Violences et racisme : les failles de l’institution policière

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Manifestation Toulouse, 22 novembre 2014 © Pierre-Selim Huard

La proposition de loi relative à la sécurité globale déposée par deux députés LREM à l’Assemblée nationale en octobre dernier a rencontré une opposition importante. De nombreux acteurs évoquent des mesures liberticides et protectrices de certaines dérives de l’institution policière. Les cas de violences par des personnes dépositaires de l’autorité publique gagnent en effet en visibilité, à travers la circulation d’images sur les réseaux sociaux. À l’encontre des manifestants ou pour un simple contrôle – comme ce fut le cas pour Michel Zecler – les cas de violences policières apparaissent courants, gratuits et fréquemment matinées de racisme, de sexisme ou d’homophobie. L’institution policière est-elle discriminatoire ? Quel contrôle l’IGPN apporte-t-elle à ces comportements déviants et illégaux ? Pour répondre à ces questions, nous avons échangé avec Jérémie Gauthier, maître de conférences en sociologie à l’Université de Strasbourg et chercheur associé au centre Marc Bloch de Berlin ainsi que Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS et membre du CEVIPOF.

L’institution policière n’est pas un corps social homogène

La police, dans son acceptation contemporaine, désigne une institution et une fonction de l’État. Ses missions relèvent du maintien de l’ordre public, de la tranquillité publique. En France, la police est associée à une fonction à la fois publique mais aussi régalienne comme c’est le cas depuis 1941 – la police était auparavant une fonction exclusivement municipale.

Luc Rouban évoque des normes et valeurs diverses suivants les différents corps de la police, la place dans la hiérarchie ou encore l’appartenance géographique : « L’institution policière est aussi une organisation complexe. Elle recouvre des métiers, des formations et des cultures professionnelles très différentes. »

« L’institution policière est aussi une organisation complexe. Elle recouvre des métiers, des formations et des cultures professionnelles très différentes. »

Luc Rouban

Un membre d’une brigade anti-criminalité, un agent mécanicien pour la police nationale ou un enquêteur issu d’une brigade financière exercent en pratique des métiers assez différents développe Jérémie Gauthier. Le chercheur constate également, et ce, depuis quelques années, la visibilité croissante des controverses sur la police dans l’espace public. « On utilise le terme de « police » par facilité mais en réalité les débats se concentrent sur les polices urbaines (les brigades de police secours ou encore les brigades anti-criminalité) et sur le maintien de l’ordre, c’est à dire la « police des foules » (les Compagnies Républicaines de Sécurité, la gendarmerie mobile et les autres unités intervenant dans les rassemblements) ». Nous nous centrerons aussi sur cette police de sécurité publique évoluant directement sur le terrain au contact des citoyennes et citoyens.

Révélation et visibilisation de la discrimination et des violences

Les violences policières et les discriminations opérées par la police n’ont pas toujours été un problème public. Selon Jérémie Gauthier, cette évolution est récente. « Il y a depuis longtemps une préoccupation pour les violences policières, pour le racisme policier, au moins depuis les années 1970 mais à l’époque ces problèmes étaient portés par des acteurs issus d’espaces sociaux relégués comme par exemple le Mouvement des travailleurs arabes puis, plus tard, le Mouvement de l’immigration et des banlieues ». Après les rébellions urbaines de l’automne 2005, la question des relations entre police et population – notamment dans les quartiers de relégation – a été mise à l’agenda. Des études sociologiques ont été menées et certaines ont conclu que le caractère discriminatoire des contrôles d’identité était l’un des nœuds du problème. Il s’agit en effet d’un générateur de tensions entre la jeunesse masculine issue des classes populaires et les policiers de terrain. Par le biais de l’Union européenne, les juristes s’emparent du sujet et développent le droit de la discrimination qui fait valoir le droit à la non-discrimination.

La violence de la police est toutefois une problématique ancienne. On la retrouve dans la culture populaire, comme en témoignait déjà par exemple en 1995, le long-métrage La Haine. Ce qui contribue à la sortie de cette opacité, c’est d’un côté la révélation d’images, de témoignages, le fait que les acteurs qui dénonçaient auparavant ces discours et ces pratiques ont maintenant des ressources juridiques, politiques, médiatiques qui leur apportent une meilleure crédibilité, mais aussi, d’un autre côté, l’intérêt d’un nombre croissant d’acteurs pour ces questions de violences et de discriminations.

Normes et valeurs de l’institution

Dans les années 1960, les premières enquêtes sociologiques sur la police conduites aux États-Unis avaient souligné l’existence d’une « culture policière ». Ces travaux caractérisaient cette dernière par un ensemble de traits, d’attitudes et de stéréotypes partagés : racisme, machisme, goût pour l’action, pour la prise de risque, hostilité envers les médias, sentiment que la justice ne suit pas suffisamment les affaires traitées par les policiers. Aujourd’hui encore, certains traits communs se dégagent. Jérémie Gauthier évoque un rapport critique envers les élites politiques, la justice ou bien souvent les médias. « Les policiers manifestent souvent de l’hostilité vis-à-vis des médias, en tout cas le sentiment que les médias, de manière générale, déforment la réalité de leur quotidien et dressent des bilans à charge alors que, objectivement, ce n’est pas le cas. L’action de la police est souvent saluée dans les grands médias qui s’appuient d’ailleurs généralement sur des informateurs au sein des services de police […], sans parler des documentaires hagiographiques prétendant dévoiler la “réalité” du quotidien policier. »

