La farce de la « solidarité européenne » à la lumière de la pandémie de Covid-19

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Malgré le triomphalisme affiché par les dirigeants français, les réunions de l’Eurogroupe du 7 et 9 avril n’ont débouché que sur un nouveau refus allemand et néerlandais d’émettre les coronabonds – titres de dettes mutualisées – ardemment souhaités par l’Italie. Lors de ses deux adresses aux Français, Emmanuel Macron a mis en exergue l’importance de répondre à la pandémie à l’échelle de l’Union européenne. Les événements de ces dernières semaines questionnent pourtant la pertinence de l’échelle continentale.


Dans le débat public, l’un des arguments majeurs des partisans d’une intégration européenne approfondie est la nécessité pour les Européens de pouvoir défendre leurs intérêts communs en constituant un bloc fort dans la mondialisation face à leurs adversaires que seraient notamment la Russie et la Chine. La pandémie de coronavirus n’a pourtant pas tardé à remettre en cause la validité de l’argument mettant constamment en exergue les prétendus intérêts communs des nations européennes.

L’échec des coronabonds et de la solidarité financière européenne

Depuis plusieurs semaines, l’Union européenne est loin de briller en matière d’allocation d’aides financières pour les États les plus touchés. Si la Commission a consenti à renoncer temporairement à ses exigences d’orthodoxie budgétaire à travers la suspension de la règle des 3% de déficit public, les réponses minimalistes de la BCE – qui se contente de renflouer une nouvelle fois les banques pour éviter un effondrement financier, sans injecter un seul euro dans l’économie réelle – sont insuffisantes pour faire face à la crise.

« Très vite, la demande d’aide financière de la part des pays les plus touchés, situés en l’occurrence dans le sud de l’Europe, s’est heurtée à l’hostilité des pays du Nord. »

Très vite, la demande d’aide financière de la part des pays les plus touchés, situés en l’occurrence dans le sud de l’Europe, s’est heurtée à l’hostilité des pays du Nord. Le projet phare porté par l’Italie, la France et l’Espagne réside dans la mutualisation des dettes européennes pour faire face à la crise sanitaire à l’aide de l’émission de bons du Trésor nommés coronabonds. Le ministre allemand de l’Économie et de l’Énergie, Peter Altmaier, n’a pas tardé à formellement refuser une telle possibilité. Il a qualifié le débat à leur sujet de « fantôme », considérant que la priorité réside dans le renforcement de la compétitivité des économies européennes. Il a été rejoint par les Pays-Bas, l’Autriche et la Finlande.

Le gouvernement allemand avait déjà refusé l’émission d’eurobonds quelques années plus tôt pour faire face à la crise économique dans la zone euro. Ces gouvernements ne veulent en aucun cas mutualiser leurs propres dettes avec celles des peuples d’Europe du Sud auxquels ils ne font nullement confiance et qu’ils accusent de laxisme budgétaire. Le ministre des Finances néerlandais Wopke Hoekstra est allé jusqu’à suggérer à la Commission européenne de mener une enquête sur le manque de marges budgétaires dans les pays les plus durement touchés par la pandémie. Cette requête a suscité l’indignation du Premier ministre portugais Antonio Costa, qui a accusé les Pays-Bas de « mesquinerie récurrente ».1

Le manque de solidarité affichée par l’Europe du Nord a provoqué un tollé en Italie. Alors que le journal Il Fatto Quotidiano titre : « Conte dit à une Europe morte d’aller se faire foutre », le quotidien La Repubblica, d’habitude de tendance europhile, parle pour sa part de « laide Europe ». Le report de deux semaines de négociations qui s’enlisent du fait de l’inertie de l’Europe du Nord, alors que l’Italie continue à compter ses morts par centaines chaque jour, est en effet un signal d’alarme pour l’UE. Même l’ancien président du Parlement européen Antonio Tajani a déclaré : « Une Europe lâche comme celle que nous avons vue hier sera emportée par le coronavirus ». Jacques Delors, l’un des pères fondateurs du projet européen, voit pour sa part ce manque de solidarité comme un « danger mortel » pour l’Union européenne. Les excuses de la présidente de la Commission européenne et les regrets du ministre néerlandais des Finances à l’égard de l’Italie arrivent un peu tard. Tout comme le journal Bild qui titre le 1er avril en italien Siamo con voi! (« Nous sommes avec vous ! »), ce qui n’a pas tardé à être étrillé par le quotidien milanais Corriere della Sera, pourtant habituellement europhile, qui a dénoncé une « page hypocrite ». Ainsi, en Allemagne, on observe une prise de conscience de certains hommes politiques comme Joschka Fischer (Verts) ou encore Sigmar Gabriel (SPD) qui déclarent redouter que l’Italie et l’Espagne ne puissent pardonner aux Allemands « pendant cent ans » un tel manque de solidarité.

Un accord médiocre résultant de l’immobilisme germano-néerlandais

Alors que l’Allemagne et les Pays-Bas sont inflexibles sur les coronabonds, ils se montrent en revanche ouverts à l’activation du Mécanisme européen de stabilité (MES). Celui-ci fournit des prêts – voués, donc, à être remboursés – dans le cadre du Pacte budgétaire européen (également connu sous le nom de TSCG). Il s’agit d’une aide conditionnée à la mise en œuvre de « réformes structurelles » supervisées par les autres États européens, à savoir des plans d’austérité qui auraient pour conséquence de diminuer encore les dépenses publiques. Cette possibilité est très mal accueillie par l’Italie qui ne souhaite aucunement être placée sous tutelle budgétaire à l’instar de la Grèce quelques années plus tôt.

