Accéder aux archives classifiées en France, un parcours du combattant

Les Grands Dépôts des Archives nationales (France).

Depuis une décennie, à l’encontre des principes fondamentaux de la République française, les archives de France sont de plus en plus cadenassées. Si cette tendance se retrouve ailleurs en Europe, elle est particulièrement exacerbée dans un pays qui, pourtant avant d’autres, avait fait de l’accès des citoyens aux archives l’un des emblèmes de sa Révolution. Dès 1789, l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, proclamait : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. » Cinq ans plus tard, la Convention précisait, par la loi du 7 messidor, an II (25 juin 1794), dans son article 37 : « tout citoyen pourra demander dans tous les dépôts, aux jours et heures qui seront fixés, communication des pièces qu’ils renferment. » Deux siècles et demi plus tard, ces préceptes toujours inscrits dans la Constitution de la Ve République semblent surtout là pour le décor. Sylvie Braibant est journaliste, membre du Collectif Secret Défense – Un enjeu démocratique.

À la fin de l’hiver 2020, avec l’épidémie de Covid-19 qui déferlait sur l’Europe, les Français découvraient deux expressions qui allaient rythmer leur vie pour au moins deux ans : le Conseil de défense remplaçait désormais le Conseil des ministres, et ses délibérations étaient classées « secret défense ». Jusqu’en 2070, et même au-delà selon le bon vouloir du Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN), les échanges et les délibérations de ces Conseils de défense sur une crise sanitaire mondiale seraient interdits d’accès, en France, aux historiens, aux élus, aux juges, aux journalistes, aux citoyens…

« L’accès aux archives est un marqueur de la vitalité de la démocratie »

« L’accès aux archives est un marqueur de la vitalité de la démocratie », ou encore un « reflet du rapport au pouvoir » affirmaient Isabelle Neuschwander, ex-directrice des archives, et le juriste Noé Wagener, lors d’une rencontre organisée à la mi-septembre 2021 par un trio d’associations (AAF – archivistes ; AHCESR – historiens ; Association Josette & Maurice Audin), sur « L’accès aux archives publiques, un enjeu citoyen ». Les péripéties autour de la politique de gestion des archives menée depuis des années, avec une accélération ces derniers mois, ne sont effectivement pas de bon augure pour la vie démocratique en France. D’un côté, le président de la République réclame l’ouverture des archives sur la guerre d’Algérie ou sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda, de l’autre, les administrations « verseuses », celles qui produisent des archives – principalement l’armée, la Défense nationale et la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) – verrouillent l’accès à leurs documents. Des archives accessibles hier ne sont plus consultables aujourd’hui, en particulier sur l’histoire du colonialisme, de la Seconde Guerre mondiale ou encore sur les « événements » liés au développement du nucléaire. Les recours devant les tribunaux administratifs se multiplient pour tenter de s’infiltrer dans ces forteresses et une sorte de cercle vicieux se dessine entre certains services de l’État, les historiens-archivistes-citoyens et la justice. Avec quelques victoires et de nombreuses défaites face à la toute-puissance de l’État.

Un acronyme obscur, l’IGI1300, emblème de cette bataille, est aujourd’hui presque aussi célèbre que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à laquelle cette « instruction générale interministérielle » contrevient sans vergogne depuis une décennie. La loi du 7 Thermidor an II (25 juillet 1794) proclame que tout citoyen devait pouvoir être informé de ce qui avait été fait en son nom. C’était le début du service public des archives nationales de France, institution créée quatre ans plus tôt par l’Assemblée constituante.

Une instruction qui prime sur la Constitution

Cette « instruction générale interministérielle » 1300 (IGI1300, article 63) sur la protection du secret de la défense nationale redéfinit depuis 2011, en toute opacité, les conditions d’accès, de plus en plus drastiques, aux archives, prenant le pas sur la loi et la Constitution. Le texte précisait que tout document portant un marquage Secret Défense, dit « classifié au titre du secret de la défense nationale », devait être déclassifié par l’autorité compétente avant communication. Jusque-là, le code du patrimoine garantissait un accès de droit aux archives publiques, pour les documents dont la communication portait atteinte au secret de la défense nationale, à l’issue d’un délai de cinquante ans – en 2008, une nouvelle loi avait réduit le délai de soixante à cinquante ans, suivant les préconisations du rapport Braibant paru… en 1996. En 2011, ces documents déclarés accessibles « en droit » par le législateur, librement communicables aux chercheurs, aux élus ou aux citoyens jusqu’en 2011, ne l’étaient donc plus automatiquement, par la grâce d’une instruction ministérielle érigée en texte supérieur à une loi.

« C’est d’ailleurs ce qui, dans le combat contre l’IGI n° 1300, a été le plus fascinant à observer : l’obligation de déclassification des archives publiques librement communicables n’est rien d’autre qu’une construction intellectuelle – une doctrine au sens propre – qui a surgi de nulle part au début des années 2010, hors de toute modification législative, mais qui parvient en quelques années à s’imposer au sein d’autorités comme le ministère de la Culture ou la commission d’accès aux documents administratifs comme une évidence dont l’existence ne souffre pas la discussion » observe le juriste Noé Wagener, en septembre 2021.

Janvier 2011 correspond à l’anniversaire des cinquante ans de la fin de la guerre d’Algérie. À partir de cette date, il était convenu que les administrations, politiques et citoyens concernés par les archives du ministère de la Défense, des Affaires étrangères ou de l’Intérieur, puissent y accéder librement. Notons que, jusque-là, toute tentative d’explorer les événements tragiques advenus pendant les guerres d’indépendance des anciennes colonies françaises, de la Guerre froide ou du régime de Vichy était strictement verrouillée. Certains voient dans ce nouvel accès la tentation, voire la menace, d’entamer le récit national français au XXe siècle, dont des pans entiers finissent par s’écrire ailleurs…

Les cas Maurice Papon et Maurice Audin

Mais la guerre d’Algérie n’est pas le seul angle mort des archives en France. Celles de la Seconde Guerre mondiale, en particulier de la collaboration, sont restées inaccessibles jusqu’à la loi du 15 juillet 2008. Avant cela, l’histoire de cette période noire s’est racontée hors de France, depuis les États-Unis, le Royaume-Uni ou l’Allemagne. On se souvient de la déflagration provoquée en 1972 par Robert O. Paxton avec La France de Vichy. Pour ses recherches, l’historien américain a dû se passer des archives françaises, en étudiant des archives allemandes conservées aux États-Unis.

Parfois pourtant, la forteresse du Service Historique de la Défense s’entrouvre grâce à des lanceurs d’alerte venus de l’intérieur. Le 17 octobre 1961, la guerre d’Algérie surgit brutalement en France. Ce jour-là, à Paris et à l’initiative du Front de libération nationale (FLN), les travailleurs algériens décident de défiler dans Paris pour soutenir l’indépendance de l’Algérie. Le défilé se transforme en bain de sang, des dizaines de manifestants étant exécutés, leurs corps jetés dans la Seine par une police obéissant aux ordres du préfet Maurice Papon, celui-là même qui avait appliqué — et même devancé — les ordres de rafler la population juive de Bordeaux à partir de 1942. Durant des décennies, les archives de cette tuerie ont été verrouillées. L’historien Jean-Luc Einaudi, empêché d’y accéder au prétexte qu’il n’était pas universitaire, recueille cependant suffisamment d’éléments en-dehors des institutions pour écrire et publier La bataille de Paris (Seuil, 1991). En 1999, après son procès pour son rôle dans la collaboration et la déportation des juifs, Maurice Papon attaque Jean-Luc Einaudi en diffamation. Entrent alors en scène les archivistes Brigitte Lainé et Philippe Grand. La première est conservatrice en chef aux Archives de Paris, où elle est en charge, avec son collègue et ami Philippe Grand, des archives judiciaires. En lanceurs d’alerte, ils dévoilent les preuves de la tuerie. En février 1999, Brigitte Lainé témoigne en faveur de Jean-Luc Einaudi, brisant le devoir de réserve qui lui est imposé : « Dès le mois de septembre, il y a une constante dans la mise en scène de la mort : une majorité de noyés, retrouvés dans la Seine ou les canaux parisiens, les mains liées ou avec des traces de strangulation ou de balles. »

Maurice Papon perd son procès contre Jean-Luc Einaudi, mais les archivistes et l’accès aux archives ne sortent pas indemnes de l’épreuve. Brigitte Lainé et Philippe Grand sont rétrogradés et placardisés par leurs supérieurs, interdits d’accès au public et leurs dossiers sont confisqués. Ils sont rejetés par une partie de leurs collègues, qui les condamnent par voie de pétition auprès de Catherine Trautman, alors ministre de la Culture du gouvernement Jospin (1997-2002). En mars 2003, le tribunal administratif de Paris reconnaît qu’il y a bien eu des sanctions disciplinaires déguisées contre Brigitte Lainé et Philippe Grand et les annule. Pour autant, les deux archivistes partent à la retraite dans l’indifférence et l’opprobre, accusés d’avoir brisé le secret des archives de la guerre d’Algérie. Brigitte Lainé est morte le 2 novembre 2018 sans avoir été officiellement réhabilitée.

