Pourquoi la Silicon Valley défend le revenu universel

Mark Zuckerberg Le Vent Se Lève
Mark Zuckerberg en 2012 | JD Lasica from Pleasanton, CA, US

« Nous devrions explorer l’idée d’un revenu universel : non pas en défendant l’extension des protections sociales, comme l’entendent les progressistes ; mais d’un point de vue conservateur, celui de l’État minimal. » Ces mots ont été prononcés par Mark Zuckerberg au Forum économique mondial en 2017, mais c’est une large partie du secteur de la tech qui s’est rallié à l’idée d’un « revenu de base » universel. A priori, cette proposition n’a rien à voir avec celle que défend une partie de la gauche. Pourtant, militants « progressistes » favorables au revenu universel et géants de la tech communient autour d’une vision partagée de l’économie et de la société. Ils avalisent l’idée selon laquelle, à l’ère « post-industrielle » marquée par le délitement des solidarités syndicales, la disparition de l’éthique du travail salarié et la généralisation des modes de sociabilité « informels » et « fluides », les transferts monétaires directs s’avèrent plus efficients que les services publics ou les assurances sociales pour combattre la pauvreté. Au prix du renoncement à toute vision transformatrice du politique. Une alliance politique analysée par Anton Jäger et Daniel Zamora, auteurs de Welfare for Markets: A Global History of Basic Income. Traduction Albane le Cabec [1].

En décembre 2020, le PDG de Twitter, Jack Dorsey, annonçait un don de 15 millions de dollars pour un projet-pilote dans plusieurs villes américaines, après des mois d’une pandémie mondiale qui avait durement frappé les travailleurs. Les réponses offertes par la puissance publique avaient été, au mieux, erratiques. À titre d’exemple, c’est seulement récemment qu’un maigre programme de secours de 1.200 dollars a pu être versé sur le compte des Américains, bloqué par une obstruction parlementaire. C’est dans ce contexte que la start-up « philanthropique » de Jack Dorsey, GiveDirectly, connue pour avoir versé des millions de dollars à des Kényans en situation d’extrême pauvreté, commençait à étendre son activité aux États-Unis – une promesse à la clef : « ce dont les gens ont besoin maintenant, plus que jamais, c’est d’argent liquide ».

Avec le fondateur de Facebook, Chris Hughes, Dorsey se donnait alors comme mission de « combler les écarts de richesse et de revenus, de gommer les inégalités systémiques de race et de genre et créer un climat économique prospère pour les familles », réalisant ainsi « le vieux rêve de Martin Luther King et du mouvement des droits civiques ». Le moyen pour y parvenir ? Un revenu de base universel. Après un silence de vingt ans, c’était le grand retour des transferts en espèces.

Le soutien à cette idée surprend par son œcuménisme. Même le Forum économique mondial, notoirement conservateur, s’y est rallié après la pandémie. Comme le relevait une note pour l’organisation de Guy Standing [professeur britannique d’économie, membre fondateur du Réseau mondial pour un revenu de base NDLR], « le capitalisme de rente, combiné aux révolutions technologiques et à la mondialisation galopante, a donné naissance aux huit géants de notre temps : les inégalités, l’insécurité, la dette, le stress, la précarité, l’automatisation, les extinctions de masse et le populisme néofasciste. » Le coronavirus a rejoint ces cavaliers de l’Apocalypse comme un sinistre « neuvième géant », ou une « étincelle sur la poudrière d’un système mondial croulant ».

De la même manière que le cash était accompagné de conditions d’utilisations très larges, les algorithmes de Facebook étaient d’une parfaite neutralité quant aux normes individuelles.

L’État social dans l’idéologie californienne

Dorsey et Hughes étaient loin d’être les seuls à s’enthousiasmer pour le retour des solutions fondées sur les transferts en espèces dans le secteur de la tech. Au cours des dix dernières années, financiers et entrepreneurs de tous secteurs s’étaient régulièrement prononcés en faveur du revenu universel. Autour de la proposition communient désormais rien de moins que le PDG de Tesla, Elon Musk, le fondateur de Virgin, Richard Branson, le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos et le propriétaire de Facebook, Mark Zuckerberg.

À première vue, il est difficile de voir ce qui unit ces magnats de la tech aux partisans de longue date du revenu de base, eux-mêmes d’horizons très divers – Philippe van Parijs, Charles Murray, David Graeber, Greg Mankiw, Mark Zuckerberg, Chris Hughes, John McDonnell, Yannis Varoufakis, Kathi Weeks, Jim O’Neill, Nick Srnicek, Anne Lowrey, Andrew Yang, etc. Un bref retour historique, cependant, permet de rappeler que gauche et droite ont fréquemment défendu les transferts en espèces comme un moyen de pallier les dynamiques qui caractérisent le capitalisme contemporain depuis des décennies : privatisation croissante des besoins, perte d’une identité sociale structurée par le travail, atomisation de la société, etc.

Une vaste littérature issue du secteur de la tech, dans les années 1990, allait apporter sa contribution au débat. Ce sont le gourou du management Peter Drucker et le politologue libertarien Charles Murray qui ont été les principales figures d’inspiration du mouvement pour un revenu de base. Murray s’inspirait des stratégies anti-pauvreté que Daniel Patrick Moynihan [adjoint du secrétaire d’État au travail sous la présidence de Gerald Ford NDLR] avait conçu pour la première fois à la fin des années 1960 – alors que les inquiétudes naissantes concernant les familles noires ont poussé les dirigeants à expérimenter des transferts en espèces. Pour Murray, l’extension des crédits d’impôt de Nixon dans les années 1970 et 1980 offrait une opportunité de taille pour transformer en profondeur l’État-providence américain. Sa configuration serait simplifiée : la redistribution s’effectuerait directement en espèces plutôt que par l’entremise de services publics.

« Puisque le gouvernement américain [allait] continuer à dépenser une énorme somme d’argent en transferts de revenus », déclarait Murray, il serait préférable de « prendre tout cet argent et de le restituer directement au peuple américain sous forme de subventions en espèces ». Le livre de Murray attachait de fortes conditionnalités aux subventions, dans l’espoir de revitaliser un paysage civique atomisé : l’aide serait conditionnée par l’adhésion à un organisme bénévole, qui verserait les subventions et imposerait des normes de comportement aux bénéficiaires. Couplé à un programme plus large de réductions d’impôts, la proposition de Murray entendait à la fois assouplir la rigidité du marché du travail et remédier à la crise des chefs de famille américains. Cette proposition a gagné en popularité dans le secteur de la tech, de l’institut Cato jusqu’à Stanford.​

Bien sûr, la situation post-2008 rendait les débats sur le revenu de base moins perméables aux considérations de Murray sur les chefs de famille. Avec la faillite des dotcoms de 2001, Google, Facebook et Twitter cherchaient à apparaître comme l’avant-garde d’une nouvelle ère d’internet – plus attentive aux enjeux « sociaux ». Focalisées sur les possibilités offertes du commerce de détail, elles ont encouragé une culture du profit de court-terme et du travail à la tâche. Cette économie de plateforme ne présupposait plus une unité familiale stable, fondée autour du chef de famille. L’apocalypse de l’automatisation ne s’était également pas concrétisée : plutôt que d’être remplacée par des robots, la main-d’œuvre de l’économie de services était de plus en plus supervisée et médiatisée par des plateformes numériques – un contrôle par des algorithmes qui, malgré ses promesses, peinait à accroître la productivité. « L’automatisation complète », comme l’analysait Hughes, semblait principalement concerner une couche de cadres intermédiaires qui était de toutes manières conduite à décroître.

Cette nouvelle économie était cependant fondée sur autre chose que la corvée. Les interactions sociales suivaient une évolution similaire à celle du monde du travail : à l’ère post-industrielle, elles devenaient plus informelles et liquides. En net contraste avec les médias, organisations et partis traditionnels, les réseaux sociaux permettaient des échanges plus ouverts et moins hiérarchiques entre citoyens. Les transferts en espèce étaient un complément naturel à cette nouvelle donne.

De la même manière que le cash était accompagné de conditions d’utilisations très larges, les algorithmes de Facebook étaient d’une parfaite neutralité quant aux normes individuelles. Ils permettaient aux utilisateurs de se rassembler spontanément, puis de se disperser avec des coûts de sortie plus faibles que dans les organisations traditionnelles. Pour Chris Hughes en particulier, le fondateur de Facebook, l’histoire américaine offre de nombreuses alternatives pour révolutionner le fonctionnement de l’État-providence.

Il fallait chercher « la cause profonde de la pauvreté », selon les responsables du projet, dans « un manque d’argent ». Un chèque suffirait pour offrir « la dignité et le libre arbitre que tout le monde mérite ».

Les États-Unis « pratiquent déjà les plus importants transferts en espèces de la planète, procurant des dizaines de milliards de dollars sans conditions aux familles pauvres ». Citant les précédents de Moynihan et de Nixon, Hughes dressait une ligne directe entre les années 1960 et 2010 : de la même manière que des plateformes comme Facebook, Twitter et Reddit, le plan Earned Income Tax Credit de Nixon reposait sur l’idée que financer des services publics pilotés par l’État était d’une efficacité moindre que de mettre de l’argent entre les mains des salariés. Sur internet comme dans la vraie vie, les utilisateurs pourraient déterminer leurs propres besoins et préférences.

Le « quantitative easing pour le peuple » promu par Hughes avait des racines anciennes – notamment dans les écrits de Milton Friedman. Comme celui-ci l’indiquait lui-même dans les années 1930, le New Deal avait mis fin à l’ère du laissez-faire : il devenait admis que le devoir de l’État était de stabiliser l’économie de marché. Mais Friedman avait une idée bien précise de la forme que devait revêtir cette stabilisation de l’économie par l’État – aux antipodes de toute forme de contrôle des prix, de services publics ou de planification d’État. L’action économique devait être tout entière déléguée à la Banque centrale, dont l’expertise technique pourrait alimenter le pouvoir d’achat des citoyens par l’entremise de la « monnaie-hélicoptère ». On a là une apologie précoce des transferts monétaires – de type « techno-populiste » – préconisant la distribution directe de cash aux citoyens par la Banque centrale, afin de relancer la consommation.

Pour Hughes et les autres « techno-populistes », cet agenda était viable tant pour les États-Unis que le reste du monde. Après sa rencontre avec GiveDirectly en 2012, l’actionnaire de Facebook s’est persuadé que l’État-providence américain trouverait son salut dans un tel cadre. En 2019, il posait déjà les enjeux en ces termes : « Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas besoin d’hôpitaux et d’écoles. Il faut cependant poser la question suivante : est-il préférable de verser un dollar dans un hôpital, ou un dollar en espèces, directement dans la poche des gens, pour qu’ils puissent aller trouver directement les ressources de santé dont ils ont besoin ? ». Une manière, selon un journaliste de l’époque, de « rendre la vie plus facile et plus épanouissante pour les pauvres ». Dans le contexte du tournant philanthropique de la tech, ajoutait-il, l’initiative s’inscrivait ouvertement contre ceux qui estimaient « que les bénéficiaires ne sont pas toujours les mieux placés pour utiliser l’argent versé de façon optimale ».

Ce scepticisme des barons de la tech à l’égard des approches topdown allait être renforcé par l’échec absolu de la tentative – à hauteur de 100 millions de dollars – de Mark Zuckerberg visant à révolutionner l’éducation dans le New Jersey. Inauguré en 2010 avec une armée de consultants, ce projet aux accents paternalistes semblait issu d’un autre temps. Le désastre qui a résulté de cette initiative, censée ouvrir la voie à un système éducatif entièrement neuf, n’était pas sans rappeler l’échec des projets de Jeffrey Sachs en Afrique, destinés à mettre fin à la pauvreté sur le continent – grâce au financement massif de services publics par des fortunes privées. Il a conduit les magnats de la tech vers davantage de prudence.

En 2016, « l’incubateur » de start-ups Y Combinator – qui finançait AirBnb, Dropbox et Twitch – devait mettre en place sa propre expérience-pilote de revenu universel dans l’Oakland. Modeste à l’origine, elle allait progressivement être étendue, alors que des financements considérables affluaient vers les géants de la tech avec la pandémie.

Bientôt rebaptisé Open Research Lab, il allait être renforcé par des financements supplémentaires issus des fonds de Jack Dorsey et de Chris Hughes. Ces projets-pilotes consistaient en des « essais randomisés contrôlés » (ECR), sélectionnant au hasard mille bénéficiaires destinés à recevoir 1.000 dollars par mois pendant trois ans. Le cadre expérimental était explicitement inspiré par les pilotes subsahariens dirigés par GiveDirectly – qui exportaient eux-mêmes le modèle des ECR dans l’hémisphère Sud. En 2018, et par l’intermédiaire de sa propre organisation, l’Economic Security Project, Hughes a financé le projet Stockton Economic Empowerment Demonstration (SEED), une expérience de vingt-quatre mois dans la ville de Stockton, en Californie, qui consistait à envoyer un chèque de 500 dollars chaque mois à 125 habitants de la ville sélectionnés au hasard.

Pour la gauche favorable au revenu de base, celui-ci offre un soulagement au « précariat » croissant et se montre plus efficient que les modèles d’assurance classiques – fondés sur une éthique du travail industriel jugée désuète.

Il fallait chercher « la cause profonde de la pauvreté », selon les responsables du projet, dans « un manque d’argent ». Un chèque suffirait pour offrir « la dignité et le libre arbitre que tout le monde mérite », ajoutaient-ils. On pouvait lire sur le site du projet : « en lieu et place d’une approche paternaliste consistant à dicter comment, où et à quelles conditions les individus peuvent construire leur vie, le versement direct d’argent offre la dignité et l’autodétermination aux citoyens, révélant à quel point la première approche est désuète et enracinée dans la méfiance ».

Les partis politiques devaient progressivement leur emboîter le pas. En 2020, le pilote devenait la pièce-maîtresse du candidat à la primaire démocrate Andrew Yang, qui le qualifiait de « dividende de la liberté » dans sa campagne présidentielle. Le maire de Stockton, Michael Tubbs, a même fondé sa propre organisation, Mayors for Guaranteed Income, pour renforcer cette politique à travers le pays. Soutenue par plus de cinquante maires, la coalition de Tubbs s’est déployée en lançant des pilotes du New Jersey à l’Indiana en passant par New York.

Après le crash de la pandémie, Jack Dorsey a fourni un montant sans précédent pour financer des expériences et des recherches sur le revenu de base. En avril 2020, il a annoncé la création d’une nouvelle initiative philanthropique, #startsmall, qui, grâce à un don personnel d’un milliard de dollars – environ un tiers de la richesse de Dorsey –, est probablement le plus grand bailleur de fonds des initiatives de la sorte. Le fonds a été conçu pour promouvoir la santé et l’éducation des jeunes filles par le biais d’un revenu de base. Pour accélérer le passage aux transferts en espèces, Dorsey a notamment fait don de 18 millions de dollars à la coalition des maires de Tubbs, un autre de 15 millions à l’expérience Y Combinator à Oakland, de 10 millions à la fondation d’Andrew Yang, de 5 millions à la One Family Foundation à Philadelphie et, enfin, de 3,5 millions au Cash Transfer Lab de l’Université de New York, où Dorsey avait fait ses études supérieures.

Si elles sont nées de l’engouement numérique des années 2010, ces initiatives ont aussi une histoire particulière. Elles sont appuyées par un arsenal d’arguments développé par deux générations de militants du revenu de base et renforcées par l’obsolescence des solutions auparavant mobilisées contre la dépendance au marché. Le revenu de base était à la fois un indice de recul – la disparition d’un ancien étatisme social – et un accélérateur du processus en cours. La proposition a fleuri dans le sillage d’une double désorganisation : l’affaiblissement d’un mouvement syndical dense capable de s’ériger en contre-pouvoir et celui des partis de masse qui agissaient en toile de fond. Dans son sillage, une nouvelle politique « techno-populiste » est apparue, axée sur les relations publiques et la sensibilisation des médias, dans laquelle les militants prétendent parler au nom d’une majorité silencieuse. Contrairement aux groupes d’intérêts plus anciens, ceux-ci expriment principalement des demandes abstraites d’amélioration de leur bien-être : verser de l’argent plutôt que consolider l’allocation de ressources spécifiques.

