Front populaire : l’avenir d’une victoire

Ouvriers métallurgistes en grève en 1936. © Domaine public, BNF

Après la dissolution de l’Assemblée nationale, la gauche française s’est réunie autour de la bannière Front Populaire, un nom qui renvoie à une histoire vieille de près d’un siècle, mais dont le souvenir est toujours resté vif. En mai 1936, face à la menace fasciste, cette alliance entre les socialistes (SFIO), les communistes (PCF) et les centristes du Parti radical, remporte les élections législatives. Le nouveau gouvernement de gauche, présidé par le socialiste Léon Blum, prend alors des mesures sociales sans précédent et très vite effectives. Pourtant, ces avancées déterminantes ne sont pas le fruit d’une simple victoire électorale : revenir sur la période permet de mieux comprendre la nécessaire articulation entre un pouvoir politique volontariste et un puissant mouvement social pour le soutenir, voire pour l’obliger.

Dans l’histoire politique française, le Front populaire est inscrit au Panthéon des gauches. Depuis des décennies, la gauche, a fortiori quand elle est unie, invoque le totem sacré de 1936 en période électorale pour inciter à la mobilisation. L’idée est qu’en la portant au pouvoir, d’importantes réformes sociales suivront. Après tout, les deux semaines de congés payés, la semaine de 40 heures et l’instauration des conventions collectives, permises par le gouvernement Blum juste après sa prise en fonctions, sont autant de preuves que confier les manettes politiques à la gauche porte ses fruits.

À la suite de l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale, le député insoumis François Ruffin a ainsi immédiatement appelé la gauche à se réunir autour de la bannière « Front populaire » suivi dans les 24 heures par les quatre principaux partis de gauche (insoumis, écologistes, communistes et socialistes). En mai 2022, quelques jours après la formation de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (NUPES), le communiste Fabien Roussel se permettait déjà le parallèle : « Le Front populaire, c’était de grandes avancées sociales. On est aujourd’hui à un tournant aussi historique que celui-là. » Remontons plus loin. Quelques mois après la victoire de la gauche plurielle aux élections législatives de 1997, la ministre du Travail Martine Aubry défend la semaine de 35 heures en se revendiquant des idées de Blum. En mai 1981, dans son discours d’investiture à la présidence de la République, François Mitterrand se réfère également l’héritage du Front populaire. Tout nouveau Premier ministre, Pierre Mauroy reprend quant à lui un slogan de 1936 : « Vive la vie ! ».

Pourtant, ce « mythe » proprement politique simplifie à outrance ce qu’a été le Front populaire : au-delà d’un accord électoral entre partis de gauche, il s’agit d’une véritable expérience culturelle et sociale, bien que de courte durée. Un simple coup d’œil au programme de campagne suffit à s’en convaincre : publié en janvier 1936, celui-ci ne contient pas les mesures phares plus tard retenues dans l’imaginaire collectif. La « réduction de la semaine de travail sans réduction du salaire hebdomadaire » est certes mentionnée, mais sans avancer de chiffre concret (le temps de travail s’élève alors à 48 heures par semaine) ; quant aux conventions collectives et aux congés payés, ils ne figurent tout bonnement pas dans le programme. Dès lors, difficile de lire dans la séquence 1936 un enchaînement logique et purement politique : les mesures effectives à l’été ne sauraient être le simple produit de la victoire électorale du printemps sur la base du programme publié à l’hiver. En fait, celles-ci ont surtout été arrachées par un mouvement de grèves sans précédent.

« La grève, la grève, partout la grève » (Jacques Prévert)

Retraçons le fil des événements au cœur du printemps 1936. Le 3 mai, les résultats du second tour des élections législatives actent la victoire du Front populaire, avec 386 sièges sur les 608 que compte alors l’Assemblée nationale. Respectueux de la tradition républicaine, Blum attend encore un mois avant de s’installer à Matignon, résidence du président du Conseil. Mais les 11 et 13 mai, deux grèves éclatent au Havre et à Toulouse dans le secteur de l’industrie aéronautique, en réaction aux licenciements d’ouvriers grévistes le 1er mai. Victorieuses, les grèves s’étendent alors dans le même secteur ainsi qu’au sein des usines automobiles de la région parisienne à la fin du mois de mai. Le 28, c’est au tour des 30.000 ouvriers et ouvrières de Renault de rejoindre le mouvement.

