Flore Vasseur : « Nous subissons aujourd’hui cette vanité de l’Homme »

Bigger than us, premier film de Flore Vasseur. © Elzévir Films

Le parcours de Flore Vasseur est atypique : à l’issue de brillantes études, âgée de 25 ans, elle créée une agence de marketing à New York et vit une véritable success story. Mais après quelques années au sein de milieux d’affaires dont elle dit aujourd’hui avoir été « programmée » pour y travailler, elle vit d’une intense proximité l’éclatement de la bulle Internet et les attentats du 11 septembre 2001. Suite à ces chocs, elle décide de changer la trajectoire de sa vie. « J’ai remercié mes employés et mes clients, j’ai fermé ma boîte et je me suis mis en tête de comprendre d’où venaient les bombes » explique-t-elle. Elle se met alors à écrire et à enquêter autour d’une question qui ne cessera de la tourmenter : « Qui nous gouverne ? ». Elle publie plusieurs ouvrages (Une fille dans la ville – 2006, Comment j’ai liquidé le siècle – 2011, En bande organisée – 2013, Ce qu’il reste de nos rêves – 2019), fonde Big Mother Productions, son studio de production aux contenus à impact, et produit son premier film Bigger Than Us, qui relate de la vie de jeunes activistes. Entretien édité et réalisé par Julien Chevalier.

LVSL – En 2001, vous décidez d’abandonner votre statut de business woman pour devenir journaliste puis écrivaine et enfin réalisatrice de documentaires et films engagés. En quoi votre précédente situation au sein de milieux d’affaires vous a-t-elle aidé à comprendre le monde ? Comment l’exprimez-vous à travers vos œuvres ?

Flore Vasseur – Je crois que j’ai eu la chance d’apercevoir le cœur du réacteur, c’est-à-dire le monde des affaires. Pour comprendre ce qu’il se passe, il faut l’approcher. On se gargarise de choses compliquées mais c’est pourtant simple à comprendre : tout ce qui nous arrive est dû à un système économique qui ne tient que parce qu’il crée des dysfonctionnements et des injustices. Un seul exemple : de nos jours, environ 30% de notre PIB est lié à du déchet et du gaspillage. 30% de ce que l’on appelle création de richesse ou progrès ! Ce n’est que de l’illusion. Tant que vous n’avez pas vu ça, tant que vous n’avez pas compris que le système profite des dysfonctionnements qu’il engendre, vous ne voyez pas le nœud du problème. Vous ne faites que le subir.

Flore Vasseur © Hannah Assouline

À titre personnel, j’ai eu la chance de voir cette clé d’explication très tôt. Ensuite, je me suis demandé pourquoi tout le monde faisait comme si l’ordre établi ne pouvait être changé. Le système était-il fou ? Ou alors est-ce moi ? Et je me suis intéressé à quelque chose d’autre qui est lié, que les Américains appellent le too big to fail (trop gros pour faire faillite). C’est cette idée d’aléa moral très présente parmi les élites, les « gagnants du système », la conviction de s’en sortir mieux que les autres et de penser pouvoir échapper à la tragédie. En somme, on a beau tout abîmer, on ne tombera jamais, on ne sera jamais puni… Ce too big to fail est intervenu au moment de la crise des subprimes de 2007-2008, lorsque l’on s’est rendu compte que les banques allaient être sauvées par l’État, quel que soient les erreurs produites, parce qu’il fallait sauver le système.

« Au nom de cette supériorité, de son propre confort, on lâche l’intérêt général par de petits accommodements, des légers glissements. »

On le voit à l’œuvre avec le dérèglement du climat, dans le milieu politique ou des affaires notamment. C’est comme une idée de supériorité, l’idée que l’on s’en sortira mieux que les autres, qu’on est intouchable. Au nom de cette supériorité, de son propre confort, on lâche l’intérêt général par de petits accommodements, des légers glissements où l’on s’arrange avec la réalité et à la fin, c’est une catastrophe. Selon moi, l’opposition entre confort et humanité est centrale. Notre confort matériel n’est possible qu’au détriment de la destruction du vivant, ou de l’humanité. Il l’a toujours été. C’est juste extrêmement visible aujourd’hui. 

LVSL Dans une interview précédente, vous déclariez : « Aujourd’hui ce qui est plus grand que nous, c’est que la plupart des gens considèrent que le confort est plus important que l’humanité. » Selon vous, comment le plus grand nombre peut-il sortir de son individualisme ?

FV – C’est une question de déprogrammation. Tout est fait aujourd’hui pour que nous soyons convaincus que l’individualisme est la seule façon de s’en sortir. La société est organisée autour de cette doctrine : vous êtes à l’école, vous avez des notes, il faut être meilleur que les autres ; vous êtes dans une entreprise, il faut être meilleur que ses « collaborateurs », etc. Cet instinct de compétition, de comparaison permanente, de distanciation à l’autre, est profondément ancré dans notre société. À ce jeu-là, certains pensent avoir tous les droits.

Peut-être cette idée s’ancre-t-elle au XVIIème à partir du moment où Descartes formula que l’Homme est supérieur et séparé de la nature. Lorsque l’Homme a commencé à mettre de la distance avec la nature, il a commencé à faire tout ce qu’il voulait, notamment à s’accaparer les ressources.

Le système capitaliste n’est pas nécessairement le problème des maux de ce monde. Il s’agit plutôt de la valeur qu’il sous-tend : cette histoire de séparation. Alors que c’est exactement l’inverse : nous sommes profondément interdépendants. Tout ce qui nous arrive est éminemment lié, tout ce qui vous arrive m’impacte. Et cette interdépendance s’est particulièrement manifestée lors de la crise sanitaire : de personne en personne, le virus se transmettait. Aucun de nous ne pouvait y échapper. 

Dès lors, quand allons-nous arrêter de croire en cette croyance d’impunité, à cette idée que nous allons mieux nous en sortir que les autres ? C’est évidemment impossible car nous sommes tous liés : si la nature va mal, nous allons mal. On a beau se protéger avec diverses illusions, dont la consommation et le statut social, mais ce sont simplement des constructions intellectuelles. Pas la réalité. À nouveau, la crise sanitaire nous a éclairé sur ce point. Tant que nous n’aurons pas « acté » cette interdépendance de tout et en tout, la leçon reviendra.

LVSL – À partir de l’idée de rationalité, le cartésianisme représente peut-être aussi le début de la gouvernance par les nombres – que nous subissons particulièrement aujourd’hui -, où les statistiques cherchent à tout démontrer, où les sondages et les indicateurs orientent nos opinions, où l’on tente de tout quantifier y compris ce qui n’est pas quantifiable… À travers cette période, ne faut-il donc pas percevoir aussi le début de la séparation entre l’Homme et la spiritualité ?

FV – Absolument. Il y a cette idée de maîtrise et d’ultra-rationalité qui s’impose au nom de cette logique de domination. L’idée que nous allons maîtriser la nature, maîtriser les peuples, maîtriser les femmes, maîtriser le temps. La technologie et les logiciels d’analyse prédictive fonctionnent autour de cette folie. Nous n’avons jamais eu autant d’ingénieurs, jamais autant de diplômés, autant d’intelligence, et pourtant nous n’avons jamais été aussi « plantés ». 

« Nous ne sommes pas sur Terre pour être des chiffres, des capacités de transaction. Il y a plus « grand ». Mais quoi ? À quoi servons-nous ? C’est LA grande question. »

Pourquoi ? Car il y a effectivement cette prétention de domination, où l’Homme pense pouvoir mettre la main sur la nature. Nous subissons aujourd’hui cette ultra-prétention, cette vanité de l’Homme. Pourtant, tout nous appelle à l’humilité et à une forme d’élévation. Nous ne sommes pas sur Terre pour être des chiffres, des capacités de transaction. Il y a plus « grand ». Mais quoi ? À quoi servons-nous ? C’est LA grande question. Et ce n’est pas nécessairement un repli mais un ré-ancrage, un réalignement.

LVSL – « Ne pas faire l’histoire mais la permettre » est le titre de votre présentation sur le média TedTalks. Étant donné que vous situez l’élément déclencheur du début de votre « grande introspection » au 11 septembre 2001, date des attentats terroristes de New-York, pensez-vous – à travers votre parcours – que le changement de l’ordre établi nécessite une « rupture » ?

FV – Oui, je le pense. Mais elle ne doit pas forcément être aussi dramatique que celle-ci… Pour perdurer, le système a besoin de nous séparer les uns des autres. Cela est sous-tendu par un système de valeurs, de « programmation », dont l’individualisme, les chiffres et la performance. Tant qu’il n’y a pas d’accident, de rupture, rien ne nous fera sortir de cette trajectoire. Car toute la société est organisée autour de cela.

Flore Vasseur

Dans mon cas, c’était un événement exogène – le vécu des attentats du 11 septembre – mais la vie est maillée de drames. Et c’est comme si elle venait nous présenter continuellement des occasions de sortir de cette trajectoire posée par d’autres. C’est comme si ces drames étaient aussi des occasions pour nous demander si nous sommes au bon endroit, si la vie que nous menons est celle que nous avons envie de mener, si nous savons réellement qui nous sommes. À chaque drame, la vie demande : qui as-tu envie d’être ?

Aujourd’hui, nous vivons un immense drame, abyssal. Nous disposons de tous les chiffres, de toutes les datas, de toutes les images… mais la plupart du temps, nous luttons pour faire comme si de rien n’était. Car cela impliquerait de reconnaître que nous nous sommes trompés, puis de sortir de l’illusion, de la programmation. S’effondrer et accepter qu’il n’y a pas de feuille de route. Mais depuis des siècles on nous rabâche que nous sommes « au-dessus » de toutes les espèces et des lois. Comme si collectivement, nous n’étions pas prêts à cette humilité. Cette sublime occasion de se demander enfin : qui avons-nous envie d’être comme personne, comme espèce ?

La rupture dont vous parlez n’est pas forcément le chaos social ou politique. Cela peut être une maladie, un deuil, une rupture amoureuse… Ces drames sont là pour nous rappeler est-ce que nous avons été justes, sincères ? Où est-ce que nous avons triché ? Je pense qu’en ce moment on nous demande d’être sincèrement nous. Mais cela est ô combien compliqué car dans nos familles, dans nos cercles, en entreprise, nous jouons continuellement des rôles, nous sommes dans des pièces de théâtre. 

Mais que se passe-t-il quand nous n’avons pas envie de jouer ? Quand nous avons envie de parler de notre colère, de notre tristesse, de nos émotions, de qui nous sommes réellement ? Malheureusement, ce sont des choses que l’on ne s’autorise que très rarement car c’est très compliqué pour – ce que l’on estime être – notre « sécurité. »

LVSL – Selon vous, où se situe la place du politique de nos jours ? Si l’on entend ce terme comme action collective visant le bien commun.

FV – Elle se situe très loin de toute logique électoraliste. Selon moi, les grands hommes et femmes politiques de notre temps, ce sont les protagonistes comme ceux présents dans Bigger Than Us. Ce sont des hommes et femmes qui, sans aucune attente de récompense, s’engagent. Ils font quelque chose pour sauver la vie, un peu de dignité. Ça, c’est de la très grande action politique.

La politique concerne les affaires de la cité : quelle est ta cité ? Quelles sont les affaires ? Qui va mal ? Qu’est-ce que tu fais pour les autres ? Je crois qu’il y a vraiment cette idée d’action plus forte que soi. Au-delà de soi.

Aujourd’hui plus que jamais, j’ai l’impression que la politique politicienne est condamnée par les questions d’égos, de statut, d’intérêt électoraliste. Ce ne sont que des programmations auxquelles ont fait mine de croire ! Tout est fait pour que chaque politicien – y compris celui qui a la perspective de l’intérêt général en tête – doive y renoncer et mordre sur ses idéaux pour arriver à ses fins. Je reviens ici à mon propos initial : les accommodements dont je parlais. Je pense que personne n’entre en politique pour faire du clientélisme, mais je pense que la pratique même corrompt. Ce que j’ai essayé de montrer dans Bigger Than Us, c’est comment, chacun, à notre petit niveau, nous faisons de la politique, au sens nous essayons d’aider à s’éduquer, à s’élever, changer les valeurs, montrer d’autres idéaux, d’autres possible.

LVSL – Où vous situez vous vis-à-vis de l’offre politique actuelle ? 

FV – Absolument nul part. Si les gens ont besoin de moi, je parle à tout le monde, je n’ai pas de chapelle, pas de candidat. Je regarde ça avec beaucoup d’empathie pour ceux qui essayent d’y aller, mais cela ne m’intéresse pas. Je fais même dos à cela.

À titre personnel, j’essaye de me rendre constamment utile à travers mon action auprès de la jeunesse. J’essaye de lui faire comprendre comment elle peut jouer un rôle, comment elle peut y croire, puis je tente de la convaincre, et de lui montrer des pistes pour qu’elle y aille. C’est-à-dire qu’elle ait envie d’embrasser la vie.

LVSL – À travers votre parcours, comment réussir à transmettre votre prise de conscience aux jeunes générations ?

FV – J’essaye de produire des œuvres qui me survivent. Mes livres, mes films, mes articles, sont des petites pierres, des bouteilles à la mer. Je ne suis pas responsable de la réaction des gens. Je suis responsable de ce que j’écris, de ce que je produis, de ce que je donne. J’essaye de le faire le plus dignement et de la façon la plus intègre possible. Est-ce que j’ai toujours raison ? Je n’en sais rien. Pour l’instant, j’essaie d’ouvrir des possibles. 

Bigger Than Us permet de présenter des rôles modèles qui soient aspirationnels. Car la question est : quel adulte avez-vous envie d’être ? Est-ce que vous avez envie de suivre les modèles avec lesquels nous avons grandi, à savoir disposer d’un certain statut, d’un patrimoine, d’un « bon job » ? Est-ce que c’est ça que vous allez suivre ? Ou bien, vous allez-vous dire : non moi ça ne me parle pas j’ai envie d’être quelqu’un qui compte pour les autres car j’ai envie d’aider, d’être utile, de jouer un rôle ? J’essaye ainsi d’agir sur vos aspirations profondes, sur votre rapport à la vie, à ce monde ci. 

Dans cette période, étonnamment, je suis plus heureuse que je ne l’ai jamais été car j’ai l’impression – ne serait-ce qu’un tout petit peu – d’être utile. C’est ce que je tente de communiquer, de transmettre : ce rapport à la vie, à son temps, est extrêmement riche. Certes; il y a de la précarité – mais de toute façon elle est partout -, mais il y a aussi beaucoup de travail, mais surtout des cadeaux, beaucoup de joie, des liens invisibles, des révélations, le plaisir de créer, d’ouvrir des brèches, d’explorer. Je pense qu’aujourd’hui on nous demande profondément d’être vivants. Sinon, vous pouvez complètement débrancher, et rester « au chaud » dans l’univers de la consommation, de la pièce de théâtre et des morts vivants.

« Les Français ont envie de se réconcilier » – Entretien avec Arnaud Zegierman et et Thierry Keller

À l’occasion de la sortie de leur nouvel ouvrage Entre déclin et grandeur, Regards des Français sur leur pays, le sociologue fondateur de l’institut ViaVoice, Arnaud Zegierman, et le fondateur du média Usbek & Rica, Thierry Keller, ont répondu à nos questions. Leur enquête s’intéresse à la fois à la vision que portent les Français sur les évolutions du pays et à leurs aspirations pour le futur. Les auteurs analysent ainsi les opinions collectives au prisme des notions de grandeur et de déclin, largement investies par nos politiques. Discutant les résultats de leurs investigations, Arnaud Zegierman et Thierry Keller mettent en avant les préoccupations réelles des femmes et hommes qui habitent et travaillent en France, bien loin des agitations identitaires abondamment relayées par les médias. Ils refusent de croire à une société plus individualiste, puisque selon eux, malgré toutes les difficultés rencontrées au quotidien, les Français ont envie de se réunir. Ce livre nous engage à construire notre avenir dans l’apaisement et l’entendement lucide des réalités ordinaires. Entretien réalisé par Nicolas Vrignaud.

LVSL  – Vous avez intitulé votre livre Entre déclin et grandeur, en tordant très vite le bras à la fois à celles et ceux qui se gargarisent d’être dans un grand pays et à celles et ceux qui le rapetissent. On a l’impression que vous déconstruisez les concepts de grandeur et de déclin, et que votre livre se destine à donner à voir un pays plus complexe. Était-ce une intention ou bien est-ce que cela a plutôt été la finalité logique de votre enquête ? 

Arnaud Zegierman Nous avons mis nos capteurs un petit peu partout sur l’opinion publique en essayant de retranscrire ce que cela voulait signifier, et non en s’en servant pour développer une idéologie.

Thierry Keller Il y avait l’idée de poursuivre notre réflexion sur l’identité nationale, entamée en 2017 avec notre premier livre, Ce qui nous rassemble. Ce second ouvrage part d’une critique patriotique de la grandeur, ou plus exactement de la posture derrière la grandeur, ce que l’on appelle dans notre bouquin « la pompe ». Et puis finalement, nous avons aussi travaillé sur le déclin en comprenant, par notre enquête, que les deux formaient ensemble une dialectique.

A.Z. Tout à fait, et d’ailleurs je n’en reviens toujours pas de ce diagnostic. Je me surprends tous les jours à rappeler le contenu de ce livre, ce que pensent les Français. Cela semble totalement déconnecté du débat public alors que c’est analysé sur des bases scientifiques, contrairement à de nombreux éditorialistes qui ne se fondent sur rien. On peut ne pas être d’accord avec l’opinion publique, ce n’est pas grave, mais il faut partir de la réalité. La France n’est pas du tout au bord de la guerre civile…

LVSL  – Sur le déclin, vous dites que l’anxiété des personnes prend souvent le dessus sur leur bien-être objectif et que c’est cela qui nourrit le sentiment de déclin. Pourquoi une telle anxiété aujourd’hui chez les Français et sur quelles thématiques se construit-elle ? Sur son devenir économique et social, son devenir démocratique, sur son devenir identitaire ?

A.Z. Il y a deux dimensions. Il y a d’abord ce que l’on a appelé le service-client. Nous avons tous été habitués par Orange, Amazon, et d’autres grandes entreprises privées, à avoir une réponse rapide et efficace dès lors que l’on a un problème. Votre wifi ne fonctionne plus ? Orange gère. Vous n’avez pas reçu un colis ? Amazon gère. Cela ne va pas donner des heures de hotline. Dans votre quotidien de citoyen, les heures de hotline, c’est avec l’Urssaf… Un problème de deal en bas de chez vous ne se règle pas du jour au lendemain. Si vous avez perdu votre emploi, Pôle emploi ne va pas vous en retrouver un dès le lendemain. Si votre enfant a des problèmes de harcèlement scolaire, vous allez ramer avant de trouver le bon interlocuteur qui pourra résoudre le problème. Tous ces aspects sont compliqués. Il y a un service-client défectueux pour les choses du quotidien qui donne un sentiment de déclin aux Français, un sentiment que l’État n’a pas la réponse pour cela. Cette première dimension, ce sont les choses à réparer. La deuxième dimension, c’est le long terme, la perspective. Qui parle du long terme aujourd’hui ? On en parle un peu avec l’écologie, car cela nous angoisse. Mais est-ce qu’il existe une volonté, un projet qui ne s’appelle pas France 2030, avec une dénomination plus emballante, et qui nous dit où l’on veut aller, quelque chose qui permet de fédérer ?

Donc nous avons à la fois des problèmes au quotidien et une absence de perspectives de long terme. Malgré ça, les Français font une analyse très positive du pays : 80% d’entre eux se sentent bien en France, pour 82%, la vie y est agréable, pour 88%, nous sommes chanceux de vivre en France, sept Français sur dix estiment que la France fait envie. Ce ne sont pas des diagnostics de déclin, mais au contraire d’un pays qui vit une forme de déclassement, une angoisse de l’avenir. Mais il ne faut pas se tromper d’analyse. Ce n’est pas un pays qui se pose des questions identitaires fondamentales, ça, c’est le discours ambiant.

T.K. J’ajoute qu’il y a peut-être un sujet autour de l’État, dont on peut dire, de façon surprenante, qu’il bénéficie d’une nouvelle hype (regardez les bouquins de Gilles Clavreul ou Juliette Méadel, ou même de François Hollande, qui traite beaucoup du sujet). Pourtant, l’État n’est clairement pas glamour, ce n’est pas ce qui fait un buzz. Or, il y a un présupposé dans ce pays depuis le colbertisme sur le fait que l’État doit veiller sur nous. Les essais sur l’angoisse et les malheurs de la France, publiés par dizaines, tournent autour du rôle de l’État sans jamais vraiment l’assumer. Les citoyens réclament plus d’État et s’estiment « mal servis au guichet ». C’est ce que nous appelons, avec pas mal de précaution, le service-client. À l’ère du service-client numérisé, il y a une différence de traitement nette entre Netflix et l’Urssaf. Et ce hiatus crée du ressentiment.

Entre déclin et grandeur. Regards des Français sur leur pays, aux Éditions de l’Aube.

LVSL  – Vous mettez aussi en relief (p.68) une forme de sentiment d’abandon de l’État. Pourtant, si l’on regarde le dans le baromètre de la confiance politique de février, les Français expriment encore globalement une confiance dans les institutions et l’État qui incarnent la protection et le soin. Alors sur quoi se fonde précisément ce sentiment d’abandon que vous soulevez pour votre part dans votre livre ?

A.Z. Sur le sentiment d’abandon, il y a plein d’enquêtes. Elles parlent de défiance. Mais aujourd’hui, la plupart des Français ont bien conscience que l’État a été là pendant la crise sanitaire, l’hôpital a répondu présent, les tests PCR étaient gratuits. Cependant il y a une défiance envers les politiques et certaines autres institutions autour de l’État. Lorsque l’on creuse, on s’aperçoit que c’est une défiance par méconnaissance. C’est souvent une posture. Dans le cadre d’entretiens approfondis, les Français sont d’abord critiques, puis, évoluent vers davantage de nuances.

Lors d’une étude que nous avions réalisée chez Viavoice, nous avons vu que les Français méconnaissent le coût réel d’un cancer : 70% des sondés sous-estiment de beaucoup ce coût. C’est parce que lorsque vous allez à l’hôpital, vous sortez votre carte vitale et non votre carte bleue. Nous n’avons pas immédiatement conscience de ce que l’État-providence fait pour nous. Il faut y réfléchir. Lorsqu’on fait des focus group, des entretiens collectifs de personnes pendant deux-trois heures, au départ ils sont très sceptiques, mais petit à petit, vous vous rendez compte qu’ils ont conscience que l’on est dans un pays protecteur. Spontanément, on peut se dire que cela ne va pas, mais, avec du recul, on se rend compte qu’on est soigné gratuitement. Le problème, c’est qu’on ne parle pas assez de cela. Du coup, la question qui nous semble importante est plutôt : qui sera à même de défendre un système aussi bienveillant s’il est attaqué un jour sur ses fondamentaux ?

T.K. L’une des explications, peut-être, de la défiance globale envers l’État et de son attractivité simultanée, ce sont toutes les théories du care. Il y a une hypothèse à développer autour de la nouvelle rhétorique de gauche qui a épousé le care, croyant bien faire, mais qui a « anglo-saxonnisé » sa vision de l’intérêt général. On est passé du traitement collectif au traitement individuel des problèmes. Résultat, chacun s’estime floué. Je pense que c’est une erreur politique de penser que l’État peut être dans le care.

Arnaud Zegierman : « Notre ligne consiste à dire que la recherche de grandeur est un fantasme qui nous paralyse et nous empêche de penser notre avenir. Notre glorieux passé devient un poids, il pèse sur nos ambitions. »

LVSL  – Pour vous, le sentiment de déclin est profondément lié à une grandeur passée fantasmée mais aujourd’hui déchue. Pourtant, intuitivement, on pourrait penser que cette grandeur, certes peut-être fantasmée à certains égards, « surenchéri » pour reprendre vos mots (p.166), permettrait au contraire d’atténuer le sentiment de déclin. Pourriez-vous revenir sur cette relation de causalité surprenante et que vous analysez longuement ?