« Au-delà du refus des coronabonds, le plan de 540 milliards d’euros pour l’ensemble de l’UE paraît ridicule rapporté au PIB européen – d’autant qu’il ne s’agit pas de dons, mais de prêts, qui provoqueront un endettement supplémentaire. »

Loin du triomphalisme affiché par les ministres des Finances français et allemand Bruno Le Maire et Olaf Scholz, bien peu de choses ont changé avec l’accord de l’Eurogroupe du 9 avril. L’Allemagne et les Pays-Bas campent sur leur refus des coronabonds, pourtant expressément demandés par l’Italie et l’Espagne. Les Néerlandais ont simplement renoncé à exiger des réformes structurelles en contrepartie des emprunts contractés, à condition toutefois qu’ils contribuent à financer seulement les dépenses de santé liées à la pandémie. Toute autre dépense sociale et économique qui serait réalisée à l’aide du MES pour faire face à cette crise reste donc conditionnée par la mise en œuvre de réformes austéritaires à l’avenir en Europe du Sud. Au-delà du refus des coronabonds, le plan de 540 milliards d’euros prévu pour l’ensemble de l’UE apparaît ridicule par rapport au PIB européen (16 000 milliards d’euros), d’autant qu’il ne s’agit pas de dons mais de prêts, qui provoqueront un endettement supplémentaire. Giuseppe Conte lui-même a qualifié l’accord du 9 avril de « très insuffisant ».

Alors que la Banque d’Angleterre s’apprête à financer directement le Trésor britannique, cette possibilité est exclue dans la zone euro par le carcan que constitue le traité de Lisbonne. Arborant un triomphalisme de façade, Bruxelles opte seulement pour des prêts, synonymes d’endettement et potentiellement à terme d’austérité budgétaire pour les États les plus touchés par la pandémie.

Il semble manifeste que les pays du Nord n’ont aucune envie de perdre leur statut de créanciers en chef de l’Europe, notamment l’Allemagne, terriblement réticente à toute possibilité de mutualiser son budget excédentaire avec les pays du Sud. Les intérêts nationaux allemands et néerlandais priment sur toute forme de solidarité : il n’est pas question pour eux de payer pour l’Europe du Sud. L’intransigeance sans équivoque de Berlin et de La Haye démontre une nouvelle fois le caractère onirique et irréaliste des velléités fédéralistes d’Emmanuel Macron. Il faudra vraisemblablement s’attendre à des forces centrifuges croissantes au sein de l’Union européenne entre des pays du Nord attachés avant tout à leurs intérêts nationaux d’une part, et des pays du Sud se sentant abandonnés par leurs partenaires européens d’autre part. L’accroissement historique de la défiance vis-à-vis de l’UE dans une Italie jadis europhile, mais déjà peu aidée face aux migrations méditerranéennes, est à cet égard emblématique. Enfin, le mythe d’une Allemagne europhile et modérée opposée aux « populismes » eurosceptiques du sud et de l’est de l’Europe a définitivement fait long feu.

L’aide chinoise, russe et cubaine plus spontanée que celles des autres pays européens

En matière d’aide médicale, l’Italie, épicentre de la pandémie, a également pu constater avec amertume l’effroyable inertie des institutions européennes et des États membres de l’UE. Les cures d’austérité successives imposées à l’Italie et acceptées sans vergogne par ses dirigeants successifs ont rendu le système de santé transalpin incapable de faire face à un tel afflux de malades à soigner en réanimation.2

Alors que des milliers de personnes sont décédées du coronavirus depuis février, en particulier dans le nord du pays, ce ne sont pas les pays européens qui lui ont offert leur aide en premier lieu. Dès le 12 mars, c’est la Chine qui a envoyé à l’Italie une aide de plusieurs tonnes de matériel sanitaire (masques, appareils de ventilation, etc.). Le gouverneur de Lombardie, la région la plus touchée par la pandémie, a fait appel à la Chine, à Cuba et au Venezuela suite au relatif immobilisme des autres pays européens. Plus de cinquante médecins et infirmiers cubains, qui avaient déjà lutté contre Ebola quelques années plus tôt en Afrique, sont venus porter assistance au personnel soignant lombard. Enfin, la Russie a envoyé neuf avions militaires transportant du matériel sanitaire en Italie. Cette aide n’est bien sûr pas désintéressée, Pékin et Moscou en profitant pour accroître leur influence en Italie.

« « La solidarité européenne n’existe pas. C’était un conte de fées. », a déclaré le président serbe. Pourtant candidat à l’entrée dans l’UE, il a choisi de se tourner vers la Chine. »

L’Italie n’est pas la seule à attendre indéfiniment une aide européenne qui n’arrive pas. La Commission européenne a décidé le 15 mars de limiter les exportations de matériel sanitaire, ce qui a provoqué l’ire du président de la Serbie, Aleksandar Vučić. Celui-ci a prononcé deux jours plus tard un discours acerbe fustigeant le manque de soutien octroyé à son pays, affirmant : « La solidarité européenne n’existe pas. C’était un conte de fées. ». La Serbie, pourtant candidate à l’entrée dans l’UE, choisit ainsi de se tourner vers la Chine, qui lui a fourni du matériel sanitaire et a dépêché une équipe de médecins à Belgrade. Il s’agit ici aussi pour la Chine de retenir un trop fort arrimage à l’Ouest des Balkans, dont l’influence lui est disputée par les États-Unis, l’Union européenne et la Russie.

En France également, face à la passivité des autres pays européens, quarante-cinq députés allant de la France insoumise aux Républicains ont écrit à Édouard Philippe le 22 mars pour demander l’aide de La Havane. Cinq jours plus tard, des médecins cubains ont été autorisés à entrer en Martinique, puis dans les autres départements français d’outre-mer. Dès le 18 mars, la Chine avait également fait parvenir pas moins d’un million de masques à la France.

Ce panorama peut toutefois être nuancé par plusieurs exemples de coopération intra-européenne. Plusieurs Länder allemands, à commencer par le Bade-Wurtemberg limitrophe de la France, ont répondu à l’appel à l’aide du département du Haut-Rhin, alors le plus touché de l’Hexagone par la pandémie. Ainsi, plusieurs patients alsaciens atteints du coronavirus ont été pris en charge par des hôpitaux de l’autre côté du Rhin. Le Luxembourg et les cantons suisses du Jura, de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne ont accueilli également des Français transférés dans leurs hôpitaux. Si l’initiative est bien évidemment louable, on ne peut pas à proprement parler de solidarité européenne, mais plutôt d’une solidarité transfrontalière entre des régions limitrophes. La Suisse n’est en effet pas membre de l’UE. Quant à l’accueil de patients alsaciens outre-Rhin, ce n’est pas le gouvernement fédéral de Berlin qui en a décidé ainsi, mais l’exécutif de certains Länder. Néanmoins, au fur et à mesure des jours, des patients français ont été accueillis par d’autres Länder plus éloignés comme la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, tandis que des patients italiens ont été transférés en Saxe et en Bavière.

