Le paradoxe écologique des grands projets ferroviaires

Aiguillage. © Zane Lee

Le 27 août dernier, un spectaculaire éboulement dans la vallée de la Maurienne a entraîné la fermeture de la ligne ferroviaire reliant Paris à Milan. Cet incident intervient au cœur des débats entourant la construction du tunnel Lyon-Turin, mettant en lumière les défis auxquels sont confrontés les projets ferroviaires d’envergure dans le contexte de la transition écologique.

Le réseau ferroviaire français connaît depuis plusieurs décennies une phase de déclin. Entre 1980 et 2021, le réseau exploité est passé de 34 362 à 27 057 kilomètres soit une diminution de plus de 21%. Dans ce contexte, l’expansion du réseau repose principalement sur la construction de lignes à grande vitesse qui représentent aujourd’hui 8% du réseau ferré. Les dernières lignes mises en service sont les projets Ligne Nouvelle Bretagne Pays de la Loire (LNOBPL, Le Mans – Rennes) Sud Europe Atlantique (SEA, Tours – Bordeaux) en 2017, et le contournement Nîmes Montpellier en 2019. Cette tendance est toutefois remise en cause par l’abandon ou la modification des projets de grande vitesse sur fond de contestation des grands projets.

Entre 1980 et 2021, le réseau exploité a diminué de plus de 21%.

L’avenir incertain du réseau ferroviaire français

Les anciens plans de développement du réseau ferroviaire ont été très ambitieux. En 1991, le schéma directeur national des liaisons ferroviaires à grande vitesse prévoyait un développement massif de plus de 3500 kilomètres de lignes nouvelles desservant l’ensemble du territoire pour 180 milliards de francs (49 milliards d’euros actuels). Sous le mandat de Nicolas Sarkozy, le Grenelle de l’Environnement prévoyait également un développement important des LGV. Ces projets avaient pour triple objectif de promouvoir des modes de transport plus respectueux de l’environnement, de réduire les temps de trajet vers les régions enclavées et de stimuler l’emploi et l’économie. 

Cependant, bon nombre d’entre eux ont été remis en question, que ce soit en raison de leur utilité ou de leurs coûts élevés. Malgré une période de stagnation du ferroviaire, le discours a toutefois connu ces dernières années une importante évolution. Ainsi, alors qu’Emmanuel Macron déclarait en 2017 que « La réponse aux défis de notre territoire n’est pas d’aller promettre des TGV à tous les chefs-lieux de département de France. » allant jusqu’à défendre la liaison aérienne Paris-Toulouse jugée « très pertinente », le président évoquait en 2021 que « la décennie 2020 sera la nouvelle décennie TGV ».

Projets de lignes nouvelles, Rapport de présentation du schéma directeur national des liaisons ferroviaires à grande vitesse, mai 1991

Aujourd’hui, le gouvernement semble opter pour une approche plus mesurée du développement de la grande vitesse. Le 24 février 2023, Elisabeth Borne, alors Première ministre et ancienne ministre des transports, déclarait retenir le scénario « planification écologique » du rapport du Conseil d’Orientation des Infrastructures (COI) comme référence pour les discussions futures. Cette proposition de programmation inscrit l’évolution du réseau sur la longue durée, prévoyant des abandons, des reports et des modifications substantielles des projets existants.

Carte réalisée par l’auteur

Parmi les projets en cours, seuls trois pourraient voir le jour dans la prochaine décennie : la ligne nouvelle Montpellier-Béziers, la liaison Roissy-Picardie et la ligne Bordeaux-Toulouse. À quinze ans, une partie des nouvelles lignes normandes est prévue, tandis qu’à vingt ans, la section sud du Grand Projet ferroviaire du Sud-Ouest (GPSO) menant jusqu’à Dax, la LGV entre Béziers et Perpignan, ainsi que le projet Lyon-Turin pourraient être réalisés.

Plus nombreux sont les projets renvoyés à un horizon lointain, s’étendant au-delà de quatre quinquennats. C’est le cas du prolongement de la LGV de Dax jusqu’à la frontière espagnole, du développement de nouvelles lignes en Normandie, notamment le projet du « Y de l’Eure ». Dans l’ouest, le projet initial de Ligne nouvelle Bretagne Pays de la Loire (LNOBPL), qui prévoyait plusieurs sections de nouvelles lignes vers Nantes, Brest et Quimper, est remis en question sur fonds d’abandon du projet de l’aéroport à Notre-Dame-des-Landes et est favorisé par les améliorations techniques apportées aux lignes existantes.

Seuls trois pourraient voir le jour dans la prochaine décennie : la ligne nouvelle Montpellier-Béziers, la liaison Roissy-Picardie et la ligne Bordeaux-Toulouse.

De plus, de nombreux projets conçus dans le contexte d’expansion du réseau ont évolué ou ont été annulés, comme le projet Rhin-Rhône, le Poitiers-Limoges ou la nouvelle ligne Paris-Lyon par Orléans et l’Auvergne, en raison de leurs coûts élevés ou des améliorations apportées aux lignes existantes. Ces annulations progressent en raison des défis associés aux lignes à grande vitesse, mettant en évidence les difficultés de réalisation des projets ferroviaires dans le contexte actuel.

La LGV, un transport coûteux mais structurant

Le ferroviaire, en raison de ses caractéristiques techniques, implique en effet une infrastructure lourde et exigeante en termes d’espace. Au-delà des rails, il est nécessaire de prévoir un espace adéquat pour le gabarit des trains, le matériel de signalisation, des caténaires électrifiées et leurs poteaux et d’éventuels talus pour limiter les nuisances sonores. Il en est de même des autres infrastructures gourmandes en surface : gares, aiguillages, centres de contrôle et stations électriques. De plus, il faut tenir compte des contraintes liées au tracé des voies ferrées, en particulier les courbes et les dénivelés, qui ont un impact direct sur la vitesse des déplacements ferroviaires. Enfin, les voies ferrées nécessitent une intégration adéquate avec les cours d’eau, les routes, les espaces naturels et le bâti.

Les Lignes à Grande Vitesse (LGV) imposent des contraintes supplémentaires visant à optimiser leur vitesse maximale. Elles se traduisent par une réduction des inclinaisons et des dénivelés, l’élimination des passages à niveau et une signalisation particulière. En conséquence, les LGV incluent de nombreux ouvrages d’art tels que des ponts et des tunnels pour minimiser l’impact de l’environnement sur la ligne. Tout est mis en œuvre pour garantir des trajets rectilignes et étanches ce qui a un coût significatif. Les 340 kilomètres de la LGV Sud Europe Atlantique (SEA) entre Tours et Bordeaux (302 kilomètres de LGV et 38 kilomètres de raccordement) ont coûté 7,7 milliards d’euros, soit 22,6 millions d’euros par kilomètre. De même, les 182 kilomètres de la LGV Bretagne-Pays de la Loire (BPL) entre Le Mans et Rennes ont coûté 3,3 milliards d’euros, soit 18,1 millions d’euros par kilomètre.

L’intérêt des lignes nouvelles, en particulier les Lignes à Grande Vitesse (LGV), n’est pas nouveau. Le développement de la grande vitesse ferroviaire a permis d’obtenir des gains de temps significatifs là où il a été déployé. Il a également contribué à désengorger les axes en voie de saturation comme le Paris-Lyon-Marseille, ouvrant la voie à une augmentation du trafic, notamment fret et régional.

Cependant, la grande vitesse ferroviaire suscite également de nombreuses critiques. En privilégiant des arrêts espacés pour minimiser les périodes de freinage et d’accélération, elle crée un « effet tunnel » qui isole de nombreuses régions, en particulier les zones rurales et les villes intermédiaires, favorisant les phénomènes de métropolisation. De plus, la construction de LGV requiert la mobilisation d’importants espaces, parfois naturels ou agricoles. En période de contraintes budgétaires, les coûts élevés associés à la construction des LGV sont remis en question, notamment en comparaison du manque d’investissement dans les lignes régionales. Les nouveaux projets ferroviaires suscitent donc une opposition significative, en raison d’un coût économique et environnemental élevé.

Lyon-Turin, l’exemple des dilemmes des grands projets ferroviaires

Le projet de ligne nouvelle entre Lyon et Turin cristallise le débat actuel sur les projets de grande vitesse ferroviaire. S’étendant sur 270 kilomètres de l’est de Lyon au nord de Turin, ce projet, dont les prémices remontent aux années 1980, comporte un tunnel de base de 57,5 kilomètres sous les Alpes. Ce projet vise à répondre à deux enjeux : d’une part l’augmentation attendue – et surtout souhaitée – du report modal du trafic de marchandises des camions vers le train et d’autre part une réduction des temps de trajet entre la France et l’Italie. 

Actuellement, la majorité des transports de marchandises franco-italiennes à travers les Alpes s’effectuent par voie routière, et le tunnel existant ne pourrait pas assurer un changement de ce paradigme. A ce jour, 93 % des marchandises sont acheminées par camion entre la France et l’Italie contre seulement 25% entre la Suisse et l’Italie, grâce à des infrastructures nouvelles et une politique active de transfert vers le rail de la Suisse. Ainsi, en 2021, 831 000 poids lourds ont emprunté le tunnel actuel du Fréjus, ce qui représente une augmentation de 7,6 % par rapport à 2019, sur un total de près de 3 millions de camions passant par l’un des trois points de passage principaux (Vintimille, Fréjus, Mont-Blanc). Pourtant, le transport ferroviaire est plus économique que le transport routier. Selon la Commission européenne, un trajet de Lille à Turin via le tunnel du Fréjus coûterait moins de 90 centimes par kilomètre, comparé à près de 1,9 euro par camion. Les raisons du choix prédominant du transport routier sont multiples, mais la capacité limitée du tunnel actuel doit également être prise en compte.

L’actuel tunnel ferroviaire, construit en 1871, est le plus ancien tunnel encore en service de l’arc alpin. En raison de sa structure – un tunnel monotube sans sorties de secours – il présente un certain nombre de limitations en termes de sécurité. Dans cette configuration, malgré d’importants travaux de réhabilitation réalisés il y a quelques années, le gestionnaire italien a imposé diverses restrictions qui interdisent, entre autres, le croisement ou la poursuite des trains transportant des marchandises dangereuses. Une note de SNCF Réseau datant de 2018 indique que ces dispositions limitent le nombre de circulations à 62 par jour, 54 si les croisements entre trains de marchandises et de voyageurs sont interdits, et 42 si une restriction de sécurité empêche la présence simultanée de deux trains dans le tunnel. Pour Transportail, si cette limite est fortement impactée par la fermeture du tunnel six heures par jour, une réduction de la durée de fermeture du tunnel pourrait permettre d’atteindre virtuellement 84 circulations par jour en l’absence de toute fermeture. Aujourd’hui , les jours de trafic les plus chargés voient environ 40 circulations, ce qui limite la marge pour une augmentation du trafic. Le projet Lyon-Turin pourrait permettre d’atteindre 162 circulations par jour dans une infrastructure aux normes actuelles.

La question qui se pose n’est pas tant celle de l’utilité du Lyon-Turin que de ses coûts économiques et écologiques potentiels.

Plus généralement, l’ensemble de la ligne atteint ses limites. En raison des fortes pentes, parmi les plus importantes du réseau français, la capacité de chargement des trains est limitée à 1600 tonnes, nécessitant la présence de deux voire trois locomotives supplémentaires De plus, la section en aval, entre Chambéry et Montmélian, est également saturée avec le croisement des circulations nationales, régionales, urbaines et fret. En 2018, lors de sa journée la plus chargée, elle a vu passer 155 trains. Les infrastructures présentent également divers points inadaptés, notamment avec la présence de passages à niveau ou la traversée de villes, ce qui réduit les vitesses et, par conséquent, les capacités. C’est dans ce cadre plus large que doit être pensé l’amélioration du réseau pour penser un report modal massif.

Le projet d’un nouveau tunnel et de voies supplémentaires en aval de la ligne apparaît donc nécessaire pour accroître significativement le trafic ferroviaire et réduire la congestion routière transalpine. Cette ligne permettrait également d’améliorer considérablement les temps de trajet. En ce qui concerne le transport de voyageurs, le gain de temps serait d’une heure à une heure et quart avec un trajet théorique Lyon-Turin en 2h04 au lieu des 3h22 actuelles, plaçant Paris à 4h15 de Milan sans arrêt. Ce gain de temps couplé à une hausse capacitaire ouvrirait la voie à un transfert de passagers de l’avion vers le train pour les déplacements vers le nord de l’Italie. Toutefois, si le projet du nouveau tunnel venait à se concrétiser, il n’est pas garanti qu’il attirerait naturellement une clientèle significative. Comme le soulignait déjà la Cour des comptes en 2012, les prévisions d’augmentation du trafic, sur lesquelles repose le projet Lyon-Turin, ont été révisées à la baisse. Par conséquent, la Cour recommandait alors des mesures contraignantes en faveur du transfert modal vers le train afin de concrétiser les avantages potentiels d’une telle infrastructure.

La question qui se pose n’est pas tant celle de l’utilité de ce projet que de ses coûts économiques et écologiques potentiels. En 2012, la Cour des comptes estimait le coût global du chantier à 26,1 milliards d’euros, soit près de 96,7 millions d’euros par kilomètre. Cependant, ce chiffre est sujet à d’importantes évolutions en raison des incertitudes liées au tracé et à l’évolution des coûts sur une période de plus d’une décennie. Pour mettre cela en perspective, le seul tunnel était estimé à 9,6 milliards d’euros en 2019, tandis que le tunnel de base du Saint-Gothard en Suisse, long également de 57 kilomètres, coûtait environ 7,6 milliards d’euros en 2016.

Sur le plan environnemental, le projet de Lyon-Turin entraînerait l’artificialisation d’environ 1.500 hectares selon la Confédération paysanne. Il soulève également des préoccupations concernant l’eau. Le creusement du tunnel et les travaux connexes entraîneraient une consommation d’eau importante et une modification de l’hydrologie des vallées, ce qui nécessiterait de trouver de nouvelles sources d’eau pour approvisionner les villages. Selon les partisans du projet, le drainage aux abords du chantier représenterait de 0,6 à 1 mètre cube d’eau par seconde, soit de 20 à 30 millions de mètres cube par an, des chiffres équivalents à 1 à 2 % du débit de l’Avre, affluent de l’Isère. Enfin, l’empreinte carbone du projet est estimée à 10 millions de tonnes de CO2. Les partisans du projet avancent que cette empreinte carbone pourrait atteindre la neutralité en 15 ans, tandis que la Cour des comptes européenne estime qu’il faudrait entre 25 et 50 ans pour y parvenir.

Le projet Lyon-Turin illustre donc le dilemme écologique entre la volonté de transférer d’importants volumes de trafic routier et aérien de passagers et de marchandises d’une part, et les conséquences environnementales négatives de ce projet. Cependant, si le projet du tunnel était finalement privilégié, il serait essentiel de le construire le plus rapidement possible pour ne pas prolonger davantage la situation actuelle, qui favorise le statu quo du trafic routier, faute de décision politique claire.

La ligne nouvelle Provence Côte d’Azur, de la LGV à l’amélioration de l’infrastructure

Les évolutions du projet de Ligne nouvelle Provence Côte d’Azur (LN PCA) illustrent les difficultés de concilier l’amélioration du réseau avec une desserte équilibrée des territoires. Ce projet consiste en une amélioration des infrastructures entre Marseille et Nice. Initialement envisagé dès 1991 en complément de la LGV Méditerranée entre Lyon et Marseille, le projet a été révisé pour répondre aux besoins des zones métropolitaines.

L’infrastructure ferroviaire du littoral sud-est est devenue inadaptée aux besoins de la région. La ligne Marseille-Nice a été construite en 1860 et atteint ses limites avec 50% de trains retardés et une vitesse moyenne de 80 km/h. Les nœuds ferroviaires de Marseille, Toulon et Nice connaissent également une saturation croissante, notamment au niveau de goulets d’étranglement. C’est le cas du nœud marseillais où convergent les trois lignes vers le Nord, l’Occitanie et la Côte d’Azur vers une gare en cul-de-sac. En parallèle, la Côte d’Azur fait partie des territoires les plus éloignés du réseau national. Nice (7e agglomération de France, 963 000 habitants) se situe à 5h33 de Paris, Toulon (9e agglomération, 596 000 habitants) à 4h59. En parallèle, l’offre aérienne permet, à un prix similaire voire inférieur, de desservir plus rapidement Paris (1h20 en moyenne) et les autres agglomérations françaises. Aujourd’hui, la liaison aérienne Paris-Nice est la première liaison au sein de l’hexagone avec 2,9 millions de voyageurs en 2022 auxquels on peut ajouter les plus de 1,4 million de voyageurs se rendant de Nice vers d’autres destinations métropolitaines (Lille, Nantes, Bordeaux, Mulhouse, Lyon, Toulouse principalement).

Pour remédier à ces difficultés, différents projets ont visé à agir sur le gain de temps et l’augmentation capacitaire. Parmi ces deux enjeux, les projets de ligne nouvelle constituent les projets les plus sensibles et cristallisent les débats. La difficulté consiste entre deux choix : d’une part favoriser le gain de temps, au travers un trajet le plus direct possible, composé de nombreux tunnels vers Nice, et d’autre part, un trajet desservant un chapelet de métropoles sur la côte, favorable aux liaisons régionales, au risque de diminuer drastiquement le gain de temps. Deux grandes familles de scénarios en découlent lors du débat public en 2005-2008, : ceux des « Métropoles du Sud »  (Nice-Marseille via Toulon, Nice à environ 4h de Paris, Toulon à 3h20) préférés par le Var et ceux « Côte d’Azur » (trajet direct vers Nice, Nice à environ 3h30 de Paris) préférés par les Alpes-Maritimes mais plus destructeurs d’espaces viticoles. En 2009, le projet « Métropoles du Sud » est retenu (Nice à 3h50 de Paris, 180 kilomètres de lignes, 15 milliards d’euros).

Le projet connaît en 2012 une importante évolution à la faveur de la desserte régionale et change de nom de « LGV PACA » à « Ligne nouvelle PCA ». En 2013, la commission Mobilité 21 acte la décision de privilégier les liaisons locales et d’améliorer les infrastructures existantes à la place du projet de ligne nouvelle. Le projet est alors phasé en deux étapes, tout d’abord une désaturation des nœuds (horizon 2030) et ensuite des lignes nouvelles (post-2030) réduites à deux portions, entre Aubagne et Toulon et entre Le Muy et Cannes.

Faut-il favoriser le gain de temps, au travers un trajet le plus direct possible, composé de nombreux tunnels vers Nice, ou desservir un chapelet de métropoles sur la côte ?

En 2018, le comité d’organisation des infrastructures acte la priorité aux transports du quotidien et propose un phasage en 4 étapes privilégiant l’amélioration du réseau existant (nouvelles haltes, réorganisations des voies, augmentation du nombre des voies). Elle prévoit notamment la traversée souterraine de Marseille en phase 2 permettant un gain de temps de 15 à 20 minutes pour les trajets au-delà de Marseille (Paris-Nice en 5h15, Paris-Toulon en 4h45), qui s’intègre dans le projet de développement d’un service express régional métropolitain pour la cité phocéenne. La création de la ligne nouvelle est reléguée à la phase 4 prévue après 2038. En avril 2021, le projet est évalué à 3,5 milliards d’euros pour les deux premières phases, les phases 3 et 4 sont évaluées à 10,8 milliards d’euros. En 2022, le COI prévoit dans son scénario « planification écologique » une nouvelle planification à horizon 2043 de la phase 4.

La complexité de l’opération a orienté le projet à l’origine de LGV jusqu’à Nice vers un projet d’amélioration des trajets régionaux. Cette nouvelle orientation présente de véritables améliorations du réseau – notamment par l’augmentation du nombre des voies et la construction de la gare souterraine de Marseille – permettant, à terme, de désaturer les nœuds marseillais, toulonnais et niçois. Toutefois, les grands projets d’amélioration de la desserte et de lignes nouvelles, fortement restreints ont été renvoyés ad vitam.  Cette évolution illustre les difficultés à mettre en place des projets majeurs structurants, dans un domaine aussi complexe et long que le ferroviaire.

Bordeaux-Toulouse, le dernier grand projet ferroviaire ?

Dans le paysage ferroviaire, la LGV Bordeaux-Toulouse apparaît comme le dernier grand projet en cours de réalisation. Au-delà d’une meilleure desserte entre ces deux métropoles, elle s’inscrit dans un projet plus large de desserte du sud-ouest. Sa mise en service est attendue d’ici une dizaine d’années.

La ligne de Bordeaux à Toulouse constitue un axe historique du réseau ferroviaire français. La Loi relative à l’établissement des grandes lignes de chemin de fer en France du 11 juin 1842 qui prévoit l’organisation du réseau ferroviaire selon « L’étoile de Legrand » propose déjà un axe de Bordeaux à Marseille par Toulouse. Cet itinéraire a été préféré pour la grande vitesse à une ligne directe Paris-Limoges-Toulouse du fait du choix de desservir les métropoles de l’Ouest. Envisagé dans le schéma directeur de 1991, ce dernier prévoit une LGV « Grand-Sud » reliant Bordeaux à la Côte d’Azur par Toulouse permettant de desservir Toulouse en 2h48.

Ce projet vise ainsi historiquement à améliorer la desserte de Toulouse depuis le reste du pays. Aujourd’hui, alors que Toulouse se situe à 4h18 de Paris en train, la capitale occitane reste la seconde destination intérieure en avion avec un trajet Paris-Toulouse en 1h15 (2,15 millions de passagers en 2022 et plus d’un million pour les autres destinations intérieures). Il va toutefois connaître un développement autour des enjeux d’amélioration des capacités du réseau. En effet, les projets de réseaux express métropolitains, notamment à Bordeaux et Toulouse, demandent une augmentation importante des capacités du réseau où cohabitent déjà difficilement fret, trains régionaux et grandes lignes.