« Les policiers manifestent souvent de l’hostilité vis-à-vis des médias, en tout cas le sentiment que les médias, de manière générale, déforment la réalité de leur quotidien et dressent des bilans à charge alors que, objectivement, ce n’est pas le cas. »

Jérémie Gauthier

Luc Rouban, quant à lui, évoque des cultures plus affirmées, une « culture de l’autorité, culture de l’État, une culture globalement plus répressive et moins de libéralisme culturel ». Le chercheur avance toutefois que les différences le long de la hiérarchie sont importantes. Ces dissemblances sont aussi identifiées par le maître de conférences à l’Université de Strasbourg qui pointe « un tableau trop homogène pour une profession hétérogène : la condition policière, caractérisée par la cohabitation de différentes idéologies professionnelles, est traversée par des clivages forts tant sur les perceptions du métier, des publics ou encore du rapport à la loi ». Les normes et valeurs évoquées ci-dessus sont donc davantage partagées par la police dite de sécurité publique que par leurs supérieurs hiérarchiques.

Le poids de la formation et de la socialisation professionnelle

Les valeurs défendues par ces policiers de terrain, les stéréotypes qu’ils reproduisent sont produits par une socialisation professionnelle spécifique. Le début de cette socialisation professionnelle coïncide fréquemment avec une rupture biographique. Pour beaucoup de jeunes policières et policiers, l’entrée dans la profession implique de quitter sa région d’origine, sa famille, ses proches. Jérémie Gauthier observe aussi une rupture culturelle. La socialisation professionnelle amène avec elle un ensemble de codes : hexis corporelle, catégories partagées de compréhension et d’appréhension du monde social. Pour les gardiens de la paix, la formation est courte, d’environ huit mois. Après le passage en école de police, la suite de la formation se fait au commissariat, directement au contact des pairs mais aussi de policiers plus expérimentés lors des prises de poste. Il y a alors une injonction forte à adopter rapidement des codes, des valeurs, une vision du monde, une perception du monde social, qui sont celles partagées par les pairs.

La police de terrain s’approprie et perçoit son environnement de travail, le tissu urbain, d’une manière spécifique. Jérémie Gauthier, chercheur associé au centre Marc Bloch, nous explique que cette perception conjugue plusieurs critères. Parmi ces critères on retrouve la classe sociale, l’âge, le sexe, l’origine ou encore l’apparence des personnes. « Le regard se porte quasi-exclusivement sur les hommes dans le cadre de soupçons d’infraction. Les catégories raciales sont aussi des catégories opérantes dans la manière qu’ont les policiers de comprendre, hiérarchiser et de décrire le monde qui les entoure. »

« Le regard se porte quasi-exclusivement sur les hommes dans le cadre de soupçons d’infraction. Les catégories raciales sont aussi des catégories opérantes dans la manière qu’ont les policiers de comprendre, hiérarchiser et de décrire le monde qui les entoure. »

Jérémie Gauthier

Ces catégories racialisantes sont inscrites dans le fonctionnement quotidien de l’institution, sur les PV, dans les logiciels de police, les « types » (européen, nord-africain, africain, européen de l’est) sont par exemple mentionnés dans les PV. Ces catégories sont en circulation dans le quotidien des policiers, aux côtés de catégories plus souterraines relevant du langage commun (blancs, noirs, rebeus, renois, etc.) et parfois aussi d’un vocabulaire relevant de l’insulte raciste, de la volonté de dégradation, afin d’établir un rapport d’autorité voire de domination vis-à-vis de tel ou tel public. Ainsi, la socialisation professionnelle policière apparaît particulièrement perméable aux dynamiques de racialisation qui peuvent ensuite déboucher sur des manifestations de racisme ou de pratiques discriminatoires.

Dès les années 1990, les sociologues Michel Wieviorka et Philippe Bataille avaient pointé l’existence, dans la police, d’un « discours raciste général […] une véritable norme, à laquelle il est difficile, lorsqu’on est policier de base, de s’échapper et plus encore de s’opposer ». À partir d’enquêtes menées depuis les années 2000, Jérémie Gauthier parle quant à lui de « tentation raciste » pour désigner la séduction que représente pour beaucoup de jeunes policiers et policières l’adoption de perceptions et de principes d’action fondés sur des stéréotypes racistes. Selon le sociologue, cette tentation est particulièrement forte dans un métier reposant beaucoup sur le décryptage des apparences des personnes en circulation dans l’espace public. Le sociologue développe : « J’interviewais des policiers issus de l’immigration, dont les familles étaient originaires d’Afrique du nord, d’Afrique subsaharienne […] qui me disaient qu’ils en venaient eux-mêmes parfois à adopter des stéréotypes, un sentiment d’hostilité envers des groupes minoritaires. » Les catégories d’apparence (morphologie, couleur de peau, chevelure etc.) sont donc des outils professionnels. Ainsi, les catégories socio-raciales font partie du répertoire disponible des policiers pour qualifier et hiérarchiser les personnes avec lesquelles ils ont des interactions au quotidien et parfois aussi pour asseoir un rapport de domination. Face à cette « tentation raciste », certains agents développeront des perceptions ouvertement racistes, d’autres n’activeront qu’occasionnellement une lecture racialisée des situations et d’autres, enfin, tenteront de s’opposer à cette vision du monde.

