au sein du parti Les Républicains. Il est majoritaire dans des proportions opposant deux-tiers de son parti à un tiers centriste. Cela lui suffit pour être majoritaire, sans être hégémonique.

Reste que le centre de gravité de LR, par la stratégie de Laurent Wauquiez, elle-même conditionnée par ce nouvel échiquier politique, s’est considérablement droitisé. Cela rend possible un rapprochement à la base avec une partie du Front national. Il y a une course contre la montre entre Laurent Wauquiez et Marion Maréchal Le Pen pour préparer l’après Marine Le Pen.

Ce mano a mano reste une hypothèse. Il ne faut enterrer ni Marine Le Pen ni le Front national. Les causes profondes qui ont abouti à l’émergence du Front national n’ont pas du tout disparu et le FN a connu des crises bien plus graves que celle-ci. En 1998, la scission mégrétiste était bien plus importante que celle que vient de provoquer Florian Philippot. De même, en 2007, quand Nicolas Sarkozy siphonne l’électorat du Front national, il le laisse exsangue : au moment des législatives, des centaines de candidats ne passent pas la barre des 5% et ne sont donc pas remboursés. Il y a, à la fois, un espace idéologique qui se rétrécit considérablement, parce que c’est l’époque du Kärcher et puis organisationnellement et financièrement, le parti est au point mort.

 

“Le centre de gravité de LR, par la stratégie de Laurent Wauquiez, elle-même conditionnée par ce nouvel échiquier politique, s’est considérablement droitisé. Cela rend possible un rapprochement à la base avec une partie du Front. Il y a une course contre la montre entre Laurent Wauquiez et Marion Maréchal Le Pen pour préparer l’après Marine Le Pen.”

 

Laurent Wauquiez, en visite à Villeneuve-d’Ascq. ©Peter Potrowl

Pour autant, quelques années après la scission mégrétiste, Jean Marie Le Pen était au second tour de l’élection présidentielle. Par ailleurs, quelques années après l’OPA de Nicolas Sarkozy sur l’électorat du Front National, Marine Le Pen est adoubée au congrès de Tours. C’est un nouveau départ pour le FN. Il ne faut donc pas surestimer leurs difficultés. Il y a un énorme doute au sein de l’électorat FN, par rapport à ce qu’ils auraient pu attendre de la présidentielle. Il n’en demeure pas moins que Marine Le Pen a réalisé presque 11 millions de voix au second tour. Elle a obtenu huit députés élus. Le Front national reste une marque électorale tout à fait puissante.

Cependant, dans l’hypothèse où l’image de Marine Le Pen l’empêcherait de relancer le Front, il y aura des voix pour réclamer autre chose. La récente séquence autour de Marion Maréchal Le Pen est assez éloquente. Son positionnement entrerait en concurrence frontale avez Laurent Wauquiez.

LVSL : Marion Maréchal Le Pen est récemment intervenue devant les conservateurs américains. Elle semble à la croisée de la droite conservatrice et libérale, de la droite catholique réveillée par la Manif’ pour tous et de la droite identitaire qui centre son combat sur l’Islam et l’immigration. Peut-elle être le point d’appui pour cette droite d’après qu’espérait construire Patrick Buisson il y a quelques années  ?

On sauterait de génération. Marine Le Pen, ce n’était déjà pas la même chose que son père. Même si la configuration était très différente, Marine Le Pen a réalisé un score deux fois supérieur à celui de son père lorsqu’elle est arrivée au second tour de l’élection présidentielle. La marque Le Pen reste connotée négativement bien sûr. Cependant, le pedigree de la personne qui le porte peut aboutir à un poids supérieur dans l’équation personnelle vis-à-vis de la charge négative que porte le nom Le Pen.

Quant à Marion Maréchal Le Pen, elle ne semble pas pressée de revenir. Elle est issue d’une famille où les contentieux politiques ont provoqué des clashs et des blessures très profondes. Elle n’a pas hâte de vivre une brutale confrontation avec sa tante. Cela étant, elle voit ce que Laurent Wauquiez essaie de faire. Elle fait le constat que quelque chose s’est abîmé autour de sa tante. Elle veut prendre date, se rappeler à la mémoire de tous. Tout cela ne va pas se faire dans les prochains mois. Cela prendra du temps.

Les européennes seront une échéance importante. On verra le rapport de forces entre le FN et la droite. On verra ce qui se passera du côté du bloc souverainiste. Quel sera l’étiage qui sortira vainqueur ? Est-ce que ce sera un match nul ? A partir de là, si le FN revient à des scores importants et laisse sur place la liste Wauquiez, on n’est pas du tout dans la même situation que si la FN reste encalminé. Là, la pression qui s’est exercée sur Marine Le Pen dès le soir du débat d’entre-deux-tours va se faire de plus en plus forte.

LVSL : Vous êtes l’auteur de La Nouvelle Question Corse. Les nationalistes corses ont surpris en conquérant l’île dans un laps de temps extrêmement court entre les municipales à Bastia en 2014 et l’élection pour la collectivité unique de Corse en 2018. Comment expliquez-vous cette fièvre nationaliste qui prend les Corses ?