Les premiers projets de LGV ont permis de réduire drastiquement le temps de trajet de Paris à Toulouse. D’environ 6h depuis la fin des années 1960 (via Limoges), il diminue à 5h30 en 2014 (via Bordeaux) pour atteindre actuellement environ 4h15 avec le prolongement de la LGV jusqu’à Bordeaux. Depuis les années 2000 le projet est régulièrement remis en avant d’être intégré au « Grand Projet ferroviaire du Sud-Ouest » (GPSO), un projet plus large comprenant la branche Bordeaux-Toulouse, une branche vers l’Espagne et des aménagements ferroviaires au nord de Toulouse (AFNT) et au sud de Bordeaux (AFSB). Prévu par le Grenelle de l’environnement en 2009 avec trois branches à partir de la LGV Paris Bordeaux (une pour Toulouse, une pour l’Espagne, une pour Limoges), il est déclaré d’utilité publique en 2016, tandis que les deux autres branches sont remises à plus tard. 

Aujourd’hui, le projet est composé de deux phases, la phase 1 prévoit les aménagements toulousains et bordelais ainsi que les LGV vers Dax et Toulouse et la phase 2 prévoit le prolongement de Dax à la frontière espagnole par la côte basque. Alors que les travaux sur les nœuds bordelais et toulousains sont prévus pour 2024, les deux lignes nouvelles sont encore à l’étude. La ligne nouvelle est estimée à 6,6 milliards d’euros sur les 18 milliards d’euros des deux phases du GPSO et prévoit 222 kilomètres de LGV incluant 55 kilomètres communes à Bordeaux-Toulouse et Bordeaux-Dax. Il prévoit également la création de deux gares TGV en périphérie d’Agen et de Montauban. Le projet prévoit un gain de temps de 49 minutes avec les arrêts intermédiaires entre Bordeaux et Toulouse soit un trajet Paris-Toulouse en environ 3h25 avec arrêts.

Le projet connaît toutefois de nombreuses critiques tant sur son coût financier et écologique que sur ses prévisions de trafic et de gain de temps, ce qui amène ses opposants à défendre plutôt une modernisation de la ligne actuelle. Aussi, la commission d’enquête d’utilité publique rend en 2015 un avis défavorable en raison d’une faible rentabilité et d’une faible analyse des impacts sur l’environnement. Les études portant sur des alternatives à la ligne nouvelle prévoient la possibilité de gagner une dizaine de minutes sur la ligne actuelle ou d’une vingtaine de minutes avec la création de seulement 50 kilomètres de lignes. Toutefois, ces projets présentent des coûts encore plus importants que le projet actuel comparé à leurs avantages (2,1 milliards d’euros pour l’amélioration de la ligne actuelle, 3,8 à 4,9 milliards d’euros pour les optimisations plus importantes contre 6,6 milliards d’euros pour le projet actuel). Face aux volontés de développer les réseaux urbains et régionaux, l’espoir d’un maintien voire d’une augmentation du trafic fret et surtout les fortes attentes d’une réduction des temps de trajets à partir du Sud-Ouest, ces alternatives n’ont pas été préférées au projet actuel. 

Les projets alternatifs à la LGV Bordeaux-Toulouse présentent des coûts encore plus importants que le projet actuel et des avantages plus faibles.

Le GPSO constitue aujourd’hui l’un des derniers grands projets ferroviaires dont la réalisation semble prochaine. Projet emblématique du développement du ferroviaire, il bénéficie d’un portage politique fort. Ainsi, lorsqu’en 2021 le maire de Bordeaux Pierre Hurmic évoquait son souhait de « tout mettre en œuvre pour arrêter ce projet insensé » en soulignant les réticences des élus du Lot-et-Garonne, de la Gironde et du Pays Basque, ce sont les présidents de la région Nouvelle-Aquitaine, Occitanie, le maire de Toulouse et le président de Bordeaux Métropole qui ont réaffirmé leur soutien au projet.

Face aux coûts et aux calendriers, la nécessaire planification du réseau

La durée étendue de ces projets – plusieurs décennies – souligne la nécessité de prendre en compte les enjeux de saturation dès le stade de la planification. Le projet Lyon-Turin, conçu dans les années 1980-1990 et prévu entre 2030 et 2050 en fonction des décisions politiques, illustre cet impératif. Par exemple, le laps de temps entre l’approbation du schéma directeur de la ligne Tours-Bordeaux (LGV SEA) en 1992 et l’ouverture de la ligne en 2017 a duré 25 ans. À l’heure où le développement des réseaux de RER métropolitains et la volonté d’accroître le transport de fret exercent une pression sur les infrastructures existantes, il est impératif d’engager une logique de planification, d’autant plus compte tenu des montants financiers engagés.

La construction d’infrastructures ferroviaires ne garantit pas leur utilisation. Seules des normes et des incitations capables de détourner le transport aérien et routier vers le ferroviaire pourront rendre ces nouvelles infrastructures viables.

Sur le plan financier, le coût des projets de grande vitesse apparaît comme un argument en faveur de la réallocation de ces fonds vers des projets de lignes régionales et métropolitaines, qui seront également fortement sollicitées et présentent des masses financières moindres. En pratique, ces projets doivent coexister car la création de nouvelles lignes libère des voies pour le trafic quotidien. Il est toutefois difficile de défendre ce point de vue tant que les investissements dans le ferroviaire restent limités et comptés.

Enfin, il est essentiel de comprendre que la construction d’infrastructures ferroviaires ne garantit pas leur utilisation. Seules des normes et des incitations capables de détourner le transport aérien et routier vers le ferroviaire pourront rendre ces nouvelles infrastructures viables. A ce titre, il est intéressant de rappeler qu’alors que le réseau ferroviaire s’est réduit de plus de 15% en trente ans, le réseau routier a augmenté d’autant, avec plus de 150 000 kilomètres de routes en plus.

Moteurs du développement du réseau ferroviaire depuis un demi-siècle, les grands projets ferroviaires offrent d’importants avantages en termes de gain de temps et d’efficacité du réseau, mais ils ne sont pas exempts de coûts, tant sur le plan environnemental que social. Ils favorisent l’augmentation des déplacements entre les grands pôles d’activités au détriment des espaces traversés ou évités. Cependant, il est crucial de considérer ces projets comme des éléments structurants visant à soulager le réseau existant, et de les évaluer au cas par cas en prenant en compte leur impact sur le long terme, tant en termes de coûts que d’avantages.

RER métropolitains : passer des discours au concret

Un RER en région parisienne. © Adnane Abdoulwahab

Le 27 novembre 2022, le Président de la République annonçait un ambitieux projet de développement de RER métropolitains dans 10 grandes agglomérations françaises. Inspirés du modèle francilien, ces réseaux visent à répondre aux défis de mobilité, d’écologie et de cohésion territoriale. Cependant, la concrétisation de cette vision requiert des efforts considérables en matière d’investissements, de coordination et de modernisation ferroviaire. 

Un Réseau Express Régional, aussi appelé Service express métropolitain (SEM) et plus récemment Service express régional métropolitain (SERM), est défini par le Comité d’Orientation des Infrastructures (COI) comme « une offre ferroviaire destinée aux voyageurs offrant une fréquence à l’heure de pointe inférieure à 20 minutes et en heure creuse inférieure à 60 minutes ». Ce type de réseau englobe donc deux éléments fondamentaux : un réseau ferroviaire orienté vers les voyageurs et une desserte fréquente. À cela s’ajoutent des aspects tels que la diamétralisation, comme observée en région parisienne, où les lignes traversent le cœur de la ville, ainsi que le recouvrement, impliquant l’utilisation de différentes lignes pour desservir les mêmes gares. Le recouvrement et la diamétralisation répondent aux besoins de déplacement entre zones résidentielles périphériques et pôles d’activité, parfois également situés en périphérie. Cette approche permet ainsi d’éviter les interruptions de trajet induites par les réseaux en étoile traditionnels tout en favorisant l’interconnexion.

Le succès du RER repose autant sur ce rôle crucial d’interconnexion que sur la fréquence élevée des lignes, qui en font un mode de transport fiable apte à concurrencer l’usage de l’automobile.

En France, le RER renvoie avant tout au réseau qui dessert Paris depuis les années 1970. Aujourd’hui composé de cinq lignes, il demeure le réseau le plus fréquenté d’Europe, accueillant jusqu’à 1,3 million de voyageurs par jour. Son émergence résulte d’un vaste effort d’ingénierie visant à moderniser et à connecter les lignes suburbaines préexistantes. L’acte de naissance du RER est la jonction des lignes du RER A et B à la station de Châtelet-Les Halles, symbole de la mise en réseau du RER.  Le succès du RER repose autant sur ce rôle crucial d’interconnexion que sur la fréquence élevée des lignes, qui en font un mode de transport fiable apte à concurrencer l’usage de l’automobile. Plusieurs réseaux reprennent les principes du RER francilien. On peut mentionner le RER métropolitain de Bordeaux, le Réseau Express Métropolitain Européen de Strasbourg, les tram-train de Nantes et Lyon, ainsi que le réseau franco-suisse du Léman Express. Cependant, ces réseaux se démarquent du RER francilien par un développement et des investissements nettement moins importants.

Un transport de masse écologique

La volonté de développer des SERM répond aux enjeux liés à l’évolution territoriale. En France, la concentration des populations dans des agglomérations attractives et l’attachement au logement périurbain ont engendré un éloignement entre les lieux de résidence et les pôles d’activité. Cette tendance a engendré des déplacements pendulaires de plus en plus longs et fréquents, amplifiant les disparités socio-territoriales. La carence en alternatives de transport adaptées a propulsé l’automobile en tant que seule réponse viable à ces besoins, au prix d’une augmentation du trafic et d’une exacerbation de la pollution. Ce phénomène contraint ainsi une part significative de la population à affronter des itinéraires congestionnés et d’importantes factures de carburant.

La mise en place de RER métropolitains constitue une réponse à ces nouveaux besoins. Le transport ferroviaire est adapté au mass transit et à l’intermodalité, tout en demeurant l’un des modes de transport les plus écologiques. L’infrastructure ferroviaire existante, héritée du XIXe siècle et organisée sous la forme d’étoiles avec les métropoles comme centres névralgiques, est d’ailleurs propice à ce type de projets. Ces étoiles ferroviaires couvrent de vastes portions des zones urbaines et assurent la liaison avec les espaces ruraux environnants. Plusieurs pays étrangers, notamment l’Allemagne, l’ont d’ailleurs bien compris et ont développé des RER autour de leurs grandes métropoles. 

Dans son schéma directeur de 2020 « Étoiles ferroviaires et services express métropolitains », SNCF Réseau met en lumière les enjeux liés à la création de SERM s’inspirant du modèle francilien tout en adaptant les approches aux particularités locales. Au total, 24 SERM potentiels ont été identifiés par la SNCF Réseau : 10 métropoles à fort potentiel (Aix-Marseille, Bordeaux, Grenoble, Lille, Lyon, Nantes, Nice, Rennes, Strasbourg et Toulouse), 10 métropoles à potentiel (Toulon, Rouen, Dijon, Montpellier, Tours, Angers, Le Mans, Besançon, Chambéry, Reims) et 4 zones transfrontalières à développer (Metz-Nancy-Luxembourg, Pays Basque, Annemasse-Genève, Mulhouse-Bâle).

Ce schéma directeur expose un certain nombre de caractéristiques inhérentes à la mise en place d’un SERM. Avant tout, il est nécessaire d’instaurer un service intégré dans les déplacements métropolitains, en mettant particulièrement l’accent sur l’intermodalité (correspondances avec les réseaux urbains, parkings), l’intégration tarifaire au sein du réseau de transport interurbain (pass unique) et la mise en place de nouvelles haltes ferroviaires pour rapprocher les arrêts des espaces d’activités.

Une seconde caractéristique majeure des RER métropolitains réside dans la fréquence élevée du service, un élément crucial pour garantir sa prévisibilité et son adoption par les usagers. Cette exigence implique une amplitude horaire étendue, allant de 6h à 21h du lundi au samedi, avec des horaires de service prolongés jusqu’à minuit les vendredis et samedis. Le schéma directeur préconise également une fréquence soutenue, avec un train toutes les 15 à 30 minutes minimum en heure de pointe, toutes les 30 minutes minimum en heure creuse, et au moins un train par heure le dimanche. Cette cadence est en effet une nécessité pour que le train réponde aux besoins de la population et éviter la congestion aux heures d’affluence.

La mise en place de ce type de service soulève de nouveaux enjeux pour le réseau ferroviaire. Il nécessite l’acquisition de matériel roulant approprié, doté d’une capacité importante et de performances d’accélération et de freinage adaptées aux arrêts fréquents. SNCF Réseau suggère également la possibilité d’organiser le réseau à travers des méthodes de recouvrement et de diamétralisation. Elle rappelle toutefois que ces approches ne sont pas « pas une fin en soi » mais uniquement un « levier » à disposition de la réseau.

Grands travaux et gros sous

L’enjeu majeur de la mise en place des SERM réside néanmoins dans leur intégration au sein du réseau ferroviaire existant. L’instauration d’un SERM entraîne une utilisation conséquente des sillons ferroviaires, susceptible de générer des conflits avec d’autres types de trafic, tels que les transports régionaux, interrégionaux ou de marchandises. Or, de nombreuses étoiles ferroviaires de grandes métropoles sont déjà saturées. Plusieurs solutions sont envisageables pour y faire face, notamment une optimisation des circulations (centralisation de la gestion des circulations, amélioration de la signalisation, nouveaux systèmes de signalisation ERTMS optimisés). Cependant, seule la mise en place de nouvelles infrastructures peut efficacement répondre à l’augmentation prévue du trafic. Celle-ci peut impliquer la réorganisation des voies et des croisements pour isoler les différents flux de circulation – SNCF Réseau parle de fonctionnement en « tubes » – et, dans certains cas, la création de nouvelles voies pour faire face à l’accroissement du trafic. Ainsi, la coexistence de services métropolitains, régionaux, nationaux et de fret, tous en demande de développement, ne pourra se concrétiser que par la construction de nouvelles infrastructures permettant d’anticiper un trafic ferroviaire sans précédent.

L’instauration d’un SERM entraîne une utilisation conséquente des sillons ferroviaires, susceptible de générer des conflits avec d’autres types de trafic, tels que les transports régionaux, interrégionaux ou de marchandises.

Cet effort de développement des transports ferroviaires exige d’importants investissements pour adapter le réseau existant. En juillet 2022, le Président de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, demandait 100 milliards d’euros sur 15 ans pour le réseau, dans le but d’augmenter la part modale du transport ferroviaire de 10 à 20%. En octobre de la même année, l’ensemble des présidents de régions ont appelé à un « New Deal ferroviaire » de 100 milliards sur 10 ans. En décembre 2022, le Comité d’Orientation des Infrastructures a recommandé un investissement de 40 milliards supplémentaires sur 20 ans pour la régénération et la modernisation du réseau. Les besoins d’investissement liés à la mise en place des SERM et à la désaturation des étoiles ferroviaires étaient alors estimés à 15 à 20 milliards d’euros, dont 11 milliards d’euros pour la période 2023-2042 pour les seuls projets prioritaires. Ces chiffres ne prennent pas en compte la Côte d’Azur, qui est concernée par un projet global de ligne nouvelle.

Au cours d’une vidéo postée le 27 novembre 2022, le président de la République  a annoncé son projet en matière de SERM : « Pour tenir notre ambition écologique, je veux qu’on se dote d’une grande ambition nationale : dans dix grandes agglomérations, dans dix métropoles françaises, de développer un réseau de RER, un réseau de trains urbains ». S’il n’a précisé les contours exacts de sa vision, ni les villes retenues, le projet a depuis gagné en clarté. En février 2023, la Première ministre a affirmé la création d’un Plan d’avenir pour les transports doté de 100 milliards d’euros en faveur du développement ferroviaire d’ici 2040, avec un budget annuel de 4,5 milliards d’euros alloué à la régénération du réseau ferroviaire.

Une récente proposition de loi, adoptée en première lecture par l’Assemblée Nationale le 16 juin 2023, est venue définir les SERM dans le code des transports : ceux-ci sont décrits comme « une offre multimodale de services de transports collectifs publics qui s’appuie sur un renforcement de la desserte ferroviaire et intègre, le cas échéant, la mise en place de services de transport routier à haut niveau de service ainsi que la création ou l’adaptation de gares ou de pôles d’échanges multimodaux ». Elle a pour objectif une « amélioration de la qualité des transports du quotidien, notamment à travers des dessertes plus fréquentes et plus fiables des zones périurbaines, le désenclavement des territoires insuffisamment reliés aux centres urbains et la décarbonation des mobilités. »

Beaucoup d’acteurs à faire travailler ensemble

Les projets de SERM devront découler d’une collaboration entre les Régions (autorités organisatrices des mobilités) et l’État. La Société du Grand Paris, forte de son expérience dans la réalisation du Grand Paris Express, deviendra la Société des Grands Projets et sera chargée de contribuer à la conception, à la gestion de projet et au financement des futurs SERM, en collaboration avec SNCF Réseau. Un amendement adopté par les députés prévoit la mise en place d’au moins 10 SERM dans les dix prochaines années.

Bien que les contours du développement des futurs SERM se précisent, de nombreuses zones d’incertitude persistent quant à leur mise en œuvre. Le financement des SERM n’a pas encore été totalement défini. Le rapporteur du projet de loi évoque une somme de 20 à 25 milliards d’euros sur une période de 10 ans, au sein des 100 milliards d’euros d’investissements promis par Elisabeth Borne pour le secteur des transports. Les Contrats de Plan État-Région (CPER) pour la période 2023-2027 prévoient quant à eux une enveloppe de 800 millions d’euros pour financer les premières études, une somme qui peut tout juste couvrir les études préliminaires, mais qui demeure insuffisante pour des réalisations à court terme. A ce titre, Régions de France souligne la nécessité d’un investissement plus important de la part de l’État afin de concrétiser l’ambition d’un développement ferroviaire. Cette nécessité se renforce d’autant plus que les Régions sont déjà engagées financièrement dans d’autres projets ferroviaires et font face à des ressources limitées.

La querelle budgétaire entre l’Etat, la SNCF et les Régions ne fait que retarder la mise en œuvre des futurs RER métropolitains.

Le manque de financement de la part de l’État s’ajoute à des projets largement inaboutis. Les premiers réseaux en cours de lancement, à Bordeaux, à Strasbourg et le Léman Express, essuient quelques difficultés dûes à un manque d’anticipation. Ainsi, le réseau strasbourgeois ne remplit pour l’instant pas toutes ses promesses en raison d’un manque de personnel. Un point pourtant prévisible, mais que la SNCF a trop tardé à reconnaître selon la CGT. Au-delà de ces trois SERM, « la grande majorité des projets n’en est encore qu’à des stades d’études d’opportunité ou préliminaires » signale le rapport du Comité d’Orientation des Infrastructures en décembre 2022. De plus, plusieurs projets de SERM dépendent d’opérations majeures qui ont été repoussées, telles que le Grand Projet Ferroviaire du Sud-Ouest (Toulouse, Bordeaux et le Pays Basque), la Ligne Nouvelle Provence Côte d’Azur (Marseille, Toulon, Nice), le contournement ferroviaire de l’agglomération lyonnaise et la Ligne Nouvelle Paris Normandie (Reims).

Comité d’Orientation des Infrastructures, Investir plus et mieux dans les mobilités pour réussir leur transition – Rapport de synthèse : stratégie 2023-2042 et propositions de programmation, page 69, décembre 2022. Carte réalisée par l’auteur.

Le souhait partagé de mettre en place des réseaux ferroviaires métropolitains en s’inspirant du modèle du RER francilien souligne l’impératif de concevoir des projets clairs et efficaces pour répondre aux besoins des métropoles et proposer des alternatives à la voiture, tout en répondant aux enjeux environnementaux et sociaux des territoires. Cependant, ces projets ne pourront être concrétisés sans un effort substantiel visant à moderniser le réseau ferroviaire hérité du XIXe siècle. 

Outre l’adaptation des infrastructures, la mise en place de ces projets nécessitera aussi l’acquisition de rames supplémentaires et l’embauche de personnels en nombre suffisant pour les faire fonctionner. Etant donné le temps nécessaire pour tous ces aspects, la querelle budgétaire entre l’Etat, la SNCF et les Régions ne fait que retarder la mise en œuvre des futurs RER métropolitains. Face à cette situation, de nombreux élus locaux et acteurs économiques critiquent vivement la lenteur des arbitrages et font part de leurs inquiétudes concernant les investissements nécessaires. 

Enfin, si ces futurs réseaux métropolitains constituent une bonne réponse aux besoins de transports décarbonés dans les grandes agglomérations, leur mise en place ne doit pas occulter des questions plus larges sur les mobilités et l’urbanisme. D’une part, les RER métropolitains doivent s’articuler avec une politique d’urbanisme intelligente, visant la densification autour des nœuds de transports plutôt que l’encouragement à une nouvelle vague d’étalement urbain. D’autre part, l’impératif d’amélioration des transports ferroviaires urbains ne doit pas faire oublier les campagnes, où la voiture reste souvent le seul moyen de déplacement. Autant de chantiers sur lesquels le gouvernement semble encore avoir un train de retard.

Pass ferroviaire en France : le défi de la démocratisation du rail

Automates de distribution de billets de train. © Yves Moret

Alors que l’Allemagne trace sa voie avec son Deutschland-Ticket, la France peine à développer une offre ferroviaire économique comparable, malgré l’annonce d’un futur pass par le ministre des transports Clément Beaune. Pourtant, plusieurs initiatives passées ont démontré le succès d’une telle offre.

L’Allemagne se distingue comme le précurseur des pass ferroviaires. Dès l’été 2022, elle a lancé son 9-Euro-Ticket, permettant une circulation illimitée sur le réseau régional pour un abonnement mensuel de 9€. Cette initiative a été mise en place dans un contexte marqué par une hausse des prix de l’essence et dans le but de favoriser le transfert modal de la voiture vers le train. Dans ce cadre, l’État fédéral a alloué 2,5 milliards d’euros aux Länder pour compenser les pertes.

L’Allemagne, pionnière des pass ferroviaires

Cependant, malgré le succès indéniable de cette initiative avec près de 52 millions de billets vendus, son impact écologique apparaît mitigé. En effet, le 9-Euro-Ticket n’a pas atteint les objectifs escomptés en termes de réduction de l’utilisation de la voiture, le report modal restant limité. Comparé à la même période en 2019, le nombre de trajets en train a augmenté d’environ 40 %, tandis que l’usage de la voiture n’a que légèrement diminué. La saturation des lignes touristiques allemandes témoigne de cette augmentation importante des voyages en train. Cette offre, si elle n’a pas forcément eu l’effet écologique recherché, révèle donc un potentiel de développement significatif pour les voyages touristiques en train et a permis une démocratisation des vacances.