Les Occidentaux « ont besoin de définir un nouveau contrat social pour notre génération » et « d’explorer des idées telles que le revenu de base universel » déclarait Mark Zuckerberg en 2017. Cela implique de redessiner le contrat social conformément aux « principes d’un gouvernement restreint, plutôt que conformément à l’idée progressiste d’un filet de sécurité sociale élargi ». Pour la gauche favorable au revenu de base, il offre un soulagement au « précariat » croissant et se montre plus efficient que les modèles d’assurance classiques – fondés sur une éthique du travail industriel jugée désuète. Dans les années 2000, la proposition s’est imposée comme la condition du bien-être des pays du Nord et du Sud : non plus comme la « voie capitaliste vers le communisme » qu’avait présagée Philippe van Parijs dans les années 1980 ou la nouvelle économie du développement des années 2000, mais comme l’« utopie pour les réalistes ». Au prix d’un renoncement complet à une conception radicale et transformatrice du politique.

Welfare for markets. A global history of basic income.

Anton Jäger et Daniel Zamora Vargas, University of Chicago Press, 2023.

Note :

[1] Cet article constitue une version remaniée et traduite des premières pages de l’épilogue de l’ouvrage.

La France périphérique : une obsession urbaine ?

Quand on parle de « villes moyennes », les images de la « France périphérique », de centres-villes aux commerces fermés, d’un dépeuplement et d’un appauvrissement ne sont jamais loin. Certes, de nombreuses villes secondaires ont durement subi la mondialisation et la disparition progressive des services publics. Mais ces clichés médiatiques empêchent de prendre conscience du rôle essentiel que remplissent ces petites villes, qui accueillent les exclus et les individus à la recherche d’un mode de vie moins urbain. À travers le cas de Lodève (Hérault), Sébastien Rome, ancien élu local, invite à sortir du regard méprisant et trompeur sur cette France des sous-préfectures tant caricaturée.

Après deux ans de crise sanitaire, les métropoles n’ont plus vraiment le vent en poupe. Plus tôt, le mouvement des gilets jaunes avait quant à lui stoppé net tout discours sur les bienfaits de la métropolisation, abondamment repris sous la présidence Hollande et dans les premières années du quinquennat Macron. Ce coup de frein a rendu d’autant plus audibles les contestations grandissantes des élus locaux à l’égard de la politique nationale, tout comme les analyses – contredites, en particulier au sein de la profession – du géographe Christophe Guilluy, sur la « France périphérique » où les classes populaires seraient « reléguées » et « sacrifiées » hors des métropoles. Sur l’ensemble de l’échiquier politique, la plupart des analyses sur le rapport entre grandes villes et périphéries semblent s’être ralliées à cette thèse selon laquelle « la catégorie périphérique se fonde peu à peu sur une dimension d’exclusion, sur le rural consumé et sur celles et ceux écartés des centres-villes ». Si les difficultés dans ces territoires sont indéniables, la réalité observée dans ces petites villes est souvent plus nuancée qu’il n’y paraît, comme en témoigne le cas de Lodève.

Les dynamiques paradoxales d’espaces « relégués »

Lodève, 7426 habitants, sous-préfecture de l’Hérault, se situe à 45 kilomètres de la métropole de Montpellier, entre 40 minutes et 1 h 30 en voiture selon les moments de la journée. Siège de la communauté de communes Lodévois et Larzac (14 000 habitants), c’est une de ces nombreuses petites villes avec un passé industriel déjà ancien qui gagne peu d’habitants, aux nombreux commerces fermés et dont le centre-ville au bâti vide et dégradé s’est paupérisé. Cependant, la ville est un véritable « centre », concentrant l’activité économique, culturelle et démographique du territoire. Un paradoxe.

La situation géographique de la ville au sein du réseau urbain héraultais la place en marge, « à la périphérie » du fort développement économique et démographique que connaît le territoire plus au sud à une vingtaine de kilomètres, plus près de la métropole. Alors que ce caractère périphérique semble sauter aux yeux, Lodève reste un lieu de centralité où la volonté politique de l’État maintient l’activité de la ville. Peut-on vraiment parler, à l’instar des villes hors influence métropolitaine, de territoire oublié ? 

Lodève bénéficie encore d’un « surclassement administratif » dont la conséquence première s’observe sur l’emploi. Il y a plus d’emplois à Lodève que de personnes en âge de travailler, dans un contexte où le centre-ville concentre environ 20 % de chômage. Ce sont donc les personnes qui viennent travailler chaque jour et qui vivent pour les trois quarts à moins de 30 minutes qui occupent ces emplois. Ces personnes vivent dans une maison pavillonnaire dans les villages aux alentours, où le foncier (et/ou la taxe foncière) est moins cher.

Ces emplois se concentrent logiquement autour du secteur public (55 %), sur l’artisanat, dans certains secteurs qualifiés du tertiaire et d’autres, moins qualifiés du service à la personne (32 %). 71 % des entreprises n’ont pas de salarié et 95 % ont moins de 9 salariés. On ne sera pas surpris d’apprendre que la sphère présentielle, définie par l’INSEE comme « l’ensemble des activités économiques au service de la population locale », s’élève à 92 % de l’activité économique. Il ne reste rien pour la sphère productive. On peut littéralement dire que le territoire ne contribue pas – ou peu – au PIB français.

C’est parce que le territoire est « ultra-dépendant » de la redistribution publique via les emplois implantés que la sensibilité à la perte du service public est plus forte, car chaque perte d’un service public s’identifie à une délocalisation.

Comme le montre le géographe Laurent Davezies, alors que le territoire se sent délaissé par l’État du fait des restrictions budgétaires, il est extrêmement soutenu par celui-ci et les autres collectivités sur l’investissement, l’emploi public et par les revenus de redistribution (retraite, allocations et RSA). Loin d’aspirer les richesses à soi, les Métropoles qui produisent la richesse, la transfèrent en partie aux autres territoires via les budgets de l’État et ceux de la Sécurité Sociale (Davezies, 2012). On pourrait inverser d’ailleurs la proposition du sentiment d’être un territoire oublié : c’est parce que le territoire est « ultra-dépendant » de la redistribution publique via les emplois implantés que la sensibilité à la perte du service public est plus forte, car chaque perte s’identifie à une délocalisation. Chaque emploi qui s’ouvre dans un service de la municipalité va donc susciter une forte concurrence, des jalousies et des accusations plus ou moins fondées de « piston ». Finalement, ce n’est pas « l’insécurité culturelle » face à l’étranger qui mine les rapports sociaux dans ces territoires, mais l’incertitude liée à un emploi qui institue un principe de dépendance. Est-ce pour autant une ville sous perfusion ?

Bien que la ville concentre l’activité économique, comme l’atteste la saturation en journée des parkings malgré leur surnombre par rapport au nombre d’habitants, un tiers des commerces sont vides et près de 16 % des logements (contre 7,4 % pour l’Hérault dont le taux est déjà haut). Pourtant, on retrouve dans la ville l’essentiel des loisirs, de la culture (cinéma, musée, médiathèque, clubs sportifs, associations…) et de l’ensemble des services publics et privés (poste, pharmacies, boulangeries, bars, marchés, primeurs, librairies, bureau de tabac…). Mais comme ailleurs en France, la consommation des ménages, équipées d’au moins une voiture, se fait dans les supermarchés ou plus loin, jusqu’à Montpellier.

Lieu d’invention d’une contre-société

Ce centre-ville vide remplit pourtant une fonction que l’État n’assume plus. Il permet à une population pauvre, composée d’une part importante de familles monoparentales et de personnes seules plus âgées, d’avoir un logement abordable. Ce parc de logement est essentiellement privé et dégradé. Ce sont de mauvais « logements sociaux de fait », conséquence de l’incurie de la politique du logement des 40 dernières années. Comme les conditions de logements sont mauvaises, les personnes partent vers d’autres logements, souvent du même type, et sont remplacées par des personnes aux mêmes parcours de vie. Le phénomène s’auto-entretient et permet aux propriétaires de tirer des revenus de la paupérisation. Le vide, continuellement en mouvement, est une opportunité ; la pauvreté rapporte.

Avec les éléments donnés ci-dessus, cette sous-préfecture déclassée reste un centre, un bassin d’emplois et de services avec une dynamique particulière de population. Reste à savoir si ces populations qui viennent loger en centre-ville, dont beaucoup vont repartir, sont contraintes et assignées à ce territoire. Sont-elles exclues de la métropole ?

Une partie de la France mise sur une forme de « mise en retrait ».

L’ensemble des éléments décrits plus haut sont en fait un avantage pour celles et ceux qui déploient un imaginaire de « contre-culture » à la mondialisation. Contre les métropoles, une partie de la France mise sur une forme de « mise en retrait ». Pour les populations aux faibles revenus, ces petites villes permettent un accès direct aux nombreux services publics et privés, sans avoir besoin d’une voiture. Cette possibilité est offerte par l’accès à un logement abordable et immédiatement accessible (souvent dégradé), proche de grands espaces naturels, avec une sociabilité facilitée par la taille humaine de la ville, un tissu associatif dans lequel on peut s’insérer facilement, un réseau d’aide sociale structuré, une offre culturelle gratuite… C’est donc un choix que l’on peut qualifier de rationnel pour des personnes à faible revenu.

C’est aussi un choix rationnel pour les retraités ou encore pour des personnes exerçant des métiers de la création (artistes, chercheurs, architectes…) ayant une vie très active, souvent dans les grandes métropoles françaises, trouvant à Lodève un havre de paix tout en gardant une partie de leur activité professionnelle à distance, permettant le maintien de revenus. La presse se fait d’ailleurs l’écho de cette tendance qui existait avant le Covid. C’est l’occasion pour ces nouvelles populations de mettre à profit leurs compétences ou leur temps libre au service de projets innovants, d’expérimenter là où « tout est à faire », dans la galaxie de l’économie sociale et solidaire, de la transition écologique, de l’art (multiplications de tiers lieux, d’espaces de travail ou de vie collaboratifs…).

Reste une dernière partie de la population présente sur la ville et installée depuis plus longtemps qui se qualifie elle-même comme Lodévoise « de souche ». Ville de leur enfance et ville de leur cœur, ils regardent parfois avec circonspection les nouvelles populations précaires ou créatives qui changent l’image de « leur » ville, mais à laquelle ils resteront pour toujours attachés et qu’ils ne quitteront pas.

Tous ces groupes disparates ont en commun de choisir de faire contre-société, de délibérément gagner leur autonomie contre un système économico-politique (« les gens de la ville ») favorisant la concurrence internationale et volontairement en se mettant en retrait. Ainsi, on ne s’étonnera pas de voir que les diverses formes d’oppositions politiques sont toutes traversées par une urgence dégagiste où l’abstention, cet autre nom du retrait, est première. Ces territoires ont leurs centralités, leurs caractéristiques économiques et culturelles propres, leurs systèmes de sociabilités solidaires et leurs avantages comparés aux métropoles qu’aucun habitant ne souhaiterait perdre.

Stop au misérabilisme

Quand Coralie Mantion, vice-présidente EELV à l’aménagement durable du territoire, urbanisme et maîtrise foncière à la métropole de Montpellier affirme que « concentrer les logements et les emplois sur Montpellier n’est pas bon pour l’équilibre du territoire. Ça appauvrit des villes moyennes comme Lodève. Ça oblige les habitants à utiliser la voiture pour aller travailler à des dizaines de kilomètres de là où ils habitent. Ça provoque donc l’asphyxie de Montpellier », elle fait un double contresens.

Premièrement, les villes ayant exclu totalement les classes populaires de leurs centres sont plutôt les exceptions que la règle en France. Paris et Lyon ne sont pas Marseille, Montpellier et les centaines de petites-moyennes villes qui y concentrent aussi la pauvreté. En réalité, la métropole de Montpellier rencontre les mêmes problématiques que ses sous-préfectures, mais à une tout autre échelle. L’INSEE l’a mis en exergue dans son étude sur le « paradoxe Occitan ». La création d’emplois privés au sein de la métropole ne vient pas briser ce paradoxe où le dynamisme côtoie l’extrême pauvreté. On pourrait décliner exactement les mêmes analyses, dans les « périphéries », sur le poids de l’emploi public, la déprise du commerce en centre-ville… L’explication donnée à ce paradoxe par l’institut est « le développement du tourisme en Languedoc-Roussillon [qui] est apparu comme un remède au déclin de l’emploi agricole, notamment avec la Mission Racine de 1963 à 1983. Mais la création ex nihilo de cette nouvelle spécialisation a généré une fragilité économique. » Marseille avec sa grande périphérie est certainement la première ville, en taille et dans l’histoire, à donner à voir ce modèle fait d’autoroutes gratuites, d’étalement urbain, de zones commerciales et d’un centre paupérisé dont les conséquences sociales et écologiques sont lourdes.

Mais l’illusion de la réussite des métropoles a une conséquence sur les logiques de développement des petites villes dont les dirigeants se pensent plus souvent avec les lunettes de ces métropoles, rêvant des mêmes traits de développement. Ainsi, l’un des freins les plus sérieux face à la lutte contre la dévitalisation des centres-villes est le discours condescendant posé sur ces villes. Ce discours fait écho à celui de la question sociale qui oscille entre anathèmes et soutien paternaliste des personnes en situation de pauvreté. Pour les uns, il y aurait trop d’aides et de complaisances pour ces « cas sociaux » quand pour d’autres les accompagnements ne seraient pas suffisants. Les petites et moyennes villes sont à l’image du piège de ce dualisme.

L’un des freins les plus sérieux face à la lutte contre la dévitalisation des centres-villes est le discours condescendant posé sur ces villes.

Quand de nombreux indicateurs deviennent défavorables sur un territoire et que l’on constate que des personnes et des collectivités font face à des difficultés importantes (logements indécents, difficultés d’accès aux services, à l’emploi…), l’État intervient pour compenser ces inégalités. Toutefois, il fait ce constat de « sous-développement » au regard d’une certaine norme de développement fondée sur la capacité d’un territoire à s’insérer ou pas dans l’économie mondiale et non sur les logiques déjà à l’œuvre sur le territoire. On peut parler de « ville-objet » comme Pierre Bourdieu parle de « classe-objet ». La « classe-objet » est la partie de la population qui forme une classe sociale « qui ne parle pas, mais qui est parlé ». L’objectivation de ces territoires de seconde zone face aux métropoles passe par une déprise de la production de discours, et donc de politique publique. Doit-on apprécier l’efficacité économique des territoires français au regard du seul modèle métropolitain ? Pourquoi ne pas voir les motivations qui conduisent des habitants à choisir et à rester vivre à la campagne  ? « Celles et ceux qui restent dans ces campagnes y trouvent […] un cadre d’autonomie où les normes de comportement et les logiques de concurrence qui valent ailleurs – et rendraient leur style de vie désuet – ne pèsent pas lourd ». Ce que le sociologue Benoît Coquard décrit, la ringardisation des territoires et de leurs habitants, n’est qu’un effet de points de vues.

Inventer un nouveau modèle, non-métropolitain

Si l’on veut être fidèle à « ceux qui vivent ces territoires », il faut chercher des pistes de développement plus endogènes, fondées sur la volonté des acteurs locaux de créer cette contre-société. Loin des clichés doloristes se trame une volonté de mettre le territoire en projet sur d’autres objectifs que de le raccrocher à l’économie mondiale. Ce type de développement économique du territoire serait alors guidé par une idée d’une certaine forme d’autonomie et d’une reconnaissance du pouvoir d’agir de ces habitants.

Selon Valérie Jousseaume, dans son livre Plouc Pride, nos ruralités pourraient être le lieu d’une nouvelle économie redéfinissant la notion même de progrès. Après l’ère paysanne (Moyen-Âge) et l’ère de la modernité (productivisme, individualisme, justice sociale), serait en germe l’ère de la « noosphère » qui s’accompagnerait d’un « droit au village » (même en ville) par l’authenticité des lieux de vies et des rapports humains, par une sobriété choisie et heureuse, par l’élargissement des « communs » et de la coopération. La créativité y serait permise par proximité, la qualité de vie, le brassage de populations non homogènes, le haut débit et des transports non polluants seraient le fermant des initiatives locales. Dans cette configuration, la valorisation de l’identité d’un territoire, qui ne doit ressembler à aucun autre voisin, est la première pierre d’un renouveau des campagnes, où les métiers écologiques constitueraient le socle d’une nouvelle économie (agriculture, énergie, recyclage, rénovation, réparation, métiers du lien…). Cela sonnerait « l’impasse de la métropolisation » pour reprendre le livre de Pierre Vermeren, qui montre que l’ensemble des mécanismes qui ont conduit les métropoles californiennes à être des zones invivables sont aujourd’hui à l’œuvre en France. Ainsi, les classes supérieures vivant dans les métropoles hypertrophiées militent pour une écologie des villes entre confort de vie et activités professionnelles tournées vers la mondialisation, ce qui est loin d’être écologique. Dans le même temps, l’ensemble des activités de consommations de masse, gaspillant énergie et espaces, sont exportées en dehors de la ville déroulant aux portes des villes, le tapis d’une « France moche ».