Fait notable et inédit à cette échelle, les grévistes ne se contentent pas de cesser le travail, mais occupent les usines. Si les grèves semblent progressivement s’apaiser, le mouvement reprend de plus belle à partir du 2 juin et gagne la province, notamment par le biais de la presse, qui se fait le relais des événements. Partout, dans une ambiance festive, des entreprises des plus diverses sont occupées, du commerce aux banques en passant par la restauration et la culture. On compte alors 12.000 grèves, dont 9.000 avec occupation, entraînant environ 2 millions de personnes.

La victoire acquise, le mouvement social ne s’éteint pas : à la différence de la plupart des mouvements de grève, il ne s’agit pas de s’opposer à un gouvernement hostile, mais de pousser, voire d’anticiper l’action de ce nouveau pouvoir dont on attend beaucoup.

Comment expliquer cette explosion sociale ? Indéniablement, aucune force politique ou syndicale ne l’a pleinement anticipée. Le 16 juin, le secrétaire général de la CGT Léon Jouhaux admet devant le Comité confédéral national du syndicat que « le mouvement s’est déclenché sans que l’on sût exactement comment et où ». Spontanées, les grèves et occupations de mai-juin 1936 ne débarquent toutefois pas de nulle part.

Elles s’inscrivent dans une articulation entre les urnes et la rue, matrice du Front populaire depuis deux ans : le 6 février 1934, la manifestation antiparlementaire de groupes de droite et d’extrême droite devant la Chambre des députés fait craindre à la gauche une menace fasciste imminente. De vastes manifestations unitaires rassemblant des milliers de personnes sont alors organisées en réponse un peu partout en France. C’est dans cette dynamique que s’inscrit le rapprochement entre forces de gauche aux élections municipales de 1935 puis aux législatives de 1936. Au cœur de la campagne, les manifestations antifascistes et populaires interpellent l’opinion et propulsent le Front populaire au pouvoir. La victoire acquise, le mouvement social ne s’éteint pas : à la différence de la plupart des mouvements de grève, il ne s’agit pas de s’opposer à un gouvernement hostile, mais de pousser ,voire d’anticiper l’action de ce nouveau pouvoir dont on attend beaucoup.

Le double rejet du taylorisme et du paternalisme

S’inscrivant positivement dans la culture du Front populaire, l’explosion sociale du printemps 1936 exprime aussi deux rejets massifs, comme l’explique l’historien Antoine Prost dans son ouvrage Autour du Front populaire (2006). Rejet d’abord de la surexploitation des travailleurs et des travailleuses, rendue possible par la taylorisation et généralisée par la crise économique qui frappe la France depuis 1931. Théorisé et mis en pratique aux États-Unis au début du siècle, le taylorisme est un mode d’organisation du travail reposant sur une double division, à la fois verticale (entre tâches de conception et d’exécution) et horizontale (la production est décomposée entre les ouvriers pour réaliser les tâches les plus simples possibles).

Cette « organisation scientifique du travail » doit alors permettre une augmentation des gains de productivité. Après 1918, le taylorisme se répand progressivement dans les usines françaises, notamment dans l’automobile ou la réparation ferroviaire, mais sans s’accompagner d’une politique salariale fordiste accommodante. En outre, la grande division des tâches contribue à l’aliénation des travailleurs et travailleuses, soumis à des gestes répétitifs, dont l’utilité leur apparaît moins clairement que quand il intervenaient sur plusieurs étapes de production à la fois. Quand survient la crise économique, la rationalisation est alors utilisée pour intensifier les cadences tout en compressant les salaires et en maintenant les ouvriers et les ouvrières les moins efficaces sous la pression du chômage. En affirmant avec force le rejet de cette cadence inhumaine, les grèves constituent alors un moment de dignité retrouvée, comme l’écrit la philosophe Simone Weil dans le journal La Révolution prolétarienne le 10 juin :

« Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange. Oui, une joie. […] Joie d’entendre, au lieu du fracas impitoyable des machines, symbole si frappant de la dure nécessité sous laquelle on pliait, de la musique, des chants et des rires ».