Graphique de l’auteur. Source des données : DE Statis

Soucieux de poursuivre cette initiative, des négociations au sein de la coalition gouvernementale regroupant sociaux-démocrates, libéraux et verts ont abouti à la relance du pass dès le 1er mai. Sous sa nouvelle forme, le Deutschland-Ticket se présente comme un pass national mensuel au tarif de 49€, dont le financement est partagé à parts égales entre l’État fédéral et les Länder, chacun contribuant à hauteur de 1,5 milliard d’euros. Avec 10 millions d’abonnement au premier mois, ce nouveau pass apparaît déjà comme un succès commercial outre-Rhin.

Pass France-Allemagne et Pass TER Jeunes, des offres qui ont trouvé leur public

Les pass ferroviaires français à destination des jeunes ont également connu un large succès. Récemment, l’initiative du Pass France-Allemagne, a offert 60 000 tickets gratuits – 30 000 en France et 30 000 en Allemagne – permettant aux jeunes de 18 à 27 ans de profiter de 7 jours de voyages gratuits sur le réseau régional de l’autre pays. Le lancement de cette initiative a donné lieu à un afflux massif de demandes sur le site de réservation, qui, saturé, a délivré l’ensemble des abonnements en quelques instants.

Une autre initiative, plus large, avait également existé au cours des étés 2020 et 2021, le Pass TER Jeunes. Cet abonnement permettait aux jeunes âgés de 18 à 27 ans de voyager de manière illimitée sur le réseau TER pour seulement 29€ par mois. L’offre avait alors rencontré un vif succès, dépassant largement les attentes. Au cours de l’été 2021, alors que la SNCF visait la vente de 10 000 pass, 70 000 avaient finalement été vendus. Toutefois, malgré le succès de cette offre, Régions de France a annoncé en 2022 l’abandon du dispositif. 

Vers des réseaux ferroviaires surchargés ?

À l’heure de la décarbonation des transports, le transfert modal vers le ferroviaire apparaît comme une nécessité alors que le secteur des transports est celui qui dégage le plus de gaz à effet de serre : 31% des émissions françaises en 2019. Si les comparatifs d’émissions de gaz à effet de serre divergent, tous consacrent le train comme étant de loin le transport le plus écologique. Mais, si l’intérêt environnemental du train est désormais bien connu, le prix reste la première entrave à ce mode de locomotion, selon un récent sondage Harris Interactive pour le Réseau Action Climat.

L’instauration d’un pass, au prix unique et réduit, serait en mesure de réduire ce frein majeur. Toutefois, le succès des pass ferroviaires chez nos voisins européens a aussi mis en évidence les limites du système ferroviaire. De nombreuses gares et un grand nombre de trains sont déjà régulièrement engorgés, en particulier à la période estivale. Le développement de nouvelles offres, aux prix plus faibles, apporte un risque majeur : la saturation des infrastructures.

Garantir le droit aux vacances

Outre la question de l’état du réseau ferroviaire, les pass ferroviaires illustrent le besoin d’accéder à des destinations touristiques, de voyager et finalement de démocratiser les vacances. A l’heure où près de la moitié des français ne partent pas en vacances, dont la moitié pour des raisons financières, cette question revêt une importance particulière, et une politique ferroviaire ambitieuse, à l’image des billets congés annuels mis en place en 1936, apparaît pertinente.

C’est cette voie qu’a emprunté la NUPES avec sa proposition de loi sur l’accès aux vacances. Dans une tribune publiée, les députés François Ruffin, Benjamin Lucas, Soumya Bourouaha, Arthur Delaporte, Marie-Charlotte Garin et Frédéric Maillot ont dénoncé une situation où “le porte-monnaie fait la loi”. Ils proposent donc un “ticket-climat train à prix réduit et à volonté”, avec un abonnement TER mensuel illimité au prix de 29€, soit le même tarif que l’ancien Pass TER Jeunes. En réponse, le ministre des transports a prévu de faire des annonces sur une future offre.

Si l’idée d’un pass fait peu à peu son chemin en France, la mise en place d’offres tarifaires accessibles ne pourra faire l’impasse sur une politique d’inclusion ferroviaire. En Allemagne, les pass ferroviaires ont été critiqués en raison de la charge qu’ils représentent pour les habitants de territoires non desservis. De même, 33% des Français estiment que leur commune est mal desservie par le train, un chiffre qui monte à 64% dans les zones rurales

Afin que tous les Français puissent bénéficier de tarifs réduits, il serait envisageable d’inclure les autocars de la SNCF et des Régions dans un futur pass, à condition qu’un accord soit trouvé avec les Régions. A moyen terme, il sera toutefois indispensable d’initier un vaste mouvement de réouverture et de construction de lignes ferroviaires dans les régions les plus isolées.

Railcoop : la privatisation ferroviaire sous façade citoyenne

L’autorail X72500, un train diesel des années 2000, a été choisi par Railcoop pour la ligne Lyon-Bordeaux. © Christophe Beuret

Autoproclamée « première entreprise ferroviaire coopérative d’Europe » depuis 2020, Railcoop a récemment annoncé la suspension de son service de fret. Cette annonce survient alors que la coopérative a accumulé les éloges pour son engagement en faveur des petites lignes de chemin de fer abandonnées, notamment grâce à son projet phare de rouvrir la ligne Bordeaux-Lyon. Cependant, cette suspension révèle les limites de la coopérative et soulève des interrogations quant au modèle ferroviaire qu’elle promeut.

Railcoop est une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) ferroviaire qui ambitionne de « redonner du sens à la mobilité ferroviaire en impliquant citoyens, cheminots, entreprises et collectivités autour d’une même mission : développer une offre de transport ferroviaire innovante et adaptée aux besoins de tous les territoires ». Cette ambition se concrétise par différents projets de liaisons ferroviaires, parmi lesquels l’ouverture d’un service de voyageurs direct reliant Bordeaux à Lyon via le Massif Central, prévue pour l’été 2024, occupe une place centrale. Outre la promotion de l’implication citoyenne dans le domaine du ferroviaire, Railcoop insiste sur la complémentarité de ses activités avec le service public et sur une démarche écologique visant à proposer des alternatives à la voiture.

Une communication citoyenne et volontariste basée sur l’effet d’annonce

Le discours d’une coopérative citoyenne, visant à relancer les petites lignes délaissées a suscité un grand intérêt médiatique. Qu’il s’agisse de la presse régionale (Sud-Ouest, La Montagne, La Dépêche, Le Télégramme…), nationale (France Télévision, L’Express, Le Monde, LCI, Europe 1, Brut… ), internationale (El Pais, RTBF, France 24…) ou spécialisée (Aiguillages, La Vie du Rail… ), les médias ont été très nombreux à relayer cette initiative. Nombre de médias « engagés » ont également participé activement à la promotion de la société (Médiapart, Radio Parleur, Reporterre, Alternatives Economiques, La relève et la peste, Socialter, Sans transition, Libération, PositivR, L’âge de faire, Basta!, Pioche).

En annonçant régulièrement des ouvertures de lignes, la société s’offre une forte couverture médiatique, en particulier dans la presse locale, intéressée par la perspective de « réouverture prochaine » d’anciennes lignes délaissées.

Le caractère publicitaire et la source des informations de ces articles sont sujets à questionnement. En effet, la majorité de ces publications reprennent directement les éléments de l’imposant dossier de presse proposé par la société. Ce dossier construit un récit, celui de la réouverture des petites lignes abandonnées par la SNCF grâce à une initiative citoyenne qui agit concrètement.

© Ugo Thomas

La carte des futurs trajets proposés fait rêver les amoureux du rail : nombre de liaisons aujourd’hui mal desservies sont évoquées, alors que la priorité donnée au TGV a délaissé de nombreuses gares et trajets. C’est sur cet effet d’annonce, poussé à son paroxysme, que repose la communication de Railcoop. En annonçant régulièrement des ouvertures de lignes, la société s’offre une forte couverture médiatique, en particulier dans la presse locale, intéressée par la perspective de « réouverture prochaine » d’anciennes lignes délaissées. Railcoop a ainsi annoncé la réouverture de 10 lignes différentes, de Bâle – Le Croisic à Thionville – St Etienne. Pourtant, ces projets, à l’exception de la ligne Bordeaux – Lyon, ne restent à ce jour qu’à l’état d’ébauche.

Au-delà des annonces, une société en crise

Derrière cette façade de sauveur des petites lignes, la réalité est bien moins reluisante. Deux projets sont mis en avant en priorité par la société : un service de fret en Occitanie et un service voyageur entre Bordeaux et Lyon. Aujourd’hui, aucun de ces services ne circule. Le service fret, inauguré avec grande pompe le 15 novembre 2021, reliant Capdenac à Toulouse, a été suspendu le 19 avril dernier, faute de rentabilité économique. La ligne Gignac-Saint-Gaudens, inaugurée en avril 2023, a connu le même sort. Le service voyageur, dont le lancement était initialement prévu pour l’été 2022, avec deux allers-retours par jour entre Bordeaux et Lyon a lui été reporté successivement en décembre 2022, puis à l’été 2024 avec un aller-retour sur deux jours et un service en deux phrases : Lyon-Limoges à l’été et Limoges-Bordeaux à l’horizon de l’hiver 2025.

Outre cette érosion des promesses à mesure que la mise en service se précise, le modèle coopératif mis en avant par Railcoop semble lui aussi bien loin de la réalité. Entreprise coopérative rassemblant, au 26 avril 2023, 14.171 sociétaires, qui doivent chacun débourser 100€ minimum pour obtenir une part de la SCIC, Railcoop promettait une gouvernance très ouverte. En réalité, une récente enquête de Médiapart révèle que la direction est assurée par Nicolas Debaisieux, en tant que directeur général, et par sa sœur Alexandra Debaisieux en tant que directrice générale déléguée. Un fonctionnement très centralisé et vertical donc, en décalage avec le modèle citoyen que prône la coopérative. Suite aux récentes difficultés, celle-ci doit être remaniée prochainement, avec le départ d’Alexandra Debaisieux et la mise en place d’une direction bicéphale.

Une réforme de la gouvernance qui fait suite à une crise sociale interne mise en lumière par Médiapart. En effet, sur les 32 salariés et alternants que compte l’entreprise – dont seulement trois conducteurs pour une vingtaine d’encadrants -, dix d’entre eux ont quitté leur poste, pour partie dans le cadre d’un plan de sauvegarde de l’emploi. Toujours selon Médiapart, la gestion des fonds de la part de la coopérative serait entachée d’investissements hasardeux. Ainsi, une partie des fonds de Railcoop aurait été dépensée dans l’achat et la location de wagons et locaux au final jamais utilisés par l’entreprise. Interloqués par cet usage des fonds, certains salariés se plaignent également de devoir appliquer des « priorités qui changent du jour au lendemain » et de l’absence d’écoute de leurs suggestions par la direction.

Un modèle économique qui interroge

Si le climat social interne est mauvais, les difficultés de Railcoop sont également liées à l’objectif que s’est fixé la société. Le transport ferroviaire est une activité peu lucrative, avec des marges limitées voire inexistantes, et requiert des investissements de départ très importants. La ligne Bordeaux-Lyon sur laquelle la société compte opérer est ainsi historiquement déficitaire. Avec des tarifs attractifs et un prix d’appel de 42€ par billet, le modèle économique interroge sur la capacité de l’entreprise à maintenir une rentabilité durable.

Pour assurer les investissements et les frais de fonctionnement nécessaires, la coopérative semble s’appuyer sur la constitution d’un capital important garanti par les parts sociales de ses membres. Toutefois, Railcoop a vite réalisé que cela ne serait pas suffisant pour couvrir les coûts liés à la mise en place de ses services, évalués à environ 40 millions d’euros. Ainsi, depuis octobre 2022, elle a lancé une levée de fonds à hauteur de 34 millions d’euros dont 5 millions d’euros devraient être issus des sociétaires, afin de garantir une trésorerie minimale et de rassurer les prêteurs bancaires.

Pour atteindre la viabilité financière, une solution possible serait d’attirer en permanence de nouveaux investisseurs.

Mais la constitution d’un capital important ne résoudra pas la question de la rentabilité à long terme de Railcoop. Pour atteindre la viabilité financière, une solution possible serait d’attirer en permanence de nouveaux investisseurs. A ce titre, Railcoop indique que : « La trésorerie de la société étant étroitement liée à sa capacité à collecter régulièrement des souscriptions, la stabilité des souscriptions est importante pour la pérennité de la société. » De ce point de vue , les campagnes médiatiques sur la réouverture imminente de nouvelles lignes apparaissent comme un moyen d’assurer la survie financière de la société, et ce d’autant plus que le bilan actuel de la coopérative est assez décevant. Ainsi, le résultat de l’exercice 2021 était déficitaire à hauteur de 1,4M€ dont 1M€ pour les charges de personnel. Sur ce point, il est légitime de se demander quel sera l’état de la trésorerie de Railcoop lors du lancement de la ligne Lyon-Bordeaux prévu en 2024 après quatre années sans recettes.

En Allemagne, une expérience similaire à celle de Railcoop appuie ces inquiétudes. La société Locomore, financée par crowdfunding, a fait faillite après seulement cinq mois d’activité. Interrogée à ce sujet dans sa FAQ, Railcoop a éludé le fond du modèle économique en indiquant que l’échec de Locomore était dû au fait qu’elle n’était pas une coopérative, sans expliquer en quoi son propre modèle économique était différent.

Dans les faits, Railcoop s’appuie sur le recours aux fonds publics. Alors que sur son site on peut lire que « Railcoop fera rouler des trains de passagers et de marchandises sans subvention d’exploitation » (elle précisait auparavant « sans subvention publique »), le rapport de Railcoop aux fonds publics est plus complexe. La société permet en effet aux collectivités territoriales de devenir coopératrices, avec une contribution minimale de 100 €. Cette participation est ensuite calculée selon un barème dégressif en fonction du nombre d’habitants de la collectivité, allant de 50 centimes à 10 centimes par habitant (bien que ce modèle ne semble plus exclusif). Actuellement, les contributions des collectivités territoriales atteignent presque un million d’euros, avec une participation au capital social évaluée a minima à 933 600 €. À ces prises de participation s’ajoutent également des aides indirectes, comme la cession de rames à un prix symbolique de la part de la région Auvergne-Rhône-Alpes, dirigée par Laurent Wauquiez. Ironie du sort, les rames en question étaient celles de trains régionaux du même type que l’ancienne liaison Bordeaux-Lyon.

Les premières liaisons devaient se faire à l’aide de neuf rames X 72500 cédées à un prix « symbolique » de la part de la région Rhône Alpes. Finalement, seule une rame circulera et la seconde servira de pièce détachée. © Patrick Janicek, Flickr

Railcoop, un laboratoire de la privatisation du rail

Plus largement, le modèle économique de Railcoop s’inscrit dans un contexte plus large, celui de l’ouverture à la concurrence du système ferroviaire. A cet égard, il peut être considéré comme un pionnier pour les futurs entrants privés dans le réseau. Le secteur ferroviaire nécessite des investissements considérables (construction et entretien des voies, infrastructures électriques, signalisation, gares, matériel roulant…), traditionnellement assurés par la puissance publique, qui a pris en charge les investissements pour assurer l’unité du réseau. Cette approche a permis de réduire le déficit du système ferroviaire, les liaisons rentables compensant les coûts des infrastructures et des services régionaux généralement déficitaires. Cependant, avec l’ouverture à la concurrence, les acteurs privés se positionnent uniquement sur les liaison les plus rentables tandis que l’entreprise publique historique doit assumer seule le déficit demeure des liaisons secondaires.

Faute de pouvoir rivaliser avec les acteurs historiques formés et financés par les pouvoirs publics, Railcoop opte pour une stratégie d’externalisation de ses activités. N’ayant pas de centre de formation, elle fait appel à des agents formés par la SNCF ; n’ayant pas d’opérateurs au sol, elle fait appel aux filiales de la SNCF ; n’ayant pas de locomotives, elle loue celles de la Deutsche Bahn ; enfin, n’ayant pas de wagons, elle loue celles d’une filiale privatisée de la SNCF

Contrairement à la complémentarité affichée, Railcoop agit donc dès aujourd’hui en concurrent des activités de la SNCF.

Contrairement à la complémentarité affichée, Railcoop agit donc dès aujourd’hui en concurrent des activités de la SNCF. Sud Rail a ainsi critiqué l’impact de Railcoop sur les activités de la SNCF avec la cession de plusieurs locaux de la SNCF, y compris une salle de pause pour les cheminots à Guéret. Cette concurrence s’étend également aux trains régionaux. En Normandie, une décision du 2 décembre 2021 de l’Autorité de Régulation des Transports a révélé que les services de Railcoop pourraient directement concurrencer dix-huit trains régionaux, suscitant des craintes chez les usagers quant au remplacement de leurs liaisons. En Auvergne-Rhône-Alpes, le comité des usagers de trains de l’Auvergne dénonçait la suppression d’un service Limoges-Montluçon en raison de l’hypothétique arrivée prochaine de Railcoop.

Railcoop ne s’arrête pas là. Non-contente de s’engouffrer dans le nouveau marché ferroviaire, elle milite activement en faveur de la poursuite du processus de libéralisation du secteur. La société a ainsi adhéré au lobby AllRail qui représente les concurrents ferroviaires aux opérateurs historiques et a participé à la campagne European Startup Manifesto on Rail qui prône une plus grande libéralisation du ferroviaire européen. Alexandra Debaisieux, la directrice générale déléguée de Railcoop, a également plaidé auprès du Sénat pour « dénoncer les barrières » limitant le développement de nouvelles sociétés ferroviaires et en particulier l’absence de libéralisation des centres de maintenance et de formation de la SNCF.

Ce que Railcoop dit du ferroviaire

Railcoop illustre l’attachement profond des Français au ferroviaire, qui s’inscrit dans une histoire longue, un engagement pour l’écologie et une plus grande accessibilité des territoires isolés. L’initiative proposée par Railcoop, qui vise à rouvrir des lignes et à sortir de l’actuelle résignation, trouve donc naturellement un public attentif et enthousiaste.

Cette initiative est également bien accueillie par les collectivités locales, qui y voient une opportunité d’agir concrètement en faveur du retour du train et de développer des territoires en proie à de nombreuses difficultés. C’est ce sentiment que l’on retrouve par exemple dans le procès verbal du conseil communautaire du Grand Guéret où les élus mettent en avant l’apport en terme d’emplois et d’activité sur leur territoire tout en craignant, s’il n’y a pas d’investissement à la hauteur, que le centre technique promis par Railcoop n’ouvre pas dans l’agglomération.

La société apparaît comme un pionnier de la libéralisation ferroviaire, cause principale de l’abandon des petites lignes qu’elle dit pourtant vouloir rouvrir. 

Dans ce contexte, Railcoop apparaît comme la solution miracle pour sortir de la fatalité actuelle et c’est sur ce discours qu’elle parvient à lever des fonds. Pourtant, loin d’apporter une solution pérenne à ces difficultés, Railcoop est en réalité une impasse. En encourageant les collectivités – dont ce n’est pas la compétence – et les citoyens dans un projet difficilement viable, tout en déchargeant l’État de ses responsabilités, elle offre de faux espoirs. Pire, la société apparaît comme un pionnier de la libéralisation ferroviaire, cause principale de l’abandon des petites lignes qu’elle dit pourtant vouloir rouvrir. 

Si l’État agissait concrètement pour le rail, « l’aventure Railcoop » n’aurait jamais existé. La ligne Lyon-Bordeaux, projet phare de la coopérative, l’illustre parfaitement. Jusqu’en 2013, cette ligne existait sous la forme d’un Train d’Equilibre du Territoire (Intercités) subventionné par l’Etat avant que ce dernier n’abandonne la liaison. En 2017, la section ouest de la ligne est rouverte par la Région Nouvelle Aquitaine mais la Région Auvergne-Rhône-Alpes, sollicitée, n’a pas donné de suite. Laurent Wauquiez annonçait alors que « la région ne se substituera pas à l’État. » C’est pourtant ce même président de Région « très favorable » à Railcoop qui déclarait en 2021 que : « ce projet est plus que symbolique puisque, depuis des années, on ferme des lignes dans notre pays. »

Déjà profondément dysfonctionnelle, Railcoop semble destinée à échouer. Son modèle économique, qui repose sur une perfusion constante de nouveaux apports de capital, notamment par les collectivités, paraît en effet insoutenable à terme. Mais d’ici-là, elle aura servi de faire-valoir aux détracteurs du service public, qui trouvent ainsi un moyen de légitimer leurs attaques contre la SNCF. Loin de pallier aux insuffisances de l’ancien monopole public, Railcoop aura donc joué le rôle d’enfant-modèle de la libéralisation et d’écran de fumée pour masquer les décisions d’abandon de nombreux territoires par un service public ferroviaire national de plus en plus mal en point. Espérons au moins que sa probable faillite serve de leçon.

« Les mouvements sans grève ne gênent personne » – Entretien avec Jean-Marie Pernot

Manifestation contre la réforme des retraites le 19 janvier 2023 à la Place de la République (Paris). La manifestation parisienne a rassemblé environ 400.000 personnes. © Capture d’écran BFMTV

La forte opposition à la réforme des retraites met de nouveau les syndicats au centre du jeu politique. Après une mobilisation historique le 19 janvier dans la rue, de nouvelles manifestations sont prévues et des grèves se préparent dans plusieurs secteurs. Mais pour Jean-Marie Pernot, politologue et spécialiste des syndicats, un mouvement social se limitant à des manifestations et à quelques « grèves par procuration » ne sera pas suffisant pour faire reculer le gouvernement. L’organisation de grèves dures sera néanmoins ardue, tant les syndicats se sont affaiblis durant les dernières décennies. Dans cet entretien fleuve, l’auteur de l’ouvrage Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer revient sur les raisons de ce déclin, entre bureaucratisation, incapacité de la CGT et de la CFDT à s’unir, liens compliqués avec les partis politiques ou encore inadéquation entre la structuration des grandes confédérations et l’organisation du salariat contemporain. Propos recueillis par William Bouchardon.