Les masques de la discorde

Au sein même de l’Union européenne, c’est bien le repli sur soi qui prédomine. Alors que la Lombardie se trouve dans une situation sanitaire dramatique, la République tchèque s’est permis de confisquer 680 000 masques en provenance de Chine et destinés à l’Italie. Prague a plaidé la confusion et prétendu que l’aide chinoise a été confisquée par ses services douaniers par erreur. On peut néanmoins douter de la crédibilité de cette version. En effet, selon le juriste tchèque Lukáš Lev Červinka, Prague s’est sciemment approprié un matériel dont la destination prévue lui était connue. Il a envoyé à plusieurs ONG des photographies mettant en évidence la présence de drapeaux italiens et chinois estampillés sur les cartons contenant ces masques, avec une indication explicite : « aide humanitaire pour l’Italie ». Le lanceur d’alerte a qualifié ce pitoyable épisode en ces termes : « Ce n’est pas du tout un geste de politique européenne, c’est une histoire honteuse ».

« Alors que la Lombardie est dans une situation sanitaire dramatique, la République tchèque s’est permis de confisquer 680 000 masques en provenance de Chine et destinés à l’Italie. »

Mais ce lamentable épisode n’est pas le seul imbroglio diplomatique entre des pays européens qui soit lié à l’acheminement de matériel sanitaire. Le chef du département des soins de santé du Latium, Alessio D’Amato, a accusé la Pologne d’avoir saisi plus de 23 000 masques en provenance de Russie et destinés à la province du centre de l’Italie. De son côté, la région tchèque de Moravie-Silésie a accusé la Hongrie d’avoir confisqué pas moins d’un demi-million de masques en provenance d’Inde. Varsovie et Budapest ont respectivement démenti ces charges exprimées à leur encontre. Enfin, la France a mis en place des restrictions d’exportations de matériel médical qui ont occasionné la réquisition à Lyon de quatre millions de masques appartenant au groupe suédois Mölnlycke. Les trois quarts de ces masques devaient pourtant être exportés vers d’autres pays européens, notamment l’Italie et l’Espagne. Suite au haussement de ton de Stockholm à l’égard de la France, le matériel a finalement été rendu à la Suède.

Frontières, confinement : quelle coordination européenne ?

Ces querelles multiples sur l’acheminement de masques ne constituent pas le seul exemple d’absence de coordination entre pays européens. La question des fermetures de frontières est également source de désorganisation. Lors de ses allocutions aux Français, Emmanuel Macron a évoqué l’importance d’une solution européenne en ce qui concerne la fermeture des frontières pour contrer l’épidémie. Pourtant, alors qu’il prononce sa première adresse aux Français le 12 mars, il est en retard sur l’actualité. En effet, plusieurs pays tels que l’Autriche, la Slovénie, la Slovaquie ou encore la République tchèque avaient d’ores et déjà fermé au moins partiellement leurs frontières nationales. Plus tôt dans la journée du 12 mars, l’Allemagne avait mis en place des contrôles sanitaires à sa frontière en Alsace et en Moselle, sans aucune concertation avec les autorités françaises. Les différents pays font ainsi prévaloir leurs intérêts nationaux en fermant les uns après les autres leurs frontières sans grande coordination entre eux. Et pour cause : fermer uniquement les frontières extérieures de l’espace Schengen n’a pas beaucoup de sens alors que les différents États européens sont très inégalement touchés par la pandémie…

Au-delà de la désorganisation sur la question des frontières, les solutions apportées pour limiter ou endiguer la pandémie varient considérablement d’un pays à l’autre. L’Italie, l’Espagne, la France et la Belgique sont les premiers États à décréter le confinement de leur population. Néanmoins, cette mesure radicale ne séduit pas immédiatement tous les décideurs politiques dans les autres pays, en particulier en Europe du Nord. Peut-être sont-ils davantage attachés à la responsabilité individuelle et à une moindre intervention de l’État dans la vie des citoyens, et par conséquent plus réticents à choisir d’appliquer une mesure si coercitive. En tout état de cause, l’Allemagne et les Pays-Bas font preuve d’un fatalisme édifiant à l’origine de leur relatif immobilisme. Pendant une réunion du groupe CDU-CSU au Bundestag, Angela Merkel déclare ainsi que « 60 à 70% des Allemands seront infectés par le coronavirus ». Lors d’une allocution télévisée le 16 mars, le Premier ministre des Pays-Bas Mark Rutte affirme quant à lui : « La réalité est que dans le futur proche une large partie de la population néerlandaise sera infectée par le virus ».

Les Pays-Bas optent alors tout d’abord pour la stratégie dite de l’immunité collective, consistant à attendre qu’une large partie de la population soit infectée par le virus pour qu’elle soit à terme immunisée, ce qui favoriserait l’endiguement de l’épidémie. Néanmoins, cette stratégie est très controversée et peut aboutir à un bilan humain beaucoup plus lourd que si la population était confinée.3 Face aux critiques, les Pays-Bas ont fini par mettre en œuvre des mesures de distanciation sociale et fermer les écoles et restaurants, sans toutefois opter pour un confinement strict, à l’instar de l’Allemagne.

Cette absence de coordination des pays européens pour lutter contre l’épidémie peut également avoir des effets délétères à plus long terme. Si certains pays limitent plus tôt l’épidémie que ceux ayant délibérément laissé se propager le virus dans leur pays pendant des semaines, la réouverture des frontières intérieures de l’espace Schengen risque de ne pas être envisageable dans un futur proche. La relative inaction de la Suède interroge la Norvège et le Danemark voisins, alors que Copenhague amorce un déconfinement progressif et que la réouverture des frontières n’est pas à l’ordre du jour.