Dès lors, pour échapper à la contrainte des cadences et à l’arbitraire des chefs qui les imposent, la question temporelle s’impose au cœur des revendications ouvrières : d’abord la semaine de 40 heures, réclamée par la CGT depuis le début des années 1930. Les congés payés s’inscrivent dans la même perspective : il s’agit cette fois-ci d’une initiative personnelle de Blum et non d’une revendication des grévistes. Reste qu’avec la semaine de 40 heures, les congés payés répondent à la surexploitation à l’œuvre depuis des années et donnent réalité et consistance au temps privé des salariés.

Les occupations d’usines prenant la forme d’une grande fête antipatronale, elles expriment un refus de ce lien personnel, affirment que le patron n’est pas chez lui dans l’usine comme il est chez lui dans sa maison avec sa famille.

De la même manière, la nécessité des conventions collectives émerge des grèves du printemps 1936 en ce qu’elles remettent en cause le pouvoir patronal tel qu’il était conçu et pratiqué jusqu’alors. Comme l’explique Antoine Prost, si la propriété en est le fondement, cela signifie que la domination exercée par le patron dans ce qu’il appelle sa « maison » est également d’ordre privé, impliquant de la part des salariés une obéissance et une forme de reconnaissance. Les occupations d’usines prenant la forme d’une grande fête antipatronale, elles expriment un refus de ce lien personnel, affirment que le patron n’est pas chez lui dans l’usine comme il est chez lui dans sa maison avec sa famille.

Au fond, le printemps 1936 acte une délégitimation profonde du paternalisme en vigueur depuis la fin du XIXe siècle. De cette rupture viennent les conventions collectives : les ouvrières et les ouvriers refusant de s’engager pour autre chose qu’un travail et un salaire déterminés à l’avance, le contrat de travail doit être d’ordre public : il ne peut être discuté personnellement entre chaque salarié et son employeur, mais doit être clairement établi à l’issue de négociations entre syndicats et patronat. La loi sur les conventions collectives, dont le rapporteur est Ambroise Croizat, député communiste dirigeant la puissante Fédération des Métaux de la CGT, (et futur ministre communiste créateur de la Sécurité sociale après-guerre) remplace le lien personnel de subordination par un lien fonctionnel de production. Le pouvoir patronal est désormais encadré, ne laissant par exemple plus le droit à l’employeur de déterminer et de modifier les salaires selon son seul bon vouloir.

Quand le patronat craignait une révolution bolchevique en France

Si ces trois mesures sociales déterminantes émergent des grèves, encore faut-il que le nouveau gouvernement et surtout le patronat y consentent. Or, au début du mois de juin, ce dernier est pris d’effroi par les événements : avec ces entreprises occupées partout, le droit de propriété ouvertement bafoué et ce nouveau gouvernement soutenu par les 72 députés communistes tout juste élus, le bolchévisme semble aux portes du pays. Certes, à gauche, la perspective révolutionnaire n’est sérieusement envisagée que par une minorité. Dans un article publié dans Le Populaire le 27 mai, Marceau Pivert, représentant de l’aile gauche de la SFIO, incite Blum à s’appuyer sur le mouvement pour instaurer un vrai pouvoir socialiste dans le pays, clamant que « tout est possible maintenant ». Réfugié en France, Léon Trotski assure de son côté le 9 juin que « la révolution française a commencé » : « “Les soviets partout ?“ D’accord. Mais il est temps de passer de la parole aux actes. » Reste que la majorité des grévistes, non syndiqués, envisagent surtout leur action comme temporaire, une sorte de parenthèse joyeuse propre à exprimer un idéal plus qu’à le conquérir. Les partis et syndicats, PCF compris, souhaitent quant à eux apaiser les grèves. Mais au fond, peu importe : bien qu’il ne soit pas de nature révolutionnaire, le mouvement exerce de fait une pression considérable sur le patronat. La presse bourgeoise s’en fait l’écho. Le 6 juin, Le Temps écrit :