Cet outil est aussi valorisé par les pairs. Opérer ces classements rapidement, trouver, identifier d’éventuels délinquants sont autant de qualités valorisées sur le terrain. Les effets pervers et discriminatoires suivent naturellement comme l’explique Jérémie Gauthier : « Un policier d’une BAC parisienne me disait que, dans l’arrondissement dans lequel il travaillait, le deal de cocaïne et de crack c’était plutôt des nord-africains, les sacs à main arrachés c’était plutôt des maghrébins de cité, etc. Au yeux des policiers, il y a un ancrage empirique des catégories raciales qu’ils utilisent et qui fonctionnent comme une prophétie autoréalisatrice. Les croyances des policiers vont déterminer et légitimer leurs manières d’agir, qui vont, de manière circulaire, contribuer à alimenter leurs croyances. À partir du moment où on associe tel type de délits à tel groupe socioracial et qu’on s’en sert comme principe d’action, cela relève de ce que les anglo-saxons appellent du « profilage racial », ce qui est interdit par différents textes nationaux et européens. »

Ainsi, selon le chercheur, la déontologie ne résiste pas longtemps à cet enracinement très profond des catégories raciales dans la pratique professionnelle. C’est là sûrement une dimension structurelle, et non strictement individuelle, à prendre en compte – comme ça a été par exemple le cas au Royaume-Uni dans les années 2000 – si l’institution décide de rompre avec les habitudes de tolérance vis-à-vis du racisme qui s’exprime dans ses propres rangs.

Une violence ciblée et rationnelle

Tout comme le racisme et les discriminations, la violence et sa victime ne sont pas le produit du hasard. « La violence, on la rejette souvent du côté de l’irrationnel et de la spontanéité alors qu’en fait, toute expression de violence porte en elle-même une rationalité et est le produit d’une histoire de la violence. Les brutalités policières manifestent des similitudes qui relèvent des cérémonies de dégradation », explique Jérémie Gauthier.

« Les brutalités policières manifestent des similitudes qui relèvent des cérémonies de dégradation. »

Jérémie Gauthier

Il s’agit d’un moment où l’individu est dégradé par différentes formes de violences ritualisées. On peut par exemple évoquer le déchaînement collectif, où plusieurs individus portent des coups, le fait d’accompagner les violences d’insultes à connotation raciste, afin de renforcer cette dégradation (comme l’a illustré l’affaire Michel Zecler en 2020). On observe parfois des actes qui relèvent d’atteintes sexuelles (comme les violences subies par Théodore Luhaka en 2017 ). Le rite de la « haie d’honneur » fait également partie de ces « cérémonies » comme ce fut le cas lors de « l’affaire du Burger King », en décembre 2018 : en marge d’une manifestation des gilets jaunes, les manifestants, réfugiés dans le fast-food ont subi des violences de la part des policiers à l’intérieur avant de subir de nouvelles violences par les policiers à l’extérieur du bâtiment.

L’exercice de la brutalité fait donc l’objet d’une ritualisation. Elle dépasse aussi l’individu et se retrouve liée à l’histoire de l’institution et du collectif : il s’agit de manières d’intérioriser l’exercice de la violence. De plus, la violence policière ne vise pas chaque individu de la même manière. Jérémie Gauthier observe que les morts et victimes de ces violences sont en majorité des hommes, non-blancs, issus de catégories populaires urbaines. Il évoque la notion de police property, l’idée qu’il y a des gens envers lesquels les policiers s’autorisent à se comporter en dehors des règles déontologiques qui, de manière générale, encadrent leurs actions. On peut ainsi évoquer, dans différents registres, des contrôles d’identité répétés ou encore différentes formes de violence, verbale ou physique.

Le mutisme hiérarchique

Si la hiérarchie intermédiaire est au courant de ces catégories de pensée, il n’y a pas pour autant un travail de réflexivité effectué pour les remettre en cause. La hiérarchie est souvent dans une posture de déni par rapport au racisme, aux discriminations. « La police est républicaine et ne peut donc être raciste. C’est un raisonnement tautologique qu’on observe très souvent […] par exemple lorsqu’ Emmanuel Macron déclarait en mars 2019 :« Ne parlez pas de “répression” ou de “violences policières”, ces mots sont inacceptables dans un État de droit . » Un raccourci, là où l’horizon d’une police qui serait républicaine, et donc non-discriminatoire, doit encore être atteint. De leur côté, les commissaires, officiers ne savent pas comment ou ne souhaitent pas intervenir sur ces problématiques de racisme, de discrimination. Plusieurs points sous-tendent cette réalité : un manque de volonté, une volonté d’invisibiliser ces problèmes, un manque de savoir-faire, d’outils nécessaire mais aussi le fait de considérer que ces interventions ne sont pas parties intégrantes de leur mission. On observe aussi cette logique au sommet de l’institution : aucun ministre de l’Intérieur, aucun préfet de police de la ville de Paris ne s’est attaqué de manière franche et volontariste à la question du racisme et des discriminations produites par l’institution.