Les thuriféraires de la construction européenne exultent au lendemain de l’accord ambigu du 9 avril, qui n’est pourtant garant de rien de clair, si ce n’est d’un endettement accru. L’horizon des coronabonds et d’une aide massive et inconditionnelle pour l’Italie et l’Espagne semble bien loin. L’Allemagne et les Pays-Bas sont pourtant confrontés à un dilemme : suspendre leurs exigences de stricte rigueur budgétaire face à la crise sanitaire, ou bien devoir potentiellement endosser la responsabilité historique d’un déclin irrémédiable du projet européen. Cette pandémie constitue en effet un moment crucial pour l’avenir d’une Union européenne dans laquelle la discorde et les intérêts nationaux bien compris priment de manière éloquente sur toute forme de solidarité. Alors que la pandémie aurait pu être une opportunité d’entraide pour les Européens, force est de constater que Bruxelles s’enthousiasme davantage pour des négociations d’adhésion de l’Albanie et de la Macédoine du Nord dans l’Union européenne, qui n’aura pour conséquence que d’accroître des déséquilibres déjà insoutenables.

 

Notes :

1 L’article du Vent Se Lève intitulé « Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ? » détaille les déclarations polémiques des responsables politiques néerlandais sur les pays du Sud et l’hostilité de longue date de La Haye aux transferts financiers dans la zone euro.

2 Sur les conséquences de l’austérité budgétaire exigée par l’UE sur les systèmes de santé des pays européens, on pourra se référer à l’article du Vent Se Lève intitulé « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne ». On pourra également lire avec intérêt l’entretien de l’eurodéputé Martin Schirdewan au journal L’Humanité du 2 avril 2020. Il déclare notamment : « À 63 reprises entre 2011 et 2018, la Commission européenne a recommandé aux États membres de l’UE de privatiser certains pans du secteur de la santé ou de réduire les dépenses publiques en matière de santé. »

3 Pour plus d’informations sur la stratégie dite de « l’immunité collective », on pourra se référer à la vidéo du Vent Se Lève intitulée « Face au coronavirus : l’immunité collective, une stratégie mortelle ».

Le destin de l’UE est-il celui de la Yougoslavie ? – Entretien avec Olivier Delorme

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Historien et auteur de La Grèce et les Balkans

Olivier Delorme est historien et auteur d’une trilogie intitulée La Grèce et les Balkans, du Ve siècle à nos jours. Il intervient régulièrement sur la Grèce, qui a focalisé l’attention ces dernières années, mais nous allons aborder cette fois l’ex-Yougoslavie.


LVSL – Pouvez-vous revenir sur les causes et les événements qui ont conduit à la fragmentation de la Yougoslavie de Tito ?

Olivier Delorme – Il y a des causes conjoncturelles : le passage à l’économie de marché qui aiguise la concurrence et exaspère, dans les régions les plus riches, le sentiment de payer pour les plus pauvres ; la volonté de l’Allemagne et de l’Autriche d’intégrer à leur orbite économique une Slovénie et une Croatie autrefois parties de l’Empire austro-hongrois, aux dépens d’un État yougoslave perçu comme une conséquence de la défaite de 1918 ; l’incapacité de la France, du Royaume-Uni et de la Russie à faire prévaloir leur vision géopolitique sur celle de l’Allemagne… Enfin, ce qui conduit à la guerre, c’est la transformation (entérinée par la Communauté européenne) de frontières intérieures à la fédération, sans réalité politique ni économique, en frontières internationales. Notamment parce que d’importantes minorités serbes, auxquelles est dénié le droit à l’autodétermination (reconnu aux Slovènes, aux Croates, aux Bosno-musulmans, aux Bosno-croates, puis aux Kosovars albanophones), se retrouvent dans des États auxquels elles refusent d’être intégrées, en partie en raison du génocide dont elles ont été victimes, entre 1941 et 1944, dans l’État oustachi sous protection germano-italienne.

Mais je voudrais plutôt revenir ici sur des causes plus anciennes, car si la trilogie dont vous parlez commence au Ve siècle de notre ère, c’est qu’on ne peut comprendre la région sans prendre en compte la longue durée. Le nord et le sud de l’ex-Yougoslavie ont des histoires différentes depuis le partage de l’Empire romain en 395, entre un Empire romain d’Occident qui disparaît en 476, et un Empire romain d’Orient qui se prolonge par un millénaire d’Empire byzantin (trou noir pour une Europe occidentale hémiplégique qui ignore et/ou méprise son Orient), puis quatre cents ans d’Empire ottoman.

Dans l’orbite carolingienne, catholique, le nord va appartenir à l’Empire habsbourgeois jusqu’en 1918. Dans l’orbite byzantine, orthodoxe, la Serbie connaît un éveil national précoce, tandis que le Monténégro, à la culture très proche, a victorieusement résisté à la conquête turque – l’une et l’autre entretiennent des liens étroits avec Moscou qui, après la chute de Constantinople, se revendique comme la troisième Rome, dépositaire de l’héritage byzantin.

Aux confins de ces deux mondes, se situent la Bosnie et l’Herzégovine où se côtoient trois minorités. La croate est la moins nombreuse, mais elle est majoritaire en Herzégovine. La serbe fut longtemps la plus importante et la plus également répartie sur le territoire. Elle a pour ancêtre une paysannerie maintenue dans un état proche du servage, demeurée orthodoxe après la conquête turque, et exploitée par une aristocratie serbe convertie à l’Islam afin de maintenir son statut de domination économique, plus précocement urbanisée, d’où est issue la minorité musulmane, aujourd’hui première en nombre.