A.Z. Le fantasme de notre grandeur exacerbe notre sentiment de déclin. Lorsque vous avez le sentiment qu’il y a encore peu de temps, la France était au centre du monde, vous avez du mal à admettre qu’elle ne parvienne pas à régler certains problèmes de votre quotidien ! Mais en fait, la grandeur de la France remonte à très loin… Notre ligne consiste à dire que la recherche de grandeur est un fantasme qui nous paralyse et nous empêche de penser notre avenir. Notre glorieux passé devient un poids, il pèse sur nos ambitions. On préfère se complaire dans notre passé plutôt que de réfléchir aux chemins d’avenir. On choisit de se remémorer continuellement les mêmes vieilles histoires plutôt que d’en inventer de nouvelles ! Il faut reconnaître qu’inventer est aussi plus compliqué. Sur ce point, nous ne sommes pas en phase avec ce que pensent la grande majorité des Français qui, dans l’étude réalisée pour ce livre, se montrent au contraire très attachés à la notion de grandeur. 

T.K. Pour tirer le fil, la France, c’est 1789, pas le Danemark ! Il n’est pas question de remettre en cause l’héritage, mais d’appeler au calme sur la fausse grandeur. Nous rappelons que cette grandeur a toujours été, historiquement, liée à la conquête de la terre et à la guerre. C’est très compliqué de parler de grandeur sans bataille, sans conquête, sans épopée. De ce point de vue là, notre livre peut sembler très peu romantique, et nous l’assumons. Notre leitmotiv, c’est de nous demander si la France peut devenir un pays non pas normal, banal, moyen, mais un pays qui en finit avec un romantisme qui l’empêche de réfléchir et d’avancer. 

A.Z. Thierry paraphrase souvent Paul Valéry avec une phrase lourde de sens et de justesse : « La France avance vers le futur à reculons ». Nous nous référons à un passé rempli de guerres. Aujourd’hui, les agents secrets font la guerre à notre place. Et il ne s’agit pas d’être naïf et de croire à un monde pacifié, nous ne sommes pas du tout anti-militaristes. Il existe aujourd’hui de très grands dangers, mais il y a de quoi être fier de cette époque plus pacifiée et libre, c’est ça notre grandeur ! C’est ça le résultat des grandes batailles historiques. Même si la paix, c’est moins lyrique qu’une épopée. 

T.K. Le de Gaulle de la période 1962-68 savait bien que, comme Churchill avant lui, il était plus compliqué de gouverner en temps de paix. La DATAR avait “moins de gueule” que de se réfugier à Alger pour construire la riposte depuis les colonies. Mais c’est notre lot que de regarder devant et pas toujours derrière. D’ailleurs, notre enquête montre bien que les anciens regrettent moins le passé que les jeunes car ils ont de la mémoire et savent que c’était moins « cool ». Notre livre a une volonté : celle de retourner au réel. 

LVSL – Vous analysez que le discours ambiant autour du déclinisme, qui constitue par ailleurs un business, a tendance à produire une forme de sortie du politique, car s’il fonctionne commercialement, il ne passionne pas politiquement, au contraire. Qu’en est-il à l’inverse du discours sur la grandeur, produit-il la même chose ou au contraire une forme d’élan politique ? 

Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838), homme d’État et diplomate français ©WikimediaCommons

T.K. Je dirais qu’il produit de la désillusion. Le discours sur la grandeur est un fantasme. Les déclinistes, comme les militaires de la fameuse tribune, s’en servent pour réclamer au retour à l’ordre, sous leur autorité évidemment. Quant aux détenteurs du pouvoir, ils agitent la grandeur pour dire qu’avec eux tout va bien. C’est absurde dans les deux cas. Pourquoi ne pas préférer la modestie ? Nous nous sommes beaucoup inspirés d’un article écrit par Jean-Louis Bourlanges dans la revue Pouvoir il y a moins d’un an, à l’occasion d’un numéro sur de Gaulle. Bourlanges oppose l’école de la grandeur à l’école de la modestie. Dans la seconde, on retrouve tous les soi-disant losers de l’Histoire de France, comme Talleyrand, qui rêvait que le rayonnement de la France se fasse par sa culture et son génie et non par une volonté de débordement. Mais finalement, c’est toujours l’école de la grandeur qui l’emporte, et l’on parle de l’école de la modestie un peu comme un groupe de rock qui n’aurait pas percé. Toute proportion gardée, Valéry Giscard d’Estaing, qui n’est pas de notre culture politique, avait lui aussi tenté une rhétorique de la modestie en rappelant que la France était une puissance moyenne. Mais c’est un crime de lèse-majesté que de dire cela. Moyenne, c’est terrible pour les Français. 

A.Z. Et ce n’est pas la réalité d’ailleurs. Si nous étions une nation moyenne, nous serions la 100ème puissance mondiale. Nous sommes encore dans les dix premières puissances. Il ne s’agit pas d’accepter fatalement une forme de déclassement mais de dire que si nous voulons être conforme à la philosophie française initiale, il nous faut arrêter de regarder un passé fantasmé, en guerre, et qui n’est pas en adéquation avec le monde d’aujourd’hui. À la fois par rapport aux nouvelles formes de concurrence et par rapport à ce que veut réellement la population : être tranquille et en paix. Encore une fois, cela n’exclut surtout pas l’ambition et l’inventivité. Ce sont même des pré-requis.

Thierry Keller : « La France de la carte vitale, la France des barbecues. Il y a une forme d’affrontement, à bas bruit, entre nos identités numériques et notre identité charnelle. »

LVSL – Vous reprenez ensuite le concept « d’archipelisation » de la France de Jérôme Fourquet. Mais vous dîtes que finalement, les Français n’ont pas envie d’appuyer ce morcellement mais de se réconcilier, de « construire du commun » dites-vous. Si ceci est réellement ce que pensent les Français, qu’est-ce qui fait que certains commentateurs politiques attestent de l’inverse, c’est-à-dire que la fragmentation se renforce ? 

T.K. Je pense que l’on a mal mesuré, en France, l’effet déflagrateur de la civilisation numérique sur un vieux pays analogique comme le nôtre. Nous sommes la France de Johnny Halliday et de Victor Hugo. On se rassemble, on se mélange, lors de grands moments de catharsis collectives : la Libération, Mai 68, une victoire en Coupe du Monde. Ce sont des événements profondément analogiques, c’est-à-dire low-tech. Internet et les réseaux sociaux n’ont pas la même influence dans un pays qui n’est pas spontanément politique que lorsque cela se passe chez nous. En France, le corps social existe plus qu’ailleurs. Or, désormais, plus fort qu’un morcellement par communauté, il y a un morcellement de chacun devant son propre écran. Ce sont des conditions objectives qui entrent en conflit avec une sorte d’âme politique française, composée d’une part du modèle social, d’autre part de l’hédonisme. La France de la carte vitale, la France des barbecues. Il y a une forme d’affrontement, à bas bruit, entre nos identités numériques et notre identité charnelle.

A.Z. On a tendance à plutôt parler de « société de niches » que « d’archipélisation ». Certes, la société est très segmentée. Il y a des conséquences très négatives sur le lien social : avant, vous connaissiez votre voisin qui ne pensait pas comme vous, vous pouviez vous engueuler avec lui car vous étiez dans la même usine, dans le même syndicat, parce que vous vous croisiez à l’église. Aujourd’hui, on ne va plus beaucoup à l’église, les syndicats n’ont plus le même rôle et il y a moins d’usines. Bref, on rencontre moins la différence et on en a donc beaucoup plus peur. Et on se sent seul, atomisé. 

Mais là où nous établissons une différence avec Jérôme Fourquet et sa notion « d’archipelisation », c’est que, d’une part, nous ne le déplorons pas. Nous sommes heureux que la France d’aujourd’hui soit plus ouverte qu’à l’époque de Bourvil. Nous avons oublié à quel point il était difficile avant de se délester du poids de sa famille, de certaines traditions, de vivre conformément à ses aspirations, ou encore d’être une femme indépendante. Et je ne parle même pas du fait d’être homosexuel ou de faire partie d’une minorité visible ! D’autre part, cette archipélisation est subie et non voulue. Cela signifie que les Français souhaitent reconstruire ce lien social. Mais les modalités se font encore attendre… Les Français ont envie de se réunir, de se réconcilier en quelque sorte, de tordre le réel qui les atomise. C’est une grosse erreur de penser que ce lien social est terminé, que la société serait plus individualiste. La société est atomisée indéniablement, mais pas de plus en plus individualiste. Les gilets jaunes ne défendaient pas des choses semblables au départ mais prenaient très vite plaisir à se retrouver ensemble, pour le plaisir d’échanger, de chercher un horizon commun.

Qu’est-ce que l’on a comme lieu et moment aujourd’hui où les gens se retrouvent ensemble ? Hormis effectivement les grands rendez-vous sportifs, au quotidien, qu’avons-nous pour nous engueuler avec notre voisin d’en face qui ne pense pas comme nous ? Il n’y a plus grand chose. Mais on aime la France des barbecues et des terrasses, et il ne faut pas oublier que la France ne connaît pas de tentations sécessionnistes comme l’Espagne ou l’Italie. Alors, il faut séparer ce « on ne sait plus comment faire » du « j’ai envie de tuer mon voisin ». Nous sommes bien mais isolés, nous ne savons plus trop comment faire pour vivre ensemble. Le risque quand vous connaissez moins vos voisins, c’est de croire le commentateur qui vous raconte qu’il faut se méfier de celui que vous ne connaissez pas.

LVSL – Finalement, à qui pour vous incombe la responsabilité de ce que vous appelez « une succession de décalages entre les ressentis des habitants et la façon dont les les présente ». Aux médias ? À la représentation politique ? 

A.Z. Ici, je ne suis pas sûr que l’on soit d’accord avec Thierry (rires). Pour moi, ce ne sont ni les politiques, ni les journalistes, ni les sondeurs. C’est le conformisme dans chaque métier qui tue tout : le conformisme des sondeurs qui continuent à poser toujours les mêmes questions simplistes, le conformisme de certains médias qui continuent à croire que Zemmour fait vendre alors que le marché des lecteurs-téléspectateurs-auditeurs se restreint, le conformisme de certains politiques qui continuent à penser qu’il faut parler d’immigration. Ce conformisme fait qu’on se leurre par rapport à la réalité. La responsabilité est psychologique et n’incombe pas à des groupes. Vous avez des journalistes et des politiques qui essaient de défendre des choses, nous sommes un certain nombre dans les instituts de sondage à essayer de vouloir réaliser un portrait non déformé du pays. Mais le conformisme emporte tout et la petite musique du déclin s’ancre. Pourtant ce dernier ne fait pas vendre ! Le déclin vend mais dans un marché qui se restreint, l’audience des médias s’effondre et par ailleurs les gens votent de moins en moins. Cela ressemble à une impasse. 

T.K. Visuellement, les choses ont l’air atomisées, mais dans l’aspiration, clairement pas. Le repas de famille compte encore, le barbecue est structurel, d’ailleurs son marché explose et ce n’est pas un hasard. Dans le business, la politique, la vie culturelle, tout ce qui est feel good est beaucoup plus rentable.

Arnaud Zegierman : « Il faut résoudre le problème de l’abstention qui est l’indicateur de l’adhésion à un projet civique. »

A.Z. On a tendance à dire dans le débat public que les médias ont une responsabilité, mais, dans ce cas là, ils auraient une responsabilité sur tout. Historiquement, cela ne tient pas. Concernant l’audience, n’oublions pas que l’arrivée de la radio n’a pas fait disparaître la presse écrite, de même que la télé n’a pas fait disparaître la radio ni la presse écrite. Historiquement, aucun média ne s’était substitué aux autres. Quand Internet arrive, tout s’effondre et on nous dit que c’est à cause d’Internet. J’ai l’impression que c’est une hypothèse trop technophile et qu’en réalité, les médias n’ont pas réussi à continuer de parler aux gens. 

T.K. J’ajoute que la gauche était par essence fédératrice d’utopies. Plus aujourd’hui. C’est un problème que nous n’abordons pas, mais enfin, c’est mieux de l’avoir en tête.

LVSL – Pour terminer dans une approche un peu plus prescriptive, comme vous essayez de le faire dans la dernière partie de votre livre : comment sortir de cette posture typiquement française qui se raconterait des histoires sur elle-même ? Comment reconstruire un projet qui embarquerait la grande majorité et qui atténuerait concrètement l’anxiété française ? Est-ce qu’on peut se limiter à dire comme vous concluez que : « le seul choix du “cool”, du naturel et de l’apaisement sera payant » ? 

A.Z. Si l’on avait les réponses, nous nous présenterions ! Nous ne les avons pas. Nous nous sommes beaucoup dit qu’il ne nous fallait pas faire un livre de « petits cons ». D’où le fait que nous n’ayons pas fait de préconisations comme c’est la mode. Je pense en revanche qu’il faut que l’on s’apaise. Il faut résoudre le problème de l’abstention qui est l’indicateur de l’adhésion à un projet civique. Après, il faudra un peu de lyrisme. 

T.K. Oui, nous n’avons pas voulu faire de préconisations de politiques publiques, ce ne serait pas une réponse au niveau. Nous avons simplement essayé de changer le regard sur notre propre pays. Essayons de nous voir comme on est réellement et non comme on se fantasme ou comme on se dénigre. La phrase que vous citez peut paraître « gnan-gnan », ou manquer d’ambition. Mais souvenez-vous que lorsque 700 000 personnes regardent Zemmour sur CNews, il y en a cinq millions qui sont rivées sur Philippe Etchebest dans Top Chef. 

A.Z. Zemmour est un modèle, non pas de contenu discursif, mais il a réussi à mettre sur le devant de la scène ses obsessions. Nous, nous aimerions bien que notre obsession (faire un diagnostic réaliste et nuancé du pays pour mieux préparer l’avenir) infuse la société. Qu’on parle de questions qui intéressent les Français. Mais pour le « comment faire » et ce qu’il faut en tirer, nous avons plutôt confiance en la nouvelle génération qui arrive. 

Faciliter la transition écologique en anticipant ses potentiels effets indésirables

Faciliter la transition écologique, c’est aussi anticiper ses conséquences socio-économiques et sa manière d’affecter différemment et inégalement les acteurs. Alors même que la transition est nécessaire, inévitable et peut apporter un grand nombre de bienfaits, certains travailleurs, ménages et territoires risquent de concentrer les quelques effets indésirables et nécessitent donc une attention particulière de la part de la société.

Face au changement climatique, la transition écologique est inévitable. La société s’accorde presque à l’unanimité sur ce constat. Les modalités de cette transition sont quant à elles sujettes à des débats emportés. L’insuffisance et l’inconséquence du projet de loi gouvernemental ont fait l’objet de nombreuses critiques détaillées dans la presse et diverses organisations engagées pour le climat.

La transition écologique, qui représente un vaste chantier, impliquera des efforts qui seront inégalement répartis entre les acteurs de notre société. Ne pas prendre en compte cette réalité serait dangereux. Ainsi, l’un des événements déclencheurs du mouvement des Gilets Jaunes était la hausse de la taxe carbone et plus précisément de sa composante dans la taxe sur les carburants. Faciliter la transition c’est aussi anticiper les effets humains et socio-économiques indésirables qui existeraient si elle était pilotée d’une main peu habile. Cet objectif se rapporte à la réflexion autour de la notion de transition juste, née des mouvements syndicaux qui voulaient allier questions environnementales et sociales depuis les années 80 [1]. Bien que cette terminologie soit reprise régulièrement par un ensemble d’organisations qui ne sont pas toujours en première ligne des combats climatiques et sociaux (Commission Européenne, ONU), elle repose sur un enjeu qui, lui, est bien réel : celui de répartir équitablement les efforts entre les différents acteurs. Pour reprendre un slogan que l’on voit fleurir régulièrement au sein des marches pour le climat : « fin du monde, fin du mois, même combat ».

Pour cela, dresser un tableau des effets potentiellement négatifs de la transition permettrait d’appréhender l’une des meilleures gestions possibles. Le but de ce travail n’est pas de remettre en question les effets bénéfiques de la transition écologique — qui sont nombreux — ni le caractère indispensable de celle-ci, mais d’identifier avec précision et clarté celles et ceux qui risqueraient d’en être fragilisés. Quels sont les acteurs touchés ? Green & Gambhir [2] propose une classification distinguant 5 types d’acteurs au sein desquels des différences d’impact de la transition peuvent potentiellement survenir ou sont déjà visibles : les travailleurs, les ménages/consommateurs, les entreprises, les territoires et les pays. Une analyse fine des effets sur chaque catégorie d’acteurs de la transition à l’échelle française est nécessaire. À l’échelle interétatique, des différences d’effets, de pouvoir de changement et de responsabilités existent et sont parfaitement documentées.

Les possibles effets inégalitaires de la transition sur les ménages

Les effets inégalitaires les plus documentés et visibles dans l’espace public sont ceux sur les ménages et consommateurs. Nombreux sont les instruments de politiques climatiques qui impactent de manière inégalitaire mais l’un d’entre eux a tout particulièrement focalisé l’attention : la taxe carbone. Celle-ci fonctionne de manière assez simple. Il s’agit d’une taxe sur les émissions de Co2, appliquée en amont, c’est-à-dire directement sur les produits énergétiques carbonés — à la pompe à essence, au moment où la taxation est la plus facile à mettre en place. Bien que l’efficacité et l’optimalité de cet outil créent en général le consensus parmi les économistes, cette taxe est particulièrement régressive, touchant de manière plus importante les plus démunis. C’est ce que l’on observe dans la première figure, qui montre que la taxe carbone peut représenter un poids presque trois fois plus important pour les 10% les plus pauvres que pour les 10% les plus riches (cf. Figure 1). L’augmentation de la valeur du Co2 ne fait qu’amplifier ce phénomène. La taxe carbone, si elle n’est pas compensée par des politiques redistributives, est donc un outil profondément inégalitaire et régressif. Par ailleurs, au sein d’un même décile, il existe des disparités selon la localisation géographique du ménage (ville/périurbain/campagne), son équipement (diesel/essence, chauffage au fioul, isolement) ou encore sa composition [3][4][5]. Un certain nombre d’outils existent déjà pour contrecarrer ces effets inégalitaires, à l’image du chèque énergie attribué à près de 6 millions de foyers (jusqu’à 270 €/mois), mis en place en 2018 et élargi à la suite du mouvement des Gilets Jaunes.

Figure 1 – Part de la taxe carbone au sein du revenu disponible des ménages, par décile de revenu
(30,50 €/tCo2), d’après Berry [a]
Lecture : en abscisse, les déciles de revenu correspondent pour le décile 1 aux 10% les plus pauvres, le décile 2 aux 10% suivants, etc. En ordonnée, la part du revenu consacrée à la taxe carbone sous l’hypothèse d’une valeur du Co2 à 30,5 €/tCo2. Ainsi, un ménage du premier décile consacre en moyenne 0,81% de son revenu disponible à payer la taxe carbone dont 0,44% pour les dépenses énergétiques du logement (chauffage, cuisine) et 0,37% pour les transports (carburants).

Les ménages peuvent par ailleurs être touchés de manière très inégalitaire par de nouvelles normes et des interdictions. Ainsi en est-il par exemple des nouvelles zones à faible émission (ZFE) qui limitent puis interdisent certains lieux à des voitures trop polluantes. Là encore, on oublie régulièrement la composition du parc automobile des plus pauvres, possédant généralement des véhicules plus anciens et n’ayant pas les moyens de les renouveler régulièrement. Les primes à la casse et à l’achat de véhicules « propres » sont rarement suffisantes.

Des travailleurs qui ne font pas tous face aux mêmes enjeux

Analysons maintenant une dimension où le constat est déjà moins clairement établi. Celui de l’impact de la transition sur les travailleurs. En effet, même si nous pouvons nous accorder sur le fait que la transition écologique peut et va créer de l’emploi, que ce soit dans l’agroécologie, le bâtiment ou la gestion des déchets, certaines filières et emplois vont être amenés à disparaître ou à évoluer fortement (métallurgie, automobile, production & distribution de gaz, centrales thermiques & nucléaires). Vona et al (2017) [6] estiment à environ 3,4% ces emplois à risque en France (soit à peu près 750 000 emplois), susceptibles d’être détruits ou de profondément muter. Face à ces destructions d’emplois, plusieurs constats sont à dresser. Tout d’abord, les spécialistes de l’emploi et des compétences soulignent qu’il n’y a pas d’effet de vases communicants entre les emplois détruits et ceux créés dans les nouvelles activités vertes. En effet, il existe en moyenne des différences notables en matière de compétences. Le plan de programmation des emplois et compétences (PPEC), dit rapport Parisot (du nom de l’ancienne secrétaire générale du MEDEF), tente d’identifier les nouveaux emplois émergents au cours de la transition écologique. En moyenne, les nouveaux emplois créés requièrent un niveau de compétence plus élevé que ceux détruits. L’effort de reconversion risque donc d’être important et n’aura rien d’automatique. Parallèlement, la formation, initiale et continue, devra suivre pour fournir les compétences de demain.

Parmi les travailleurs susceptibles de voir leur emploi détruit, environ les 2/3 (soit 500 000) possèdent un niveau de qualification bas ou moyen [7]. La reconversion de ces 500 000 travailleurs sera particulièrement difficile. Les solutions du passé, notamment celles liées à la gestion de l’après-mines (Pacte charbonnier 1994) [8], ne sont probablement plus souhaitables et envisageables de nos jours. Elles consistaient en des mises en pré-retraite très tôt (à partir de 40 ans) à la fois financièrement chères et socialement destructrices (addiction, exclusion, dépression). Il faut aussi s’assurer que les reconversions se fassent sur des emplois attractifs et utiles à la société. La reconversion de ces travailleurs se fait en général à des niveaux de rémunération plus bas, dans des secteurs où les syndicats sont moins présents et possèdent un pouvoir de négociation moindre. En Allemagne, les mineurs de lignite reconvertis ont vu en moyenne leur paie baisser de 20% dans leur nouvel emploi [9].  La proposition d’une garantie d’emploi vert formulée par l’Institut Rousseau offre probablement une voie de sortie intéressante, avec la création d’emplois à faible niveau de qualification.

Une transition écologique susceptible de toucher particulièrement certains territoires

L’analyse des effets sur les travailleurs mène naturellement vers l’analyse des impacts territoriaux de la transition écologique. L’effort consenti pour la réaliser est très inégalement réparti au sein des territoires français. Certains vont probablement fortement en bénéficier tandis que d’autres seront peut-être fortement affectés. En effet, plusieurs conséquences délétères de la transition peuvent se concentrer sur des territoires réduits. Les filières sujettes à d’importantes mutations (métallurgie, automobile, centrales) correspondent souvent à des gros sites avec un grand nombre d’emplois concentrés sur un territoire restreint. Par exemple, la fermeture d’une centrale nucléaire (qui n’est bien entendu pas directement liée à la transition écologique mais à la stratégie énergétique du pays) représente un enjeu local crucial — comme la fermeture de Fessenheim qui a touché près de 5 000 emplois (directs ou indirects). Dans ce cas-là, EDF a été en mesure de reconvertir en interne une bonne partie des salariés. Tout de même, les effets négatifs de la transition écologique risquent de se faire particulièrement ressentir dans un très faible nombre de zones d’emploi. Pour donner quelques chiffres, près de 50% des émissions industrielles en France sont concentrées dans 10% des zones d’emploi (voir Figure 2). De même, 25% des emplois potentiellement touchés par la transition se concentrent dans 8% des zones d’emploi [11].

Figure 2 – Émissions de Co2 des principaux pollueurs en France, cartographie de Cédric Rossi [b]

Or l’enjeu territorial est vital. Pour en revenir à l’après-mines et à la désindustrialisation de régions entières, les territoires sinistrés ont pris des décennies à s’en remettre, avec des stigmates toujours visibles. L’identification et l’accompagnement de ces territoires devraient donc être au cœur de la démarche de transition, demandant une attention particulière portée par les pouvoirs publics.

Des effets sectoriels difficiles à déterminer

Enfin, un autre canal d’hétérogénéité des impacts de la transition est celui des secteurs d’activité. Même si la certitude que certains secteurs vont connaître de profondes mutations est bien ancrée dans nos consciences, il est plus difficile de nommer les secteurs qui vont être touchés. L’effet spécifique de la transition sur chaque secteur n’est pas aisément quantifiable et il existe très peu d’études exhaustives des effets sectoriels — à l’exception de gros modèles économiques, souvent peu précis. En effet, la déliquescence ou le rebond de secteurs dépendent de nombreux paramètres incertains : innovations technologiques (avion vert, voiture électrique), choix politiques (nucléaire, production et distribution de gaz), changements de consommation (agriculture). Par ailleurs, la dynamique sectorielle peut fortement dépendre de paramètres tout à fait extérieurs à la transition écologique, liés par exemple à la concurrence internationale — à l’image de la destruction méthodique de la filière pneumatique en France, aux choix de délocalisation de grands groupes, etc. Cette problématique entre en résonance avec celles de la souveraineté industrielle et de la réindustrialisation, prenant de plus en plus de place dans le débat public. D’importants exemples tel que le projet de restructuration d’EDF (projet Hercule) ou du maintien d’activités industrielles en France (filière automobile, Alstom, ou encore tout récemment avec la société aveyronnaise de métallurgie) l’illustrent parfaitement.