Pierre Vermeren estime que 30 à 35 millions sont déconnectés de cette économie mondialisée qui produit l’essentiel des richesses. Ne faut-il donc pas prendre acte de ces deux France plutôt que de le déplorer et laisser croire que la France dite « périphérique » veut se raccrocher aux métropoles ? La réalité des territoires, pas si périphériques, frappés par le chômage, la déprise économique, commerciale et démographique est bien plus nuancée que le simple constat d’une France reléguée et oubliée. Comme pour la « banlieue », avec qui elle partage de nombreux traits sociologiques et de nombreuses problématiques, elle n’échappe pas aux discours la surplombant avec une urbaine condescendance.

Ainsi, plutôt que de singer le développement métropolitain, nous aurions tout à gagner à permettre aux citoyens, aux élus et aux acteurs économiques, sociaux et de l’écologie d’avoir le champ libre pour déployer ce qu’ils sont déjà en train d’inventer ; une autre France que celle que l’on nous a vendue depuis 1983. Une France dont les habitants perçoivent tout l’intérêt d’y vivre et qui recherche une capacité à être autonome par sa production agricole, énergétique et économique, mais rattachée à la nation et trouvant la voie de la maîtrise de son destin. Une France si peu périphérique qui est devenue centrale dans le débat politique.

Hôtel-Dieu, ou comment transformer un hôpital en hôtel de luxe

Hôtel-Dieu de Marseille © Margarita Lukjanska

La crise sanitaire que nous traversons a révélé des hôpitaux au bord de l’effondrement, laminés par des cures d’austérité budgétaire à répétition. Après des décennies de délabrement au service de l’enrichissement privé, et au-delà de quelques mesures de façade et autres distribution de médailles en signe de récompense, il semble essentiel de repenser les services publics. Les services de santé doivent notamment faire l’objet d’une attention particulière, car leur capacité à répondre à des crises comme celle du Covid 19 a été fortement amoindrie. Ils constituent autant d’organes vitaux indispensables au bon fonctionnement d’une société équitable et respectueuse de l’humain. 


Les hôpitaux publics souffrent régulièrement de coupes budgétaires au profit de cliniques privées concurrentielles, jusqu’à parfois disparaître complètement. L’Hôtel-Dieu en est un exemple emblématique. Le terme générique « Hôtel-Dieu » s’est imposé à partir de la fin du Moyen Âge pour désigner l’hôpital principal des grandes villes, établissement charitable placé en général près de la cathédrale, fondé et géré par l’évêque pour accueillir tous les indigents, les infortunés, les vieillards impotents et les malades. S’il fût un temps où l’Hôtel-Dieu était là pour soigner, de nos jours son bâtiment sert d’hôtel de luxe, voire de galerie marchande.

L’Hôtel-Dieu converti en complexe hôtelier de luxe à Lyon et Marseille

Dans les deuxième et troisième ville de France, Lyon et Marseille, l’Hôtel-Dieu a été reconverti en complexe hôtelier de luxe pour le groupe InterContinental Hotels. À Marseille, le bâtiment construit à la fin du XVIIIe siècle a été acheté par la ville en 2007, avant d’être loué pour 99 ans au géant français de l’immobilier AXA Real Estate Investment Managers, qui a investi 120 millions d’euros pour la réhabilitation. Axa REIM a ensuite confié la gestion de l’hôtel, personnel compris, au groupe InterContinental Hotels Group. Après trois ans de travaux, l’ancien Hôpital-Dieu classé monument historique a cédé la place en juin 2013 à un Hôtel Intercontinental cinq étoiles flambant neuf, avec une vue imprenable sur le Vieux-Port.

Fût un temps, l’Hôtel-Dieu était là pour soigner. De nos jours son bâtiment sert d’hôtel de luxe, voire de galerie marchande.

À Lyon, le prestigieux Hôtel-Dieu, fondé au XIIe siècle en bordure du Rhône, est agrandi au XIXe siècle pour abriter près d’un millier de malades. Le premier hôpital lyonnais va connaître lui aussi une profonde transformation, bien éloignée de ses aspirations premières. En septembre 2009, le maire de Lyon Gérard Collomb présente la feuille de route du projet de réhabilitation. Celui-ci « doit permettre l’accueil d’un hôtel de classe internationale (4 ou 5 étoiles) et des services associés (restaurants, centres de remise en forme et de séminaires), l’installation d’activités commerciales (axées sur le design et la décoration), la prise en compte de surfaces dédiées aux activités tertiaires (avocats, banques, assurances…) »[1]. Définitivement fermé, le bâtiment reste désaffecté de 2010 à 2015, avant d’être complètement réhabilité. À la fin des travaux, cet ensemble ouvre enfin ses portes en juin 2019 et le site du flambant neuf Grand Hôtel Dieu de Lyon, invite alors à la flânerie : « Hier hospice, hôpital ou maternité, il brillait par ses techniques médicales à la pointe. Aujourd’hui, c’est un lieu aux multiples facettes, mais toujours tourné vers l’hospitalité. C’est un Hôtel 5 étoiles, un espace de shopping tendance, un parcours imaginé autour de 4 univers traversant dômes, cours et jardins historiques. »

Hôtel-Dieu de Lyon en 1901 © E. de Rolland & D. Clouzet

La disparition programmée du plus ancien hôpital de France à Paris

Situé au cœur de l’île de la Cité, bordant le parvis de Notre-Dame-de-Paris, l’Hôtel-Dieu fondé en 651 par l’évêque parisien Saint Landry, est le plus ancien hôpital encore en activité dans le monde. En mai 2019, un mois à peine après l’incendie de Notre-Dame, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) annonce par la voix de son directeur général Martin Hirsch céder plus d’un tiers de la surface du patrimoine exceptionnel de l’Hôtel-Dieu au privé. Le promoteur immobilier Novaxia récupère ainsi près de 20 000 m² donnant sur le parvis de Notre-Dame, pour un bail de quatre-vingts ans moyennant 241 millions d’euros[2] – un montant qui semble bien faible au regard du prix du mètre carré dans le quartier – pour y installer des commerces, cafés et restaurants, ainsi qu’un incubateur d’entreprises de santé et, sans doute pour faire bonne figure, une maison du handicap et une crèche[3].  « Nous sommes fous de joie, c’est un lieu mythique, le berceau de Paris » s’enthousiasme le président de Novaxia, Joachim Azan, dans le journal Le Monde.

Plusieurs soignants réclament la réquisition de l’espace encore chauffé et vide pour y installer des lits afin de prendre en charge les patients atteints du Covid-19.

Pour sa part, l’hôpital, qui comptait près de 400 lits il y a une dizaine d’années, en est désormais dépourvu. Plusieurs soignants, dont l’urgentiste Christophe Prudhomme, réclament la réquisition de l’espace encore chauffé et vide (puisque les travaux n’ont pas encore démarré) pour y installer des lits afin de prendre en charge les patients atteints du Covid-19. Pendant ce temps, le service des Urgences vient de fermer ses portes le 15 mars dernier pour ouvrir un centre de dépistage Covid-19, alors qu’il existe d’autres espaces hospitaliers pour cela à Paris. Les malades doivent dorénavant s’orienter vers le service des urgences de l’hôpital Cochin.

La Maire de Paris Anne Hidalgo – pourtant membre du jury avalisant le projet de transformation de l’hôpital – semblait avoir entendu l’appel de l’urgentiste Patrick Peilloux, rejoint par plusieurs personnalités politiques, lorsqu’il lançait un cri d’alarme début avril face à la crise sanitaire en cours : « il faudrait ouvrir immédiatement 500 lits de réanimation et soins continus, soit en ouvrant de nouveau l’hôpital des armées du Val de Grace [lui aussi fermé], soit l’Hôtel-Dieu de Paris ». Elle répondait alors : « Des projets sont à l’étude, je les soutiendrai en intégrant si besoin Hôtel-Dieu et le Val de grâce. »[4] Des projets qui tardent pourtant à se concrétiser en pleine crise sanitaire où le personnel soignant mal équipé s’épuise dans des infrastructures souvent saturées.

 

[1]« Quel avenir pour l’Hôtel-Dieu de Lyon ? », 23 décembre 2010. http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fwww.pointsdactu.org%2Farticle.php3%3Fid_article%3D1448%23chapitre1

[2]Point d’étape sur le projet Hôtel-Dieu, AP-HP, 16 décembre 2019. https://www.aphp.fr/actualite/point-detape-sur-le-projet-hotel-dieu

[3]Les travaux de rénovation étaient censés démarrer en 2020, pour s’achever en 2025. http://novaxia-dev.fr/realisations/hotel-dieu-espace-parvis/

[4]Voir sur le compte Twitter d’Anne Hidalgo : https://twitter.com/Anne_Hidalgo/status/1245372906877652993

Services de proximité et néolibéralisme : les victimes du progrès

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© MichaelGaida

Les services de proximité sont les victimes invisibilisées de la casse du service public mise en place par les gouvernements néolibéraux successifs. Les grèves, mais aussi les suicides des employés auraient dû alerter contre la mort programmée de ces services primordiaux. En effet, les services de proximité sont essentiels à la cohésion sociale et nationale. Ils sont indispensables pour l’émancipation culturelle de chacun, ainsi que pour représenter concrètement, au quotidien, nos institutions étatiques. Les services de proximité comprennent en effet l’administration, les services postiers, les bibliothèques, ainsi que la police. Quelles sont les conséquences de la mise à mal des services publics pour les services de proximité ?


L’administration : des économies quel qu’en soit le prix

Une grande majorité des suicides « professionnels » s’effectuent sur le lieu de travail. Ce signal dramatique en dit long sur les souffrances professionnelles. La rentabilisation demande des efforts supplémentaires aux employés, alors qu’ils ont de moins en moins de moyens. En effet, on pourrait résumer le dogme néolibéral par la formule suivante : « dépenser moins pour faire mieux ». Le rapport entre dominants et dominés établi par un capitalisme sauvage et un libéralisme grandissant rend les statuts des employés de plus en plus précaires, aussi bien dans le secteur privé que public. En ce qui concerne l’administration, les pratiques sont identiques à d’autres secteurs. Le gouvernement cherche à faire des économies. Cela est un effet de l’hégémonie néolibérale, dont la première technique est sans surprise de procéder à la suppression d’emplois.

« Nous pouvons ainsi parler de mise en service de l’État aux marchés privés. »

Par exemple, certains employés de La Poste ont pour mission de fournir les papiers d’identités de la population. Les mairies se retrouvent ainsi écartées de cette mission, la faute aux lois de décentralisation, qui redéfinissent les « nouvelles compétences », causant ainsi pour certains services de proximité « une crise d’identité ». Ainsi, les employés de La Poste peuvent désormais faire passer les différents examens liés au permis de conduire, ajoutant ainsi une tâche qui n’est pas initialement dans les compétences de La Poste. Cette diversification ou restructuration des compétences n’est qu’un moyen de sauver tant bien que mal un service déjà touché par la logique néolibérale. À ce stade, nous pouvons parler de réorganisation institutionnelle.

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© Frédéric Bisson

Cette réorganisation fondée sur une idéologie de rentabilité amène à des pratiques hautement problématiques, comme par exemple le scandale de la gestion des données personnelles par La Poste. En effet à l’image des GAFA, les données personnelles des usagers sont revendues par l’établissement public. Nous pouvons ainsi parler de mise en service de l’État aux marchés privés. C’est de cette manière que l’économiste et sociologue Bernard Friot définit le néolibéralisme. Lorsqu’une responsable de La Poste a été interrogée au sujet des données personnelles, elle a répondu qu’il fallait « sauver les apparences ». Une telle politique a été menée suite au scandale de l’affaire France Télécom. Ainsi, après les révélations et les vagues provoquées par ce choc, La Poste a mis en place des stratégies de communication afin marginaliser et de minimiser ce phénomène.

En ce qui concerne les suicides de ses employés, La Poste a cyniquement déclaré qu’il s’agissait de « victimes de la société qui évolue ». En effet, en 2016, La Poste doit, pour s’adapter à la concurrence et à la chute du volume du courrier, se réorganiser. Ainsi, les décideurs feront appel à la « modernité », la « restructuration » nécessaire du service. Les conséquences sociales sont catastrophiques : les usagers deviennent des « clients », et en dix ans, les effectifs ont diminué de 20%.

Les bibliothèques : la culture à vendre

Dans les bibliothèques municipales, une crise identitaire similaire est à l’œuvre. Les lois de décentralisation durant les septennats Mitterand ont véritablement contribué à cette crise. Un nouveau vocabulaire fait à l’époque son apparition avec les termes d’évaluation et de rentabilité. En ce qui concerne les bibliothèques universitaires, elles perdent elles aussi progressivement leur rôle : « Les nouvelles générations n’ont plus le même rapport aux livres, et surtout n’ont plus forcément besoin de venir en bibliothèque pour accéder aux ressources documentaires », observe Frédéric Saby, coauteur de L’Avenir des bibliothèques. L’exemple des bibliothèques universitaires.

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Le site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France © Poulpy

Le taux d’emprunt des documents imprimés a énormément diminué. Les 539 bibliothèques universitaires de France ont accueilli 69,5 millions de visiteurs en 2017. Ces espaces subissent une profonde évolution : elles ne cessent de perdre non seulement en attractivité, mais aussi en moyens. Par exemple, à Marseille, les horaires d’ouverture ont diminué d’environ un tiers. Cela les rend d’autant moins accessibles aux usagers. Si l’on rajoute à cela des départs à la retraite qui ne sont pas compensés par de l’embauche, on se retrouve alors avec des services qui manquent de personnels face à une demande toujours importante. Pourtant en 2018, les dépenses liées à la culture et aux loisirs ont augmenté de 1,5%, dans un contexte de hausse des prix toujours modéré, à savoir de 0,5% en 2018. Les services culturels et de loisirs sont les principaux contributeurs (+2,6 %), alors que la consommation de presse, livres et papeterie continue de s’effacer (-4,0 % en volume, après -3,7 % en 2017 et -3,5 % en 2016).

Il est nécessaire de noter les impacts que peuvent avoir les bibliothèques sur l’économie, ou encore sur l’aspect social. En plus d’être créatrices d’emploi, elles sont une forme d’attrait pour d’autres professions comme les éditeurs par exemple, amenant ainsi une réputation à la bibliothèque, et donc de la visibilité à la commune où elle se trouve. Elles ont aussi un rôle d’information pour les habitants. Elles sont une source de renseignements pour l’administration ou la santé. En ce qui concerne l’éducation et la formation, les bibliothèques sont de vastes zones de ressources pédagogiques. En effet, 67 % des usagers s’y rendent pour « lire, travailler et faire des recherches ». De plus, étudier à la bibliothèque semble motivateur et bénéfique puisque 49 % des personnes admettent l’influence de cette méthode sur leur parcours scolaire.

La police avec nous ?

Le rôle des différents corps de police est sous tension depuis plusieurs mois, et a notamment été exacerbé par la forte mobilisation durant le mouvement des gilets jaunes. Un changement des rapports de force a failli s’effectuer lors de la grève de ces agents. Néanmoins, l’arrêt brutal de cette grève face à l’acceptation d’un régime spécial différentié n’a fait que renforcer un sentiment de séparation entre les forces de l’ordre et le reste de la population.

« Le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner fait déjà de l’œil aux entreprises de sécurité privées pour 2020. »

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© Pierre Selim

Les différentes affaires et scandales liés à des actions injustifiées de la police mènent à se poser des questions sur la gestion gouvernementale des forces de police. Néanmoins, il est nécessaire de rappeler que les services de police font partie des services de proximités publics eux aussi menacés. Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, fait déjà de l’œil aux entreprises de sécurité privées pour 2020. Selon le rapport de la Cour des comptes de février 2018, 168 000 salariés travaillaient dans les entreprises de sécurités privées. Cela représente la moitié des effectifs de la sécurité publique, ce qui donne lieu à une forte inquiétude sur le nombre de « réorganisations », alors que la Cour des comptes a aussi mis le doigt sur « les faiblesses persistantes du secteur ». Le secteur de la sécurité privée représentait environ 6,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires hors taxes en 2016, mais se caractérise par une forte atomisation et une faible rentabilité. Alice Thourot, députée LREM, a ainsi déclaré: « Nous devons chercher et tendre vers un modèle économique durable », précisant que les entreprises de moins de 10 salariés représentaient 80 % du nombre des entreprises de sécurité privée, mais moins de 10 % du chiffre d’affaires global. Selon elle, l’objectif est de « structurer le secteur et générer de la confiance pour les donneurs d’ordres, publics ou privés ». L’atomisation du secteur provoque en effet une forte concurrence et des prix bas, qui peuvent se ressentir sur la qualité de service. Le fait est que l’on se retrouve ici face à un conflit d’intérêt flagrant, étant donné que les entreprises privées définissent elles-mêmes leurs objectifs. On peut éventuellement imaginer une collaboration entre les deux secteurs mais il faudrait dans ce cas entamer des modifications du code du travail, voire créer de nouveaux statuts mettant ainsi en concurrence les agents des services publics et les agents des services privés, brouillant ainsi encore plus l’objectif initial qui est veiller à la sécurité de la population. On en revient toujours au même point, à un discours tenu depuis plus d’une dizaine d’années par la droite : les services publics coûtent trop chers.