C’est la concrétisation électorale d’un travail d’implantation et d’influence idéologique et métapolitique qui a 40 ans d’existence. Les « natios » ont commencé ce travail en 1975. Ils ont mis 40 ans à convaincre les Corses. Par ailleurs, certaines circonstances leur ont permis de transformer leur victoire culturelle en une victoire électorale. Le très fort dégagisme et la volonté de renouvellement qui ont porté Macron soufflaient aussi en Corse. Ils soufflaient même de manière plus forte en Corse.

Jusque-là, les Corses faisaient face à une classe politique fossilisée, constituée d’héritiers de grande famille et de dynasties politiques et claniques qui se partageaient le pouvoir sur l’île depuis des dizaines et des dizaines d’années. La volonté de renouvellement est encore plus forte là-bas. De manière paradoxale, Emmanuel Macron a réalisé des scores modestes à la présidentielle et ses candidats ont été défaits aux législatives, ce qui est très rare. Ce créneau dégagiste, ce sont les nationalistes qui l’ont occupé.

La volonté de renouvellement et de changement a été un des grands atouts des « natios ». La figure de Simeoni s’apparente à celle d’un Macron corse. Cette comparaison ne lui plairait sans doute pas mais l’équation personnelle lui a fortement bénéficié. Par ailleurs, ce score est le résultat d’une longue bataille culturelle et politique autour de revendications typiquement insulaires : la défense du littoral, la défense de la langue, la question du rapatriement des prisonniers « politiques », la question du non-bétonnage du foncier. Tout cela est largement majoritaire dans la société corse.

 

“Le très fort dégagisme et la volonté de renouvellement qui ont porté Macron soufflaient aussi en Corse. Jusque-là, les Corses faisaient face à une classe politique fossilisée, constituée d’héritiers de grande famille et de dynasties politiques et claniques qui se partageaient le pouvoir sur l’île depuis des dizaines et des dizaines d’années. Ce créneau dégagiste, ce sont les nationalistes qui l’ont occupé.”

 

Un verrou empêchait cependant la concrétisation de cette domination culturelle en victoire politique : c’était le rapport à la violence et les organisations clandestines. A partir du moment où la violence politique a décliné sur l’île, et qu’en 2014, après la victoire des « natios » aux municipales de Bastia, les représentants du FLNC annoncent l’auto-dissolution des organisations clandestines et une trêve unilatérale, ce verrou a sauté. Tout le travail des nationalistes a ensuite payé électoralement.

Gilles Simeoni, président de la collectivité unique de Corse. ©Nationalita

On peut ajouter deux derniers éléments dans cet alignement des planètes : on leur reprochait leur inexpérience gestionnaire et leur division. Les divisions ont été dépassées par un front commun et la stratégie de la liste unique. Le manque de culture gestionnaire a été également très vite dépassé : ils gouvernent Bastia, et ont pris le contrôle de la collectivité un an plus tard. Le reproche du manque de culture gestionnaire tombe alors. Cela leur permet d’obtenir trois députés sur les 4 que compte l’île de beauté. Tout cet alignement de planètes a permis aux nationalistes corses d’être majoritaires et de prendre le pouvoir.

LVSL : Il y a quand même un paradoxe. Le FN a fait des scores très élevés lors de la présidentielle en Corse. Cependant, il n’a pas du tout capitalisé sur ce score au moment des législatives et de l’élection à la collectivité unique de Corse. Comment l’expliquez-vous ?

On se souvient des événements du quartier de l’empereur à Ajaccio : en décembre 2015, après une embuscade contre deux pompiers corses, dans un quartier immigré d’Ajaccio, des centaines de manifestants sont venus crier « Arabes dehors ». Plus proches de nous, on se souvient des événements de Sisco.

 

“En proportion, la Corse est la première ou deuxième région en matière d’actes racistes. Il y a un terreau sensible. Une partie de la population corse vote Marine Le Pen dans un vote anti-immigré et vote pour les nationalistes ensuite afin de défendre son identité corse.”

 

Le vote nationaliste est un vote identitaire. Historiquement, la fibre identitaitre s’est orientée contre l’État jacobin qui empêcherait le développement de l’île, et la conservation de l’identité corse. Cette dimension n’a pas disparu. Cependant, depuis 30 ans, une partie de la population corse, très attachée à son identité, ne se sent pas seulement menacée par la domination d’un État jacobin mais également par la présence d’une forte communauté immigrée maghrébine.

En proportion, c’est en Corse que la population immigrée est la plus importante. La Corse est la première ou deuxième région en matière d’actes racistes. Il y a un terreau sensible. Une partie de la population corse vote Marine Le Pen dans un vote anti-immigré et vote pour les nationalistes ensuite afin de défendre son identité corse. Il faut néanmoins dire qu’il n’y a pas totalement des vases communicants. Quand on regarde, ce n’est pas aussi simple que cela : une partie de l’électorat a pu passer de l’un à l’autre, mais sociologiquement, on ne peut pas mettre de signe égal entre les deux.

Propos recueillis par Lenny BENBARA.