Révoltés contre l’Empire ottoman en 1804, les Serbes obtiennent leur autonomie en 1826 puis leur indépendance en 1878. Au terme d’une histoire intérieure agitée, ils se dotent en 1903 d’une monarchie parlementaire dont la vie politique est dominée par un parti radical qui, venu de l’extrême gauche, met en œuvre un programme inspiré du radicalisme français en même temps qu’une politique étrangère pro-russe et pro-française. En revanche, dans le nord, l’incapacité des Habsbourg à transformer, après la mutation de l’Empire en double monarchie (1867), le système de domination des Autrichiens et des Hongrois sur les autres nationalités conduit à l’émergence à la fois d’un nationalisme croate qui affirme une supériorité raciale sur les Serbes, et d’un courant (plus fort) yougoslaviste qui privilégie ce qui rapproche les Slaves du Sud, pour finir par prôner une union autour de la Serbie – sur le modèle de ce qu’ont été le Piémont ou la Prusse pour les unifications italienne et allemande.

À l’issue de la première guerre mondiale, qui trouve son origine dans la volonté de l’Empire austro-hongrois de rayer de la carte ou de vassaliser une Serbie qui fait obstacle à son expansion vers le sud, le mouvement yougoslaviste aboutit, dans le contexte d’implosion de cet empire, à la création, autour de la monarchie serbe, d’un « Royaume des Serbes, Croates et Slovènes ». Mais cet État ne parvient pas à trouver un équilibre institutionnel entre les partisans d’une grande Serbie, ceux qui souhaitent forger – sur le modèle jacobin – un État unitaire yougoslave, ceux qui réclament une fédération à la suisse et les nationalistes croates qui revendiquent leur État. Ces tensions aboutissent au coup d’État royal de 1929, qui établit un gouvernement centralisateur et autoritaire, lequel découpe le territoire selon des circonscriptions ignorant les entités préexistantes et rebaptise l’État « Royaume de Yougoslavie ». Tandis que les nationalistes croates (oustachis) passent au terrorisme (assassinat du roi Alexandre Ier à Marseille en 1934).

À l’exact inverse de ce mouvement centripète, l’invasion de la Yougoslavie par l’Axe au printemps 1941 débouche sur sa désintégration. Dans l’Ordre Nouveau européen, le pays est fractionné entre une Serbie croupion occupée par l’Allemagne, des régions annexées par le Reich, la Hongrie, la Bulgarie, ainsi que par l’Italie qui constitue en outre une grande Albanie sous son protectorat et tente de ressusciter un royaume fantoche au Monténégro. Enfin, l’État oustachi (et clérical) croate pratique, avec la participation d’une partie des musulmans de Bosnie, un génocide des Serbes et des Juifs dont la brutalité effraye jusqu’aux nazis.

LVSL – Si je comprends bien, tout le monde a pris sa part du gâteau, et c’est là qu’intervient la Résistance ?

O.D. – Oui, face à cette situation se développent deux Résistances. L’une est monarchiste et nationaliste serbe (tchetniks) ; elle vise un rétablissement du statu quo ante. Une partie de cette mouvance dérivera, par anticommunisme, vers une passivité vis-à-vis des occupants dans l’attente d’une intervention britannique (le roi et son gouvernement sont à Londres), voire pour certains groupes vers la collaboration. L’autre est organisée autour du Parti communiste yougoslave (KPJ), important dès l’entre-deux-guerres, qui est contraint à la clandestinité en 1924, et dont Josip Broz, dit Tito, de père croate et de mère slovène, s’est emparé de la direction en 1936 après avoir été permanent d’un Komintern dont l’objectif était la formation d’une fédération balkanique. Préparée dès l’invasion du pays au printemps 1941, l’insurrection que déclenche le KPJ le 12 juillet fait expressément référence aux « peuples de Yougoslavie, Serbes, Croates, Slovènes, Monténégrins, Macédoniens et autres ». Puis Tito se heurte à ses camarades du PC bulgare qui, au nom de l’unité de la Macédoine, entendent remettre en cause le partage de cette province issu des guerres balkaniques de 1912-1913 et exercer la tutelle sur la Résistance en Macédoine yougoslave d’avant-guerre, annexée par le régime pro-nazi de Sofia. Avant que Tito n’élimine à son tour les partisans d’une affiliation à la Résistance albanaise d’Enver Hoxha dans un Kosovo à majorité albanophone mais attribué à la Serbie en 1912-1913.

Appuyée sur une armée de partisans unique en Europe occupée (elle comptera jusqu’à 300 000 combattantes et combattants), qui recrute dans toutes les nationalités mais dont la composante serbo-monténégrine est dominante, l’action de Tito vise l’établissement d’une deuxième Yougoslavie dont l’épopée des partisans sera l’un des ciments symboliques – tandis que la Résistance tchetnik sera globalement criminalisée.

Cette deuxième Yougoslavie s’élabore dès 1942, dans un Conseil antifasciste pour la libération de la Yougoslavie (AVNOJ) dont les membres, désignés lors d’élections clandestines, affirment la rupture avec l’État unitaire d’avant-guerre. Ils posent comme principe la garantie des droits et libertés de tous les peuples de Yougoslavie ainsi que des minorités ethniques. Puis le 2e AVNOJ (novembre 1943) proclame « le droit des peuples de Yougoslavie dans leur ensemble, et de chacun des peuples yougoslaves à part, à l’autodétermination ».

Au terme d’une libération réalisée pour l’essentiel par les partisans (l’Armée Rouge ne demeure pas sur le territoire yougoslave), la deuxième Yougoslavie s’organisera donc sous la forme d’une République populaire fédérative. Sa Constitution est calquée sur la Constitution soviétique de 1936 (Conseil fédéral et Conseil des nationalités). Elle comprend six républiques (Bosnie-Herzégovine, Croatie, Macédoine, Monténégro, Serbie et Slovénie) et cinq peuples constitutifs (Croates, Macédoniens, Monténégrins, Serbes, Slovènes), elle reconnaît trois langues officielles (macédonien, serbo-croate, slovène).