Sentiment d’appartenance et liens sociaux

Il est difficile de nommer tous les buts des services de proximité. En effet, l’imaginaire collectif voit dans les services de proximité un aspect très humain, qui fait appel aux affects. Nous avons tous cette image du facteur qui vient apporter le courrier ou des agents de police qui vous indiquent votre chemin. Les facteurs en territoires ruraux par exemple, sont essentiels au bien-être de la population qui en plus de diminuer, vieillit. Les facteurs sont parfois les seules personnes à rendre visite aux personnes âgées. En soi, les services de proximité ne sont que la mise en service sociale de l’État. Une sorte de lien tangible entre le peuple et les institutions.

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© Cremona Daniel

Il est important de revenir à cette notion de collectif qui représente très bien notre système de sécurité sociale, surtout quand les pratiques néolibérales détruisent petit à petit cela pour tout mettre au service des marchés privés et de la concurrence sauvage. Les services de proximité comme les bibliothèques, l’administration, la poste ou encore la police sont des services qui servent au bien-être commun. Ce que certains appelleront le progrès peut se traduire par un certain individualisme, soit la prise en charge de soi par soi. Mais il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas tous nés dans le même environnement social. Il est important de noter que cet individualisme qui vise ladite réussite sociale par l’argent mène à la mort certaines personnes. Des gens qui n’avaient pas les moyens sociaux et financiers de se protéger face à ces dangers. Ces dangers visent évidemment les classes les plus pauvres et les plus précaires.

“Les services de proximité maillent le territoire, ils sont des liens qui rappellent l’appartenance à une même république.”

Dans un souci de mutation sociétale, la sauvegarde des services publics de proximité est primordiale, particulièrement pour les territoires ruraux. Ces territoires sont aujourd’hui délaissés, même d’un point de vue électoral. En effet, étant donné qu’il s’agit de territoires où les services publics sont peu développés, les services de proximité sont le seul capital humain des habitants. Les services de proximité maillent le territoire, ils sont des liens qui rappellent l’appartenance à une même République. Face aux déserts médicaux et scolaires, les services de proximité sont bénéfiques à la cohésion sociale. La crise provoquée par le Covid-19 en est la simple démonstration. Ainsi, en plus d’être un enjeu pour le bien-être des citoyens, c’est un enjeu démocratique. Nous priver de services de proximité, c’est nous priver de nos droits de citoyens.

Réforme de l’université : vers la privatisation de la recherche ?

Mobilisation contre le projet de loi LPPR, à Paris, le 5 mars 2020. © Alexis Baudin

Annoncée par le gouvernement en février dernier, la future Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) inquiète toute la communauté universitaire et scientifique. Les premiers rapports, publiés en septembre dernier, annoncent d’ores et déjà une atteinte aux budgets de la recherche et une précarisation croissante de la profession de chercheur. Dans la continuité d’une politique lancée en 2007 avec la LRU, la LPPR renforce le caractère toujours plus compétitif, inégalitaire, et à la merci des intérêts privés de l’université française, qui s’inscrit dans une dynamique globale du démantèlement progressif du service public au profit des grandes entreprises et de la rentabilité.


Dans un contexte de tensions sociales fortes dans le pays, accentuées par un passage en force du gouvernement sur la réforme des retraites, la loi de Programmation pluriannuelle de la recherche pourrait être l’étincelle qui mettra le feu aux poudres dans la communauté universitaire. Déjà fortement mobilisés, les professeurs et chercheurs ont répondu à l’appel du 5 mars : « L’université et la recherche s’arrêtent », lancé par le collectif Université ouverte, pour protester contre ce nouveau projet de réforme de la recherche prévu par la ministre de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, Frédérique Vidal. Cette dernière part d’un constat : la recherche française ne serait plus compétitive face aux universités étrangères. Autrefois placée au 5e rang mondial, derrière les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et le Japon, la France a été dépassée ces dernières années par les puissances émergentes que sont l’Inde et la Chine [1]. Pourtant, les conclusions et mesures prévues vont à rebours de toute logique, mais aussi de toutes les demandes provenant du corps scientifique, préférant se tourner vers des investissements privés et un désengagement de l’État plus prononcé. Un processus entamé il y a maintenant seize ans et qui, petit à petit, détruit totalement l’université publique. 

Le long processus de destruction de l’université publique à la française 

Le mécanisme a été enclenché en 2007, avec la tristement célèbre loi Relative aux libertés et responsabilités des universités, connue sous le nom de LRU, sous le mandat de Valérie Pécresse. Largement critiquée et rejetée par le corps universitaire de l’époque, elle a mis en place l’autonomie budgétaire des universités, chargées désormais de gérer les masses salariales, mais sans compensation financière suffisante. S’en est suivie une mise en concurrence accrue entre les universités, puisqu’il est désormais quasiment obligatoire de chercher des financements extérieurs, afin de compenser les pertes de recettes liées à la baisse des dotations publiques aux universités. Dès lors, les présidents d’universités, devenus chefs d’entreprises, se voient dans l’obligation de baisser les masses salariales : dans le meilleur des cas, de ne pas augmenter le nombre de professeurs et personnels et dans le pire, supprimer des postes, alors même que le nombre d’étudiants a augmenté de 30 à 40 000 par an du fait du baby boom des années 2000 [2]. Dans le même temps, les universités sont également victimes de concurrence en leur sein même, avec une compétition accrue entre les filières, bénéficiant de fait à des domaines qui intéressent le plus les employeurs, et laissant de côté, le plus souvent, les sciences humaines et sociales. 

Un processus qui s’est ensuite étendu avec le Plan Campus de 2008, programme qui a prévu l’octroi de dotations exceptionnelles afin de créer des pôles universitaires d’excellence de rayonnement international, capables de concurrencer les plus grandes universités du monde. Cela a engendré une mise en concurrence entre les différentes universités, jugées notamment sur « l’ambition pédagogique et scientifique ». Les meilleurs projets ont donc été récompensés, par des fonds supplémentaires allant jusqu’à 850 millions d’euros pour le projet Saclay, regroupant des sites du Grand Paris et de la région Ile-de-France. Pendant ce temps, les universités non parisiennes sont restées à la traîne, creusant encore plus le fossé territorial, déjà très présent en France. 

En 2010, avec la mise en place du processus de Bologne, c’est désormais le marché de l’enseignement supérieur qui est privilégié. L’étudiant est dorénavant encouragé à naviguer entre les différentes filières et universités, répondant à un calcul coût-bénéfice pour mieux s’intégrer sur le marché du travail, mais surtout répondre à ses attentes, et non plus répondre à ses envies d’apprentissage de connaissances. Il va sans dire pourtant que la richesse intellectuelle produite par une génération instruite et à l’aise avec le maniement des concepts est central dans la construction d’une société (voir notre article sur le démantèlement du service public éducatif). En adoptant ce modèle de la rentabilité immédiate, le gouvernement admet un renoncement au temps long qui ne peut qu’inquiéter quant à sa capacité à inscrire son action dans la véritable quête de l’intérêt général, sur le long terme.

Manifestation contre Parcoursup en 2019 ©Jeanne Menjoulet

Au printemps 2018 –  avec la dernière attaque de l’université en date au sujet du vote et de la mise en place de la loi Relative à l’orientation et à la réussite, dite loi ORE – les conditions d’accès à l’université ont été profondément modifiées. Désormais, et ce, spécialement dans les filières en tension [3], les futurs étudiants doivent se prévaloir des « pré-requis », notions à maîtriser avant même d’avoir mis un pied dans un amphithéâtre de la spécialité choisie à l’université. Plutôt que de choisir l’option d’ouvrir des nouvelles places dans les universités, pour répondre à une demande croissante d’admission due au baby-boom des années 2000, une sélection est désormais pratiquée à l’entrée de l’université. Une situation qui avait provoqué de vives critiques et inquiétudes à l’époque de la mise en place de cette loi. Inquiétudes qui se sont révélées fondées, puisque de nombreux lycéens diplômés du baccalauréat général se sont retrouvés sans affectation, laissés sur le bas côté. Par ailleurs, dans un rapport paru le 27 février dernier, la Cour des Comptes souligne le manque de transparence quant aux critères de sélection, qui s’avèrent être bel et bien des critères de sélection sociale, basés sur les capitaux possédés par les futurs étudiants, qui, comme le rappelle souvent le sociologue Pierre Bourdieu, sont inégaux selon les classes sociales d’origine.

Ces différentes réformes découlent d’une logique néo-libérale, et mènent progressivement à une casse du service public de l’enseignement supérieur, qui devrait être ouvert à tous, indépendamment des conditions d’origines. Désormais, l’autonomie et la liberté prônées par les penseurs de ces différentes lois laissent place à une logique de concurrence accrue, entre les universités, mais aussi entre les étudiants eux-mêmes. Les enseignants-chercheurs sont désormais accaparés par la recherche de financement constantes pour effectuer leurs recherches et par l’écriture d’articles toujours plus nombreux pour justifier d’un tel financement, en plus de toutes les tâches, notamment administratives, requises dans le cadre de leur poste d’enseignant. En parallèle, les étudiants doivent se battre pour assurer leur place au sein des universités, en passant les différentes phases de sélection au cours de leur parcours, tout en choisissant une trajectoire qui les favoriseront le plus pour leur entrée sur le marché du travail. L’université n’est désormais plus qu’un facteur d’intégration à un marché professionnel, plus qu’un véritable atout et outil visant l’émancipation intellectuelle. 

Vers une recherche financée par et pour le privé 

S’il est vrai que les textes définitifs de la nouvelle loi de Programmation sur la recherche ne sont pas encore dévoilés, alors même qu’ils étaient attendus pour le mois de février, les premières orientations, parues dans trois rapports en septembre dernier, ne sont pas rassurantes. Elles font état d’un choix indéniable du retrait de l’État dans le financement de la recherche. Cet investissement étatique dans le financement et la gestion de l’enseignement supérieur, hérité de la Révolution, est pourtant au cœur du pacte républicain français depuis 1808, lorsque les premières facultés gérées par l’État sans le concours du clergé ouvrent leurs portes. Une réforme comme celle que nous propose le gouvernement, en rupture avec cette tradition, laissera au secteur privé le champ libre pour investir dans les domaines, mais surtout les sujets de recherche qui lui seront les plus bénéfiques. Les financements sur le long terme, nécessaires à un travail de recherche de qualité, seront désormais remplacés par des contrats à court terme, mais surtout par des financements projet par projet. Alors que le corps enseignant se plaignait déjà de devoir finalement se cantonner à des tâches administratives, liées à la suppression de postes dédiés, il devra désormais remplir de plus en plus de demandes de financement, puisque les sources de financement pérennes, autrefois gérées directement par le ministère, seront désormais octroyées, si l’on en croit les rapports déjà parus, par l’Agence nationale de la recherche (ANR), une agence publique chargée d’étudier les projets sur des critères qui restent à définir, frein supplémentaire à la liberté des chercheurs dans leurs sujets, et, pire encore, par des entreprises privées, en fonction de l’intérêt porté au projet. Cela limite ainsi la recherche à la seule vocation d’être un investissement, défini uniquement par sa capacité à produire du profit, et donc par sa capacité à produire de la richesse monétaire, et non plus intellectuelle. Plus inquiétant encore, cette course au financement, qui reste le nerf de la guerre en matière de production scientifique, pourrait engendrer un bâillon de la recherche, vers des domaines et des sujets intéressants pour les entreprises, mais surtout qui ne vont plus à rebours de la pensée dominante. 

Les laboratoires de recherche, enfin, déjà mis en concurrence pour l’obtention des financements par l’ANR, seront plus que jamais en compétition pour trouver, non plus les projets les plus intéressants, mais les projets les plus susceptibles d’être financés. Or, certains travaux de recherche nécessitent de la coopération entre plusieurs chercheurs, provenant parfois de laboratoires différents. La mise en concurrence entre les laboratoires pourrait mettre à mal cette logique de collaboration, pour des chercheurs qui sont désormais des adversaires plutôt que des coéquipiers.

Des acteurs toujours plus précaires

La logique managériale, qui a déjà commencé à s’imposer dans le secteur, va continuer à précariser la profession d’enseignant chercheur, alors que le taux de travailleurs précaires est déjà compris entre 30 et 70% selon les secteurs aujourd’hui [4]. Tout d’abord, la loi prévoirait la fin du statut de maître de conférences, mais surtout une titularisation repoussée, ce qui les obligera à accepter des statuts précaires, tels qu’attaché temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) ou vacataire. Pire encore, il est prévu la mise en place de CDI de chantier, contrat prévu dans la nouvelle loi travail, passée en 2017 sous l’égide de la ministre du Travail, Muriel Penicaud, qui est en réalité un CDD courant sur la durée d’un projet – professoral ou scientifique. 

Manifestation des acteurs de l'enseignement supérieur
Manifestation des acteurs de l’enseignement supérieur ©Alexandre Moreau

Déjà victimes de la baisse des budgets, qui les poussent à faire plus d’enseignement par manque de professeurs, en plus de leurs missions et devoirs de chercheurs, ils vont devoir subir la fin du référentiel horaire, qui était à la base du contrat universitaire. En effet, en échange de la possibilité de pouvoir faire de la recherche, les professeurs doivent aujourd’hui réaliser 192 heures d’enseignement à l’université, sans, bien évidemment, compter les heures de préparation et de correction, et les heures de paperasse administratives et la publication d’articles qui incombent à leur fonction de chercheur. Désormais, ce quota d’heures ne sera plus limité dans le temps, mais surtout les professeurs perdront la rémunération additionnelle octroyée en cas d’heure supplémentaire. 

Des étudiants de plus en plus lésés

Les étudiants vont également être impactés par la tournure que prend la réforme. Si l’on peut être certain que l’université va souffrir d’une baisse de la qualité dans le contenu de sa recherche, la réforme impactera de facto la qualité des enseignements. En suivant cette logique, celui-ci perdra en effet en stabilité, avec des changements de professeurs constants, et le renouvellement constant du corps enseignant qui en découle ne permettra plus à l’apprentissage de se faire sur le long terme. Si la logique d’économies et de restriction budgétaire promues par le gouvernement se poursuit, il est difficile d’imaginer que l’université continue à fonctionner sur ce modèle d’ouverture au plus grand nombre. En effet, des conséquences seront à prévoir sur le nombre de professeurs embauchés pour assurer les enseignements, voire même sur le nombre de places proposées dans les filières, et notamment celles qui ne se révèlent pas – ou du moins que l’on ne considère pas comme telles – utiles pour le marché du travail. Mais, le plus inquiétant, surtout, serait de voir une augmentation tendancielle des coûts d’inscription, pourtant gage d’accès à l’université au plus grand nombre, ce qui pourrait avoir des conséquences dramatiques sur la possibilité d’entrée en études supérieures des classes populaires et moyennes. 

Manifestation estudiantines contre la loi LRU en mars 2009. © Manuel MC

Un long glissement vers un modèle anglo-saxon 

Si jusqu’à présent, la France résistait à la mise en place d’un modèle à l’anglaise ou à l’américaine, cette réforme tend à rejoindre la logique idéologique mise en œuvre dans les universités outre-Atlantique et de l’autre côté de la Manche. Amorcée dans ces deux pays, la logique néo-libérale – qui compte désormais parmi les références mondiales à en croire le classement de Shanghai (qui hiérarchise les universités selon des critères tels que la qualité de l’enseignement et de l’institution, la taille et le nombre de publications) – est fondée sur une autonomisation des sites vis-à-vis de l’État. Progressivement, pour devenir plus compétitifs, mais surtout pour compenser la baisse des dépenses des États en matière d’éducation et de recherche, ces systèmes se sont tournés vers l’investissement privé, limitant de facto la pluralisme et l’indépendance de la recherche. 