« Devant cette grève qui se généralise, devant ces violations énormes, inouïes, de l’ordre et des libertés publiques les plus élémentaires, le président du conseil, le chef du gouvernement légal, a-t-il parlé au nom du pays tout entier, au nom du droit républicain ? S’est-il élevé contre cette dictature occulte qui pèse sur la nation ? […] Son gouvernement n’est qu’une simple délégation de cette force aveugle, dont les Chambres ne seraient qu’un instrument pour une simple législation de faits accomplis ailleurs. Mais il faut alors le dire, il faut proclamer que le gouvernement prend un caractère dictatorial et que c’en est fini du régime républicain ! »

C’est donc dans ce contexte brûlant que les représentants patronaux, réunis au sein de la Confédération générale de la production française (CGPF), sollicitent le gouvernement encore en formation pour trouver une sortie de crise. Une première négociation a lieu dans la nuit du 4 au 5 juin. En médiateur, Blum constate que le patronat est prêt à céder sans faire de l’évacuation des usines un préalable. C’est ainsi que lors de son investiture le 6 juin, Blum promet la mise en place rapide des 40 heures, des congés payés et des conventions collectives. Le lendemain dès 15 heures, les négociations s’engagent à Matignon entre la CGPF, la CGT et l’État, marquant une première dans l’histoire politique française. Le 8 au petit matin, les accords sont officialisés : le patronat accepte une augmentation des salaires et « l’établissement immédiat de contrats collectifs de travail », définis dans une loi votée quelques jours plus tard. Ne figurent pas dans le texte les 40 heures et les congés payés, qui ne sont en fait pas discutés : ces mesures relevant uniquement de la loi, les patrons devront s’y plier.

« Finie la semaine des deux dimanches » : des conquêtes précaires ?

Pourtant, tout reste encore à faire. Le mouvement atteint son paroxysme dans la semaine du 8 au 12 juin, puis se poursuit fin juin et courant juillet : les acquis obtenus à l’échelle nationale doivent désormais être arrachés localement. De nombreux patrons n’acceptent en effet pas les décisions prises par la CGPF : le 9 juin, 114 présidents et représentants des chambres de commerce s’opposent aux 40 heures. Mais parmi les conquêtes de 1936, ce sont les conventions collectives, négociées à l’échelle de chaque secteur, qui exigent la lutte la plus âpre. Ainsi, à Besançon, les grèves ne commencent que le 16 juin pour réclamer l’application des accords de Matignon, engageant au fil des jours de plus en plus de secteurs. Un accord est finalement trouvé par l’intermédiaire du préfet du Doubs le 1er juillet.

Les mesures votées par le Front populaire sont bien plus des conquêtes ouvrières que des acquis sociaux, et ne peuvent être établies et respectées que par l’accord entre le mouvement social et le pouvoir politique.

Ces cas se multiplient dans d’autres départements au même moment. Les mesures votées par le Front populaire sont donc bien plus des conquêtes ouvrières que des acquis sociaux, et ne peuvent être établies et respectées que par l’accord entre le mouvement social et le pouvoir politique. La suite des événements le montre : quand le Front populaire se délite au sommet de l’État, les mesures s’en trouvent fragilisées. Dès février 1937, Léon Blum annonce une « pause » dans la réalisation des mesures sociales. La question de l’intervention française en Espagne pour défendre le gouvernement républicain contre les franquistes, refusée par Blum contre l’avis des communistes, fragilise encore un peu plus la coalition. En juin, Blum est contraint à la démission et en avril 1938, c’est le radical Édouard Daladier qui s’installe au pouvoir. Quelques mois plus tard, le nouveau président du Conseil affirme dans un discours radiodiffusé qu’il faut « remettre la France au travail » par un « aménagement » de la loi des 40 heures. Comprenez, permettre légalement aux entreprises de disposer des heures supplémentaires qu’elles estiment nécessaires, tout en majorant faiblement les taux de rémunération. En novembre 1938, le ministre des Finances Paul Reynaud se charge de publier les décrets-lois et déclare « finie la semaine des deux dimanches ». Les grèves qui s’ensuivent sont durement réprimées : alors que le gouvernement mobilise préfets et forces de l’ordre, le patronat licencie massivement les grévistes. La rupture est consommée, le Front populaire n’est plus.