« La police est républicaine et ne peut donc être raciste. C’est un raisonnement tautologique qu’on observe très souvent […] par exemple lorsqu’ Emmanuel Macron déclarait en mars 2019: « Ne parlez pas de « répression » ou de « violences policières », ces mots sont inacceptables dans un État de droit . »

Jérémie Gauthier

Dénoncer et remettre en cause l’autonomie de cette police de sécurité publique pourrait donner lieu à des résistances, des conflits vis-à-vis de leur hiérarchie. En effet, l’institution policière a la particularité de suivre un principe d’inversion hiérarchique. Les agents ayant le plus d’autonomie sont ceux situés au bas de l’échelle hiérarchique. Ils prennent en effet des initiatives, des décisions cruciales au fonctionnement de toute l’institution. Ce principe renforce la difficulté qu’a la hiérarchie d’intervenir auprès de leurs subordonnés pour des choses qui ne sont pas vues comme relevant du fonctionnement technique ».

Une institution de contrôle dysfonctionnelle

Théoriquement, il est du ressort de l’Inspection générale de la Police nationale d’enquêter voire de condamner ces attitudes et comportements illégaux, parfois violents, envers certains administrés. L’IGPN est en effet une institution crainte au sein des services de police et elle fonctionne assez bien pour enquêter et sanctionner les atteintes des policiers envers leur propre administration ou envers leurs pairs. Toutefois, elle fait face à de nombreux dysfonctionnements quand il s’agit de sanctionner des faits perpétrés par des policiers sur des administrés, notamment des faits de violence.

Plusieurs points permettent d’expliquer ces dysfonctionnements. Luc Rouban évoque premièrement l’esprit de corps policier, une forme de solidarité professionnelle qui garantit une non-dénonciation des pairs face à des pratiques illégales, discriminatoires, voire violentes. Ici, la crainte de l’exclusion, de la marginalisation garantit la sécurité du groupe. S’opposer à l’unité professionnelle sur la voie publique est perçu comme une trahison. Selon Jérémie Gauthier, être accepté par le collectif est une condition sine qua non à la réussite de la socialisation professionnelle du jeune policier. On ne peut faire sa carrière seul dans la police. L’enjeu de se faire accepter est extrêmement fort dès l’école de police, dès les premières affectations. « Cela donne un poids extrêmement important au collectif professionnel, ce qui explique qu’il est très difficile de dévier des normes collectives, on le voit par exemple dans différentes affaires récentes soulevées par des policiers lanceurs l’alerte. » Le maître de conférences à l’Université de Strasbourg avance d’autres points comme la volonté d’organiser l’opacité sur les faits de brutalité – même s’ils sont de plus en plus visibles –, la difficulté à sanctionner les brutalités policières car une telle sanction pourrait remettre en cause la légitimité et l’habilitation des policiers et policières à faire usage de la force. Ces dysfonctionnements peuvent aussi être logistiques. L’IGPN est en effet une institution débordée, les effectifs de l’inspection peinent à mener l’ensemble des saisies. Enfin il peut être difficile d’identifier les policiers faisant usage de la violence. On peut observer à cet effet différentes pratiques comme le fait de ne pas porter son numéro d’identification.

Ouvrir la police au regard des autres

On peut observer une forme de « tradition » française de l’opacité. La police a toujours essayé de se soustraire aux regards extérieurs, des journalistes, des chercheurs mais aussi des citoyens. La production d’une telle opacité peut empêcher de regarder directement ces dysfonctionnements. Ouvrir l’institution policière à des acteurs extérieurs peut être une solution. L’instance britannique de contrôle de la police intègre des citoyens, des policiers, des magistrats. La police allemande encourage la remise en cause des catégories de pensée, forme des officiers pour faire de la médiation et de la résolution de conflit au nom de la non-discrimination.

Outre-manche, les systèmes policiers ont intégré la notion d’accountability c’est à dire le fait que les institutions – y compris policières – doivent rendre des comptes auprès du public de la qualité de leur travail.

En France, l’efficacité de la police se mesure par le nombre de faits élucidés, le nombre d’interpellations, de passages en garde à vue. Il n’existe pas d’indicateur pour mesurer la satisfaction, les attentes et les besoins de la population, les jugements que portent les personnes sur la police. Outre-manche, les systèmes policiers ont intégré la notion d’accountability c’est à dire le fait que les institutions – y compris policières – doivent rendre des comptes auprès du public de la qualité de leur travail. Cette ouverture apparaît nécessaire pour que la police puisse à nouveau garantir ses missions premières, sans comportement illégal, violent et parfois impuni, et ainsi, veiller à la sécurité et à la paix des personnes.

Olivier Tesquet : « Nous sommes prisonniers de l’état d’urgence technologique »

© James Startt

Journaliste à Télérama et spécialiste des questions numériques, Olivier Tesquet s’intéresse à la thématique de la surveillance dès 2011 avec La Véritable histoire de Wikileaks. En 2020, il co-rédige avec Guillaume Ledit Dans la tête de Julian Assange (Acte Sud, 2020). Avec À la Trace, sous-titré « enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance » et publié aux éditions Premiers Parallèle, il plonge son lecteur dans les méandres du commerce de la donnée et de la revente de nos surplus comportementaux. Olivier Tesquet se définit lui-même comme un cartographe ; il se fixe pour objectif de nommer et décrire les mécanismes par lesquels un « capitalisme de la surveillance » est rendu possible. Entretien réalisé par Maxime Coumes et Florent Jourde et retranscrit par Cindy Mouci et Catherine Malgouyres-Coffin.