La transition écologique sera grandement facilitée par un réel état des lieux exhaustif de ses effets, positifs comme négatifs. Pour certains secteurs, territoires et travailleurs, les effets positifs ne compenseront pas les effets négatifs si rien n’est fait pour les accompagner. Une transition écologique juste ne pourra pas faire l’économie de la réflexion sociale et de l’égale répartition des efforts entre les acteurs de la société. Des emplois devront être créés, et des plans de reconversion massifs proposés aux industries et secteurs touchés.

Bibliographie

[1] Stevis, D., Felli, R. Global labour unions and just transition to a green economy. Int Environ Agreements 15, 29–43 (2015). https://doi.org/10.1007/s10784-014-9266-1

[2] Fergus Green & Ajay Gambhir (2019): Transitional assistance policies for just, equitable and smooth low-carbon transitions: who, what and how?, Climate Policy, DOI: 10.1080/14693062.2019.1657379

[3] CGDD, L’impact, pour les ménages, d’une composante carbone dans le prix des énergies fossiles, Mars 2016.

[4] OFCE, 2016, Impact distributif de la taxe carbone, P. Malliet et A. Aussay,

[5] Audrey Berry, The distributional effects of a carbon tax and its impact on fuel poverty: A microsimulation study in the French context, Energy Policy, Volume 124, 2019, Pages 81-94, ISSN 0301-4215, https://doi.org/10.1016/j.enpol.2018.09.021.

[6] [7] VONA, F., Job losses and the political acceptability of climate policies: an amplified collective action problem? , 2018

[8] Sénat, Pacte charbonnier https://www.senat.fr/rap/l03-147/l03-1471.html

[9] Cour des comptes, La fin de l’exploitation minière, Décembre 2000, https://dpsm.brgm.fr/sites/default/files/documents/rapport-fin-exploitation-charbonniere.pdf

[10] Haywood et al.

[11] Propres calculs sur données INSEE à l’échelle de la zone d’emploi

[a] Audrey Berry, The distributional effects of a carbon tax and its impact on fuel poverty: A microsimulation study in the French context, Energy Policy, Volume 124, 2019,

[b] Cartographie de Cédric Rossi, sous licence CC BY-SA 4.0

De la nécessité d’un réel congé paternité

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© Rotaru Florin

L’égalité entre les femmes et les hommes passe par de nombreux combats dont l’un des points cardinaux dans notre pays est le congé paternité. Concentrant à lui seul plusieurs enjeux sociétaux privés et publics comme l’égalité professionnelle, l’implication des pères dans l’éducation de leurs enfants, et même un rééquilibrage des tâches domestiques, il est primordial que les congés parentaux soient mieux répartis. La France était (et reste) en retard par rapport à ses voisins européens quant à la durée du congé paternité. Ce congé a donc été récemment allongé par Emmanuel Macron, annonçant plus que son doublement : de onze jours, il passera à vingt-huit jours dont sept obligatoires. La mesure entrera en vigueur en juillet 2021. 

Mis en place en 2002 à l’initiative de Ségolène Royal, alors ministre déléguée à la Famille sous le gouvernement Jospin, le « congé de paternité et d’accueil de l’enfant » permet à tous les pères, peu importe leur activité professionnelle, de bénéficier de jours de congés à l’arrivée de leur enfant. L’arrivée d’un nouveau-né bouleverse l’équilibre professionnel : c’est un événement privé qui affecte donc la vie « publique » des parents et dans le cas d’un couple hétérosexuel,  davantage celle de la mère. En effet, en France, le congé paternité était jusqu’à peu d’une durée de 11 jours consécutifs, week-end inclus [1]. Il était également facultatif. En comparaison, le congé maternité peut aller jusqu’à 16 semaines, dont 8 sont obligatoires, le tout étant rémunéré par l’Assurance maladie au prorata du salaire. Avec cette nouvelle mesure, le congé paternité se voit rallongé et oblige ainsi les nouveaux pères à prendre au minimum sept jours de congés. Si l’on peut saluer cette avancée, on peut également remarquer que ce n’est pas encore assez pour arriver à une véritable égalité, faisant reposer toujours plus la charge parentale sur les mères à l’arrivée de l’enfant.

La maternité comme « risque »

Un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) de 2018 explique qu’un scénario volontariste « traduit une priorité plus marquée en faveur de l’atteinte de résultats substantiels en matière d’égalité professionnelle. Pour réduire le « risque maternité » qui pèse sur les femmes avec ses conséquences négatives sur leurs conditions d’emploi (embauche, rémunération, carrière…), il est indispensable que ce risque de « parentalité » soit partagé plus équitablement entre le père et la mère[2]. » Ainsi, allonger et rendre obligatoire le congé paternité à une durée équivalente au congé maternité traduirait une volonté forte de la part du gouvernement d’inclure pleinement les femmes dans le monde du travail. Il démontrerait aussi que l’arrivée d’un enfant n’est plus uniquement une « affaire de femmes », les repoussant à la marge de l’emploi. 

Pour réduire le « risque maternité » qui pèse sur les femmes avec ses conséquences négatives sur leurs conditions d’emploi, il est indispensable que ce risque de « parentalité » soit partagé plus équitablement entre le père et la mère.

Un congé paternité ambitieux permettrait également de rattraper un retard auprès des autres pays européens, ce que l’IGAS souligne comme « des évolutions constatées au cours des deux dernières décennies dans les pays européens, avec un allongement progressif des congés pris par les pères à la suite de la naissance de leur enfant. » 

En effet, certains pays ont récemment rallongé la durée accordée aux pères. En Espagne, elle est passée de 5 à 8 semaines, et sera même alignée sur celle des mères en 2021, atteignant 16 semaines. Les pays du Nord de l’Europe sont les plus généreux. La Norvège offre 14 semaines de congé pour les pères, rémunérées à hauteur de la totalité de leur salaire. 60 jours sont réservés aux pères suédois, avec une indemnité correspondant à 80% du salaire antérieur, et 3 mois rémunérés jusqu’à 80% en Islande [1]. Si ces pays peuvent le faire, alors la France, troisième pays européen le plus riche, et le septième à l’échelle mondiale, le peut également [3]. Car le coût est un des points cristallisant le débat. Régulièrement accusé d’être trop dispendieux, la charge financière de l’allongement du congé paternité est estimée entre 300 et 500 millions d’euros. Par ailleurs, une amende de 7500 euros est à l’étude afin de contraindre les entreprises à respecter ce nouveau droit. 

Des pères plus enclins au congé paternité… selon la catégorie socio-professionnelle

En France, selon une enquête lancée en début d’année 2019 par le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle (CSEP) sur la parentalité et la vie au travail, 78 % des pères ont pris leur congé paternité dans son intégralité [4]. Si on note ainsi une volonté de la part des pères de profiter des premiers instants de vie de leur enfant, cela ne vient pas sans disparités : selon l’IGAS, le taux de recours est plus important chez les pères ayant un emploi stable. Il est de 80% pour ceux en CDI et 88 % chez les fonctionnaires, contre 48 % chez les pères avec un emploi instable (CDD) et seulement 13 % chez les demandeurs d’emploi. De plus, seuls 47 % des cadres dirigeants se sont arrêtés pour prendre leur congé paternité. En ce sens, il est primordial que la durée du congé soit allongée et qu’il devienne obligatoire, afin que femmes et hommes, peu importe leur catégorie socio-professionnelle, soient tous deux responsabilisés et dans une situation d’apprentissage face à l’arrivée de l’enfant. Il s’agit également de réduire les inégalités dans la répartition des tâches ménagères et parentales, qui incombent encore majoritairement aux femmes. Selon une étude de l’INSEE, l’arrivée des enfants ne fait que creuser l’écart en termes de travail domestique. Les mères y consacrent en moyenne 34 heures par semaine contre 18 heures pour les pères [5].

84 % des femmes estiment que la maternité a eu un impact négatif sur leur carrière, notamment dû au fait d’un sexisme ambiant.

Par ailleurs, mettre en place un congé paternité long et obligatoire permettrait de réduire les discriminations à l’embauche puis en emploi envers les femmes, puisqu’un « risque de paternité » identique s’appliquerait sur le marché du travail. Ainsi, 84 % des femmes estiment que la maternité a eu un impact négatif sur leur carrière, notamment dû au fait d’un sexisme ambiant. Cela peut aller de remarques désobligeantes et de mises à l’écart à une stagnation dans le travail avec à la clé moins de responsabilités et une absence de promotion salariale. En effet, les femmes font régulièrement face à ce que Marlène Schiappa, ministre déléguée chargée de la Citoyenneté auprès du ministère de l’Intérieur, a défini comme un « plafond de mère » [7]. Cela fait référence par analogie au « plafond de verre » et correspond à « l’ensemble des mécanismes économiques, managériaux, psychosociaux, qui conduisent à entraver la vie professionnelle des femmes et à brider la carrière des mères. » Ainsi, il n’est pas rare que certains employeurs demandent à une candidate ses ambitions de maternité – bien que cela soit interdit par la loi. Une telle mesure permettrait donc de protéger les femmes et les hommes d’éventuelles pressions de l’employeur et réduirait les répercussions sur les carrières. Il y aurait également un impact concernant les inégalités salariales, car en s’investissant dans leur parentalité, les pères seraient aussi sujets à des contraintes et pourraient être moins à même de sacrifier du temps familial pour du temps de travail, en acceptant des réunions tardives ou des déplacements réguliers par exemple.

Des normes sociales qui évoluent lentement

Un congé paternité obligatoire plus long et mieux rémunéré est donc la clé. C’est un des outils de l’égalité entre les femmes et les hommes car il répondrait aux injonctions professionnelles, aux stéréotypes de genre invoquant la mère comme seule gardienne du foyer, modifierait la perception du rôle de chacun et pourrait contribuer à la réduction des inégalités salariales. Il serait donc intéressant de réfléchir à un congé paternité sur la base du modèle espagnol, d’une durée d’au moins 8 semaines obligatoires pour le père (ou second parent) dont les deux premières devant être prises sans interruption après l’accouchement, de façon non transférable, et indemnisées à 100% du salaire antérieur. Cette proposition est ouverte au débat, mais s’ils sont trop longs et mal rémunérés, les congés parentaux incitent à ce que ce soit les femmes qui les prennent. Or, un retrait du monde du travail sur une période conséquente entraîne des difficultés pour la réinsertion des salariées peu qualifiées, faisant reposer toute la dynamique économique du ménage sur le salaire de l’homme, n’incitant donc pas non plus ces derniers à prendre un congé paternité. 

De façon plus globale, il est souhaitable d’avoir une discussion sur la politique familiale de la France et d’engager une réflexion ambitieuse sur le congé parental mais aussi sur le système d’accueil des enfants par la création d’un nombre plus important de crèches publiques notamment. Il s’agit de faire preuve de volonté, pour une société moins inégalitaire, et de transformer les rapports sociaux de genre ; il est nécessaire de rééquilibrer les rôles et d’inclure la parentalité dans le monde du travail. Cela va au-delà d’une question financière, c’est une question de justice et d’égalité sociale. 

Références :

1. Guedj Léa, « Congé parental : ça coince toujours pour les pères français », FranceInter.fr, 4 avril 2019. 

2. Gosselin Hervé, Lepine Carole, « Évaluation du congé de paternité », Inspection générale des affaires sociales, n°1098,  22 novembre 2012. 

3. Journal du net, « Classement PIB : la liste des pays les plus riches du monde en 2019 », Journal du net, 16 avril 2019.

4. Conseil Supérieur de l’Égalité Professionnelle, « Prise en compte de la parentalité dans la vie au travail », Conseil Supérieur de l’Égalité Professionnelle, 21 février 2019. 

5. Roy Delphine, « Le travail domestique : 60 milliards d’heures en 2010 », Insee, n°1423, 25 janvier 2018. 

6. Cordier Solène, « La durée du congé paternité en France va doubler, passant à vingt-huit jours », Le Monde, 22 septembre 2020.

7. Huffington Post, « Le « Plafond de mère », qu’est-ce que c’est ? », Huffington Post,  5 octobre 2016.

À l’heure de la mondialisation, les populismes expriment le nouveau visage de nos sociétés occidentales

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© Aïssa Kaboré

Plus d’un an s’est écoulé depuis le début des manifestations des « Gilets jaunes ». Désormais, les pavés ne volent plus. Mais la colère exprimée par certaines classes populaires longtemps restées silencieuses a mis en évidence les profondes divisions qui fragmentent la société française. Loin d’être apaisées, ces tensions apparaissent plus largement dans un grand nombre de pays occidentaux. Elles résultent des bouleversements économiques, culturels et sociaux qu’a imposé l’accélération de la mondialisation. À cet égard, l’émergence des populismes dans nos paysages politiques est amenée à s’inscrire dans la durée, et ne saurait être réduite au simple succès de discours jugés démagogiques. Elle se doit plutôt d’être analysée à travers les reconfigurations de classes qui tendent à opposer ceux qui jouissent des bienfaits de l’ouverture des frontières sous toutes leurs formes, et ceux qui en payent le prix.


 

Les évolutions socio-géographiques de nos sociétés

On distingue traditionnellement deux aspects du libéralisme : l’un économique, propre à la droite, qui consiste en un désengagement de l’État dans les processus de production, les échanges marchands et la répartition des richesses. L’autre, associé à la gauche, qui pourrait être qualifié de « sociétal », fondé sur le prima de l’individu et son émancipation de l’ensemble des structures collectives pouvant contraindre ou déterminer son comportement (famille traditionnelle, nation, etc). C’est ainsi que s’est bâtie la conventionnelle opposition entre conservateurs et réformateurs.

À partir de la seconde moitié du XXème siècle, l’ouverture des marchés intérieurs et l’intensification spectaculaire des flux internationaux a profondément transformé le visage socio-économique des États-Unis et des pays d’Europe de l’Ouest. La bourgeoisie a évolué, la classe moyenne s’est disloquée, et la lutte des classes a muté en conséquence. La spécialisation des économies a entamé la désindustrialisation des pays avancés, et de vastes régions ont été condamnées au déclin économique et social. Les grands centres urbains ont quant à eux pleinement embrassé le virage de la tertiarisation et se sont imposés comme les centres quasi-exclusifs de création de richesse. Subissant la gentrification des métropoles en pleine effervescence économique, les classes populaires ont progressivement été reléguées vers des espaces moins dynamiques et moins couverts par les services publics. Le géographe Christophe Guilluy décrit ces territoires comme un ensemble de villes petites et moyennes en déclin – auxquelles vient s’ajouter le mal-être distinct de régions rurales à l’agonie – et de plus en plus éloignées des richesses et des opportunités d’ascension sociale offertes par les aires métropolitaines. Selon lui, la population des territoires périphériques représenterait environ 60% de la population française.

Parallèlement, l’ouverture des sociétés occidentales aux flux migratoires, dans un objectif de combler des pénuries de mains d’œuvre et de soutenir la croissance économique, a sonné l’avènement d’un multiculturalisme de fait. De nouvelles minorités ethniques sont ainsi devenues de plus en plus visibles et ont largement investi les banlieues des métropoles.

Les mutations des clivages politiques

À l’aune de ces bouleversements structurels, le libéralisme économique et le libéralisme sociétal se sont révélés parfaitement complémentaires en ce que l’un est nécessaire à l’autre pour asseoir la pérennité du capitalisme mondialisé. La continuité du consumérisme de masse et la recherche éternelle de nouveaux marchés induit en effet une société atomisée, assurant la libre expression des comportements et des désirs individuels. Il a ainsi pu être observé un rapprochement des mouvements politiques conventionnels de droite et de gauche, les premiers renonçant à leurs mœurs conservatrices pour conforter la libéralisation des économies, quand les seconds concédaient à accepter pleinement la domination du marché pour se focaliser essentiellement sur leurs combats sociétaux (défense des minorités, « mariage pour tous », féminisme, antiracisme…etc). Par-delà ces compromissions, les libéraux des deux rives se sont retrouvés sur ce qui constitue l’essentiel de leur union politique : le démantèlement de tout construit social pouvant entraver l’avènement du marché mondialisé, et l’intégration progressive des États dans un cadre de gouvernance supranational.

Éloignés des préoccupations de leurs électorats populaires, droite et gauche conventionnelles forment désormais un pôle politique pleinement libéral et représentatif de l’avènement de la nouvelle bourgeoisie intégrée dans la mondialisation. La création du mouvement En Marche ! en 2016, accompagnée de ses succès électoraux en 2017 et en 2019 au détriment des partis traditionnels, s’est voulue être la démonstration paradigmatique de ces évolutions. L’essayiste Emmanuel Todd remarque d’ailleurs que les classes et professions intermédiaires supérieures ont voté à 27% pour Nicolas Sarkozy lors de l’élection présidentielle de 2007, à 31% pour François Hollande lors de celle de 2012, et à 37% pour Emmanuel Macron lors de celle de 2017 [1]. Dans le même temps, les nouvelles classes précaires opéraient elles aussi leur mutation. Elles apportent désormais leur soutien à des mouvements politiques largement réactionnaires face à l’ouverture économique et culturelle de nos sociétés aux flux de la mondialisation. En 2014, le Front national s’empare des communes de Hayange et de Hénin-Beaumont, pourtant des fiefs historiques de la gauche socialiste. En 2016, les territoires ouvriers du nord de l’Angleterre votent massivement en faveur du Brexit. La même année, Donald Trump s’appuie sur l’électorat populaire des territoires périphériques pour remporter l’élection présidentielle américaine et faire valoir la doctrine « America first ». Les exotismes de cette recomposition politique s’illustrent également par le fait de voir le premier ministre Boris Johnson, héritier de Margaret Thatcher, augmenter le SMIC de son pays de 6% et s’engager à investir massivement dans une sécurité sociale britannique largement déficitaire.

S’il n’a pas disparu, le clivage droite/gauche est donc concurrencé par l’avènement d’un nouveau clivage qui tend à opposer les gagnants et les perdants d’une mondialisation induite par la domination effective de l’idéologie libérale. Bien sûr, cette structuration des sociétés occidentales autour d’un triptyque « bourgeois des métropoles », « minorités ethniques des banlieues » et « masses paupérisées des territoires périphériques » demeure un idéal-type, et se doit d’être nuancé. Dans un entretien croisé, les géographes Michel Grosseti et Guillaume Faburel apportent une nécessaire critique au schématisme excessif des travaux de Christophe Guilluy. Arnaud Brennetot met quant à lui en en avant le rôle positif des métropoles de second rang en faveur de l’ascension sociale des populations des territoires périphériques [2]. Emmanuel Todd évoque enfin l’existence de classes intermédiaires aux caractéristiques plus floues et aux intentions de vote plus incertaines [3]. Toutefois, cette lecture socio-géographique permet d’entrevoir les variables lourdes qui animent le vote populiste et les nouvelles tendances d’oppositions de classe.

Des disparités qui s’accentuent

Dans ses différents travaux, Christophe Guilluy décrit l’isolement grandissant de la bourgeoisie qui, largement intégrée dans la mondialisation depuis ses bastions métropolitains, fréquente de moins en moins les masses déclassées et enracinées dans un cadre de vie national [4]: la France périphérique compte 66% des classes populaires, 59% des ménages pauvres et 60% des chômeurs. Les métropoles accueillent quant à elles 60% des cadres. Dans une note pour la fondation Jean Jaurès [5], le politologue Jérôme Fourquet indique qu’en 2013, la population parisienne est constituée de 46,4% de cadres (contre 24,7% en 1982 et 36,6% en 1999), de 18,4% d’employés (contre 29,7% en 1982 et 23,7% en 1999) et de 6,9% d’ouvriers (contre 18,2% en 1982 et 10,1% en 1999). Des ordres de grandeur relativement équivalents peuvent être constatés dans l’ensemble des plus grandes villes françaises.

L’espoir d’une ascension sociale se révèle par ailleurs de plus en plus compromis pour les délaissés de la mondialisation, la rupture de la bourgeoisie libérale pouvant se constater jusque dans l’accès aux études supérieures. Toujours selon la même note, les grandes écoles les plus prestigieuses (École polytechnique, ENA, HEC et ENS) comptent 9% d’étudiants issus des milieux sociaux les plus modestes, alors qu’ils étaient 29% en 1950. De la même manière, dans les établissements d’enseignement secondaire privés, le taux d’élèves issus de milieux favorisés augmente significativement (36% des élèves du privé en 2012 contre 30% en 2002), alors que celui des élèves issus de milieux défavorisés tend à diminuer (24% en 2002 contre 19% en 2012). Les cartes de Christophe Guilluy rejoignent largement ce constat, et mettent en avant les profondes disparités territoriales dans la création d’emplois et dans l’accès aux études supérieures [6].

Le sentiment commun d’appartenance national mis à mal

La rupture entre la bourgeoisie libérale et les masses paupérisées par la mondialisation dépasse largement les seules inégalités économiques. Les profondes divergences de valeurs et la réduction des possibilités de rencontre entre ces deux mondes exacerbent les oppositions de classe. À côté d’une France mobile et cosmopolite souffrent des populations contraintes géographiquement et éloignées des services publics en tout genre, notamment des infrastructures de transport. Les fortes oppositions suscitées par l’augmentation en 2018 d’une taxe sur le carburant ont révélé l’ampleur de la méconnaissance qui sépare le quotidien des classes populaires des périphéries, encore largement dépendantes de la voiture, de celui de la bourgeoisie des métropoles. En 2019, le député européen Raphaël Glucksmann déclare: « Quand je vais à New York ou à Berlin, je me sens plus chez moi culturellement que quand je me rends en Picardie. Et c’est bien ça le problème ».

Les discordances fondamentales entre les nouvelles classes s’expriment également à travers leurs perceptions respectives des problématiques migratoires et identitaires. Le visage de nos sociétés occidentales a profondément évolué en peu de temps du fait de l’apparition de minorités ethniques de plus en plus importantes démographiquement. La population blanche ne devrait plus représenter la majorité absolue des Américains d’ici l’année 2045. L’Angleterre comptera quant à elle 16 millions de non-blancs d’ici 2050. La même année, entre 20 et 30% de la population européenne sera d’origine étrangère. Enfin, en 2016, 20% des nouveau-nés en France portaient un nom à consonance arabo-musulmane. Or, si la transformation ethnique de nos sociétés occidentales est aujourd’hui incontestable, chacun ne vit pas le multiculturalisme de la même manière. Si la bourgeoisie mondialisée tend à accueillir ce phénomène comme un signe d’ouverture – confortant sa vision idéalisée du cosmopolitisme -, les classes populaires le perçoivent davantage comme l’arrivée menaçante d’un nouveau prolétariat susceptible de remettre en cause leur mode de vie et le maintien de leur identité comme référentiel culturel exclusif. De fait, l’intégration des populations d’origine étrangère a montré ses limites, et s’est concrétisée, pour beaucoup d’entre elles, par une concentration dans les banlieues des métropoles propice au communautarisme. Selon un sondage Ifop de 2019, « 61% des Français pensent que l’Islam est incompatible avec les valeurs de la société française », et selon une autre étude du même institut de 2018, « une nette majorité de Français (60%) considère que l’accueil d’étrangers n’est plus possible du fait des différences de valeurs et des problèmes de cohabitation. »

Au-delà de l’opposition entre la bourgeoisie surreprésentée dans les métropoles et les catégories défavorisées, les classes populaires apparaissent donc elles-mêmes profondément divisées. La France pauvre issue de l’immigration et la France périphérique déclassée ne vivent pas ensemble [7] et aucune réelle convergence d’ampleur n’a pu être observée dans leurs luttes et mobilisations politiques contemporaines respectives. Certes les émeutes urbaines qui émaillent les banlieues et les manifestations parfois violentes des Gilets jaunes ont en commun de s’inscrire dans une dénonciation des inégalités économiques et sociales. Mais les acteurs de ces deux formes distinctes de révoltes n’ont jamais battu le pavé ensemble, si ce n’est épisodiquement et très marginalement. Sondages et comportements politiques tendent à l’inverse à désigner le sentiment d’« insécurité culturelle »[8] comme un obstacle de poids à la consolidation d’un « front du précariat » unifié.