Reste qu’en un sens, bien que précaires sur le court terme, les avancées sociales de 1936 s’enracinent dans la société française. Comme le souligne l’historien Jean Vigreux dans son ouvrage Histoire du Front populaire. L’échappée belle (2016), en élargissant la démocratie libérale à la démocratie sociale, le Front populaire ouvre en fait une séquence historique plus longue. Celle-ci trouve son aboutissement dans le programme du Conseil national de la Résistance, mis en œuvre après la Libération. « L’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale », « le droit au travail et le droit au repos », « la sécurité de l’emploi » ou « la garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine » sont autant de principes s’inscrivant pleinement dans l’expérience du Front populaire.

Comme au siècle passé, construire ce nouveau Front populaire nécessite la mobilisation de toutes et tous, au-delà des accords entre partis.

Une fois interrogé à la lumière des faits, le mythe électoraliste du Front populaire apparaît bien pauvre, en ce qu’il occulte souvent ce qui s’est véritablement joué au printemps 1936 : si les avancées sociales du Front populaire sont bien réelles, elles ont surtout été permises par l’articulation entre la pression du mouvement social et la capacité d’action du pouvoir politique. Le premier portant le second au pouvoir, les grèves et occupations d’usines permettent ensuite de pousser les revendications et d’assurer leur réalisation. La réussite du Front populaire tient précisément dans cette alchimie. Alors, à l’heure où l’histoire s’accélère, la gauche entend rejouer le coup de 1936 face à une extrême-droite qui n’a jamais été aussi proche du pouvoir. Mais comme au siècle passé, construire ce nouveau Front populaire nécessite la mobilisation de toutes et tous, au-delà des accords entre partis. C’est en créant et en maintenant cette dynamique que le Front populaire de 2024 pourra réussir là où la NUPES de 2022 avait échoué. Porter les espoirs ne suffit plus : il s’agit désormais de porter l’histoire.

Le Parti démocrate peut-il imploser ?

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Joe Biden © Gage Skidmore

« Dans n’importe quel autre pays, Joe Biden et moi ne serions pas dans le même parti. » Cette phrase prononcée par Alexandria Ocasio-Cortez a ranimé les doutes quant à la possible implosion d’un Parti démocrate divisé entre son aile gauche et son establishment centriste. Dépassé par la ligne Sanders, le parti craint de revivre l’amère expérience de 1972 au cours de laquelle le très à gauche George McGovern, désigné candidat à l’élection présidentielle, ne recueillit que 37,5 % des suffrages populaires et 17 voix du collège électoral (soit 3,27 %). En dépit des manœuvres de l’establishment démocrate en vue de faire échouer le sénateur du Vermont, rien ne permet d’envisager sérieusement un schisme venant bousculer un siècle et demi de bipartisme.


Les dissensions qui agitent actuellement le Parti démocrate suffisent à prophétiser un split du plus vieux parti du pays, initié par une aile gauche désireuse de se débarrasser de l’encombrant organe central néolibéral que représente le Democratic National Committee, présidé par le très clintonien Tom Perez. Bien que les raisons d’une scission puissent être nombreuses tant pour l’aile gauche que pour le courant modéré, la capacité de mue politique qui est celle de ces deux entités du bipartisme et les caractéristiques propres aux partis politiques américains rendent peu probable l’émergence d’une troisième force politique majeure.

Deux partis nés d’une scission

Lors de sa fondation en 1824, le Parti démocrate n’est pas encore le parti progressiste que l’on connaît. Issu de la scission du parti républicain-démocrate de Thomas Jefferson, le Parti démocrate rassemble alors les soutiens d’Andrew Jackson, partisan affirmé de l’esclavage. Les soutiens de John Quincy Adams rejoignent quant à eux le Parti national-républicain qui, au terme d’une très courte existence, cède sa place au Parti Whig.

En 1854, au moment de la promulgation de la loi Kansas-Nebraska, le Parti Whig se déchire sur la question de l’esclavage. La loi prévoit, au nom de la « souveraineté populaire », que les deux nouveaux États que sont le Kansas et le Nebraska puissent décider eux-mêmes d’introduire ou non l’esclavage sur leur territoire. Les opposants à la loi se rassemblent alors au sein du nouveau Parti républicain tandis que ceux qui y sont favorables s’unissent autour du Know Nothing, d’obédience nativiste.