Mais la problématique principale liée à ce changement de paradigme est la difficulté toujours grandissante de l’accès à l’université. En plus de nombreux critères de sélection, instaurés pour faire face à la baisse tendancielle de la capacité d’accueil des universités, les coûts de formation exorbitants, compris entre 15 et 20 000 dollars par an aux États-Unis, limitent l’accès à l’enseignement supérieur, et poussent de nombreux étudiants à contracter des prêts. Or, la problématique de la dette étudiante inquiète de plus en plus les économistes, qui voit en elle une possible bulle financière, prête à éclater à tout moment. La dernière crise financière, venue des États-Unis, reposait, elle, sur l’endettement immobilier. Aux États-Unis, avec une dette moyenne de 35 000 dollars par étudiant, soit 1.605 milliards de dollars, un chiffre multiplié par 3 en l’espace de 12 ans, le risque est désormais de plonger le système financier, non seulement américain, mais mondial, dans une crise économique de grande ampleur [5]. Un phénomène, qui bien qu’en augmentation en France, reste limité à 10% de la population estudiantine [6]

Vers la fin de l’université et de la recherche publiques ? 

Cette réforme est donc en lien direct avec tout ce qu’il s’est passé ces dernières années dans l’enseignement supérieur, à savoir le désengagement progressif de l’État dans les questions de financement et d’encadrement des universités. Ce qui se déroule à l’université est à l’image de ce qu’il se passe dans les autres services publics, avec un glissement vers une privatisation latente. Or, l’université permettait non seulement d’apporter des savoirs, mais également de réduire les inégalités sociales, héritage amer et incompressible du contexte familial dans lequel chacun grandit. Avec la mise en place de critères de sélection liés aux capitaux culturels, c’est tout un pan de la société qui ne pourra plus accéder à l’université, alors même qu’elle pouvait être vectrice de mobilité sociale auparavant. Désormais, les institutions publiques reprennent les logiques managériales de l’entreprise, devant répondre non plus à des logiques d’intérêt commun, mais de rentabilité, en oubliant l’essence même de leur devoir premier de service public. Finalement, en prenant la place des investissements publics dans l’enseignement supérieur et la recherche, le privé remplace le rôle de l’État en effaçant, pierre après pierre, l’intérêt général au profit de ses intérêts propres.

Et pourtant, des alternatives sont possibles et sont déjà à l’œuvre à l’étranger. À l’image de la Suède, du Danemark ou encore de la Norvège, où les gouvernements consacraient entre 6,5 et 7% de leur PIB à l’éducation et à l’enseignement supérieur en 2017, faisant de ces trois nations les champions des dépenses en matière éducative [7]. Considérée comme un bien commun, bénéficiant à tous, l’éducation est au centre des politiques gouvernementales. Ces pays proposent un accès inconditionnel à l’enseignement supérieur. La Norvège propose par exemple des bourses à ses étudiants, pouvant s’élever jusqu’à 1 150 euros par mois, afin de permettre au plus grand nombre de faire des études supérieures, mais surtout pour que les coûts de l’accès à l’université, mais aussi liés au logement, et à la vie étudiante,  ne soient pas un frein à son accession. Quant à la recherche, celle-ci est financée à majorité par des fonds publics, à hauteur de 90% au Danemark par exemple [8].

Si l’on ne revient pas vers une université publique républicaine et ouverte au plus grand nombre, alors cette institution sera belle et bien « inégalitaire, vertueuse et darwinienne », telle que promue par le président du CNRS, Antoine Petit [9]. 

[1] https://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/loi_programmation_pluriannuelle/45/9/RAPPORT_FINAL_GT1_-_Financement_de_la_recherche_1178459.pdf

[2] (https://www.lemonde.fr/campus/article/2017/11/21/l-explosion-demographique-bombe-a-retardement-pour-les-universites_5218072_4401467.html)

[3] les filières en tension sont les filières les plus demandées, principalement droit, PACES, STAPS et psychologie https://www.digischool.fr/lycee/parcoursup/parcoursup-filieres-tension-37219.html)

[4] https://universiteouverte.org/2020/02/10/la-precarite-dans-lenseignement-et-la-recherche/

[5] https://www.capital.fr/entreprises-marches/la-dette-des-etudiants-aux-etats-unis-est-elle-une-bombe-a-retardement-1351322

[6] https://www.tonavenir.net/pret-etudiant-en-france-faut-il-desormais-sendetter-pour-etudier/

[7] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/29/islande-danemark-et-suede-champions-des-depenses-d-education-en-europe_5178058_4355770.html

[8] http://cippa.paris-sorbonne.fr/?page_id=858

[9] https://www.usinenouvelle.com/editorial/le-cnrs-doit-avoir-une-dimension-sociale-confie-antoine-petit-pdg-du-cnrs.N908139

« L’ENA est devenue un moule à pensée unique » – Entretien avec Marie-Françoise Bechtel

©Clément Tissot

Dans un contexte politique marqué par les élections européennes, la privatisation d’Aéroports de Paris et l’annonce de la suppression de l’École Nationale d’Administration, nous avons souhaité donner la parole à Marie-Françoise Bechtel. Directrice de l’ENA de 2000 à 2002, elle-même issue de la promotion Voltaire, ex-conseiller d’État et députée de l’Aisne entre 2012 et 2017, elle est aujourd’hui vice-présidente du club politique République Moderne. Avec elle, nous avons parlé de la place qu’occupent les services publics dans la tradition française, du rôle historique de l’État dans notre pays et des problèmes que pose aujourd’hui la formation des élites. Entretien réalisé par Antoine Cargoet, retranscrit par Dany Meyniel.


LVSL – Avec République Moderne, vous êtes à l’origine d’une campagne demandant la constitutionnalisation des services publics ; en quoi sont-ils, selon vous, partie intégrante de l’identité française ?

Marie-Françoise Bechtel – Je pense que l’idée de citoyenneté française a demandé dès l’origine une incarnation concrète. Celle-ci a été trouvée dans l’idée de laïcité, mais aussi dans le premier tiers du XXème siècle dans la notion du service public. C’est-à-dire dans une sorte de traduction de ce que pourrait être concrètement la cohésion nationale, exprimée avec beaucoup de force et de densité à travers deux principes majeurs : l’égalité et la continuité du service public. Puis, bien sûr, avec la Libération et le programme du CNR, son champ a été élargi.

Très tôt, en France, on a donc eu cette idée très forte qui devait être imitée plus tard dans de nombreux pays, qu’il y a un bien commun, il y a du collectif, il y a quelque chose qui échappe à la marchandisation au sein de la société. C’est l’idée que l’État, la puissance publique comme l’on disait à l’époque avec Léon Duguit notamment, est responsable du bon fonctionnement des services publics, ce qui se traduit dans l’idée d’égalité mais aussi l’idée de continuité. La France est un territoire vaste et hétérogène dans lequel deux grandes régions, les régions Île-de-France et Rhône-Alpes, ont la part du lion en matière économique tandis que le reste du pays subit des conditions de développement inégal. C’est la raison pour laquelle on a voulu qu’il y ait ce trait d’union que sont les services publics et qui se traduisaient très concrètement par la péréquation des conditions tarifaires des transports pour la SNCF ou par une juste répartition du coût de l’énergie.

LVSL – Quelles sont aujourd’hui, les principales menaces qui pèsent sur les services publics ?

MFB – Cela commence avec les traités européens et le marché unique qui se fondent sur le principe de la concurrence libre et non faussée ainsi que sur la prohibition généralisée des aides publiques. Quand vous pensez qu’à un certain moment, les œuvres d’éducation populaire ont découvert que les colonies de vacances qu’elles organisaient ne pouvaient plus se faire sans passer par un appel d’offres avec le secteur marchand ! Or il y avait derrière tout cela la mise en place des structures de la jeunesse et l’éducation populaire, toute l’œuvre de Léo Lagrange, celle du Front Populaire, une tradition extrêmement importante pour notre pays. Je prends cet exemple parce qu’il est particulièrement frappant mais il est évident que du côté des gros opérateurs, la SNCF et EDF ont été très fragilisés pour de bien mauvais motifs et avec de bien mauvais résultats. Il suffit de penser au défaut d’investissement dans le rail, alors même que la SNCF continue coûte que coûte à fournir un service de transport qui est beaucoup moins cher qu’au Royaume-Uni par exemple.

LVSL – De ce point de vue, que signifie selon vous la présidence d’Emmanuel Macron ? Est-ce que c’est l’accélération d’un processus de démantèlement des services publics engagé avec le marché unique ?

MFB – Il y a ce qu’Emmanuel Macron veut faire et il y a ce qu’il peut se permettre de faire. Si je commence par le second point, il ne peut pas aller trop loin dans le démantèlement des services publics, même si nous sommes déjà très engagés dans cette voie : nous sommes, il faut bien le dire, réduits à l’os. Si l’on pense à ce qu’il veut faire, je pense qu’il aura l’habileté – c’est un libéral profond à mes yeux – de trouver des « cache-sexes » si je puis dire. L’un de ceux-là est le partenariat public-privé qui est une escroquerie totale.

« Je pense que la tradition française, c’est d’être protégé par l’État. »

Le partenariat public-privé, que nous avons imité du modèle britannique depuis les années 2000, est quelque-chose qui consiste à remettre à l’initiateur privé le soin de faire fonctionner des services publics ou de faire de grands investissements publics. L’État paie un loyer c’est-à-dire que cela pèse moins sur le budget annuel mais, sur le long terme, la puissance publique est perdante dans des proportions considérables. Au total il restera toujours la différence entre un service public qui voit à long terme, qui a les reins solides, qui peut se permettre de regarder loin, et le marché qui est myope et qui ne regarde qu’à court terme.

LVSL – L’actualité des derniers mois a été marquée par le mouvement des gilets jaunes qui a remis la question sociale sur le devant de la scène. N’y a-t-il pas, au-delà des revendications sociales particulières, une demande d’État qui émane de ce mouvement ?

MFB – Pour ma part, je le pense. Mais c’est difficile à dire parce que le mouvement est traduit par les médias, par les représentants de la classe politique et donc par la pensée dominante : naturellement, ça les arrange de penser que l’État est attaqué puisque le trop d’État est devenu la religion dans ce pays depuis que le marché a été consacré par l’Europe.

Je pense que la tradition française, c’est d’être protégé par l’État. Cela peut se lire de deux façons. La première qui nous dit : mais tout ça n’est pas moderne, les gens n’ont pas à être protégés, il faut qu’ils aient de l’emploi, qu’ils s’autonomisent, qu’ils se prennent en main, comme ces Anglais qui trouvent que les retraités de 70 ans qui remplissent un caddy devant un supermarché, – on m’a récemment raconté la scène – n’ont que ce qu’ils méritent parce que s’ils en sont là c’est qu’ils n’ont pas pu faire mieux dans la vie… Le deuxième point de vue c’est une vision un peu plus large et historique des choses selon laquelle dans chaque pays, il y a un génome, il y a une tradition différente. En France, c’est l’État qui, par la tradition colbertiste, crée le développement industriel, c’est l’idée que, dans un territoire vaste, on a besoin de se reconnaître, d’avoir une lisibilité commune, d’avoir un sujet commun, un sujet de droit qui est le sujet supérieur aux autres puisqu’il est détenteur de la souveraineté octroyée par le peuple, il en est l’exerçant si je puis dire. Cette tradition n’est finalement pas moins noble que celle qui consiste à confier au secteur marchand l’ensemble de ce qui constitue pour nous le bien commun. Je pense qu’on peut objectivement comparer les deux situations et je pense que le XXIème siècle nous fera peut-être revenir sur quelques coquecigrues.

LVSL – La prééminence de l’État dans l’histoire de France induit la question de la formation des élites. Or, dans sa dernière allocution, le Président de la République a annoncé la suppression de l’École Nationale d’Administration. Que pensez-vous de cette mesure et quels sont, à votre avis, les principaux problèmes de la formation des élites aujourd’hui ?

MFB – S’agissant de la suppression de l’ENA, je pense à titre personnel qu’il faut rester calme. On peut supprimer l’ENA et faire la même chose, on peut aussi ne pas la supprimer et faire des choses différentes. On peut parvenir à une réforme en démolissant l’ENA ou sans la démolir. On peut la refaire complètement ou à moitié. Donc je crois que ce qu’il faut savoir, c’est quel est le projet pour la création d’une fonction publique digne de ce nom, qui représente suffisamment les Français. Et là encore de quoi s’agit-il au juste ? C’est pour le bien commun qu’il faut que l’ENA exprime une diversité, une conscience de ce que sont vraiment les problèmes des Français, ce n’est pas juste parce que la diversité est plus équitable socialement, c’est parce qu’elle doit être utile pour tous. C’est le premier « quid » de la réforme et de ce point de vue il faut certainement diversifier l’échantillon de l’élite française ; mais il ne servirait à rien de la diversifier si c’était pour la maintenir toute entière dans la pensée unique.

L’ENA est en effet devenue un moule à pensée unique au fil des années. En matière de management, d’Europe et de religion du déficit budgétaire, l’enseignement à l’ENA est devenu un véritable moulin à prières. J’ai siégé à son conseil d’administration de 2012 à 2017 : j’y ai vu que les programmes et la formation à l’École ne développent pas la capacité à penser au moins un peu par soi-même. Donc si on veut diversifier l’origine sociale et géographique des élèves pour leur enseigner à tous la même pensée unique, tout cela ne mènera à rien.

LVSL – Dans un entretien accordé à Marianne, vous déclariez que « la véritable origine du problème, ce n’est pas l’ENA mais Sciences Po, transformée au tournant des années 2000 en une école orientée vers le marché » et que ce n’était pas sa vocation. Comment remédier à ce problème culturel de la formation des élites, aujourd’hui ?

MFB – C’est un problème extrêmement difficile, auquel j’essaie dans un autre cadre de m’atteler avec mes modestes moyens. Sciences Po a complètement déserté les notions de service public, les notions clés de la démocratie républicaine, fondées sur la subordination du droit à la loi et sur l’égalité par la citoyenneté, au profit d’une sorte de « grand circus » dans lequel on apprend que la différence c’est mieux que l’égalité, que le secteur marchand c’est mieux que le service public etc. Donc Sciences Po a abandonné la tradition de service public – c’était d’ailleurs le nom de la section qui préparait à l’ENA. Quand on a créé l’ENA d’ailleurs, certains pensaient que ce n’était pas nécessaire et qu’on pouvait s’en tenir à Sciences Po. La grande école c’est Sciences Po, ce n’est pas l’ENA qui n’est qu’une école d’application, une caisse de résonance. Mais on ne peut pas modifier Sciences Po d’un coup de baguette magique. D’abord il faudrait en avoir la volonté et je ne crois pas que le gouvernement l’ait. Quand bien même l’aurait-il, Sciences Po a derrière elle une fondation, sur laquelle l’État peut peser mais qu’il ne peut pas réformer d’un simple décret ou par ordonnance comme on peut le faire pour l’ENA. Peut-être faut-il donc trouver un système de formation des élites qui ne soit plus à Sciences Po… Car le problème est grave : le substrat même des formations suppose une culture du service de l’État conçue comme une culture du bien commun qui pouvait exister il y a encore quelques décennies et qui aujourd’hui semble déserter Sciences Po et l’ENA.

LVSL – Il y a quelques semaines, on a entendu parler des « stages de pauvreté » pour les énarques. Comment remédier, pour reprendre une expression que l’on entend souvent, au problème de la « déconnexion des élites » ?

MFB – Il existe déjà un stage de « bons sentiments » que j’ai découvert au cours d’un conseil d’administration, lequel consiste à demander à chaque élève de faire quelque chose pour la solidarité, pour la pauvreté, pour l’exclusion et puis ensuite de faire un petit rapport sur ce qui a été fait… Tout cela est un peu risible quand même, ce n’est pas à la hauteur du problème, ce n’est pas digne des problèmes qu’ont les Français aujourd’hui.

