Les Coursiers Bordelais : une alternative concrète à l’ubérisation

Des membres de la coopérative Les Coursiers Bordelais
Les membres de la coopérative ont retrouvé la maîtrise de leur travail. © Les Coursiers Bordelais

À l’heure où sont souvent évoqués les dangers de l’ubérisation, des initiatives voient le jour pour proposer un modèle alternatif au capitalisme de plateforme. C’est dans cette dynamique que s’inscrit la démarche des Coursiers Bordelais, coopérative de livraison qui a vu le jour en 2017. Nous avons voulu leur donner la parole pour qu’ils dévoilent leur analyse du marché de la livraison et mettent en lumière la voie émancipatrice qu’ils contribuent à construire chaque jour, notamment avec l’aide de la Fédération de coopératives de livraison à vélo CoopCycle.

LVSL – Vous étiez livreurs pour des plateformes de type Deliveroo, Take it Easy ou Uber Eats, mais vous avez décidé de vous en écarter en fondant votre propre coopérative : Les Coursiers Bordelais. Comment vous présenteriez-vous en quelques phrases ?

Les Coursiers Bordelais – Au moment où on a commencé Les Coursiers Bordelais , on était trois coursiers dégoûtés des plateformes. Pourtant, on aimait le métier en lui-même. Le fait de livrer peut être satisfaisant en soi pour la sensation de liberté à vélo que ça procure, d’une part, et la dimension écologique, d’autre part.

Alors on a eu à cœur de continuer à faire ce qu’on aimait – livrer – mais en prouvant qu’il est à portée de main de le faire d’une manière alternative à celle du capitalisme de plateforme, c’est-à-dire en reprenant le contrôle sur notre propre travail. Dans cet esprit, notre initiative a d’abord pris la forme d’une association, puis on est rapidement devenus une SCOP (société coopérative de production).

Il faut croire que cette ambition de montrer qu’on peut continuer à livrer à vélo autrement n’est pas vaine, c’est même plutôt une réussite. Quand on a commencé, en novembre 2017, on était trois [Arthur Petitjean, Arthur Hay et Théo Melts]. Aujourd’hui, à peine trois ans plus tard, on compte déjà six salariés [se sont ajoutés Morgan Lamart, Clément Bread et Amandine Laborie].

LVSL – Justement, vous parlez de salariés et vous dites souvent que vous vous sentez bien plus libres depuis que vous l’êtes. En tous cas, vous ne regrettez pas l’indépendance que représente votre ancien statut d’auto-entrepreneur. Vous êtes donc plus libres dans le salariat que dans l’auto-entreprenariat [1] ?

LCB – Vous avez raison d’évoquer l’illusion de l’indépendance : quand on est contraint autant qu’on l’était, la liberté n’est qu’un mirage. Les plateformes exaltent publiquement le fait d’être « son propre patron » et de pouvoir travailler quand on veut. Mais tout ça n’est en vérité qu’un mensonge qui ne doit plus tromper personne.

D’abord, la ponction sur notre travail de livraison qu’opère la plateforme est telle que, pour vivre correctement, on ne livre pas simplement « quand on veut », mais plus que dix heures par jour et sans week-end. Le rythme effréné qu’on s’impose pour s’y retrouver financièrement peut vite nous faire péter les plombs.

Si on prend notre exemple, on note une différence considérable entre notre position en tant que salariés aujourd’hui, et notre ancienne position d’indépendants. A l’époque on n’avait aucune protection sociale digne de ce nom, pas de congés payés ni aucune assurance, et on travaillait énormément. En opposition à cette situation catastrophique, tous les salariés de notre coopérative peuvent compter sur huit semaines de congés payés, des tickets restaurant et un forfait mensuel d’une centaine d’euros pour couvrir nos réparations et l’entretien de notre matériel.

Ensuite, il faut rappeler que le salariat libère les travailleurs d’une rémunération à la tâche. Le caractère émancipateur de l’institution du salaire repose précisément sur le fait que la rémunération n’est pas fondée sur la stricte mesure de l’activité réalisée, mais bien plutôt sur le niveau de qualification rattaché au poste de travail occupé par le salarié. Dans l’institution du salaire, chaque poste de travail est ainsi associé à un niveau de qualification auquel correspond un niveau de salaire, négocié dans les conventions collectives nationales. Il n’est ainsi absolument pas paradoxal – mais bien plutôt nécessaire – de revendiquer le salariat en tant que progrès par rapport au travail indépendant qui, d’abord, contourne les droits sociaux et le Code du Travail, mais surtout tente de renouer avec la rémunération à la tâche, forme canonique de la rémunération du capitalisme au 19ème siècle (avec le fameux contrat de louage d’ouvrage notamment) .

Créée en 2017, la coopérative LES Coursiers Bordelais construit au quotidien un modèle de travail alternatif
Libérés de la pression et des aléas de leur activité concrète, les membres de la coopérative exercent leur activité dans des conditions autrement meilleures qu’avec les plateformes.
© Les Coursiers Bordelais

Au-delà du seul enjeu des coursiers indépendants, il faut replacer notre lutte dans un cadre global. Les gens pensent souvent que notre combat est juste, mais que ça ne les concerne pas, mais il s’agit en réalité d’un enjeu bien plus large ! Si nous laissons passer la légalisation du déguisement d’un salariat en travail indépendant [2], alors nous ouvrons la porte au retour du travail à la tâche : il faut s’y opposer. En acceptant ça, on ouvre aussi la porte au retour à un refoulement insidieux des acquis obtenus au cours des deux derniers siècles de lutte syndicale.

« Le salariat libère les travailleurs d’une rémunération à la tâche. »

LVSL – Quand on voit le pouvoir qu’exerce sur votre travail la plateforme, ce sont plus les notions de dépendance et de subordination que celle d’indépendance qui qualifient le mieux votre relation.

LCB – C’est exactement ça. Théoriquement on n’a pas d’employeur, mais on est quand même obligés de faire la pub de la plateforme en étant contraints de porter un sac de livraison à leur effigie par exemple.

En vérité, et ça rajoute un déséquilibre à l’avantage de la plateforme, on n’a jamais d’interlocuteur réel avec qui communiquer. Cela participe sans aucun doute à renforcer le mythe que les plateformes ne nous emploient pas, mais ça ne les empêche pas de nous contrôler et le jour où un client s’amuse à dire que sa commande est arrivée en miettes pour se faire rembourser, alors c’est quasiment impossible pour nous de nous défendre.

Par ailleurs, les plateformes ont quand même le pouvoir incroyable de supprimer notre accès à l’application. Et quand cela se produit, on ne peut quasiment rien faire ; c’est ce qui est arrivé à Arthur Hay [un des trois fondateurs]. Suite à son activité syndicale dans la région de Bordeaux, il n’a plus jamais eu accès à l’application pour laquelle il travaillait jusqu’alors.

LVSL – Par rapport au statut d’auto-entrepreneur, la stabilité du salariat est un progrès. Cependant, les bénéfices sont décuplés dès lors que les salariés ont le pouvoir de décider de leur propre travail. N’est-ce pas là tout l’intérêt de la forme coopérative ?

LCB – Exactement. Avec notre coopérative, on a mis en place une organisation du travail aux antipodes de tout ce qu’on avait vécu dans la précarité des plateformes.

« Ça fait un bien fou de se sentir responsabilisés ! »

D’abord, il y a des règles simples, comme l’incontournable « 1 coopérateur = 1 voix ». Toute décision relative à notre coopérative est prise selon cette règle basique qui veut que chaque personne qui contribue à notre travail ait équitablement son mot à dire. Au final, ça nous permet d’avoir des décisions collectives qui, au-delà de renforcer la cohésion de l’équipe, sont prises selon l’avis de ceux qui travaillent véritablement sur le terrain.

Ensuite, on a une organisation tournante pour toutes nos tâches administratives. Chacun de nous est formé pour les faire et au lieu que ces tâches deviennent une charge additionnelle à notre travail de livraison, l’un d’entre nous est désigné chaque semaine pour passer son temps presqu’exclusivement derrière le bureau, pour s’occuper de ces aspects essentiels.

Mais au-delà de ces éléments, la forme de la coopérative permet de retrouver la maîtrise et la souveraineté sur notre propre travail. C’est bien nous, seuls travailleurs de la coopérative, qui décidons collectivement de nos conditions de travail, notre organisation et nos niveaux de salaires. Cela fait un bien fou de se sentir responsabilisés ! Au lieu d’être toujours suspectés de ne pas livrer assez vite ou de ne jamais travailler assez, on est libéré de toute cette économie du doute et de la suspicion qui nous pense par défaut comme étant à surveiller.

« Nous n’avons pas de profits à dégager pour rémunérer des actionnaires. Ainsi, on ne rémunère que celles et ceux qui contribuent concrètement à notre travail. »

LVSL – Non seulement vous devenez des travailleurs responsabilisés, mais vous êtes également libérés de la logique actionnariale et de la profitabilité à tous prix.

LCB – Oui, tout à fait. D’une certaine manière, tous ces points positifs que nous décrivons depuis le début ne sont possibles que parce que nous nous sommes débarrassés de la logique actionnariale. En vérité c’est très simple : nous n’avons pas de profits à dégager pour rémunérer des actionnaires. Ainsi, on ne rémunère que celles et ceux qui contribuent concrètement au travail que nous fournissons, et c’est tout.

Dans ce sens, la coopérative est un moyen d’instituer une forme de copropriété d’usage sur notre outil de travail et donc d’abolir, à notre échelle, le régime de propriété lucrative. Cela veut tout simplement dire que, contrairement au modèle capitaliste (de plateforme), personne ne gagne d’argent sur notre travail sans jamais y contribuer !

LVSL – Les plateformes se contentent d’opérer une simple intermédiation entre les producteurs et les livreurs. Or, cette intermédiation, votre exemple et celui de CoopCycle montrent qu’elle peut se faire sans ces plateformes, qui n’apportent finalement rien d’essentiel à l’économie réelle.


LCB – C’est parfaitement vrai, et nous vous remercions de nous inviter à parler de CoopCycle, qui remplit une double fonction.

C’est d’abord un logiciel qui fait la relation entre les coursiers et ceux qui veulent livrer leurs produits (les restaurants). La différence, c’est que la relation se fait de manière transparente puisqu’il s’agit d’un logiciel open source [3], qui tranche avec l’opacité des plateformes. Par ailleurs, pour pouvoir utiliser ce logiciel, l’entité qui s’en sert doit être une coopérative, ou au moins observer une certaine démocratie dans son organisation interne.

Mais l’activité de CoopCycle ne se résume pas à ça. Sorte d’héritière, culturelle et idéologique, du mouvement Nuit Debout, c’est aussi une fédération européenne de coopératives de livraison qui non seulement contribue à constituer une force collective pour renforcer les livreurs dans leurs négociations, mais mutualise un certain nombre de services des coopératives adhérentes. Tout cela permet de nous mettre à l’abri d’un certain nombre d’abus qu’on connaît dans le monde des plateformes.

LVSL – Quel genre d’abus ?