Le Vent Se Lève : La mobilisation contre la réforme des retraites a débuté par une grande manifestation jeudi 19 janvier, avec entre 1 et 2 millions de personnes dans la rue, ce qui est assez historique. Néanmoins, malgré l’unité syndicale, le choix d’une prochaine date de mobilisation tardive le 31 janvier et des suites un peu incertaines suivant les secteurs donnent l’impression d’une fébrilité des syndicats. Comment analysez-vous ce début de mobilisation ?

Jean-Marie Pernot : D’abord, si je peux bien sûr être critique des syndicats, il faut quand même relever qu’ils ne sont pas morts. Qui est capable dans ce pays de mettre un à deux millions de personnes dans la rue ? Tout affaiblis qu’ils soient, on constate quand même que les syndicats ont réussi cela, grâce à une certaine unité. Certes, cette unité est défensive car les syndicats n’ont pas tous le même avis sur les retraites, mais l’opposition à la réforme les réunit. Ce qui me frappe beaucoup dans cette première journée de mobilisation, même si on l’a déjà vu en 2010, c’est la mobilisation dans les petites villes. 1500 personnes à Chaumont (ville de 22.000 habitants en Haute-Marne) par exemple. C’est assez rare pour le souligner. Donc les syndicats ne sont pas morts. Bien sûr, les retraites sont au cœur du pacte social et c’est un sujet très sensible, d’où l’ampleur de la mobilisation.

Une fois dit cela, l’analyse doit se faire non pas sur une journée mais sur une séquence. Depuis 1995, ces conflits se font en effet sur de grandes séquences et les mouvements acquièrent une dynamique propre. Cette première journée était-elle l’acmé du mouvement ou seulement un point de départ ? Il est encore trop tôt pour le dire. En outre, les rythmes de mobilisation sont différents secteur par secteur, selon les syndicats qui dominent. On sait que la CGT va pousser à la grève reconductible dans certains secteurs, mais même au sein de ce syndicat, les stratégies diffèrent. Les grèves dans les transports par rail et les transports urbains vont probablement tenir un certain temps. Outre les habitudes de mobilisation à la SNCF et à la RATP, je rappelle que leur régime spécial est menacé. Mais de manière générale, on va avoir toutes les configurations sectorielles et géographiques. Il y a une immense variété de stratégies syndicales, d’habitudes, de puissance par secteur etc. et donc beaucoup d’inconnues.

Je retiens deux facteurs importants pour la suite. D’abord la question de la grève : en 2010, contre la réforme des retraites de Nicolas Sarkozy, on avait eu une protestation presque sans grève. La vague de manifestations était considérable, sans doute la plus forte depuis 1968, plus forte même qu’en 1995. Même dans les petites îles au Nord de la Bretagne, dans des villages de 300 habitants, il y avait systématiquement des manifestations. Et pourtant il ne s’est rien passé : Sarkozy se fichait de ces manifestations et a fait sa réforme. Macron a sans doute en tête le même scénario : que les gens manifestent une, deux ou dix fois, puis qu’ils finissent par se lasser, que le front syndical se lézarde etc… Si c’est de nouveau un mouvement sans grève, comme en 2010, je ne vois pas en quoi l’issue serait différente. Les mouvements sans grève ne gênent personne. Bruno Le Maire l’a d’ailleurs rappelé il y a quelques jours : il respecte le droit de manifester mais espère un mouvement indolore, qui ne « bloque » pas le pays.

En effet, face à un mouvement de manifestations mais peu de grèves, les patrons ne disent rien car ils ne sont pas directement visés. En revanche, s’il y a des grèves, que la production et l’économie sont pénalisées, ça peut changer la donne. Si le conflit grippe la machine économique, le patronat va se réveiller, alors qu’il est globalement pour la réforme pour l’instant, du moins en ce qui concerne les gros patrons du MEDEF. Ce n’est pas évident bien sûr : avec l’inflation, les gens réfléchissent à deux fois avant de faire grève. Certains secteurs tiennent des discours de grève dure, mais il faudra voir sur la durée. Dans les raffineries par exemple, cela peut avoir des impacts à la pompe à essence mais aussi pour l’approvisionnement des entreprises. Je suis incapable de connaître la suite, mais en tout cas, contrairement aux manifs, le mouvement syndical a perdu de sa puissance sur ce point.

Le deuxième point, c’est la mobilisation des jeunes. Lorsque les jeunes s’en mêlent, on ne sait jamais où ça va s’arrêter. Il suffit de penser au CPE en 2006, où c’était devenu difficile à gérer. Là-dessus aussi, difficile de trop s’avancer : il y avait beaucoup de lycéens ou d’étudiants le 19 janvier dans la rue, mais pas sûr que la question des retraites les mobilise jusqu’au bout. 

Enfin, il y a un troisième facteur, que j’ose à peine évoquer, c’est la violence. Depuis 2010, nous avons eu les gilets jaunes, qui n’étaient pas un mouvement institutionnalisé. Ils ne suivaient pas les habitudes des syndicats : déposer un trajet, assurer le service d’ordre, se disperser tranquillement… Ils faisaient le trajet qu’ils souhaitaient et cela pouvait dégénérer, pour le meilleur comme pour le pire. Ce qui peut jouer dans cette affaire, c’est l’incroyable mépris de Macron. Sarkozy n’était pas un modèle, mais au moins il n’allait pas parader en Espagne le jour où il y avait deux millions de personnes dans la rue. Ce mépris total peut radicaliser un certain nombre de gens, se transformer en haine et susciter de la violence. Ce n’est pas le pari des syndicats bien sûr, mais la situation peut leur échapper. 

LVSL : Je reviens au premier facteur que vous évoquiez : la grève. On sait qu’il y en aura un certain nombre, même si leur forme et leur durée sont encore inconnues. Mais n’y a-t-il pas un risque, comme c’est souvent le cas depuis 1995, que les grèves se concentrent dans quelques bastions comme la SNCF, la RATP ou quelques services publics, les salariés d’autres secteurs se contentant de les soutenir sans y participer ? La « grève par procuration » est-elle devenue la norme ?

JM Pernot : C’est fort probable. Dans d’autres secteurs, notamment le secteur privé, il est devenu difficile de faire grève : comme c’est une pratique minoritaire, elle est d’autant plus risquée pour ceux qui s’y livrent. D’autant que la question du pouvoir d’achat n’encourage pas à la grève. Il y a donc un risque de délégation ou de procuration, avec des gens qui posent des RTT pour aller manifester en soutien aux grévistes, mais sans se mobiliser dans leur entreprise. Bien sûr, cela rendra une victoire du mouvement moins probable.

Une grève par procuration est donc un signe que les gens ont du mal à tenir une grève sur la durée. Mais s’ils soutiennent les grévistes, notamment via les caisses de grèves, c’est déjà pas mal. En 1995, par exemple, les transports en Île-de-France étaient tous à l’arrêt et c’était très pénible, mais les gens ont soutenu le mouvement. La droite avait essayé d’organiser les usagers contre les grévistes, mais excepté un petit rassemblement ponctuel dans les beaux quartiers, ça n’avait pas pris. 

Donc oui, c’est sûr que s’appuyer sur un faible support gréviste fragilise le mouvement. On connaît la liste des secteurs à l’avance. Mais le fait que la CFDT soit contre la réforme peut jouer, notamment chez les routiers. En 1995 et en 2003, les routiers avaient été très mobilisés et cela avait pesé. Or, la CFDT y est majoritaire. Ce n’est pas rien : contrairement au fret ferroviaire qui ne représente plus grand chose, le fret routier est essentiel pour les entreprises. Mais attention : les pouvoirs publics ont appris de ces mobilisations passées et y sont très attentifs, ils essaieront d’éviter le blocage des routes. 

Plus largement, ce phénomène de grève par procuration traduit des changements de l’organisation du travail. Avant, les grandes entreprises étaient des points forts de la mobilisation syndicale. Aujourd’hui les grandes entreprises sont en majorité composées de cadres et le travail ouvrier est sous-traité dans tous les sens. Or, les syndicats ont très peu d’appuis chez les sous-traitants.

LVSL : En effet, la grève par procuration est le symptôme d’un syndicalisme affaibli. Vous l’évoquez d’ailleurs dans votre livre, qui s’ouvre sur un paradoxe : l’exploitation au travail est toujours bien présente, nombre de cadres font face à une crise de sens, les salaires ne suivent plus l’inflation… Bref, les demandes portées par les syndicats sont tout à fait actuelles et même parfois majoritaires dans l’opinion. Pourtant le nombre de syndiqués est en baisse, comme la participation aux élections professionnelles. Pourquoi ?

JM Pernot : On peut retenir deux causes majeures de l’affaiblissement des syndicats. La première, c’est le serpent de mer de la désunion syndicale. Les gens ne comprennent pas bien pourquoi il y a autant de syndicats et pourquoi ils n’arrivent pas à se mettre d’accord. Beaucoup se disent « mettez-vous d’accord et ensuite on s’intéressera à ce que vous faites ». Ça ne veut pas dire que les divergences n’ont pas de bonnes raisons, mais il faut regarder la réalité en face : les débats stratégiques entre la CGT et la CFDT, ça n’intéresse pas les gens. D’autant qu’aucune des deux stratégies ne donne des résultats. Donc ils continuent de se battre mais leurs stratégies sont chacune perdantes de leur côté et ces bagarres rebutent les gens. Certes, quand les gens ont un problème dans leur boîte, ils vont toujours voir le militant syndical quand il y en a un, mais c’est un service élémentaire de soutien aux salariés en difficulté. Mais pour les syndicats qui parlent de transformation sociale, on est loin de passer de la parole aux actes.

« Désormais, tout le monde sous-traite tout. Cela déstructure les collectifs, éclate les communautés d’action, dissout les solidarités entre travailleurs. »

Le second problème, c’est cette dynamique du salariat que j’aborde dans mon livre, alors que les syndicats sont restés scotchés à leurs structures antérieures. Nous avons eu un grand mouvement de transformation de l’entreprise et des interrelations entre entreprises. C’est notamment le cas avec la sous-traitance, qui est particulièrement forte en France. Désormais, tout le monde sous-traite tout. La question n’est plus qu’est-ce qu’on sous-traite, mais que garde-t-on en interne ? Évidemment, cela déstructure les collectifs, éclate les communautés d’action, dissout les solidarités entre travailleurs.

En revanche, la négociation collective n’a pas changé. Elle a lieu à l’échelle des branches et des entreprises, alors que ces lieux ont perdu de leur substance. Il se passe encore des choses dans les branches, mais les entreprises sont devenues des palais des courants d’air, avec parfois une majorité de travailleurs dont le contrat de travail est ailleurs que dans l’entreprise. Donc les syndicats se sont retrouvés atomisés boîte par boîte et accompagnent l’éclatement des travailleurs. Cela est contraire à la logique inclusive qui est au fondement du syndicalisme confédéré. Normalement, un syndicat emmène un groupe social avec lui. Là, ils font face à des divisions permanentes entre personnes qui travaillent ensemble mais qui sont rattachées à des entreprises ou des branches différentes. Il y a là un énorme hiatus.

LVSL : Oui, vous rappelez d’ailleurs dans votre livre qu’un quart des syndiqués CGT ne sont rattachés à aucune union professionnelle, c’est énorme. Pourtant le problème n’est pas nouveau et les syndicats ont déjà fait face à d’autres réorganisations du monde du travail, au début du XXème siècle et ils avaient réussi à se réformer. Comment expliquer l’inertie actuelle ? Pourquoi les syndicats ne parviennent-ils pas à créer de la solidarité entre des gens qui ne sont peut-être pas rattachés à la même entreprise de par leur contrat de travail, mais travaillent de fait ensemble ?

JM Pernot : Oui, c’est le grand problème. La différence majeure avec le début du XXème siècle, c’est que les syndicats de l’époque n’étaient pas du tout institutionnalisés. Au contraire aujourd’hui, leur organisation, leur mode de financement, leur mode de décision en interne, etc. doit faire face au poids des fédérations professionnelles qui se sont formées au cours de plusieurs décennies. Remettre ça en cause est très compliqué : même si ces fédérations sont en crise, elles font peser une chape de plomb sur les confédérations syndicales. Je lisais récemment les textes du prochain congrès de la CGT, ces questions sont certes abordées. Mais ça fait six ou sept congrès, c’est-à-dire une vingtaine d’années, que l’on dit qu’il faut réformer l’organisation pour mieux refléter le monde du travail !

Cette inertie totale renvoie à l’épaisseur bureaucratique des organisations. Les syndicats sont de grosses bureaucraties avec des rapports de pouvoir et des chefs, ce qui concourt à l’immobilité. C’est paradoxal : ils se vident de leurs adhérents, mais ils restent dans ce fonctionnement bureaucratique. Il faut aussi dire que beaucoup de financements passent par les branches, ce qui contribue à figer les structures. Bernard Thibaut (ancien secrétaire général de la CGT, ndlr) avait tenté de faire bouger les choses, mais tout ça a été étouffé par les fédérations.

« Les syndicats sont de grosses bureaucraties avec des rapports de pouvoir et des chefs, ce qui concourt à l’immobilité. »

En 1901, les syndicats constatent que le capitalisme change, que l’on passe d’une logique de métiers à une logique d’industrie et ils s’adaptent. Bien sûr, cela a été compliqué : dans la métallurgie, cela a pris 20 ans. Cela a secoué les routines et les hiérarchies internes au monde ouvrier. Par exemple, à la SNCF on n’a jamais réussi à syndiquer les conducteurs de locomotive dans le même syndicat que ceux qui posent le ballast sur les voies. Donc bien sûr c’est compliqué. Mais aujourd’hui, on sent qu’il n’y a pas de volonté réelle de changer.

LVSL : En effet, les syndicats sont de grosses machines bureaucratiques. Pour beaucoup de travailleurs, les syndicats apparaissent comme une réalité lointaine : on pense aux délégués du personnel ou aux chefs des centrales chargés de mener un vague « dialogue social » avec le patron ou le gouvernement. Les syndicats ne se sont-ils pas bureaucratisés et éloignés de leur base ?

JM Pernot : Attention, une certaine bureaucratie est nécessaire. S’il n’y en a pas, cela donne ce que l’on observe avec ces nouveaux collectifs de travailleurs qui émergent ces dernières années, par exemple les contrôleurs SNCF qui ont fait grève à Noël. Avec les réseaux sociaux ou une boucle Whatsapp, c’est facile de mettre en lien les travailleurs entre eux. Pour entrer dans l’action, c’est facile. Mais ensuite la direction fait une proposition. Là, le problème débute : comment arbitrer, comment décider ? Est-ce qu’on continue ? Comment négocie-t-on ? Comment vérifier ensuite que l’accord est respecté ? Tout cela, une coordination de travailleurs ne sait pas le faire. Donc toute forme d’action sociale a besoin d’un minimum d’institutionnalisation et de représentation, ne serait-ce que pour négocier. La bureaucratie, c’est ce qui assure la continuité de son action, la reproduction du collectif et l’interface avec les autres institutions.

« Le problème des syndicats, c’est qu’ils ont des bureaucraties bien constituées qui n’ont pas besoin de beaucoup d’adhérents pour survivre. »

Cela étant dit, il faut aussi que l’organisme reste vivant. Qu’est-ce qui prend le dessus ? Le mouvement ou la bureaucratie ? Il y a toujours une tension entre ces deux pôles. Il faut à la fois une représentation et des structures, mais aussi ne pas se figer dans des luttes de pouvoir internes. Or, toute organisation, même un groupe de locataires, est toujours marquée par des jeux de pouvoir pour des postes, pour des rétributions matérielles ou symboliques… Le problème des syndicats, c’est qu’ils ont des bureaucraties bien constituées qui n’ont pas besoin de beaucoup d’adhérents pour survivre. Si on compare l’appareil de la CGT à celui d’IG Metall en Allemagne, ce sont deux mondes différents. Par exemple, je défends, comme d’autres, l’idée de redistribuer des moyens vers l’action locale, donc les Unions locales (UL) et les Unions départementales (UD). Mais c’est un débat à couteaux tirés. La bataille pour la répartition de la ressource est ici comme ailleurs assez compliquée mais aussi très politique.

LVSL : Face à l’inertie des syndicats, des « collectifs » de travailleurs qui ont vu le jour ces dernières années comme vous le rappeliez. On pense par exemple au collectif inter-hôpitaux, aux livreurs à vélo ou encore à celui des contrôleurs SNCF. Finalement, là où les syndicats ont la bureaucratie pour négocier et assurer la représentation, ces collectifs ont eux le lien avec la base. Est-ce que syndicats et collectifs arrivent à travailler ensemble ?

JM Pernot : Ça dépend des secteurs. Par exemple, chez les livreurs à vélo, qui ont été bien étudiés par de jeunes sociologues, des connexions se sont faites avec les syndicats dans certaines villes comme Bordeaux ou Toulouse. Concrètement, les coordinations de livreurs n’affichent pas une étiquette syndicale, mais on leur prête un petit local dans les unions départementales, quelques jeunes se sont syndiqués pour faire un lien, etc. En l’occurrence avec l’économie de plateforme, c’est plutôt la CGT, Solidaires ou la CNT qui sont présents dans ce genre d’univers. Mais la liaison existe.

Jean-Marie Pernot, politologue à l’Institut de Recherches Economiques et Sociales (IRES).

Pour la SNCF, ça reste encore à voir. En 1986, il y avait déjà un mouvement social qui était parti d’un collectif de conducteurs, et cela avait heurté la FGAAC (Fédération Générale Autonome des Agents de Conduite) et la CGT. La CGT s’était remise en question par la suite et elle reste attentive à cela, donc je pense que des coopérations sont possibles.

Dans la santé, la bataille est plutôt perdue pour les syndicats. Ce sont les collectifs inter-urgence ou inter-hôpitaux qui mènent le combat depuis 3 ou 4 ans. Mais dans ces collectifs, il y a des syndiqués. Par exemple l’urgentiste Christophe Prudhomme : tout le monde sait qu’il est syndiqué à la CGT, mais on lui fait confiance car c’est un bon organisateur, il s’exprime bien et ne la ramène pas toujours à son syndicat. Donc les syndicats ne sont pas au cœur des mots d’ordre, mais ne sont pas totalement extérieurs non plus. Lorsqu’il y a eu les négociations pour le Ségur de la santé, ce sont les syndicats qui ont négocié et il y a eu un lien : il n’y a pas eu de soulèvement contre les syndicats, donc ça a plutôt fonctionné. Bref, les formes sont très diverses, mais l’important c’est que ça marche.

LVSL : Vous parliez tout à l’heure de l’unité syndicale. La France a connu une multiplication des syndicats depuis une trentaine d’années, mais les deux principaux restent la CGT et la CFDT. Tout semble les opposer : la CGT est un syndicat de rapport de force, parfois qualifié de « jusqu’au boutiste », tandis que la CFDT est un syndicat « réformiste » souvent accusé de complaisance avec les patrons et le gouvernement. Cette opposition frontale entre « réformistes » et « syndicats de rapport de force » rebute beaucoup de monde. Est-il possible de dépasser ces guerres intestines, au-delà de quelques mobilisations défensives comme en ce moment avec la réforme des retraites ?

JM Pernot : En effet, pour l’instant sur les retraites, l’unité est défensive et la désunion peut revenir par la suite. Alors bien sûr, les stratégies peuvent être différentes, mais tant la CGT que la CFDT ont une stratégie en partage : chacun pense pouvoir faire sans l’autre. Du moins, c’est ce qui a dominé les dix dernières années. Je reste sceptique car la volonté de travailler ensemble semble faible, mais je préfère continuer à rêver que c’est possible. Sinon chacun va continuer dans son coin et tout le monde va se planter. Cette unité peut donc venir d’une nécessité, lorsque chaque bloc a compris qu’il ne parvenait à rien seul.

En ce moment, il y a peut-être un mouvement de la part de la CFDT. Comme c’est un syndicat réformiste, ils ont besoin de bons liens avec le gouvernement ou le patronat pour espérer des victoires. En 2017, la CFDT a accompagné l’arrivée de Macron au pouvoir et ses sympathisants ont voté Macron à plus de 50% dès le premier tour (45% en 2022). Donc idéologiquement, la CFDT n’est pas très loin de Macron. Sauf que Macron ne veut pas négocier, il veut passer en force. Donc Berger se retrouve bien seul et il y a un malaise en interne. Ils sont en train de se rendre compte que Macron, ce n’est pas la deuxième gauche, mais juste la droite. Beaucoup commencent à en avoir marre de servir de faire-valoir du gouvernement sans rien obtenir. Berger fait des propositions unitaires depuis quelque temps, mais tout dépend de la réaction qu’aura la CGT.

« La CFDT est devenue d’autant plus caricaturalement « dialogue social » que la CGT est devenue caricaturalement « grève générale et convergence des luttes ». La dérive de l’une nourrit la dérive de l’autre. »

Or, il y a une dialectique négative entre les deux organisations. La CFDT est devenue d’autant plus caricaturalement « dialogue social » que la CGT est devenue caricaturalement « grève générale et convergence des luttes ». La dérive de l’une nourrit la dérive de l’autre. Quand la CFDT veut justifier sa stratégie, ils disent « c’est contre la CGT » et vice-versa. Il faut sortir de cela, c’est mortifère : la CGT et la CFDT doivent se définir par rapport aux enjeux du moment et non pas l’une par rapport à l’autre.

On verra ce qui va se passer au congrès de la CGT, mais je ne suis pas sûr qu’un rapprochement soit à l’ordre du jour. Les relations sont très mauvaises depuis 10 ans : la CFDT a joué à fond la carte du mandat Hollande, puis Macron, alors que la CGT n’a jamais fait ce pari. Désormais, les conditions pour l’unité sont là. D’autant plus que les grands mouvements sociaux comme celui des retraites posent la question du gouvernement d’après. Si le gouvernement s’entête, les perspectives s’assombrissent : la NUPES, et la France insoumise en particulier, auront beau essayer de surfer sur la colère populaire, une victoire du RN est plus probable. Cela peut contribuer à rapprocher les syndicats.

