La Grèce en route vers la semaine de quarante-huit heures

Grèce semaine de 48 heures - le vent se lève
Le Premier ministre grec avec la présidente de la Commission européenne © Réseaux sociaux de la Commission européenne

En Grèce, une nouvelle disposition légalise la semaine de travail de six jours, pour les entreprises ouvertes « 24 heures sur 24 ». Soit un blanc-seing pour imposer une semaine de quarante-huit heures. Si cette loi n’est censée s’appliquer qu’à certains secteurs spécifiques, il ne fait aucun doute qu’elle pèsera sur l’ensemble des branches. Une réforme qui constitue un recul majeur des droits des travailleurs, au regard de l’histoire ouvrière européenne. Et qui pourrait constituer un dangereux précédent. Par David Moscrop, traduction Albane le Cabec [1].

Les employeurs grecs pourront désormais contraindre leurs salariés à travailler un sixième jour, moyennant un coût : une prime salariale de 40 %. La logique est similaire à celle des heures supplémentaires, à une différence près, et de taille : il ne s’agit pas d’un complément qui rémunère un travail facultatif, effectué en dehors des heures normales.

À l’origine de cette loi, une configuration familière : un gouvernement de droite constitué de fondamentalistes du marché, une population vieillissante, l’inquiétude d’un État quant à sa capacité à produire suffisamment pour limiter son déficit, les effets persistants de la crise de la dette, etc. Si ces facteurs sont bien connus, cette mesure se démarque pourtant. Hormis certains réfractaires, États-Unis et Corée du Sud en tête, les pays gouvernés à droite ne sont pas revenus sur la limite de cinq jours.

Au début du XXè siècle, le mouvement ouvrier réclame la semaine de quarante heures et la journée de huit heures (conquête surnommée « la journée des trois huit » : huit heures de travail, huit heures de repos, huit heures de loisir). On mesure la régression que constitue la réforme grecque.

En contraste avec la popularité grandissante pour la semaine de quatre jours – dont les effets bénéfiques pour les salariés et l’environnement, et même en termes de productivité, ne sont plus à démontrer -, la réforme grecque pourrait constituer un précédent, que les champions de la dérégulation ne manqueraient pas de prendre pour modèle.

Retour sur une conquête historique du mouvement ouvrier

Symbolique, la limitation à cinq jours de travail découle de décennies de luttes ouvrières à travers l’Europe. Et d’abord pour les mineurs. En Grande-Bretagne, la Factory Act de 1833 limite dans un premier temps la journée à une douzaine d’heures pour les travailleurs de moins de dix-huit ans. Elle fixe également une limite hebdomadaire à quarante-huit heures et six jours pour les enfants âgés de neuf à treize ans. Cette durée est par la suite étendue à l’ensemble des travailleurs, mais les parlements demeurent réticents, tout au long du XIXè siècle, à l’idée de l’abaisser.

Aussi les luttes ouvrières du début du siècle suivant portent-elles en étendard la semaine de quarante heures et cinq journées de travail, limitées à huit heures. Pour le mouvement social français, la « journée des trois huit » devait permettre huit heures de travail, huit heures de repos, huit heures de loisir. C’est au cours des années 1920 et 1930 que les quarante heures hebdomadaires s’imposent finalement, sous la pression de luttes syndicales intenses. On mesure la régression que constitue la réforme du parlement grec.

Dans un article pour The Conversation, le professeur d’économie Constantin Colonescu rappelait la conception étroitement comptable qui avait conduit le gouvernement à imposer cette mesure. La productivité y était évaluée en termes de production rapportée à l’ensemble des heures travaillées, plutôt qu’à l’heure. Colonescu y rappelait une vérité devenue un poncif de la science économique : à partir d’un certain degré de travail hebdomadaire, la productivité régresse – un travailleur épuisé étant moins efficace, et plus sujet aux accidents, qui représentent autant de coûts pour l’entreprise. De manière contre-intuitive, il y rappelait que c’est bien une semaine de quatre jours qui permettrait des gains de productivité.

Les chaînes de l’Union européenne

Dans une série de discours solennels, le gouvernement grec a rappelé les problèmes économiques auxquels est confronté le pays – et justifié cette mesure par des pressions exogènes, notamment un déficit important. Un point que peu de monde contestera. Il n’est pas faux d’écrire que cette politique brutale est l’une des seules options laissées aux Grecs, sous la pression du cadre européen. Libre-échange qui lamine leur base productive, déficit chronique qui accroît leur endettement, absence de contrôle sur leur politique monétaire… comment s’étonner que les travailleurs en fassent les frais ? Incapable de procéder à des ajustements sur les frontières douanières, les titres de dette ou les taux d’intérêts, c’est sur le droit du travail qu’il les fait peser.

Si Colonescu admet que la semaine de six jours pourrait constituer « une solution de court terme » pour améliorer la situation des Grecs dans un tel environnement – du fait notamment de l’accroissement des investissements étrangers qu’elle pourrait générer -, il rappelle qu’elle ne constitue qu’une solution à courte vue. Dès lors que ce précédent s’étendrait à d’autres pays, la Grèce perdrait son avantage comparatif. Le gouvernement souligne bien le caractère « exceptionnel » de cette mesure, et rappelle qu’elle n’est destinée à être appliquée que dans des « circonstances spécifiques ». Toutefois, il ne fait aucun doute qu’elle sera instrumentalisée pour faire pression sur l’ensemble des salariés. Dans un contexte où les salariés sont déjà dans une position historique de faiblesse…

Yanis Varoufakis, rappelait récemment combien les élites européennes ont contribué au marasme grec. L’intransigeance des institutions européennes a accouché d’une série de réformes visant, depuis 2010, à démanteler droit du travail et protections sociales. Si la Grèce a cessé d’être au centre de l’attention médiatique – comme elle avait pu l’être sous le gouvernement éphémère d’Alexis Tsipras -, sa situation n’a cessé d’empirer. Cette ultime réforme n’est que le dernier avatar d’une mise en coupe réglée de tout un pays. L’avenir dira si elle était destinée à faire date, et inspirer une série d’attaques contre les limites de travail hebdomadaires sur l’ensemble du continent.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Greece’s Six-Day Workweek Is a Recipe for Disaster »