Durant des décennies, la disparition du mathématicien Maurice Audin en juin 1957 reste frappée des mêmes interdits que la manifestation du 17 octobre 1961. Le corps de ce jeune communiste de 25 ans, enlevé à Alger par des militaires français durant la guerre d’Algérie, n’a jamais été retrouvé. Comme pour l’histoire de la collaboration, il faut là aussi faire un détour par les archives américaines pour que la vérité soit révélée. Le colonel Yves Godard, l’un des chefs de l’Organisation armée secrète (OAS) a en effet choisi, pour se préserver de toute poursuite en France, de déposer certaines de ses archives en Californie. Erreur manifeste de sa part car cela a, au contraire, permis à Nathalie Funès, journaliste à L’Obs de les dénicher dès 2012. Elle y a trouvé un brouillon de livre jamais terminé, où le colonel attaque le général Massu et où il accuse Gérard Garcet, un proche de Massu, d’avoir exécuté Maurice Audin, ce qui n’apparaît pas dans le dossier conservé par les Archives nationales.

Tout document frappé d’un tampon « secret-défense » devra désormais être soumis à une demande de levée du secret, document par document.

En septembre 2018, une brèche s’ouvre. Le président Emmanuel Macron, élu depuis un peu plus d’un an, rend visite à Josette Audin, veuve de Maurice Audin. Après avoir reconnu officiellement les conditions de la mort de Maurice Audin, il lui annonce qu’« une page s’ouvre aujourd’hui, l’ouverture de toutes les archives, le travail libéré des historiennes et des historiens. Cela va être une nouvelle ère pour nos mémoires et nos histoires avec l’Algérie ». Et il précise : « Une dérogation générale (…) ouvrira à la libre consultation tous les fonds d’archives de l’État qui concernent le sujet ». Mais le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN), chargé de veiller sur le secret défense comme sur un coffre-fort, persiste à sanctuariser le secret défense. Début 2020, cet organisme, placé sous la tutelle de Matignon, mais dans les faits presque hors contrôle, durcit l’IGI1300 par un dispositif technique : tout document frappé d’un tampon « secret-défense » doit désormais être soumis à une demande de levée du secret, document par document.

La politique de déclassification condamnée par le Conseil d’État

Face à cet enchaînement de promesses et de reculs, le 23 septembre 2020, un collectif d’associations saisit le Conseil d’État pour obtenir l’abrogation de l’article 63 de l’IGI1300. Le 20 janvier 2021, le rapport sur Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie, rédigé sous l’égide de l’historien Benjamin Stora, préconise de faciliter l’accès aux archives classifiées antérieures à 1971 afin de permettre de « regarder l’Histoire en face ». Aussitôt, le chef de l’État prend « la décision de permettre aux services d’archives de procéder dès demain aux déclassifications des documents couverts par le secret de la Défense nationale (…) jusqu’aux dossiers de l’année 1970 incluse ».

Quelques mois plus tard, le Conseil d’État donne raison au collectif par une décision datée du 2 juillet 2021 : « Depuis 2011, le Gouvernement a imposé une procédure de déclassification avant de pouvoir accéder aux archives “secret-défense”. Estimant que cette procédure retarde ou empêche l’accès à ces documents, des archivistes et des historiens ont demandé son annulation au Conseil d’État. La juridiction observe que selon la loi, ces archives sont communicables de plein droit dès l’expiration d’un délai de 50 ou 100 ans. C’est pourquoi le Conseil d’État annule aujourd’hui cette procédure de déclassification préalable car elle est contraire à la loi actuellement en vigueur ».

Malgré cela, les tenants du secret défense repassent à l’attaque et imposent leur philosophie, portée une fois encore par le SGDSN et par des élus : protéger le secret envers et contre tous. Lors de l’examen d’une loi à l’été 2021, dite « Loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement » : une procédure de déclassification préalable sera désormais nécessaire pour tous les documents classifiés depuis 1934, bien au-delà du délai de cinquante ans. En août 2021, la nouvelle IGI1300 remettait un couvercle plus serré au-delà des guerres de décolonisation jusque sur les documents de la Seconde Guerre mondiale. Cette fébrilité doit se décrypter à l’aune d’une époque, marquée par un balancier entre terrorisme et régression des libertés publiques, décrypte encore Noé Wagener : « Le droit des archives a été rattrapé par la grande refonte générale de l’équilibre entre sécurité et liberté qui touche toutes les branches du droit public depuis trente ans. Il faut que le paradigme de la “prévention” soit devenu bien puissant pour rendre pensable l’idée incongrue selon laquelle les archives publiques seraient l’un des talons d’Achille de la Sécurité nationale, appelant un contrôle sans limite de temps de l’accès aux documents sensibles. »

Le cas du génocide des Tutsis au Rwanda

Un an plus tôt, sur un autre dossier, un premier recours avait semblé pourtant très prometteur. Le 12 juin 2020, le Conseil d’État suivait le chercheur François Graner dans sa demande d’accès aux archives du président François Mitterrand déposées aux Archives nationales, en particulier celles du printemps 1994, durant lequel a été perpétré le génocide des Tutsis du Rwanda par les extrémistes Hutus au pouvoir, et ce pratiquement sous les yeux des militaires français. Plusieurs années durant, l’administration oppose un refus systématique au chercheur membre de l’association Survie. Certains des documents qu’il voulait consulter, pour écrire un livre [1], restaient classés « très secret », « secret défense » ou « confidentiel défense », en dépit de la décision prise en avril 2015, sous la présidence de François Hollande, de déclassifier des documents de l’Élysée relatifs au Rwanda à cette période.

Pour la première fois, le Conseil d’État décide que « la protection des secrets de l’État devait être mise en balance avec l’intérêt d’informer le public sur ces événements historiques ». Et que, dans ce cas précis, cet intérêt d’informer était supérieur au secret. Les juges précisent, cependant, que cette consultation n’est accordée que si elle ne porte pas une « atteinte excessive au secret des délibérations du pouvoir exécutif, à la conduite de la politique étrangère et aux intérêts fondamentaux de l’État ». La décision précède de quelques mois le rapport commandé par le président Macron à une commission présidée par l’historien Vincent Duclert, dont les membres ont eu accès à beaucoup de documents. « La grande difficulté de faire toute la lumière sur l’action de la France (au Rwanda) souligne le secret qui entoure encore sa politique africaine et le fonctionnement des institutions de la Ve République, qui accorde au chef de l’État et à son entourage le pouvoir de prendre, quasiment sans garde-fou, des décisions lourdes de conséquences pour des populations et des pays entiers » souligne François Graner.

Lire sur LVSL notre entretien avec François Graner : « Rwanda : le rapport Duclert enterre-t-il le dossier ? »

Et ailleurs ?