Je pense que pour sortir l’ENA du catéchisme, il faut au minimum apprendre aux élèves qui intègrent cette école l’histoire de l’administration et l’histoire de l’État parce qu’ils ne la connaissent pas. Ils ne savent pas ce qu’a été l’affaire des fiches sous la Troisième République, ils ne savent pas quel rôle a joué l’administration sous l’occupation, ni son rôle dans le redressement du pays sous De Gaulle ou ce qu’a été le Plan etc… Je pense que c’est une matière qui doit être enseignée comme telle. J’avais commencé à le faire mais je n’ai pas eu le temps de poursuivre dans cette voie. Il faut faire prendre conscience aux futurs hauts fonctionnaires de ce qu’est l’État français, il n’a pas que des qualités bien sûr, il peut avoir des défauts, il faut toujours le moderniser, toujours le réformer. Il est juste de dire qu’il faut réformer l’État, mais il faut comprendre aussi que l’État a le mérite de former des fonctionnaires désintéressés par rapport aux élus. Avec la décentralisation, on transfère aux élus des pouvoirs qui étaient exercés par les préfets ou par les directeurs de l’administration départementale ou régionale. Même si par ailleurs ces élus sont des gens honnêtes et compétents, on leur transmet des pouvoirs de décision, alors qu’ils ont tout de même une clientèle électorale, on leur transfère une latitude dans certains choix qui appartenaient à un fonctionnaire désintéressé et anonyme qui pouvait arbitrer en ayant le poids de l’État derrière lui, entre des intérêts locaux particuliers. Je pense qu’on ferait bien de réfléchir à cela.

LVSL – Peut-on parler d’une nécessaire recentralisation et d’un retour à la verticalité étatique ?

MFB – Il y a là encore beaucoup de mythes. Un rapport européen montrait dans les années 2000 que la France n’est pas le pays le plus centralisé d’Europe d’après le critère objectif des ressources financières qui sont allouées aux compétences. La France se situe à peu près au milieu des pays européens considérés et l’État le plus centralisé de l’Union Européenne, c’est le Royaume Uni. On nous répète toute la journée que la France est centralisée et nos élus locaux poussent des cris d’orfraie pas toujours justifiés, bien qu’ils subissent en effet trop de normes et n’aient pas tort de critiquer les normes venant de l’État. Plus de décentralisation ne signifie pas plus de proximité vis-à-vis des citoyens, ça ne veut pas dire non plus davantage de justice. Le garant de l’État est une aide, la France n’est pas aussi centralisée qu’on le croit et ne devrait pas céder aux sirènes faciles du changement auxquelles, hélas, le Président de la République semble tout prêt à céder quand il ne chante pas lui-même l’air de ces sirènes…

« La souveraineté à la française et la souveraineté des nations plus généralement doit avoir le dernier mot en Europe. »

LVSL – Ces dernières années, notamment à gauche, on assiste à un retour en force de l’idée républicaine et de l’idée de souveraineté. Quel avenir prédisez-vous à ces deux thèmes pour les prochaines années ?

MFB – Je suis assez pessimiste, je pense que la manière dont la plus grande partie de la classe politique parle de la République est très ambigüe. J’ai entendu un dirigeant socialiste de grand poids me dire « La République ? Vous avez votre vision et nous avons la nôtre ». En une autre occasion, j’ai entendu un responsable national du Parti communiste me dire : « la République ? Mais tout dépend quelle conception on en a »… J’entends le mot « République » prononcé toute la journée par différents partis et je déplore que si on en est à dire qu’il y a beaucoup de conceptions différentes de la République, c’est qu’elle ne se porte pas très bien…

Quant à la souveraineté, une certaine confusion règne là encore. On entend parler de souverainisme, personnellement je conteste ce terme. Je ne suis pas souverainiste, je suis attachée à la souveraineté nationale ce n’est pas la même chose. Le souverainisme est un sécessionnisme : c’est le Québec… Quant à l’idée de désobéir à l’Europe… La France, pratiquement le premier État européen, désobéirait comme l’élève au fond de la classe ou comme l’objecteur de conscience ! Qu’est-ce que ça veut dire ? La France doit être porteuse d’un grand contre-projet, elle doit exiger un certain nombre de choses, quitter éventuellement un certain nombre d’enceintes ou de cénacles, pourquoi pas ? Mais elle ne va pas « désobéir » sous une pulsion sécessionniste comme l’élève au fond de la classe. Je ne suis pas souverainiste, je pense que la souveraineté à la française et la souveraineté des nations plus généralement doit avoir le dernier mot en Europe. À mes yeux, ce n’est pas la même chose parce que la souveraineté doit induire des actions et des choix positifs non négatifs.

« La libéralisation des transports accentue le désastre environnemental » – Entretien avec Laurent Kestel

Laurent Kestel
Laurent Kestel

Un an après le nouveau pacte ferroviaire qui actait la fin du statut de cheminots pour les nouveaux embauchés de la SNCF et la poursuite de la logique d’ouverture à la concurrence, le transport français poursuit sa libéralisation. Nous avons interrogé Laurent Kestel, docteur en science politique et auteur de “En marche forcée. Une chronique de la libéralisation des transports : SNCF, cars Macron et quelques autres” publié aux éditions Raisons d’agir. Entretien réalisé par Antoine Pyra.


LVSL – Lors du Pacte ferroviaire du gouvernement Macron, comme lors des précédentes réformes ferroviaires, la question du statut des cheminots a été l’un des principaux angles d’attaque de la SNCF. D’une part, on reproche à ce statut d’être injuste et de favoriser de manière excessive les cheminots comparativement au reste de la population française, et d’autre part on accuse aussi ce statut d’être en grande partie responsable de l’endettement de la SNCF. La situation des cheminots est-elle si enviable que cela, et sont-ils responsables de l’endettement de la SNCF ?

Laurent Kestel – Cet angle d’attaque, on pouvait s’y attendre. Médias et politiques au pouvoir, de droite comme de gauche, ont depuis longtemps pointé les cheminots et leurs prétendus privilèges comme responsables du désormais célèbre « fardeau de la dette », ceci en vue de travailler l’opinion publique et de légitimer les réformes impulsées par l’Union européenne : fin du monopole public et ouverture à la concurrence. Sauf que dans les faits, ce poids supposé du statut de cheminot dans la dette, il n’en est rien. La dette – 47 milliards d’euros l’an dernier – relève avant tout de deux choses : le financement des infrastructures nouvelles, telles que les lignes à grande vitesse et la rénovation du réseau, dont le coût est d’autant plus élevé que l’État a sous-investi chroniquement sur l’entretien. Le statut n’est pas non plus à l’évidence un obstacle à la « performance économique » de la SNCF : ses substantiels bénéfices en 2017 – plus de 1,3 milliards d’euros – et le dividende record – 537 millions – qu’elle va verser en 2019 en attestent. L’argument politique est d’autant plus absurde qu’au cours de la dernière décennie, la dette a pratiquement augmenté de 20 milliards pendant que la direction de l’entreprise supprimait concomitamment près de 20 000 emplois.

« Si l’on parle encore de « La SNCF », l’entreprise actuelle n’a que peu à voir avec l’esprit qui a concouru à sa création et à son développement »

Par ailleurs, et à la méconnaissance générale de l’opinion publique, les cheminots subissent de plein fouet depuis de nombreuses années la profonde transformation néolibérale de l’entreprise, à commencer par son démantèlement. Si on parle encore de « la SNCF », l’entreprise actuelle n’a en effet que peu à voir avec l’esprit qui a concouru à sa création et son développement. Les orientations de l’Union européenne –validées par les gouvernements nationaux au demeurant – ont largement essaimé et « la SNCF » a été en réalité largement démembrée : séparation de l’exploitation et de l’infrastructure en 1997 et cloisonnement progressif de chaque activité (Fret, TGV, Intercités, TER, Transilien) ont profondément bouleversé l’environnement de travail des cheminots. En outre, ce cloisonnement les ont privés de la vision d’ensemble du métier qui prévalait jusqu’alors. De la même manière, la relation d’interdépendance entre les différentes activités évolue dans le sens d’une relation marchande et contractuelle. Mais c’est aussi la nature du travail qui change radicalement. La conscience professionnelle ancrée dans la culture du service public est profondément remise en cause par les objectifs de rentabilité, d’efficience, de productivité. Les réductions d’effectifs se traduisent par une intensification de la charge de travail qui a des répercussions immédiates et importantes sur les voyageurs. La disparition des guichets dans les gares et l’allongement souvent considérable des files d’attente aux guichets en sont des exemples parlants.

Les années à venir verront une accentuation de cette logique. Les cheminots seront les premiers concernés. Guillaume Pepy l’a récemment annoncé en indiquant vouloir tout remettre à plat, à la fois la réglementation du travail, son organisation par l’accroissement de la polyvalence et la poursuite de la suppression d’effectifs. Autant d’éléments qui vont certainement contribuer à dégrader davantage les conditions de travail et la santé des cheminots. En 2017, la SNCF a comptabilisé plus de 1200 démissions, départs volontaires ou ruptures conventionnelles. C’est le signe d’un malaise parmi les cheminots. Le sujet est du reste d’autant plus prégnant que les quatre organisations représentatives (CGT, UNSA, SUD, CFDT) alertent la direction depuis plusieurs années sur la montée des risques psychosociaux. Médiapart a récemment avancé le chiffre de 57 suicides à la SNCF. S’il est exact, le taux de suicide à la SNCF serait donc environ deux fois et demi supérieur à la moyenne nationale (14,9 pour 100 000 habitants). Signe peut-être que la situation des cheminots n’est pas forcément celle qu’on leur prête.

LVSL – L’ouverture à la concurrence nous est présentée comme permettant d’améliorer le service ferroviaire auprès des usagers tout en diminuant les coûts. Est-ce que vous pensez que c’est ce qui va vraiment se passer, et pourquoi ?

LK – Les exemples existants nous enseignent que ce ne sera certainement pas le cas. En l’occurrence, même en France, la concurrence existe bien sur certains secteurs, et c’est un euphémisme d’affirmer que ce n’est pas concluant. C’est le cas du fret depuis 2007 et des lignes internationales depuis 2009. Dans le fret, la concurrence n’a permis ni de mettre un seul wagon de marchandises sur les rails, ni d’endiguer le déclin du secteur : entre 2007 et 2018, la part du rail dans le transport de marchandises s’est écroulée de 16% à moins de 10%… Et le bilan ne s’arrête pas là : sur la période, d’une part, les effectifs de Fret SNCF ont été divisés par deux ; d’autre part, la plupart des compagnies privées sont déficitaires et la première d’entre elles, Euro Cargo Rail, filiale de la Deutsche Bahn, a supprimé 10% de ses effectifs en 2017.

« La concurrence existe bien sur certains secteurs et c’est un euphémisme d’affirmer que ce n’est pas concluant »

Dans le secteur des lignes internationales à grande vitesse, la stratégie d’alliance de la SNCF avec d’autres entreprises pour créer les trains Thalys, Eurostar ou encore Lyria, fait que la concurrence est inexistante. Quant à l’opérateur italien Thello, qui exploite la liaison de nuit Paris-Venise, il ne cesse d’accumuler les pertes depuis 2011, malgré une politique zélée de réduction des coûts : à titre d’exemple, les personnels de bord ont été pendant plusieurs années des salariés d’une filiale de la Lufthansa, travaillant sous la convention collective de la restauration et de l’hôtellerie…

“En marche forcée”, livre de Laurent Kestel

Chez nos voisins européens, il est également difficile de parler de « succès » de la concurrence. La libéralisation du rail britannique au milieu des années 1980 a conduit au désastre. Elle a non seulement été la cause directe de la dégradation du réseau et de plusieurs catastrophes ferroviaires, provoquant d’ailleurs sa renationalisation, mais elle s’est aussi traduite par des hausses de prix vertigineuses, faisant des trains britanniques les plus chers d’Europe. En mai 2018, la faillite de l’entreprise Virgin Trains East Coast a contraint le gouvernement conservateur de Theresa May à annoncer la renationalisation de la ligne. En Italie, elle a eu pour effet de créer deux réseaux bien distincts : celui des TGV et celui des trains du

quotidien. Délaissé par la puissance publique, le réseau secondaire a connu huit accidents ou catastrophes ferroviaires depuis 2001. Quant au « modèle allemand », cher à tant de commentateurs français, son exemplarité reste encore à démontrer : sur le seul critère de la régularité des trains, les usagers sont perdants puisqu’elle y est plus faible qu’en France (77% contre plus de 85% pour la SNCF en 2017).

Pour les usagers, justement, l’ouverture à la concurrence annoncée des trains régionaux en France risque fort de se traduire par un unique changement de logo sur les trains. Car, pour le reste, le matériel roulant restera le même, puisqu’il est propriété de la région, et qu’il empruntera lui aussi un réseau secondaire que l’on sait en mauvais état. Cette libéralisation sera donc surtout profitable pour les nouveaux opérateurs – et peut-être plus encore pour les compagnies d’autocars, puisque le rapport Spinetta préconisait, au nom de l’efficacité, de fermer 56 lignes et 120 gares… Pour les plus chanceux qui disposeront encore d’une liaison ferroviaire dans les années à venir, cela pourrait aussi se traduire par une augmentation sensible des prix, en particulier si les régions disposent de moins en moins de moyens pour financer l’activité. La « diminution des coûts » qu’on nous assène se réalisera donc avant tout aux dépens des travailleurs du rail, qui verront immanquablement la logique de cette concurrence se traduire non seulement par du moins-disant social, mais aussi par la course à la polyvalence et à la sous-traitance déjà largement initiée par l’entreprise publique. Un peu difficile, donc, d’y voir l’affaire du siècle.

LVSL – La politique de libéralisation des transports ne touche pas que le ferroviaire : ainsi, le ministre de l’économie Macron avait déjà mis en plus une libéralisation des cars, présentée comme permettant aux plus pauvres de se déplacer à moindre coût. Est-ce vraiment le cas ? Et est-ce que les cars Macron ne posent pas d’autres problèmes sociaux ?

LK – La libéralisation des autocars s’inscrit dans le droit fil de la concurrence généralisée des différents modes de transports, inscrite dès le traité de Rome en 1957. Pour « vendre » cette mesure, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie du gouvernement de Manuel Valls, avait déclaré qu’elle allait aider les « plus modestes, les plus humbles, les plus fragiles » à se déplacer. En réalité, cette mesure a surtout aggravé les inégalités sociales d’accès aux transports en faisant des cars le mode de transport « des gens qui ne sont rien », pour reprendre sa formule désormais célèbre. En laissant libre cours aux mécanismes du marché, Macron et la majorité socialiste d’alors ont ajouté une pierre de plus au démantèlement du service public. Au point de retomber aujourd’hui dans les mêmes problématiques que celles du XIXe siècle, à savoir des transports différenciés selon les classes sociales qui se distinguent à la fois par la classe de confort et les temps de parcours. Plus l’on est pauvre, plus le temps de trajet s’allongera et plus le confort sera spartiate.

Les cars Macron et leurs logiques n’ont pas seulement favorisé une régression pour les voyageurs ; ils ont aussi favorisé un mouvement de régression sociale du secteur. Pour comprendre cela, il faut avoir en tête l’évolution du marché, en particulier sa forte concentration en cours. En moins de deux ans, deux entreprises (Starshipper et Mégabus) ont fait faillite. La filiale de la SNCF, Ouibus, a été portée à bout de bras par la maison-mère qui y a laissé plus de 200 millions d’euros. La SNCF a récemment décidé de céder Ouibus à Blablacar. De son côté, le groupe Transdev a décidé de vendre ses deux entreprises que sont Eurolines et Isilines à Flixbus. Si toutes ces opérations aboutissent, le secteur se trouverait donc en situation de duopole. Le succès de Flixbus, en Allemagne comme en France, tient avant tout à l’élimination de toute concurrence par des politiques tarifaires agressives en-dessous des prix du marché et au fait d’avoir imposé dans le secteur le « modèle Uber » : l’entreprise ne possède en propre ni car, ni chauffeur – qui relèvent de sous-traitants –, mais organise et contrôle le service (vente, marketing, etc.). Les cars Macron sont, au final, un condensé ce qui se passe de façon plus générale dans les transports, à savoir la transformation des grands groupes en « organisateurs de mobilité » et en « distributeurs », charge aux sous-traitants de répercuter sur leurs salariés les décisions de fermer des liaisons ou de réduire les fréquences. Avec la multiplication du nombre de ses filiales (plus de 1000) et le développement de la sous-traitance, la SNCF en prend clairement le chemin.

LVSL – L’actualité, avec le mouvement des gilets jaunes, pousse la classe politique et les citoyens à réfléchir sur l’articulation entre l’écologie et le social. Pouvez-vous nous en dire plus sur les conséquences environnementales de l’actuelle libéralisation des transports ? Et sur l’accès au train pour les usagers ?