Dans les années qui suivent, par son soutien aux communistes grecs durant la guerre civile, ses pressions sur Hoxha et ses négociations avec le Bulgare Dimitrov, Tito défend un projet de fédération balkanique dans laquelle les républiques yougoslaves auraient six voix, la Bulgarie et l’Albanie une chacune. Tandis que la rupture avec Staline, en 1948, qui installe la Yougoslavie dans une situation d’intermédiaire entre Est et Ouest, puis en fait un des leaders des Non-Alignés, contribue à créer un « patriotisme yougoslave » fondé en partie sur la fierté d’être citoyen d’un pays dont la voix et le leader comptent dans le monde.

Mais la deuxième Yougoslavie sera aussi l’État socialiste le plus instable institutionnellement. La Constitution est profondément amendée en 1953 avec pour buts affichés : l’autogestion, la démocratisation, la décentralisation et le dépérissement de l’État. Ceci alors que le KPJ est devenu l’année précédente une Ligue des communistes de Yougoslavie (SKJ) fédéralisée en six ligues nationales. Puis une nouvelle Constitution, en 1963, transfère nombre de pouvoirs aux différentes républiques ainsi qu’aux deux provinces autonomes de la République serbe – la Voïvodine, où les Serbes sont majoritaires à côté de minorités dont la plus importante est hungarophone, et le Kosmet (Kosovo-Métochie), jusque-là région à statut particulier, où les albanophones sont globalement majoritaires mais où les Serbes le sont localement. Puis la Constitution est révisée en 1967, 1968 et 1971.

Enfin, une dernière Constitution est adoptée en 1974, suivie en 1976 par une loi sur le travail – véritable « Constitution économique et sociale ». Le fédéralisme est encore accentué : républiques et provinces autonomes se voient reconnaître un large droit de veto sur les décisions de l’État fédéral au sommet duquel se trouve une présidence collégiale (le secrétaire général de la SKJ et un membre désigné, tous les cinq ans, par chacune des huit assemblées républicaines et provinciales). « En raison de son rôle historique », Tito est le président à vie de cette instance de neuf membres qui, après sa mort en 1980, élira en son sein, pour un an, ses successeurs.

LVSL – Mais pourquoi y-a-t-il eu autant de réformes constitutionnelles. Tito était-il obligé de lâcher du lest et de transférer du pouvoir aux États fédérés ?

O.D. – En réalité, la Constitution de 1974 tente de répondre à la crise qu’a connue la Yougoslavie en 1968 : agitation étudiante, grèves ouvrières, critique par des intellectuels, qui disposent d’une relative liberté d’expression, d’une autogestion organisée d’en haut et des privilèges de la nomenklatura… Au Kosmet, la contestation coagule en revendication du statut de république pour la province et de peuple constitutif pour les albanophones – elle se heurte à un double refus. En Croatie, elle converge avec la volonté des nationalistes (soutenus par l’Église catholique) de faire reconnaître une langue croate distincte du serbo-croate. Fils d’un responsable du principal parti croate de la première Yougoslavie, ancien partisan, général puis professeur à l’université de Zagreb, futur président de la Croatie indépendante, Franjo Tuđman sera l’une des figures de ce mouvement – condamné à deux ans de prison lorsque Tito décide de reprendre en main la Ligue des communistes croates (environ cinquante mille exclusions et deux mille condamnations à des peines de prison en 1972-1973).

En Serbie, où les frontières internes sont perçues comme la conséquence d’une volonté du Croate Tito d’affaiblir le poids de la République serbe dans la fédération, s’affirme à l’intérieur de la Ligue des communistes une critique « libérale » en faveur d’une évolution vers l’économie de marché, de la levée des obstacles aux relations avec l’extérieur, de la libéralisation de la vie intellectuelle, de l’enseignement, des médias – voire de la séparation de l’État et du parti. Là aussi Tito procède à une « normalisation » en 1972 dont l’un des gagnants, Ivan Stambolić, protégera l’ascension dans l’appareil du jeune Slobodan Milošević. Par ailleurs, l’accroissement de l’autonomie de la Voïvodine et du Kosmet qui disposent, à partir de 1974, de quasiment toutes les prérogatives des républiques sans en avoir le nom, donne à beaucoup de Serbes l’impression de « perdre sur deux tableaux ». Car si ces provinces autonomes de la République de Serbie disposent d’un droit de veto sur les décisions de celle-ci, ladite république ne peut s’opposer aux décisions des provinces : c’est la volonté de Milošević de mettre un terme à cet état de fait qui fondera sa fortune politique.

Enfin, la Constitution de 1974 accorde le statut de sixième peuple constitutif aux musulmans de Bosnie qui deviennent alors des Musulmans avec une majuscule, dénomination ambiguë pour ces slavophones, dont la plupart se déclarent athées ou n’ont plus de pratique religieuse. Cette « nationalité » est en effet justifiée par une spécificité culturelle, alors que les membres des minorités albanaise, turque, monténégrine, macédonienne ou rom de confession musulmane n’appartiennent pas à ce peuple des Musulmans. Dans le même temps s’amorce une réislamisation (écoles coraniques, retour du voile…) tolérée par le pouvoir (figure des Non-Alignés, Tito cultive ses rapports avec le Proche-Orient arabe dont il attend des investissements), jusqu’à ce qu’il s’inquiète de ses conséquences. L’avocat Alija Izetbegović, anticommuniste, militant d’une organisation proche des Frères musulmans et du régime oustachi durant le conflit mondial, emprisonné en 1946 puis en 1951, l’est de nouveau en 1972, deux ans après sa Déclaration islamique dans laquelle il affirme qu’il faut « islamiser tous les Musulmans » qui doivent « créer un milieu, une communauté, un ordre (…), transformer le monde », faute de quoi c’est le monde qui les transformera. C’est de cette idéologie que naîtra la revendication d’indépendance bosniaque, puis la guerre civile. Une guerre dans le déclenchement de laquelle la Communauté européenne joue un rôle déterminant puisque, dans une république où les décisions devaient se prendre par consensus entre les trois minorités, elle prescrit le référendum (tenu en 1992) au terme duquel la minorité la plus importante, musulmane, et la moins nombreuse, croate et catholique, tentent d’imposer leur volonté à la minorité serbe et orthodoxe qui la refuse.