Le Parti démocrate fut donc pendant longtemps un parti économiquement libéral (au sens européen du terme), anti-fédéraliste et partisan de l’esclavage. La mue politique ne commença qu’au début du XXe siècle avec l’élection de Woodrow Wilson. Son double mandat fut marqué par l’instauration d’un impôt fédéral sur le revenu et le droit de vote des femmes blanches (sous l’influence des Suffragettes), au prix d’un racisme d’État renforcé : les mesures ségrégationnistes firent leur entrée au sein de plusieurs départements fédéraux.[1] Le sud du pays, surnommé solid south en raison de son soutien réputé indéfectible au Parti démocrate, ne fera défection vers le Parti républicain qu’après l’adoption par le président Johnson des grandes lois sur les droits civiques de 1964 et de 1965 que sont le Civil Rights Act et le Voting Rights Act.

De la seconde déclaration des droits à l’alignement centriste

Évoluant désormais vers la gauche, le Parti démocrate eut avec Franklin D. Roosevelt l’un des présidents les plus progressistes de son histoire : le père du New Deal et aussi celui de la seconde déclaration des droits (Second Bill of Rights). Bien qu’elle n’ait abouti sur aucune modification de la Constitution, son contenu met l’accent sur la nécessité d’instaurer un véritable État-providence, garantissant un emploi, un salaire décent, un logement, la santé et l’éducation.[2]

Cet ancrage à gauche sera aussi celui des présidents John F. Kennedy et Lyndon B. Johnson qui furent tous deux influencés par le livre du politologue Michael Harrington « L’autre Amérique : la pauvreté aux États-Unis » : l’époque était en effet marquée par un taux de pauvreté qui avoisinait les 19 % et qui touchait en particulier les personnes noires. En conséquence, lors de son discours sur l’état de l’Union le 8 janvier 1964, le président de la Great Society Lyndon Johnson déclara une « guerre contre la pauvreté » qui aboutit, notamment, par la création de Medicaid et Medicare, deux assurances-santé gérées par le gouvernement fédéral au bénéfice, respectivement, des personnes à faible revenu et des plus de 65 ans.

Le Parti démocrate fut toutefois considérablement recentré à partir du mandat de Jimmy Carter (1977-1981), le plaçant sur une ligne économique similaire à celle du Parti républicain. À mi-mandat, Carter nomma le néolibéral Paul Volker à la tête de la Réserve fédérale[3] tout en dérégulant certains secteurs (en particulier l’aérien et le pétrolier), et en diminuant les impôts des entreprises. Le républicain Reagan poursuivit la manœuvre en appliquant, conjointement avec Margaret Thatcher au Royaume-Uni, une politique libérale inspirée de l’école de Chicago de Milton Friedman et de l’école autrichienne de Friedrich Hayek. Signe de l’aggiornamento démocrate, le président Bill Clinton, lors de son discours sur l’état de l’Union en 1996, fit une génuflexion en direction du Parti républicain en déclarant : « L’ère du big government est terminée ». Motto libéral, cette dénonciation du « gouvernement omnipotent », pour reprendre le titre d’un ouvrage de l’économiste autrichien Ludwig von Mises, n’est pas sans rappeler la phrase restée célèbre du discours inaugural de Ronald Reagan : « Le gouvernement n’est pas la solution à notre problème, le gouvernement est le problème ».

Dans la continuité, le président Barack Obama, à l’occasion d’un discours devant la Chambre des représentants, déclara se sentir « New Democrat »[4], du nom du groupe parlementaire démocrate converti au libéralisme économique. La nouvelle aile gauche démocrate vient donc troubler quarante années de statu quo néolibéral.

Une nouvelle ère à gauche

Medicare for All, salaire minimum horaire de 15 dollars, Ultra-billionaire tax, Green New Deal… L’agenda politique du Parti démocrate est dominé par son versant progressiste et les propositions ambitieuses de Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez ou encore Elizabeth Warren.