Aux États-Unis, le délai de communication des archives gouvernementales fédérales est de dix ans et il peut même être réduit s’il est jugé que la transparence est plus importante pour la démocratie que le secret. Le sacro-saint Freedom of Information Act oblige les agences fédérales à transmettre leurs documents à quiconque en fait la demande, quelle que soit sa nationalité, une obligation jugée nécessaire « au fonctionnement d’une société démocratique ». La France en suivra-t-elle un jour l’exemple ? Rien n’est moins sûr. Selon Nicolas de Maistre directeur de la protection et de la sécurité de l’État au SGDSN, « les Etats-Unis, avec leur politique libérale, étaient en train de reclassifier à tout va, parce qu’ils se sont rendus compte que la CIA détruisait des archives pour qu’elles ne soient jamais consultées. »

Le mouvement vers moins d’accessibilité et plus de secret touche néanmoins d’autres démocraties occidentales comme l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne ou même le Canada, des pays qui s’étaient pourtant engagés sur la voie ouverte par les États-Unis. Ce mouvement général date de la fin des années 1990, ce qui pourrait correspondre aux premiers actes de « terrorisme » en Europe, mais aussi à une volonté de réécrire le « récit national » en période de crise.

Selon la loi française votée à la fin du mois de juillet 2021, les archives seront désormais rangées dans la catégorie « secret » ou « très secret » (la catégorie « confidentiel défense » a disparu) leur permettant d’échapper à toute consultation dans un délai de cinquante ans. Mais pour certaines, il n’y a pas de délai. L’industrie nucléaire civil ou militaire française, exportée avec fierté partout dans le monde, échappe ainsi à tout contrôle. Les promesses d’accès aux archives formulées par le chef de l’État sont aussitôt démenties par des propos confus. « Les archives seront ouvertes » annonçait Emmanuel Macron le 27 juillet 2021 à Papeete, à ceux qui souhaitent évaluer les conséquences des quelques 200 essais nucléaires qui y ont été menés trente ans durant. Avant d’ajouter aussitôt : « Elles seront ouvertes sauf lorsqu’elles peuvent fournir des informations qu’on appelle proliférantes, c’est-à-dire qui mettraient notre dissuasion en risque, pour le reste elles seront ouvertes ». L’historien Renaud Meltz, qui pilote une équipe d’une quinzaine de chercheurs sur l’histoire de ces essais explique ces contradictions : « Il y a une clause particulière dans le code du patrimoine qui précise que tout ce qui a trait au nucléaire est incommunicable. Mais cette loi nous est parfois opposée pour nous empêcher de voir des archives qui ont trait aux conséquences sanitaires » [2].

En France, ce qui semble bien surtout proliférant, c’est le secret défense.

Notes :

[1] Raphaël Doridant et François Graner, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Agone-Survie, 2020.

[2] « Enquête sur les essais nucléaires en Polynésie française », Disclose, 6 août 2021.

Exportation d’armes, symptôme d’une dépendance

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Avion de chasse Rafale RIAT 2009 © Tim Felce

Le 7 décembre dernier, le média et ONG Disclose a révélé une note rédigée par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) « classifiée défense ». Celle-ci s’opposait vigoureusement à la mission d’information parlementaire proposant d’impliquer le Parlement dans le processus de contrôle des exportations françaises en matière d’armement. La révélation de cette note interroge sur le processus actuel et la position du gouvernement autour d’un secteur vital pour l’économie hexagonale. La question du contrôle des exportations d’armement se pose avec d’autant plus d’acuité après le scandale de l’utilisation des armes françaises par la coalition de pays menée par l’Arabie Saoudite contre les populations civiles dans la guerre au Yémen en 2018, qualifiée par le secrétaire général adjoint des affaires humanitaires des Nations Unies, M. Mark Lowcock, de « pire crise humanitaire au monde ».

Complexe, robuste, opaque. Ces trois qualificatifs reviennent tout au long du rapport de 157 pages des deux parlementaires M. Jacques Maire (La République en marche, LREM) et Mme. Michèle Tabarot (Les Républicains, LR) pour définir le processus de contrôle des exportations françaises d’armement. Ce rapport, remis le 18 novembre dernier, propose « la création d’une commission parlementaire » dans le cadre du processus de contrôle. La veille, le 17 novembre, arrive sur la table du cabinet de M. Emmanuel Macron, Président de la République, une note « confidentiel défense » du Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN) qui avant même la diffusion du rapport, s’oppose à tous les arguments qu’il soulève. « Sous couvert d’un objectif d’une plus grande transparence et d’un meilleur dialogue entre les pouvoirs exécutif et législatif, l’objectif semble bien de contraindre la politique du gouvernement en matière d’exportation en renforçant le contrôle parlementaire », indique notamment l’un des passages de la note publiés par Disclose. Plus en avant, les analystes du SGDSN conseillent les membres du gouvernement concernés par la note sur la stratégie à adopter vis-à-vis du rapport parlementaire et de sa reprise par les médias et les ONG en vue d’éluder les volontés de transparence qui pourraient émerger à sa suite dans le débat public.

Matignon, le ministère des Armées, le ministère des Affaires étrangères et celui de l’Économie sont également destinataires de la note. En France, la constitution de la Ve République, en faisant du Président de la République le chef des armées, entérine la prééminence de l’exécutif sur le Parlement en matière militaire ; partant, cette tension entre le Parlement et le pouvoir exécutif concernant les exportations d’armes, chasse gardée de la raison d’État, n’a rien d’étonnant. Toutefois, la marge de manœuvre du pouvoir législatif grandit, comme l’a déjà révélé l’adoption par le Parlement de la loi renseignement de 2015 – prise sur initiative du gouvernement – qui avait fait grincer des dents dans certaines sphères étatiques et dont le rendu de la mission d’évaluation, prévu après cinq années son adoption, continue à soulever des interrogations sur sa véritable portée démocratique. 

La révélation de cette note vient à nouveau nourrir les débats autour de l’un des secteurs les plus importants de la politique commerciale française et pourtant l’un des moins connus du fait de l’opacité qui l’entoure.

Secret défense : exécutif, industriels et partenaires-clients main dans la main

Pour comprendre plus en avant les enjeux du rapport de la mission d’information parlementaire, il est nécessaire de définir le fonctionnement du processus actuel d’autorisation de l’exportation d’armements. Aujourd’hui, le contrôle des exportations d’armement est entièrement organisé par l’exécutif et se déroule en deux phases : la délivrance de licence d’exportation (contrôle a priori) et le contrôle sur place de l’utilisation du matériel de guerre vendu (contrôle a posteriori). Il s’articule autour d’un processus interministériel de délibération et de consultation jusqu’à la délivrance des autorisations d’exportation par le Premier ministre. Ce processus est mis en œuvre par la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre (CIEEMG) qui réunit le ministère des Armées, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et le ministère de l’Économie et des Finances. Celle-ci est présidée par le fameux SGDSN, service rattaché au Premier ministre, qui a rédigé la note parvenue à Disclose. Les services de renseignement interviennent également à titre consultatif, ajoutent les rapporteurs.

Concernant le contrôle a priori, les avis pour l’instruction de licence de la CIEEMG se fondent sur plusieurs critères dont entre autres l’expertise technique sur les matériels, l’emploi possible des équipements dont l’exportation est envisagée, l’impact stratégique de la vente, la soutenabilité financière des acheteurs ou encore le respect par la France de ses engagements internationaux et européens… Tout ce travail d’analyse et de délibération est réalisé sous le couvert du secret défense et ne circule donc qu’entre les ministères et entités concernés, l’exécutif se retrouvant seul juge de la qualité du processus d’examen. En 2019, 2,5% des demandes de licence ont été refusées par la France d’après le rapport. La faiblesse de ce chiffre suggère, selon Benjamin Hautecouverture, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) « que le critère du respect du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’Homme n’est pas déterminant dans les décisions de la CIEEMG, alors même que plusieurs pays clients de la France sont réputés commettre de telles violations».

L’autre versant de cette activité est le processus a posteriori qui repose sur plusieurs points dont le respect par les industriels des conditions qui ont pu prévaloir lors de l’accord de la licence d’exportation, la maintenance sur place ou encore la formation au maniement du matériel livré.