LVSL – Dans votre précédent ouvrage, À la trace, vous rappelez que le contrôle des individus ou des groupes est une affaire régalienne, notamment à travers la mise en place des livrets ouvriers, des fiches anthropométriques ou encore des pièces d’identités, du XVIIe au XXe siècle. Comment s’est opéré ce glissement vers une forme de surveillance hybride, où les États semblent maintenant s’accommoder de l’immensité des données collectées par les GAFAM, données qu’ils réutilisent eux-mêmes pour étendre le contrôle au plus près des comportements individuels ?

Olivier Tesquet – Je pars du postulat que deux effets se conjuguent. Avec la révolution technologique et la dématérialisation progressive de nos vies, nous nous sommes mis à donner de plus en plus d’informations sur nous, et quelque part, nous sommes devenus des participants actifs dans cette vaste entreprise. Les États, dans cette opération, ont largement délégué ce contrôle à des entreprises, qu’elles soient grosses et visibles – comme les plateformes qu’on connaît tous, de Google à Facebook – ou plus petites et sans pignon sur rue, à l’image des courtiers en données ou des officines qui vendent des outils de surveillance. Ces entreprises-là sont devenues le bras armé et invisible de cette nouvelle organisation du contrôle, en opérant à la fois pour leur compte personnel à des fins pécuniaires, mais également à des fins régaliennes, dans la mesure où elles viennent fournir un certain nombre d’informations utiles à des gouvernements. Ainsi, le renseignement militaire américain achète par exemple des données de géolocalisation issues d’applications grand public à des data brokers qui les aspirent par le biais d’un petit morceau de code informatique dissimulé à l’intérieur desdites applications.

L’exemple le plus frappant, de mon point de vue, c’est l’affaire Snowden, parce que c’est l’histoire d’une double délégation privée. J’entends par là que l’on en connaît la partie la plus médiatisée et spectaculaire : une coopération entre des grandes entreprises technologiques et les services de renseignement américains, en l’occurrence la NSA. Mais il ne faut pas oublier qu’Edward Snowden travaillait pour Booz Allen Hamilton, une entreprise de consulting qui, dans l’Amérique post-11 septembre, a fait partie de ce cortège d’acteurs privés associés à la lutte contre le terrorisme.  À l’heure où le monde dans lequel nous vivons est perçu comme de plus en plus dangereux, que ce soit pour des raisons liées aux risques terroriste ou sanitaire, la tentation de cette privatisation est de plus en plus forte.

LVSL – Est-ce une tendance naturelle de l’État selon vous ? Est-ce que la technologie (au sens large) a accéléré cet appétit de récolte et de classification de la donnée ?

O.T. – Il faut rappeler qu’en France, lorsque l’État invente l’identité, au XVIIIe siècle, que ce soit avec le livret ouvrier, le carnet anthropométrique pour les populations nomades ou la photographie judiciaire, les seules personnes sommées de la justifier sur la voie publique sont les pauvres, les étrangers, les travailleurs et les criminels récidivistes. C’était le cas jusqu’à l’invention de la carte d’identité pour tous, au siècle dernier. Un véritable glissement anthropologique s’est opéré dans un laps de temps très court. Aujourd’hui, on voit bien que les technologies d’identification – en premier chef la biométrie – ne concernent plus seulement les populations considérées comme dangereuses. Bien sûr, il reste des élus, majoritairement de droite, pour invoquer le suivi très serré des fichés S, mais nous sommes entrés dans une ère très foucaldienne où le seuil de suspicion s’est considérablement abaissé. La reconnaissance faciale, pour paraphraser un colonel de gendarmerie auteur d’une note sur la question, « c’est le contrôle d’identité permanent et général ».

LVSL – On sent presque une défiance de l’État vis-à-vis de la population et inversement. C’est révélateur de nos démocraties, notamment en Europe du Sud où on a vraiment des États en danger. On a peut-être même un cercle vicieux qui s’accélère avec le renforcement de cette technologie plutôt intrusive ou invasive.

O.T. – C’est tout à fait observable en France depuis quelques années. Face à la baisse de confiance de larges pans de la population dans la parole politique, les institutions et la puissance publique, il ne reste que deux outils pour gouverner : la force et la technologie, la seconde pouvant se mettre au service de la première. C’est, je crois, la raison pour laquelle les démocraties libérales sont – paradoxalement – plus poreuses aux dérives de la surveillance.

LVSL – La notion de « souveraineté numérique » se développe depuis quelques années, au point qu’une commission d’enquête sénatoriale s’est emparée du sujet et a remis son rapport en octobre 2019. Les États ont-ils encore une marge de manoeuvre devant un capitalisme de surveillance aussi impérieux et dominant ? Cette notion de « souveraineté numérique » n’est-elle pas déjà en retard sur la puissance actuelle des GAFAM ?

O.T. – Aujourd’hui, la question de la « souveraineté numérique » est à la fois un vœu pieux et une forme de hochet politique. Je vais prendre un exemple très récent : nous l’avons vu avec StopCovid. Le gouvernement, et notamment Cédric O (Secrétaire d’État chargé de la Transition numérique, NDLR) ont justifié cette aventure par le génie français. Notons d’ailleurs que la France est à peu près le seul pays européen à avoir choisi de s’entêter dans une voie absolument souveraine, avec un système qui n’est pas du tout interopérable avec d’autres pays de l’Union européenne. Je me souviens de la façon dont Cédric O a défendu le projet dans l’hémicycle, où il a quand même invoqué pêle-mêle Pasteur et le Concorde. Or ces déclarations sont pour moi des déclarations d’intention. Elles peuvent être louables : la question de la souveraineté numérique est on ne peut plus légitime, à l’heure où tout le monde ou presque s’accorde sur l’existence d’une forme de colonisation par les grandes plateformes à la fois de nos économies et de nos intimités, stockées dans des data centers sur lesquels nous n’avons pas de contrôle, utilisées à des fins qui nous échappent.