En somme, ce qui conduit la deuxième Yougoslavie à l’explosion, c’est que, pas plus que la première, elle n’a réussi à trouver de solution pérenne à la question nationale. La Yougoslavie monarchique de l’entre-deux-guerres avait évolué vers un centralisme de plus en plus autoritaire qui tendait à effacer les différences nationales. La Yougoslavie titiste n’a cessé de pousser plus loin la fédéralisation à travers un tâtonnement institutionnel quasi permanent, au risque de fragiliser une unité toujours précaire : de 1961 à 1981, la proportion de citoyens qui se déclarent yougoslaves plutôt que membres d’une nationalité ou minorité particulière passe de 1,7 % à 5,44 %, et celle des mariages mixtes par rapport au nombre total des mariages de 8,6 % en 1950 à 13 % en 1981.

De sorte que, une fois Tito mort en 1980, les ciments symboliques de la deuxième Yougoslavie qu’étaient le culte de la personnalité, le récit de l’épopée des partisans et la fierté d’appartenir à un pays qui comptait sur la scène internationale, s’effritent assez rapidement. Que reste-t-il dès lors comme liant à la fédération ? Le parti unique lui-même fédéralisé et travaillé de l’intérieur par des ambitions qui voient dans la dissolution yougoslave une opportunité de s’imposer ? Un appareil policier et militaire que les Slovènes et les Croates accusent d’être dominé par les Serbes ? Une machine institutionnelle complexe – trop ? – qui se grippe sitôt que le consensus sur le maintien de la fédération s’estompe ? Les forces de rappel sont trop faibles pour contrecarrer des forces centrifuges soutenues par l’Allemagne et l’Autriche dont les monnaies circulent largement en Slovénie et en Croatie, où s’agréger au pôle germanique, et renouer ainsi avec le temps long, apparaît plus désirable que de maintenir une Yougoslavie de soixante ans.

LVSL – Il est de bon ton de comparer l’Union Européenne à l’URSS brejnévienne – et sa doctrine de la souveraineté limitée – dont la dynamique interne a conduit à l’éclatement du mastodonte en divers États-nations. On compare plus rarement l’Union européenne à la fédération yougoslave. Pensez-vous que l’ex-Yougoslavie, qui était une fédération bien plus aboutie que ne l’est aujourd’hui l’Union européenne, qui disposait en outre d’une union de transfert, offre un point de comparaison intéressant avec la situation actuelle de l’Union européenne ?

O.D. – Dans le cas de la fédération yougoslave, la réduction des écarts de développement a fait l’objet d’une politique très volontariste. Le Fonds général d’investissement des premières années a été transformé et constitutionnalisé en 1963 sous le nom de Fonds fédéral pour le financement du développement accéléré des républiques insuffisamment développées et de la région du Kosmet. Et les réalisations sont incontestables en matière d’aménagement hydroélectrique et d’électrification, de réseaux routier et ferroviaire, d’infrastructures sanitaires, d’alphabétisation (au Kosmet, elle passe de 45,2 % à 68,5 % entre 1953 et 1971). Mais l’économie du sud n’en est pas moins restée essentiellement fondée sur la production de matières premières agricoles et minières transformées et valorisées par des industries principalement implantées dans le nord. Avec moins de 10 % de la population de la fédération, la Slovénie réalisait le quart de ses exportations qui, de même que l’activité touristique principalement localisée en Croatie, rapportaient à la fédération l’essentiel de ses devises fortes. De sorte que, le nord ayant une croissance économique plus forte tandis que la démographie du sud restait bien plus dynamique, la politique de transferts n’est jamais parvenue ne serait-ce qu’à réduire les écarts de niveau de vie : en 1987, un Slovène était en moyenne sept fois plus riche qu’un Kosovar, trois fois plus qu’un Macédonien ou un Bosniaque, deux fois et demie plus qu’un Monténégrin, deux fois plus qu’un Serbe.

Par ailleurs, dans le mouvement de contestation qui s’est développé en Croatie au début des années 1970, une des revendications avancées, y compris au sein de la Ligue des communistes, était la diminution de la contribution au budget fédéral au motif que la Croatie contribuait plus qu’il ne lui était restitué – version yougoslave du futur « I want my money back » thatchérien. Et ceci alors même que les infrastructures hôtelières – une des sources de la relative prospérité croate – avaient été financées par le budget fédéral.

Avec le temps, Slovènes et Croates, qui préfèrent se voir en cousins des Germains plutôt qu’en Balkaniques, critiqueront de manière de plus en plus acerbe ces transferts accusés de les priver des fruits de leur travail au profit de Monténégrins, de Kosovars, de Bosniaques ou de Macédoniens volontiers taxés d’être des fainéants, des corrompus, des profiteurs dilapidant les richesses d’un nord industrieux et vertueux. Ce qui peut, cette fois, rappeler les récriminations de la Ligue du Nord en Italie, ou les justifications essentialisantes du traitement infligé par l’UE aux populations de son sud depuis 2010. En tout cas, cet égoïsme économique, le refus des populations les plus favorisées de continuer à financer des transferts qualifiés d’injustes, indus et improductifs, ont bien constitué une motivation majeure (largement occultée dans les années 1990) des sécessions slovène et croate… et des guerres que celles-ci ont générées.

LVSL – Le cas de la Yougoslavie et de sa fragmentation conduit à s’interroger sur ce qu’est un peuple et sur ce qui permet une association de peuples. Malgré l’éclatement, la nostalgie du régime titiste et des embryons de coopération existent toujours dans les Balkans. Pensez-vous que les pays slaves du sud pourront de nouveau converger ? Qu’est-ce qui, maintenant que la paix est revenue, empêche les peuples des Balkans de s’associer ?

O.D. – La Yougoslavie (mais aussi la Tchécoslovaquie) pose en effet la question de ce qui permet ou non de se sentir membre d’une communauté nationale. Force est de constater que, malgré des langues très proches, ni la première ni la deuxième Yougoslavie n’ont réussi à faire prévaloir ce qui unit sur ce qui sépare, la construction yougoslave finissant par éclater en sept États.