LCB – Prenons deux exemples concrets. Nous parlions tout à l’heure de l’illusion du travail indépendant. En réalité, la prédation s’immisce à tous les niveaux dans le capitalisme de plateforme. En effet, pour être auto-entrepreneur, il faut faire quelques démarches administratives, que vous ne pouvez pas faire si vous n’avez pas de papiers. S’est ainsi instaurée une pratique particulièrement vicieuse qui consiste à se créer un compte d’auto-entrepreneur exclusivement en vue de le louer à des travailleurs sans papier, en prenant au passage une commission sur leur travail. Les travailleurs sans papiers se trouvent ainsi exploités à la fois par la plateforme, qui rémunère mal, et la personne à qui ils louent le statut d’auto-entrepreneur pour pouvoir exercer. Les plateformes sont évidemment au courant de cette pratique, mais s’en contentent parfaitement. Et pour cause : plus il y a de livreurs potentiels, plus elles peuvent imposer des ponctions importantes car la concurrence pousse toujours les livreurs à accepter une baisse de leur rémunération plutôt que la perte de leur activité.

Par ailleurs, les plateformes ont toutes tendance à élargir le périmètre de livraison dans les villes. Ainsi, il devient de plus en plus difficile de livrer à vélo. Pour gagner du temps, et parce que les zones de livraison étendues ne sont pas toujours adaptées aux vélos, certains coursiers préfèrent opter pour un véhicule motorisé. Au-delà du fait que la promesse écologique de la livraison à vélo n’est plus tenue ou que livrer à vélo dans ce périmètre étendu est dangereux pour les livreurs, une licence est nécessaire pour livrer avec un véhicule motorisé. Les plateformes, qui savent parfaitement que certains trajets ne peuvent raisonnablement être effectués à vélo au vu du temps de trajet effectué par leurs coursiers, préfèrent se cacher derrière une prétendue ignorance de cette pratique qui leur permet, une fois encore, d’accroître la concurrence de tous contre tous.

Contrairement aux livraisons des plateformes, l’intégralité du travail de la coopérative est effectué à vélo.
© Les Coursiers Bordelais

LVSL – On sait que les plateformes de livraison ne sont pas rentables, alors que vous l’êtes. Pourtant, leur cote boursière ne cesse de s’envoler. Quel regard portez-vous sur cette déconnexion d’avec l’économie réelle ?

LCB – C’est le cœur de notre projet : montrer qu’on peut livrer à vélo et être rentables ! Cela s’explique en grande partie par tout ce qu’on a dit jusque-là, et notamment par le fait qu’on travaille pour nous, sans avoir à rémunérer des actionnaires qui décideraient de ce qu’on doit faire, sans y contribuer eux-mêmes.

On entend souvent dire que le modèle UberEats ou Deliveroo n’est pas rentable (ou pas profitable, plutôt). Leur cote qui s’envole pourtant sur les marchés financiers ne traduit ainsi en rien les dynamiques de l’économie réelle. Certes les marchés financiers ne sont jamais un indicateur pertinent des performances des entreprises cotées en bourse, mais cela en dit plus encore sur ce modèle. Des capital riskers misent sur le fait, qu’à terme, ces entreprises de type Uber Eats arriveront à trouver un modèle plus profitable. En d’autres termes, ce que permet de dire l’expérience Uber Eats en bourse c’est que, sur les marchés financiers, il se trouve toujours des investisseurs prêts à parier contre le marché en attendant qu’une situation de monopole ou une précarité encore accrue des travailleurs finissent par advenir pour que leur risque finisse par payer vraiment et leur assurer un jackpot monumental.

Par ailleurs, certaines plateformes affichent des ambitions pour le moins inquiétantes. C’est le cas du projet « Dark Kitchen », de Deliveroo, qui promet à la fois de supprimer tout le travail vivant et l’activité humaine, et de substituer aux restaurants des centre villes des cuisines en périphérie, comprenant un maximum de tâches automatisées et dont la production viserait exclusivement la livraison.

LVSL – Pour finir, qu’est-ce que cela change concrètement pour les restaurants et les clients finaux de travailler avec vous ?

LCB – D’abord, pour le restaurateur (même si on ne fait pas que les livraisons concurrentes d’Uber Eats), c’est une question de tarif. Là où les plateformes ponctionnent entre 25% et 30% de la valeur livrée, nous avons décidé d’appliquer un forfait raisonnable (8,40€ TTC). Le choix du forfait a un sens d’un point de vue de la répartition de la valeur économique : notre travail ne change pas selon la valeur de la livraison. Dans ce cadre, il nous semble donc légitime que la reconnaissance monétaire de ce travail ne change pas non plus selon la valeur de ce que nous transportons.

En plus, la solution CoopCycle laisse aux restaurants le choix de décider comment ils comptent répartir le coût de la livraison entre eux et le client final – et de le faire en toute transparence. Au contraire, les plateformes tentent d’habituer les clients à des livraisons peu chères, et contraignent ainsi les restaurants à dissimuler le coût d’une livraison en baissant leur propre prix ou en affichant des prix de plats plus élevés.

Enfin, pour le client final, le bénéfice est à chercher du point de vue éthique. Au-delà du droit du travail respecté, de la transparence et du soutien à l’émancipation des travailleurs réunis en coopérative, il peut compter sur une livraison à 100% écologique et effectuée en vélo cargo, ce qui garantit une plus grande stabilité.

Notes

[1] C’est notamment ce qu’explique Claude Didry (L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, La Dispute, 2016), qui lit l’institution du salariat comme un acte émancipateur.

[2] Le 4 mars 2020, la chambre sociale de la Cour de cassation a requalifié en « contrat de travail » le lien qui unissait Uber à un ancien chauffeur de la plateforme. Les suites et conséquences de cet arrêt sont attendues et seront scrutées avec attention.
Un étude menée par des parlementaires européens, et notamment l’euro-députée Leïla Chaibi, recense par ailleurs 35 victoires sur quelques 59 affaires judiciaires intentées par les travailleurs des plateformes dans huit Etats membres de l’Union Européeene.

[3] Un logiciel est open source lorsque son code source est public et accessible. Dans le cas des coursiers, cette dimension présente l’avantage de proposer un algorithme tout à fait transparent pour attribuer le travail.

Pour en savoir plus sur CoopCycle : https://coopcycle.org/fr/.
Pour en savoir plus sur Les Coursiers Bordelais : https://coursiersbordelais.fr/

« La bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le travail » – Entretien avec Bernard Friot

Le sociologue et économiste, Bernard Friot.

La crise du Covid-19 a révélé pour beaucoup les impasses du capitalisme. Alors qu’il met en péril le rapport au vivant, les services publics et les productions locales de base, il s’est aussi révélé incapable de faire face à une pandémie autrement que par des injonctions venues d’en-haut sous surveillance policière. Dans Désir de communisme (Textuel, septembre 2020), Judith Bernard et Bernard Friot explorent les voies ouvertes par de nouveaux droits s’appuyant sur le « déjà-là » communiste conquis par les luttes sociales. Le salaire des fonctionnaires, attaché à la personne et non au poste de travail, peut être généralisé à tous les plus de 18 ans. La Sécurité sociale peut être étendue par exemple à l’alimentation, au logement, aux transports, à la culture ou à l’énergie. Pour toutes les entreprises, les dettes d’investissement peuvent être remplacées par une cotisation économique permettant la subvention de l’outil et sa propriété d’usage par les salariés. Autrement dit, notre avenir commun passe par une démocratisation radicale, et d’abord en matière de responsabilité des travailleurs sur la production.

Sociologue du travail et économiste, professeur émérite à l’université Paris-Nanterre, Bernard Friot anime l’Institut européen du salariat. Il est aussi à l’origine de la création de Réseau salariat, une association d’éducation populaire qui promeut l’idée d’un « salaire à la qualification personnelle » pour toutes et tous. Nous lui avons posé des questions sur son analyse de la situation actuelle, marquée par la crise liée au Covid-19, sur sa vision du monde d’après et plus largement sur ses travaux, fondés sur une étude approfondie de la création du régime général de sécurité sociale, véritable « déjà-là communiste » selon lui. Entretien réalisé par Léo Rosell et Simon Woillet. 


LVSL – D’une simple crise sanitaire, la situation provoquée par la pandémie de coronavirus a évolué en crise économique et promet une crise politique de grande ampleur. Comment analysez-vous le moment que nous sommes en train de vivre ? Comment a-t-on pu en arriver là ?

Bernard Friot – Certes, à court terme la crise sanitaire réduit la production et les ressources et porte donc des risques politiques pour le pouvoir, mais je ne mettrais pas les crises dans l’ordre que vous proposez car la crise sanitaire est une résultante des deux autres.

Cela fait plusieurs années que nous sommes dans une crise politique de grande ampleur. En témoigne le fait que le débat politique, si l’on ose l’appeler ainsi, est dominé depuis 2017 par la confrontation entre LREM et RN, deux frères jumeaux nés de la crise d’hégémonie de la bourgeoisie capitaliste. Frères jumeaux avec le même culte du chef, la même détermination à en finir avec les droits conquis par les travailleurs organisés, le même usage fasciste de la police comme point dur d’une attaque en règle contre les libertés individuelles et publiques au nom de la protection contre un ennemi aussi insaisissable qu’imprévisible : terrorisme, virus ou n’importe quelle entité instrumentalisée pour imposer un État autoritaire.

En effet, l’État républicain construit sous la Troisième République, et réaffirmé après l’échec de Vichy, comme écran protecteur, outil politique de la bourgeoisie capitaliste et instrument d’intégration des organisations populaires, est en échec. Les milieux d’affaires sont contraints de sortir du bois, d’acheter tous les grands médias et de bricoler directement un exécutif et une majorité parlementaire sans autonomie ni épaisseur, en mettant leurs commis au pouvoir.

Rappelons qu’en un peu plus de trois ans, dans une banque à faire de la fusac (fusion-acquisition), une de ces activités notoirement parasitaires des premiers de cordée dont le confinement a montré l’inutilité pour le bien commun, Emmanuel Macron a gagné plus de trois millions d’euros, entre autres au service de l’agrobusiness international en accompagnant Nestlé dans l’acquisition des laits maternisés Pfizer (contre Danone). La prétendue « société civile » qu’il a regroupée autour de lui au gouvernement et au Parlement est du même tonneau.

“En une phrase : la bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le cœur de son pouvoir, le travail, et c’est pourquoi elle s’appuie de plus en plus sur des États très autoritaires.”

Cette crise d’hégémonie de la bourgeoisie capitaliste a son origine dans une crise économique qui vient de loin avec la faiblesse de la productivité et de la valorisation du capital, dont les détenteurs pratiquent une fuite en avant dans le capital fictif, lourd de bulles spéculatives de plus en plus graves, soldées par une création monétaire et un endettement public générateurs d’une austérité qui mine l’adhésion à la démocratie bourgeoise et à son État.

Cependant que la baisse du taux de profit exacerbe l’élimination du travail vivant et une prédation sur la nature telles que se délite la confiance dans les capacités du capitalisme de sortir des impasses écologique, anthropologique, territoriale et aujourd’hui visiblement sanitaire dans lesquelles, il est en train d’engouffrer le travail.

En une phrase : la bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le cœur de son pouvoir, le travail, et c’est pourquoi elle s’appuie de plus en plus sur des États très autoritaires. Mais la montée en puissance de la dictature peut être arrêtée si nous continuons à construire une autre pratique et d’autres institutions du travail pour ravir à la bourgeoisie son monopole sur la production.

LVSL – L’analogie avec la situation de la France de 1945 a parfois été faite dans les discours politiques et médiatiques. L’ampleur de la crise économique pourrait bien entraîner des faillites en série et affaiblir durablement un tissu social déjà fortement fragilisé par les réformes anti-sociales des dernières décennies. Croyez-vous que cette analogie avec la France à reconstruire de la Libération soit pertinente ?