Portée par la dynamique initiée par les « mouvements de base » (grassroots movements) nés à la suite de la campagne de Bernie Sanders en 2016, la gauche américaine est parvenue à émerger et à faire entrer des candidatures socialistes à la chambre basse. Aujourd’hui, nombre de ces mouvements (parmi lesquels Brand New Congress, Our Revolution et Justice Democrats) entendent poursuivre l’effort et faire élire de nouveaux visages en 2020 pour changer celui du Congrès et, in fine, celui du Parti démocrate.

En effet, l’élection à la Chambre des représentants présente une double particularité : la totalité de ses membres est renouvelée tous les deux ans et les candidatures de la gauche concourront, dans une très large majorité, sous l’étiquette démocrate. Contrairement aux appareils politiques d’autres pays, dont la France, les partis américains n’ont que peu de pouvoir sur leurs membres. Si l’on peut bien entendu soutenir financièrement une formation politique, on ne peut s’y « encarter » : la préférence politique est « autoproclamée » lors de l’inscription sur les listes électorales d’un État. Ainsi, l’appareil du parti n’a le plus souvent aucun contrôle sur le statut de membre.

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En outre, les partis ont depuis longtemps (1912) recours aux primaires pour arracher le contrôle des candidatures à l’establishment et le confier aux membres. Néanmoins, le Parti démocrate a eu recours aux superdelegates à la suite de la débâcle McGovern pour verrouiller le processus des primaires et empêcher la nomination d’une personnalité trop à gauche, un système qui a en partie pris fin en 2016 après l’élimination de Bernie Sanders de la course à l’investiture démocrate.[5]

L’existence marginale des tiers partis

Le duopole qui caractérise le système politique américain ne doit cependant pas occulter l’existence des tiers partis. Historiquement, on dénombre quelques partis monothématiques (single issue) à l’existence anecdotique : le Know Nothing, opposé à l’immigration, ne vécut que cinq ans (1855 – 1860) et le Greenback Party, partisan d’une réforme monétaire, disparut après seulement quinze ans d’existence. Seul le Prohibition Party, opposé aux boissons alcoolisées, a résisté à l’épreuve du temps : existant depuis 1872, celui qui était parvenu à remplir son objectif en 1918 par la promulgation du 18e amendement mène aujourd’hui une existence à la marge. Groupusculaire, le parti ne compte guère plus de 6000 membres mais continue à présenter, tous les quatre ans, un candidat à l’élection présidentielle.

En parallèle, d’autres formations politiques, plus idéologiques, mènent également une existence dans l’ombre des deux grands partis américains : le Libertarian Party, le Party for Socialism and Liberation ou encore le Green Party, entre autres, se confrontent à un droit électoral complexe et peinent à pouvoir concourir à égalité avec le duopole républicain/démocrate.[6]

L’accès aux urnes implique donc souvent le recours aux primaires républicaines et démocrates. Ainsi, Bill Weld, colistier du libertarien Gary Johnson en 2016, est candidat aux primaires républicaines de 2020. De l’autre côté, le Working Families Party, d’inspiration sociale-démocrate, a préféré accorder son soutien à la candidature d’Elizabeth Warren à la primaire démocrate. Rétrospectivement, force est de constater qu’en dehors des candidatures de Theodore Roosevelt, qui se présenta sous l’étiquette du mouvement progressiste en 1912, de Robert M. La Follette, candidat du Parti progressiste en 1924, ou de Ross Perot, sans étiquette en 1992 puis sous la bannière du Reform Party quatre ans plus tard, les tiers partis sont ostracisés par l’hégémonie des deux grandes formations et lourdement pénalisés par un droit électoral local qui complexifie leur participation aux élections.

Quel Parti démocrate pour demain ?

Si de part et d’autre du spectre politique de la gauche des voix se font entendre en faveur d’un schisme, il est peu probable qu’il ait lieu au regard de l’histoire du Parti démocrate. Si la ligne politique qui est celle de l’establishment reste majoritaire, l’aile progressiste représente, d’après les sondages nationaux, peu ou prou 40 % de l’électorat démocrate. Ni la gauche ni l’establishment ne gagnerait à une implosion du Parti, qui scellerait le sort des Dems pour les prochaines années en offrant le pays tout entier au Parti républicain, déjà majoritaire dans vingt-neuf des cinquante États.