Ce suivi de contrôle, en plus de vérifier le respect des règles internationales, remplit plusieurs objectifs. Il permet premièrement au pays vendeur d’évaluer l’efficacité de son propre matériel ; deuxièmement, la présence sur place des formateurs ou des agents de maintenance industriels sert des visées diplomatiques en développant des partenariats stratégiques avec les pays acquéreurs. Enfin, les contrats de maintenance représentent une grande part des exportations d’armement, et viennent donc appuyer une industrie nationale qui représente, selon les chiffres, entre 7 et 13% des emplois industriels en France. En ce sens, il est essentiel de noter que la France est dépendante de ses exportations. Les marchés domestiques et européens ne suffisent pas à couvrir les dépenses et investissements liés à cette industrie qui représentent quelques 40 milliards d’euros cumulés dont 10 milliards en investissements en 2018, selon les chiffres de la Direction générale de l’armement. La France se retrouve donc contrainte de se tourner vers d’autres pays du globe, notamment ceux des zones de conflits du Moyen-Orient. Cette dépendance justifie t-elle l’opacité qui s’exerce autour du processus de contrôle ? 

 D’autant que la concurrence sur le marché est de plus en plus importante avec l’émergence dans de nombreux pays d’industries d’armement soutenues par l’augmentation des dépenses militaires à l’échelle mondiale. Selon le classement annuel de l’Institut de recherche sur la paix internationale de Stockholm (Sipri) publié en 2019, le chiffre d’affaires des cent industriels les plus importants au niveau mondial avait augmenté de 47% par rapport à 2002 pour atteindre 420 milliards de dollars en 2018. En parallèle, les volumes d’exportations d’armes majeures (missiles, avions de chasse, navires de guerre) ont augmenté de 20% sur la période 2015-2019 en comparaison à la période 2005-2009, toujours selon le même rapport 2019 du SIPRI. Ces chiffres soulignent l’importance du contrôle à effectuer. Celui-ci est ainsi entrepris par l’exécutif au travers de la CIEEMG et ses mécanismes couverts du sceau « secret défense ». Le rapport parlementaire souligne par ailleurs que les entreprises considèrent le contrôle a priori comme « intrusif » et privilégient le contrôle a posteriori. Celui-ci se déploie sur les domaines de conformité aux règles d’exploitation et la vérification des problèmes éthiques.

La coopération des pays partenaires et clients est une autre dimension essentielle du contrôle. Or l’accord ou le refus d’une licence implique des répercussions géostratégiques : la politique française d’exportation d’armements est en effet un levier d’action diplomatique pour la France, qui à travers le commerce des armes, soutient certains intérêts stratégiques. Disclose a par exemple révélé en septembre 2019 que les Rafales vendus à l’Egypte en 2015 avaient été utilisés pour soutenir le Maréchal Haftar dans sa conquête du pouvoir. Paris soutenait discrètement Haftar, malgré les critiques de la communauté internationale : les exportations d’armement à destination de l’Egypte furent donc un moyen d’affirmer cette ligne sans qu’elle donne pour autant lieu à une prise de position diplomatique claire.

Avion de chasse Rafale RIAR 2009 © Tim Felce

La décision d’accorder une licence d’exportation vers un pays donné peut également être un moyen de pression comme dans le cas destensions entre la France et la Turquie. Le Premier ministre grec M. Kyriakos Mitsotakis a ainsi annoncé, le 12 septembre 2020, une importante commande d’armes à la France dont 18 rafales auprès de Dassault Aviation pour un montant de 2,5 milliards d’euros. Cette commande intervient alors que la tension monte entre le régime turc de M. Recep Erdogan et la Grèce, pays de l’Union européenne, à propos de gisement d’hydrocarbures en Méditerranée orientale. La ministre des Armées Florence Parly s’est félicitée dans un communiqué de ce choix de la Grèce qui « vient renforcer le lien entre les forces armées grecques et françaises, et permettra d’intensifier leur coopération opérationnelle et stratégique ». Elle doit se rendre à Athènes, le 23 décembre pour conclure la vente. En plus de renforcer le partenariat stratégique franco-grec et de servir l’industrie aéronautique française, ce contrat sert donc aussi une visée diplomatique : il affirme le soutien français à la Grèce dans les tensions qui l’opposent à la Turquie et en creux, permet à Paris de mettre la pression sur Ankara.

Les enjeux diplomatiques, économiques, et juridiques liés au contrôle des exportations d’armement sont donc pour l’instant entre les seules mains du pouvoir exécutif, à travers les procédures de contrôle opérées par la CIEEMG.

Définir une arme : un enjeu crucial

Dans le cadre du respect des engagements internationaux, les rapporteurs insistent également sur un point fondamental : la définition des objets. Le cadre juridique définit deux types de biens : les matériels de guerre ou assimilés et les biens à double usage. 

L’appartenance à la catégorie des matériels de guerre dépend des caractéristiques décrites dans l’arrêté du 27 juin 2012 relatif à la liste des matériels de guerre et matériels assimilés. Cet arrêté définit toute une liste de biens produits exclusivement pour l’usage militaire, comme les canons, les véhicules terrestres type char ou les navires de guerre. La catégorie des biens à double usage intègre un grand nombre d’objets utilisés dans le civil et militarisables comme les satellites et leurs principaux composants ou encore les drones et les radars. 

La qualification de bien à double usage est régie par le règlement européen du 5 mai 2009 du Conseil de l’Europe, dont l’annexe 1 consolide les listes des régimes des biens à doubles usage dont le régime de Wassenaar sur le contrôle des exportations d’armes conventionnelles et de biens et technologies à double usage de 1987. Le contrôle des technologies à double usage tient à ce que, comme le relève le rapport parlementaire du 18 novembre 2018, certains États tentent parfois de se doter « d’armes de destruction massive en pièces détachées via des réseaux d’acquisition sophistiqués », justifiant ainsi « la mise en place d’un contrôle en amont du cycle d’élaboration, de production et de transport de telles armes ». Le contrôle des biens à double usage est réalisé par une instance consultative distincte de la CIEEMG, la Commission interministérielle des biens à double usage (CIBDU) dont les membres sont désignés par le ministre chargé de l’industrie. En pratique, le processus d’examen de cette commission est le même que celui de la CIEEMG. La principale distinction est que les biens à double usage sont soumis à un régime d’autorisation sauf interdiction à l’inverse des matériels de guerre et assimilés, régis par un régime de prohibition sauf autorisation. 

L’importance de la qualification de certains biens comme arme ou non définie par les traités internationaux et notamment le régime de Wassenaar qui en établit la liste est interrogée par les rapporteurs. « Des biens conçus pour un usage civil peuvent être détournés à des fins militaires ou de répression interne », soulignent-t-ils. Ils s’inquiètent de « certaines polémiques [qui] ont par exemple vu le jour à la suite de la vente, par la France, de camions anti-émeutes avec canon à eau à Hong-Kong, employés pour réprimer les manifestants qui protestaient contre la remise en cause de l’autonomie de la région administrative spéciale ». Ces camions, pour n’avoir pas été définis comme des armes, ont par exemple échappé au contrôle de la CIBDU. Selon le rapport, la définition stricte d’une arme est celle d’un objet conçu pour « tuer ou blesser ». Ces ambiguïtés concernant la définition de l’armement se nouent donc sous le voile du secret défense, et sous le seul contrôle du pouvoir exécutif.

Des hommes et des lois, propositions et illusion

C’est suite à la révélation par Disclose de la présence d’armes françaises dans le conflit au Yémen, utilisées notamment par la coalition de pays menée par l’Arabie Saoudite en 2015 que la création en avril 2018 d’une commission d’enquête parlementaire sur les ventes d’armes française aux acteurs du conflit au Yémen a été proposée par vingt députés de la majorité. Cette demande n’a pas abouti. Mais au regard de l’importance du sujet, la commission des affaires étrangères à l’Assemblée nationale a crée, en décembre 2018, une mission d’information parlementaire sur le contrôle des exportations d’armement dont est issu le rapport publié le 18 novembre 2020 par M. Jacques Maire (LREM) et Mme. Michèle Tabarot (LR). Long de quelque 157 pages, celui-ci après avoir défini de manière détaillée les conditions actuelles du processus de contrôle émet diverses propositions et en argumente les enjeux.