B.F. – Non, sauf, je vais y revenir, si on donne à la reconstruction un autre sens que celui de l’après-guerre. Non, parce que le doute sur la légitimité de la production capitaliste était peu présent à cette époque alors qu’il est profond aujourd’hui. Pour éviter toute confusion, je précise la nature de ce doute.

Contre la lecture commune des « circonstances exceptionnelles » de 1945 qui auraient (je récite la fable) dans l’unité des communistes aux gaullistes autour du programme du CNR soutenu par une CGT puissante face à un patronat affaibli par la collaboration, permis d’institutionnaliser le compromis des Trente glorieuses, une espèce en définitive de parenthèse dans le capitalisme, j’insiste suffisamment sur la portée révolutionnaire de la subversion de la Sécurité sociale dans le régime général, de l’inscription dans la loi du statut de la fonction publique ou de la création et nationalisation d’EDF-GDF pour qu’il soit clair que les communistes à la manœuvre sur ces terrains contre les autres partis de gouvernement et contre les socialistes dans la CGT (lesquels allaient provoquer les scissions de FO et de la FEN dès 1947-48) ont bien commencé à mettre en cause le capitalisme.

“Les mobilisations des années quarante construisent une classe révolutionnaire et sont loin d’être propres à la France.”

Mettre en cause le marché du travail, mettre en cause la propriété lucrative de l’outil de travail, instaurer une gestion ouvrière de la partie socialisée du salaire, agrandir cette partie par la hausse du taux de cotisation : tout cela initie bien une dynamique communiste durable parce qu’elle n’est pas, contrairement à la thèse de la régulation, fonctionnelle au fordisme. Les mobilisations des années quarante construisent une classe révolutionnaire et sont loin d’être propres à la France : Ken Loach, dans L’esprit de 45, en porte un superbe témoignage pour le Royaume-Uni, mais ce film est significativement méconnu parce que, contrairement à la filmographie habituelle de cet auteur très prisé dans sa mise en scène de victimes, il montre une classe ouvrière victorieuse, en train de s’affirmer comme classe pour soi, consciente de ses intérêts et capable de les imposer à la classe dominante.

Sauf que ces mobilisations visaient à créer les indispensables institutions macroéconomiques de la dynamique communiste dans une relative indifférence au contenu même du travail et de la production : la souveraineté des travailleurs sur le travail concret dans l’entreprise ou le service public n’étaient pas une dimension prioritaire. La pratique capitaliste de la valeur ou de la productivité était contestée par l’indispensable conquête de droits du travail mais pas dans ses incidences en termes de travail concret : les biens et services produits n’étaient pas mis en cause.

Il y avait des doutes sur la légitimité politique du capitalisme, sur le partage de la valeur ajoutée qu’il imposait, sur la faible place des travailleurs dans l’espace public, sur l’inégal accès à la consommation, sur la dureté de l’exploitation, sur la place relative du marchand et du non marchand. Mais pas sur ce qui était produit, pas sur la légitimité des valeurs d’usage mises sur le marché ou fournies par les services publics, pas sur la division internationale du travail concret ni sur son organisation dans l’entreprise.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui, parce que la fuite en avant en réponse à la crise de la valorisation du capital conduit à deux choses : d’une part, comme je l’ai déjà évoqué, une prédation sur la nature qui fait craindre la mise en cause des conditions de notre présence sur la planète, d’autre part une telle séparation des travailleuses et travailleurs des fins et des moyens de leur travail concret que cela génère une profonde souffrance au travail, y compris dans les pays capitalistes développés, y compris dans les entreprises et services publics où les conquis du droit du travail sont les plus forts.

C’est ici que l’analogie avec la reconstruction d’après-guerre peut être parlante. Non pas le post-Covid rêvé par la coalition LR/LREM/RN, à savoir une reconstruction à base de manches retroussées pour relancer l’activité économique avec mise entre parenthèses du droit du travail et État plus interventionniste dans son soutien au capital. Mais une reconstruction par mise du travail sur ses pieds, ceux des seuls travailleurs qui seuls doivent décider, dans toutes les entreprises et services publics, contre les directions, de son contenu concret et donc des méthodes, des collectifs, de l’investissement, de l’insertion dans la division internationale du travail.

Cette auto-organisation des travailleurs est à mon sens le nouveau front de l’action syndicale. Nous ne pouvons évidemment rien attendre du syndicalisme d’accompagnement, mais tant que le syndicalisme de transformation sociale hésitera à s’engager dans cette voie de la souveraineté sur le travail concret – et faute d’engager avec eux cette bataille, qui condamnera à la marginalité tous les alternatifs précisément soucieux, eux, de le maîtriser – il s’affaiblira.

LVSL – La classe politique et des intellectuels de tous bords ont rivalisé de discours pour reconstruire le « monde d’après ». Les déclarations du président de la République elles-mêmes sont pour le moins ambiguës, invitant à « tirer demain les leçons du moment que nous traversons », alors que les mesures prises jusqu’ici laissent entrevoir un durcissement de sa politique néolibérale. Les élans de solidarité des premières semaines de confinement semblent avoir laissé place à un sentiment de lassitude de la population, voire d’impuissance, de telle sorte qu’il est compliqué de savoir si cette période aura été in fine une phase de politisation ou au contraire de renforcement du désintérêt pour la politique. Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste par rapport à ce « monde d’après », toujours aussi incertain ? Pensez-vous, d’un point de vue anthropologique, que les effets du confinement feront primer l’instinct de solidarité dans les prochaines semaines ou que le repli forcé dans la sphère privée et familiale imposera au contraire des réflexes plus individualistes ?

B.F. – Liquidons d’abord en une phrase l’affirmation de Macron disant qu’il va tirer les leçons de la crise : vous avez raison de supposer que ce sera bien sûr par la fuite en avant. Il va utiliser l’état d’urgence pour accélérer les reculs du droit du travail et la réorganisation monopoliste de l’industrie, relancer la privatisation des hôpitaux, engager la fin de la fonction publique à l’université et dans la recherche, en finir avec le droit au salaire des retraités, etc.

“Cette solidarité capitaliste, la solidarité qui pose l’autre comme « n’ayant pas » – et moi « qui ai », je suis solidaire – est essentielle à l’hégémonie de la bourgeoisie.”

Mais je ne suis pas sûr de me retrouver dans le dilemme solidarité/individualisme tel que vous le posez. Toute solidarité n’est pas bonne ! Comme j’en traite longuement dans l’introduction de Le travail, enjeu des retraites (La Dispute 2019) où je récuse l’assignation des retraités au bénévolat, la solidarité, loin d’être en soi une valeur anticapitaliste, est massivement mobilisée par la bourgeoisie comme instrument de dépolitisation et le confinement en a porté de multiples témoignages.

Les applaudissements du 20 heures, les masques cousus par du travail gratuit, l’aide alimentaire et tout ce que les journalistes des médias dominants ont valorisé avec des trémolos dans la voix en donnant la parole à des personnes qu’ils ignorent habituellement et qu’ils ont invitées non pas à dire leur analyse politique, évidemment, mais à raconter leurs astuces collectives pour faire face au quotidien.

Cette solidarité capitaliste, la solidarité qui pose l’autre comme « n’ayant pas » – et moi « qui ai », je suis solidaire – est essentielle à l’hégémonie de la bourgeoisie, car elle accompagne la définition économique des personnes comme des individus libres sur le marché. Libres voulant dire à poil en tant que personnes vis-à-vis du travail mais ayant la possibilité d’en tirer un avoir à partager avec ceux qui y échouent. Solidarité avec ceux qui n’ont pas et individualisme sont inséparables.

Prenons l’exemple de la réforme des retraites, enjeu très chaud de la lutte de classes aujourd’hui : le remplacement du droit au salaire socialisé des retraités par un différé individualiste des cotisations de la carrière sur le marché du travail introduit une insécurité fondamentale qui suppose le filet de sécurité d’une pension de base financée par un impôt de solidarité, la CSG.

Les entêtantes campagnes en faveur du revenu universel de base, relancées par les effets désastreux du confinement sur les ressources, sont inséparables du projet d’en finir avec le droit au salaire socialisé pour le remplacer par des rémunérations fondées sur une contribution mesurée par la performance sur le marché du travail ou – pour les indépendants – celui des biens et services.

S’il y a donc bien, et j’en suis d’accord avec vous, un enjeu anthropologique dans une sortie par le haut du confinement policier qui a été imposé (et de façon violente dans les quartiers d’immigration), c’est non pas dans l’affirmation de « la solidarité » contre l’individualisme mais dans une tout autre définition économique des personnes porteuse d’une tout autre pratique – communiste – du travail et donc de la solidarité.

Je m’explique. Qu’est-ce que l’individu libre sur le marché, que s’emploie à construire le rapport social capitaliste ? Une personne nue, au sens où, en tant que personne, sa vulnérabilité au marché du travail (ou des biens et services pour les indépendants) est totale, et cela durant toute sa carrière car elle est et demeure étrangère au travail reconnu comme productif, dont la définition et la pratique sont le monopole de la bourgeoisie.

Relativement au travail, son être n’est titulaire d’aucun droit mais elle peut en tirer un avoir … qui la dispensera de travailler ! Travailler pour ne plus avoir à travailler grâce à un patrimoine (sur lequel l’impôt et l’éthique ponctionnent de quoi être solidaire), telle est la curieuse place du travail dans un capitalisme devenu incapable de nous faire adhérer à sa pratique de la valeur économique. Le salut peut alors être cherché du côté du hors travail et de la sphère privée et le confinement a montré avec éclat les illusions d’un tel salut.

Mouvement de conquête de la souveraineté populaire sur le travail, le mouvement du communisme est en train de construire un tout autre statut économique de la personne, dans lequel le travail perd son hétéronomie : alors que dans le capitalisme les personnes sont à la fois déresponsabilisées et en permanence suspectées, sanctionnées, il s’agit au contraire de les confirmer en permanence comme étant en capacité de décider du travail et au travail. Confirmation permanente qui passe par la conquête de deux droits politiques pour toutes les personnes majeures résidant sur le territoire : le droit à la qualification personnelle et donc le salaire comme droit politique inconditionnel et inaliénable, et le droit de copropriété de l’outil de travail et donc de codécision sur l’investissement, la création monétaire, l’entreprise.

Pourquoi suis-je optimiste ? Parce que cette endogénéisation du travail est bien une mutation anthropologique, déjà commencée avec la conquête du salaire à la qualification personnelle, et la violence d’État au service du capital n’en viendra pas à bout car la solidarité nécessaire à sa conquête est en train de se construire. Une solidarité communiste entre égaux déterminés à ravir à la bourgeoisie son monopole sur le travail et qu’expriment depuis le confinement tous les appels à se fédérer.

LVSL – « L’unité nationale » appelée de ses vœux par Emmanuel Macron a pu être interprétée par certains observateurs bienveillants comme un renouement avec l’esprit du Conseil national de la Résistance, alors que cette rhétorique semblait plus prosaïquement viser à réduire l’intensité des critiques contre l’incompétence et les choix décriés de l’exécutif. Pensez-vous que cette crise achèvera de porter le discrédit aux élites libérales ou que ces dernières parviendront au contraire à sauver leur peau par des effets d’annonce ?