Les sociétés occidentales apparaissent donc profondément morcelées. À l’heure où les classes bourgeoises et populaires sont de moins en moins amenées à se croiser, où les élites libérales demeurent déterminées à s’émanciper du reste de la communauté nationale, le sentiment de partage d’un destin commun n’a jamais paru aussi fragilisé.

Commentant ce phénomène, l’historien Christopher Lasch écrivait déjà en 1994 à propos des États-Unis [9] : « Ceux qui aspirent à appartenir à la nouvelle aristocratie des cerveaux tendent à se regrouper sur les deux côtes, tournant le dos au pays profond, et cultivant leurs attaches avec le marché international par l’argent hyper mobile, le luxe et la culture populaire. On peut se demander s’ils se pensent encore comme des Américains. Il est clair en tout cas que le patriotisme ne se situe pas très haut dans leur échelle de valeur. D’un autre côté, le « multiculturalisme » leur convient parfaitement, car il évoque pour eux l’image agréable d’un bazar universel. […] Les nouvelles élites ne se sentent chez elles qu’en transit. […] Leur vision du monde est essentiellement celle d’un touriste […] ».

Au vu de l’ampleur des bouleversements de l’époque, les laissés-pour-compte de la mondialisation ne pouvaient sombrer sans réagir. Lutter contre les populismes implique de reforger avec eux un avenir partagé.

Notes :

[1] Les luttes de classes au XXIème siècle, 2020, Emmanuel Todd

[2] Atlas de la France et des Français

[3] Les luttes de classe en France au XXIème siècle, 2020, Emmanuel Todd, p. 204            « élections et alignement de classes de 2002 à 2019 », p. 241 « France ouverte contre France fermée »

[4] Le crépuscule de la France d’en Haut, 2016, Christophe Guilluy

[5] 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession, Jérôme Fourquet pour la fondation Jean Jaurès

[6] Le crépuscule de la France d’en haut, 2016, Christophe Guilluy, carte « part des personnes scolarisées de 18-24 ans »

[7] Le crépuscule de la France d’en haut, 2020, Christophe Guilluy, carte « une séparation de fait »

[8] L’insécurité culturelle, 2015, Laurent Bouvet

[9] La révolte des élites et la trahison de la démocratie, 1994, Christopher Lasch

 

Violences sexuelles au sein des universités françaises : entre prise de conscience et culte du silence

© Marine B. @aimepoint

À partir des années 1970, nous avons assisté à une progressive libération de la parole des femmes concernant les violences sexuelles. Cette mise en lumière des rapports de violence dans le cadre des relations hommes-femmes dans les cercles sociaux nous aura permis de faire le constat que cela concerne aussi bien la sphère privée que de nombreuses sphères publiques. Récemment, depuis la vague qui a secoué l’industrie du cinéma avec le mouvement MeToo, d’autres champs sont marqués par de nouvelles révélations toujours plus accablantes comme la politique (Affaire DSK, Affaire Baupin, etc.) ou journalisme (Ligue du LOL). La délivrance de cette parole se fait progressivement, lentement et bien d’autres sphères sont concernées par ces violences. Nous avons travaillé sur un cas qui reste encore dans l’ombre : celui de l’université. Institution d’excellence, le système universitaire français se fait encore très silencieux sur les nombreuses histoires de violences sexuelles qu’il abrite.


Notre travail a débuté avec un appel à témoin, sur les réseaux sociaux, en particulier Twitter, théâtre de nombreux scandales et où la parole des femmes a tendance à s’émanciper plus facilement. Cet appel, massivement relayé, nous a permis de pouvoir nous figurer de manière assez large l’ampleur du phénomène. Plus d’une trentaine de personnes ont accepté de témoigner de manière anonyme.

Parmi les témoignages recueillis, l’écrasante majorité des victimes sont des femmes, de diverses universités en France. Étudiantes en licence, master ou en doctorat, toutes relatent des agressions sexuelles allant du harcèlement jusqu’au viol. Quant à l’agresseur, il a toujours été question d’un homme. Pour la majorité des victimes, l’agresseur s’avère être un étudiant de l’université, personnage charismatique et reconnu par ses pairs. D’autres évoquent des membres du personnel de l’université (services de santé, administration etc.), et même des professeurs ou chargés de travaux dirigés.

L’abandon de l’université dans ces cas-là fut systématique : toutes les victimes évoquent la même détresse et leur volonté de se tourner vers le corps enseignant ou l’administration pour obtenir de l’aide. Ce désistement de l’université, que cela concerna les équipes enseignantes ou administratives, et même le personnel de santé, est une récurrence de nos témoignages. Certaines ont même du faire face à la menace d’une exclusion de l’institution si cette affaire venait à être rendue publique et donc ternir la réputation de l’établissement.

L’abandon de l’université dans ces cas-là fut systématique : toutes les victimes évoquent la même détresse et leur volonté de se tourner vers le corps enseignant ou l’administration pour obtenir de l’aide.

Présentes dans tous les milieux socio-professionnels, les violences sexuelles ne sont pas prises en charge de manière égale sur tout le territoire. L’enseignement supérieur ne déroge pas à la règle. De même, il existe peu de données qui nous permettent de nous rendre compte de l’ampleur de ce phénomène, si ce n’est le résultat de l’enquête « ViRaGe[1] », opération menée par l’Institut National des Études Démographiques (INED) de février à novembre 2015 auprès d’un échantillon de 27 268 personnes issues de la population étudiante de quatre universités françaises. Nos témoignages ont pu révéler que toutes les universités françaises étaient concernées par ce phénomène, bien loin des quatre de l’étude ViRaGe. Cela s’explique d’une part par l’absence totale de prévention contre les violences sexuelles et le manque de soutien de la part de l’institution aux associations féministes qui souhaitent militer, et d’autre part l’inexistence d’une structure pouvant accueillir, accompagner et protéger les victimes de ces agressions. La demande de celles-ci est pourtant claire : l’université a bien son rôle à jouer.

À ce jour, aucune des personnes interrogées n’a souhaité porter plainte. Pour certaines d’entre elles, il a été question de pression de la part de membres de l’administration, qui ne souhaitaient pas voir l’université mise en cause, pour d’autres, ce fut le découragement face au parcours judiciaire.

Depuis plusieurs années, de nombreuses associations telles que le Clasches[2] mettent en lumière les violences sexuelles au sein des universités françaises. En réponse, les pouvoirs publics ont tenté de mettre en oeuvre un semblant de politique de prévention et de traitement du harcèlement sexuel. On peut ainsi citer la loi du 6 août 2012[3] mais également celle du 4 août 2014[4]. Après les révélations d’une série d’affaires visant l’enseignement supérieur et la recherche par Mediapart au printemps 2019, le gouvernement a mis en place un projet de loi le 4 juillet, modifiant le fonctionnement des procédures disciplinaires dans les affaires de violences sexuelles à l’université. Cependant, aujourd’hui encore, ces mesures sont jugées totalement insuffisantes pour prévenir les agressions sexuelles et la demande de la part des étudiants de doter l’université de structures de prévention et d’accompagnement des victimes se fait de plus en plus forte.

L’université : le danger d’un carrefour des cercles sociaux

Alice Debauche, maîtresse de conférences en sociologie rattachée à l’université de Strasbourg et chercheuse associée à l’unité Démographie, Genre et Sociétés à l’INED, travaille sur les violences contre les femmes et en particulier les violences sexuelles. Dans le cadre d’une enquête ViRaGe réalisée avec une équipe de chercheurs, elle a étudié ce phénomène au sein des universités. Cette enquête visait alors à répondre à quatre interrogations : Combien de personnes subissent aujourd’hui en France des violences dans le couple, au travail, dans l’espace public ? Les femmes et les hommes sont-ils concernés de la même manière ? Quelles sont les conséquences de ces violences sur l’état de santé, les parcours scolaires, professionnels et familiaux ? À qui parle-t-on de ces violences ?

Il faut bien saisir, selon elle, le fait que l’université se trouve être un petit monde au sein duquel sont enchevêtrés différents types de liens sociaux[5]. On y retrouve finalement des formes de violences sexuelles qui ne sont pas forcément spécifiques à l’université et que l’on peut retrouver dans d’autres espaces : les agressions entre étudiants qui se connaissent s’apparentent aux agressions que l’on peut retrouver au sein de cercles d’amis, de cercles de relations sociales classiques. On constate également des agressions qui ressemblent à ce que l’on peut retrouver dans l’espace public, harcèlement et agressions de rue, parmi les différents témoignages à notre disposition. On observe aussi des cas d’agressions conjugales, et, enfin, des cas d’agressions qui s’apparentent à celle que l’on retrouve sur un lieu de travail. C’est ce qui fonde, en quelque sorte, la spécificité de l’université : un espace social au croisement de plusieurs types d’espaces sociaux. Cette spécificité est l’une des raisons des difficultés de la lutte contre les agressions sexuelles à l’intérieur de l’institution universitaire.

Pour comprendre les diverses formes d’agressions, comme les violences conjugales, ou celles qui prennent place sur le lieu de travail, les agressions d’un étudiant sur un autre ont été reconnues juridiquement beaucoup plus tôt. Dans le cadre du mouvement féministe des années 1970, et des premières formes de violences sexuelles qui ont été reconnues, on trouve, en premier lieu, l’inconnu dans la rue, l’agresseur que l’on ne connaît pas, qui ne fait partie d’aucun cercle social. Ce n’est que progressivement qu’émerge la reconnaissance des violences sexuelles entre personnes qui se connaissent, les cercles d’amis proches et éloignés, et cela peut concerner les agressions sexuelles entre étudiants. Quand on consulte les témoignages des années 1970-1980, on retrouve ce cas de figure assez fréquemment. Plus tard, dans les années 1990, on commence à reconnaître les agressions en famille et dans le couple. Les violences sexuelles telles qu’on les retrouve au sein du lieu de travail sont les dernières à être reconnues : il y a des débats dès les années 1990, mais c’est véritablement le mouvement MeToo qui va permettre sa reconnaissance. Si on prend un peu de recul historique, indique Alice Debauche, c’est quand il n’y a pas d’enjeux hiérarchiques qu’il est plus aisé de reconnaître l’existence de ces violences. Autrement, la parole des victimes est très souvent remise en question.

Nous sommes face à des violences de genre, de manière assez large : il n’y a pas systématiquement de domination par l’âge, et dans l’immense majorité des cas, l’agresseur est un homme, la victime une femme, ce qui fait appel à toutes les représentations[6] liées à la sexualité. La violence, souvent, n’est même pas physique : il faut comprendre que de toute façon, les relations entre les hommes et les femmes sont asymétriques, et donc les relations amicales, sexuelles et amoureuses aussi.

Le rôle que devrait jouer l’université dans la protection de ses étudiants est majeur, et, si l’on procède par analogie, poursuit Alice Debauche, en tant que lieu de travail, elle devrait avoir le même type d’obligations qu’une entreprise dans le cadre du harcèlement sexuel au travail. Or, il se trouve qu’à l’heure actuelle, les dispositifs sont assez médiocres, comparé à ce que l’on peut trouver au sein d’une entreprise classique. Il est étonnant de constater que même lorsque l’agression a lieu dans les locaux, les services universitaires ne prennent pas leurs responsabilités. Lorsque ces agressions se déroulent en dehors, juridiquement, il est difficile pour elle d’agir, mais lorsque l’agression a lieu au sein de la structure, elle peut poursuivre les agresseurs. Dans le cadre d’une agression qui a eu lieu à l’extérieur, certaines actions internes pour protéger la victime sont également possibles. Mais il y a beaucoup de résistance : d’une part, les acteurs considèrent que cela relève d’affaires privées, auquel cas, on arrive bien souvent à la conclusion que l’université n’a pas de rôle à jouer, ce qui est évidemment faux. D’autre part, nous faisons face à une forme de conservatisme du corps administratif ou enseignant qui a tendance à résumer la situation par « j’ai vécu ça à mon époque, il n’y a pas de raison que la situation change aujourd’hui ». Et quand cela concerne les étudiants, il y a une forme de tolérance, due au cercle social qui les concerne, qui met en jeu des types de sociabilité souvent festifs.

Le rôle que devrait jouer l’université dans la protection de ses étudiants est majeur, en tant que lieu de travail, elle devrait avoir le même type d’obligations qu’une entreprise dans le cadre du harcèlement sexuel au travail.

En décembre 2017, Alice Debauche a participé à un colloque sur les violences sexistes et sexuelles au sein des universités[7], en présence de la ministre qui s’était engagée à ce que toutes les universités se dotent de dispositifs d’accompagnement et d’aide aux victimes. Malgré ces engagements ministériels, les universités sont encore dans l’attente, car sans moyen ni financement, il est impossible d’avancer.

Et après ?

À l’issue de ce travail, nous avons rencontré l’association de la B.A.F.F.E qui milite principalement au sein de Sorbonne Université, et qui fut créée afin de répondre à un besoin de mise en place de dispositifs d’accueil et de prévention des violences sexistes à l’université. Malgré la mise en place de la mission égalité telle qu’elle a été prévue par la loi de 2013, l’inefficacité de cette mesure fait débat. Peu d’étudiants sont sensibilisés à ces questions et ,aujourd’hui, au sein de cette association, de nombreuses mesures sont prises afin de combler ce vide : par la circulation d’une charte antisexiste « qui dépasserait le cadre de la simple profession de foi de l’université, mais qui évoquerait très concrètement l’existence de ces agressions » ainsi que par « la mise en place de dispositifs plus concrets, que cela concerne la prévention mais aussi l’accompagnement des victimes, afin de sensibiliser les étudiants, le corps enseignant et l’administration au sujet de ces violences sexuelles qui s’exercent dans le cadre universitaire ». Pour la B.A.F.F.E, il est nécessaire de mettre en place des groupes de travail sur les violences sexuelles et cela en parallèle de la mise en place d’une cellule d’accompagnement des victimes. Ces deux dispositifs comprendraient une aide juridique, d’une part, mais également une aide médicale, afin de ne pas laisser de victimes s’isoler. L’externalisation de cette structure présente plusieurs avantages : d’une part, il y a un souhait d’indépendance vis-à-vis de l’université et d’éventuelles pressions, ce qui permettrait de créer un climat de confiance pour la victime. « Nous avons une idée assez précise de ce qu’il peut se passer, grâce à la mise en place d’un formulaire anonyme qui nous permet de recueillir différents témoignages. Il est rare que les personnes nous laissent des contacts, c’est malheureux, mais nous pouvons au moins dresser un tableau de la réalité. Quand on a affaire à des affaires qui mettent en cause les professeurs, par exemple, la domination hiérarchique intervient, en plus de la domination de genre. Quand cela concerne les étudiants, on a un genre de profil-type qui apparaît : le leader charismatique, qui a beaucoup d’amis et qui est très reconnu et qui exerce une domination sur des personnes vulnérables. »

« Il y a une demande d’aide très claire de la part des victimes envers l’université ». Il est important, selon l’association, que l’institution universitaire prenne ses responsabilités vis-à-vis de ce qu’il peut arriver en son sein, que cela concerne le corps enseignant ou l’administration. Les mesures qualifiées de « punitives » (telle que la mise en place d’examen terminal pour la victime, le rejet de la part des enseignants, changement de master ou d’université etc.) ne doivent plus avoir lieu. Il serait impératif, pour l’association, de mettre en place des mesures conservatoires, une fois les personnels au courant de la situation, pour faire en sorte que la victime ne soit plus en lien avec son agresseur, durant l’entièreté de son cursus. « Il est très important de comprendre que les victimes, dans la plupart des cas, font face à des troubles importants, comme des états de stress post-traumatique, des dépressions, des tentatives de suicide etc.. Nous préconisons une solution à deux volets, en quelque sorte : une phase de prévention, d’information et de sensibilisation des étudiants, du corps enseignant et du corps administratif, de souligner que certains comportements n’ont pas lieu d’être, de souligner leur anormalité. Le second volet, évidemment, se pose plus précisément après l’agression, et il faut donc mettre en place très concrètement des cellules d’aide, avant décision juridique ou disciplinaire. C’est conserver la victime, la protéger, et non plus la punir. Nous faisons face, très souvent, à des victimes qui abandonnent leur cursus universitaire, car elles sont encore en lien avec leur agresseur, ou qui ne rencontrent pas suffisamment de compréhension de la part de l’université. On ne veut plus que cela arrive. Les étudiants sont bien souvent précaires et il n’est pas possible pour tout le monde de mettre ses études en pause. Ces cellules permettraient de trouver des solutions envisageables pour la victime, qui lui conviennent, et qui la protègent. »

« Il y a une demande d’aide très claire de la part des victimes envers l’université »

Selon la B.A.F.F.E, les difficultés rencontrées relèvent surtout de la perception de ces agressions. « Il y a un véritable culte du silence, car la libération de la parole des victimes est vue comme une atteinte à l’université dans son ensemble… Nous devons toujours rester dans l’abstrait et la théorie, c’est assez handicapant pour mener des actions concrètes. Par ailleurs nous faisons face à beaucoup de condescendance, comme nous faisons partie du corps étudiant, alors que nous menons des actions qui ne devraient pas relever des étudiants. C’est le rôle de l’université de les protéger. »

 

[1] Violences et Rapport de Genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et par les hommes.

[2] Collectif de lutte anti-sexiste contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur.

[3] Loi n° 2012-954 relative au harcèlement sexuel.

[4] Loi n° 2014-873 concernant l’égalité réelle entre les hommes et les femmes au sein des espaces publics.

[5] Ensemble des appartenances, des affiliations et des relations qui unissent les gens entre eux.

[6] Les représentations sociales, centrales dans le domaine des sciences sociales, se réfèrent, grossièrement, à la représentation collective d’une catégorie sociale (ici les femmes). Les historiens comme George Duby évoquent plus largement la notion « d’imaginaire ».

[7] Colloque international, Violences sexistes et sexuelles dans l’enseignement supérieur et la recherche : de la prise de conscience à la prise en charge, Paris, 4 décembre 2017, organisé par l’ANEF (Association Nationale des Études Féministes), la CPED (Conférence Permanente Égalité Diversité), le Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, les universités Paris Diderot, Aix-Marseille, Le Mans et Paris 8.

« On doit accepter le fait qu’on est presque des orphelins » – Entretien avec Matthieu Bareyre autour de son film L’Époque

Extrait L’Epoque

Pour son premier long-métrage, Matthieu Bareyre a réalisé un documentaire appelé “L’Époque” dans lequel il part à la rencontre de jeunes qu’il filme la nuit dans les rues de Paris, des attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015 jusqu’à l’élection d’Emmanuel Macron au printemps 2017.
Nous l’avons rencontré pour comprendre d’où lui était venue l’idée de ce film et ce qu’il pouvait représenter aujourd’hui. Première partie de l’entretien réalisé par Pierre Migozzi et retranscrit par Adeline Gros.


LVSL –  C’est quoi L’Époque?

Matthieu Bareyre – « C’est nous le Grand Paris », « c’est une classe bien sage ». C’est un film maintenant.

LVSL – Avant qu’on s’interroge sur la manière dont vous avez fait ce film et pourquoi vous l’avez fait, que représente-t-il pour vous ? Pourquoi il porte ce nom-là ? 

MB – Je n’avais pas envie que mon premier film se concentre sur un détail, sur une petite partie du monde qui était le mien, ou sur un personnage. J’avais envie de prendre la mesure de tout ce qui m’entourait, en me demandant « dans quoi je vis ? Dans quoi vivons-nous ? ». D’un côté, il y avait la liberté des jeunes, ou en tout cas à laquelle aspire en général la jeunesse. Et de l’autre, il y avait un cadre : Paris, le Grand-Paris, qui me paraissait très peu propice à donner de l’ampleur à cette liberté, à répondre à ce désir de liberté.

Une des questions que j’ai posées au gens dans la rue était : « qu’est-ce qui vous empêche de dormir ? ». Et pour moi, L’Époque est un peu tout ce qui nous empêche de dormir. C’est à la fois une question, « c’est quoi l’époque ? » – que je me posais et que je pose à Rose au début du film – et un pressentiment que c’était forcément contradictoire avec la réalisation de soi. Il y avait une phrase de Mallarmé « On traverse un tunnel – l’époque – ».

LVSL – Quand vous commencez à travailler sur ce projet, vous pressentiez donc quelque chose ? 

MB – Oui. À la fois je pressentais qu’énormément de choses allaient bouger, c’est la bascule que représente Charlie. Et en même temps c’était que j’avais maintenu en moi vivaces des sentiments qui m’ont traversés depuis l’adolescence et qui étaient liés au fait d’être jeune : une insatisfaction, « c’est quoi ce monde qu’on nous lègue et qui est totalement ingérable ? ». Une insatisfaction vis-à-vis de mes aînés. 

« Dans mon film, il n’y a pas de pères, pas d’aînés, ça n’existe pas, il n’y a que la vie des jeunes, tels qu’ils sont, livrés à eux-mêmes »

Quand j’ai décidé à 26 ans de faire du cinéma, spontanément j’ai essayé de me tourner vers des pères, de trouver des pères de cinéma, masculin ou féminin, des aînés, des figures tutélaires, des personnes qui pourraient m’apprendre ou m’inspirer. Je me suis rendu compte que je n’en trouvais pas, qu’il y avait comme une sorte de cassure dans la transmission. Les seuls qui m’inspiraient, qui me donnaient envie d’en faire, étaient des grands-pères. C’était Marker, Godard, Rivette, Chabrol, la Nouvelle Vague et même des réalisateurs d’avant la Nouvelle Vague qui étaient déjà morts depuis longtemps. Donc c’étaient soit des grand-pères soit des fantômes, donc des gens qui ne faisaient plus du tout partie de mon monde. Rien de présent. Personne de présent pour moi.

Au bout d’un moment, j’ai eu envie de faire un film qui montrerait une jeunesse. Dans mon film, il n’y a pas de pères, il n’y a pas d’aînés, ça n’existe pas, il n’y a que la vie des jeunes, tels qu’ils sont, livrés à eux-mêmes. Et ça, je pense que c’était très important pour moi, je voulais pas de vieux quoi. Au bout d’un moment, j’ai pris une décision personnelle, intime, en me disant « puisque je ne trouve pas de père, et bien je vais faire sans ». Et je pense que ce film c’est aussi la conséquence de ça. 

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LVSL – C’est cette volonté d’entériner cette non-présence – non pas absence parce que si on parle d’absence, ça signifie qu’il y a eu présence – de ces figures tutélaires dans votre monde qui vous a guidé ? Ou ce qui prédominait c’était de faire un film sur la jeunesse, sur Paris la nuit, les événements, capter l’air du temps, voire tout ça à la fois ?

MB – J’avais des idées assez simples à l’origine du film, j’avais ce titre L’Époque. Il y avait la musique de Vivaldi, l’envie de filmer des libérations dans la nuit. Mais je pensais surtout le film comme un endroit où je pourrai m’exprimer pleinement. Si je regarde un peu avant dans ma vie, on ne m’a jamais donné la possibilité de m’exprimer vraiment. Finalement, la question n’est pas ce que pense ou dit l’auteur. Plutôt les sentiments qui me traversaient, que je sentais chez les autres et donc que je sentais chez moi. Je n’ai jamais eu un endroit où mettre tout ce que je sentais. Donc dans ce film, j’ai eu envie d’y mettre tout ce que je n’avais jamais pu dire, tout ce que je n’avais jamais pu montrer, tout ce qui était compliqué de partager parce qu’on ne nous laisse pas la possibilité de nous exprimer. Et ça prend des chemins très pervers, la façon dont on nous tient un peu dans le silence ou en tout cas quand on nous demande de dire des choses qui nous ressemble pas.

« Je voulais attraper plein de petites choses  qui seraient inventées par ma génération, presque comme une enquête sur ce que notre jeunesse est en train de mettre en place »

Je voulais vraiment un film qui soit profondément fidèle à ce que je ressentais, du début jusqu’à la fin, qui étaient des choses, des sentiments très anciens en moi. C’était l’idée d’y mettre tout ce que je n’étais pas censé dire, tout ce que j’avais envie de remettre en question, tout ce que j’avais envie de casser. Dans ce film, je ne voulais mettre que des choses qui me semblaient neuves, des choses que moi je n’avais jamais vues. Au montage avec Isabelle Proust, on se posait toujours la question de « est-ce que cette image-là, on l’a déjà vue ? Est-ce que cette parole-là, on l’a déjà entendue ? ». On dit toujours que notre génération n’a rien inventé, on a tous entendu « vous comprenez, nous on a fait Mai 68… ».