La première et principale d’entre elles est la création d’une délégation parlementaire au contrôle des exportations d’armement dotée d’un droit d’information et d’un droit à émettre des recommandations dans le cadre d’une base juridique retenue et sous couvert de confidentialité lors de certaines situations spécifiques dans le processus a posteriori. Outre sa mission principale de contrôle, les rapporteurs ajoutent que cette commission pourrait également enrichir le débat public en produisant un rapport annuel, contribuer aux échanges avec le Gouvernement au sein des commissions concernées de l’Assemblée nationale et animer un débat « hors-les-murs ». Le pouvoir législatif se verrait ainsi doté d’un droit de regard et de conseil sur des décisions prises aujourd’hui en toute opacité par le seul pouvoir exécutif. 
Concernant les biens à double usage, les rapporteurs préconisent la création d’une liste nationale de bien inclus dans cette catégorie. Celle du régime de Wassenaar, du fait de son caractère international, étant contrainte « par les vicissitudes des négociations ». Pour appuyer cette proposition, les deux députés soulignent que le fonctionnement actuel fait courir des risques à la France sur plusieurs points. Sur son sol, la sensibilisation de la population par les médias et ONG, comme cela a été le cas avec le scandale du Yémen.

Selon Amnesty International, 83 % des Français pensent que le commerce d’armement manque de transparence et 77 % que le commerce des armes devrait faire l’objet d’un débat public en France.

Selon les auteurs du rapport Jacques Maire (LREM) et Michèle Tabarot (LR) en n’intégrant pas le Parlement à l’inverse d’autres pays, comme par exemple l’Allemagne, dont l’armée n’agit que sous mandat parlementaire ou la Suède, la France crée un sentiment de défiance à son égard du fait de son statut de puissance militaire. La France est aujourd’hui la cinquième puissance militaire mondiale, et est devenue, à la faveur d’une augmentation de 77 % de ses ventes en 2019, le numéro 3 mondial des vendeurs d’armes.

Mais de manière plus contestable et moins réaliste, les députés mentionnent également la relation de la France avec les pays européens : les rapporteurs insistent particulièrement sur ce point en agitant le miroir d’une Europe de la défense. S’ils reconnaissent le caractère fantaisiste d’un vote à l’unanimité sur chacune des exportations d’armement nationales, ils n’en plaident pas moins pour le renforcement de la Position Commune sur les exportations d’armement. Cette « mise en commun normative et pratique » servirait, selon les députés, à faire pièce à la concurrence internationale de pays comme la Chine ou les États-Unis. Pour ces derniers, le marché intérieur européen couvre les investissements dans le domaine de l’armement. Un dialogue interparlementaire pourrait ainsi, selon les rapporteurs, prévaloir afin de renforcer la coopération européenne. Cette question d’une éventuelle européanisation du contrôle du commerce des armes est balayée par la note du SGDN, qui souligne la position réelle de la France à ce sujet, et craint « le risque d’un effet de bord qui exposerait notre politique à des enjeux internes propres à certains de nos voisins européens », comme le précise le document révélé par Disclose. Pour le gouvernement, les domaines de la défense sont un des piliers de souveraineté nationale à défendre absolument. Cette question de l’européanisation du contrôle des exportations fait resurgir les débats sur l’Europe de la défense : si cette idée est presque irréaliste dans la pratique, elle n’en constitue pas moins un vocabulaire très utilisé par les dirigeants politiques, détournant par des effets d’annonce l’attention des questions sociales dans l’espace de l’Union, et permettant à peu de frais d’afficher des convictions européistes. 

Bras de fer avec l’Allemagne

Par rapport à cette question, l’opacité du système français fait défaut, signalent les députés. Ils citent en exemple l’Allemagne, qui plaide tout simplement pour une européanisation du contrôle des exportations d’armement. La question est souvent soulevée outre-Rhin dans le débat public notamment par le SPD, Die Linke et les Verts. Cette radicalité, précisent-t-ils, est le fait de la volonté allemande d’amener la responsabilité sur l’UE de « décisions nationale très impopulaires auprès de l’opinion publique ». Pour l’Allemagne, il s’agirait ainsi de détourner des décisions difficiles à prendre sur les épaules de l’Union Européenne dans la mesure notamment où celle-ci est moins dépendante économiquement que la France de ses exportations d’armement et se retrouve en concurrence avec la France, dans un domaine où la diplomatie militaire française pèse bien davantage dans les enceintes internationales. La difficulté de réunir les votes des pays de l’Union Européenne à l’unanimité constituerait pour la France une concession de souveraineté inconcevable. 

Si une démocratisation des exportations d’armement est bien nécessaire, il faut donc analyser la position allemande de manière réaliste : derrière les arguments de pression populaire, l’Allemagne cherche dès lors à maximiser ses intérêts. Et son cas est significatif de la lutte autour des enjeux de l’européanisation de la défense, source traditionnelle de dissensions entre la France et l’Allemagne. Un bras de fer se joue depuis des années entre les deux pays, oscillant entre opposition et coopération. Le récit de cette lutte démarre avec les accords « Debré-Schmidt » de 1972 dont l’article 2 prévoyait, que sauf cas exceptionnel, « aucun des deux gouvernements n’empêchera l’autre gouvernement d’exporter ou de laisser exporter dans des pays tiers des matériels d’armement issus de développement ou de productions menés en coopération ».

L’accord est significatif car de nombreuses armes produites par la France sont dotées de composantes de fabrication allemande. Cet accord préserve donc la souveraineté nationale des deux pays en matière d’exportation. Toutefois l’Allemagne a progressivement remis en cause ce principe au fil des années, en particulier après la crise au Yémen en 2018. Par le blocage de ses exportations de composants, en 2019, l’Allemagne a ainsi contraint la société MBDA dans son désir d’exporter le missile Meteor vers l’Arabie Saoudite. Le contournement par la France du problème se réglerait par des commandes auprès des États-Unis, confie M. Daniel Argenson, directeur de l’Office français des exportations d’armement (ODAS). Un pari perdant-perdant dans le recherche d’une entente européenne commune. Car les États-Unis, forts de la réglementation ITAR (International Traffic in Arms Regulations), peuvent imposer leurs contraintes à la France et gagner en influence, tout en s’octroyant des parts de marché. Les règles ITAR stipulent notamment « que dès lors qu’un sous-ensemble de produit entre dans le champ ITAR, c’est l’ensemble du produit qui est soumis au contrôle américain », comme le précisent les deux députés français. 

Missile Meteor

Pour résoudre la tension de ce blocage, qualifiée par les industriels auprès des rapporteurs de « plus problématique » que la réglementation états-unienne, les deux parties ont tenté de nouveaux rapprochements. En 2019, le traité d’Aix-la-Chapelle est signé le 22 janvier 2019. Il définit alors la volonté politique commune dans la définition d’un cadre d’exportation. Quelques mois plus tard, le 16 octobre 2019, à la sortie du Conseil des ministres franco-allemand, est annoncé un accord juridiquement contraignant reposant sur la confiance mutuelle pour les programmes conduits en coopération et les systèmes contenant des composants de l’autre pays. L’article 3 de cet accord stipule en particulier que « dès lors que la part des produits destinés à l’intégration des industriels de l’une des parties contractantes dans les systèmes finaux transférés ou exportés par l’autre partie contractante demeure inférieure à un pourcentage arrêté au préalable par accord mutuel entre les partie contractantes, la partie contractante sollicité délivre les autorisations d’exportation ou de transfert correspondantes sans délai, sauf de façon exceptionnelle, lorsque ce transfert ou cette exportation porte atteinte à ses intérêts directs ou à sa sécurité nationale ». L’annexe 1 de l’accord fixe à 20% le seuil de la valeur du système final en projet d’exportation.