B.F. – Que la coalition LR/LREM/RN sorte victorieuse de la crise est évidemment possible, non pas par une bonne communication d’ailleurs (c’est important mais jamais suffisant) mais en pratiquant ce que Naomi Klein a très bien analysé : une stratégie du choc s’appuyant sur l’état d’urgence sanitaire pour imposer ses réformes.

La machine est en route depuis le déconfinement et il sera probablement difficile à court terme de l’arrêter car elle rencontre certes une résistance déterminée, mais encore très dispersée, pas encore inscrite dans une pratique communiste assumée. D’autant qu’on peut supposer qu’après le terrorisme, qui nous a légué un état d’urgence inscrit dans la loi, et le Covid-19 dont l’état d’urgence aura à coup sûr le même destin législatif durable, un nouvel ennemi insaisissable sera mis en scène demain par la classe dirigeante pour poursuivre l’opération terre brûlée des droits et libertés.

Mais la réussite sur le long terme de cette entreprise me semble impossible. Pour la raison que j’ai dite : le doute sur la légitimité du monopole de la bourgeoisie capitaliste sur la valeur, le travail, la production, la création monétaire, est aujourd’hui profond, et il va s’approfondir avec la double expérience de l’impasse écologique, territoriale et anthropologique à laquelle il conduit, et de la réduction du champ des libertés que provoquera un usage prolongé et répété de la stratégie du choc.

LVSL – En tout cas, une avancée semble avoir été permise lors de cette crise, celle de faire prendre conscience à une large part de la population de l’intérêt de notre système de protection sociale qui, malgré les réformes successives, demeure un « déjà-là communiste » pour reprendre votre expression, plus efficace et plus juste que d’autres systèmes, notamment celui des États-Unis où 27,5 millions de personnes sont sans assurance, et où se soigner pour le Covid-19 coûte jusqu’à 30 000$. Peut-on alors espérer sortir de cette crise par le haut, en renouant notamment avec les principes originels de la Sécurité sociale ? Cette institution sociale ne pourrait-elle pas être même le pivot de la reconstruction du « monde d’après » ?

B.F. – Merci de faire allusion à la réflexion qu’a engagée Réseau Salariat sur la mise en sécurité sociale de productions s’inspirant de celle des soins de santé.

Quel est le déjà-là communiste de l’assurance-maladie ? Le doublement du taux de cotisation à l’assurance maladie entre la Libération et la fin des années 1970 a permis dans les années 1960 de subventionner largement l’investissement hospitalier, de créer une fonction publique hospitalière et de conventionner les soignants libéraux, bref de produire 10% du PIB hors de la logique capitaliste de la propriété lucrative et de ses bras armés : l’endettement pour financer l’investissement et le marché du travail. J’insiste sur le remplacement du crédit par la subvention : une avance d’argent, sur la valeur déjà créée ou par création monétaire, est nécessaire pour investir, mais il n’y a aucune raison, autre que capitaliste, qu’elle prenne la forme du crédit.

“Faisons de tous les salaires et pensions un attribut de la personne versé par le régime général de Sécurité sociale géré par les seuls travailleurs et devenu caisse des salaires.”

Nous l’avons prouvé avec l’investissement hospitalier, le binôme communiste cotisation/subvention est vertueux alors que le binôme capitaliste profit/crédit est infiniment mortifère. Nous retrouvons ici l’enjeu anthropologique évoqué tout-à-l’heure, poussé encore plus loin puisque c’est non seulement le salaire à la qualification personnelle qui se substitue au marché du travail, mais c’est la subvention qui se substitue au crédit pour investissement, et donc la copropriété de l’outil par les travailleurs et usagers qui devient possible, actionnaires et prêteurs étant éliminés.

Nous nous émancipons ainsi des deux fatum capitalistes qui tétanisent notre pouvoir d’agir, le chantage du marché pour être reconnu comme travailleur et celui de la dette pour pouvoir travailler. Soulignons enfin l’autre composante d’une production en sécurité sociale, comme celle du soin l’anticipe depuis plus de cinquante ans : un mode de rémunération par la monnaie en nature de la carte vitale, qui est se dépense uniquement auprès de professionnels conventionnés sur des critères précis et à des prix codéterminés, ce qui, sans supprimer le marché, oriente les productions et les consommations selon des décisions prises en commun.

La proposition est la suivante. Déplaçons l’assiette des cotisations, de la masse salariale vers la valeur ajoutée, afin de poser la centralité de la socialisation salariale de la valeur tout en opérant la nécessaire solidarité entre branches à fortes et faibles valeurs ajoutées. Faisons de tous les salaires et pensions un attribut de la personne versé par le régime général de Sécurité sociale géré par les seuls travailleurs et devenu caisse des salaires : les entreprises ne paient plus leurs salariés mais cotisent, les indépendants ne se paient plus sur leur bénéfice mais cotisent, et chacun perçoit un salaire qui ne peut ni baisser ni être supprimé, fondé sur sa qualification, c’est-à-dire sur son expérience professionnelle sauf le premier niveau automatiquement attribué à toutes et à tous à 18 ans.

Portons à 1 700 euros nets, soit l’actuel salaire médian, toutes les rémunérations et pensions inférieures, et augmentons en conséquence les autres salaires tout en ramenant à 5 000 euros les salaires et pensions supérieurs à ce plafond. Cette très forte et très nécessaire augmentation des salaires supposera une toute autre affectation des produits du travail : plutôt que de gaver des actionnaires et des prêteurs, les entreprises affecteront leur valeur ajoutée à des caisses de salaire et d’investissement gérées par les travailleurs.

“Seront ainsi assumés les deux éléments-clés de la révolution communiste de la production : la copropriété d’usage de l’outil de travail et le salaire à la personne.”

Car cette hausse massive des salaires n’ira pas sur le compte courant des travailleurs, elle sera de la monnaie bien sûr, mais en nature et non pas en espèces, comme pour les soins. Les caisses de salaires abonderont chaque mois notre carte Vitale de plusieurs centaines d’euros qui ne pourront être dépensés qu’auprès de professionnels conventionnés de l’alimentation, du logement, des transports de proximité, de l’énergie et de l’eau, de la culture, mais d’autres productions pourront être progressivement mises en sécurité sociale.

Et ne seront conventionnées que les entreprises qui seront la propriété d’usage de leurs salariés, et donc gérées par eux seuls, qui ne feront pas appel au marché des capitaux, qui ne se fourniront pas auprès de groupes capitalistes ni ne leur vendront leur production, qui produiront selon des normes et à des prix décidés par délibération collective de la convention. Ces entreprises alternatives, ainsi soutenues par la solvabilisation des usagers, affecteront leur valeur ajoutée à la caisse des salaires et aux caisses d’investissement qui verseront un salaire à la qualification personnelle à leurs travailleurs et qui subventionneront leurs investissements. Seront ainsi assumés les deux éléments-clés de la révolution communiste de la production : la copropriété d’usage de l’outil de travail et le salaire à la personne.

À deux conditions politiques majeures, dont la construction doit devenir notre obsession collective : la détermination des travailleurs à exercer la souveraineté sur le travail sans attendre la prise du pouvoir d’État (nous retrouvons ici le nouveau front de l’action collective évoqué tout à l’heure) et la conquête du remplacement du remboursement par les entreprises de leurs emprunts d’investissement (qui ne seront pas honorés, s’endetter pour investir étant absolument illégitime) par une cotisation de sécurité sociale des productions qui soit d’une taille d’emblée suffisante.

Le montant du salaire inscrit sur la carte Vitale devra être tel qu’au moins le tiers de la consommation dans les domaines mis en sécurité sociale échappe d’emblée au capital : les entreprises alternatives seront considérablement soutenues, les entreprises capitalistes seront mises en grande difficulté et leurs salariés se mobiliseront pour en prendre la direction et changer leurs fournisseurs et leurs productions de sorte qu’elles deviennent conventionnables elles aussi.

Le régime général de la Sécurité sociale fondé en 1946 par les communistes, ainsi actualisé, généralisé et rendu, pour sa gestion, aux travailleurs, sera l’institution macro-économique nécessaire pour que le foisonnement de productions alternatives qui se multiplient dans l’ici et maintenant soit soutenu, sorti de la marginalité ou de la récupération et qu’il devienne l’aiguillon de la conquête de la souveraineté sur leur travail y compris par les travailleurs des grandes entreprises capitalistes.

Ainsi sera mise en minorité la part capitaliste de la production, mise en minorité sans laquelle aucune révolution n’est possible. Car tant qu’elle décide de la production et l’organise, la bourgeoisie capitaliste tient en otage la société et a le pouvoir de faire capoter, par exemple, toute victoire populaire aux élections, comme nous en faisons régulièrement l’amère expérience. L’acte premier de la révolution est la prise du pouvoir sur le travail, pas la prise de pouvoir sur l’État. Et nous sommes en train de le poser. C’est le déjà-là communiste.

LVSL – Justement, la création du régime général de la Sécurité sociale a été permise, dans une France dévastée par la guerre, par la mise en place d’un rapport de force, reposant sur la mobilisation déterminée du mouvement ouvrier, et de ses millions de « mains » appuyant l’action du ministre communiste du Travail, Ambroise Croizat, pour construire un tel édifice, dans la lignée du CNR et du plan Laroque. Face à la situation politique à laquelle nous sommes confrontés, la présence d’un gouvernement anti-social et l’affaiblissement politique du mouvement social, quelle stratégie offensive est selon vous à adopter pour reconstruire nos institutions sociales et nos services publics ? Quelle est la nature du rapport de force qu’il faudra instituer, pour construire un mouvement capable de gagner à lui une large part de l’opinion, et d’accéder au pouvoir ?

B.F. – Le travail, encore le travail, toujours le travail ! Au risque d’apparaître monomaniaque, je le redis : le mouvement réel de sortie du capitalisme, le communisme, consiste en un rapport de force, je préfère lutte de classes, portant sur la prise de pouvoir sur la production et son changement d’objet, de mesure et de méthode.

Je signale d’ailleurs au passage que c’est la leçon historique majeure que nous lègue une classe révolutionnaire qui a réussi, la bourgeoisie. Du XIVe au XVIIe siècle elle a conquis le pouvoir économique en remplaçant la production féodale par la production capitaliste. C’est parce qu’elle s’était emparée d’une part significative de la production qu’elle a été ensuite en capacité de prendre le pouvoir d’État, dès la fin du XVIIe siècle au Royaume-Uni et un siècle plus tard en France.

“Mais le verrou à faire sauter est d’abord la pratique capitaliste de la valeur, et cela se joue au quotidien dans le micro des entreprises et dans le macro des institutions de coordination de l’activité économique.”

Certes, au cours de sa lente subversion économique de la féodalité, elle avait participé au pouvoir politique et contribué au nécessaire changement de la loi qui accompagne le changement du mode de production, mais c’était une participation dominée. La bourgeoisie était à l’occasion au gouvernement mais le pouvoir d’État, qui est une autre paire de manche, lui échappait sans que ça ne l’empêche de poursuivre la mise en place de l’alternative au mode de production féodal.

Évidemment, l’épanouissement du capitalisme n’a été possible qu’après la conquête de l’État, tout comme l’épanouissement du communisme ne le sera qu’après la suppression de l’État, après la désétatisation des fonctions collectives qu’il s’agira, elles, de faire grandir. Mais le verrou à faire sauter est d’abord la pratique capitaliste de la valeur, et cela se joue au quotidien dans le micro des entreprises et dans le macro des institutions de coordination de l’activité économique.