Donc même si rien n’est fait, je préfère croire que c’est encore possible. Sinon l’histoire est écrite : les syndicats ne susciteront plus que de l’indifférence. J’avais même proposé par le passé une convention citoyenne sur la réorganisation du syndicalisme. En tout cas, il faut essayer des choses sinon les syndicats vont à la marginalisation assurée.

LVSL : Ce divorce des syndicats avec la société se voit aussi par un autre aspect. Bien qu’ils continuent à formuler des propositions intéressantes, les syndicats ne semblent plus porter de vision du monde comme cela a pu être le cas à d’autres époques. Ceux qui veulent s’engager sur cette voie choisissent d’ailleurs plutôt de rejoindre des associations ou des ONG. Est-ce une fatalité ? Les syndicats ne pourraient-ils pas faire émerger de nouvelles idées et élargir leur champ de réflexion, au-delà du travail, sur des questions majeures comme le féminisme ou l’écologie ?

JM Pernot : Oui, il faut que le syndicalisme s’élargisse à de nouvelles problématiques, par exemple, la question du sens du travail, qui est très actuelle. Cela ne doit pas faire oublier que les salaires, les conditions de travail, les retraites, etc. sont toujours des sujets majeurs. Mais votre constat est juste : les syndicats sont peu porteurs d’idées alternatives aujourd’hui. La raison est simple : 30 ans de chômage de masse, cela pèse sur la capacité à penser un autre monde. Depuis le milieu des années 1970, quand la crise s’est installée et que l’élan de mai 68 s’est dissipé, le mouvement social a été dominé par une conjoncture marquée par le chômage de masse. Certes, il y a eu quelques projets intéressants avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 autour des nationalisations ou des lois Auroux par exemple. Mais le tournant de la rigueur a très vite cassé cette dynamique et durablement abîmé les relations entre la CGT et la CFDT.

« 30 ans de chômage de masse, cela pèse sur la capacité à penser un autre monde. »

Il est difficile de maintenir un discours de transformation lorsque les travailleurs pensent moins à l’autogestion qu’à la sauvegarde de leur emploi. Inverser la tendance ne sera pas simple. On nous répète que le chômage baisse, mais en réalité il reste beaucoup de chômeurs et la précarité s’accroît. Le capitalisme nous mène de crise en crise : crise financière en 2008, crise du pouvoir d’achat avec la guerre en Ukraine… Avant, les gens s’engageaient en se disant que leurs enfants vivraient mieux qu’eux grâce à leurs combats, aujourd’hui ce n’est plus le cas. L’optimisme qui prévalait dans les années suivant mai 68 a disparu. Et je ne parle même pas du climat !

Donc le champ des luttes s’est plutôt élargi, mais les syndicats doivent aider les travailleurs face à une succession de crises. Les syndicats savent qu’ils ont besoin de la société civile pour penser des alternatives : tant la CFDT que la CGT se sont engagées dans des alliances élargies avec des ONG. On peut citer l’alliance « Plus Jamais ça » ou le « Pacte de pouvoir de vivre ». Mais là encore, ce n’est pas simple et cela cause de vifs débats en interne.

LVSL : La question du lien avec la société civile amène celle des relations avec les partis politiques. En France, les syndicats ont toujours été soucieux de leur indépendance à l’égard des partis, même si les liens entre la CGT et le Parti Communiste ont longtemps été forts. Bien sûr, ils remplissent des rôles différents : les syndicats sont là pour représenter le monde du travail, tandis que les partis politiques ont en charge la représentation des citoyens dans l’arène institutionnelle. Mais beaucoup de citoyens ne comprennent pas que syndicats et partis de gauche n’arrivent pas à travailler ensemble. La « marche contre la vie chère » organisée cet automne par la NUPES a ainsi été critiquée par la CGT, alors que celle-ci partageait globalement les mots d’ordre de la manifestation. Pourquoi aucune coopération ne semble-t-elle possible ? Peut-on dépasser cette situation ?

JM Pernot : Comme vous le rappelez, les syndicats et les partis ont des fonctions différentes. Les syndicats ont un rôle de rassemblement du monde du travail autour de revendications et de construction d’une vision partagée sur certains sujets. Les partis politiques ont la responsabilité inverse : ils sont là pour partitionner l’opinion et faire émerger des visions du monde différentes. Donc on peut comprendre que chacun soit dans son propre sillon.

« Si le mouvement social est trop marqué par la France Insoumise, cela risque de mettre des gens à l’écart. »

Bien sûr, il peut y avoir des coopérations et des convergences programmatiques entre la NUPES et la CGT existent. Mais attention, les convergences sont plus faibles avec la CFDT, sans parler de la CFE-CGC (syndicat de cadres, ndlr) ou de la CFTC (syndicat chrétien-démocrate, ndlr) et il faut aussi préserver l’intersyndicale. Par ailleurs, la NUPES, et notamment la France Insoumise qui en est le cœur, a tenté de prendre la tête du mouvement social et cela n’est pas bien passé. Que la NUPES ou la FI aient des choses à dire sur les questions sociales, essaient d’agréger d’autres groupes sociaux comme les jeunes ou fassent des propositions alors que les syndicats en font peu, très bien. Mais si les partis tentent de prendre la tête de l’organisation des manifestations, cela se passera mal.

Ce serait même contre-productif : beaucoup de travailleurs peuvent venir à une manifestation syndicale ou se retrouver dans les mots d’ordre d’une mobilisation sans pour autant être électeurs de la France Insoumise. Par exemple à Marseille, mais aussi ailleurs, quand il y a autant de monde dans les rues, on sait très bien qu’on retrouve aussi beaucoup d’électeurs RN dans les cortèges. Bon et alors ? N’était-ce pas Mélenchon qui parlait des « fâchés pas fachos » ? Tous syndicats confondus, environ 15 à 20% de leurs sympathisants ont voté RN. De même avec la CFDT et les électeurs de Macron. On ne va pas jeter ces personnes hors des cortèges. Les syndicats doivent rassembler, la CGT doit viser au-delà des gens que la NUPES intéresse. Si le mouvement social est trop marqué par la France Insoumise, cela risque de mettre des gens à l’écart. Donc les convergences peuvent exister mais il faut faire attention et préserver l’intersyndicale. Les politiques peuvent aider à mobiliser, mais dans un moment comme celui-ci, je pense qu’il faut laisser la main aux syndicats sur la mobilisation.

Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer. Jean-Marie Pernot, Editions du détour, 2022, 18,90 €.

La longue agonie du fret ferroviaire

© Ale3xanderD, Pixabay

Le 22 octobre dernier, le premier ministre inaugurait en grande pompe la reprise du train des primeurs : le Perpignan-Rungis. Après deux ans de suspension, ce retour fait écho aux mesures annoncées le 27 juillet pour relancer le fret ferroviaire. Cette initiative semble pourtant déjà s’inscrire dans une longue liste de plans de relance qui n’ont pas donné les effets escomptés. Alors, comment expliquer ce déclin du fret ferroviaire ?

En 1827, la première ligne de chemin de fer ne transportait pas des voyageurs mais des marchandises. Avec seulement 18 kilomètres de voies, la ligne de Saint-Étienne à Andrézieux, tractée par des chevaux, servait à transporter de la houille depuis le port fluvial. Le transport de marchandises par train s’est ensuite développé de manière exponentielle au travers de compagnies privées. En 1882, la France possède alors la plus forte densité de chemin de fer au monde avec 26 000 km de voies. Les marchandises sont échangées dans des halles adjacentes aux gares, avant que le trafic ne soit peu à peu séparé des voyageurs.

En 1950 les deux tiers des marchandises sont transportées par le rail.

En 1938, la création de la SNCF unifie le réseau. Il y a alors 6 500 embranchements jusqu’aux entreprises (les ITE) et plus de 42 500 km de voies. Cette situation continue dans l’après-guerre : en 1950 les deux tiers des marchandises sont transportées par le rail et c’est le transport de marchandises qui fait vivre la SNCF. Alors que les frontières entre cheminots du service voyageur et du service fret ne sont pas établies, on estime que 200 000 d’entre eux travaillent directement ou indirectement dans le transport de marchandises. Pourtant, la concurrence avec la route a déjà commencé. Les camions se multiplient et, en 1984, le ferroviaire ne représente déjà plus que 30% du transport de marchandises1. La baisse est brutale : ce chiffre passe à 20% en 1990, puis 17% en 2000 et 9% en 2010. Aujourd’hui, il reste moins de 5 000 cheminots au service de SNCF Fret et seulement 32 milliards de tonnes-kilomètres2 sont transportées sur les voies ferroviaires contre 317,3 milliards de tonnes-kilomètres sur les routes.

Le fonctionnement du fret ferroviaire

Pour expliquer cette baisse, il faut d’abord comprendre comment fonctionne le fret ferroviaire. En France, les trains de marchandises circulent le plus souvent sur le même réseau que les trains de voyageurs. Ils occupent donc des sillons horaires de la même manière que les autres trains. Ces sillons sont des laps de temps durant lesquels les trains utilisent une infrastructure donnée (aiguillage, gare, voie ferrée). Ils sont gérés par un gestionnaire de réseau qui les facture au travers de péages ferroviaires.

Pour le transport de marchandises, il existe deux types de trains. Le premier est le train massif qui transporte d’un point à un autre des marchandises sans réorganisation du convoi. Il peut s’agir par exemple d’un train au départ d’une usine agro-alimentaire qui va directement à une autre de transformation. Le second est le train de lotissement. Il est composé de wagons isolés qui doivent être réorganisés dans une gare de triage pour aller dans des directions différentes. Ce serait par exemple le cas d’une usine de voiture en Bretagne qui doit envoyer la moitié de ses wagons dans le Nord et l’autre moitié en Alsace. Le train s’arrête alors dans une gare de triage où les wagons sont remaniés avec d’autres wagons qui vont dans la même direction afin de former un train complet.

Réalisation personnelle

Pour les marchandises ne faisant qu’une partie de leur trajet en train, le reste étant effectué par voie maritime ou routière, il existe des terminaux de transport combiné. Il peut s’agir de conteneurs récupérés dans un port et qui sont ensuite déposés sur des wagons. Le transport combiné peut également avoir lieu entre le rail et la route avec la prise en charge de la remorque du camion ou du camion entier avec sa cabine (dans ce cas, il s’agit de ferroutage).

Réalisation personnelle

Enfin, si les trains sont chargés dans des terminaux gérés par la SNCF, certaines voies desservent directement des entreprises, usines ou entrepôts particuliers, on parle alors d’installation terminale embranchée (ITE) ou d’embranchement particulier. Il existe une autre spécificité : les Opérateurs Ferroviaires de Proximité (OFP). Ces entreprises gèrent une petite partie du réseau ferroviaire avec leurs propres matériels. Au port de La Rochelle par exemple, un OFP se charge des activités ferroviaires sur le port. Ces OFP peuvent soit gérer de manière étanche un réseau entre différents terminaux soit le gérer jusqu’au réseau SNCF où un autre opérateur ferroviaire prend le relais pour des plus longues distances.

Réalisation personnelle

Un déclin plus marqué que chez nos voisins

Le fret français transportait 57,7 milliards de tonnes-kilomètres en 1984, contre 32 milliards de tonnes-kilomètres en 2018. Cette diminution est également visible dans le mix modal du transport de marchandises : en 34 ans, la part du ferroviaire dans le transport de marchandises a diminué de 70%.

Évolution du mode de transport des marchandises depuis 1984 en France, INSEE. Réalisation personnelle

Si la situation est assez inquiétante dans toute l’Europe, le sort de la France est plus dramatique que celui de ses voisins. En Allemagne, le trafic de fret ferroviaire a connu une hausse de 50% entre 2003 et 20183. La dynamique est aussi positive en Autriche, en Suède et de manière plus nuancée en Italie. Si l’Espagne et le Royaume Uni ont, comme la France, subi une diminution de leurs volumes transportés par le fret ferroviaire (environ -10% pour les deux depuis 2003), seule la France connaît une chute aussi importante. Ainsi, alors que les trafics allemands et français étaient équivalents dans les années 1990, le trafic français est aujourd’hui quatre fois moindre que celui de l’autre côté du Rhin. Enfin, alors que la part moyenne du fret ferroviaire dans le transport de marchandise en Europe est de 18%, cette même valeur se situe en France dix points en deçà, à 9%.

Évolution du trafic du fret ferroviaire européen en tonne-kilomètre, base 100 = valeur en 2003, EUROSTAT. Réalisation personnelle

Qui a tué le fret ?

Témoignage de la diminution du fret, la gare de triage de Sotteville est devenue un cimetière ferroviaire. © Frédéric Bisson

On peut trouver trois explications au déclin du fret ferroviaire. 

Tout d’abord, il faut prendre en compte la situation industrielle et portuaire. La désindustrialisation a diminué de manière importante les marchandises à transporter sur de longues distances à l’intérieur du pays avec, par exemple, la fin des exploitations minières.

D’autre part, la France n’arrive pas à capter une part importante du trafic maritime international sur ses ports. Le tonnage de l’ensemble des ports français équivaut aujourd’hui au seul port de Rotterdam aux Pays-Bas. Anvers en Belgique est parfois même qualifiée de premier port français, une particularité surprenante vue la taille de la façade maritime de l’Hexagone, son positionnement stratégique et le nombre de ports prêts à accueillir des marchandises comme Marseille, Le Havre ou Saint-Nazaire. À cette situation s’ajoute une mauvaise liaison entre les ports français et les voies ferrées. Alors qu’à Hambourg près d’un tiers des marchandises transitent par le rail, seules 10% des marchandises dans les ports français font de même.

La concurrence de la route met aussi à mal le fret ferroviaire. Le transport routier présente pour les entreprises de nombreux avantages : fiable, peu coûteux, les transporteurs y bénéficient également d’un réseau très dense permettant de desservir directement tout le pays. De plus, l’arrivée d’entreprises de transports routiers d’autres États membres de l’UE permet aux transporteurs d’utiliser de la main-d’œuvre étrangère avec des prétentions et des droits salariaux moindre que ceux attendus normalement en France.

Pourtant ces différents facteurs n’expliquent pas l’ensemble du déclin du fret ferroviaire. La situation dans des pays comme l’Espagne, l’Italie ou le Royaume-Uni montre que malgré la désindustrialisation et l’émergence du transport routier, le fret ferroviaire peut persister et maintenir une part de marché plus importante que celle que nous connaissons en France. De plus, le fret ferroviaire demeure moins coûteux que le transport par camion sur les longues distances. Un kilomètre avec un camion de 40 tonnes coûtait ainsi 1,20 euro en 2007 contre 0,51 euro pour un train de 1 800 tonnes ramené au même poids4.

La violente libéralisation et mise en concurrence voulue par Bruxelles est également responsable de ce déclin. En 1991, l’Union européenne impose une première réforme ferroviaire exigeant la séparation entre l’exploitation des lignes (pour le transport voyageur et fret) et la gestion de celles-ci. Cette réforme donne lieu à la création, en 1997, de Réseau Ferré de France (RFF), le gestionnaire des infrastructures ferroviaires. Pour se financer, RFF dispose des revenus des péages ferroviaires, ce qui représente en parallèle un nouveau coût pour les exploitants (même s’ils en payaient déjà indirectement une partie). Au cours des années 2000, sous la pression des gouvernements et de l’UE, la séparation entre les activités fret et voyageurs à la SNCF est renforcée. L’objectif ? Que l’État et les collectivités territoriales évitent de financer le fret avec des subventions à destination des services voyageurs (comme les TER).

L’ouverture à la concurrence du « deuxième paquet ferroviaire » est une véritable saignée pour le fret SNCF.

Cette évolution entraîne un dédoublement des postes auparavant mutualisés, ce qui augmente les coûts d’exploitation. Dans la même période, l’Union européenne, qui ne jure que par le culte du « marché libre et non faussé », interdit aux États de financer leurs activités de fret, une situation d’autant plus compliquée en France que le service fret de la SNCF n’est plus équilibré budgétairement depuis 1998. En 2004, face à la dette du fret ferroviaire, l’État obtient la permission de l’Union européenne de le recapitaliser à hauteur de 800 millions d’euros (qui s’ajoutent aux 700 millions apportés par la SNCF), en contrepartie de quoi, la France ne doit plus refinancer le fret pendant 10 ans et doit ouvrir cette activité à la concurrence (2005 pour les lignes avec l’étranger puis 2006 sur les lignes intérieures). L’ouverture à la concurrence de ce « deuxième paquet ferroviaire » est une véritable saignée pour le fret SNCF. Si celle-ci garde la majorité des parts du marché ferroviaire, les opérateurs étrangers vont prendre en charge les trains massifs plus rentables et laisser les wagons isolés, plus coûteux, à la SNCF.

Face à un tel déséquilibre, la crise du fret s’accentue et, deux plans de relance se succèdent en 2004 et en 2007 (plans Véron et Marembaud), tentant de limiter les pertes en abandonnant les dessertes de wagons isolés les moins rentables, menant à une baisse directe du volume transporté et des effectifs cheminots. En 2008, alors qu’il reste moins de 10 000 cheminots dans le fret, la SNCF achète GEODIS, un transporteur routier, et instaure de facto la concurrence au sein même de l’entreprise. La même année, la crise économique frappe de plein fouet le fret ferroviaire. Les plans s’enchaînent sans enrayer la crise. Les liaisons avec des wagons isolés sont restreintes et les ITE fermées (4 535 en 2002, 1 400 en 2015). En 2012, alors qu’un tiers du fret est assuré par des opérateurs extérieurs, la SNCF assure encore 400 trains de wagons isolés par semaine. Malgré cette saignée, la Cour des comptes demande en 2017 une nouvelle réduction du nombre de wagons isolés et la cession d’une partie de la flotte de locomotives. Un an plus tard, le rapport Spinetta demande la recapitalisation et la filialisation du fret ferroviaire. Cette même année, Fret SNCF supprime 754 postes et se fixe comme objectif de restreindre à 4 724 les effectifs en 2021. Enfin en 2020, à la suite de la réforme du ferroviaire, FRET SNCF devient une Société par Action Simplifiée, prélude à une cession du capital, c’est-à-dire une privatisation.

Le plan Castex, une nouvelle tentative de sauvetage du fret

Le 27 juillet dernier, un énième plan en faveur du fret ferroviaire a été présenté par le Premier ministre, qui a annoncé vouloir s’appuyer sur le développement d’autoroutes ferroviaires, des transports combinés et a garanti la gratuité des péages ferroviaires pour 2020 et la division par deux de leurs prix pour le fret en 2021. A ces annonces s’ajoute une recapitalisation de 150 millions d’euros.

Cette subvention prouve que la libéralisation du fret ferroviaire est un échec. Elle va toutefois permettre à Fret SNCF de repasser dans le vert temporairement. Les syndicats de cheminots s’amusent à dire que cette même subvention, en 2000, aurait permis, au fret, qui transportait alors 17% du trafic de marchandise avec 10 000 cheminots, d’être excédentaire. Désormais, cet argent va uniquement permettre à Fret SNCF de maintenir son trafic actuel, et non d’investir dans les infrastructures.

Les autoroutes ne servent à rien sans routes départementales et communales !

Laurent Brun, secrétaire général de la CGT Cheminot

Une autre annonce concerne les autoroutes ferroviaires. Il nous faut ici expliquer ce terme. On le sait, le transport combiné est composé d’une partie du trajet en camion et une autre en train à partir d’un terminal de transport combiné. L’autoroute ferroviaire allie le transport combiné avec d’importants corridors qui traversent la France et s’inscrivent dans une logique européenne. Ce système, déjà mis en avant par les plans de relance Véron, Marambaud et Nadal, a pourtant de sérieuses limites. Comme son nom l’indique, il ne relie que peu de points de dessertes et montre donc assez peu de flexibilité. De plus, le transport combiné s’appuie sur un simple ferroutage : on met un camion sur un wagon. Une technique bien moins économique que le remplissage d’un wagon standardisé. L’annonce de Jean Castex, qui s’appuie déjà sur de précédents projets d’autoroutes, ne peut donc pas entraîner un report massif vers le fret ferroviaire. Et pour cause, en France, 63% du transport de marchandises concerne le trafic intérieur. Comme le dit Laurent Brun, secrétaire général de la CGT Cheminot, « Les autoroutes ne servent à rien sans routes départementales et communales ! »

Un intérêt écologique, mais des entreprises sceptiques

Si les plans de sauvetage ou de relance du fret ferroviaire ont pour l’instant tous échoué, la demande citoyenne d’une relance est très présente, notamment pour des raisons écologiques. Le transport routier, aujourd’hui largement majoritaire en France, est à l’origine d’une forte pollution atmosphérique. En 2018, il génère à lui seul 28,6% des gaz à effet de serre (en équivalent CO2), contre 21,3% en 1990. Au sein des transports routiers, les poids lourds représentent en 2018 un quart des émissions (41,3% si on y inclut les véhicules utilitaires). L’ensemble du transport ferroviaire ne représente quant à lui que 0,1% des gaz à effet de serre.

Selon le rapport Bain, le transport routier émet en France 82 grammes de CO2 par tonne-kilomètre (g/t-km) contre huit g/t-km pour le ferroviaire. Pour l’Agence européenne de l’environnement, ce chiffre serait plutôt de 20,97 g/t-km, à l’échelle européenne, contre 75,33 g/t-km pour le routier. Quoi qu’il en soit, le constat est sans appel : le fret ferroviaire émet quatre à dix fois moins de CO2 que la route. En outre, la forte électrification du réseau ferré français et notre important recours à l’énergie nucléaire garantissent une pollution très faible. En 2010, un rapport du Sénat, chiffrait ainsi le bilan écologique du transport de marchandises : 2 grammes/km de CO2 pour un train électrique et 55 grammes/km pour un train thermique contre 196 grammes/km pour un seul camion semi-remorque de 32 tonnes et 982 grammes/km pour un utilitaire léger. Par ailleurs, au-delà du bilan écologique, le fret ferroviaire participe à l’équilibre du territoire en reliant des régions parfois mal desservies par la route.