Sous cet angle, les raisons commerciales et géostratégiques semblent prévaloir de la part des deux pays. L’Allemagne, malgré les prises de position du gouvernement de la chancelière Angela Merkel, a en effet été également secouée par des affaires liées à ses exportations. En 2012, par exemple, les tractations autour de la vente de 800 chars allemands Léopard 2 à l’Arabie Saoudite pour 10 milliards d’euros ont été l’objet d’une forte opposition de la part des mouvements pacifistes et écologistes d’Outre Rhin. L’argument d’opposition était le non-respect des droits humains par l’Arabie Saoudite. Soumise à la pression populaire et aux anathèmes des partis d’opposition, Angela Merkel renonça à ce contrat, à l’approche des élections législatives. En 2018, la position allemande se durcissait face à Ryad après le meurtre du journaliste Jamal Kashoggi et proclamait un embargo sur l’exportation d’armements à destination de l’Arabie Saoudite. Or selon un article du Centre de ressource et d’information sur l’intelligence économique et stratégique, l’Allemagne a permis à ses industriels la livraison d’armes aux saoudiens par l’entremise de leurs filières à l’étranger.

 Impliquer le Parlement, un remède démocratique

« La guerre, ce mal insupportable parce qu’il vient aux hommes par les hommes », écrivait Jean-Paul Sartre, semble alors mieux encadrée quand la responsabilité populaire à travers le Parlement est invoquée. Aux Pays-Bas, le contrôle parlementaire a par exemple empêché, en 2012, la vente de chars à l’Indonésie après la crainte que ceux-ci soient utilisés contre le mouvement séparatiste de Papouasie-Nouvelle-Guinée, comme l’expose l’Observatoire des armements, dans une note analysant le fonctionnement des contrôles parlementaires néerlandais, britanniques et allemands. À cet égard, le pouvoir législatif se retrouve pleinement dans son rôle de contre balancier du gouvernement et de support démocratique majeur. Enfin, sauf quand la CIA intervient. En faisant un pas de côté, l’exemple de tentative de blocage de la commission de contrôle des exactions commises a Guantánamo par l’agence de renseignement états-unienne interroge sur les limites que peut rencontrer un Parlement sur des sujets qui révèlent de la raison d’État.

Néanmoins, démocratiser le processus de contrôle des exportations d’armement en y incluant une commission parlementaire peut apparaître comme un remède supplémentaire à « ce mal insupportable » qu’évoque Sartre. Car la guerre brise les vies et c’est sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale que nombre des engagements internationaux de la France se sont fondés. La Déclaration des droits de l’Homme de 1948 de l’ONU, ou la Convention européenne des droits de l’Homme de l’Union européenne de 1950 en sont les actes fondateurs. Entretemps, en 1949, les accords de Genève sont signés et mettent l’accent sur l’importance de la protection des civils en temps de guerre.

Depuis la France a ratifié, à travers l’adoption par le Conseil de l’Union européenne en 2008, la Position Commune qui régit le contrôle des exportations de technologies et d’équipements militaires. Ce texte stipule notamment que « les États membres sont déterminés à empêcher les exportations de technologies et d’équipements militaires qui pourraient être utilisés à des fins de répression interne ou d’agression internationale, ou contribuer à l’instabilité régionale ». En 2014, enfin, une ratification a été faite du Traité sur le commerce des armes (TCA), adopté en avril 2013 par l’Assemblée générale des Nations-unies. Ce dernier a pour but la régulation du commerce des armes et notamment l’importance de l’évaluation par le gouvernement des risques de l’exportation et interdit tout transfert de matériel sujet à des risques de violation du droit humanitaire. Il s’avère toutefois non contraignant…

Les ONG comme palliatif ?

La mission parlementaire de M. Jacques Maire et Mme. Michèle Tabarot est ainsi comme un prémisse de remède qu’on ne teste sous peur des effets secondaires et dont s’inquiètent la note du SGDSN. Parmi ces principes actifs, se trouve le travail des ONG. En particulier, la campagne Silence ! on arme d’Amnesty International dénonce «l’omerta » autour du processus de contrôle des exportations et revendique que « la question de la vente des armes doit devenir un enjeu du débat démocratique ». Face à cette prise de position radicale, des questions se posent. Et ce sont des enjeux plus globaux de société qui transparaissent en ligne de fond. 

Avec près de 60 milliards d’euros de déficit commercial en 2019, l’économie française se retrouve dopée par son industrie d’armement. La note du SGDSN publiée par Disclose souligne ainsi que la démocratisation de la question pourrait « entraîner des effets d’éviction de l’industrie française dans certains pays », évoquant le risque que « les clients» puissent être « soumis à une politisation accrue des décisions », nuisance pour les affaires, par la « fragilisation de notre crédibilité et de notre capacité à établir des partenariats stratégiques sur le long terme, et donc de notre capacité à exporter ». Le rapport parlementaire insiste sur la dépendance de la France dans le secteur. En 2019, les ventes d’armes ont atteint 8,3 milliards d’euros selon rapport au Parlement 2020 sur les exportations d’armes du ministère des armées. Et la loi de programmation 2019-2025 prévoit une augmentation des moyens financiers consacrés à l’industrie de défense. Dès 2022, le soutien à l’innovation par le ministère des Armées sera porté à 1 milliard d’euros par an. 

Ces informations là, quant à elles, sont publiques et témoignent de la direction politique et économique du gouvernement dans sa dépendance. En 2019, contrainte de s’expliquer devant la commission de défense et des forces armées de l’Assemblée Nationale après l’affaire du Yémen, la Ministre des Armées Florence Parly a déclaré lors de cette séance houleuse, « l’Europe, on peut le regretter, ne peut être le seul marché de substitution du marché national : elle dépense trop peu pour sa défense, et quand elle le fait, elle achète encore trop peu au sein de l’Union européenne, et plutôt en dehors de l’Union européenne. Nous n’avons donc pas le choix : il nous faut exporter »Le CNRTL définit la dépendance comme « l’état d’une personne qui est ou se place sous l’autorité, sous la protection d’une autre par manque d’autonomie ». L’implication du Parlement dans le processus de contrôle pourrait soulager cet état. Pour en sortir, certains parlent de décroissance. Il faut toutefois craindre que les exportations d’armement, en plus de représenter parfois des entorses aux droits humains, ne finissent par constituer un handicap stratégique : les coups médiatiques portés à l’exécutif suite à la révélation de la présence d’armes françaises au Yémen semblent bien plus élevés que les avantages financiers retirés de la conclusion de ces contrats.

Sources :

– Maire Jacques et Tabarot Michèle, Rapport d’information sur le contrôle des exportations d’armement, 18 novembre 2020.

– « Ventes d’armes : en secret, l’executif déclare la guerre au Parlement », Disclose, 7 décembre 2020.

– Dancer Marie, « L’armement, une industrie jugée stratégique pour la France », La Croix, 10 juillet 2019.

– SIPRI 2019 Yearbook.

– « Libye : Haftar et le soutien des rafales égyptiens », Disclose, 15 septembre 2019.

– « La Grèce commande des Rafales à la France, sur fond de tensions avec la Turquie », Capital

– Federico Santopinto, Crise libyenne, rôle et enjeux de l’UE et de ses membres, Notes du GRIP, 29 janvier 2018.

– Baeur Anne, « Rafale : la Grèce souhaite conclure l’achat de 18 avions avant Noël », Les Echos, 18 décembre 2020.

– Tristan Lecoq, François Gaüzère-Mazauric Défense de l’Europe, défense européenne, Europe de la défense –Cahier de la RDN, préface p. 5-10, 5 septembre 2019.

– Cabirol Michel, « L’Allemagne bloque l’exportation du missile Meteor de MBDA vers L’Arabie Saoudite », La Tribune, 5 février 2019.

– Schnee Thomas, « Scandale autour de la vente de 800 chars allemands à l’Arabie Saoudite », L’Express, 22 juin 2012.

– Lopez Thimothé, « Allemagne : des ventes d’armements à haut risque ? », Centre de ressources et d’information sur l’intelligence économique et stratégique, 14 novembre 2019.