Or, pour cette conquête de la valeur économique, nous sommes loin d’être démunis. Car notre force, c’est que la valeur n’existe que dans des valeurs d’usage, celles-là dont le confinement nous a rappelé le caractère fondamental et le fait que les travailleurs, et eux seuls, les produisent. Sans les travailleurs, la bourgeoisie capitaliste n’est rien car sa maîtrise de la valeur économique, du travail abstrait, dépend du travail concret des travailleurs. Je me souviens de ce slogan de la CGT des années 1960 : les capitalistes ont besoin des travailleurs, les travailleurs n’ont pas besoin des capitalistes.

C’est d’ailleurs parce qu’elle est totalement dépendante des travailleurs que la bourgeoisie exerce une telle dictature sur la définition, le contenu et le déroulement du travail. C’est à cause de sa situation de dépendance vis-à-vis d’eux qu’elle veille avec tant de minutie à ôter aux travailleurs leur puissance d’agir au travail et sur le travail en les soumettant au marché du travail, au remboursement de la dette et, avec de plus en plus de soin au demeurant absurde, au management.

“Le « bien travailler » est une aspiration d’autant plus fédératrice aujourd’hui que sa réalisation est difficile pour une grande majorité des travailleurs.”

Me vient à l’esprit, en répondant à votre question sur le rapport de force à instituer, l’analogie de situation des travailleurs vis-à-vis des capitalistes et des femmes vis-à-vis des hommes. Françoise Héritier a développé la thèse selon laquelle c’est parce que les femmes font le travail de procréation que les hommes, depuis la nuit des temps, veillent à soumettre leur corps. Et de même que la domination masculine n’est pas irrésistible dès lors que les femmes peuvent devenir et décident de devenir maîtresses de leur corps, de même la domination de la bourgeoisie sur les travailleurs est battue en brèche quand ils deviennent maîtres du travail.

Le « bien travailler » est une aspiration d’autant plus fédératrice aujourd’hui que sa réalisation est difficile pour une grande majorité des travailleurs. Pour les chômeurs bien sûr, pour des ingénieurs de grandes entreprises devenues de pures donneuses d’ordre ayant de ce fait perdu la main en compétence technique, pour des soignants ou des enseignants aimant leur travail mais dans l’impossibilité de le bien faire, pour des travailleurs du front office ficelés par des logiciels qui empêchent toute vraie interaction avec les usagers ou les clients, pour des professionnels écœurés des gâchis et malfaçons, j’arrête la liste que chacun peut compléter à l’infini.

Je pense qu’il faut partir de l’aspiration à un travail maîtrisé et mobiliser à partir d’elle à tous les niveaux et toutes les occasions. La maîtrise du travail porte sur sa double dimension : de travail abstrait (salaire comme droit politique, subvention de l’investissement, gestion par les travailleurs des entreprises, des caisses de salaire, des jurys de qualification, des caisses d’investissement et de la création monétaire) et de travail concret (décision par les travailleurs de ce qui est produit, de la localisation des productions et des accords de coopération internationale, des collectifs de travail, des méthodes de travail).

Cette maîtrise, chaque conflit, chaque débat public doit être l’occasion de la conquérir. Prenons l’exemple du conflit sur les retraites. Je présente longuement dans Le travail, enjeu des retraites (La Dispute, 2019), ce que pourrait être la revendication d’un régime universel de retraite transformant à 50 ans, quelle que soit la durée de carrière, le salaire lié à l’emploi en salaire lié à la personne, porté au salaire moyen (2 300 euros nets) s’il est inférieur et ramené à 5 000 euros nets s’il est supérieur (avec possibilité bien sûr de continuer à progresser en qualification jusqu’au plafond de 5 000 euros).

En pleine possession de leurs compétences professionnelles, ces nouveaux retraités quinquagénaires seraient également protégés contre le licenciement car ils auraient la responsabilité d’impulser l’auto-organisation des travailleurs de l’entreprise ou du service pour l’exercice de leur travail, ce qui se traduira par un conflit frontal avec la direction et, s’il y en a, les actionnaires. Être inventivement fidèle à Croizat, qui a transposé dans le privé la pension comme poursuite du meilleur salaire de la fonction publique, c’est opérer bien plus tôt dans la carrière le passage du salaire lié à l’emploi au salaire lié à la personne comme atout des salariés dans l’affrontement aux directions et aux actionnaires pour la maîtrise du travail.

LVSL – Ne pensez-vous pas que ce que nous vivons depuis mars dernier ouvre des occasions pour repenser notre rapport au travail et notre façon de le réglementer, comme vous l’appelez de vos vœux ? Aujourd’hui, l’emploi de millions de personnes se retrouve menacé et le télétravail rend encore plus sournoise l’aliénation par le travail. Pendant le confinement où tant d’hommes et de femmes se sont mobilisés pour fournir à la population les biens de première nécessité, avec un sens de la responsabilité semble-t-il supérieur à celui de nos dirigeants, les travailleurs et les travailleuses ont rappelé à quel point il est légitime qu’ils aient des droits à la hauteur de leur utilité pour la Nation et de leur qualification. De nombreuses professions jusqu’alors dévalorisées, aussi bien symboliquement que financièrement, ont au contraire été remises sur le devant de la scène…

B.F. – Vous avez raison : le confinement a été l’occasion de prises de conscience qui peuvent renforcer la mobilisation pour un nouveau rapport au travail. Et d’abord pour que le salaire devienne un droit politique pour toutes les personnes adultes.

Chacun a pu mesurer le caractère préhistorique du lien entre les ressources individuelles et l’activité individuelle qui fait que pour une personne la chute d’activité signifie chute des ressources. Alors que les indépendants, les autoentrepreneurs, les prestataires de services et autres professionnels payés à la tâche étaient privés de ressources faute d’activité, le salaire à la qualification de l’emploi a permis un chômage partiel qui a limité les pertes, et mieux encore, les fonctionnaires, dont le salaire est à la qualification personnelle, l’ont conservé intégralement. C’est cette situation des fonctionnaires qui doit devenir la norme ! Je renvoie aux exemples déjà évoqués : comment le conflit sur les retraites pourrait être l’occasion d’avancer sur le salaire à la qualification personnelle pour tous à 50 ans, et comment une sécurité sociale de l’alimentation pourrait le mettre en œuvre pour tous les professionnels de l’alimentation conventionnés.

“Le caractère absolument central de la prise en main de leur travail par les travailleurs eux-mêmes a reçu un éclairage éclatant à l’hôpital.”

Deuxièmement, l’expérience que les premiers et premières de corvée sont irremplaçables alors que la mise sur la touche des premiers de cordée n’a rien mis en péril milite bien sûr pour une hausse massive des bas salaires et un plafonnement des plus élevés. Personnellement, je milite pour une fourchette des salaires de 1 à 3, avec le salaire du premier niveau de qualification, automatiquement attribué à 18 ans, au Smic revendiqué soit 1 700 euros mensuels net, et un plafond de 5 000 euros net. 1 700 euros étant aujourd’hui le salaire médian, cela veut dire que le salaire de près de la moitié des travailleurs serait augmenté, et cette augmentation pourrait avoir la forme d’une monnaie en nature pour accompagner la mise en sécurité sociale de productions alternatives assurées sous la direction des seuls travailleurs (alimentation, transport, logement, culture et autres).

Troisièmement, le caractère absolument central de la prise en main de leur travail par les travailleurs eux-mêmes a reçu un éclairage éclatant à l’hôpital. Alors que les directions, complices depuis des années de sa mise hors d’état de faire face à une pandémie, étaient dans les choux, les soignants, dépossédés depuis des décennies de leur liberté d’exercice, l’ont retrouvée dans les conditions dramatiques qu’ils ont affrontées. Or pleuvent aujourd’hui sur eux des menaces et des sanctions de la part de gestionnaires avides de retrouver leur pouvoir mortifère.

Moins visible mais aussi significatif : des collectifs internes de réflexion sur d’autres finalités pour les hautes technologies de l’aéronautique que la fuite en avant dans un tout-avion écologiquement intenable ont pu s’exprimer publiquement pendant le confinement mais doivent trouver aujourd’hui des formes clandestines. Cela montre que la nécessaire prise de pouvoir des travailleurs sur leur travail va être un combat très dur.

L’organisation collective dans un syndicalisme d’autogestion et la conquête de droits rendant possible une dynamique de maîtrise du travail sans représailles ni licenciement sont aujourd’hui des priorités. C’est dans cette dynamique que les travailleurs ainsi mobilisés font l’expérience à la fois qu’ils ne peuvent décider au travail que s’ils se débarrassent des actionnaires et des prêteurs et qu’effectivement ils n’en ont pas besoin. Alors peut s’engager à l’échelle macroéconomique le combat pour la suppression des actionnaires et des prêteurs.

Une quatrième expérience massive du confinement et de ses suites concerne l’État : sa nocivité stupéfie bien au-delà des militants anticapitalistes. Déjà depuis les mobilisations de 2016 contre la loi El Khomri, la généralisation de la violence policière habituellement réservée aux quartiers d’immigration surprenait. Mais ici chacun peut mesurer que non seulement l’État a organisé l’incapacité du système sanitaire à faire face à la pandémie autrement que par un long et punitif confinement mais qu’il utilise l’état d’urgence sanitaire pour accélérer la mise en danger des services publics, la casse de la fonction publique, les aubaines pour les grands groupes capitalistes et le recul des droits salariaux.

Cela me permet de revenir sur la nécessaire désétatisation de fonctions collectives à laquelle j’ai fait allusion tout à l’heure. Beaucoup de mon travail a comme point de départ une recherche sur le régime général de la Sécurité sociale, institution gestionnaire du salaire socialisé que la CGT, à juste titre, souhaitait, dans les débats préparatoires aux ordonnances de 1945, sans le patronat ni l’État. Certes elle n’y est pas totalement parvenue, mais tout de même les travailleurs ont, de 1946 à 1967, largement contribué à la mise en place et à la gestion du régime.

“Travailleurs-citoyens : Ce nom double signale une tension nécessaire. y compris dans la même personne, la travailleuse peut être en conflit avec la citoyenne. Et c’est à la citoyenne de trancher.”

Et les résultats ont été bien supérieurs à ceux qu’on observe depuis l’étatisation qui a été l’outil de la bourgeoisie capitaliste pour en finir avec la démocratie sociale des premières décennies du régime. La branche du régime qui est la plus étatisée aujourd’hui, avec les funestes résultats que l’on sait, est précisément la branche santé qui a été si remarquablement dynamique avant l’étatisation. Notre réflexion, à Réseau Salariat, sur la mise en sécurité sociale des productions part du double constat qu’il faut étendre les fonctions collectives et les confier aux travailleurs-citoyens eux-mêmes.

Pour arracher à la bourgeoisie son monopole sur la valeur, il faut construire des institutions macroéconomiques qui certes bénéficient de l’obligation légale qu’il est d’usage d’associer à l’État, mais dont la gestion ne relève pas de l’État, mais des travailleurs-citoyens. Ce nom double signale une tension nécessaire : y compris dans la même personne, la travailleuse peut être en conflit avec la citoyenne. Et c’est à la citoyenne de trancher. L’adage qui veut qu’on ne confie pas l’armée aux militaires est sain. Les institutions de la valeur (entreprises, caisses de salaires, caisses d’investissement, jurys de qualification, sécurités sociales, marchés, etc.) ne sont pas le tout de la société. Un travailleur peut être, par exemple, pris par l’hubris dans la manipulation de la technologie qu’il utilise. Il faudra que le citoyen le ramène à la raison.