Toutefois, malgré ces divers avantages, les clients de Fret SNCF ne manifestent pas un grand attachement pour le ferroviaire. Plus de quatre clients sur dix s’en disent peu ou pas satisfaits et la moitié déçus du rapport qualité-prix. La ponctualité est également mise en cause : le rapport du Sénat de 2008 pointait ainsi une ponctualité dans la journée de seulement 70% pour les wagons isolés contre 80% dans l’heure pour les trains massifs. Les clients du fret ferroviaire réclament donc une fiabilité plus importante et un meilleur rapport qualité-prix, deux éléments qui les font pencher en faveur du transport routier.

Les solutions pour relancer l’activité

Pour aller au-delà des annonces, plusieurs projets existent. En 2008, le projet EuroCarex a ainsi essayé de créer un TGV fret de nuit. Après un essai en 2012 entre Lyon et Londres, le projet est aujourd’hui au point mort à cause de sa rentabilité à court terme. En 2014, le projet Marathon a mis sur pied le plus long train de fret d’Europe. Long de 1,5 km, il a transporté 70 wagons, contre 35 habituellement. En 2015, dans le prolongement de ce projet, le train le plus lourd du réseau ferroviaire, long de 947 mètres et avec une masse de 5 410 tonnes a relié Somain dans le Nord à Uckange en Moselle. Ces deux projets sont aujourd’hui au point mort. Depuis 2017, c’est le projet de train autonome qui est sur les rails. L’objectif est de développer divers niveaux d’autonomie pour un train (conduite assistée, conduite à distance, voire absence de conducteur) à horizon 2023. Si les conséquences sociales de ce projet ne sont pas encore connues, celui-ci devrait permettre d’améliorer la ponctualité des trains grâce au calcul informatique.

Le TGV Postal proposait entre 1984 et 2015 un service de transport de courrier à grande vitesse, il a été arrêté à la suite de la diminution du volume de courrier et l’envoi à J+2 à J+3 par La Poste. Aucun projet de train fret à grande vitesse n’a pour l’instant repris. © Florian Fèvre

Ces différentes innovations nous amènent à regarder de l’autre côté de l’Atlantique. Aux États-Unis, les trains de fret impressionnent par leurs dimensions, avec deux étages de conteneurs sur un seul wagon et une longueur pouvant atteindre plus de trois kilomètres. Des chiffres d’autant plus spectaculaires quand on les comparent aux 750 mètres des trains français. Comment expliquer ces différences qui pourraient largement augmenter la compétitivité du fret SNCF ? Le problème réside dans le réseau. Le réseau américain a été adapté au niveau des ponts et des tunnels pour que les trains puissent mesurer plus de 6 mètres de haut contre 4,28 mètres en France. Pour prétendre à ces dimensions en France, il faudrait adapter un nombre très important d’ouvrages. Pour la longueur, le problème vient également des infrastructures. Le réseau français a été construit historiquement pour des trains de 500 mètres de long puis de 750 mètres. Cela signifie que l’ensemble du réseau a été adapté sur ces distances avec des voies de garage et des triages à ces tailles. Aux États-Unis, le réseau est extrêmement long et permet de doubler des trains de plusieurs kilomètres de long. Pour obtenir les mêmes performances que le réseau américain, c’est tout le réseau ferroviaire, les wagons et les infrastructures qui devraient être adaptés en conséquence, ce qui demanderait d’importants investissements.

Le principal problème du fret ferroviaire ne vient pas d’un manque d’innovation mais bien de la concurrence avec le transport routier. Or, ce dernier n’est plus compétitif qu’en raison de la non-prise en compte des externalités négatives, notamment environnementales, qu’il génère.

Le principal problème du fret ferroviaire ne vient pas d’un manque d’innovation mais bien de la concurrence avec le transport routier. Or, ce dernier n’est davantage compétitif qu’en raison de la non-prise en compte des externalités négatives, notamment environnementales, qu’il génère. Outre la pollution, les ballets de camions ont aussi un impact fort sur l’usure des infrastructures routières, sur les nuisances sonores, les embouteillages et les accidents de la route. Autant de facteurs qui plaident pour l’augmentation des impôts et droits de péages sur le fret routier.

Depuis le début du déclin du fret ferroviaire, ce sont 1,8 million de camions qui ont été mis sur les routes. Un report modal massif du routier vers le ferroviaire aurait pourtant de nombreuses conséquences positives. Mais pour ce faire, trois éléments seront nécessaires : des investissement massifs dans le fret ferroviaire (cheminots, infrastructures, réseau), la remise en cause de la libéralisation du fret ferroviaire et une nouvelle façon de prendre en compte l’ensemble des conséquences négatives du transport routier.

Notes :

1 : Transport intérieur terrestre de marchandise par mode, Données annuelles de 1984 à 2018, INSEE
2 : Le tonne-kilomètre est une unité de mesure de quantité de transport correspondant au transport d’une tonne sur un kilomètre.
3 : Goods transported by type of transport (2003-2018), EUROSTAT
4 : Pertinence du fret ferroviaire, diagnostic, SNCF, avril-mai 2009

Vie et mort du train de nuit

La gare de Crépy-en-Valois (France) sous la neige, 2013. © Renaud Chodkowsky

Jeudi 20 mai, le Premier Ministre Jean Castex annonçait, depuis le premier Paris-Nice, le grand retour du train de nuit. Relégués il y a encore quelques années aux archives de l’histoire, les trains de nuit réapparaissent pourtant partout en Europe. Comment ce dinosaure des chemins de fer est-il revenu sur le devant de la scène ?

Commençons par un problème. Vous habitez à Nice et vous devez vous rendre à Paris un vendredi. Vous pouvez partir par TGV à 16h53, en plein horaire de bureau et pour 60 €, ou bien à 20h55, pour 63 € en avion avec un temps de trajet divisé par quatre. Ce dilemme, c’est celui que la disparition du train de nuit a posé dans de nombreuses villes. Pratiques, écologiques, ces « trains d’équilibre du territoire », regroupés parmi l’offre Intercités de la SNCF, qui irriguaient abondamment la France, ont subi une sévère cure d’austérité au cours des dernières décennies.

Vie et mort du train de nuit

L’Histoire du train de nuit se mêle à celle du ferroviaire. Au début des chemins de fer, la vitesse des trains impose l’étalement des trajets sur la journée – et donc sur la nuit. Il faut 16 heures pour relier Paris à Brest en 1866 et 11 heures en 1900[1]. Les trains de nuit sont alors indifférenciés de ceux de la journée : ils s’arrêtent à de nombreuses gares, même en pleine nuit, et le matériel n’est pas adapté au sommeil. Les voitures-couchettes n’apparaissent qu’à la toute fin du XIXème siècle et ne se démocratiseront qu’au début du siècle suivant. On assiste également à l’arrivée des voitures-lits[2], plus rares et réservées à une clientèle aisée.

À mesure que les villes se rapprochent avec le TGV, la pertinence des trains de nuit se voit remise en cause.

Au cours de l’entre-deux guerres, la durée des trajets diminue tandis qu’augmentent les trajets en tranches multiples[3]. Après la Seconde guerre mondiale, alors que les trains transportent passagers, courrier et fret, les trains de longue distance diurnes restent rares. Les trains nocturnes ont l’avantage de desservir les gares locales avec une desserte extrêmement fine du territoire. Cohabitent donc dans les trains de nuits places assises, couchettes et voitures-lits privatisés. En 1956, le service auto-couchette voit le jour, permettant de transporter les voitures simultanément ; apparaissent également à la même époque les trains neiges qui relient directement les stations de ski depuis les grandes gares. Entre 1965 et 1980, le trafic des trains de nuit va doubler pour représenter 16% du trafic voyageur de la SNCF[4]. Malgré les premières fermetures de lignes, les années 60 marquent donc l’âge d’or du train de nuit. 

Progressivement, le développement de la grande vitesse ferroviaire a raison du train de nuit. À mesure que les villes se rapprochent avec le TGV, la pertinence des trains de nuit se voit remise en cause. Le modèle ferroviaire français délègue de plus en plus les trajets interrégionaux aux TGV, et les trains de nuit sont rationalisés. En 2000, 300 points d’arrêts sur les 67 trains de nuit quotidiens sont supprimés, (il y en avait 500 en 1981). Guillaume Pépy, alors directeur clientèle à la SNCF, évoque une « décision courageuse » face à un risque lié à la sûreté dans les trains[5]. L’offre des trains de nuit se regroupe en 2004 sous la marque Lunea avant d’être à nouveau regroupée en 2012, avec des trains de jour, sous la marque Intercités. La fin de vie annoncée du matériel roulant a poussé la SNCF, en 2015, à préconiser la suppression de la quasi-totalité des lignes de trains de nuit par manque de compétitivité face au covoiturage, aux liaisons en journées et à l’aviation low cost. En 2016, toutes les lignes sont supprimées à l’exception des lignes de Briançon, de celle de Toulouse et de ses branches pour Latour-de-Carol (Ariège et Pyrénées-Orientales) et Rodez.

Évolution des dessertes du train de nuit entre 1981 et aujourd’hui (Paris-Nice en pointillé) – Production personnelle.

Le discours de la suppression

En 2017[6], Guillaume Pépy tenait un discours hostile sur le train de nuit en se basant sur deux arguments : le déficit des trains de nuit et l’absence de clientèle. 

Pour l’ancien PDG de la SNCF, les trains de nuit faisaient « perdre 100 millions d’euros au contribuable par an ». Pourtant, quand 1 voyageur/km[7] coûte à la collectivité 0,18 € pour les trains de nuit, ce montant atteint 0,23 € pour les Intercités de jour et 0,224 € pour les TER[8]. Autre exemple de coût d’opérations ferroviaires, le partenariat public-privée de la LGV Paris-Bordeaux, qui coûte 90 millions d’euros par an[9]. On le constate, cette contribution publique de 100 millions d’euros dans les trains de nuit est loin d’être excessive pour le maintien de lignes quotidiennes d’équilibre du territoire.

Le second argument – l’absence de clientèle pour les trains de nuit– , semble lui aussi peu fiable. En 2015, le taux d’occupation des trains de nuit était de 47% contre 25% pour les TER, 26% pour les Transiliens, 42% pour l’ensemble des Intercités et 64% pour les TGV. Ce taux est toutefois descendu à 36% en 2018 suite à la suppression du train de nuit Paris-Nice qui avait le taux d’occupation le plus important (56% en 2017). Malgré cette importante diminution, l’occupation des trains de nuit restait, en 2018, supérieure aux TER (26%), aux Transiliens (27%) et semblable à la moyenne des Intercités (40%). Le discours qui a accompagné la suppression des trains de nuit ne se base donc pas sur la réalité. 

Si ces arguments semblent inopérants, quelles sont les raisons profondes qui expliquent cette mise en sommeil du train de nuit ?

Comparatif 2015-2018 du taux d’occupation des trains suivant leur type – Autorité de Régulation des transports

Qui a vraiment tué le train de nuit ?

On dit souvent que le TGV a tué le train de nuit. En réalité, le TGV n’est pas seulement un développement technique mais avant tout un développement commercial. La SNCF est devenue une « compagnie aérienne sur rail »[10] avec la promotion d’un seul type de train en concurrence non seulement avec l’aviation mais surtout avec les autres trains. La compagnie nationale, sous les impératifs de rentabilité, s’est centrée autour de ses offres les plus profitables : le TGV, la location d’espaces en gare, ou l’international, et a délaissé les transports conventionnés (Transiliens, TER, Intercités). Cette situation illustre parfaitement l’intention de préjudicier au service public ferroviaire en faveur d’une SNCF devenue une « entreprise comme les autres ».

La SNCF est devenue une « compagnie aérienne sur rail ».

Le financement des Intercités est donc l’écueil principal auquel se heurtent les pouvoirs publics comme la SNCF. Alors que l’État souhaite laisser aux régions l’organisation des transports, les Intercités, dans une logique interrégionale, vont à rebours de cette stratégie. L’État a donc cherché à remplacer les Intercités par des TGV, par des TER ou par un conventionnement avec des régions pourtant mal dotées. C’est ainsi que l’on a vu diminuer de manière drastique les trajets Intercités au cours de ces dernières années. 

Carte des destinations Intercités en 2006 et en 2020 – SNCF

Le vent du retour

En Europe, la suppression des trains de nuit s’est appuyée sur les mêmes arguments qu’en France. L’Allemagne a ainsi annoncé en 2016 la suppression des trains de nuit pour cause de rentabilité et de fréquentation. Pourtant, cette même année, l’Autriche a sonné le retour des trains de nuit, prenant le relais de la Deutsch Bahn (DB, la compagnie nationale allemande) sur les lignes autrichiennes et allemandes. Après une rénovation du matériel, directement racheté à la compagnie allemande, Österreichische BundesBahnen (ÖBB, la compagnie nationale autrichienne) a affiché en un an des comptes positifs. L’activité représente aujourd’hui près de 20% du chiffre d’affaires d’ÖBB avec un trafic en constante augmentation.

Pressée par ces retours positifs et la recherche d’alternatives à l’avion, les États européens ont repris la direction des trains de nuit. D’autant que le ferroviaire bénéficie d’un impact sur le climat bien moindre que ses concurrents routiers et aériens. Selon l’Agence Européenne de l’Environnement, le train produit 14 grammes de CO₂ par voyageur par kilomètre contre 104 pour une petite voiture et 285 pour un avion.

En France, ce retour des trains de nuit s’est traduit par la réouverture du Paris-Nice ce mois-ci et le retour du Paris-Tarbes avant décembre. Le ministre des Transports souhaite également étendre ce mouvement avec la réouverture de quelques autres lignes à l’année et d’une dizaine pour la saison estivale : un timide retour après une destruction organisée.

Projet de liaisons nocturnes estivales, extrait du rapport sur les trains de nuit, Twitter de Jean-Baptiste Djebarri, ministre délégué chargé des transports.

Le train de nuit, maillon essentiel pour décarboner les transports

Pratique et plus économe, le train de nuit s’affirme comme un transport d’avenir dans le cadre de la transition écologique. Son retour peut, à condition d’y mettre les moyens, concurrencer l’avion tant sur l’Hexagone qu’à l’international. Le retour du train de nuit pourrait également annoncer celui du service public ferroviaire avec le développement des Intercités, du fret et des petites lignes. Ce développement permettrait d’éloigner le « pire des scénarios » que décrivait Michel Delabarre, ministre des transports en 1988, « celui où une minorité de privilégiés [pourraient] circuler d’une ville à l’autre dans les centres d’affaires situés autour des gares, parfaitement équipés pour répondre à leurs besoins d’activités et de loisirs, îlots de prospérité enclavés dans des agglomérations abandonnées à leurs problèmes et à leurs embouteillages. »[11]

Néanmoins, à l’heure actuelle, les propositions que présente le gouvernement sont loin d’être à la hauteur des enjeux que posent la décarbonation des transports. En continuant de subventionner l’aérien tout en « rationalisant » les chemins de fer, il fait le choix de privilégier un minorité qui jouit d’une hyper-mobilité à défaut de soutenir des transports publics à destination de tous.

Notes :

[1] : Tableau horaire Chaix 1866, Train 3 (Express 1ère), 16h10 entre Paris-Montparnasse et Brest ; Tableau horaire Chaix 1900, Train 103 (Rapide 1ère), 10h40 entre Paris-Montparnasse et Brest. 
URL : http://bcprioult.free.fr/retrovieuxhorair/index.html

[2] : Les voitures lits disposent d’espaces privatisés généralement pour une à deux personnes. Assez rare en France, la dernière voiture-lit a été celle des trains de nuits russes Paris-Nice pendant les années 2000.

[3] : Raccordement de plusieurs trains en un convoi, les différents trains peuvent provenir de différentes gares, se regrouper dans une gare intermédiaire avec une seule locomotive, puis se diviser plus tard.

[4] : Etienne Auphan, «  Quelques aspects géographiques de l’évolution des trains de nuit en France », Actes du colloque de l’AHICF,‎ 19 mars 1988, pp. 335 à 338.

[5] : Le risque indiqué pour expliquer la suppression de ces 300 arrêts concerne le vol, l’agression et les fraudes dans les petites gares. Chacun pourra apprécier la qualité de cet argument. 
Bruno Mazurier. La grogne monte contre la suppression de 300 arrêts, Le Parisien, 13 mai 2000
URL : https://www.leparisien.fr/economie/la-grogne-monte-contre-la-suppression-de-300-arrets-13-05-2000-2001371452.php

[6] : 8h20 de France Inter, 10 mars 2017.

[7] : Le voyageur-kilomètre est une unité de mesure qui équivaut au transport d’un voyageur sur une distance d’un kilomètre.

[8] : Pour les Intercités de jour : Rapport « Duron » TET : Agir pour l’avenir, 25 mai 2015.
URL : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/154000341.pdf
Pour les TER hors Ile-de-France en 2018 : Le Marché français du transport ferroviaire de voyageurs, 2018 : volume 2, Autorité de régulation des transports.
URL : https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2020/01/bilan_marche_ferroviaire_voyageurs_2018_volume2_vf2-1.pdf

[9] : Afin de rentabiliser son PPP, Vinci a exigé que plus de trains que nécessaires circulent sur la ligne entre Bordeaux et Paris, occasionnant un déficit évalué à 90 millions d’euros par an. 
Le Monde, La LGV Tours-Bordeaux, première ligne ferroviaire sous concession privée, 1 mars 2017.
URL : https://www.lemonde.fr/economie/article/2017/03/01/la-lgv-tours-bordeaux-premiere-ligne-ferroviaire-sous-concession-privee_5087446_3234.html

[10] : Vincent Doumayrou, La fracture ferroviaire : Pourquoi le TGV ne sauvera pas le chemin de fer, Editions de l’Atelier, 2007.

[11] : La Vie du Rail, 1er au 7 novembre 1990.

La fausse relance ferroviaire de Macron

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L’accident de train du 22 octobre 1895 en Gare Montparnasse

« On va redévelopper le fret ferroviaire massivement. On va redévelopper les trains de nuit, là aussi, on va redévelopper les petites lignes de train parce que tout ça, ça permet de faire des économies et ça permet de réduire nos émissions. » Lors de l’interview télévisée du 14 juillet, le chef de l’État a présenté un discours étonnement volontariste sur l’avenir du transport ferroviaire. Moins de deux semaines plus tard, celui-ci a été suivi de nouvelles annonces de la part du Premier Ministre Jean Castex qui a énuméré les actions en faveur du fret ferroviaire. Enfin, le récent plan de relance économique du gouvernement a annoncé le 3 septembre dernier le chiffre de 4,7 milliards d’euros d’investissement. [1] L’exécutif serait-il soudainement devenu ferrovipathe ?


La relation entre le rail et l’Elysée a débuté sur un coup de force. Le rapport Spinetta, en février 2018, décrivait les petites lignes comme « héritées d’un temps révolu » et préconisait leur fermeture. Quelques mois plus tard, le gouvernement a engagé une grande réforme du rail avec la Loi pour un Nouveau Pacte Ferroviaire. Transformation de la SNCF en Société Anonyme, filialisation du fret, fin du statut de cheminot, concurrence : la « modernisation » promise ressemble alors à une destruction en règle du service public ferroviaire. Malgré une grève massive et historique des cheminots, la réforme a été adoptée le 27 juin 2018, au grand dam des syndicats et de l’intérêt des usagers. Un an plus tard, c’est la fermeture de la ligne de fret Perpignan-Rungis qui marque un nouveau coup, symbolique, contre le ferroviaire. Malgré les promesses de réouverture de la ligne par le gouvernement en novembre 2019, puis en décembre, et maintenant à l’automne 2020, les wagons sont toujours à l’arrêt. En décembre 2019, la Loi d’Orientation des Mobilités, présentée par le Gouvernement, affiche comme objectifs ambitieux de « Sortir de la dépendance automobile »,  « d’accélérer la croissance des nouvelles mobilités », de « réussir la transition écologique » et de  « programmer les investissements dans les infrastructures de transports ». Dans le secteur ferroviaire, les mesures proposées sont pourtant loin de renverser la table. La loi prévoit que seulement 49% des investissements dans les infrastructures soient alloués au rail, le reste pour le routier. Le Gouvernement en profite également pour mettre à l’arrêt la plupart des grands travaux sur le réseau. Pourtant, depuis les annonces de l’été, les chantiers du fret, des trains de nuit et des infrastructures semblent s’organiser. Que peut-on en attendre ?

Au fret, rien de nouveau

Alors que le volume des marchandises transportées augmente, celui du ferroviaire diminue depuis 1984. © Ugo Thomas [2]
Selon l’INSEE, en 1984 le fret français transportait 57,7 milliards de tonnes-kilomètres[3] contre 32 milliards de tonnes-kilomètres en 2018. De 30% de marchandises transportées par le rail en 1984[4], la part du ferroviaire s’effondre à 18% dix ans plus tard, jusqu’à atteindre 9% en 2018. En 34 ans la part du ferroviaire dans le transport de marchandises diminue donc de plus de 70%. Si dans l’ensemble de l’Europe la situation est assez inquiétante, le sort de la France est plus dramatique que celui de ses voisins. Les données d’Eurostat nous permettent d’apprécier cette évolution à l’échelle européenne. En Allemagne, le trafic de fret ferroviaire a connu une hausse de 50%[5] entre 2003 et 2018. La dynamique est aussi positive en Autriche, en Suède et de manière plus nuancée en Italie. Si l’Espagne et le Royaume Uni ont, comme la France, vu une diminution de leurs volumes transportés par le fret ferroviaire (environ -10% pour les deux premiers depuis 2003), seule la France connaît une chute si importante. Alors que les trafics allemands et français étaient équivalents dans les années 1990, le trafic français est aujourd’hui quatre fois inférieur à celui Outre-Rhin. Enfin, alors que la part moyenne du fret ferroviaire dans le transport de marchandises en Europe est de 18%, cette même valeur se situe aujourd’hui en France dix points en deçà, c’est à dire à 9%.

La France connait l’un des pires bilans européens pour le fret ferroviaire. Loin derrière ses voisins. © Ugo Thomas

Trois éléments permettent habituellement d’expliquer cette situation : la désindustrialisation, le manque de connexions entre les infrastructures portuaires et ferroviaires et la concurrence de la route. Le routier présente en effet de nombreux avantages pour les entreprises : fiable, peu coûteux, les transporteurs y bénéficient également d’un réseau très dense permettant de desservir directement tout le pays. De plus, l’arrivée d’entreprises de transport routier d’autres États membres de l’Union Européenne permet aux transporteurs d’utiliser de la main d’œuvre étrangère avec des prétentions et des droits salariaux moindres que ceux attendus normalement en France.