Mais la réalité révèle un double discours. Nous avons de nombreux exemples qui montrent que l’État s’appuie encore sur des entreprises qui, précisément, menacent cette souveraineté. L’exemple qui me vient spontanément en tête, c’est celui de Palantir, qui travaille depuis les attentats de 2015 avec la DGSI pour exploiter les métadonnées que le renseignement intérieur français collecte dans le cadre de la lutte antiterroriste, au mépris des arrêts rendus par la Cour de Justice de l’Union européenne. À l’époque, pour justifier ce contrat, Patrick Calvar, l’ancien patron de la DGSI, avait affirmé qu’aucun acteur français ou européen n’était capable de répondre au cahier des charges dans le temps imparti. En dernier recours, devant l’urgence, ses services se sont donc tournés vers une société américaine notoirement opaque, proche de la communauté du renseignement américain au point qu’elle a été lancée après le 11-Septembre grâce au soutien d’In-Q-Tel, le fonds d’investissement de la CIA.

La crise sanitaire commande un StopCovid, la crise sécuritaire, un Palantir. C’est bien qu’il y a un problème quelque part. Mais ce n’est pas un mal spécifiquement français, et il faut ajouter que la souveraineté numérique ne doit pas servir de pis-aller. Le patron de Thalès expliquait récemment qu’il était parfaitement capable de construire un Palantir français en deux ans. Mais la question qui m’intéresse est ailleurs : souhaite-t-on réellement construire un Palantir français ?

LVSL – La DGSI a renouvelé son contrat avec la société Palantir. Le gouvernement français ne risque-t-il pas, en saisissant cette opportunité, l’enfermement technologique ?

O.T. – Au-delà du contrat avec une entreprise en particulier, les technologies sécuritaires provoquent ce qu’on appelle l’effet cliquet. C’est à dire qu’une fois adoptées, on ne revient jamais en arrière. On l’observe particulièrement dans la lutte antiterroriste. Pensez au plan Vigipirate : mesure d’exception en 1995, toujours en vigueur aujourd’hui. Il faut se figurer « l’effet cliquet » comme une horloge : le temps qui a passé est irrémédiablement perdu. Une fois qu’on s’est allié à Palantir, peut-on s’en désaccoutumer ?

C’est d’autant plus inquiétant que Palantir, qui mettait déjà en œuvre la politique d’expulsion des clandestins de l’administration Trump, est en train de se renforcer considérablement à la faveur de la crise sanitaire. Il n’est pas anodin qu’après des années d’atermoiements, l’entreprise ait été introduite en Bourse en pleine pandémie. Elle continue à perdre de l’argent, mais va tout de même enregistrer des profits records cette année, après avoir démarché à peu près toutes les autorités sanitaires de la planète. L’Allemagne et la France lui ont un peu claqué la porte au nez, mais ça n’a pas été le cas au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Chez nos voisins britanniques, Palantir gère les données hospitalières, et pourrait bientôt organiser la politique de tests, qui a souffert d’un certain nombre de ratés. Outre-Atlantique, Palantir travaillera main dans la main avec les autorités sanitaires pour décider qui bénéficiera du vaccin contre la Covid-19 quand il sera disponible. C’est un pouvoir considérable, de vie ou de mort pourrait-on dire.

LVSL – On le voit aussi dans le Health Data Hub qui a été confié à Microsoft.

O.T. – C’est l’autre exemple que j’avais en tête. Dans le contexte sanitaire actuel, sur un sujet aussi sensible que l’administration de nos données de santé, le débat mérite mieux qu’un contrat attribué sans appel d’offres à une société américaine qui, au nom du Cloud Act et de la sécurité nationale, peut voir ses serveurs réquisitionnés à tout moment. Je rappelle d’ailleurs qu’à ce titre, le Health Data Hub a été attaqué devant le Conseil d’Etat, et suscite la circonspection de nombreux parlementaires. Et l’enjeu dépasse cette simple plateforme. Aujourd’hui, lorsque nous utilisons Doctolib par exemple, présenté comme une licorne française et une fierté nationale, il faut rappeler que nos données sont hébergées chez Amazon.

LVSL – Il existe également un double discours souverainiste qui se manifeste par la négation ou l’ignorance de ce qui se fait en France en matière de potentiel numérique. C’était un peu le sentiment du patron d’OVH qui affirmait que l’on aurait peut-être pu le faire (en parlant du Heath Data Hub).

O.T. – Nous sommes prisonniers de ce que j’appelle l’« état d’urgence technologique ». Qu’il s’agisse de Palantir, de StopCovid ou du Health Data Hub, nous sommes contraints de décider dans l’urgence, temporelle et politique, sécuritaire et sanitaire.