Donc je voulais attraper plein de petites choses – des visages, des gestes, des paroles, des façons de s’approprier la ville – qui seraient en fait inventées par ma génération et que personne n’aurait encore vues, presque comme une enquête sur ce que notre jeunesse est en train de mettre en place. Ce n’est pas quelque chose de visible, de spectaculaire, ce serait plutôt des prémices.

LVSL –  Quand vous parlez de la conception du film, avez-vous senti un moment où il fallait démarrer ? Y-a t-il eu un moment où vous vous posiez des questions, où vous ne saviez pas trop où vous alliez ? Et est-ce que vous avez su quand il fallait s’arrêter? 

MB – Oui oui. Le démarrage est simple. J’ai eu une idée du film pendant la semaine de Charlie Hebdo. C’était pendant le temps de la traque des terroristes que j’ai décidé de faire ce film et que j’ai trouvé le titre. Je me suis donné un cadre. On passait manifestement dans une nouvelle période, une nouvelle ère parce que je ne voyais pas comment on allait pouvoir sortir du paradigme qu’instituait Charlie et qui était lié à la peur. C’était une période de peur qui a duré en fait jusqu’à la menace de l’élection de Marine Le Pen. Les gens ont toujours eu peur, pendant 2 ans, les gens avaient peur de tout : de Marine, de Charlie, des terroristes, du gouvernement, de sortir dans la rue. C’était vraiment une sorte de peur décuplée. C’était le cadre général. Aller jusqu’aux élections présidentielles me semblait cohérent. Ça ne voulait pas dire que les élections allaient nous faire basculer dans une autre époque, ça je n’y croyais pas du tout. Simplement ça me semblait cohérent d’un point de vue un peu extérieur.

LVSL – Quand est-ce que vous décidez d’aller jusqu’à la présidentielle, située environ deux ans et demi après ?

MB – Dès le début. Ça me semblait cohérent. Et surtout c’était un laps de temps suffisamment large pour me donner le temps de vivre, de trouver ce que j’allais faire. Des doutes, j’en ai eu tout le temps. On ne savait jamais ce qu’on allait faire, on ne savait jamais où est-ce qu’on allait sortir, qui on allait filmer. Toutes les rencontres du film sont hasardeuses,  ça s’est fait dans la rue, en boîte, en manif… Dans tout ce que nous offre Paris la nuit en fait.

Il n’y avait pas de cadre. C’était un film déambulatoire. C’est une recherche très intime, très personnelle, qui croise le temps large de l’histoire, des élections – du politique en fait – et en même temps quelque chose qui se résume à moi, ma quête personnelle. On était tout le temps en train de se poser des questions : « Est-ce qu’on est au bon endroit ? Est-ce qu’on a le bon optique (de caméra) ? Est-ce qu’on a rencontré la bonne personne ? Est-ce qu’on peut lui faire confiance ? Où est-ce que va l’époque, en fait ? »

« Pour moi ce qui est nouveau, c’est ce qui permet de mettre en avant des choses qui existent, mais que personne n’a encore vues »

Parce qu’évidemment, quand on veut sortir le vendredi soir, il y a plein de possibilités. Donc la question c’est : qu’est-ce qui est saillant ? Qu’es-ce qui sera particulier, et pas un truc qui aurait pu se passer en 2013 ? La question c’est : qu’est-ce qui se passe en 2015 ou en 2016 ou en 2017 qui ne se passait pas avant et qui ne se passera plus après ? C’est-à-dire qu’est-ce qui n’est pas du tout général ? On cherchait du singulier, des choses très particulières.

De façon générale, pour moi ce qui est nouveau, c’est ce qui permet de mettre en avant des choses qui existent, mais que personne n’a encore vu. C’est ça qui rend une chose nouvelle. C’est de faire apparaître des choses qui sont sous nos yeux et qu’on ne sait pas voir.

LVSL – Vous disiez avoir cherché des choses particulières, spécifiques à 2015, 2016, 2017. En quoi le fait de filmer des jeunes – dont les préoccupations concernant les études notamment, ne sont pas complètement nouvelles non plus – qui font la fête est un écho direct à cette période-là ? Pourquoi ce n’est pas un moment qui peut exister en 2013 ou 2014 ? 

MB – Des jeunes qui font la fête ça a toujours existé ou en tout cas ça existe depuis longtemps. Je pense que la fête est intéressante si elle est mise en regard avec toutes nos défaites. Il y a les défaites de la semaine, le poids de la semaine, tout ce qu’on encaisse la journée, et ensuite il y a les week-ends. La question est : qu’est-ce que la fête, le week-end, la nuit, nous permettent d’exprimer qu’on ne peut jamais exprimer le reste du temps ? C’est pour cela qu’on a autant besoin de la fête. S’il y avait plein d’espaces d’expression prévus, pensés intelligemment par notre façon d’imaginer le travail, la famille etc, on n’aurait pas besoin de ça, de se lâcher à ce point. Même le terme est intéressant, on a besoin de « lâcher », ça veut dire qu’il y a trop de choses sur nous, trop de choses qui nous tiennent. Donc lâcher prise quoi. 

LVSL – Quand on lâche prise, est-ce nous qui lâchons prise sur quelque chose ou est-ce qu’on se défait des liens ? 

MB – On se défait des liens qu’on veut bien maintenir nous-mêmes en nous. C’était intéressant parce c’était des années où il y avait un raidissement du cadre – politique, idéologique, les mœurs, l’ambiance générale. Certains spectateurs sortent du film, des vieux souvent, et me disent « c’est quand même très pessimiste ». Je leur rappelle que le monde dont on hérite c’est la résurgence de la mort. Ça me rappelle Paul Valéry qui disait à la sortie de la guerre de 14 : « Nous-autres, civilisations, savons désormais que nous sommes mortelles ». Depuis Charlie et surtout le 13 novembre, dans la conscience urbaine de métropole, c’est exactement ça. C’est le moment où on se dit « ah oui en fait on peut mourir. Sortir dehors ce n’est pas si inintéressant ». C’est ça la beauté de la vie, cette légèreté-là, le fait d’être absolument insouciant. Ça a une valeur et c’est pas normal, ce sont des choses qui se gagnent. Notre génération a vécu sur des choses qu’ont gagné les générations précédentes. D’un coup, on se rend compte et on se rappelle que ces choses sont précaires et donc précieuses. Précieuses parce que précaires.

Et puis il y a l’idée aussi que, politiquement parlant, on ne va pas pouvoir s’appuyer sur nos aînés. Par exemple Greta Thunberg. Elle tient un discours extraordinaire : elle s’adresse à ses aînés en disant « on sait très bien qu’on ne pourra pas compter sur vous, que vous n’allez pas nous écouter, et qu’on va être obligés de se débrouiller tout seul parce que vous ne comprenez pas les problèmes qui sont les nôtres ».

« Notre génération a vécu sur des choses qu’ont gagné les générations précédentes. D’un coup, on se rend compte  que ces choses sont précaires et donc précieuses »

A priori ça n’a rien à voir et pourtant : il n’y a pas longtemps j’ai revu Mission Impossible de Brian De Palma, 1996. Un film que j’ai vu quand j’avais 10 ans à sa sortie en salles. Je n’avais jamais pris conscience que ce film raconte comment les fils prennent conscience que les pères trahissent les fils. Ethan Hunt – Tom Cruise – prend conscience que le type qu’il admirait, qui lui a tout appris, n’a pas hésité à le trahir pour sauver, en gros, sa retraite. C’est ça l’histoire de ce film, au-delà du film d’espionnage. Et ce qu’on vit aujourd’hui c’est ça. On prend conscience que ce n’est pas parce qu’on a été enfanté par des gens qu’on peut leur faire confiance. Et c’est d’une puissance hallucinante. 

Il y a toute une fiction comme quoi on est protégé. Et la seule chose qui a remis en question ça c’est les gilets jaunes. Franchement, si j’avais fait mon film après les gilets jaunes, ça aurait été très différent. Pourquoi ? Parce que pour la première fois de ma vie, j’ai vu des gens de 60-70 ans dire « nous on n’a plus de souci on est là pour nos enfants, pour nos petits-enfants, parce qu’on se dit que ça va être une catastrophe »

Donc le cadre de la fête c’est : la mort, la conscience qu’on ne peut pas faire confiance à nos aînés et qu’on ne peut compter que sur nous-mêmes. On doit accepter le fait qu’on est presque des orphelins. On doit apprendre à décevoir les générations passées et à ne pas être ce qu’ils attendent de nous. Il faut arriver – c’est très dur quand on a 20 ans, on n’en a absolument pas conscience, j’en prends conscience qu’aujourd’hui peut-être parce que je suis un adolescent attardé – à comprendre que le rapport intergénérationnel est un rapport de force, presque de négociation : « vous nous demandez ça, très bien mais nous, nos problèmes c’est pas ça, c’est ça ». Comment on fait ? On grandit avec la conscience de ces questions de générations aussi. 

Dernière chose : comment peut-on admirer des gens qui nous lèguent un monde promis à la destruction ? Il y a un vrai problème qui est spécifique à ma génération. C’est pour ça que dans la version salle du film il y a un panneau tenu par un blackblock en 2015 à la COP21 : « C’est le climat qui est en état d’urgence ». Il y a un problème, une cassure générationnelle. Comment peut-on admirer, écouter, suivre les conseils de gens qui nous lèguent un monde promis à la destruction? Il y a un paradoxe, il y a quelque chose qui est absolument impensable là-dedans. Et voilà on est face à ça.

LVSL – Ça me fait penser à une phrase que j’ai entendue à propos de la catastrophe écologique d’une jeune qui disait « nous actons d’une rupture de votre monde vers le nôtre, ou de notre monde vers le vôtre ». Donc on acte la rupture, la fin. On n’est même plus en résistance. Si on résistait, ça voudrait dire qu’on serait contre vous. On dit que vous n’existez plus, vous n’êtes plus là. 

MB – C’est sur ce point que le rap français m’a beaucoup intéressé depuis 2014. J’écoute du rap depuis l’enfance. Si on regarde dans les années 90, il y avait l’idée de revendiquer de faire partie de ce monde-là  : du système, du monde blanc, de l’argent, des médias. D’avoir notre part du gâteau, d’être dedans, d’être représenté. Au bout d’un moment, un changement s’est opéré : en fait, on n’a pas besoin d’eux, on n’a pas besoin de passer chez Ardisson. Quand on voit comment il traite Nekfeu et Vald. La vidéo de Vald est extraordinaire pour ça, c’est à dire qu’à un moment donné un matin il se réveille deux jours après le passage chez Ardisson et il se rend compte qu’il a été humilié. Et là il. se dit « mais en fait je n’ai pas besoin de vous, on a nos médias, on a Youtube,  etc… ». Et ça c’est hyper important, la cassure est là. Il y a quelque chose de finissant quand on regarde même le décor de chez Ardisson, la façon dont c’est éclairé, mis en scène, on est totalement à côté de la plaque. C’est vieilli, c’est finissant.

Je trouve très intéressant ce qu’il se passe dans le rap depuis 2014, c’est fascinant pour ça. PNL c’est exactement ça : on va faire sans vous. 

LVSL – « Avant j’étais moche dans la tess, aujourd’hui j’plais à Eva Mendes ». 

MB – Tout à fait. D’ailleurs, cette phrase, ce vers de PNL c’est la forme même de leur mélancolie. C’est-à-dire qu’avant ils étaient rien, mais maintenant c’est seulement parce qu’ils ont de l’argent qu’ils sont quelque chose. Mais ils savent qu’ils ne sont pas considérés pour leur beauté intrinsèque, donc mélancolie. Donc finalement je vais faire quoi : je vais rester fidèle au moins que rien, au dealer que je fus et que j’ai toujours été.

La chose qui m’inspire le plus depuis 2014 c’est le rap français parce qu’ils ont une puissance d’autonomie qui est magnifique, enviable. Je ne vois même pas vers qui me tourner dans le cinéma actuel qui pourrait autant m’inspirer, c’est-à-dire me donner envie de faire. Eux ils me donnent vraiment envie de faire.

LVSL – Quand vous dites que la jeunesse est perpétuelle… Est-ce que finalement L’Époque n’aurait pas pu être tourné à une autre période, post-Charlie ? Là aujourd’hui avec les Gilets Jaunes, avec les grandes fêtes de la Coupe du Monde, avec tout ce qui s’est passé depuis l’élection de Macron, toute cette France-là ? 

MB – Mon rêve, ce serait de donner des caméras à une dizaine d’équipes de jeunes dans toute la France, de les envoyer faire des rushs et après je veux bien être le monteur de ce film-là.

« Il ne faut pas sous-estimer la puissance de la rencontre »

C’est marrant parce qu’avec ce film, on me fait tout le temps des reproches. Moi j’avais un projet : filmer la jeunesse du Grand Paris, dans le Grand Paris. Mais le reproche principal est que finalement il n’y a pas que Paris, il faut aller en province. Je filme aussi à partir de ce que je connais, de mon entourage.  C’est une chose qu’on a toujours opposée au film : le fait que ce n’est pas la province, que c’est pas ça la France, que c’est un truc très particulier. Et en même temps, quand je projette le film en province, il y a des jeunes, au Festival d’Angers par exemple, qui m’ont sauté de dessus en disant « Ce n’est même plus votre film, c’est le nôtre, c’est nous que vous avez filmés ». Et j’ai discuté avec eux pendant 2 heures et ils viennent d’Angers. Ils ne se sont pas dit « Oulala qu’est-ce que ça nous paraît loin, cette jeunesse parisienne… Ils ne parlent pas comme nous ! ». Pas du tout. Heureusement qu’une jeunesse peut parler à une autre. Heureusement qu’un film chinois peut m’émouvoir. Heureusement qu’une réalisatrice peut filmer un homme. Heureusement qu’une rencontre est possible. Il ne faut pas sous-estimer la puissance de la rencontre. On ne sait jamais ce qui peut nous émouvoir dans un film. On n’est pas bornés sociologiquement sinon ça ne servirait à rien de faire des films. D’en faire et d’en voir.

LVSL – Cela tombe bien que vous parliez de ça, le fait que d’autres jeunes se soient reconnus, parce que je voulais vous demander si ce film aurait pu se passer ailleurs qu’à Paris. Est-ce qu’il fallait Paris ? Est-ce que vous auriez pu imaginer L’Époque à Lyon, à Marseille, à Montpellier, à Lille, à Nantes, à Bordeaux, à Toulouse ? Ou à Angers, justement ? 

MB – Non. J’aurais pu imaginer un film beaucoup plus large sur les jeunes, dans plein de villes françaises. Mais d’abord c’est ingérable d’un point de vue pratique et financier. Et surtout, ça dit quelque chose de la France. Qu’un film comme L’Époque soit seulement possible à Paris, ça dit quelque chose de la France. Le seul endroit en France où je peux rencontrer des banlieusards, des urbains, des gens intra-muros, des provinciaux, des Américains, des Japonais, c’est Paris. C’est juste que ça concentre. Et surtout ce que je trouvais intéressant c’était de montrer des gens qui ne sont pas forcément de Paris et de rester dans ce cadre-là. Parce qu’en réalité Paris n’appartient pas qu’aux Parisiens, Paris est traversée par plein de gens. C’est un endroit où tout le monde va le week-end. J’ai rencontré des Marseillais qui venait à Oberkampf, à Pigalle, Bastille ou aux Champs-Elysées. J’ai rencontré des Pakistanais. J’ai rencontré plein de gens qui viennent là parce que c’est Paris. On ne va pas non plus refaire les couleurs de l’arc-en-ciel, Paris ça reste Paris. Ici c’est Paris. Ça ne veut pas dire que c’est la France, ça n’a rien à voir. Ça veut dire que c’est Paris.

« Avec ce film, on me fait tout le temps des reproches. Moi j’avais un projet : filmer la jeunesse dans le Grand Paris. Mais le reproche principal est que finalement il n’y a pas que Paris, il faut aller en province »

Pourquoi je filme Paris ? On est aussi dans un mouvement d’homogénéisation des villes. Mon film est compris par les Londoniens et par les gens du Caire, par les gens à Séville, à Francfort aussi. Parce que les métropoles européennes, et même ailleurs dans le monde, se ressemblent de plus en plus, elles deviennent des musées à ciel ouvert, des villes froides, maîtrisées, sous contrôle. Je n’ai pas beaucoup voyagé dans ma vie, mais là comme j’ai voyagé en allant présenter le film je le vois bien et j’avais ce sentiment-là. C’est pour ça que le teaser du film que j’avais fait en 2016 commence par « Quelque part en Europe… » parce que je me disais qu’il faut bien qu’on comprenne que la France n’existe quasiment plus, elle ne compte pas. Il faut remettre les choses au bon niveau d’un point de vue économique, symbolique. Aujourd’hui on est entre 3 blocs : la Chine, la Russie et les États-Unis. On voit bien comment les Présidents français se démènent pour compter aux yeux de Poutine, de Trump. On a vu comment Macron s’est comporté, il fait de la gesticulation.

LVSL – Pensez-vous que le film puisse parler à toute notre génération, qu’il ait un aspect universel ou a contrario trop parisien, trop francilien, trop citadin? 

MB – Les retours que j’ai pour l’instant, même si le film n’est pas encore sorti, en tout ce que je vois, c’est qu’il y a quand même des gens qui publient des posts sur Instagram en disant « c’est notre génération », « le film de notre génération » : ce n’est pas moi qui le dis ça. Moi je n’ai jamais revendiqué le fait de réaliser un film générationnel. Jamais. Je n’ai pas dit que j’allais faire un film sur une génération. Ce n’est pas comme ça que je concevais les choses. C’est un discours qu’on peut avoir mais après. C’est parce que je vois que des jeunes disent « c’est ma génération, c’est moi », les jeunes d’Angers qui me disent « c’est notre époque, c’est nous, c’est notre film ». Ce n’est pas à moi de dire ça. Moi, j’espère que cette époque n’est pas qu’à moi. Franchement, c’est avec grand plaisir que je la donne à tout le monde parce que je n’en peux plus de ce film…. Donc L’Époque est à vous !

LVSL – Est-ce que vous pouvez dire que ce film représente un pavé dans la mare ? Il parle de la jeunesse mais il est très violent vis à vis des spectateurs.

MB – Un gars que je connais qui a grandi à Saint-Denis dans une cité m’a dit « quand j’ai vu ton film, j’ai pensé à La haine ». Et ce n’est pas la première fois qu’on me fait ce rapprochement. Personnellement, ce serait plus l’amour que la haine parce que je n’ai pas l’impression qu’il soit de ce côté-là des sentiments, de la haine. Simplement, je voulais que  ce soit une autre façon, ou plutôt nos façons de nous amuser, nos goûts musicaux, nos paroles, notre façon de nous exprimer. Ce dont je me rends compte, et que je n’avais pas vraiment prévu, c’est que le film plaît beaucoup aussi à des personnes qui sont des parents voire des grands-parents et qui me disent après les projections : « ça nous permet de rentrer dans la tronche de nos gosses ». Donc c’est intéressant. Je n’ai pas envie de mettre les gens sur le côté sous prétexte qu’ils ont 40 ou 50 ou 60 ans.

Ce qui m’intéressait, c’est que ce film soit un film fait de l’intérieur de la jeunesse, pas un regard sur la jeunesse, que ça vienne de la jeunesse. La question c’était : toi, en tant que jeune, qu’est-ce que tu es en train de vivre, tu vis quoi ? Qu’est-ce qui t’empêche de dormir ? Quand est-ce que tu te sens libre ? Où est-ce que tu aimes aller ? Est-ce que tu fais des rêves, des cauchemars ? Comment ça va dans ta tête ? C’était ça ma priorité.

C’est ça aussi qui est très difficile dans le cinéma. Le cinéma est un monde de vieux que ce soit dans les financements ou ailleurs. Nous, on n’a pas eu le CNC. Devant moi, je n’avais pas une seule personne de moins de 40 ans. Alors, forcément, ça ne peut pas beaucoup leur parler, ils ont d’autres priorités. Ce n’est pas qu’ils sont contre nous, c’est qu’ils ont d’autres problèmes, d’autres priorités. C’est pour ça que je parlais de rapport de force, c’est une confrontation d’intérêts. Ce n’est pas un clash générationnel, il n’y en a pas du tout, il y a juste des intérêts différents, divergents, des visions de l’avenir différentes. Et je pense qu’il faut assumer cette différence.

« Ce qui m’intéressait, c’est que ce film soit un film fait de l’intérieur de la jeunesse, pas un regard sur la jeunesse, que ça vienne de la jeunesse »

LVSL – Si on prend votre définition du nouveau, à savoir quelque chose qui est là mais dont on a jamais parlé, on peut remarquer que le film donne beaucoup la parole à des intervenants féminins, chose à laquelle on n’était pas forcément habitués par le passé. Est-ce que c’était une volonté  personnelle ou est-ce que c’est venu spontanément ? 

MB – C’est intéressant, un spectateur l’a remarqué à la première au Forum en me disant que c’était un film très féminin. Ce n’était pas du tout un trait d’époque, c’est très personnel je pense. J’ai grandi dans un univers très féminin, je m’entends mieux, depuis toujours, avec les femmes qu’avec les hommes. Il y a très peu d’hommes avec qui je m’entends bien donc spontanément je pense que je vais davantage vers des femmes.

De plus, on apprend beaucoup plus aux femmes à jouer avec leur image, leur apparence. Pour moi, les hommes sont très austères, très sérieux, très guindés, très bloqués, je les sens verrouillés partout, notamment vestimentairement, ils ne se maquillent pas. Très peu de gens s’intéressent à ce qu’ils renvoient comme image, ils sont très normés. Je ne veux pas dire que la norme ne s’exerce pas sur les femmes, la norme demande, commande aux femmes à diversifier leur apparence. Donc en soi, c’est déjà plus cinématographique que des hommes qui n’aspirent qu’à une seule chose : le costume unique.

Je me sens mieux avec les femmes, il y a un jeu qui est possible, je trouve que souvent les hommes instaurent un rapport de rivalité qui ne m’intéresse pas, peut-être que c’est moi qui l’instaure je ne sais pas. Mais voilà, c’est quelque chose que je n’aime pas, je fuis un peu la rivalité. Et avec les femmes, il ya une suspension de ça, je ne me sens pas rival, et je préfère. Le côté « jouer des coudes », ça m’épuise. Donc oui le film est plus féminin tout simplement parce que c’est comme ça que j’ai été élevé, par des femmes, auxquelles, je pense, je rends hommage d’une certaine manière.

De façon générale, quand on a une caméra dans les mains, on a un petit pouvoir. Et j’aime bien le partager, et j’aime bien le partager avec des gens qui en général n’ont pas ce pouvoir-là. Je ne sais pas si c’est être démocrate, je pense que la raison est beaucoup moins noble que ça. Disons que c’est un plaisir de mettre à mal les pouvoirs institués. Peut être qu’en soit c’est démocrate. En tout cas je sais que ça va faire bouger certaines personnes sur leur socle. Et ça me plaît.

“Faire un film est toujours un autoportrait à travers les autres” – Entretien avec Matthieu Bareyre, réalisateur de L’Époque

Pour son premier long-métrage, Matthieu Bareyre a réalisé un documentaire appelé “L’Époque”, dans lequel il part à la rencontre de jeunes qu’il filme la nuit dans les rues de Paris, des attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015 jusqu’à l’élection d’Emmanuel Macron au printemps 2017.
Nous l’avons rencontré pour évoquer avec lui son travail de cinéaste et cerner sa vision de la jeunesse. Seconde partie de l’entretien réalisé par Pierre Migozzi et retranscrit par Adeline Gros.


LVSL – Vous nous avez expliqué d’où venait le projet, ce qui l’avait fait émerger dans ce qui avait immergé en vous, mais dans son élaboration, en termes d’écritures et de pensées, comme vous disiez ne pas vous être donné de limites, comment cela s’est passé ?