Pourtant ces différents facteurs n’expliquent pas l’ensemble du déclin du fret ferroviaire. La situation dans le reste de l’Europe montre que malgré la désindustrialisation et l’émergence du transport routier, le fret ferroviaire peut persister et avec une part de marché plus importante que celle que nous connaissons en France. De plus, le fret ferroviaire est aujourd’hui moins coûteux que le transport par camion sur les longues distances. Un kilomètre avec un camion de 40 tonnes coûtait ainsi 1,20€ en 2007 contre 0,51€ pour un train de 1800 tonnes ramené au même poids.[6]

C’est dans la libéralisation et la mise en concurrence du fret ferroviaire que l’on trouve une autre source de ce déclin. De la séparation entre le gestionnaire des lignes et le transporteur en 1991 à la mise en concurrence du fret en 2004, l’Union Européenne a mené la chasse aux financements publics du fret. Les subventions des États aux activités fret ont été interdites et la chasse aux subventions croisées a mené à ce que les postes, alors mutualisés, soient dissociés. Les transporteurs privés ont alors pris en charge les trains massifs[7], plus rentables, laissant le marché des wagons isolés à Fret SNCF[8]. Alors que le fret embauchait encore plus de 10 000 cheminots avant l’ouverture à la concurrence en 2005, il en reste aujourd’hui moins de 5000.

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La gare de triage de Sotteville-lès-Rouen, devenue depuis une cimetière ferroviaire © Mouliric

La relance de Jean Castex, des demi-mesures pour préserver le statu quo

Le plan de relance du gouvernement annoncé le 3 septembre se contente en réalité de reprendre les mesures que le Premier Ministre avait déjà exposées le lundi 27 juillet. L’intention affichée par le gouvernement est de relancer le fret ferroviaire à partir du développement d’autoroutes ferroviaires, des transports combinés et avec la gratuité des péages ferroviaires pour 2020, puis la division par deux de leur prix en 2021. A ces annonces s’ajoute également la volonté de recapitaliser à hauteur de 150 millions d’euros le fret.

Cette subvention prouve que la libéralisation du fret ferroviaire est un échec. Elle va seulement permettre à Fret SNCF de ne plus être déficitaire temporairement : l’argent va uniquement permettre un maintien du trafic actuel sans envisager des investissements importants dans les infrastructures.

Le « transport combiné » couple quant à lui une partie du trajet en camion et une autre en train à partir d’un terminal de transport combiné avec d’importants corridors qui traversent la France et s’inscrivent dans une logique européenne. Ce système, déjà mis en avant par les précédents plans de relances, a pourtant de sérieuses limites. Il ne relie que peu de points de dessertes et, à ce titre, est peu flexible. De plus, le transport combiné s’appuie sur un simple ferroutage : le camion est mis sur un wagon. Cette technique reste donc bien moins économique que d’utiliser directement un wagon standardisé. L’annonce de Jean Castex, qui s’appuie déjà sur de précédents projets d’autoroutes, ne peut donc pas entraîner un report massif vers le fret ferroviaire. Et pour cause, en France, 63% du transport de marchandises concerne le trafic intérieur. Comme le dit Laurent Brun, secrétaire général de la CGT Cheminot, « Les autoroutes ne servent à rien sans routes départementales et communales ! »

Le ferroviaire, champion écologique du transport de marchandises

La situation du fret ferroviaire ne cesse de se détériorer malgré les plans de relances proposés. Pourtant, il est au cœur d’une forte demande de la part des citoyens, faisant figure de transport « propre » notamment à travers ses avantages face au transport routier.

Le transport routier est en effet à l’origine d’une forte pollution atmosphérique. Il émet quatre gaz à effet de serre différents (CO2, N2H, CH4 et HFC) et génère à lui seul 33,9% des émissions de CO2 en France en 2008 contre moins de 30% en 1990[9]. Le constat à valeurs égales est sans appel : le rapport Bain a conclu que le transport routier émet en France 82 grammes de CO2 par tonne-kilomètre contre 8 g/t-km pour le ferroviaire. Les données de l’Agence européenne de l’environnement recoupent en partie ces chiffres. Pour celle-ci, à l’échelle de l’Union européenne, le ferroviaire émet en 2018 20,97 g/t-km contre 75,33 g/t-km pour le routier. Ainsi, le fret ferroviaire qui ne transporte en France qu’un dixième des marchandises émet pourtant quatre à dix fois moins de CO2. En 2008, un rapport du Sénat affirmait que le bilan écologique du transport de marchandises était de 2 grammes/km de CO2 pour un train électrique et 55 grammes/km pour un train thermique contre 196 grammes/km pour un seul camion semi-remorque de 32 tonnes. Le fret ferroviaire français, l’un des plus électrifiés d’Europe, pourrait émettre encore moins s’il se séparait de ses vieilles locomotives diesel. Au-delà du bilan écologique, le fret ferroviaire peut également se vanter de participer à l’équilibrage du territoire en reliant des régions parfois mal desservies par la route.

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Aux USA, un réseau adapté permet de transporter deux conteneurs par wagons sur plusieurs kilomètres, une technologie impossible à renouveler en France sans adapter l’ensemble du réseau ferroviaire. © Dan

Les solutions pour relancer l’activité fret

Le principal problème du fret ferroviaire ne vient pas d’un manque d’innovation mais bien de la concurrence avec le transport routier. L’avantage de la route sur le rail repose sur le fait que les conséquences du transport routier ne sont pas prises en compte dans le prix : on parle d’externalités négatives. En plus de ce que débourse un transporteur, les citoyens vont payer deux fois le transport routier. Une première fois en payant par leurs impôts à travers les péages, la construction et la maintenance des infrastructures routières, puis une seconde fois à travers les incidences du trafic routier sur leur santé et leur qualité de vie. Outre l’impact écologique désastreux du transport routier, les embouteillages ou encore les nuisances sonores sont les conséquences directes du transport massif de marchandises sur les routes.

Depuis le début du déclin du fret ferroviaire au milieu du siècle dernier, ce sont 1,8 millions de camions qui ont été mis sur les routes. Un report modal massif du routier vers le ferroviaire aurait pourtant de nombreuses conséquences positives. Un seul train fret équivaut à 55 poids lourds de 32 tonnes, le tout pour moins de CO2 et sans toutes les conséquences du tout-routier sur la santé et la qualité de vie. Mais pour ce faire, trois actions sont nécessaires : investir massivement dans le fret ferroviaire (cheminots, infrastructures, réseau), remettre en cause la libéralisation du fret ferroviaire et répercuter l’ensemble des conséquences, sociales et écologiques, du transport routier sur son prix.

Le vrai faux retour des petites lignes

Les « petites lignes » représentent aujourd’hui 44% du réseau ferré[10] en opposition aux « lignes structurantes ». Héritières de l’histoire ferroviaire française, elles trouvent leur apogée en 1930 quand le réseau ferré s’étale alors sur 60 000 km de lignes. La diminution de la longueur du réseau trouve son origine dans la concurrence avec la route et la diminution du fret. Aujourd’hui il ne reste plus que 28 000 km de réseau dont seulement 7% sont constitués de Lignes à Grande Vitesse. La différenciation entre réseau structurant et petites lignes repose sur la hiérarchisation par l’Union Internationale des Chemins de Fer des voies en neuf catégories. Ce critère est pourtant destiné initialement à la maintenance des voies. Cette classification se fait suivant la charge théorique supportée par l’infrastructure et les petites lignes sont celles avec un trafic théorique inférieur à 7000 tonnes. Cet indicateur est loin d’être idéal puisque faussé par le trafic du fret, plus lourd que le trafic voyageur. Un seul train de fret de 1800 tonnes équivaut ainsi à 11[11] automoteurs à grande capacité de quatre caisses (220 places) ou 35[12] autorails mono-caisse (78 places). Cette nomenclature faussée a pourtant été la boussole des décisions publiques des derniers rapports (Rapports Rivier et Putallaz 2005, Putallaz et Tzieropoulos 2012 ; Spinetta 2018). Cette erreur de compréhension va par exemple pousser Jean-Cyril Spinetta à considérer que les petites lignes sont un coût, une faiblesse, du réseau français. Pourtant, ces voies sont essentielles pour assurer une desserte fine des territoires. Sur l’ensemble des petites lignes, 27% sont sans voyageurs car réservées au fret et dont la suppression serait un coup violent pour le trafic ferroviaire.

La France connaît également un autre phénomène ferroviaire particulier en Europe : sa politique d’entretien des voies. Alors que chez tous ses voisins européens, les dépenses des infrastructures se tournent prioritairement vers le renouvellement des voies et ensuite vers l’entretien de l’existant, c’est l’inverse qui se produit en France. Cette politique occasionne un vieillissement rapide du réseau français. Aujourd’hui, celui-ci affiche un âge moyen de 30 ans, avec près d’un quart des lignes ayant dépassé leur durée de vie normale. L’investissement de 1,5 milliards entre 2006 et 2015 a permis de réduire de 10 ans cet âge sur les petites lignes, hors fret, passant leur moyenne d’âge de 47 ans à 38 ans. Pourtant il faudrait aujourd’hui 5 milliards d’euros pour effectuer un renouvellement complet des lignes sans lequel près de 4 000 km de voies seraient menacés d’ici 2026.

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L’autorail X73500, l’un des trains français les plus léger symbolise les petites lignes TER souvent non-électrifiées © Snoopy31

Une relance hiérarchisée

La relance des petites lignes s’appuie sur un rapport[13] du recteur Philizot de février 2020. Celui-ci y recommande de hiérarchiser les petites lignes, d’établir rapidement un plan à moyen terme et de développer les trains légers. Les annonces qui suivirent reprendront strictement ses propositions. La hiérarchisation est faite en trois catégories : les petites lignes essentielles qui entrent dans le réseau structurant, financé par SNCF Réseau, le maintien du cofinancement Etat-SNCF-Région sur les lignes les plus rentables et le transfert total de la gestion des plus petites lignes aux Régions. Pour les lignes intégrées au réseau structurant, cette décision ne fait qu’augmenter le déficit de SNCF Réseau en leur donnant la responsabilité de l’entretien et de la régénération de ces lignes alors qu’elles étaient financées à 92% par la puissance publique[14]. Les lignes laissées à la gestion des Régions risquent quant à elles, d’être ouvertes à la concurrence. En région Grand-Est, les élus ont déjà voté l’ouverture à la concurrence de la ligne Nancy-Contrexéville et de certains tronçons entre Epinal et Strasbourg.

Le second point sur lequel s’appuie le gouvernement pour relancer les petites lignes est le développement des trains légers. Sans que le cahier des charges soit précisément connu, l’objectif semble s’orienter vers des trains peu coûteux, avec une capacité réduite, une masse limitée et le souhait d’une traction à hydrogène. La grande difficulté du train léger est sa vitesse limitée qui risque de l’empêcher de concurrencer l’autocar ou la voiture sur la durée[15]. La réduction capacitaire risque également de rencontrer ses limites dans les afflux de voyageurs aux heures de pointes ou lors des correspondances avec des liaisons plus importantes[16].

Les petites lignes, un outil pour développer les mobilités de demain

Alors que le plan de « relance » du gouvernement constitue en réalité l’aveu d’un abandon d’une partie des petites lignes aux Régions, les enjeux de ces dessertes mériteraient mieux.  Dans une société dépendante de voitures à combustible fossile, le développement de ces lignes s’inscrit dans l’impératif de l’urgence écologique. De plus, dans des territoires enclavés, éloignés des grandes aires urbaines et des centres économiques, la survie des petites lignes conditionne l’avenir de la région. Dans les territoires périurbains, le TER peut pourtant s’intégrer dans l’offre de transports métropolitains avec le développement du tram-train ou la mise en place d’une tarification unique pour les TER et les services de transports de l’agglomération. Enfin, l’offre TER gagnerait à intégrer les enjeux de l’intermodalité avec le développement de places pour les vélos. Loin d’être issues d’un temps révolu, le succès des petites lignes dépend aujourd’hui des politiques de transport.

Le train, transport d’avenir pour la transition écologique

L’un des enjeux majeurs de la transition écologique est la limitation du réchauffement climatique. L’objectif que se sont fixés les Etats lors de la COP21 de limiter à 2°C la hausse des températures ne peut être atteint que par une stratégie qui vise à décarboner l’économie. Alors que le secteur des transports est celui qui dégage le plus de gaz à effet de serre (29%[17] des émissions territoriales), le bilan du ferroviaire y est particulièrement positif. Si les comparatifs d’émissions de gaz à effet de serre donnent des chiffres très différents, tous consacrent le train comme étant de loin le transport le plus écologique face à la voiture et à l’avion[18]. Sans parler du transport de marchandises où les trains sont 4 et 10 fois moins polluant.
Pourtant, la suppression des petites lignes et des dessertes de nuit pousse les voyageurs à s’orienter vers l’aviation, subventionnée dans les petits aéroports via des délégations de services publics[19], et low-cost sur les trajets les plus importants. Dans les aires urbaines, l’absence d’offre ferroviaire attractive économiquement et sur l’ensemble de la journée ne permet pas de concurrencer la voiture individuelle.

Entre la voiture et l’avion, sur les trajets du quotidien comme sur le continent européen, le train se positionne comme le mode de transport écologique du futur. Pourtant, le manque d’ambition des gouvernements successifs et son abandon au profit de la voiture ont conduit à la diminution de son offre voyageur et fret. Les grands plans de « relance » ou de « redéveloppement » du ferroviaire promis par le gouvernement ne permettront, au mieux, qu’à préserver le statu quo. Néanmoins, sur le volet social, la mise en place de la concurrence dans les réseaux imposée par l’Union Européenne et mise en place par le gouvernement risque de donner dans les années à venir, un nouveau coup au service public ferroviaire.


[1] Toutes les mesures du plan de relance, Gouvernement, 3 septembre 2020, page 90. Disponible en ligne sur : https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/plan-de-relance/annexe-fiche-mesures.pdf

[2] Transport intérieur terrestre de marchandises par mode, Données annuelles de 1984 à 2018, INSEE. Disponible en ligne sur : www.insee.fr/fr/statistiques/2016004

[3] Le tonne-kilomètre est une unité de mesure de quantité de transport correspondant au transport d’une tonne sur un kilomètre.

[4] INSEE, op. cit.

[5] Goods transported by type of transport (2003-2018), EUROSTAT [rail_go_typepas].

[6]  Pertinence du fret ferroviaire, diagnostic, SNCF, avril-mai 2009. https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/104000519.pdf

[7] Les trains massifs sont des trains fret qui ne nécessitent pas d’être réorganisés en cours de voyage, en opposition avec les wagons isolés qui doivent passer par des gares de triage.

[8] Fret SNCF regroupe les activités fret de la SNCF. Il s’agit aujourd’hui d’une SAS détenue par SNCF.

[9] Francis GRIGNON, au nom de la commission de l’économie, Avenir du fret ferroviaire : comment sortir de l’impasse ? Rapport d’information n°55 du Sénat, 20 octobre 2010. Disponible en ligne sur : https://www.senat.fr/rap/r10-055/r10-055.html

[10] SPINETTA J.-C. L’avenir du transport ferroviaire, rapport au Premier Ministre remis le 15 février 2018, 127 p. Disponible en ligne sur : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/2018.02.15_Rapport-Avenir-du-transport-ferroviaire.pdf

[11] Moyenne entre le X76500 diesel et le Z27500 électrique.

[12] X73500, train le plus léger en service dans de nombreuses régions pour les petites lignes.

[13] Ministère de la Transition Ecologique Petites lignes ferroviaires – Des plans d’actions régionaux, , 20 février 2020. Disponible en ligne sur : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/20200220_JBD_DP_Petites_lignes_vf.pdf

[14] Sur les 240 millions d’euros d’engagements financiers pour la régénération des voies entre 2015 et 2018, 8% était assuré par la SNCF, 25% par l’Etat et 67% par les Régions

[15] Actuellement le X73500 s’approche le plus de cette description avec ses 80 places pour 50t

[16] Le X73500 subit déjà ces critiques et il sera difficile de produire un train plus léger avec un même niveau de service.

[17] AEE, 2018.

[18] 14gCO2/voy-km pour le train, 104 pour la voiture et 285 pour l’avion selon l’Agence européenne de l’environnement ; 3,4g pour le train, 110g pour la voiture, entre 73 et 254g pour l’avion selon le guide InfoGES du ministère de la transition écologique ; 1,9 à 26,5g pour le train, 213g pour la voiture et 172g pour l’avion selon la SNCF.

[19] La FNAUT pointe du doigt 11 lignes exploitées sous Obligation de service public dans l’hexagone.

« La libéralisation des transports accentue le désastre environnemental » – Entretien avec Laurent Kestel

Laurent Kestel
Laurent Kestel

Un an après le nouveau pacte ferroviaire qui actait la fin du statut de cheminots pour les nouveaux embauchés de la SNCF et la poursuite de la logique d’ouverture à la concurrence, le transport français poursuit sa libéralisation. Nous avons interrogé Laurent Kestel, docteur en science politique et auteur de “En marche forcée. Une chronique de la libéralisation des transports : SNCF, cars Macron et quelques autres” publié aux éditions Raisons d’agir. Entretien réalisé par Antoine Pyra.


LVSL – Lors du Pacte ferroviaire du gouvernement Macron, comme lors des précédentes réformes ferroviaires, la question du statut des cheminots a été l’un des principaux angles d’attaque de la SNCF. D’une part, on reproche à ce statut d’être injuste et de favoriser de manière excessive les cheminots comparativement au reste de la population française, et d’autre part on accuse aussi ce statut d’être en grande partie responsable de l’endettement de la SNCF. La situation des cheminots est-elle si enviable que cela, et sont-ils responsables de l’endettement de la SNCF ?

Laurent Kestel – Cet angle d’attaque, on pouvait s’y attendre. Médias et politiques au pouvoir, de droite comme de gauche, ont depuis longtemps pointé les cheminots et leurs prétendus privilèges comme responsables du désormais célèbre « fardeau de la dette », ceci en vue de travailler l’opinion publique et de légitimer les réformes impulsées par l’Union européenne : fin du monopole public et ouverture à la concurrence. Sauf que dans les faits, ce poids supposé du statut de cheminot dans la dette, il n’en est rien. La dette – 47 milliards d’euros l’an dernier – relève avant tout de deux choses : le financement des infrastructures nouvelles, telles que les lignes à grande vitesse et la rénovation du réseau, dont le coût est d’autant plus élevé que l’État a sous-investi chroniquement sur l’entretien. Le statut n’est pas non plus à l’évidence un obstacle à la « performance économique » de la SNCF : ses substantiels bénéfices en 2017 – plus de 1,3 milliards d’euros – et le dividende record – 537 millions – qu’elle va verser en 2019 en attestent. L’argument politique est d’autant plus absurde qu’au cours de la dernière décennie, la dette a pratiquement augmenté de 20 milliards pendant que la direction de l’entreprise supprimait concomitamment près de 20 000 emplois.

« Si l’on parle encore de « La SNCF », l’entreprise actuelle n’a que peu à voir avec l’esprit qui a concouru à sa création et à son développement »

Par ailleurs, et à la méconnaissance générale de l’opinion publique, les cheminots subissent de plein fouet depuis de nombreuses années la profonde transformation néolibérale de l’entreprise, à commencer par son démantèlement. Si on parle encore de « la SNCF », l’entreprise actuelle n’a en effet que peu à voir avec l’esprit qui a concouru à sa création et son développement. Les orientations de l’Union européenne –validées par les gouvernements nationaux au demeurant – ont largement essaimé et « la SNCF » a été en réalité largement démembrée : séparation de l’exploitation et de l’infrastructure en 1997 et cloisonnement progressif de chaque activité (Fret, TGV, Intercités, TER, Transilien) ont profondément bouleversé l’environnement de travail des cheminots. En outre, ce cloisonnement les ont privés de la vision d’ensemble du métier qui prévalait jusqu’alors. De la même manière, la relation d’interdépendance entre les différentes activités évolue dans le sens d’une relation marchande et contractuelle. Mais c’est aussi la nature du travail qui change radicalement. La conscience professionnelle ancrée dans la culture du service public est profondément remise en cause par les objectifs de rentabilité, d’efficience, de productivité. Les réductions d’effectifs se traduisent par une intensification de la charge de travail qui a des répercussions immédiates et importantes sur les voyageurs. La disparition des guichets dans les gares et l’allongement souvent considérable des files d’attente aux guichets en sont des exemples parlants.

Les années à venir verront une accentuation de cette logique. Les cheminots seront les premiers concernés. Guillaume Pepy l’a récemment annoncé en indiquant vouloir tout remettre à plat, à la fois la réglementation du travail, son organisation par l’accroissement de la polyvalence et la poursuite de la suppression d’effectifs. Autant d’éléments qui vont certainement contribuer à dégrader davantage les conditions de travail et la santé des cheminots. En 2017, la SNCF a comptabilisé plus de 1200 démissions, départs volontaires ou ruptures conventionnelles. C’est le signe d’un malaise parmi les cheminots. Le sujet est du reste d’autant plus prégnant que les quatre organisations représentatives (CGT, UNSA, SUD, CFDT) alertent la direction depuis plusieurs années sur la montée des risques psychosociaux. Médiapart a récemment avancé le chiffre de 57 suicides à la SNCF. S’il est exact, le taux de suicide à la SNCF serait donc environ deux fois et demi supérieur à la moyenne nationale (14,9 pour 100 000 habitants). Signe peut-être que la situation des cheminots n’est pas forcément celle qu’on leur prête.

LVSL – L’ouverture à la concurrence nous est présentée comme permettant d’améliorer le service ferroviaire auprès des usagers tout en diminuant les coûts. Est-ce que vous pensez que c’est ce qui va vraiment se passer, et pourquoi ?