LVSL – On assiste depuis plusieurs années à des « glissements de souveraineté » de la part des États notamment en Europe au profit de compagnies géantes comme Facebook ou Amazon. Facebook développe le Libra sa propre monnaie, énième affront aux yeux de certains dirigeants. Ces entreprises qui dépassent dans leurs chiffres d’affaires le PIB de certains pays, constituent-elles une menace pour l’État nation ?

O.T – En 2010, Nicolas Sarkozy, lorsqu’il était président de la République, avait organisé le G8 : outre les chefs d’Etat habituels, il avait convié les patrons des grandes plateformes encore bourgeonnantes. À l’époque, sous le chapiteau du jardin des Tuileries, les gouvernements étaient encore très enthousiastes vis-à-vis de Facebook ou Google, parce qu’ils offraient, pensait-on à l’époque, des opportunités de croissance, assez prodigieuse.

Dix ans plus tard, on constate que le rapport de forces s’est complètement inversé : Mark Zuckerberg est reçu comme un chef d’État à l’Elysée. À contrario, quand un ministre fait le déplacement dans la Silicon Valley, par exemple Bernard Cazeneuve après les attentats de 2015, il traite avec un vice-président quelconque. Les échanges en eux-mêmes sont déséquilibrés, on ne discute pas du tout d’égal à égal. D’un point de vue purement symbolique, c’est à la fois très révélateur et extrêmement problématique. Comment fait-on pour arrêter un train lancé à grande vitesse quand on sait que quelques réglages ne vont pas suffire à freiner sa course ? Aujourd’hui, les tentatives de régulation, trop timides, se fracassent sur la réalité de cette dissymétrie.

LVSL – Dans cette forme de dépendance et de rapport assez nocif entre certains États et ces entreprises, on se pose la question : Comment sortir de ce dispositif ? Est-ce que la solution viendrait de la société civile ? Peut-on imaginer d’autres sorties et par quels moyens ?

O.T. – Pendant longtemps, on a estimé que le meilleur moyen de renverser la vapeur était de négocier au niveau international, ou en tout cas supranational. C’est à la fois terriblement banal et proprement terrifiant de le verbaliser ainsi, mais un pays seul ne peut rien face à Facebook ou Google. Mais, le temps passant, il semble de plus en plus évident qu’il faut ramener la discussion devant notre porte. La ligne de front est ici. Il faut relocaliser les luttes, mesurer l’impact des technologies dans notre environnement le plus proche. Les spatialiser, c’est leur donner une forme, une préhension. L’espace urbain tendant à devenir le lieu où la toute-puissance de la technique se manifeste, j’ai tendance à penser que les victoires peuvent s’obtenir au niveau local. Google a voulu transformer un quartier de Toronto en showroom de la ville intelligente de demain ; les habitants s’y sont opposés et le projet a été abandonné. On observe une tendance similaire sur la reconnaissance faciale : aux Etats-Unis, plusieurs mairies, de San Francisco à Portland, ont interdit son utilisation à des fins policières. En France, la CNIL ou des tribunaux administratifs ont interdit un certain nombre d’expérimentations sur le territoire, à Nice ou à Marseille.

Plus généralement, je crois aussi à la capacité d’action collective des citoyens. Aujourd’hui, le plus gros caillou dans la chaussure des GAFAM est une class action lancée par Max Schrems, un étudiant autrichien particulièrement procédurier qui, emmenant des centaines de milliers de personnes des plateformes dans son sillage, a obtenu la tête du Privacy Shield, l’accord qui encadrait le transfert de données entre l’Europe et les Etats-Unis et permettait aux têtes de pont du capitalisme de surveillance de capitaliser sur le dos de nos intimités.

LVSL – Pour rester sur le thème de la souveraineté, les réseaux sociaux sont des lieux qui n’échappent pas aux enjeux géopolitiques. Avez-vous l’impression que les risques d’ingérence étrangère sont sous-estimés ?

O.T. –  Aux États-Unis, plusieurs personnes ont été inculpées après l’élection présidentielle de 2016. Elles gravitent autour de l’Internet Research Agency, une ferme à trolls basée à Saint-Pétersbourg et financée par un proche de Poutine, Yevgeny Prigozhin. Avec peu de moyens – on parle d’environ 100 000$ –, en alimentant le dissensus sur des sujets de société brûlants, en montant des groupes Facebook ou en organisant de faux événements, ils ont pu toucher 130 millions de personnes.

Paradoxalement, les gouvernements occidentaux sous-estiment et surestiment la menace. Ils la sous-estiment parce qu’ils la comprennent très mal. On peine encore à comprendre le soft power extrêmement agressif, volontiers manipulatoire de la Russie, qui a développé une doctrine de déstabilisation passant à la fois par des canaux médiatiques assez officiels (je pense à Russia Today ou à Sputnik), et par des hackers clandestins opérant pour le compte du GRU, le renseignement militaire, contre des cibles allant du Parti démocrate américain à Emmanuel Macron. Cela forme un tout, et pour nombre de responsables politiques, c’est encore un impensé stratégique.