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Matthieu Bareyre – Pour des raisons de production, j’étais obligé d’écrire beaucoup parce qu’il fallait écrire un dossier. Je pense que ce film n’avait vraiment pas besoin d’une seule ligne. Il fallait le tourner et le monter. C’est très compliqué. Le système de financement français est fait pour que l’écrit passe toujours avant le tournage, ce qui est une manière de contrôler le tournage et surtout ce qui va être tourné, pour les organismes de financement. Là j’avais envie d’un film où je n’étais pas sous contrôle. Choisir ce que j’allais faire en toute liberté. Je voyais une chose écrite sur un mur en rentrant de chez une amie à 5h du matin, je revenais chez moi, je prenais la caméra, je repartais, je filmais et je retournais me coucher. Tout était très spontané, je ne voulais rien prévoir. Dès que je commence à prévoir, à imaginer, à avoir des intentions, en général c’est très mauvais. Le but, c’était de vivre. J’ai pensé à un film qui me permettrait de vivre tout ce que j’allais filmer. Et inversement, de filmer tout ce que j’allais vivre.

C’est tellement dur de faire du cinéma que j’ai beaucoup de mal à l’envisager comme une carrière. Quand j’ai fait ce film, je me suis vraiment dit que c’était tout à fait probable que ce soit mon premier et dernier film. J’étais dans cet esprit là en faisant le film. C’est comme ça que j’ai fait ce film, en me disant « de toute façon, je dois faire absolument ce que je veux dans ce film parce que je n’ai aucune assurance de pouvoir en faire un autre après ». Et je ne voudrais pas le regretter plus tard.

 « C’est un film violent à tous niveaux : dans sa façon d’aimer, dans sa façon de rapprocher, de disjoindre, de ne pas montrer »

LVSL – En ce qui concerne le processus de fabrication du film, au sens technique du terme, est-ce que vous avez eu une méthode particulière? 

MB – Oui, la méthode consistait à n’en avoir aucune. Avec Thibault Dufait, l’ingénieur du son c’était à chaque fois de remettre en question tout ce qu’on nous disait de faire ou tout ce qu’on aurait pu nous apprendre, soit à l’école soit ailleurs. On voulait trouver une façon de faire qui n’était jamais des règles, qui était surtout liée à des contextes, des situations, des contraintes liées aux personnes, au respect des personnes. On n’avait aucune règle. S’il y a bien quelque chose à retenir de la Nouvelle Vague, c’est ça. Ce n’est pas du tout une question d’esthétique, c’est une question de liberté.

Prendre le matériel le plus léger possible, trouver la caméra la plus petite possible… C’est extraordinaire les outils qu’on nous offre aujourd’hui et malheureusement le cinéma n’en a pas encore pris la mesure puisqu’on continue à avoir des tournages assez lourds. Il y a eu toute une recherche technique importante au début du projet qui a duré plusieurs mois, pour trouver un dispositif, à la fois le plus léger mais aussi et surtout le plus éloigné du cinéma. Qu’est-ce qui ressemblait le moins à du cinéma et qu’est-ce qui ressemblait le plus à ce que les gens dans la rue que j’allais rencontrer connaissent ? C’est-à-dire le smartphone. C’est pour ça que j’ai opté pour la Black Magic. 

LVSL – Qu’est-ce qui ne fait pas cinéma ? Que ne fait pas le cameraman ?

Déjà c’est une apparence, si on arrive avec une grosse caméra sur la tête, on nous prend pour la télé ou pour une équipe de tournage d’un court-métrage de fiction. J’avais écrit un manifeste qui s’appelait Autre chose que du cinéma. C’est un esprit de contradiction, à chaque fois que je vois que des choses sont faites, je n’ai pas envie de les faire. J’ai envie de trouver autre chose, d’essayer autre chose, d’aller vers autre chose. J’ai une approche très technique en fait. J’aime beaucoup les appareils de prise de vue, j’aime beaucoup m’intéresser à ce qui sort. J’avais vu 3 fois Adieu au langage au cinéma en 2014 où Godard fait plein d’expérimentations, avec plein d’appareils qu’il trouve, qu’il pousse dans leurs retranchements, leurs limites. On avait l’idée de mettre à mal la technique, faire des contre-emplois…

 « S’il y a bien quelque chose à retenir de la Nouvelle Vague, Ce n’est pas du tout une question d’esthétique, c’est une question de libertés »

LVSL – Quand vous dites que vous êtes allé chercher des gens pour les filmer, pour trouver des choses que vous ressentiez, ça me fait penser à Philippe Katerine, lors de la cérémonie de remise des Césars, qui a dit, en parlant à son personnage comme s’il existait, quelque chose comme « J’ai peut-être trouvé en toi des choses que j’avais en moi ».

MB – Que ce soit une fiction ou un documentaire, faire un film est toujours un autoportrait à travers les autres. C’est une rencontre. On ne sait plus à la fin ce qui relève de soi et ce qui relève des autres. Tant mieux d’ailleurs. C’est un mélange, on mêle nos âmes, nos corps, nos regards. A la fin, le but c’est que le film nous change, autant pour les gens filmés qui se redécouvrent autrement sur grand écran que pour le réalisateur.

J’ai arrêté de voir mes parents, mes amis, ma famille de façon générale. J’ai totalement refondé mes amitiés. Je n’avais pas d’attaches suffisamment fortes. J’avais envie de rencontrer des gens avec qui je puisse faire du cinéma, ça revient à rencontrer des acteurs, c’est la même chose. C’est ça qui se passe quand on rencontre un acteur avec qui on s’entend parfaitement bien. Des gens qui ont envie de jouer au cinéma. Parce que c’est un jeu. Il faut qu’il y ait un plaisir, sinon c’est trop dur.

LVSL – Il y aussi la question du choix qui se pose. Ce que ces personnes vous donnent, vous le filmez, vous le montez, mais il y a la question de « qu’est-ce que vous gardez ? ». Le fait ou non, parmi toutes les personnes que vous avez filmés, de les mettre au montage, de choisir certains moments. Ce que vous gardez de ces personnes, c’est ce que vous gardez de vous ?

MB – La question est plutôt liée au public aussi : quelles images valent la peine d’être vues et revues ? Parfois, on m’a donné des choses très belles mais qui n’étaient pas suffisamment intéressantes d’un point de vue cinématographique pour être gardées dans le montage. Pour moi, il y a eu des choses très importantes dans les rushs que j’avais montés, des choses très intimes. Mais il faut se poser la question : « est-ce que telle parole, tel geste, tel moment, telles actions, est-ce que ça sert les personnes ou est-ce que ça les dessert ? ». C’est la priorité. De faire en sorte qu’on les écoute, qu’on les regarde et qu’on les écoute : c’est être disposé à entendre et regarder.

LVSL – Oui quand vous filmez ce policier, assez jeune, avec sa caméra, devant la cinémathèque, d’une certaine manière vous l’écoutez pendant cette scène. Ou pas du tout ? Parce qu’il me semble assez jeune ce policier. 

MB – Lui, il joue le plan avec moi. C’est ça qui est magnifique.

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LVSL – Et vous parliez de jeu, jouer à faire l’acteur, jouer à faire du cinéma, il le fait ce policier, consciemment ou inconsciemment. 

MB – D’ailleurs c’est très rare qu’un policier, qu’un CRS accepte de jouer le jeu. Même à l’époque en fait. Ce sont des choses que les gens découvrent aujourd’hui mais c’était déjà très dangereux à l’époque.

LVSL – Pendant la loi El Khomri, on s’en rendait bien compte… 

MB – Oui depuis la loi Travail en fait. Mais pour moi la bascule c’est plutôt depuis la COP21.

LVSL – Pour avoir des chiffres qui relèvent un peu de l’anecdote mais qui permettent de mesurer le travail accompli et l’ampleur de la tâche qui a été la vôtre, on va passer à quelques questions « bassement matérielles » à présent…

MB – Bassement cinématographiques ! (rires)

LVSL – Le temps de tournage ? 

MB – Du 6 mai 2015 à juin 2017.

LVSL – Combien d’heures de rushs vidéos ? 

MB – 250 je pense.

LVSL – Donc 250 heures de rushs pour un film d’une heure et demie ? 

MB – 1h30 pile la version salle. J’ai fait une version de 2h45. Il y a 24 mois de montage, le montage a commencé alors que le tournage n’était pas fini. Le dé-rushage a commencé en septembre 2016. Il y a plein de types de montage qui ont été faits sur le film. Pour faire court, j’avais un truc que j’ai finalement abandonné : faire un film de raccords d’images. C’est-à-dire de mettre côte à côte des images, de faire un film de raccords, que les raccords se sentent, se voient. C’était l’héritage de Godard de faire du rapprochement d’images. Ou de Marker. 

« Au début on a plein d’idées en tête mais il faut apprendre à regarder ce qu’on a vraiment face à nous »

LVSL – « Mettez 2 trucs qui n’ont rien à voir côte à côte et voyez après » ?

MB – Exactement. Mais c’est pas du tout ce qui a été retenu finalement, on est allés vers quelque chose de beaucoup plus séquencé d’abord, au début je pensais à un film de fragments. Ce que je voulais, ce que je projetais, c’était faire un film assez populaire, et je me suis rendu compte que faire un film de fragments, c’est laisser beaucoup de gens sur le carreau parce que c’était très indigeste, quasiment expérimental. J’ai fait une version comme ça très longue qui est franchement imbitable. Progressivement, le film s’est séquencé, il y avait des séquences de plus en plus longues avec cette dimension du temps de la rencontre. Il fallait qu’on sente un peu la rencontre avec des personnes et en même temps le côté très précaire parce que des fois ces rencontres duraient 1/4 d’heure et pouvaient être très belles. À chaque fois, c’est du hasard. Bon des fois les rencontres ont duré 2 ans et sont devenues des amitiés très fortes…

À partir de là, le film a trouvé sa forme. Je pense qu’au début on a plein d’idées en tête et il faut parvenir à chasser ses idées, et ensuite apprendre à regarder ce qu’on a vraiment face à nous. C’est comme ce sculpteur italien qui prend des troncs d’arbre et qui épouse les formes naturelles du tronc au lieu de le de le césurer, de le casser, de lui imposer une forme prédéterminée. On est allés vers ce que nous donnait la matière filmique.

LVSL – C’est comme cette fable du sculpteur à qui on dit : « comment avez-vous fait pour faire une si belle statue ? ». Et lui répond : « Non mais la statue était déjà-là dans le bloc de marbre, moi je n’ai fait qu’enlever ce qui était en trop.”

MB – C’est un peu ça avec plein de guillemets parce que le film n’est pas si naturel que ça. C’est quand même un film qui impose quelque chose. Quand j’évoquais un album de rap, c’est un film violent à tous niveaux : dans sa façon d’aimer, dans sa façon de rapprocher, de disjoindre, de ne pas montrer. Il y a des choses qui ne sont pas montrées, c’est violent de ne pas les montrer. Nocturnes, mon moyen-métrage, était un cri. Celui-là… Je sais pas ce que j’aurais cassé si j’avais pas fait ce film, ça c’est sûr.

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LVSL – C’était une volonté dès le début de brasser ? De donner la parole à tout le monde, vraiment tout le monde ? 

MB – Ce n’était pas du tout l’idée de brasser, c’était juste rencontrer et donner la parole à du monde. C’était surtout faire des rencontres, il y avait une ivresse de la rencontre pendant le film. On n’en avait jamais assez. J’espère qu’on a retranscrit ça dans le film. J’espère qu’on aura tout le temps envie de rencontrer de nouvelles personnes. Je suis passionné par ça. Pour mon prochain film, qui est une fiction, ce que j’attends avec impatience, c’est le casting. Parce que j’adore ça. J’adore, non pas seulement rencontrer, mais aussi trouver des personnes selon mon cœur. Donc dans le film, je n’ai gardé que des gens que j’adore. Faire un film, c’est être condamné à revoir au moins mille fois les mêmes images, donc il faut beaucoup les aimer, il faut beaucoup aimer ces gens pour mener à bien le projet.

LVSL – Quand vous dites cela, vous parlez d’aimer les personnes en général ou ce qu’ils vous donnent quand vous filmez ?

MB – Ce qu’ils me donnent, ce qu’il se passe dans le plan. C’est leur expression, leur façon de faire, leur façon de parler. C’est ça que je trouve génial. C’est aussi le plein d’expressions, comme par exemple celui qui dit « Quand tu prends de la drogue, bah tes soirées ne finissent pas à 2h mais moi mes soirées elles finissent à 15h, à 17h, à 18h ». Moi à ce moment-là, je suis mort de rire, je trouve ça génial ! Parce que c’est sa norme à lui, il se rend pas compte que pour des gens ça paraît extraordinaire de faire une soirée jusqu’à 17h, pour lui c’est normal. Quand Mala, le dealer, dit : « on n’est pas six pieds sous terre, on est six pieds sur terre ». Comment tu veux inventer ça ? Tu pourras passer 15 jours devant ta page de scénario, tu ne trouveras pas ça. Même quand je fais de la fiction, ce sera très documenté. C’est un prélèvement sur mon expérience personnelle.

LVSL – Il y a une démarche empirique du coup ?

MB – Très empirique. Je ne crois vraiment qu’à ça. Personnellement je me sens incapable de faire quoi que ce soit d’autre. Je ne me verrai pas penser un truc abstraitement. Je n’aime pas trop les choses qui sont pensées de loin. C’est pour ça que le film Shéhérazade (de Jean-Bernard Marlin, ndlr) m’a plu, parce que je sens la rencontre. Je sens que quelqu’un a vraiment fait l’expérience en profondeur de quelque chose.

LVSL – Il y a une scène qui m’a marqué dans le film, c’est celle avec les jeunes qui font la fête, où ils parlent de leurs contradictions, elle est très belle et en même temps infiniment glauque. Cette petite rue, où il y a une petite lumière, où finalement on se cache presque au coin de quelque chose pour s’exprimer, pour exister, pour s’amuser, pour faire cette fête….

MB – Ce sont les lumières orangées de Paris qui disparaissent peu à peu. C’est la rue Oberkampf. Cette séquence est aussi un montage parallèle, ce n’est pas seulement les jeunes de Science Po. Le projet du film est de montrer à la fois les différences et les ponts entre des jeunesses qui semblent à priori très différentes. Au fond, les dealers de Colombes qui viennent sur les Champs-Élysées, ils ne font pas autre chose que les jeunes de Science Po qui viennent à Oberkampf. Ils font la même chose, ils ont les mêmes bouteille de Cristaline dans lesquelles ils font leur mélange. Vald dit : « petite potion dans Vittel, y’a que comme ça qu’j’vois la vie belle ». Ils ont la même façon de s’amuser. Et on voit très bien leurs différences, mais ce que je trouve intéressant, c’est qu’ils font le même geste. C’est pour ça que j’ai monté les deux scènes en parallèle. Sarah et Sofiane lèvent les bras en l’air. Ils veulent s’évader.

« Quand on a 20 ans, on a une énergie qui est hallucinante »

Je suis content que ça vous plaise. Je vois bien la différence de réception. Dès que ce sont des personnes plutôt bourgeoises, plutôt âgées, il y a beaucoup de condamnations. Souvent, les vieux attendent des jeunes qu’ils soient les jeunes qu’ils n’ont pas réussi à être, les jeunes qu’ils projettent une fois qu’ils sont vieux. C’est-à-dire des jeunes cultivés, qui, dès qu’ils ouvrent la bouche, sont censés dire des choses savantes, intelligentes, coordonnées, argumentées. Mais je suis désolé, souvent ce sont des projections rétrospectives. 

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Ce que je voulais moi, ce n’était surtout pas ça, c’était de l’involontaire, des choses que seule l’énergie de la jeunesse pouvaient me donner. C’est un truc qui est aussi biologique,  quand on a 20 ans, on a une énergie qui est hallucinante. J’adore cette scène-là parce qu’il y a plein de choses hyper importantes qui sont dites de leur vie. Ça peut paraître absolument dérisoire de savoir si on se drogue ou non. Ça paraît dérisoire seulement à des gens qui n’ont plus ces problèmes-là. Quand j’avais 15 ou 16 ans, savoir si je devais tirer sur une douille à une soirée, c’était une vraie question. Si je devais me défoncer, si je devais faire comme les autres… Ce sont des questions que l’âge recouvre et qui ensuite sont regardées avec mépris et condescendance. Mais c’est hyper important. Qu’est-ce qu’on apprend à l’école ? A quoi ça sert de faire des études ? Quand on a 16 ou 18 ans, quand on va voir un conseiller d’orientation, on est démunis. On se rend compte que les aînés sont aussi démunis que nous face à notre propre devenir. Y’a une phrase de Nekfeu   dans Humanoïde, de son dernier album  : « Qui a conseillé la conseillère d’orientation ? ».

« Souvent, les vieux attendent des jeunes qu’ils soient les jeunes qu’ils n’ont pas réussi à être »

LVSL – Les adultes projettent trop, donc ? 

MB – Quand je disais, L’Époque c’est nous le Grand Paris – c’est la phrase de Médine – et c’est une classe bien sage. Ça a été prononcé par les CRS à Clichy. Et souvent les aînés veulent qu’on soit « une classe bien sage » qui connaît son texte, qui connaît sa poésie, qui connaît son poème. Et ce sont des choses que je ressens même encore aujourd’hui. La jeunesse n’en finit jamais. Parce que j’ai fait un premier film, on me parle encore comme à un jeune. On se retrouve dans une situation absurde, on parle de « jeunes cinéastes » pour des gens qui ont 44 ans, juste parce qu’ils ont fait un premier film. Il faudrait dire qu’il n’y a pas de film de jeunes cinéastes en France. Peut-être que c’est lié au cinéma, qu’on a besoin d’avoir suffisamment vécu pour filmer. Harmony Korine a fait Gummo quand il avait 23 ou 24 ans. Mais ce sont des exceptions, c’est toujours très rare. 

LVSL – C’est ce que disait la Nouvelle Vague, ils défendaient l’idée qu’on n’avait pas besoin d’avoir suivi le système classique du schéma artisano-industriel français pour devenir cinéaste, d’avoir été premier assistant pour être réalisateur ou d’avoir été opérateur pour être chef-opérateur. Leur position était, grosso-modo, « s’il n’y a pas besoin d’avoir un diplôme pour être écrivain ou peintre, et bien pour être réalisateur, c’est pareil ».

MB – Mais il ne faut pas croire que ça a été aboli. Maintenant ça se passe ailleurs. Ça passe par une façon de nous parler, une façon de nous faire comprendre qu’il va falloir attendre. Et moi, ce que je trouve hallucinant, c’est que L’Époque sorte alors que j’ai 32 ans. Dans un cinéma sain, un système bien portant, c’est un film que plusieurs personnes auraient pu faire à 25 ans, peut-être pas à 20 ou 15 ans évidemment, mais à 25 ou 27 ans ça me semblerait sain. Il y a un délai de 5 ans que je ne comprends pas.

C’est un film que j’ai totalement arraché. Ce n’est pas un film normal. Il est anormal que L’Époque sorte en salles, c’est une exception à la règle ce film. Le système du cinéma français n’est surtout pas fait pour qu’un film comme L’Époque voie le jour. Moi j’ai 33 ans et je ne me considère pas vraiment comme un jeune cinéaste. Je ne vois pas comment. Jeune, j’avais sentiment de l’être quand j’avais 22 ans. Aujourd’hui j’ai le sentiment d’être adulte, pas jeune, adulte. Ça n’a rien à voir.

« Mettre en scène est une forme d’écriture. L’écriture filmique »

LVSL – On a institutionnalisé tout ce qui a été l’exception ?

MB – En un sens oui. Vous parlez d’institutionnalisation, mais à mes yeux il s’est passé un truc ahurissant concernant ce que l’on appelle « le cinéma d’auteur » : aujourd’hui on parle du cinéma d’auteur pour justifier un système de production basé sur l’écrit, sur le scénario. Il y a une divinisation du scénario aujourd’hui en France qui est extraordinaire. Et tout ça en invoquant la Nouvelle Vague, le cinéma d’auteur au sens où les réalisateurs seraient aussi les auteurs de leur scénario. Mais la Nouvelle Vague a quand même inventé la notion d’ « auteur » pour parler de cinéastes, Fritz Lang, Howard Hawks, des Américains qui n’écrivaient pas leur scénario. Pour dire en fait c’est la mise en scène qui est analogue à ce que pourrait être l’écriture chez un auteur de roman.

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LVSL – Comme la caméra stylo de Hitchcock. 

MB – Voilà c’est exactement ça. Mettre en scène est une forme d’écriture. L’écriture filmique. Aujourd’hui, l’auteur, dans le cinéma français, il n’est pas du tout celui qui met en scène. C’est celui qui écrit. C’est absurde mais il faut défendre le cinéma d’auteur contre lui-même. Il faut défendre la mise en scène, le montage, et tout ce qui relève de la vue, de la vision, de l’acte de regarder, contre le fait d’écrire. Je n’ai rien contre le fait d’écrire, là je suis en train d’écrire une fiction. Mais je suis contre le fait que le financement d’un film soit entièrement fondé sur l’écriture. 

Pour des fictions, on pourrait demander pas plus de 5 ou 10 pages. Même pas un story-board, juste une intention. Et ensuite, dire : « faites un essai avec un acteur et envoyez-nous une scène ». On peut faire ça aujourd’hui, on a la liberté, la légèreté de faire ça. On peut envoyer au CNC ou autre, 5 ou 10 min d’un essai avec un comédien, pour voir. C’est comme là qu’on jauge un réalisateur : qu’est-ce qu’il est capable de faire avec un comédien, un caméra et un son. Là je pense que, rien qu’avec cette base-là, on pourrait avoir un cinéma français qui serait mille fois plus intéressant. Parce que, à l’arrivée, on fait entrer des films sur la base de ce qui constitue le cinéma : des sons, des images et la rencontre entre des gens qui veulent être vus et des gens qui veulent regarder. C’est beaucoup plus intéressant que de passer 2, 3, 4 années parfois à blinder un scénario qui est progressivement complètement vidé de sa vie par toutes les commissions par lesquelles il passe, les regards, etc… C’est fait pour tuer la vie. S’il y a quelque chose à revendiquer aujourd’hui, c’est ça. Pour moi c’est le cœur du combat artistique et esthétique à mener.

« C’est un film que j’ai totalement arraché. Ce n’est pas un film normal. Il est anormal que L’Époque sorte en salle, c’est une exception à la règle ce film »

L’Époque a été fait dans cet état d’esprit-là. Oui moi j’ai écrit 110 pages, un dossier énorme dans lequel j’ai parlé de plein de choses : des personnes que j’ai rencontrées, de ma méthode de tournage, de ce que c’est pour moi Paris, de ma génération, de la jeunesse que j’ai envie de montrer à l’écran… Mais ça ne vaut pas grand chose face à 5 minutes de rushs. Et c’est du temps perdu pour moi, en tant que réalisateur.

LVSL – Est-ce que le film est profondément français dans sa représentation de la jeunesse ?

MB – Au Caire quand j’ai projeté le film – ça a du sens de projeter ce film là-bas puisqu’ils sont dans une dictature atroce depuis 2014 – les gens, les spectateurs cairotes me disaient « c’est incroyable, je me rends compte que j’ai les mêmes problèmes que les gens à l’écran ». Ça ne veut pas dire qu’ils le regardent comme des Français, qu’il n’y a pas une spécificité française. De toute façon, le film ne vient pas de nulle part. Il vient d’une tradition française, il vient de Vigo, de Godard – bon lui c’est un Suisse mais c’est le plus Français des Suisses – il vient du collage. C’est un collage mon film. Avec le recul, des fois je me dis que la forme à laquelle il ressemble le plus, c’est l’album de rap. C’est moins un collage au sens de Braque, Picasso et compagnie, ou les surréalistes, le film n’est pas du tout un collage surréaliste. Il y a un côté vraiment album de rap.

« Je ne voudrais pas qu’il y ait un bagage particulier, qu’on ait besoin de connaître des choses pour aimer le film »

LVSL – C’est peut-être ça qui crée ce langage universel du film ?

MB – Il faut croire qu’il l’est. Je n’ai pas du tout l’impression d’avoir essayé de gommer des spécificités.

LVSL – Est-ce que L’Époque est un film populaire ? 