– Fortin Tony, « Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni : quand le débat parlementaire fait reculer le gouvernement », Observatoire des armements, 16 novembre 2020.

– Bonal Cordélia, « Comment la CIA a délocalisé ses centres de tortures », Libération, 14 décembre 2014.

– « Silence ! on arme », Amnesty International

Rapport au Parlement 2020 sur les exportations d’armement de la France, Ministère des Armées, 29 août 2020.

Assassinat de Sankara : « Le gouvernement doit lever le secret défense » – Entretien avec Bruno Jaffré

Il y a trente ans Thomas Sankara, président du Burkina Faso, était assassiné dans les circonstances les plus troubles. Depuis trente ans, le gouvernement français refuse de donner son feu vert pour une enquête sur la mort du “Che africain”. Il faut dire que des soupçons de complicité avec les assassins de Sankara pèsent sur l’Etat français… Bruno Jaffré, biographe du révolutionnaire, plaide pour l’ouverture d’une enquête et la levée du secret d’Etat. Il travaille sur le Burkina Faso depuis 1984, date où il a rencontré Thomas Sankara dans le cadre d’une interview. Auteur d’une biographie de Tomas Sankara, La patrie ou la mort, nous vaincrons, il a récemment publié un recueil commenté de ses discours (La liberté contre le destin). Co-fondateur de l’association Collectif Secret Défense, il est à l’origine d’une pétition demandant la convocation d’une enquête sur la mort de Thomas Sankara. Il anime le site thomassankara.net.

LVSL – Pensez-vous que, s’il y a un tabou autour de l’assassinat de Sankara, c’est parce que l’Etat français y a des responsabilités ?

Bruno Jaffré – La France a évidemment du mal à ouvrir les dossiers noirs de la République. Ce sont souvent des travaux journalistiques qui font la lumière sur ce type d’affaires, la vérité ne vient jamais de l’Etat français lui-même. La France est encore sur la défensive ; elle cherche à se délester de toutes les périodes les plus noires de son passé, lorsqu’elle a du mal à reconnaître sa participation à des événements. Ainsi, elle s’arque-boute sur la question du secret défense. Le secret défense est censé protéger la sûreté nationale, pas l’histoire de France dans ses secrets les plus sombres. C’est pourquoi j’ai contribué à la création du Collectif Secret Défense, destiné à remettre en cause une telle utilisation du secret d’Etat.

Concernant l’assassinat de Sankara, quelques témoignages impliquent l’Etat français, mais ce n’est pas suffisant. Les journalistes de RFI qui sont à l’origine du dossier “Qui a fait tuer Thomas Sankara ?” ont fait un bon travail d’enquête, et l’un des objectifs de notre comité est aussi d’entraîner des journalistes d’investigation à enquêter sur ces affaires françafricaines. Mais la justice reste le meilleur moyen de découvrir la vérité, et l’ouverture du secret défense (un certain nombre de documents ont été classés secret défense sur le Burkina Faso) est le seul moyen de découvrir quel rôle la France a joué dans l’assassinat de Thomas Sankara.

http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=auteurs&obj=artiste&no=6225
Bruno Jaffré © Editions Harmattan

                                                                                    Bruno Jaffré

Avec le Collectif Secret Défense, nous demandons la mise en place d’une commission rogatoire sous direction burkinabè et, si cette requête venait à être refusée, la formation d’une commission d’enquête parlementaire. Nous connaissons les difficultés que nous allons rencontrer. Alors Ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian avait bloqué la déclassification des documents relatifs à l’assassinat des deux journalistes Ghislaine Dupont et Claude Verlon au Mali. Aujourd’hui Ministre des Affaires Etrangères d’Emmanuel Macron, il refuse toujours l’ouverture de ces archives. Cela montre qu’il n’y a pas de rupture avec le passé et que le combat va être difficile, mais ce combat est motivé par une préoccupation éminemment démocratique : la lutte contre le mensonge d’Etat et pour la reconnaissance des victimes. Au-delà de la question de la démocratie et de la défense des citoyens, c’est l’histoire que nous allons raconter à nos enfants qui est en jeu ; la France a bel et bien une histoire prestigieuse, mais cette histoire a aussi ses côtés sombres ; si nous voulons éviter que notre pays ne retombe dans ses travers, il faut que toutes ces périodes noires soient mises en évidence…

LVSL – Vous demandez l’ouverture d’une enquête. Attendez-vous quelque chose du gouvernement français actuel ?

B. J. – Ce n’est pas en ces termes que je poserais la question. Nous menons une campagne destinée à lever le voile sur l’assassinat de Thomas Sankara, et nous demandons à l’Etat français de faire ce qu’il faut pour que l’on connaisse la vérité. Le gouvernement Hollande avait promis de répondre à la demande du juge burkinabè, qui consistait à lever le secret défense et à nommer un juge français pour enquêter en France, sous la direction d’un juge burkinabè. Le gouvernement Hollande n’a pas satisfait sa promesse, et on attend la réponse du gouvernement actuel, lequel n’a pour le moment pas été interrogé sur cette question.

Ce que nous craignons, c’est une manœuvre pour empêcher que les archives ne soient ouvertes ; il y a eu plusieurs cas emblématiques où le gouvernement a manœuvré pour éviter que le secret défense ne soit levé. François Graner, chercheur qui enquête sur le Rwanda, a tenté d’avoir accès aux archives du gouvernement de François Mitterrand ; ces archives ont été livrées par l’Etat à un particulier, qui refuse de les ouvrir… François Graner a intenté une série de démarches juridiques, sans succès.

LVSL – Thomas Sankara est loin d’être le seul révolutionnaire à avoir secoué le joug néo-colonial qui pesait sur l’Afrique (on peut aussi penser à Sékou Touré, Kwame N’Krumah…). Pourtant, c’est toujours à Sankara que l’on pense lorsqu’on évoque l’émancipation africaine ; comment l’expliquez-vous ?

B. J. – Il y a plusieurs raisons à cela. Thomas Sankara est d’abord le dernier grand révolutionnaire africain. Ensuite, personne ne conteste l’aspect positif de cette révolution. Sankara a pu faire des erreurs, mais nul ne conteste qu’il travaillait à l’amélioration des conditions de vie de son peuple. Sankara est mort jeune, il a refusé de tuer son meilleur ami (Blaise Compaoré) alors qu’il savait pertinemment qu’il préparait un coup contre lui. Il a donc une aura d’homme intègre, qui s’est sacrifié pour son pays sans faire de concessions et se lancer dans des règlements de compte comme on a pu le voir au cours d’autres révolutions. Sankara n’a pas voulu laisser cette image d’une révolution qui s’est désagrégée en supprimant ses propres dirigeants.

Son bilan économique est positif. Les Burkinabè gardent en mémoire la simplicité de Sankara, le mode de vie frugal qu’il a imposé à son gouvernement, sa lutte contre la corruption… C’est le seul révolutionnaire africain qui part en laissant ce côté positif de l’exercice du pouvoir derrière lui. Les spéculations vont bon train sur la manière dont le Burkina Faso aurait fonctionné si Thomas Sankara était resté au pouvoir, mais nul ne peut affirmer que la situation se serait dégradée.

Ce qui est certain, c’est que Sankara a montré qu’un pays aussi petit que le Burkina Faso pouvait choisir un modèle autocentré, qu’il a convaincu son peuple que c’est pour lui-même qu’il se mettait au travail. C’est là l’une de ses victoire les plus importantes: il a rendu sa dignité et sa fierté à son peuple, en promouvant cette idée que même si l’on est pauvre, on refuse de se mettre à quatre pattes pour demander de l’aide, qu’il faut tout de suite se mettre au travail, avec ou sans aide, même dans des conditions difficiles… C’est la raison pour laquelle Sankara reste dans les mémoires comme le grand dirigeant révolutionnaire africain de l’après-indépendance. On peut penser à Amilcar Cabral, aux dirigeants du Cameroun assassinés, mais ceux-là n’ont pas gouverné…

LVSL – Justement, ce qui semble caractériser Sankara, c’est un mépris absolu à l’égard de la realpolitik, une volonté de faire triompher ses principes dans n’importe quelles circonstances. Il s’est brouillé avec les puissances coloniales, mais aussi régionales (notamment la Libye), en leur refusant l’accès au Burkina Faso pour y implanter des bases militaires. Sankara a-t-il péri pour avoir manqué de realpolitik ?