Il semblerait que la principale menace pour l’establishment démocrate soit l’establishment lui-même plutôt qu’un Bernie Sanders qui est somme toute plus social-démocrate que véritablement socialiste. Sa conduite peu amène vis-à-vis de la candidature Sanders exacerbe les tensions et donne une image bien peu reluisante à un Parti qui peine à mettre en difficulté un président-candidat convaincu de sa réélection en novembre. Enfin, les nombreux grassroots movements, qui sont déjà parvenus à faire entrer à la Chambre le quatuor féminin que l’on surnomme le Squad, poursuivent leurs efforts de renouvellement en portant aux élections des femmes et des hommes progressistes : le dernier Political Action Committee en date, Courage to Change, n’est autre que celui de l’élue Alexandria Ocasio-Cortez. Le nouveau venu s’ajoute donc à la longue liste de mouvements de base qui visent au renouvellement du Congrès : Brand New Congress, Our Revolution, Justice Democrats etc.

Que Bernie Sanders remporte ou non la primaire démocrate ne freinera donc pas la dynamique lancée en 2016. Le Parti démocrate évolue sous l’effet conjugué d’une conjoncture économique, politique et environnementale critique, d’un renouvellement inédit du paysage politique, rajeuni et plutôt favorable à l’idée socialiste, et d’un bouleversement démographique qui change radicalement la sociologie politique des États et en particulier du Texas[7], dont les projections démographiques indiquent une forte progression de la population hispanique. Cette population n’a cessé de croître au cours des cinquante dernières années. Aujourd’hui, une personne sur cinq aux États-Unis est d’origine hispanique.[8]

Le Parti démocrate semble ainsi en mesure de surmonter la crise qu’il traverse : l’establishment n’aura visiblement pas d’autre choix que de cohabiter avec une aile gauche qui, vraisemblablement, continuera à croître en son sein. Ce qu’on appelle « l’aile gauche du Parti démocrate », aujourd’hui représentée par le sénateur indépendant du Vermont Bernie Sanders ne doit pas son existence au seul fait de sa figure de proue. Sa candidature 2020 est certes sa dernière grande bataille, mais il a su s’entourer de femmes et d’hommes qui poursuivront son œuvre et entretiendront ses idées dans un Parti démocrate renouvelé. C’est d’ailleurs là son slogan de campagne, une épigraphe qui ferait une belle épitaphe : Not me, us. Pas moi, nous.

[1] Kathleen L. WOLGELMUTH, Woodrow Wilson and the Federal Segregation, The Journal of Negro History 44, no. 2 (April 1959): pp. 158-173

[2] Franklin D. ROOSEVELT, State of the Union Message to Congress, January 11, 1944

[3] L’économiste André Orléan y voit l’acte de naissance du néolibéralisme. Cf. Le néolibéralisme entre théorie et pratique, entretien avec André Orléan, Cahiers philosophiques, 2013/2 (n° 133), pp. 9-20

[4] Carol E. LEE et Jonathan MARTIN : Obama: “I am a New Democrat”, 3 October 2009, politico.com

[5] Des membres du Comité National Démocrate (DNC) ont toutefois soulevé l’idée de revenir sur cette réforme de 2016 afin de faire barrage à une candidature Sanders.

David SIDERS, DNC members discuss rules change to stop Sanders at convention, 31 January 2020, politico.com

[6] Chacun des cinquante États décide des conditions à réunir pour accéder aux urnes (ballot access). En 2016, l’écologiste Jill Stein avait des bulletins dans quanrante-quatre États. Trois États étaient en « write-in » (possibilité d’écrire Jill Stein sur un bulletin de vote) et trois autres États où le vote Stein n’était pas permis.

[7] Jake JOHNSON, ‘Absolutely Remarkable’: Poll Shows Democratic Voters in Texas and California View Socialism More Positively Than Capitalism, 2 March 2020, commondreams.org

[8] Antonio FLORES, Mark Hugo LOPEZ, Jens Manuel KROGSTAD, U.S. Hispanic population reached new high in 2018, but growth has slowed, pewresearch.org