MB – Populaire parce que je ne voudrais pas qu’il y ait un bagage particulier, qu’on ait besoin de connaître des choses pour aimer le film. De façon générale, j’aime toutes les formes de cinéma mais je regarde beaucoup de fictions grand public. J’ai découvert le cinéma comme ça. J’ai plein de cinéphilies différentes mais je ne peux pas faire un film qui ne soit pas ouvert. Je veux l’ouvrir à tout le monde. Je veux que tout le monde puisse aller le voir. Quand on fait un film comme ça, ce n’est pas pour s’adresser à quelques personnes. Ce n’est pas un essai ce film, je n’ai pas essayé quoi que ce soit. Je voulais vraiment proposer quelque chose. Ce n’est pas un essai c’est une proposition de cinéma. 

« L’Époque, je l’ai pensé depuis le début pour la salle, pour le grand écran »

Et surtout, je voulais que les jeunes que je filme puissent aller voir le film sans être mis sur la touche au bout d’un quart d’heure. Ce film, j’en ai l’assurance, je sais qu’il plaît, qu’il est accessible, à toutes les personnes que j’ai filmées, que ce soit les jeunes de Sciences Po ou que ce soit des gens qui ont grandi en faisant du vol à l’arraché aux Francs-Moisins, à Saint-Denis. C’était très important pour moi parce que c’est un film qui est fait pour relier, c’est un film de rencontres. Et c’est un film de rencontres aussi après la projection. C’est pour ça que j’ai refusé que le film soit vendu à Netflix, pas parce que j’ai quelque chose contre Netflix. J’aimerais beaucoup faire un film pour Netflix. C’est intéressant d’un point de vue cinématographique de penser un film, un type d’image, un type de son, faits pour être regardé sur un écran grand comme la main. Parce que pour moi Netflix c’est ça, c’est même pas le grand écran familial, c’est le smartphone.

Mais L’Époque, je l’ai pensé depuis le début pour la salle, pour le grand écran. C’est pour ça qu’il y a eu un ingénieur du son qui était avec moi pendant deux ans dans la rue. Le film est très immersif, c’est une expérience sonore aussi, il est très musical. La forme est musicale. Quand je disais album de rap, un album de rap, ça s’écoute. J’ai pas dit « morceau », j’ai dit « album ». J’admire beaucoup la composition des albums de rap, ceux de Nas, d’Eminem, de Kendrick Lamar, ce sont des compositions, c’est une cohérence globale.

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LVSL – Vous parliez de votre envie que le film réunisse et ça me ramène à un plan du film qui est absolument sublime, je vais oser le mot. C’est celui de l’eau qui semble glisser sur la Statue de la République et où les couleurs reflétées passent de bleu-blanc-rouge à terne. 

MB – Ce plan a une histoire. En fait, je l’ai fait pour la première fois en photo, en argentique. Le 14 novembre 2015, le lendemain des attentats du Bataclan. Je me suis baladé dans la rue, je suis allé à République, il avait plu ce jour-là donc le sol était mouillé. Donc j’ai fait une première version photographique. Après, durant la période de « Nuit debout » ils ont installé un mur d’eau. Il était très tard, peut-être 4h du matin. On était en train de déambuler après une évacuation Place de la République. Et on a eu cette idée avec Thibault, on s’est postés là, moi visuellement j’ai vu le truc. Et après à l’image j’ai inversé le plan. J’ai retourné l’image. C’est un plan qui plaît beaucoup parce qu’il est très symbolique. C’est vraiment fort. Peut-être que des gens le trouvent trop lourd, je ne sais pas. C’est toujours dur de jouer avec le symbole.

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LVSL – Ce plan semble constituer un écho direct avec la première bande-annonce du film – qui date du 2 ou 3 avril 2016, donc pendant le tournage – [1] qui ne contenait qu’un seul plan, sur la Statue de la République aussi, mais avec un mouvement de caméra inversé, le haut du monument se retrouvant en bas de l’image. Qu’est-ce qu’il raconte pour vous ce plan de cette Statue de la République qui se retourne, qu’on vient chercher presque à l’envers ? 

MB – C’est la République qui a la tête à l’envers, qui est complètement retournée, qui ne marche pas sur ses deux jambes. C’était ça dans ma tête, un monde qui a la tête à l’envers, un renversement de toutes les valeurs. Une sorte de perte de sens. C’était une manière de ridiculiser le symbole. Je trouvais ça comique, elle n’est plus du tout imposante, on se demande juste « qu’est-ce qu’elle fait là ? ».

LVSL – Libération avait fait il y a quelques années un spécial Cinéastes et la question était la même pour tous : « pourquoi filmez-vous ? ». Ce sera donc notre mot de la fin :  pourquoi filmez-vous ? 

MB – Je vais répondre par une citation de Damso : « Le temps, je voudrais le manier ».

 

Liens vers 2 scènes coupées au montage final du film :

  • https://www.youtube.com/watch?v=-RtPvNxc_6o
  • https://www.youtube.com/watch?v=GhTWW2K96SY
  1. https://www.youtube.com/watch?v=x1d8ImStJks

« La politique doit servir les intérêts des 99% » – Entretien avec François Boulo

Avocat rouennais, François Boulo s’est imposé comme figure médiatique du mouvement des gilets jaunes. Pour LVSL, il a accepté de revenir sur le mouvement en cours et ce qui structure sa vision de la société. Entretien réalisé par Marion Beauvalet et Dorian Bianco retranscrit par Valentin Chevallier.


LVSL – Est-ce vous pourriez tout d’abord revenir sur votre parcours, votre trajectoire et ce qui vous a mené à faire partie des gilets jaunes ?

François Boulo – Je vais revenir quelques années en arrière. Je viens d’une famille issue de la droite populaire, plutôt gaulliste sociale. En 2005 j’avais voté Oui au traité établissant une constitution pour l’Europe, puis en 2007 j’avais voté pour Nicolas Sarkozy. J’étais finalement absorbé par l’idéologie néolibérale dominante. J’étais dans le « coma politique ». Mais je me suis mis à me poser de plus en plus de questions, à construire un autre cheminement. Cela s’est traduit par mon abstention aux élections de 2012. En 2013, je faisais face à cette impasse entre, d’une part, le niveau de la dette publique et l’absence de ressources budgétaires et, d’autre part, l’impossibilité d’imposer les contribuables très riches comme les autres en raison de la menace de leur exil fiscal. Je me retrouvais, pardonnez-moi l’expression, dans la quadrature du cercle.

Je disais à mon entourage : « Si Macron est élu, dans six mois la France est dans la rue »

J’ai donc souhaité mener un travail de réflexion en partant de la question de la dette. J’ai étudié le budget de l’État. Je me suis d’abord dit « Où est-ce que je peux réaliser des économies ? ». Je me suis rendu compte que même en supprimant la moitié des élus en France, ce n’était pas cette mesure qui allait réduire le niveau de la dette. Je me suis donc penché sur le deuxième poste de dépenses de l’État : les intérêts de la dette. J’ai commencé à creuser le sujet, ne comprenant pas forcément la légitimité de la dette. Finalement, à qui on doit cet argent ? On le doit à des personnes privées à qui l’État souverain a emprunté. J’ai déroulé la pelote et grâce à ces recherches, j’ai commencé à lire Frédéric Lordon, Jacques Sapir et Emmanuel Todd pour ne citer qu’eux. Trois années ont été nécessaires pour mener ma réflexion et construire une pensée cohérente.

Cette construction personnelle m’a permis d’avoir une grille de lecture plus fine de l’actualité politique. J’avais évidemment identifié qu’Emmanuel Macron serait une catastrophe. Je disais à mon entourage : « Si Macron est élu, dans six mois la France est dans la rue ». Cela me semblait évident puisqu’on partait d’une fracture énorme qui s’était approfondie entre 2012 et 2017. En 2012, les partis d’opposition, que je regroupe grossièrement derrière Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et quelques autres petits partis, obtenaient 30%. En 2017, si on prend ces deux forces et qu’on y ajoute Nicolas Dupont-Aignan ou encore François Asselineau on atteint pratiquement les 50%. Ce score est plus élevé que celui d’Emmanuel Macron et François Fillon réunis qui prônaient tous deux la poursuite de la politique catastrophique que l’on subit depuis des dizaines d’années.

Quand le mouvement des gilets jaunes a démarré, j’étais un peu surpris du choix pris par la presse qui a été celui d’une forte médiatisation. C’était surprenant pas tant par l’ampleur de cette médiatisation que par la prise de conscience très tardive de ce qui se passait en France. J’ai très rapidement su que cela n’allait pas concerner uniquement la taxe carbone et que cela allait vite dépasser la journée du 17 novembre 2018. Je me suis donc déplacé le 17 novembre, près de chez moi, où il y avait des points de blocage. J’ai parlé un peu avec les gens et c’est là que j’ai compris qu’ils seraient toujours là le lendemain.

« Mon rôle est exclusivement de défendre le mouvement dans les médias et de porter ses revendications »

Je tentais initialement de faire converger le mouvement des avocats avec celui des gilets jaunes car nous étions en pleine réforme de la justice. Je voulais symboliquement faire porter à mes collègues avocats le gilet jaune par-dessus la robe mais, je dois le concéder, j’ai lamentablement échoué.

J’y suis donc retourné le lendemain ainsi que les jours suivants. Au bout d’une dizaine de jours, il y avait une réunion publique. C’était l’occasion de pouvoir prendre la parole. Par la suite qu’on m’a demandé d’être porte-parole du rond-point de la Motte. Le rond-point des Vaches puis celui du Zénith m’ont demandé la même chose. Je suis donc devenu progressivement porte-parole bien qu’il soit exclu que je discute ou négocie avec le gouvernement. Ce dernier prétendait à l’époque instituer des interlocuteurs pour dialoguer ou négocier, alors que chacun savait que les gilets jaunes n’en avaient nullement la volonté. Mon rôle est exclusivement de défendre le mouvement dans les médias et de porter ses revendications.

LVSL – Vous parliez d’auteurs que vous avez lu. Pourriez-vous revenir sur ceux qui ont le plus structuré votre pensée politique et votre vision du monde ?  

FB – Emmanuel Todd, bien évidemment. J’aime beaucoup également Frédéric Lordon. J’ai beaucoup lu et écouté Jacques Sapir. Si j’en avais trois à sélectionner, je choisirais ces trois auteurs car ce sont ces derniers qui m’ont permis de mieux construire mon identité politique.

LVSL – Par rapport aux gilets jaunes, bien que le mouvement soit très hétérogène, pourriez-vous revenir sur les valeurs, les combats et les revendications qui se distinguent au sein du mouvement ?

FB – Je dirais d’emblée que s’agissant des valeurs, c’est la fraternité qui est revenue au premier plan sur les ronds-points. On entendait souvent ces mots : « On a récupéré la fraternité. Maintenant nous allons devoir récupérer la liberté et l’égalité ». Après, je pense également que ce que revendique le mouvement est un droit à la dignité et au respect. Ces demandes sont une réponse à l’injustice fiscale et sociale que vivent les gens au quotidien.

Il faut ajouter à cela la forme insultante et méprisante que le président de la République a adoptée depuis le début de son quinquennat, et même auparavant lorsqu’il était ministre de l’Économie. Nous avions eu droit aux illettrés de GAD ou encore au « Faut bosser pour se payer un costard. » Les fainéants, les gaulois réfractaires au changement, les cyniques… Tous ces propos ont profondément meurtri les gens. C’est en partie pour cette raison qu’il y a aujourd’hui une haine aussi viscérale qui s’exprime à l’encontre de la personne d’Emmanuel Macron. Il incarne le mépris de classe à lui tout seul.

Concernant les revendications, il y a les deux grandes orientations. La première est la volonté d’instaurer de la démocratie directe, qui passe par le Référendum d’initiative citoyenne (RIC). Cela montre surtout que les gens estiment qu’ils ont été trahis depuis une quarantaine d’années par leurs représentants élus de droite comme de gauche. Désormais, ils considèrent que puisque tous nos élus ne poursuivent plus l’intérêt général, ils vont faire à leur place ce qu’ils n’ont pas su faire, et ils ne pourront pas faire pire qu’eux.

Pour ce qui est de l’injustice fiscale et sociale, je définis synthétiquement la revendication de la manière suivante : « La politique doit servir les intérêts des 99% et non plus des 1% les plus riches ». On comprend alors toutes les revendications catégorielles : revalorisation du SMIC et des salaires en général, des retraites, de l’ allocation adulte handicapé, le dégel du point d’indice des fonctionnaires, la suppression de la TVA sur les produits de première nécessité, etc.

Pour financer ces mesures, la première étape est de remettre en cause les dispositifs fiscaux injustes au bénéfice des ultras-riches, comme l’ISF, la Flat Tax, l’Exit Tax ou encore le CICE pour les grandes entreprises.

LVSL – Vous faites partie des leaders qui sont identifiés chez les gilets jaunes. Un sondage d’Éric Drouet est sorti il y a quelques jours et vous place comme le porte-parole du mouvement. Quels sont vos rapports avec les autres leaders du mouvement et comment essayez-vous de fédérer ?

FB – Le mouvement ne veut pas de leader. Il n’y a personne qui prend de décisions pour les autres. Moi je suis porte-parole, c’est le mandat qui m’a été donné et il consiste à porter le message dans les médias. Éric Drouet a réalisé un sondage, certes sans me consulter, mais je ne souhaite pas lui jeter la pierre. Maintenant je suis très réservé et en l’état ça ne me paraît pas être une très bonne idée. Premièrement, en raison du fait qu’il n’a jamais été question que je sois le seul porte-parole national.

Demain s’il doit y avoir des porte-paroles, cela doit être un collectif. Depuis l’origine, notre force est d’avoir plusieurs voix représentant les divers profils qui composent le mouvement. C’est cette diversité qui a permis de fédérer très largement. Après, c’est bien d’avoir le titre de leader, mais quel est l’intérêt ? Est-ce que cela sert le mouvement ? Je ne le crois pas. D’autant plus que depuis l’origine, l’exécutif n’a aucune envie de négocier. Il ne répond que sur le terrain de la répression policière et judiciaire pour essayer d’étouffer le mouvement. Enfin, nous ne sommes pas en capacité d’avoir un processus de désignation qui soit légitime.

On va donc se retrouver avec deux critiques. La première, d’une partie des gens en interne qui, à juste titre, vont considérer que les portes paroles ne sont pas légitimes car tout le monde n’a pas pu s’exprimer à ce sujet. La seconde, faite par les médias pour les mêmes raisons. Je vais donc passer cinq ou dix minutes à essayer de justifier cette décision alors que ce ne sera pas justifiable.

“Demain s’il doit y avoir des porte-paroles, cela doit être un collectif”

Le pire, c’est qu’en faisant cet exercice, je ne pourrai même plus jouer le rôle de celui qui porte les revendications des gilets jaunes. D’une manière générale, nous ne sommes pas légitimes de désigner des messagers. En revanche, on peut essayer de légitimer un message. C’est pour cela que j’ai poussé pour une charte des gilets jaunes afin de fédérer un message commun. Le projet est en bonne voie puisque plus de 105 000 personnes ont voté en ce sens avec 92% d’approbation.

LVSL – Nous aimerions rebondir sur la notion de souveraineté qui revient souvent dans votre argumentaire. Comment définiriez-vous la souveraineté ? quel est le lien avec les gilets jaunes et une éventuelle conquête du pouvoir ? 

FB – Nous connaissons tous la définition de la démocratie. On sait par ailleurs, malgré l’étiquette négative qu’on lui donne, qu’il n’y a pas de démocratie sans souveraineté. Charles De Gaulle expliquait que la démocratie se confondait, pour lui, exactement avec la souveraineté nationale. La démocratie est le terme qui renvoie au peuple, tandis que la souveraineté se réfère à l’État.

“Tant qu’on restera dans ces traités, nous serons bloqués car il est impossible de modifier notre politique économique.”

Ce dernier doit donc être souverain car il reçoit la délégation de pouvoir du peuple. Le pouvoir doit par conséquent être détenu par l’État car, à défaut, le peuple en est de facto dépossédé. Aussi, la souveraineté est au cœur des problématiques que nous rencontrons actuellement. On a consenti de telles délégations de souveraineté à l’Union européenne qu’aujourd’hui nous ne sommes plus maîtres de notre politique budgétaire, monétaire et commerciale. Tant qu’on restera dans ces traités, nous serons bloqués car il est impossible de modifier notre politique économique.

C’est la raison pour laquelle on a beau voter à droite ou à gauche, on arrive toujours à la même politique : la recherche de la croissance au profit de quelques-uns et l’austérité pour tous les autres.

Comment faire pour modifier cette trajectoire ? Je pense qu’à un moment ou un autre il faudra prendre le pouvoir par les institutions. Mon rôle ici est de générer de la sympathie dans l’opinion publique à l’égard du mouvement. Mais c’est également de faire de l’éducation populaire pour élever le niveau de conscience et qu’on traite réellement cette question des traités européens. Il faut que nous essayions de faire sauter le couvercle qui a été mis ces dernières années avec des phrases comme : « Si on sort de l’Union européenne c’est le chaos, si on sort de la zone euro c’est le chaos ». D’ailleurs, Macron nous explique aujourd’hui que nous n’avons pas le choix : nous devons voter pour lui sinon c’est le chaos.

LVSL – Justement, en matière économique, quelles seraient les mesures à prendre d’urgence ?

FB – L’urgence, actuellement, sans même parler des traités européens, est de rétablir l’ISF, mais en faisant une exonération à 100% pour les sommes qui s’investissent dans le capital des PME. Puis on relève le seuil de l’imposition à deux millions d’euros pour épargner les « petits riches » qui ont hérité d’un patrimoine immobilier, qui n’ont pas forcément de gros revenus mais qui sont imposés en raison de l’inflation des prix de l’immobilier.

Il faut en revanche imposer les ultra-riches qui ont un patrimoine composé essentiellement de valeurs mobilières (épargne et actions). Cependant, on les exonère dès que ce patrimoine est investi dans l’économie. On conditionne cette exonération à son action dans l’économie réelle. Là, depuis la suppression de l’ISF, ils sont exonérés alors même qu’ils n’investissent pas dans l’économie, et peuvent donc librement spéculer sur les marchés financiers.

Par ailleurs, en 2019, le CICE coûte pas moins de 40 milliards d’euros dont 20 milliards destinés aux grandes entreprises. Il faut réserver ce dispositif aux PME afin que celles-ci dégagent d’une part des marges, et d’autre part soient en capacité de supporter des augmentations de salaires. Il faut aussi supprimer la flat tax qui bénéficie en très large partie aux actionnaires du CAC 40. Au total, cela permettrait d’injecter environ 30 milliards d’euros dans l’économie réelle, qui à ce jour ne sert que la spéculation financière. Ce sont des mesures d’urgence, qui ne sont pas suffisantes mais qui auraient le mérite de remettre à plat certains choix économiques et surtout fiscaux.

Après, il faut préparer la sortie des traités européens pour reprendre le pouvoir sur la création monétaire, afin d’emprunter à taux 0. Ce qui fait que demain, nous n’aurions plus à payer les 40 milliards d’euros d’intérêts par an.

Au total, cela fait 70 milliards d’euros. Ce qui fait que la question du déficit public (75 milliards environ) est réglée. Il faudra ensuite prendre toute une série de mesures pour lutter contre l’évasion fiscale. C’est à peu près entre 80 et 100 milliards d’euros par an. Pour que cela soit effectif, il faudrait redonner des moyens aux services fiscaux, mais également fixer des peines planchers de trois ans de prison ferme. Nous devons remettre de la coercition pour que la loi retrouve son effet dissuasif et pour en finir avec le sentiment d’impunité des délinquants en col blanc. Il faut réinstaurer par ailleurs un contrôle plus fort sur la circulation et le mouvement des capitaux.

On constate d’ailleurs que l’un des problèmes majeurs en interne est que l’évasion fiscale se pratique au sein de l’Union européenne. Il faut donc inverser la charge de la preuve, en obligeant toute société ou toute personne qui réalise une grosse transaction à expliquer aux services fiscaux pourquoi il y a eu un tel mouvement, son origine, etc. Après, ne rêvons pas, la lutte contre l’évasion fiscale ne se fera pas en deux mois.

LVSL – À cet égard, est-ce qu’il faut nationaliser certaines entreprises ?  

FB – Oui, on peut commencer par renationaliser les autoroutes. Nous pouvons arrêter la privatisation d’ADP et de la FDJ. Tous ces biens qui rapportent de l’argent à l’État doivent être renationalisés. De manière plus générale, il ne faut ni être dans le dogme de tout nationaliser ni dans celui de tout privatiser. Simplement, il faut cibler les secteurs stratégiques où l’État a intérêt à être aux commandes.

La sortie des traités européens permettrait également d’octroyer des aides d’État qui seraient stratégiques pour certaines entreprises, ce qui est actuellement interdit, puisque nous porterions atteinte à la concurrence libre et non faussée.

LVSL – Vous avez finalement une vision assez keynésienne de l’économie…

FB – Oui, bien sûr. Mais, c’est très simple, il faut accepter une chose évidente qui est que nous sommes dans une économie mixte. Il y a le privé et il y a l’État. Ce dernier a vocation, lorsque le privé ne remplit pas sa part, qu’il y a une hausse des inégalités et du chômage, à intervenir dans l’économie pour la relancer et réduire les inégalités. Il agit comme un régulateur, où il est actif en fonction de l’état du marché et peut de nouveau se retirer lorsque l’économie se porte mieux. Au lieu que nous subissions de très grandes variations avec les crises, bien mises en évidence par les cycles économiques, l’État est là pour atténuer ces variations et stabiliser l‘économie.

LVSL – Comment envisagez-vous la suite pour le mouvement des gilets jaunes et pour vous-même ? Après les gilets jaunes, que pensez-vous faire ?

FB – Pour être très franc, je ne sais pas. La question derrière, c’est : « Est-ce que vous allez au suffrage ? ». Moi j’essaierai toujours d’aller là où on est le plus efficace pour changer la politique dans ce pays. Peut-être qu’un jour cela passera par le suffrage, mais il faudra qu’il y ait des conditions. Je ne souhaite pas faire de compromis avec mes convictions. Ce qui m’importe est que les idées arrivent au pouvoir. Peut-être que ça ne passera jamais par le suffrage et que je finirai d’écrire le livre que j’avais commencé à rédiger avant le début du mouvement. Peut-être que je ferai une chaîne YouTube, avec de l’éducation populaire pour mener le combat des idées.

Une fois que nous changeons les esprits, alors l’électorat change. Les conditions de l’élection ne sont plus les mêmes. Vous permettez à d’anciens endormis d’être émancipés et de faire revenir un certain nombre d’abstentionnistes qui vont ensuite voter de manière éclairée. Vous permettez aussi à d’autres, jusqu’à présent tournés vers des partis conservateurs, de voter pour d’autres programmes et idées. C’est avant toute chose ce travail qu’il faut mener et arrêter de voir simplement l’électorat comme des parts de marchés, ce qui est très souvent présenté de la sorte par les médias traditionnels.

La politique, c’est un exercice de conviction. Or, beaucoup de gens pensent que la politique se résume à des étiquettes de partis et à des personnalités politiques alors qu’il faut mettre les idées au premier plan. Il faut se saisir de cette extraordinaire occasion permise par le mouvement qui est de réinsérer de la politique dans les discussions, afin d’élever le niveau de conscience et faire de l’éducation populaire. En quelques mois, on a vu une progression considérable à ce niveau.

LVSL – Pour terminer, quelles sont vos orientations en matière de politique écologique ?

FB – Vous savez, je ne suis pas un spécialiste de l’écologie. Mais, il y a un constat très simple : l’impasse dans laquelle nous conduit l’idéologie néolibérale. Je n’apprécie pas forcément le terme car dans néolibéral, il y a le suffixe libéral qui renvoie à la liberté. Les gens qui ignorent la signification de cette idéologie estiment spontanément que la liberté, c’est beaucoup mieux que la prison. Ce terme ne décrit pas réellement ce que l’on vit quotidiennement. Il y a un terme que je préfère, celui de la dictature des ultras riches. Quand il y a des règles, c’est exclusivement dans leur intérêt et quand il n’y en a pas, c’est aussi dans leur intérêt.

Pour revenir sur cette chose très simple : nous sommes enfermés dans cette logique de croissance. La croissance permet d’imaginer qu’il y a un gâteau, qu’on ne peut changer la clef de répartition de celui-ci et que les plus riches prennent la majorité des parts. La seule solution consiste donc à augmenter le gâteau pour que les plus riches s’enrichissent encore plus et que les autres gagnent un peu plus. Pour augmenter le gâteau, on nous explique qu’il faut en donner encore et encore aux plus riches car ce sont eux qui créent et investissent dans l’économie.