LK – Les exemples existants nous enseignent que ce ne sera certainement pas le cas. En l’occurrence, même en France, la concurrence existe bien sur certains secteurs, et c’est un euphémisme d’affirmer que ce n’est pas concluant. C’est le cas du fret depuis 2007 et des lignes internationales depuis 2009. Dans le fret, la concurrence n’a permis ni de mettre un seul wagon de marchandises sur les rails, ni d’endiguer le déclin du secteur : entre 2007 et 2018, la part du rail dans le transport de marchandises s’est écroulée de 16% à moins de 10%… Et le bilan ne s’arrête pas là : sur la période, d’une part, les effectifs de Fret SNCF ont été divisés par deux ; d’autre part, la plupart des compagnies privées sont déficitaires et la première d’entre elles, Euro Cargo Rail, filiale de la Deutsche Bahn, a supprimé 10% de ses effectifs en 2017.

« La concurrence existe bien sur certains secteurs et c’est un euphémisme d’affirmer que ce n’est pas concluant »

Dans le secteur des lignes internationales à grande vitesse, la stratégie d’alliance de la SNCF avec d’autres entreprises pour créer les trains Thalys, Eurostar ou encore Lyria, fait que la concurrence est inexistante. Quant à l’opérateur italien Thello, qui exploite la liaison de nuit Paris-Venise, il ne cesse d’accumuler les pertes depuis 2011, malgré une politique zélée de réduction des coûts : à titre d’exemple, les personnels de bord ont été pendant plusieurs années des salariés d’une filiale de la Lufthansa, travaillant sous la convention collective de la restauration et de l’hôtellerie…

“En marche forcée”, livre de Laurent Kestel

Chez nos voisins européens, il est également difficile de parler de « succès » de la concurrence. La libéralisation du rail britannique au milieu des années 1980 a conduit au désastre. Elle a non seulement été la cause directe de la dégradation du réseau et de plusieurs catastrophes ferroviaires, provoquant d’ailleurs sa renationalisation, mais elle s’est aussi traduite par des hausses de prix vertigineuses, faisant des trains britanniques les plus chers d’Europe. En mai 2018, la faillite de l’entreprise Virgin Trains East Coast a contraint le gouvernement conservateur de Theresa May à annoncer la renationalisation de la ligne. En Italie, elle a eu pour effet de créer deux réseaux bien distincts : celui des TGV et celui des trains du

quotidien. Délaissé par la puissance publique, le réseau secondaire a connu huit accidents ou catastrophes ferroviaires depuis 2001. Quant au « modèle allemand », cher à tant de commentateurs français, son exemplarité reste encore à démontrer : sur le seul critère de la régularité des trains, les usagers sont perdants puisqu’elle y est plus faible qu’en France (77% contre plus de 85% pour la SNCF en 2017).

Pour les usagers, justement, l’ouverture à la concurrence annoncée des trains régionaux en France risque fort de se traduire par un unique changement de logo sur les trains. Car, pour le reste, le matériel roulant restera le même, puisqu’il est propriété de la région, et qu’il empruntera lui aussi un réseau secondaire que l’on sait en mauvais état. Cette libéralisation sera donc surtout profitable pour les nouveaux opérateurs – et peut-être plus encore pour les compagnies d’autocars, puisque le rapport Spinetta préconisait, au nom de l’efficacité, de fermer 56 lignes et 120 gares… Pour les plus chanceux qui disposeront encore d’une liaison ferroviaire dans les années à venir, cela pourrait aussi se traduire par une augmentation sensible des prix, en particulier si les régions disposent de moins en moins de moyens pour financer l’activité. La « diminution des coûts » qu’on nous assène se réalisera donc avant tout aux dépens des travailleurs du rail, qui verront immanquablement la logique de cette concurrence se traduire non seulement par du moins-disant social, mais aussi par la course à la polyvalence et à la sous-traitance déjà largement initiée par l’entreprise publique. Un peu difficile, donc, d’y voir l’affaire du siècle.

LVSL – La politique de libéralisation des transports ne touche pas que le ferroviaire : ainsi, le ministre de l’économie Macron avait déjà mis en plus une libéralisation des cars, présentée comme permettant aux plus pauvres de se déplacer à moindre coût. Est-ce vraiment le cas ? Et est-ce que les cars Macron ne posent pas d’autres problèmes sociaux ?

LK – La libéralisation des autocars s’inscrit dans le droit fil de la concurrence généralisée des différents modes de transports, inscrite dès le traité de Rome en 1957. Pour « vendre » cette mesure, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie du gouvernement de Manuel Valls, avait déclaré qu’elle allait aider les « plus modestes, les plus humbles, les plus fragiles » à se déplacer. En réalité, cette mesure a surtout aggravé les inégalités sociales d’accès aux transports en faisant des cars le mode de transport « des gens qui ne sont rien », pour reprendre sa formule désormais célèbre. En laissant libre cours aux mécanismes du marché, Macron et la majorité socialiste d’alors ont ajouté une pierre de plus au démantèlement du service public. Au point de retomber aujourd’hui dans les mêmes problématiques que celles du XIXe siècle, à savoir des transports différenciés selon les classes sociales qui se distinguent à la fois par la classe de confort et les temps de parcours. Plus l’on est pauvre, plus le temps de trajet s’allongera et plus le confort sera spartiate.

Les cars Macron et leurs logiques n’ont pas seulement favorisé une régression pour les voyageurs ; ils ont aussi favorisé un mouvement de régression sociale du secteur. Pour comprendre cela, il faut avoir en tête l’évolution du marché, en particulier sa forte concentration en cours. En moins de deux ans, deux entreprises (Starshipper et Mégabus) ont fait faillite. La filiale de la SNCF, Ouibus, a été portée à bout de bras par la maison-mère qui y a laissé plus de 200 millions d’euros. La SNCF a récemment décidé de céder Ouibus à Blablacar. De son côté, le groupe Transdev a décidé de vendre ses deux entreprises que sont Eurolines et Isilines à Flixbus. Si toutes ces opérations aboutissent, le secteur se trouverait donc en situation de duopole. Le succès de Flixbus, en Allemagne comme en France, tient avant tout à l’élimination de toute concurrence par des politiques tarifaires agressives en-dessous des prix du marché et au fait d’avoir imposé dans le secteur le « modèle Uber » : l’entreprise ne possède en propre ni car, ni chauffeur – qui relèvent de sous-traitants –, mais organise et contrôle le service (vente, marketing, etc.). Les cars Macron sont, au final, un condensé ce qui se passe de façon plus générale dans les transports, à savoir la transformation des grands groupes en « organisateurs de mobilité » et en « distributeurs », charge aux sous-traitants de répercuter sur leurs salariés les décisions de fermer des liaisons ou de réduire les fréquences. Avec la multiplication du nombre de ses filiales (plus de 1000) et le développement de la sous-traitance, la SNCF en prend clairement le chemin.

LVSL – L’actualité, avec le mouvement des gilets jaunes, pousse la classe politique et les citoyens à réfléchir sur l’articulation entre l’écologie et le social. Pouvez-vous nous en dire plus sur les conséquences environnementales de l’actuelle libéralisation des transports ? Et sur l’accès au train pour les usagers ?

LK – Elles sont massives. La part des émissions totales de gaz à effet de serre (GES) générée par les transports n’a fait que croître depuis 1990, passant de 21,7% à 29,5% en 2018. Le transport est de loin le premier secteur émetteur de GES et ces émissions proviennent presque exclusivement du transport routier (95%). Ce résultat n’est pas le fruit du hasard : la France a été l’une des pionnières en matière de déréglementation du transport routier de marchandises, si bien qu’aujourd’hui, 90% des marchandises transitent par la route. Le fret a purement et simplement été liquidé par les politiques nationales et par la SNCF qui a surtout misé sur sa filiale Geodis. Cette politique a des conséquences en matière de santé publique qui sont aujourd’hui bien connues et documentées. Les études de l’Agence santé publique France (SPF) évaluent à 48 000 le nombre de décès prématurés liés à cette pollution atmosphérique en moyenne par an. Et il faut bien sûr ne pas oublier d’y ajouter l’accidentologie liée au trafic routier.

« Le fret a purement et simplement été liquidé par les politiques nationales et par la SNCF »

Quand il n’est pas relégué au rang de communication politique, l’environnement est souvent traité sous une forme dépolitisée, centré sur la « moralisation » des individus. En clair, il faudrait avant tout « changer nos comportements », « adopter des réflexes vertueux de mobilité », ce qui présente l’avantage incontestable de cibler la responsabilité individuelle et de passer sous silence les déterminants collectifs, au premier rang desquels les structures économiques mondialisées. Et l’essentiel de ce qui a été fait n’a fait qu’accroître le problème : les cars Macron remettent davantage de circulation sur les routes, contribuant ainsi à l’augmentation de la pollution, et la métropolisation des territoires conduit à réduire les dessertes ferroviaires. Les habitants des villes moyennes et des zones peu denses seront de moins en moins desservis par le train – on le voit déjà avec la fermeture de lignes régionales, de liaisons Intercités, ou encore avec la volonté de la SNCF de réduire certaines dessertes TGV, dans les Hauts-de-France notamment. C’est d’une certaine manière ce que révèle aussi le mouvement des gilets jaunes – même s’il révèle bien plus que cela – : des pans entiers de la population n’ont finalement que très peu accès aux transports publics et sont très dépendants de leur voiture. Ils sont donc les plus exposés aux hausses de taxe sur le carburant, que l’on a vendues sous couvert de transition écologique, alors qu’elles devaient essentiellement servir à financer le CICE.

LVSL – Selon vous, qu’est-ce que serait une bonne politique de transports publics ?

LK – Je n’ai évidemment pas la prétention de dire quelle serait la « bonne » politique en matière de transports. Considérant que le libéralisme est l’extension du domaine de la régression pour les voyageurs et les travailleurs du secteur, on pourrait imaginer une alternative aux politiques mises en place depuis 30 ans qui aurait pour objectif de lutter contre le réchauffement climatique par un service public de transport universel.

Il faudrait certainement réinventer le service public de transports : lutter contre les inégalités sociales d’accès aux modes de transport et donc offrir au plus grand nombre, et tout particulièrement dans les territoires mal desservis en transport en commun, une offre régulière et abordable. La question de la gratuité des transports urbains est de plus en plus souvent évoquée, pourquoi ne pas l’étendre au-delà ? Le train est un instrument essentiel d’aménagement du territoire et de lutte contre le réchauffement climatique. C’est, de loin, le mode de transport de masse le moins polluant. Or au niveau de l’État et de la SNCF, le prisme du tout-TGV a profondément fragilisé l’ensemble du système. Il a aussi éclipsé les autres solutions possibles et surtout instillé l’idée que seul le TGV était un marqueur de modernité pour les territoires, ce qu’il est désormais très difficile de remettre en question dans les esprits. À rebours des politiques menées qui marquent le retrait progressif de la puissance publique, il faudrait probablement engager une action d’ampleur équivalente à celle du plan Freycinet de 1879 qui avait abouti à doter d’une desserte ferroviaire chaque sous-préfecture de la République. Sans action claire des politiques en faveur du service public ferroviaire, le désastre environnemental et les inégalités sociales d’accès aux transports se poursuivront imperturbablement.

La SNCF gangrenée par la sous-traitance et la privatisation

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Les grèves du printemps dernier n’y ont rien changé : le gouvernement persiste à garder le cap en matière de politique ferroviaire. Pour la première fois depuis la nationalisation de la SNCF, l’Etat va imposer la concurrence du transport de personnes sur deux lignes Intercités en 2022. Mais la compagnie est d’ores et déjà vendue par pièces aux entreprises privées au travers de la sous-traitance, un phénomène qui s’accélère alors que le nombre de cheminots chute toujours. La SNCF sera-elle la future icône de la déstructuration du service public, au nom de l’injonction à la privatisation ?


Une inquiétante vague de privatisation

Les cheminots ne portent pas de gilets jaunes. Ce 18 janvier, devant l’entrée du siège de l’infrapôle SNCF de Limoges, en Haute Vienne, ils ont revêtu leurs vestes réfléchissantes orange, la tenue de travail des employés « à la voie », le long des rails. Ils veulent voir le directeur, lui demander des comptes, mais le directeur se dérobe. Alors ils s’installent sur le rond-point voisin, sortent les fumigènes, allument la sono du syndicat.

« Je ne veux pas que le privé vienne me prendre mon boulot », explique Max aux journalistes du Populaire du Centre. Il est venu de la Creuse voisine, où il travaille à l’entretien des voies, pour rejoindre le rassemblement des cheminots. « La direction se prépare à externaliser toutes nos missions », explique un peu plus loin Philippe Blanchon, un vieux militant de la CGT, au quotidien local. « D’ici 2020, 100% des investissements et de 25 à 30% de la maintenance iront au privé. Le tout encadré dans un premier temps par des cheminots », poursuit-il.

Il n’y a pas que le travail de Max, à Guéret, dans la Creuse, ou bien celui de Philippe, en Haute-Vienne, qui peuvent partir aux mains du secteur privé. La privatisation insidieuse des missions des cheminots est un phénomène national. En 2016, la sous-traitance s’élevait à trois milliards d’euros. Une hausse spectaculaire de 67% par rapport à 2011, et qui devrait progresser de l’ordre de 27% d’ici à 2020. A chaque fois que les gouvernements successifs annoncent des investissements sur le rail, c’est un jackpot pour les entreprises privées.

« Même pour des missions de maintenance courante il y a des appels d’offre »

« La sous-traitance a toujours existé pour la SNCF Réseaux », témoigne Guy Zima, responsable régional de la CGT cheminots en Bourgogne-Franche-Comté. « Mais avant, c’était pour des chantiers très spécifiques, pour des choses qu’on ne savait pas faire », poursuit-il. Les travaux d’ampleur par exemple, nécessitaient le recours à des grandes entreprises du BTP.

Aujourd’hui, la sous-traitance s’est étendue, partant des grands chantiers ou des secteurs d’activité restreints pour désormais toucher le cœur de métier des cheminots. « Maintenant, même pour des missions de maintenance courante il y a des appels d’offre », déplore le syndicaliste.

De la conception des pièces à leur entretien, en passant par leur fabrication et leur pose, tout est désormais susceptible d’être l’objet d’un appel d’offre, « sauf quelques missions de sécurité », précise le cégétiste. « On a même des cheminots qui ont été formés à l’extérieur de la SNCF sur des métiers du ferroviaire », illustre-t-il.

La nouvelle stratégie de délégation de la SNCF

Les chiffres sont éloquents : l’entreprise publique a réduit ses effectifs pour les remplacer par des entreprises privées sous-traitantes. Ainsi, entre 2006 et 2016, le nombre d’agents disponibles est passé de 164 404 à 146 623. Une baisse presque ininterrompue de 10% en dix ans. Les premiers touchés sont les agents d’exécution. Entre 2011 et 2016, leur nombre a diminué de plus de 10% lui aussi, alors que dans le même temps, la population des cadres augmentait dans les mêmes proportions.

« On a moins d’équipes structurées pour des tâches de maintenance », constate ainsi Guy Zima. « Il y a sept ou huit ans, on avait deux équipes spécialisées pour les interventions sur les voies à Dijon, de vingt personnes chacune. Elles pouvaient intervenir à n’importe quel moment, pour remplacer par exemple des traverses de rail. Aujourd’hui, elles ont complètement disparu, et ont été dispatchées dans différents endroits », explique-t-il.

L'érosion des effectifs de la SNCF © Yves Souben
L’érosion des effectifs de la SNCF © Yves Souben

Les cheminots, désormais, surveillent l’état des voies, au sein d’équipes plus réduites. Leurs anciens chantiers sont confiés au privé. « On ne peut plus faire de changement de pièces, ça nécessite trop de monde », illustre le responsable syndical.

Le phénomène n’est cependant pas si récent. « Mais il y a eu une bascule il y a trois ou quatre ans, à partir du moment où l’état du réseau nécessitait un investissement massif », explique Guy Zema. Pour réaliser ces chantiers d’ampleur promis par les différents gouvernements, la direction de la SNCF Réseaux, plutôt que d’embaucher de nouveaux salariés, préfère se tourner vers le privé.

« La SNCF est passée d’une stratégie de “faire” à une stratégie du “faire faire” », indique le responsable syndical. De la réalisation des chantiers, la mission des cheminots évolue vers un contrôle et une surveillance de chantiers externalisés. « A terme, on ne serait que les gestionnaires d’un patrimoine », résume le cégétiste.

Cette privatisation des missions cheminotes permet de chercher de l’innovation auprès d’entreprises privées, plutôt que de se reposer sur les ingénieur et les ouvriers de la SNCF

Pour la SNCF, en plus de combler la baisse de ses effectifs, cette privatisation des missions cheminotes permet de chercher de l’innovation auprès d’entreprises privées, plutôt que de se reposer sur ses ingénieurs et ses propres ouvriers, dont les marges de manœuvre pour proposer de nouvelles façons de travailler se sont considérablement réduites. « On a maintenant une automatisation du serrage des attaches, la SNCF a racheté une société néerlandaise pour avoir la technologie, et c’est donc une filiale dont elle est propriétaire qui fait ce travail », illustre Guy Zema. Cependant, il s’inquiète : « Il y a un risque de dépendance technologique, on n’est plus dans le marché, on ne maîtrise plus les coûts ».

Vinci, Bouygues et Eiffage : le tiercé gagnant de la privatisation

Les entreprises du secteur privé sont les principales bénéficiaires de cette évolution. « Il y a toute une économie qui se développe autour de la SNCF », explique le responsable syndical. Ainsi, à Montceau-les-Mines, les entreprises du rail se sont regroupées en un réseau. Sous le nom de “Mecateam Cluster”, il regroupe 80 acteurs, avec des ateliers communs et notamment une halle de maintenance pour les engins du ferroviaire. Ces 12 hectares, financés pour une bonne partie par l’Etat et les collectivités locales, sont mis au service d’entreprises privées uniquement, pour l’instant. Mais, la SNCF pourrait en venir à l’utiliser, confiait son directeur à France 3 Bourgogne, en mai 2018.

« C’est une volonté qui a été amorcée par les deux présidents successifs de la SNCF Réseaux, qui veulent créer un géant français, avec tout un système économique autour du réseau », analyse Guy Zema. Mais dans ce tissu d’entreprises, toutes ne sont pas égales, et les noms des principaux bénéficiaires de cette privatisation croissante des missions des cheminots sont bien connus. Trois grands groupes du BTP se partagent 70% de l’activité : Vinci, Bouygues, et Eiffage.

Maître d’œuvre de ces chantiers, la SNCF ne fait pourtant pas d’économies en déléguant ces missions au privé. La CGT évalue ainsi à 10% le surcoût causé par la sous-traitance à la compagnie ferroviaire.

Les grands groupes se servent, tandis que les employés récoltent les pots cassés. « Des travaux non finis, des malfaçons, ça j’en ai vu », témoigne Guy Zema. Le cheminot bourguignon a de nombreux exemples pour l’illustrer : « Il y a des pièces qui devaient être montées graissées, elles sont montées à sec », raconte-t-il. Les cheminots, alors, repassent derrière pour corriger les travaux, voire les finir. « On se retrouve à remettre à niveau des équipements qui sont pourtant neufs », témoigne Jérôme Joannic. Lui est responsable à la CGT cheminots à Rennes. Il explique : « Avec les appels d’offres faits par la SNCF, c’est le moins disant qui l’importe à chaque fois ». Résultat, les entreprises réalisent leurs marges en faisant des économies dès que possible. « Les gens ne sont pas assez payés, pas assez formés. Pour les entreprises privées qui se contentent d’interventions ponctuelles, le rendement est supérieur à la qualité », explique le cheminot breton.

La SNCF ne fait pourtant pas d’économies en déléguant ces missions au privé. La CGT évalue ainsi à 10% le surcoût causé par la sous-traitance à la compagnie ferroviaire.

Mais avec ce travail éparpillé entre de nombreuses entreprises, la tâche des cheminots devient de plus en plus complexe. « Les gars doivent courir derrière les entreprises pour vérifier les dossiers de sécurité », explique-t-il. Une perte de temps, d’autant plus que plusieurs entreprises peuvent intervenir sur un même secteur. Or, chacune de ces entreprises a ses propres façons de travailler. « Quand on a un souci sur une installation, on appelle les employés de la SNCF, qui n’ont parfois jamais vu les installations, puisqu’ils ne les ont pas eues en charge », continue le syndicaliste.

Progressivement, ces cheminots ne perdent plus seulement leurs missions, ils perdent aussi les connaissances qui y étaient associées. « Ce sont des métiers très techniques, si on ne les pratique pas, on est moins performants », explique Guy Zema. Pour les ouvriers qui viennent travailler sur les rails, cette sous-traitance a aussi des conséquences. Les salaires sont ainsi moins élevés, puisque ce n’est plus la convention collective des cheminots qui s’applique, mais celle du BTP, plus restrictive. Mais cette mise en concurrence des salariés et des normes sociales se fait aussi sur la sécurisation des chantiers. « Le statut de cheminot nous donnait le pouvoir de dire non directement quand les conditions de sécurité n’étaient pas respectées, sans risquer de sanction disciplinaire. Ce n’est pas possible dans le secteur privé », précise le cégétiste.

Avec de telles conditions de travail, le pire n’est parfois évité que de justesse. « J’ai déjà évité un mort », témoigne Jérôme Joannic. Au milieu des travaux de rénovation de la gare de Rennes, le salarié d’une entreprise privée travaillait au milieu des câbles électriques, sur un quai, seul. « Il avait la tête dans le trou, dos à la voie, et la plaque qui permettait d’accéder aux câbles dépassait du bord du quai », raconte le syndicaliste. Dans de tels cas, les règles de travail des cheminots imposent un annonceur pour surveiller la venue des trains. « Là, il y avait un TGV qui arrivait. Il aurait pu mourir, et la plaque aurait pu voltiger. On est arrivés de manière fortuite, on l’a tiré à temps de son trou et on a tout remis en place à temps. »

Trains en retards, surcoûts, accidents… Tous ces enchaînements, des prises de décisions à l’incident, ce sont les voyageurs du rail qui en paient le prix. Une politique du risque calculé, les marges des entreprises privées prenant le pas sur la sécurité. Et une politique qui débouche parfois sur le pire. Le 12 janvier 2013, un train déraille en gare de Brétigny-sur-Orge, et fait sept morts. A l’origine du drame, la trop faible maintenance des voies, conséquence de la chute des effectifs et de la sous-traitance forcenée de la compagnie ferroviaire.