LVSL – La dénonciation de la mondialisation comme facteur de la diffusion de l’épidémie et comme moteur de la crise économique a aussi été fréquente ces dernières semaines. L’augmentation de la circulation des personnes et l’instantanéité de la contamination dues à l’explosion du transport aérien ont été mises en causes par certains, tandis que les « chaînes de valeur optimisées » ont créé de vives réactions dans les pays occidentaux, dépendants de l’Asie pour leurs médicaments, matériel de protection comme les masques, etc. Les idées en faveur de la relocalisation de la production industrielle, voire de nationalisation dans les secteurs stratégiques, semblent avoir gagné du terrain dans le débat public et auprès de l’opinion. Croyez-vous que le processus de mondialisation sortira durablement affecté par cette crise, accompagnant un repli local ou national des échanges ou qu’il ne s’agit que d’une phase transitoire vers une mutation de ce phénomène, qui pourrait même s’accentuer ?

B.F. – C’est le capitalisme le problème, et la forme de mondialisation qu’il impose. « La » mondialisation comme réalité abstraite de son lien au mode de production n’existe pas, elle doit être qualifiée. Contre la mondialisation capitaliste, je milite pour une mondialisation communiste.

Notre humanité est une, la pandémie nous le révèle une fois de plus, et tous les replis nationalistes n’ont jusqu’ici qu’un seul résultat : la honteuse chasse aux migrants. Ce sont des gouvernements d’États nationaux souverains qui ont organisé la désindustrialisation de leur territoire dans des secteurs vitaux.

La seule souveraineté qui vaille est celle des travailleurs sur le travail. La bourgeoisie française et son pouvoir d’État sont aussi nocifs que leurs homologues allemands ou chinois.

LVSL – Quel discours adopter selon-vous pour démontrer le caractère révolutionnaire du « statut » attaché à la qualification du travailleur ? Alexandre Kojève par exemple (dont s’inspirent Pierre Legendre et Alain Supiot), dans la conclusion de son Esquisse pour une phénoménologie du droit, soulignait le lien entre dépassement des contradictions historiques et sociales du capitalisme, et accroissement de la reconnaissance par l’État du statut attaché à la personne et non à la tâche du travailleur, en s’appuyant paradoxalement sur la figure du bon maître mentionnée par Aristote dans sa Politique, lequel pour s’assurer de la fidélité de l’esclave, devait lui reconnaître un statut socio-économique digne, et héréditaire, transmissible à sa descendance, afin de fonder un contrat social stable, garanti à tous par le tiers juridique qu’est l’État.

B.F. – L’État comme tiers juridique, laissez-moi rire ! Cela dit, je n’ai pas lu l’Esquisse de Kojève ni, sinon par quelques bribes scolaires, la Politique d’Aristote, et je ne peux donc qu’être très prudent dans ma réponse, qui sera peut-être hors sujet, je vous prie de m’en excuser. Je ne constate pas de « dépassement des contradictions historiques et sociales du capitalisme ». Notre entretien a commencé au contraire par l’énoncé de leur ampleur. Quant à penser que le salaire à la qualification personnelle est fonctionnel au capitalisme, je ne peux évidemment que m’inscrire en faux et insister au contraire sur l’enjeu anthropologique de la mutation en cours.

“La qualification est une institution haïe de la bourgeoisie qui témoigne que la classe ouvrière existe comme classe révolutionnaire pour soi.”

Dans ma réponse à une de vos questions précédentes, j’ai comparé le statut économique de la personne dans le capitalisme à son statut dans le mouvement de sortie communiste du capitalisme, statut en cours de construction en France autour du salaire à la qualification personnelle. La rémunération capitaliste, que Marx désigne comme « salaire », est le prix de la force de travail, c’est-à-dire la reconnaissance des besoins dont je suis porteur pour faire telle tâche dont la validation marchande permettra la valorisation d’un capital. C’est contre elle que le salaire, inexistant comme institution au XIXe siècle, s’est institué au XXe siècle.

Le salaire est une institution anticapitaliste, fruit d’un combat de classe constant de la CGT pour la qualification : qualification du poste, dans l’emploi défini par la convention collective qui sort les indépendants et les contrats à la tâche de l’infra-emploi, mais plus significativement encore, au-delà de l’emploi, qualification de la personne dans le grade de la fonction publique et des travailleurs à statut. La qualification est une institution haïe de la bourgeoisie qui témoigne que la classe ouvrière existe comme classe révolutionnaire pour soi, en capacité de contester la forme valeur capitaliste, la valeur d’échange qui n’inscrit le travailleur dans l’ordre de la valeur que par intermittence, à la mesure de ses tâches validées sur des marchés, du travail ou des biens et services, sur lesquels il n’a aucune prise.

Au contraire, la qualification, dans sa forme aujourd’hui la plus aboutie, la qualification du grade attaché à la personne, sort le travailleur de l’aléa de la valeur d’échange et le confirme en permanence comme producteur. Le mouvement n’est que commencé, et loin d’être abouti : les fonctionnaires par exemple ne sont payés qu’à mi-temps s’ils travaillent à mi-temps. Mais quelle libération que de n’avoir plus à quémander sur le marché du travail ou sur celui des biens et services sa reconnaissance comme travailleur, et cela à la stricte mesure de ses tâches validées !

Dans le capitalisme, la personne reste en permanence étrangère au travail, une institution qui est le monopole de la bourgeoisie, le travailleur ne pouvant que tirer du travail un avoir, un « compte personnel d’activité » sur lequel il pourra tirer dans les périodes où il n’est pas reconnu comme travailleur.

Au contraire, dans le mouvement du communisme, est en train de s’instituer un tout autre travail, endogène aux personnes, lesquelles sont enrichies d’une qualification qui les libère de l’aléa de la validation marchande de leur activité. C’est parce que la personne est en permanence porteuse d’une qualification, et donc d’un salaire, qu’elle peut sans crainte livrer en permanence son travail à l’évaluation : le statut du producteur en train de se construire est cohérent avec la responsabilité des travailleurs sur la production, laquelle ne peut s’exercer que par évaluation permanente du travail.

Et je précise, car l’aliénation de nos représentations à la pratique capitaliste d’identification du travailleur à ses activités validées comme travail est grande, que la qualification personnelle, qui exprime notre reconnaissance permanente comme travailleur, ne transforme pas toutes nos activités en travail, pas plus qu’elle n’est une injonction à travailler.

Couv Désir de communisme

Qu’ajouter, sinon que le projet d’accomplir les institutions du salariat n’est audible pour un militant catéchisé à « l’abolition du salariat » que s’il renonce au postulat qu’il n’y a qu’une classe pour soi, la bourgeoisie, et qu’en face la classe ouvrière n’est qu’une classe en soi, incapable au bout de deux siècles de lutte de classes d’avoir construit des institutions alternatives à celles de la bourgeoisie. Il peut se dégriser de la fascination pour un capitalisme fantasmé comme système de domination générant des victimes (dont lui est solidaire, ouf ! Il faut bien que ce triste constat ait un avantage secondaire).

Il n’aura alors plus besoin de croire au ciel, le « demain » de la révolution, qui est d’ailleurs un après-demain puisqu’il faut d’abord franchir l’étape socialiste. Car il participera, à grand effort, au travail du présent, cet enfantement permanent du déjà-là.

Bernard Friot, Judith Bernard, Un désir de communisme, Textuel, 2 septembre 2020, 17€, 160 p.

« C’est le retour d’une morale individualiste qui bouscule le sens de l’Assurance chômage » – Entretien avec Hadrien Clouet

Muriel Pénicaud, ancienne ministre du Travail (2017-2020).

Alors que la réforme de l’Assurance chômage devrait revenir au cœur des débats de la rentrée, plusieurs des mesures envisagées par le gouvernement ont été reportées à 2021. La période économique et sociale particulière faisant grandement intervenir le dispositif de chômage partiel en est la raison. Cependant, il s’agit bien là d’une des grandes réformes du quinquennat Macron : une réforme en débat entre syndicats – salariés et patronaux – et le gouvernement depuis plus d’un an maintenant. Les mesures envisagées constituent des enjeux décisifs pour l’avenir du pays. Si les transformations qu’elles mettent en jeu apparaissent complexes à comprendre, elles procèdent toujours de la même visée : l’individualisation de la condition de la personne et sa privatisation. Pour nous éclairer sur les dangers qui guettent sur le sens et sur l’équilibre de ce pilier fondamental du système social français, nous avons rencontré Hadrien Clouet, docteur en sociologie et post-doctorant à Science Po Paris. Il est aussi membre du conseil d’orientation scientifique du laboratoire d’idées Intérêt Général, engagement sur lequel nous l’avons également interrogé. Entretien réalisé par Nicolas Vrignaud et retranscrit par Sebastien Mazou et Maxime Coumes. 


Le Vent Se Lève – La réforme de l’assurance chômage du quinquennat Macron est très complexe à comprendre pour celles et ceux qui s’y intéressent peu ou bien celles et ceux qui n’ont pas suivi depuis plus d’un an maintenant les évolutions de ce projet de loi. À l’aune des nouvelles négociations entre le gouvernement et les forces syndicales, pouvez-vous nous rappeler en quoi consiste ce projet porté par la majorité ? 

Hadrien Clouet – Cette réforme de l’assurance chômage est fondée sur deux arguments distincts. Le premier, exclusivement comptable, est illustré par les phrases choc de Muriel Pénicaud, déclarant qu’en l’absence d’économie, il deviendrait impossible d’indemniser les chômeurs dans la décennie à venir. Le second argument est celui de l’étatisation, qui consiste à faire monter la part de l’indemnisation des chômeurs par l’État, au détriment de la part d’indemnisation des chômeurs par la Sécurité sociale et son administration paritaire. Cela a d’ailleurs valu des critiques patronales à ce projet de réforme – et c’est assez inédit que dans le cadre d’une diminution des droits des chômeurs, les organisations patronales se montrent critiques.

La réforme annoncée l’année dernière touche en premier lieu l’indemnisation des personnes. On le sait, seule la moitié des chômeurs inscrits à Pôle emploi bénéficie d’une indemnisation. Or, cette proportion va encore être réduite, notamment par un nouveau calcul des droits. Celui-ci repose sur deux piliers : d’abord, pour ouvrir des droits à l’indemnisation, il ne faut plus avoir cotisé 4 mois mais 6 mois, et cette durée de 6 mois n’est plus recherchée dans les 28 derniers mois mais dans les 24 derniers mois. Il convient de travailler plus sur une séquence plus courte. Mener à bien ce type de réforme – qu’on appelle paramétrique puisqu’elle joue exclusivement sur les paramètres – vise à exclure dans le futur quelques centaines de milliers de personnes de l’Assurance chômage. Non pas forcément les gens déjà indemnisés, mais plutôt des gens qui auraient été éligibles à l’avenir.

Ensuite, la moitié des personnes inscrites à Pôle emploi, entre 2 et 3,5 millions selon l’année ou la saison, exercent une activité réduite. Elles ne peuvent pas vivre de leur emploi et demeurent indemnisées par Pôle emploi. Jusqu’à présent, lorsque ces personnes acceptaient un contrat ponctuel, leur durée d’allocations était prolongée d’autant. Or, la réforme gouvernementale prévoit qu’une telle prolongation n’ait lieu qu’après 6 mois. Une partie des précaires est exclue de l’Assurance chômage.