LK – Elles sont massives. La part des émissions totales de gaz à effet de serre (GES) générée par les transports n’a fait que croître depuis 1990, passant de 21,7% à 29,5% en 2018. Le transport est de loin le premier secteur émetteur de GES et ces émissions proviennent presque exclusivement du transport routier (95%). Ce résultat n’est pas le fruit du hasard : la France a été l’une des pionnières en matière de déréglementation du transport routier de marchandises, si bien qu’aujourd’hui, 90% des marchandises transitent par la route. Le fret a purement et simplement été liquidé par les politiques nationales et par la SNCF qui a surtout misé sur sa filiale Geodis. Cette politique a des conséquences en matière de santé publique qui sont aujourd’hui bien connues et documentées. Les études de l’Agence santé publique France (SPF) évaluent à 48 000 le nombre de décès prématurés liés à cette pollution atmosphérique en moyenne par an. Et il faut bien sûr ne pas oublier d’y ajouter l’accidentologie liée au trafic routier.

« Le fret a purement et simplement été liquidé par les politiques nationales et par la SNCF »

Quand il n’est pas relégué au rang de communication politique, l’environnement est souvent traité sous une forme dépolitisée, centré sur la « moralisation » des individus. En clair, il faudrait avant tout « changer nos comportements », « adopter des réflexes vertueux de mobilité », ce qui présente l’avantage incontestable de cibler la responsabilité individuelle et de passer sous silence les déterminants collectifs, au premier rang desquels les structures économiques mondialisées. Et l’essentiel de ce qui a été fait n’a fait qu’accroître le problème : les cars Macron remettent davantage de circulation sur les routes, contribuant ainsi à l’augmentation de la pollution, et la métropolisation des territoires conduit à réduire les dessertes ferroviaires. Les habitants des villes moyennes et des zones peu denses seront de moins en moins desservis par le train – on le voit déjà avec la fermeture de lignes régionales, de liaisons Intercités, ou encore avec la volonté de la SNCF de réduire certaines dessertes TGV, dans les Hauts-de-France notamment. C’est d’une certaine manière ce que révèle aussi le mouvement des gilets jaunes – même s’il révèle bien plus que cela – : des pans entiers de la population n’ont finalement que très peu accès aux transports publics et sont très dépendants de leur voiture. Ils sont donc les plus exposés aux hausses de taxe sur le carburant, que l’on a vendues sous couvert de transition écologique, alors qu’elles devaient essentiellement servir à financer le CICE.

LVSL – Selon vous, qu’est-ce que serait une bonne politique de transports publics ?

LK – Je n’ai évidemment pas la prétention de dire quelle serait la « bonne » politique en matière de transports. Considérant que le libéralisme est l’extension du domaine de la régression pour les voyageurs et les travailleurs du secteur, on pourrait imaginer une alternative aux politiques mises en place depuis 30 ans qui aurait pour objectif de lutter contre le réchauffement climatique par un service public de transport universel.

Il faudrait certainement réinventer le service public de transports : lutter contre les inégalités sociales d’accès aux modes de transport et donc offrir au plus grand nombre, et tout particulièrement dans les territoires mal desservis en transport en commun, une offre régulière et abordable. La question de la gratuité des transports urbains est de plus en plus souvent évoquée, pourquoi ne pas l’étendre au-delà ? Le train est un instrument essentiel d’aménagement du territoire et de lutte contre le réchauffement climatique. C’est, de loin, le mode de transport de masse le moins polluant. Or au niveau de l’État et de la SNCF, le prisme du tout-TGV a profondément fragilisé l’ensemble du système. Il a aussi éclipsé les autres solutions possibles et surtout instillé l’idée que seul le TGV était un marqueur de modernité pour les territoires, ce qu’il est désormais très difficile de remettre en question dans les esprits. À rebours des politiques menées qui marquent le retrait progressif de la puissance publique, il faudrait probablement engager une action d’ampleur équivalente à celle du plan Freycinet de 1879 qui avait abouti à doter d’une desserte ferroviaire chaque sous-préfecture de la République. Sans action claire des politiques en faveur du service public ferroviaire, le désastre environnemental et les inégalités sociales d’accès aux transports se poursuivront imperturbablement.

Corbyn face à son parti et à l’Union européenne

Jeremy Corbyn à un meeting suite au Brexit © Capture d’écran d’une vidéo du site officiel du Labour Party

“Rebuilding Britain. For the Many, not the Few” : tel est le slogan mis en avant par le Labour de Jeremy Corbyn depuis quelques mois. Objectif : convaincre les Britanniques que son parti est capable de remettre sur pied un pays que quarante ans de néolibéralisme ont laissé en ruine. L’intégrité de Jeremy Corbyn et la popularité de son programme lui permettent pour l’instant de rester le leader de l’opposition. Mais les fractures avec sa base militante pro-européenne et les parlementaires blairistes contraignent la liberté de ce “socialiste” eurosceptique. Pour réindustrialiser le pays et redistribuer les richesses, il ne devra pourtant accepter aucun compromis sur la sortie de l’Union européenne et avec les héritiers de Tony Blair.


Finance partout, industrie nulle part

L’impasse actuelle s’explique en effet par le choix d’un nouveau modèle économique du Royaume-Uni depuis la crise des années 1970. Les mines, l’industrie, et les travailleurs syndiqués furent balayés par la concurrence internationale et européenne introduite par le libre-échange, tandis qu’un nouveau monde émergea : celui de la City et la finance. Plutôt que de combattre la hausse du chômage, Margaret Thatcher et ses successeurs firent le choix de s’attaquer à la forte inflation en combattant sans vergogne les syndicats gourmands de répartition des richesses et en relevant les taux d’intérêt. Le haut rendement des placements au Royaume-Uni attira les capitaux du monde entier autant qu’il rendit le crédit aux entreprises coûteux. La dérégulation et les privatisations de services publics rentables firent le reste : il suffisait pour les investisseurs de s’accaparer d’anciens fleurons en difficulté, de faire de grandes coupes dans la main-d’oeuvre et de revendre l’entreprise lorsque sa valeur est gonflée par la perspective de meilleure productivité. Les “sauveurs” autoproclamés de l’industrie des années 1980, arrivant avec leurs millions et leur soi-disant expertise de management, furent en réalité ses fossoyeurs : ils n’investirent nullement dans l’appareil productif, dépècerent les sociétés en morceaux plus ou moins rentables, forcerènt des sauts de productivité en exploitant davantage les employés et recherchèrent avant tout à revendre la compagnie avec une grosse plus-value. En France, Bernard Tapie est devenu l’incarnation de ces “années fric” où ces patrons d’un nouveau genre étalaient leur richesse avec faste au lieu de résoudre les vrais problèmes des entreprises qu’ils possédaient.

“Le marché immobilier est devenu un gigantesque casino, où la spéculation a multiplié le coût du logement par 10 entre 1980 et 2017 !”

Le poids du secteur manufacturier s’est effondré de 32% en 1970 à à peine plus de 10% aujourd’hui. Des régions entières ont été dévastées, au Nord de l’Angleterre et au pays de Galles notamment. Les importations de produits manufacturés creusent inexorablement le déficit commercial du Royaume-Uni, aujourd’hui établi à 135 milliards de livres, avec le reste du monde et en particulier avec l’espace économique européen. Brexit ou non, l’industrie britannique souffre de toute façon des maux apportés par le choix de la financiarisation. Les investissements représentent aujourd’hui environ 17% du PIB, cinq points de moins que la moyenne de l’OCDE, et sont excessivement concentrés dans le Sud-Est du pays. Parmi ces 17%, la recherche et développement ne touche que 1,6%, contre 2% pour la zone euro et la Chine, presque 3% aux USA et même 4,2% en Corée du Sud. La productivité horaire est bien plus faible que celle des pays européens, qui sont aussi les premiers partenaires commerciaux de Londres.

Dans son manifeste de 2017, le Labour promet 250 milliards d’investissements sur 10 ans par une Banque Nationale d’Investissement, un montant supérieur aux 100 milliards sur 5 ans défendus par Jean-Luc Mélenchon en 2017, mais absolument nécessaire au regard de la situation. La Royal Bank of Scotland, partiellement nationalisée depuis la crise de 2008, serait quant à elle décomposée en plus petites entités pour soutenir PME et coopératives, tandis que banques de dépôt et banques de crédit seraient séparées. Si ces mesures relèvent du bon sens, elles semblent pourtant insuffisamment ambitieuses : les paradis fiscaux de l’outre-mer Britannique ne sont nullement inquiétés et la nationalisation du secteur bancaire, pourtant renfloué à grands frais après la crise, n’est pas envisagée. Dans un article de fond, le professeur Robin Blackburn propose d’aller plus loin, en créant par exemple un fonds souverain qui regrouperait les titres de propriété de l’État dans le secteur privé pour investir sur le long-terme dans des projets bénéfiques à la société plutôt que d’en avoir une gestion passive. L’exemple le plus connu est celui du fonds norvégien, qui a accumulé plus de 1000 milliards de dollars grâce aux dividendes de l’exploitation pétrolière. Cette idée avait été proposée au début de l’extraction du pétrole de la Mer du Nord, dans les années 1970, par le ministre de l’énergie de l’époque et figure de la gauche radicale britannique Tony Benn. Une récente étude estime à 700 milliards de dollars la valeur d’un tel fonds aujourd’hui, mais Margaret Thatcher préféra utiliser cet argent pour réduire les impôts et financer les licenciements dans le secteur public.

Deux tours, deux mondes. A Grenfell, les précaires ont été abandonnés aux incendies tandis que The Tower, plus haut immeuble d’habitation est détenu par des étrangers fortunés qui y habitent très peu. ©Nathalie Oxford et Jim Linwood

Cependant, on est encore bien loin d’un dirigisme économique. Pour l’heure, les investissements sont surtout le fait du privé, et visent la spéculation de court-terme plutôt que le soutien à des secteurs vraiment productifs. Le marché immobilier est devenu un gigantesque casino, où la spéculation a multiplié le coût du logement par 10 entre 1980 et 2017 ! Alors que les conservateurs se contentent de se plaindre d’un nombre de nouveaux logements insuffisants, les chiffres attestent d’une autre réalité : celle de la spéculation. En 2014, le pays comptait 28 millions d’habitations pour 27,7 millions de ménages, tandis qu’à Londres, où le logement abordable a pratiquement disparu, le nombre d’habitations a cru plus vite que celui des ménages entre 2001 et 2015. Conséquences : Le nombre de personnes à la rue explose – +160% en huit ans -, tandis que l’endettement des ménages, principalement dû aux emprunts immobiliers, demeure à plus de 125% du revenu disponible.

Alors que les luxueux penthouses construits dans les nouveaux gratte-ciels londoniens sont rarement habités, le logement est devenu hors de prix pour beaucoup, ce qui entrave la mobilité des individus et le bon développement de l’économie. Les 79 morts et 74 blessés de l’incendie de la tour Grenfell en 2017 ont suscité une immense vague de colère dans tout le pays. Le choix de panneaux inflammables de polyéthylène pour réaliser une maigre économie de 6000£ et les menaces de poursuites contre deux habitantes de la tour qui militaient pour une meilleure sécurité incendie ont démontré à quel point le bilan catastrophique de l’austérité laisse les conservateurs de marbre. Contre ce problème de disparition du logement abordable de qualité décente, les travaillistes proposent de construire un million de logements supplémentaires, mais surtout d’encadrer les hausses de loyer, de durcir les conditions minimales d’habitabilité des logements et de réintroduire des aides au logement pour les jeunes de 18 à 21 ans. Une taxe basée sur la valeur du sol serait également considérée.  Néanmoins, il n’est pas certain que ces mesures suffisent au vu de la situation tragique. Une limite sur les achats de logement par de riches étrangers, à l’image des mesures prises en Nouvelle-Zélande et à Vancouver, au Canada, mériterait d’être discutée sérieusement.

 

Privatisations : plus cher pour moins bien !

Un train au dépôt de maintenance de Grove Park. ©Stephen Craven

Au-delà d’investissements massifs pour relancer la production industrielle et rendre le logement plus abordable, c’est l’Etat britannique lui-même qu’il faut rebâtir. 9 ans d’austérité très dure, qui n’ont pas permis de ramener le déficit à 0 dès 2015 comme promis par David Cameron, ont causé de profonds dégâts dans le système social. Les privatisations en cascade des conservateurs de Margaret Thatcher, puis la multiplication des partenariats public-privés par les néo-travaillistes de Tony Blair pour donner l’illusion d’investissements massifs dans les services publics ont dérobé l’État au bénéfice de quelques grandes sociétés privées. Les Private Finance Initiatives sur-utilisés par le New Labour permettent à l’État de maintenir les services publics sans en payer le prix réel à court terme, mais la rente détenue par le privé lui permet ensuite de se gaver aux frais du contribuable pendant de nombreuses années.

Aujourd’hui, le résultat est visible : la rapacité des investisseurs a systématiquement dégradé la qualité des services publics tout en augmentant leur coût. Le secteur ferroviaire est devenu le symbole de cette faillite à grande échelle, découverte en France à l’occasion du débat autour de la SNCF le printemps dernier. Alors que la ponctualité des trains britanniques est au plus bas depuis 12 ans, les tarifs des billets ont encore grimpé de 3,1% en moyenne, tandis qu’une partie du réseau a été temporairement renationalisé après que les compagnies Virgin et Stagecoach aient accumulé les pertes. Suite à l’austérité budgétaire, l’entreprise Carillion, un des plus gros sous-traitants de lÉtat, a quant à elle fait banqueroute. Son “modèle économique”? Racheter des sociétés bénéficiant de contrats avec l’État britannique et dissimuler les dettes via des entourloupes comptables.

L’exaspération des Britanniques contre la privatisation est donc au plus haut : 75% d’entre eux souhaitent renationaliser entièrement le secteur ferroviaire, et ce chiffre atteint 83% pour la gestion de l’eau, dont la fin des dividendes versés aux actionnaires et la baisse de taux d’intérêt pourrait faire économiser 2,3 milliards de livres par an. Grâce aux faibles taux d’intérêt en vigueur pour le moment, John McDonnell – chancelier fantôme, c’est-à-dire ministre de l’économie et des finances et numéro 2 de l’opposition – promet de revenir à une propriété entièrement publique de ces secteurs, ainsi que ceux de l’énergie et de la poste. Dans ce dernier domaine, réinstaurer un prix forfaitaire du timbre pour le secteur financier pourrait rapporter entre 1 et 2 milliards de livres par an en plus de rendre plus coûteuse la spéculation à tout va. Les idées pour financer le rachat des concessions et faire des économies sur la rente parasitaire des actionnaires et des banques ne manquent donc pas. Par ailleurs, Corbyn et McDonnell insistent régulièrement sur la gestion plus démocratique qu’il souhaitent faire des entreprises publiques, contrairement à la gestion technocratique d’après-guerre.

Toutefois, l’arrivée prochaine d’une nouvelle crise financière et la durée de certaines concessions risquent de compliquer sérieusement les plans des travaillistes. En termes d’éducation, la fin des frais de scolarité dans le supérieur, qui sont extrêmement élevés, fait consensus. Mais le parti ne va guère plus loin et ne prévoit pas de s’attaquer aux charter schools. Quant au NHS, le service de santé britannique au bord de l’explosion, Corbyn promet des investissements importants, des hausses de salaires et des mesures positives pour les usagers, mais la logique de New Public Management – l’obsession de mesurer la performance via des indicateurs imparfaits – n’est pas remise en cause.

 

Brexit : l’arme à double tranchant

Un graffiti de Banksy sur le Brexit à Douvres. ©Duncan Hull

Inévitablement, s’attaquer à ces problèmes structurels bien connus du capitalisme britannique à l’ère néolibérale pose la question de la compatibilité avec les traités européens, alors que le Brexit entre dans sa phase finale. Depuis le début de la campagne du référendum, l’establishment médiatique a largement soutenu le maintien dans l’UE, et promis un “Armageddon” en cas de sortie de l’Union sans accord. Après la défaite historique de l’accord proposé par Theresa May au Parlement de Westminster, un Hard Brexit est de plus en plus envisagé. Étendre la période de transition pour rouvrir des négociations ne servirait à rien : l’UE domine les tractations et toute participation des Britanniques à l’espace de libre-échange européen sans pouvoir à Bruxelles et Strasbourg serait ridicule. Quant aux soi-disants “protections sociales” minimales garanties par l’accord proposé par May, l’Union ne les a concédées que par peur de voir Corbyn devenir Premier ministre.

Les embouteillages de semi-remorques aux postes frontières, la pénurie de certains aliments et la destruction d’emplois dans les secteurs dépendants de l’ouverture internationale est certes réelle, mais elle s’explique principalement par la gestion déplorable des Tories qui ont nié jusqu’au bout l’hypothèse d’un retour aux règles commerciales de l’OMC et enchaînent désormais les bourdes monumentales. Au lieu d’avoir préparé sérieusement cette situation depuis 2 ans et demi, les conservateurs ont préféré dépenser 100.000 livres d’argent public en publicités Facebook pour promouvoir leur accord deal mort-né et signent dans la précipitation un contrat avec une entreprise maritime qui ne possède aucun ferry et n’a jamais exploité de liaisons à travers la Manche.