Dans le même temps, nous avons tendance à surestimer la menace. C’est peut-être une tendance plus collective, qu’on peut lier au scandale Cambridge Analytica. On commence à bien connaître l’affaire : on sait qu’une officine en conseil politique, financée par un milliardaire conservateur et boostée aux données siphonnées sur Facebook, a œuvré à la victoire de Donald Trump et du camp du Brexit. Mais quel a été son impact réel ? Il y a quelques semaines, un rapport de la CNIL britannique a publié une autopsie de l’incident. Ce rapport est très intéressant parce qu’il explique que l’entreprise a surtout brillé par sa capacité à vendre une compétence plutôt qu’un outil en particulier. Sa meilleure arme, c’est son argument marketing. Dès lors, ce qui m’intéresse, c’est de savoir quel écosystème rend Cambridge Analytica possible. Et je crois qu’un tel acteur n’existerait pas s’il n’était pas mis en orbite par une économie souterraine peuplée de courtiers en données, qui formulent quotidiennement les mêmes promesses de prédiction totale et s’alimentent entre eux. On ne peut pas qualifier Cambridge Analytica de menace mortelle pour la démocratie en faisant l’économie de ce panorama global.

Plus largement, je pense que nous avons un problème méthodologique au moment de se confronter à cette question de l’emprise des sociétés informatiques sur nos vies – ce que Shoshana Zuboff appelle le « capitalisme de surveillance ». On peut s’en tenir à ce mot-là, même si je diverge sur la définition. Elle s’intéresse à ces dispositifs pour ce qu’ils nous font, je préfère m’attarder sur ce qu’ils sont. Les nommer, les décrire. Le danger réside dans la possibilité de la manipulation, avant même sa réalisation. C’est pour cela que j’envisage mon rôle comme celui d’un cartographe, dont la tâche consiste à mettre à nu ces mécanismes cachés. Je veux croire qu’on échafaudera une critique plus opérante du « capitalisme de surveillance » en révélant son architecture qu’en se concentrant sur ses effets, difficiles à mesurer.

LVSL – Sur la loi de sécurité globale, votre avis en quelques mots ?

O.T. – On a beaucoup parlé de l’article 24, qui entraverait considérablement la possibilité de documenter l’action de la police, mais il faut regarder dans son intégralité le contenu de cette pochette surprise sécuritaire, votée, rappelons-le, en plein reconfinement. Il s’agit ici d’offrir un cadre légal à des technologies déjà utilisés par la police dans un cadre « non stabilisé », pour reprendre l’expression de Gérald Darmanin.

Autrement dit, d’écrire la loi à partir de sa transgression, comme on a pu le faire avec la loi renseignement de 2015, ce qui me semble particulièrement problématique en démocratie. L’article 22 prévoit par exemple la banalisation des drones qui, à l’exception des domiciles, pourront filmer n’importe quelle situation, et transmettre leurs images en temps réel à un poste de commandement.

On les voit déjà quadriller le ciel, puisqu’en dépit d’une décision du Conseil d’Etat, qui a interdit leur utilisation pour contrôler le respect du confinement, la préfecture de police s’en sert de manière routinière pour surveiller les manifestations. Il faudra également être très vigilants sur la reconnaissance faciale : elle a délibérément été laissée de côté, les rapporteurs du texte insistant sur sa complexité.

Cela ne veut pas dire qu’elle est interdite, au contraire : les amendements qui réclamaient un encadrement plus strict ont été méthodiquement rejetés ; et le livre blanc de la sécurité, récemment publié par le ministère, rappelle qu’elle devra avoir été éprouvée pour les Jeux Olympiques de 2024. Il faut donc s’attendre à des expérimentations tous azimuts dans les mois qui viennent, un délai qui me semble bien court pour débattre de la portée technologique, juridique et philosophique d’une technologie aussi invasive et prédatrice des libertés fondamentales.

LVSL – En août 2019, Frédéric Lordon, lors d’un débat organisé par l’université populaire d’Eymoitiers, voyait dans cette appropriation de l’image et de la violence filmées des smartphones une sorte d’émancipation de la vérité, mais qui selon lui allait être, à très courte échéance, remise en cause par les pouvoirs publics. Au regard de cette mise en garde, quel regard portez-vous sur le floutage des visages des forces de l’ordre ?

O.T. – Gérald Darmanin nous explique que c’est pour protéger l’intégrité physique et psychique des fonctionnaires, afin qu’ils ne soient pas jetés en pâture sur les réseaux sociaux. Ce qu’il oublie de rappeler, c’est que dans le même temps, la proposition de loi vise à faciliter la production de vidéos par les forces de l’ordre, notamment celles des caméras piétons, afin de rendre compte « des circonstances de l’intervention ». Or, à l’heure actuelle, ces bodycams, expérimentées depuis deux ans, ne filment pas en permanence. C’est le policier qui décide quand l’activer. Ce qui se manifeste dans cette proposition de loi relative à la sécurité globale, c’est l’asymétrie de plus en plus dangereuse entre une police discrétionnaire et des citoyens mis à nu. D’un côté, des centres de commandement hermétiques. De l’autre, un espace urbain sans angles morts.

Et ce qui se joue, c’est une bataille des images. Le passage à tabac de Michel Zecler l’a encore montré : il ne peut y avoir de débat sur les violences policières qu’en les montrant. Or, un gouvernement qui nie leur existence et refuse d’employer cette terminologie n’est pas seulement contesté dans son monopole de la violence légitime ; c’est son régime de vérité qui est attaqué de toutes parts, par des anonymes équipés de smartphones. À mes yeux, l’article 24 procède de la même logique que l’interdiction de l’anonymat sur les réseaux sociaux : c’est l’expression autoritaire d’un pouvoir qui ne supporte pas d’être contesté par celles et ceux à qui il refuse de donner la parole.