Voilà le premier volet de la réforme qui durcit les conditions d’accès et réduit la fraction des demandeurs d’emplois indemnisés. On ré-individualise donc les risques sociaux. Le risque de perte d’emploi est renvoyé à la responsabilité individuelle : quelques centaines de milliers de personnes ayant cotisé contre la promesse d’ouvrir une assurance sont expulsées de la prise en charge collective !

LVSL – L’un des autres grands volets de la réforme apparaît surtout financier…

H.C. – Tout à fait, le nœud de l’affaire est financier, dans le sens où l’Unedic (l’association en charge de gérer l’Assurance chômage) possède un montant limité à distribuer entre les demandeurs d’emplois. Ce montant vient des cotisations chômage recouvrées. Or contrairement aux déclarations de Muriel Pénicaud, les comptes de l’Unedic sont en voie de rétablissement depuis 2008, frôlant l’équilibre en 2019 [1]. La seule chose qui les plonge régulièrement dans le rouge est l’accord de gestion avec Pôle emploi. L’Unedic est contrainte de verser 10% des cotisations recueillies à Pôle emploi, pour financer les deux-tiers des frais de fonctionnement de ce dernier, soit 3,3 milliards d’euros en 2019 [2] – alors que cette dépense profite aussi, et tant mieux, à des individus qui ne sont pas chômeurs, mais naviguent sur le moteur de recherche de Pôle emploi par exemple.

Cette même année, le bilan comptable de l’Unedic affichait un manque de 2 milliards d’euros… après en avoir versé 3 à Pôle emploi. Cette mission est même accrue depuis janvier 2020, avec le transfert d’1% de cotisations supplémentaire à Pôle emploi, au titre de l’accompagnement dit « renforcé » des demandeurs d’emploi. Les chômeurs cotisent de plus en plus pour financer le service public d’emploi au détriment de la couverture de leurs risques sociaux. Le milliard d’excédent, entre les cotisations perçues et les allocations versées, représente l’équivalent d’une prime de Noël de 150 euros à tous les demandeurs d’emploi inscrits, ou l’extension de l’indemnisation à 70 000 personnes supplémentaires.

La contrainte financière connaît un second motif : le gel depuis des années des cotisations chômage. On peut s’interroger sur ce dernier point car on assiste à une dérégulation du marché de l’emploi depuis 30 ans. Elle ne s’est pas accompagnée d’une contrepartie, face au risque accru des salariés d’être recrutés en emploi précaire, instable ou à durée réduite. Le risque s’accroît, sans que les cotisations ne suivent – sinon, les grands employeurs auraient aussi été mis à contribution dans la lutte contre la précarité.

Le second volet de cette réforme est aussi important. Il repose sur la manière de décompter les indemnités elles-mêmes. Le calcul des allocations dépend d’un salaire journalier de référence (SJR), approximativement calculé à partir du salaire de l’année passée, qui sert de base pour calculer l’indemnisation mensuelle. C’est un système contributif : plus le salaire antérieur était haut, plus on a cotisé, plus le montant de allocations est en conséquence élevé. Jusqu’à présent, pour établir le SJR d’une personne, on multipliait le salaire perçu chaque jour de travail par le nombre de jours du mois. Cela permettait de protéger les personnes ayant des contrats courts ou émiettés. Or désormais, le gouvernement entend prendre le salaire mensuel pour base et diviser le salaire par le nombre de jours, y compris les jours sans salaire. Par exemple, une personne qui a travaillé 10 jours et perçu 500 euros pour ce travail a finalement touché 50 euros au quotidien.

Avant, pour calculer son allocation, on multipliait ces 50 euros par 30 (soit 1500), c’est-à-dire le nombre de jours du mois. Sa base d’indemnisation est donc de 1 500 euros, mais elle sera pénalisée par rapport aux autres en ayant une durée d’indemnisation courte, puisqu’elle n’a travaillé que 10 jours. Elle devra enchaîner beaucoup de contrats courts pour ouvrir des droits. Désormais on considère que cette même personne a gagné 500 euros dans le mois, que l’on divise par les 30 jours calendaires. A travail égal, on indemnisera cette personne sur la base d’un salaire de 500€ au lieu de 1500€. Le SJR de référence est divisé par trois vis-à-vis de la situation antérieure. On aboutit à une diminution drastique des allocations versées par un nouveau mode de calcul des droits.

« Aujourd’hui, nous avons une logique de redistribution inversée, car une partie des cotisations chômage servent à rembourser des créanciers privés et rémunérer des détenteurs de fonds de pension. »

LVSL – Cette évolution de la modalité de calcul des allocations est donc la seconde mesure après celle de la modification des conditions d’éligibilité dont Muriel Pénicaud a annoncé le report à 2021. Elle a enfin également annoncé le report de l’évolution de la dégressivité des indemnisations. Quels étaient ces objectifs sur ce point ?

H.C. – L’un des enjeux de cette réforme est aussi celui de baisser dans le temps les allocations pour certaines personnes dont on considère qu’elles touchent des allocations élevées, surtout les cadres. Cela constitue une rupture du principe contributif puisque jusqu’à présent, plus on cotise, plus on touche. Désormais l’indemnisation du chômage ne poursuit plus l’objectif de maintenir le niveau de vie des bénéficiaires, mais se rapproche d’une allocation caritative pour la recherche d’emploi, qui est censée dépendre des efforts de la personne. C’est le retour d’une morale individualiste qui bouscule le sens de l’assurance chômage.

L’autre problème est que cela peut amener les cadres à réclamer l’extension de leur traitement aux autres, pour ne pas être les seuls frappés par une diminution progressive de leur allocation. A l’inverse, s’ils ne peuvent pas se fier à l’assurance-chômage pour assurer leurs revenus en cas de perte d’emploi (et l’ensemble des charges ou traites incompressibles, liées à leur niveau de vie), cela peut aboutir à la constitution de fonds privés visant à se protéger soi-même plutôt que de contribuer au collectif. La situation souligne le lien étroit entre réforme de l’assurance chômage et réforme des retraites : elles ambitionnent de créer un marché autour de la protection des risques personnels.

L’assurance chômage est devenue un terrain d’investissement lucratif à double titre. D’abord, la logique de dé-protection sociale se traduit par un recours à la financiarisation pour ceux qui ont des hauts revenus et entendent se protéger contre les risques de l’existence – en solitaire si nécessaire. Ceux qui sont les plus sujets au risque ne bénéficient ainsi pas de la solidarité des plus riches en période de crise, car les plus riches sont peu inclus dans l’assurance-chômage (au-dessus de 13 000€ par an, on cesse de cotiser à l’assurance-chômage, tandis que l’allocation est plafonnée à 296€ brut par jour). En outre, les logiques d’endettement de l’Unedic elle-même redoublent la financiarisation.

Victime d’une politique des caisses vides qui a liquidé une partie des cotisations – facilitation du travail détaché, suppression des emplois aidés, gel des salaires… – , l’Unedic a tenté de trouver des fonds ailleurs pour continuer d’indemniser les chômeurs. Elle a entamé une politique d’entrée sur les marchés financiers, accumulant pas moins de 35 milliards d’euros de titres financiers depuis 2008. Un audit citoyen a bien décrit ce processus [3]. Aujourd’hui, nous avons une logique de redistribution inversée, car une partie des cotisations chômage servent à rembourser des créanciers privés et rémunérer des détenteurs de fonds de pension. L’Unedic paye actuellement 400 millions d’intérêts annuels. Tenez-vous bien, son directeur a dû concéder ne pas connaître l’identité des acheteurs [4] – peut-être des groupes dont la politique industrielle ou financière favorise les destructions d’emploi ?

LVSL – Toutes ces logiques sont reliées à des représentations de la situation des travailleurs en France. Vous soulignez d’ailleurs assez souvent ce que vous appelez un « mythe des emplois vacants ». En quoi cette projection faussée et l’idéologie au cœur de la réforme de l’assurance chômage sont-elles liées ?

H.C. – Il faut distinguer deux notions. Les emplois vacants sont un pourcentage d’emplois non occupés à un moment donné. La France est un pays d’Europe où il y a le moins d’emplois vacants : 1.4% contre 6% pour la République tchèque qui est le pays comptant le plus d’emplois vacants, ou encore 3% pour la Belgique. Cela traduit un mauvais dynamisme du marché de l’emploi, car le niveau de l’activité est fortement corrélé aux créations d’emplois.

Cette donnée est souvent confondue avec les emplois non pourvus, des offres mises sur le marché sans trouver preneur. C’est un indicateur problématique. Un emploi est mécaniquement non pourvu pendant un temps minimum, donc cela pose la question de savoir à quel moment on l’estime non-pourvu. De plus, la dérégulation du marché de l’emploi favorise la montée du « non-pourvoi », car lorsqu’on tente de recruter en urgence pour quelques jours, les durées de prospection sont forcément limitées. En outre, des doublons sont toujours imaginables : si Pôle emploi pourvoit un poste proposé aussi à l’agence d’intérim du coin, cette dernière pourra signaler un emploi non-pourvu. Dans son enquête auprès des employeurs, Pôle emploi évalue à environ 7% les établissements qui échouent à recruter, soit aux alentours de 200 000 embauches concernées [5]. Une pour trente inscrits à Pôle emploi…

De plus, les emplois non pourvus le sont très majoritairement malgré des candidatures ! A Pôle emploi, moins d’1% des offres hébergées ne suscite aucune candidature [6]. Parmi ce petit pourcentage, il faudrait distinguer ce qui relève de l’offre peu attractive, de l’offre indigne, de l’offre illégale, ou même des pratiques illégales (par exemple une annonce fictive visant uniquement à compiler un réservoir de CV).

Les données statistiques de l’Acoss précisent même qu’en France, chaque année, 28 millions d’offres d’emploi trouvent preneurs – essentiellement en CDD. Dit autrement, les offres non-pourvues plafonnent en-dessous d’1 % du total et se regroupent dans 7% des établissements, qui déclarent ne pas réussir à recruter.

Le chômage de masse ne résulte pas d’un manque de motivation ou d’une inadéquation entre la formation des chômeurs et les attentes patronales : il est le produit d’un problème arithmétique, à savoir un volume général d’emplois en circulation insuffisant. Notons d’ailleurs que la politique de l’offre interroge à cet égard, puisque depuis 1950, les entreprises privées marchandes n’ont créé que 3 millions d’emploi, tandis que le secteur public et non-marchand en générait 5 millions, soit les deux-tiers [7]. Les subventions aveugles aux secteurs capitalistes s’avèrent assez peu probantes.

« Le chômage partiel demeure une réponse comptable à une question de pouvoir. […] La question du pouvoir en entreprise demeure aujourd’hui écartée par les décideurs français. »

LVSL – Le gouvernement a aussi annoncé que la rémunération perçue par les travailleurs pendant cette période de chômage partiel ne sera pas prise en compte dans le calcul de l’allocation afin de ne pas diminuer son montant. Quels sont les enjeux de salaire autour du chômage partiel ?