“Sortir de l’UE est une condition indispensable pour limiter la libre circulation des capitaux, renationaliser certains secteurs économiques et investir dans les secteurs industriels et régions en difficulté.

Sauf que la droite espère ne peut avoir à payer le prix de cet amateurisme : Défendre une sortie sans accord fait oublier leur vrai bilan et les place en position de défenseurs du résultat d’un référendum qui a très fortement mobilisé –  72% de participation contre 66% en 2015 et 69% en 2017 – contre une caste défendant becs et ongles le Remain. D’autant que l’extrême-droite la plus rance enregistrera un succès fulgurant dans le cas contraire, comme l’espère le leader du UKIP Nigel Farage et le très dangereux Tommy Robinson, qui cherche à devenir un martyr grâce à sa peine de prison. Faute d’ambition intellectuelle, le projet vendu par les Tories est celui d’un “Singapour sous stéroïdes”, c’est-à-dire de faire du pays un paradis de la finance sans aucune régulation, ce que la sortie de l’UE permet d’envisager. La catastrophe sociale serait alors totale: ce même modèle poursuivi par l’Islande et ses 300.000 habitants a fini en cataclysme en 2009, alors que dire des conséquences pour un pays de 66 millions de personnes dont le salaire réel est en baisse continue depuis la dernière crise?

L’impossibilité d’un nouvel accord et la monopolisation de la défense du résultat par la droite extrême devrait encourager le Labour à proposer un plan sérieux de “Lexit”, c’est-à-dire de sortie de l’UE sur un programme de gauche. Durant les années 1970, une partie de la gauche britannique demandait d’ailleurs le retrait du marché commun, qui eut même sa place sur le programme travailliste de 1983, trop facilement caricaturé de “plus longue lettre de suicide” outre-Manche. Sauf que l’équation électorale actuelle du Labour, que Corbyn tente de maintenir de façon précaire, rend la chose impossible sans risquer de scission. Pourtant, sortir de l’UE est une condition indispensable pour limiter la libre circulation des capitaux – la fuite de capitaux est aux capitalistes ce qu’est la grève aux travailleurs – renationaliser certains secteurs économiques et investir dans les secteurs industriels et régions en difficulté. Même si la transition s’avère chaotique, le Brexit est donc une nécessité pour mettre en place n’importe quel programme un peu ambitieux de relance keynésienne, sans parler de politiques plus radicales. S’apitoyer sur les emplois mis en danger sans évoquer le bilan du néolibéralisme, seul système possible dans l’Union européenne, relève alors de l’hypocrisie. À défendre un nouveau référendum ou un accord avec l’UE pour se maintenir dans le marché unique, le Labour trahirait les classes populaires en demande de souveraineté et rendrait impossible l’application de son programme. Cela serait un cataclysme politique comparable à celui de Syriza qui achèverait l’espoir porté par la gauche radicale sur tout le continent.

 

Et en pratique?

Jeremy Corbyn avec John McDonnell, son numéro 2 en charge des questions économiques. ©Rwenland

Corbyn dispose de deux solides atouts : son charisme personnel et sa figure d’homme intègre, infatigable soutien de nombreuses causes depuis plusieurs décennies. Ce type de personnalité tranche avec la politique professionnalisée et opportuniste rejetée dans tous les pays occidentaux. Les campagnes médiatiques contre lui s’avèrent d’ailleurs de plus en plus contre-productives tant elles deviennent risibles telles les accusations d’antisémitisme pour son soutien à un État palestinien ou les accusations d’espionnage pour la Tchécoslovaquie communiste sans la moindre preuve. À court terme, le vétéran de la gauche radicale est indéboulonnable de son rôle de leader de l’opposition. La vraie question est : peut-il aller plus loin?

“A court terme, le vétéran de la gauche radicale est indéboulonnable de son rôle de leader de l’opposition. La vraie question est : peut-il aller plus loin?”

D’abord, malgré les tentatives répétées de profiter des divisions internes à la majorité conservateurs-unionistes d’Irlande du Nord, le gouvernement tient et les élections anticipées demandées par Corbyn peuvent être oubliées. Même si celles-ci avaient lieu, la monopolisation du débat politique par le Brexit fragilise encore plus le Labour que les Tories. Pour gagner, Corbyn devrait à la fois maintenir la cohésion de son bloc électoral, bénéficier d’un vote stratégique de la part d’électeurs de petits partis comme en 2017 et profiter d’une faible performance du bloc conservateur, la vraie raison des victoires de Tony Blair. Problème : la peur de le voir au 10 Downing Street suffit à limiter l’éparpillement des voix entre Remainers et Brexiters de droite. Et s’il fallait passer par une alliance avec le Scottish National Party pour exercer le pouvoir, ce qui demeure officiellement exclu pour l’instant, l’alliance risque d’être instable : Les nationalistes écossais conservent pour but premier l’indépendance par un nouveau référendum, n’oublient pas que les écossais ont choisi de rester dans l’UE en 2016, et sont parfois qualifiés de “Tories en kilt” au regard de leurs positions économiques.

Sans nouvelle élection, Corbyn va donc continuer à encaisser les conséquences de sa stratégie floue sur le Brexit. Reconstruire un large bloc de gauche – composé d’électeurs de la classe laborieuse et de jeunes urbains progressistes – dans un système bipartisan s’est avéré très efficace à court terme pour Jeremy Corbyn, mais l’empêche désormais de défendre la sortie de l’UE qu’il appelle de ses voeux depuis des décennies. De même, s’il a renouvelé l’appareil du parti et cimenté son contrôle, Corbyn doit plus que jamais composer avec le Parliamentary Labour Party, bastion de l’aile droite depuis longtemps. Or, la “souveraineté parlementaire” chère aux Britanniques – c’est-à-dire la liberté de vote d’un élu – empêche de compter sur la discipline partisane de vote à la française. Le récent départ de 8 députés, sans cohérence idéologique et sans charisme, pour s’opposer à la gestion du parti par Corbyn rappelle la fragilité du contrôle de ce dernier sur les parlementaires.

L’obligation du passage par des primaires internes pour les élus sortants avant chaque élection ayant été bloquée à Liverpool en septembre dernier, Corbyn a les mains liées. Parmi les parlementaires travaillistes, on peut schématiquement compter une quarantaine de lieutenants de l’aile gauche, une soixantaine de blairistes déterminés et un gros bloc central d’environ 160 députés dont la loyauté est sensible aux vents du moment. Pour maintenir la cohésion du parti à tout prix, il faut avaler des couleuvres. Par exemple, la sortie de l’OTAN et la fin de l’armement nucléaire – combat de longue date de l’aile gauche travailliste mis en avant par Tony Benn dans sa Alternative Economic Strategy pour éviter de faire appel au FMI durant la crise de 1976 – sont des lignes rouges pour le centre-gauche pro-américain qui demeure en charge de la politique étrangère du Labour.

Si l’exercice du pouvoir est remis à plus tard, la sécurité relative de la position de Jeremy Corbyn permet d’aller au-delà d’une simple mise sous contrôle du parti. En l’absence d’élections majeures, l’heure doit être à l’émergence de nouvelles figures et à une plus grande radicalité intellectuelle et programmatique. La reprise par McDonnell d’une vieille idée de socialisation progressive des entreprises, développée par le plan Meidner en Suède des années 1970, laisse entrevoir un sursaut d’audace. Malgré sa place sur le banc de touche dans le dossier du Brexit et limité par la droite de son parti, Corbyn continue de traverser le pays pour défendre un autre système économique. Limité au keynésianisme pour l’instant, cette alternative ne doit pas être enterrée si vite, entre autres parce que même il y a 5 ans, peu auraient osé en rêver.

A-t-on abandonné les services publics et les classes populaires ?

De gauche à droite : Adrien Quatennens, Emmanuel Maurel, Maëlle Gélin, Gérald Andrieu et Marie-Pierre Vieu.

Vous n’avez pas pu assister à notre Université d’été ? Revisionnez le débat sur les rapports entre les forces progressistes et les classes populaires. Nous recevions Adrien Quatennens (LFI), Emmanuel Maurel (PS), Gérald Andrieu (journaliste et essayiste) et Marie-Pierre Vieu (PCF).

Crédits photo : ©Ulysse Guttman-Faure

Vague de froid, changement climatique et impuissance publique

Alors que les photos de Paris sous la neige envahissent les réseaux sociaux et que les polémiques s’accumulent autour des « naufragés de la route », la question de la capacité de l’État à gérer les épisodes climatiques extrêmes se pose concrètement. S’il ne faut pas confondre météo et climat, le changement climatique est bien responsable de l’intensification des vagues de froid que nous traversons en ce moment.


 

Précis de climatologie facile : le Jet-stream devient fou

Le changement climatique est déjà à l’origine de violentes perturbations météorologiques et leur fréquence risque fortement de s’intensifier. Dès lors, connaître les ressorts climatiques qui les sous-tendent peut se révéler particulièrement utile pour comprendre que l’adaptation n’est pas une option parmi d’autres. Mais alors, comment expliquer de telles vagues de froid ?

La température n’augmente pas de manière uniforme sur Terre avec le réchauffement climatique. Les pôles, par exemple, se réchauffent deux fois plus vite que le reste de la planète. En effet, la neige blanche possède un indice « albédo » fort, de 0,9 sur 1, c’est-à-dire qu’elle réfléchit 90% de l’énergie qu’elle reçoit du soleil. Avec la fonte des glaces, elle est de plus en plus remplacée par de grandes étendues de mer sombre, d’un indice de 0,05, qui absorbent 95% de l’énergie solaire, ce qui provoque une accélération de ce phénomène.

L’Arctique est particulièrement victime de ce cercle vicieux. Les températures y ont grimpé de plus de 2°C en moyenne depuis le XIXème siècle et la surface recouverte par la glace en été y a diminué de 50%. La différence de température entre le Pôle Nord et l’équateur a tendance à diminuer, ce qui perturbe le cours normal des vents dominants. L’air chaud est plus léger que l’air froid. Il a donc tendance à monter et ce faisant, il provoque un phénomène d’aspiration par le bas. La différence de température entre l’équateur et les pôles actionne donc des vents considérables : les alizés.

Au niveau du cercle arctique, l’air froid entre en contact avec les alizés chauds et la rencontre crée un ascenseur thermique : l’air chaud monte et l’air froid descend selon un axe vertical. En tournant, la Terre transforme ce mouvement vertical en mouvement horizontal, c’est la « force de Coriolis ». C’est ainsi que naît le Jet-stream, vent froid puissant se déplaçant d’ouest en est.

Avec le changement climatique, ce vent est moins « maintenu », puisqu’il y a moins de tension thermique. Il se déplace donc de manière plus sinueuse, ce qui permet d’une part à des vagues de froid polaire de s’enfoncer vers le sud, et d’autre part à des vagues de chaleur de pénétrer plus au nord.

Des pouvoirs publics incapables de s’adapter ?

En décembre dernier, l’Amérique du Nord a connu une vague de froid particulièrement extrême (-40°C à New-York, de la neige en Floride), tandis que début février, le Maghreb s’est retrouvé sous la neige, avec pour conséquence une paralysie des zones rurales. Ces derniers jours, c’est la Ville Lumière qui s’est voilée de blanc, avec les conséquences que l’on connait : des bouchons en Ile-de-France (jusqu’à 739 kilomètres km le 6 février), des perturbations dans les transports publics (arrêt des bus RATP, TGV ralentis pour « éviter les projections de glace ») et des entreprises en difficulté. Vendredi 9 février, elles étaient plus d’une centaine à être sérieusement empêchées dans leur fonctionnement, a fortiori celles qui dépendent des transports routiers et des livraisons.

La question de savoir si cela aurait pu se passer autrement est légitime. Le gouvernement semble nier une réaction insuffisante, ou trop tardive, de sa part. La ministre des transports Elisabeth Borne accuse la fatalité et déclare que “lorsque de telles quantités de neige tombent, le sel n’agit plus et la neige tient au sol. Il devient alors extrêmement compliqué pour les engins d’intervenir car les routes sont pleines d’automobilistes”. De son côté, le ministre de l’Intérieur Gérard Collomb évoque, avec sa franchise caractéristique, une réalité plus « crue », sans mauvais jeu de mots : “Il faudrait acheter beaucoup de matériel, qu’on utilise une fois tous les trois ans. Lorsque vous êtes au Canada, il tombe 60 centimètres et tout le monde roule parce qu’ils ont investi des milliards et des milliards”.

Certes, il y a toujours pire ailleurs. Début janvier, avec 2cm de neige seulement – contre 18 à Paris -, une pagaille a envahi la métropole madrilène, entraînant des annulations de vols, des fermetures d’écoles et la prise d’assaut des stations-service. L’armée a même dû secourir des milliers d’automobilistes coincés toute la nuit dans leurs véhicules sur l’autoroute reliant Madrid et Ségovie.

Les villes qui ne sont pas habituées la neige sont donc confrontées à un dilemme : s’équiper coûte cher et la probabilité d’occurrence de chutes importantes est jugée faible. A l’heure où les services publics sont diminués sous prétexte d’économies budgétaires, de tels investissements ne semblent pas à l’ordre du jour. Comme souvent, les pouvoirs publics préfèrent en appeler à la responsabilité individuelle – beaucoup moins coûteuse -, comme en témoignent les propos de l’ancien ministre des transports Dominique Bussereau : « Peut-être que nous [les automobilistes] n’avons pas forcément les bons réflexes. Nous sommes dans une région, la région parisienne, où nous ne sommes pas habitués à ces conditions comme nos amis du Jura, des Vosges ou d’Auvergne, qui savent rouler sur la neige”. Pourtant, les dégâts coûtent souvent plus cher que la prévention, surtout en vie humaine.

Inondations, crues et même canicules… ce que laisse envisager le bouleversement du Jet-stream.

Le Jet-stream apporte beaucoup d’humidité car la différence de température entre les vents qui le font naître provoque des phénomènes de condensation. En hiver donc, il apporte souvent de la neige. Lorsque le redoux survient, cette dernière fond et gonfle les cours d’eau. Avec l’augmentation de la fréquence des vagues de froids et de redoux, la quantité globale d’eau de fonte peut s’avérer bien supérieure aux moyennes annuelles. Si les sols sont en surcapacité d’absorption, alors les fleuves finissent par déborder. L’artificialisation des terres et le tassement des sols agricoles n’aident évidemment pas à prévenir ces phénomènes. Un sol forestier peut absorber 400 mm d’eau par heure alors qu’un sol agricole labouré n’en absorbe qu’1 ou 2 mm en moyenne.

Selon l’Institut d’aménagement et d’urbanisme (IAU), 100 000 établissements et 745 000 salariés seraient touchés en cas de crue centennale en Île-de-France, c’est-à-dire une hauteur de 8,62 mètres comme en 1910 (le 29 janvier 2018, nous étions rendus à 5.85 mètres). Mais avec l’érosion des sols, bien supérieure qu’au début du siècle en raison de l’évolution des pratiques agricoles, la densité de l’eau est très importante (car chargée en terre), ce qui augmente son pouvoir abrasif et destructeur. Ce phénomène ne diminuera pas sans un changement radical des pratiques agricoles et un boisement des bassins versants.

En été, le Jet-stream remonte vers le nord. Mais à cause du changement climatique, il peut s’enrailler et s’arrêter. En effet, si les températures sont trop hautes dans l’Arctique, il y a moins de conflit avec les vents chauds du sud et donc moins d’énergie disponible. Lorsque le Jet-stream ralentit fortement, l’Europe de l’Ouest n’est plus « ventilée » et les températures augmentent fortement : c’est la canicule. Globalement, entre 2002 et 2012, le nombre de canicules importantes enregistrées sur la planète a été trois fois supérieur à celui relevé lors des périodes 1980-1990 et 1991-2001, et le phénomène s’accélère. D’après le GIEC, la France connaîtra en 2050 un épisode caniculaire équivalent à celui de 2003 en moyenne 2 années sur 3.

Personne ne sera épargné par l’intensification des épisodes climatiques extrêmes. Il n’y a pas de tergiversation possible sur ce fait d’un point de vue scientifique. Dès lors, investir dans la résilience est une adaptation nécessaire, qui entre d’ailleurs dans le domaine des responsabilités régaliennes de l’État. Or, la démission de l’État diminue de fait sa capacité à planifier une stratégie d’adaptation, au dépend de la sûreté des citoyens.

 

Crédit photo : Matis Brasca