Que la « yougostalgie » ou la « titostalgie » existent aujourd’hui n’est pas contestable. Elles sont d’autant plus fortes chez ceux des citoyens d’une Yougoslavie respectée sur la scène internationale, avec un niveau de vie modeste mais honorable, qui sont devenus citoyens d’États précaires, à l’indépendance relative et aux passeports suscitant la méfiance, où le creusement des inégalités et la disparition des services publics ont rendu la vie plus âpre aux plus faibles. Le Monténégro ou l’Ancienne République Yougoslave de Macédoine (ARYM) sont des États largement mafieux et autoritaires, où les écarts de fortune se sont creusés de manière abyssale. L’ARYM est elle-même menacée d’explosion entre sa majorité slave et une minorité albanophone travaillée par un intégrisme musulman, étranger à l’Islam local, mais encouragé par les capitaux et les prédicateurs saoudiens, qataris et turcs. Le Kosovo, dont l’indépendance non reconnue internationalement a été imposée, illégalement, par les États-Unis, avec le soutien actif de l’Allemagne, est lui totalement mafieux – on y a pratiqué, sous l’égide de l’UÇK (Armée de libération du Kosovo) à laquelle les Occidentaux ont remis cet État fantoche, jusqu’au trafic d’organes d’êtres humains. La Bosnie vit depuis plus de vingt ans sous protectorat américano-européen, et sous l’administration d’une invraisemblable usine à gaz institutionnelle (quatorze gouvernements : le fédéral, ceux des entités fédérées, République serbe et Fédération croato-musulmane, ceux des dix cantons de cette dernière et celui du district de Brčko, soit plus de cent cinquante ministres pour moins de quatre millions d’habitants…), avec une corruption endémique qui capte entre le cinquième et le quart de l’aide internationale – et là, comme en ARYM ou au Kosovo, un islamisme dont une partie dérive vers le djihadisme.

Dans mon récent essai 30 bonnes raisons pour sortir de l’Europe (H&O, 2016), j’indique ainsi que plusieurs vidéos diffusées localement appellent « les musulmans des Balkans à la guerre sainte. L’une d’elles, qui promet des jours terribles aux mécréants de la région, a été tournée dans un camp en Bosnie – pourtant sous tutelle américano-européenne ! Et en janvier 2016, Europol confirmait l’existence de camps dans les Balkans – au moins cinq au Kosovo –, où Daesh teste et entraîne ses recrues. Au total, ce serait autour d’un millier de musulmans de la région (soit un pour huit à neuf mille) qui auraient fait le « voyage de Syrie. »

La criminalisation de l’économie interdit en réalité toute convergence. Pourquoi des pouvoirs largement mafieux, qui bénéficient de la complicité de l’Union européenne et de l’OTAN, accepteraient-ils de mettre un terme à une situation qui leur permet de régner sans partage ? Quant aux peuples, ils sont renvoyés – dans des sociétés où le chômage touche 40 % ou plus de la population active – à la nécessité de survivre, le clientélisme constituant un puissant moyen de maintien du statu quo. Comme l’écrit la politiste américaine Judith Chubb à propos de l’Italie du Sud, le clientélisme n’est pas un mode de distribution de l’abondance mais de manipulation de la précarité. Or, les politiques de « rigueur » imposées par l’UE à ces États évanescents, au nom de la convergence destinée à préparer leur intégration, empêchent toute apparition d’un marché intérieur, tout développement économique, et contribuent donc (en plus des subsides largement détournés) au maintien des pouvoirs en place.

Il faudrait de puissants mouvements populaires pour ébranler ce statu quo : si le Monténégro et l’ARYM notamment en ont vu s’ébaucher, ils ont été jusqu’ici promptement étouffés. De surcroît, l’unité de l’ARYM reste fort précaire – tellement que le président républicain du sous-comité des affaires européennes de la Chambre des représentants des États-Unis vient de déclarer (7 février 2017) qu’elle ne formait pas un véritable pays, et d’envisager des discussions sur sa partition entre une partie orientale vouée au rattachement à la Bulgarie – vieille revendication bulgare –, et une partie occidentale à majorité albanophone qui irait au Kosovo – ce que l’UÇK tenta, naguère, d’obtenir par la force… avant de reconstituer la grande Albanie de 1941-1944 ?

À cela, il faut encore ajouter la politique néo-ottomane de la Turquie, initiée par Turgut Özal (Premier ministre puis président de 1983-1993), reprise et amplifiée par Recep Tayyip Erdogan, qui a récemment évoqué les « frontières du cœur » et la caducité du traté de Sèvres de 1923. Elle consiste à instrumentaliser les populations musulmanes de la région (en Bosnie, Albanie, Kosovo, ARYM, Bulgarie, Grèce), voire à conclure des alliances militaires (la Grèce craint aujourd’hui le déploiement d’une partie de la flotte turque dans les ports… albanais), tout en exploitant l’incroyable cécité géostratégique de l’Union européenne – notamment lors du chantage aux migrants dont l’afflux, manipulé par le pouvoir turc, a fragilisé et fragilise encore les États de la région.

Enfin, lorsque tout commandait, historiquement et politiquement, de mener au même rythme les processus d’adhésion à l’UE de la Croatie et de la Serbie, l’Allemagne a exercé d’intenses pressions afin d’accélérer l’entrée (effective en 2013) d’une Croatie déjà pleinement intégrée à son « espace vital » économique, tout en accumulant objections et obstacles à celle de la Serbie, où les plaies de la guerre illégale de 1999 menée par l’OTAN avec la participation de nombreux pays européens sont loin d’être refermées. De sorte que, las d’attendre à la porte de l’UE, les Serbes se tournent aujourd’hui de plus en plus vers une Russie qui, dans le temps long, est l’allié traditionnel, alors que la Serbie occupe une position géopolitique essentielle dans les projets russes de gazoduc contournant l’Ukraine.

Bref, le temps des divergences me paraît loin d’être clos…

Crédit photo : Stéphane Régnier