B. J. – Ce terme n’existe pas dans le vocabulaire politique burinabé. Thomas Sankara faisait ce qu’il jugeait bon, indépendamment des circonstances extérieures. Il avait reçu une proposition d’aide de la part de Kadhafi avant d’arriver au pouvoir. Il l’a rejeté. Par la suite, Kadhafi a voulu lui imposer un certain nombre de conditions ; il a refusé de les appliquer, et leurs rapports se sont dégradés. Kadhafi fait partie de ceux qui ont mené un complot international pour l’assassiner. C’est quelque chose que nous pointons du doigt depuis longtemps. Il faut aussi prendre en compte le rôle de Charles Tyalor, chef de guerre du Libéria [et président de 1997 à 2003], lui aussi impliqué dans l’assassinat de Thomas Sankara.

Aurait-il du accepter de faire des concessions ? Je pense qu’à l’époque, n’importe quel dirigeant africain qui montrait que l’on pouvait se développer en se libérant du néocolonialisme et de la Françafrique était voué à finir assassiné ; il n’y avait pas d’autre possibilité. Aujourd’hui, on peut être plus optimiste. Il faut voir la manière avec laquelle le peuple burkinabè s’est débarrassé de Blaise Compaoré. Les mouvements sociaux sont plus puissants aujourd’hui en Afrique. De nouveaux mouvements émergent dans un certain nombre d’ex-colonies françaises, qui luttent pour que l’on refuse de laisser leur pays à des ex-puissances coloniales. La France recule, concurrencée par d’autres puissances. Tout cela va produire, petit à petit, un changement en Afrique…

LVSL – En écoutant les paroles de Thomas Sankara, on sent qu’il était inspiré par le marxisme et par l’héritage révolutionnaire français. Quelles étaient les références intellectuelles de Thomas Sankara ?

B. J. – C’est malheureusement quelque chose que l’on fait semblant de ne pas voir en Afrique, ce qui nuit à la portée politique des mouvements sociaux à venir. Sankara était très clairement marxiste, même s’il refusait de l’admettre, disant que “c’était trop pour lui de se qualifier de marxiste”, jouant le faux modeste ; il ne l’a admis qu’une fois, face à des journalistes cubains. Son discours d’orientation politique, par exemple, est éminemment marxiste ; l’analyse qu’il fait de son pays est une analyse de classe, il prévoit les problèmes que rencontrera la Révolution à venir à travers le prisme de l’exploitation ; il y manque bien sûr une analyse précise de la domination dans les zones rurales, sachant qu’on ne peut plaquer une grille de lecture issue des grands territoires appartenant à des latifundistes sur le Burkina, où la propriété individuelle n’existait pas… C’est un aspect qui n’a pas été étudié dans ce discours, mais on y trouve sans aucun doute une analyse de classe, Sankara y dit clairement quelles sont les classes qu’il faut renverser et quelles sont celles qui doivent arriver au pouvoir. Lorsqu’il parlait des femmes, il s’inspirait de l’origine de la famille, de l’Etat et de la propriété d’Engels. Lorsqu’on lui demande quels sont les trois livres qu’il souhaiterait emporter sur une île déserte s’il devait y rester jusqu’à la fin de sa vie, il répond : “La Bible, le Coran, et l’Etat et la Révolution de Lénine”. Sankara était un marxiste, et tous les groupes qui ont participé au processus révolutionnaire se qualifiaient de communistes.

Il est dommage que l’on ne s’en saisisse pas davantage. Le marxisme a de l’avenir en Afrique. L’impérialisme est un concept issu du vocabulaire marxiste [Lénine a publié en 1916 l’impérialisme, stade suprême du capitalisme]. Il est dommage que les partis politiques qui se réclament de l’héritage de Sankara ne veuillent en retenir que son panafricanisme. Un grand nombre d’intellectuels africains produisent des travaux intéressants, mais le fait de gommer cette référence au marxisme prive l’Afrique d’une réflexion approfondie sur ce qu’est le marxisme, et la manière dont on peut s’en servir pour changer le monde..

LVSL – Vous vous intéressez au Burkina Faso depuis les années 80. À l’époque, la “Françafrique”, cet ensemble de réseaux de dépendance entre le gouvernement français et les Etats africains, maintenait ceux-ci dans une véritable servitude néo-coloniale. Les choses ont-elles évolué ?

B. J. – Les choses ont un petit peu changé. Le joug françafricain est moins efficace. L’Afrique subit également le joug d’autre pays, de la Chine, notamment. Il existe toujours des réseaux françafricains, le principe de la Françafrique existe toujours, mais les résistances, en Afrique, sont beaucoup plus fortes. En conséquence, il est difficile pour la France de se comporter en Afrique comme aux lendemains des indépendances…

Blaise Compaoré [président du Burkina Faso de 1987 à 2014, commanditaire de l’assassinat de Thomas Sankara], chassé par l’insurrection de 2014, était le meilleur soutien de la France dans la région (il a remplacé dans ce rôle Félix Houphouët-Boigny [Président de Côte d’Ivoire de 1960 à 1993]), et il faut dire que la France ne l’a pas soutenu dans sa volonté de rester au pouvoir. En revanche, les troupes françaises du commandement des opérations spéciales ont protégé Blaise Compaoré, et lui ont permis d’échapper à la justice de son pays. L’argument qui avait été avancé consistait à dire que c’était pour le protéger d’éventuels sévices de la part des insurgés ; mais, durant l’insurrection, si quelques maisons des anciens ministres ont brûlé, l’ensemble des dirigeants de l’ancien régime ont été protégés et il ne leur est rien arrivé. L’argument avancé par le gouvernement français ne tient donc pas.

Autre exemple : François Compaoré, le frère de Blaise Compaoré, est sous un mandat d’arrêt international lancé par Interpol, car il est impliqué dans l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en 1998. Il a pourtant déclaré dans un entretien avec Jeune Afrique qu’il se rendait régulièrement en France… Cela montre que la France continue à protéger la famille Compaoré. La Françafrique est toujours présente. Le poids des grandes entreprises françaises en Afrique (Bouygues, Orange, Bolloré…) l’atteste.

LVSL – Vous êtes donc plutôt optimiste concernant l’avenir de l’Afrique ?

B. J. – Bien sûr ! Je me rends au Burkina depuis très longtemps, et je trouve que l’on sous-estime l’importance de l’insurrection qui a eu lieu en 2014. c’était l’insurrection d’un peuple uni, de dizaines de milliers de gens qui se retrouvaient dans la rue, en ne sachant pas s’ils allaient revenir le soir… On peut être optimiste. La difficulté pour le Burkina Faso consiste maintenant à construire un avenir politique. Au lendemain de l’insurrection, il n’y avait pas de parti politique à même de prendre le pouvoir. On a laissé la société civile gérer les lendemains du départ de Blaise Comparoé ; c’est une transition intéressante… mais les élections ont laissé en place les anciens proches de Blaise Compaoré. Ils ont pu reprendre le pouvoir et continuer, avec quelques nuances, à reproduire le système qui prévalait avant la révolution et ses travers… Le fait que ce soient des proches de Compaoré qui se retrouvent au pouvoir est le signe d’un manque d’alternative criant. La société civile n’est pas encore sur la voie d’accéder au pouvoir, elle exerce seulement une fonction de surveillance. C’est positif, mais le fait est que les anciens dirigeants politiques restent au pouvoir… Il faut que des dirigeants politiques soient capables de faire fructifier l’énergie de cette jeunesse, qui ne demande pas mieux que de s’engager sur la voie d’un vrai changement et la construction d’une société nouvelle en Afrique…Il faut espérer que tous ces mouvements sociaux qui naissent parviennent à créer une alternative politique dans leur pays…

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