“À partir du moment où on ne peut plus viser la croissance indéfiniment, il va falloir changer la clef de répartition du gâteau.”

Or, avec l’écologie, cette conception est terminée. On ne peut plus viser la croissance infinie avec des ressources qui sont limitées. Avec cet état de fait, on arrive à la situation où les gens n’acceptent plus qu’il y ait autant d’inégalités car il n’y a plus de croissance à terme.

À partir du moment où on ne peut plus viser la croissance indéfiniment, il va falloir changer la clef de répartition du gâteau. L’écologie permet, à mon avis, d’anéantir totalement l’idéologie néolibérale. Stratégiquement, cela permet d’aller convaincre les classes moyennes supérieures qui au départ sont réticentes à changer de modèle car elles en sont les gagnantes sur le plan matériel et individuel. L’écologie les oblige à penser l’intérêt général, l’avenir de leurs enfants et des générations futures. Elles sont amenées à s’interroger sur le modèle de la croissance. Ainsi, par ce prisme de l’écologie, elles arrivent à remettre en cause l’idéologie néolibérale, ce qui leur permet de rejoindre ceux qui sont dans la misère et qui réclament une répartition des richesses équitable.

En somme, l’objectif est que chacun comprenne qu’opérer la transition écologique est une impérieuse et urgente nécessité, mais que la condition préalable est d’instaurer une répartition des richesses équitable.

L’antispécisme est un écosocialisme

Marche des écosocialistes des Democratic Socialists of America, Washington, mars 2019

Figure de proue de la philosophie antispéciste, le mode de vie végane n’en finit plus d’agiter les débats. Philosophiquement situé entre conséquentialisme et déontologisme, l’antispécisme a une histoire intimement liée à la pensée socialiste et mérite, à l’aune des combats écologiques du XXIe siècle, de figurer dans le corpus intellectuel de l’écosocialisme d’aujourd’hui.
Mis à jour le 05/07/2019


 

L’animal, un individu ? Retour sur les fondements de la pensée antispéciste

Introduit en 1970 par le Britannique Richard Dudley Ryder, l’antispécisme affirme que l’espèce n’est pas un critère pertinent pour décider de la considération morale que l’on accorde à un animal. À ce titre, le mouvement antispéciste lutte pour étendre le principe fondamental d’égalité de considération des intérêts aux membres des autres espèces.

Portrait de Jeremy Bentham (1748-1832) par Henry W. Pickersgill, 1829

Si l’on trouve à toutes les époques des plaidoyers pour le végétarisme (régime qu’on a longtemps appelé « pythagoricien », en référence au mathématicien), c’est Jeremy Bentham, père de l’utilitarisme, qui a, dans une note de bas de page du chapitre XVII de son Introduction aux principes de morale et de législation, rédigé ce qui est devenu au fil du temps l’un des textes emblématiques de la pensée antispéciste.

« Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale acquerra ces droits qui n’auraient jamais pu être refusés à ses membres autrement que par la main de la tyrannie. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort.

Et quel autre critère devrait marquer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être celle de discourir ? Mais un cheval ou un chien adultes sont des animaux incomparablement plus rationnels, et aussi plus causants, qu’un enfant d’un jour, ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais s’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas : Peuvent-ils raisonner ? ni : Peuvent-ils parler ? mais : Peuvent-ils souffrir ? »[1]

Prenant à témoin la lutte contre l’esclavage, Bentham dessine les contours d’un nouvel individualisme dans lequel l’animal aurait toute sa place. Mieux encore, il bat en brèche les arguments qui font de l’animal un être incapable d’assumer une quelconque responsabilité : bien des êtres humains n’en sont capables (nouveaux-nés, personnes en situation de handicap mental…) ; sont-ils pour autant déchus de leurs droits fondamentaux ?

John Stuart Mill, élève du philosophe précité, se limitera quant à lui à un cours passage de son « Utilitarisme » pour mettre en exergue la somme des souffrances que l’on inflige aux animaux.

« Rien n’est plus naturel pour les êtres humains, ni, jusqu’à un certain point dans la culture, plus universel, que d’estimer les plaisirs et les douleurs des autres comme méritant d’être considérés exactement proportionnellement à leur ressemblance avec nous-mêmes. […] Certes, toute pratique cause plus de douleur aux animaux que de plaisir à l’homme ; cette pratique est-elle morale ou immorale ? Et si, exactement comme les êtres humains lèvent la tête hors du marécage de l’égoïsme, ils ne répondent pas d’une seule voix “immoral”, que la moralité du principe d’utilité soit condamnée à jamais. »[2]

Peter Singer, philosophe lui aussi utilitariste, se détache de l’utilitarisme hédoniste de Bentham et Mill. Introduit par Richard M. Hare, l’utilitarisme des préférences a pour objectif de maximiser les préférences des individus — en l’occurrence, dans le cas des animaux : la préférence de ne pas souffrir. Dans les faits, cela reste relativement proche de l’utilitarisme benthamien dans le sens où la somme des souffrances (la mise à mort, qu’elle soit jugée « sans souffrance » ou non) ne vaut pas la somme des plaisirs (le plaisir gustatif).

Opposé à l’utilitarisme de Singer, Tom Regan s’inspire de l’impératif catégorique kantien en partant du postulat que tous les êtres vivants, qu’ils soient jugés rationnels ou non, tiennent à leur vie (les images montrant des animaux fuyant l’abattoir ne manquent pas). Ainsi, selon Regan, ces « sujets-d’une-vie » ne doivent pas être traités comme des moyens pour les fins des autres : le fait d’avoir conscience d’être sujet d’une vie est un critère suffisamment pertinent pour qu’on lui attribue une considération morale conséquente.

Cette considération morale que nous devrions accorder aux animaux « sujets-d’une-vie » semble faire écho à ce que disait le philosophe du droit italien Cesare Goretti en 1928 : subodorant que l’animal dispose d’une conscience morale (ce que les travaux d’éthologie finiront par démontrer), ils sont dès lors « sujets de droit »[3].

Post-cartésianisme

Au regard des schèmes antispécistes, la « liberté de manger de la viande » implique la négation d’une liberté fondamentale dont devrait disposer les animaux : celle de vivre. Ce paradigme se heurte néanmoins à de nombreuses objections, du concept « d’animal-machine » cartésien aux assertions dites « mentaphobes » (nous reviendrons sur ce terme) jusqu’au sophisme des « animaux qui se tuent entre eux » (les animaux commettent des actes de torture et de viol — cela nous autorise-t-il à en faire autant ?). Sur le plan religieux, la religion catholique oppose également humanité et règne animal :

« Puis Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer et sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre”. » — Genèse 1:26

Ainsi, le prêtre oratorien et théologien français Nicolas Malebranche, disciple de Descartes, poussera à son paroxysme la thèse de l’animal-machine. Battant son chien et voyant le pauvre animal hurler, il s’exclama : « Regardez ! C’est exactement comme une horloge qui sonne l’heure ! »

Si la dimension caricaturale (mais hélas véridique) de la scène précédente paraît aujourd’hui inconcevable, le post-cartésianisme semble bien ancré dans le monde actuel : l’animal-machine a cédé sa place à l’animal-marchandise et ce quelle que soit l’espèce et la finalité recherchée dans la consommation d’animaux : on achète un chien pour en faire un membre de la famille alors qu’à quelques milliers de kilomètres, on l’achète pour s’en repaître ; ce qui est valable avec le chien l’est également avec la vache. Nous avons transposé l’animal-machine dans notre dimension économique et avons légitimé l’exploitation animale par un argumentum ad antiquitatem (argument d’historicité : “L’humain a toujours mangé de la viande”) et une entorse à la “loi de Hume” en inférant un “être” à un “devoir-être” (L’humain est par nature omnivore, donc il doit se nourrir de tout).

Objection de conscience

Longtemps niée, les travaux de l’éthologue américain Donald Griffin ont permis de démontrer l’existence d’une conscience animale (Alain en parle remarquablement bien dans « Les Dieux », paru en 1934)[4]. Cette longue période de négation n’est d’ailleurs pas sans rappeler la fameuse « controverse de Valladolid ». Dans un excellent ouvrage paru en 2014[5], le docteur en droit David Chauvet revient longuement sur les travaux de Donald Griffin afin de contredire la pensée (post-)cartésienne de « l’animal-machine » et les spéculations béhavioristes : les animaux sont doués de conscience, interagissent avec leur environnement, sont doués de mémoire et savent utiliser des « outils ».

En dépit de cela, notre société dichotomique (et le droit qui en découle) ne se préoccupe que de certaines catégories d’animaux. Ségrégués, ils sont à la fois compagnons et ressources ; certains, comme chiens et chats, ont notre bienveillance et la loi pour les protéger tandis que nous n’en avons cure des autres : une personne ordinaire se verrait punie par la loi si elle gardait ses chiens dans des cages étroites. Un industriel qui fait de même avec des cochons (dont l’intelligence est comparable à celle du chien) reçoit quant à lui des subsides de la part de l’État.

Martha Nussbaum, professeuse de droit et d’éthique à la faculté de droit de l’université de Chicago.

Souhaitant éliminer cette asymétrie, la philosophe américaine Martha Nussbaum consacre un chapitre intitulé « Au-delà de la compassion et de l’humanité : justice pour les animaux non-humains » dans son ouvrage “Frontier of justice : disability, nationality, species membership” (2006). Dans ce dernier, elle aborde la « théorie de la justice » de John Rawls qui, n’incluant que les seules personnes humaines, commet l’erreur de nier l’existence d’une réciprocité chez les animaux.

« Si les êtres humains ont le droit d’être capables de vivre en se souciant des animaux, des plantes, de la nature, et de tisser des relations avec eux alors les animaux y ont également droit, avec des espèces différentes de la leur, y compris l’espèce humaine, et le reste du monde naturel. Cette capabilité, lorsqu’elle est considérée du double point de vue de l’homme et de l’animal, appelle à former graduellement un monde interdépendant, où toutes les espèces pourront tisser des relations de coopération et d’entraide. La nature ne fonctionne pas ainsi, et ne fonctionnera jamais ainsi. Il faut donc souhaiter, d’une manière générale, que le juste supplante progressivement le naturel. »

En effet, pour le célèbre philosophe de Harvard, les animaux ne peuvent prétendre à être traités conformément aux principes de la justice puisque la réciprocité est une des conditions sine qua non du contrat social : on retrouve ce postulat, inter alia, chez Francis Wolff[6], connu pour être son opposition au droit animal. Rawls admet cependant que nous avons des devoirs moraux directs envers les animaux : la conception morale rawlsienne s’apparente à une morale déontologique de type kantien.

En soutenant l’approche par les capabilités (mais sans pour autant prendre position en faveur de l’antispécisme), Nussbaum reconnaît aux animaux un droit à la vie. Toutefois, dans le même ouvrage, se questionnant sur la viabilité d’une alimentation végétarienne, elle admettra la possibilité de « bien traiter l’animal pendant sa vie et le mettre à mort sans douleur » tout en préférant, dans un premier temps, que l’on puisse parvenir à garantir toutes les capabilités humaines sans qu’aucune capabilité de l’animal ne soit violée.
La problématique de la réciprocité dans le cadre de la théorie d’un contrat social a donc conduit les philosophes vers un droit animal qui ressemble à s’y méprendre à un impératif catégorique.

Écologie et socialisme

L’écueil persistant entre les philosophes du contrat social et du droit animal concerne les cas marginaux de réciprocité : là où les philosophes du droit animal avancent que les êtres humains incapables de réciprocité sont tout de même sujets de droit, on leur oppose ad rem l’argument selon lequel ce sont les caractéristiques typiques de l’espèce qui détermine les droits dont elle dispose. C’est précisément la définition du spécisme.

S’abstenir d’exploiter et de faire consciemment du mal aux animaux s’apparenterait donc à devoir proche d’un impératif catégorique, à la différence près que là où Kant, dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, voyait les animaux comme des choses « dont on peut disposer à sa guise », l’antispécisme voit dans l’espèce humaine une espèce supérieure douée de raison qui se doit de ne pas nuire inutilement à d’autres êtres doués de conscience et de sensibilité. Là où d’aucuns voient dans l’antispécisme un anti-humanisme, des socialistes y voient un humanisme « augmenté » dans le sens où la lutte des classes devrait unir masse laborieuse et animaux de labeur, à l’instar de Charles Gide qui, dans la revue socialiste, écrivait :

« Je veux ici plaider la cause d’une classe particulière de travailleurs et de salariés — classe nombreuse car ses membres se comptent par millions ; — classe misérable car, pour obtenir de quoi ne pas mourir de faim, ils sont assujettis au travail le plus dur, à la chaîne et sous le fouet ; — classe qui a d’autant plus besoin de protection qu’elle est incapable de se défendre elle-même, n’ayant pas assez d’esprit pour se mettre en grève et ayant trop bonne âme pour faire une révolution ; je veux parler des animaux, et en particulier des animaux domestiques. Il semble que les travailleurs-hommes devraient avoir certains sentiments de confraternité pour les travailleurs-animaux, ces humbles compagnons de leurs travaux et de leurs peines […]. Je ne sais pas trop si les animaux sont nos frères par les lois de l’hérédité et par le fait d’une commune origine ; mais ce que je sais bien – et cela me suffit – c’est qu’ils sont nos frères par le fait d’une association indestructible dans le travail et dans la peine, par la solidarité de la lutte en commun pour le pain quotidien. »[7]

Contemporain de Charles Gide, un écrivain anglais et militant socialiste du nom de Henry Stephens Salt[8] rencontrait à la même époque un certain George Bernard Shaw : tous deux membres de la Fabian Society, ils partageaient un intérêt commun pour le socialisme et le végétarisme. Pour le premier comme pour le second, l’opposition à l’abattage et à la vivisection étaient un impératif moral ; en outre, Salt dénonçait vertement la « dissonance cognitive », c’est à dire cette indignation sélective que nous ressentons pour le sort de certains animaux :

« Il est grand temps de se préoccuper de la question du bien-être animal, selon un principe rationnel et éclairé, d’arrêter de passer ainsi vainement d’un extrême à l’autre : de l’indifférence absolue d’une part à des élans de compassion spasmodiques et partiels de l’autre. »[9]

Végétarisme, féminisme et patriarcat

Women’s Freedom League caravan tour, Charlotte Despard et Alison Neilans sont à la fenêtre, 1908.

À la même époque, la Women Freedom League, une organisation politique féministe et socialiste composée de suffragettes prônait une certaine intersectionnalité en défendant leur cause pour le droit de vote des femmes tout en suivant pour la plupart un régime végétarien : l’historienne Leah Leneman, dans son ouvrage “The awakened instinct: vegetarianism and thewomen’s suffrage movement in Britain”, rapporte par ailleurs que de nombreuses suffragettes étaient végétariennes avant même la constitution de la WFL. C’est ainsi qu’ouvrit en 1916 le Minerva Café dans le district de Holborn, à Londres, lequel servait de « délicats déjeuners végétariens ».

« Le végétarisme vise directement, comme nous, les femmes, à l’abolition de l’incorrigible doctrine de la force physique. […] Le végétarisme est avant tout une question féminine. C’est horrible de penser que les femmes devraient avoir à manipuler et à cuire de la chair morte. »

Menées par la végétarienne Charlotte Despard, les membres de la Ligue refusaient de payer leurs impôts en raison de l’absence de représentativité des femmes, s’opposaient à la vivisection et voyaient dans le suffrage des femmes et le végétarisme une lutte liée contre l’ordre patriarcal. Leur lutte n’aboutit hélas qu’en 1918.

Cette convergence entre végétarisme et féminisme (et socialisme) sera explicitée dans « La politique sexuelle de la viande » publié en 1990 par Carol J. Adams. Dans cet ouvrage, l’autrice met en exergue l’exercice de la domination masculine à travers la consommation de chair animale : une consommation « consumation » pour reprendre l’expression baudrillardienne ; potlatch moderne, les destructions somptuaires de notre société de consommation n’épargne ni les animaux, ni les femmes. Réifié·e·s, réduit·e·s à l’état de biens de consommation (« viande à viol »), animaux et femmes paient le tribut d’une masculinité qui dénie la capacité des intéressé·e·s à être perçu·e·s comme des êtres à part entière. Adams a théorisé ce processus d’invisibilisation et d’objectification à travers le concept de « référent absent ». L’animal, détruit et façonné en denrée consommable est le référent absent de la viande. Il est invisibilisé : une invisibilisation que pratique la société patriarcale à l’égard des femmes, abaissées au rang d’objets corvéables et, également, consommables. À l’inverse, l’absence de consommation de chair animale est souvent considérée comme une entreprise d’« émasculation », signe d’une « fragilité ». C’est ce que Carol Adams met en avant en accompagnant son travail de publicités qui entretiennent les stéréotypes de genre et qui présentent la viande comme une affaire d’hommes. Entre poulet anthropomorphe mi-femme en bas-résilles mi-poulet et burgers rappelant des “seins”, ces liens symboliques sont rappelés par Kate Stewart et Matthew Cole dans leur article “Meat is masculine: how food advertising perpetuates harmful gender stereotypes” publié sur le site The Conversation.

Cette notion de référent absent semble être perçue par les végétariennes (à l’image des suffragettes sus-mentionnées) : pour rappeler que sont consommés des animaux morts, elles se réfèrent à un vocabulaire violent, en prise avec la réalité dans toute son horreur. Plutôt que d’utiliser des termes tels que « aliments riches en fer », « délectable », elles utilisent des expressions comme  « portions partiellement incinérées d’animaux mort » ou « non-humains abattus ». Ce rappel historique permet à l’autrice de partager avec son lectorat un exemple personnel permettant d’inverser notre perception de la viande :

« Lui : Je ne peux plus fréquenter de restaurants italiens avec toi, puisque je ne peux plus commander mon plat préféré : l’escalope de veau au parmesan.
Elle : Le commanderais-tu s’il s’appelait morceaux de petits veaux anémiques dépecés ? »

À travers le travail d’Adams, critique éloquente et virulente de l’oppression patriarcale, c’est la critique du capitalisme qui se dessine : la dénonciation d’une société d’abondance, de consommation déraisonnée, un monde où la domination masculine s’est arrogée le droit de traiter les corps féminins comme des biens et des moyens de production.

Aldo Capitini, « libéralsocialiste », anticapitaliste et promoteur du végétarisme

Dans l’Italie du mitan du vingtième siècle, celui que l’on surnommera le « Gandhi italien » se fait précurseur de l’écologie politique. Théoricien du « libéralsocialisme » (courant contemporain au « socialisme libéral » de Carlo Rosselli, ils sont souvent confondus, lorsqu’ils ne sont pas dévoyés en courants précurseurs du social-libéralisme), Capitini était végétarien et appelait au respect des animaux et des végétaux. Entre sobriété et autolimitation des besoins, Aldo Capitini préfigurait le courant altermondialiste et les théories portées par Ivan Illitch. S’appliquant à « ne pas tuer », sa rectitude morale s’accompagnait d’une certaine radicalité économique : le « libéralsocialisme » qu’il prônait était radicalement anticapitaliste et libertaire. La socialisation massive de l’économie devait selon lui répondre à l’injustice provoquée par le « vieux libéralisme » et sa propriété privée dogmatique tout en évitant les écueils qui furent ceux du communisme illibéral. Le socialisme comme mouvement émancipateur et libérateur devait ainsi se nourrir d’un libéralisme comme « libération de l’absolutisme » pour aboutir à un socialisme comme « libération du capitalisme ».[10]
Si Capitini incarne une pensée politique plus que jamais actuelle, l’auteur est hélas peu connu en dehors des frontières italiennes. Son appel à se libérer du capitalisme retrouve cependant un écho grâce aux tenants d’une convergence entre écologie, antispécisme et socialisme, une convergence rendue nécessaire par les désastres sociaux et environnementaux d’un capitalisme financiarisé et mondialisé.

L’écosocialisme au XXIe siècle

Muettes sur l’antispécisme, les associations écologistes et les partis politiques (parmi lesquels La France Insoumise, qui se revendique de l’écosocialisme) traitent la question animale par le prisme de l’écologie. À l’heure où les mouvements antispécistes sont régulièrement sur le banc des accusé·e·s pour répondre des « violences » qui leur sont reprochées, il paraît en effet difficile d’assumer une totale convergence sans se compromettre vis-à-vis de l’opinion publique, encore très circonspecte. Dans le paysage politique français, si des nombreuses personnalités de gauche agissent pour les animaux, Bastien Lachaud et Younous Omarjee (respectivement député et eurodéputé de La France Insoumise) détonnent de par leurs actes et propos : le premier s’est récemment introduit dans un élevage travaillant pour la marque Fleury Michon avec le mouvement DxE quand le second s’était fendu d’un tweet dénonçant « l’esclavage animal » à l’occasion du Salon de l’Agriculture 2018.
En réponse, le député LR Marc Le Fur, par ailleurs co-auteur de l’amendement n° 131 (visant à sanctionner l’« agribashing ») de la proposition de loi pour la lutte contre la haine sur Internet, avait expressément demandé au président de l’Assemblée nationale « de prononcer un rappel à l’ordre et prendre les sanctions attenantes » à l’encontre de Bastien Lachaud.

Du côté associatif, seule 269 Libération Animale fait figure d’exception et tend clairement vers la convergence des luttes. Là où d’autres partis et associations adoptent une posture monothématique et ne prennent pas position sur l’échiquier politique, Tiphaine Lagarde et Ceylan Cirik (qui ont fondé 269 Libération Animale) voient un lien évident entre antispécisme et socialisme, tout en regrettant que « la plupart des militants des droits des animaux ne sont pas dans une logique visant à subordonner la libération animale à un profond changement de modèle économique et social. »[11] Cette logique, le professeur et activiste écosocialiste Ashley Dawson la met en exergue en rappelant les enjeux environnementaux subséquents à l’exploitation animale. Alors que l’élevage s’avère être une catastrophe climatique de grande ampleur, consommateur d’eau et producteur de gaz à effet de serre, l’auteur revient sur la nécessité de l’écosocialisme en des termes forts :

« Si le courant dominant de l’environnementalisme a été coopté par les politiques néolibérales, à quoi ressemblerait un mouvement de conservation anti-capitaliste radical ? Il commencerait par réaliser que la crise d’extinction est à la fois un problème environnemental et un problème de justice sociale liés à une longue histoire de domination capitaliste sur les peuples, les animaux et les plantes. »[12]

Biens de consommation, moyens de production, ressources, trophées… : le monde animal n’a jamais cessé d’être considéré autrement qu’à travers un prisme dominant-dominé. Cette absence d’emmétropie dans la relation à l’animal a conduit l’être humain à se conduire en oppresseur et à réduire l’animal à l’état d’objet, de « bien meuble », et ce en dépit de toute considération éthique ou environnementale.

Au regard du défi écologique auquel est confronté l’espèce humaine, peut-être devrions-nous revenir à la philosophie benthamienne et à la convergence des luttes que Charles Gide appelait de ses vœux : la cohérence semble être la condition sine qua non d’un véritable projet écosocialiste.


[1] Jeremy BENTHAM, Introduction aux principes de morale et de législation, 1789
[2] John Stuart MILL, Utilitarisme, 1861
[3] Cesare GORETTI, L’animale quale soggetto di diritto, 1928.
[4] ALAIN, les Dieux, « Il n’est point permis de supposer l’esprit dans les bêtes, car cette pensée n’a point d’issue… », 1934.
[5] David CHAUVET, Contre la mentaphobie, 2014.
[6] Francis WOLFF, L’homme n’est pas un animal comme les autres, 2012.
[7] Charles GIDE, La revue socialiste, juillet 1888.
[8] Nous ne pouvons que renvoyer à l’excellent article des Cahiers Antispécistes consacré à l’auteur.
[9] Henry Stephens SALT, Animals’ Rights: Considered in Relation to Social Progress, 1892
[10] Aldo CAPITINI, Orientamento per une nuova socialità, 1943, in Nuova socialità e riforma religiosa, Rome, Einaudi, 1950, pp.91-96 (réédité in A. Capitini, Liberalsocialismo, Rome, edizioni e/o, 1996, pp.43-50). Voir aussi Carlo ROSSELLI, Socialisme libéral, traduit et présenté par S. Audier, 2009, p. 503.
[11] 269 Libération animale : « L’antispécisme et le socialisme sont liés » 1/2, revue-ballast.fr
[12] Ashley DAWSON, Extinction: a radical history, 2016 (traduction de l’auteur)