H.C. – Les périodes dites de chômage partiel, appelées périodes d’activité partielle en langage administratif, sont incluses dans le calcul de la durée d’indemnisation chômage, tout en étant exclues du calcul du montant de l’allocation pour ne pas le diminuer. C’est une mesure sociale, qui évite de tirer vers le bas les allocations-chômage en les basant sur des salaires plus faibles. Rappelons ici que le chômage partiel est une mise à contribution des salariés, puisqu’il entraîne une diminution de 16% du salaire net.

Cette décote est généralement justifiée par la possibilité, pour le salarié, de compenser sa perte de revenu en trouvant un autre emploi provisoire ou une autre activité rémunérée, parfois non-déclarés ou informels. Or, la période de confinement a empêché cette compensation, d’autant plus que les foyers ont vu une augmentation de leurs frais courants, via les hausses de leurs consommations quotidiennes d’eau, de chauffage ou d’électricité.

Mais le chômage partiel demeure une réponse comptable à une question de pouvoir. Lorsque des entreprises rencontrent une crise conjoncturelle tous les six mois, la justification conjoncturelle devient compliquée à suivre et on peut se demander si elle n’a pas simplement un problème dans la nature de la stratégie et des décisions prises par les propriétaires ou les administrateurs. Le problème se pose à nouveau avec la crise sanitaire : on observe une distribution massive d’argent public pour mettre en place le chômage partiel, sans que les autorités administratives ne soient en capacité humaine et logistique d’opérer un quelconque contrôle des motifs, et sans s’appuyer réellement sur les acteurs qui connaissent l’entreprise à l’instar des syndicats. Ces derniers n’ont qu’un rôle consultatif en France, contrairement à leurs homologues allemands par exemple, dotés d’un droit de veto et d’un pouvoir important sur le programme détaillé de mise en place du chômage partiel [8] – ils surveillent l’usage de l’argent public. La question du pouvoir en entreprise demeure aujourd’hui écartée par les décideurs français.

LVSL – Pouvez-vous nous raconter la genèse de la création du laboratoire d’idée « L’Intérêt Général » au sein duquel vous menez une bataille culturelle ? Quelles sont les raisons qui ont poussé à sa création ?

H.C. – Intérêt Général (IG) est né il y a un peu plus d’un an, au cours d’échanges entre universitaires, experts publics ou privés, syndicalistes et hauts fonctionnaires. Nous convergions pour diagnostiquer la faillite irrémédiable de la social-démocratie et sa mue en libéralisme autoritaire. En même temps, il nous manquait un outil pour mener la bataille culturelle sur le terrain adverse, c’est-à-dire le champ de l’expertise. Aussi ambitionnons-nous de construire une maison commune, qui rassemble l’espace intellectuel d’une gauche radicale de gouvernement, antilibérale et émancipatrice. La création d’Intérêt Général se veut aussi une réponse aux laboratoires d’idées français qui pullulent, majoritairement libéraux ou conservateurs, appuyés sur de puissants réseaux financiers ou médiatiques. Plusieurs notes ont été rédigées et produites depuis la création d’Intérêt Général. La première cartographie les think-tanks français eux-mêmes, traduite ultérieurement un article dans Le Monde diplomatique. Une seconde note porte sur les traités européens, afin de souligner les défaillances en série de la zone euro et de l’Union européenne, tout en proposant un répertoire stratégique de ruptures avec les traités et en actualisant la doctrine du plan A – plan B (portée par de plus en plus d’acteurs à gauche). La troisième analyse la réforme des retraites Macron-Delevoye et propose une réforme alternative, garantissant un régime de répartition plus favorable, tant pour le privé que pour le public. En mars 2020, une note préalable aux élections municipales proposait une réflexion territoriale, sur l’association libre des communes comme alternative aux intercommunalités afin d’opérer la bifurcation écologique. Finalement, la dernière note éditée revient sur le service public à la française, en tire un bilan positif, décrit les tentatives libérales visant à les liquider et propose des principes de reconstruction, pour une République des Communs.

Cette variété de sujets est tributaire d’une méthode de travail originale, qui respecte la plus grande interdisciplinarité possible et inclut des personnes aux agendas déjà remplis à craquer. Chaque note est écrite collectivement par les volontaires et pilotée par deux rapporteurs ou rapportrices. Les versions successives de chaque note sont ensuite examinées et débattues en séance plénière, afin d’aboutir à une version consensuelle finale.

LVSL – Est-ce que l’idée de rechercher un consensus sur les différentes notes à produire traduit que tous les contributeurs ne se reconnaissent pas nécessairement sur les mêmes positions ? Et de fait, ne craignez-vous pas que les consensus que vous trouvez soient au final atones, sans prises véritables sur le réel ?

H.C. – Notre laboratoire d’idée est composite, avec des personnes de sensibilités différentes – qui ont pu voter pour des personnes et des listes différentes lors des précédentes élections. L’avantage de la structure « laboratoire d’idées » consiste à proposer plusieurs scénarios qui, s’ils ne sont pas contradictoires, offrent un dégradé politique. Mais la précision n’implique pas d’être atone : IG a pris des positions collectives fortes. Prenons l’exemple des propositions alternatives concernant l’Union européenne, par une note résumant les six scénarios de rupture qui ont été portés par des forces politiques européennes. La rupture avec les traités européens fait ainsi consensus au sein d’Intérêt Général, mais sa déclinaison pratique prend des itinéraires hétérogènes et graduels. En l’absence de consensus, les groupes de travail élargissent tout simplement les pistes. Le principal est que ce laboratoire d’idées déploie un travail collectif inédit en France, pour qu’un gouvernement favorable à ces orientations puisse être armé dès son premier jour.

« Nous ne nous situons donc pas sur les rapports de force partisans en France, mais appartenons à un front international soucieux de formuler des politiques publiques alternatives, aussi sérieuses que radicales. »

LVSL – Que répondez-vous à celles et ceux qui peuvent taxer Intérêt Général d’un laboratoire d’idée qui ne serait que le laboratoire de construction des idées de la France Insoumise, au regard des personnes qui ont été à l’initiative du projet et qui le composent ?

H.C. – Je leur dis que c’est faux et les invite à venir travailler avec nous. Ces attaques viennent de personnes qui n’ont peut-être pas intérêt à coopérer avec d’autres ? Bien sûr, certains initiateurs et initiatrices assument une proximité idéologique avec le mouvement, ce qui n’enlève rien au sérieux – le résultat de leur implication dans la présidentielle de 2017 parle plutôt en leur faveur – mais elle n’engage personne d’autre, aucun membre du laboratoire d’idées, et n’implique rien vis-à-vis des travaux passés ou à venir.

Il existe ainsi un véritable pluralisme d’idées au sein du laboratoire. Et puis lorsqu’on travaille sur une note, l’expression politique de chacune ou chacun est assez secondaire dans la rédaction de propositions consensuelles. Le pluralisme est surtout attesté par la composition de notre Conseil d’orientation scientifique, internationalisé, regroupant des personnalités reconnues comme Jean Ziegler, Jihen Chandoul ou encore Clara Capelli. Les femmes et les hommes qui ont accepté d’y siéger – j’ai cette chance – ont même diffusé une déclaration explicite d’indépendance vis-à-vis de toute organisation politique. Nous ne nous situons donc pas sur les rapports de force partisans en France, mais appartenons à un front international soucieux de formuler des politiques publiques alternatives, aussi sérieuses que radicales.

LVSL – Quels sont sur les projets de travail à venir d’Intérêt Général au regard du contexte politique et des échéances électorales à venir ?

H.C. – Nous préparons actuellement une note sur l’État employeur en dernier ressort. Nous étudions la manière dont on peut assurer un droit inconditionnel à l’emploi pour certaines populations. L’emploi n’est alors plus une marchandise mais un bien commun. Cette mesure est défendue dans le cadre du Green New Deal par Bernie Sanders, mais on la retrouve dans d’autres contextes, comme la garantie rurale en Inde qui garantit 100 jours d’emploi aux ménages ruraux, ou encore l’Argentine qui, en 2002, a mis en place un droit à l’emploi avec l’embauche par l’État de 20% de la population pour faire face à la crise. La campagne syndicale et environnementale « One Million Climate Jobs » a été lancée au Royaume-Uni, affirmant que la condition de la transition écologique passe par un recrutement des chômeurs pour faire des emplois à fortes valeurs ajoutés dans le secteur de l’écologie. Historiquement, la France a déjà expérimenté ce genre de mesure, avec par exemple la création des Ateliers nationaux en 1848, bien qu’aucune réflexion n’avait alors été menée sur l’utilité collective du travail.

Plusieurs autres notes sont en cours de réalisation à différents stades d’avancement. Elles porteront sur la sécurité publique, la démocratie dans l’emploi et le travail, l’éducation émancipatrice, la politique commerciale, l’héritage, le patrimoine ou encore le gouvernement des crises climatiques.

LVSL – Et au-delà de la publication de vos notes sur votre site et sur vos différentes présences sur les réseaux sociaux, comment comptez-vous promouvoir vos travaux ?

H.C. – La promotion repose sur différents canaux. Intérêt Général s’est lancé récemment dans des campagnes numériques, notamment lors du mouvement contre la réforme des retraites. La note sur les intercommunalités a pu trouver son lectorat, essentiellement des élus locaux, grâce au partage sur les réseaux, dans les groupes. Nos travaux sont maintenant diffusés par des envois presse, avec pour but de trouver un écho, comme cela a été le cas dans Marianne, Le Monde, Les Inrocks, L’Obs, Politis, Reporterre, et bien sûr, dès la publication de cette interview, Le Vent Se Lève !

Les membres du Conseil d’orientation scientifique sont par ailleurs les premiers à partager les notes, à les diffuser dans leurs réseaux, à faire exister et animer des canaux de diffusion et de discussions intellectuels. Pour chaque note, nous identifions également les acteurs ou les réseaux que nous jugeons pertinent, afin de leur adresser de manière directe nos travaux (associations, syndicats, organisations locales, ONG, universitaires etc.). Nous avons le souci d’occuper un espace qui ne concurrence jamais ces organisations, ni ne les dépossède de leurs actions ou travaux. Cela permet d’être très complémentaire, d’échanger et d’exister en toute intelligence.

LVSL – Et au regard de votre ambition d’influencer le champ politique, est-ce vous avez des retours de parti politique sur vos travaux ou bien est-ce que vous estimez que ceux-ci aient pu s’en s’inspirer plus implicitement ?

H.C. – Oui. Pour prendre l’exemple de la réforme des retraites, des amendements des groupes communistes, insoumis et socialistes étaient directement inspirés de notre note. Ce travail s’est avéré être complémentaire du travail parlementaire. De même, au niveau syndical, des unions locales ou des branches ont diffusé la note tout en s’en inspirant dans la définition de leurs positions générales, alors que des figures syndicales ou universitaires, comme Thomas Piketty, citaient explicitement la note dans leurs interventions. Nous retrouvons la même chose pour la note sur l’intercommunalité, les élus ou les mouvements qui ne sont pas majoritaires dans les conseils avaient un intérêt évident à utiliser notre réflexion pour s’armer et essayer de se défendre. D’ordinaire, par exemple aux élections communales, vous avez mille personnes dans le pays qui accomplissent le même travail chacune de leur côté, eh bien là, le travail était déjà fait. Notre but, en agglomérant des personnes fortes, diverses et radicales est d’effectuer un travail qui ne soit pas à refaire.

LVSL – Nous sommes encore loin des présidentielles, est-ce que la possibilité de proposer un ensemble de mesures programmatiques pour la France auprès des forces politiques est posée au sein d’Intérêt Général ?

H.C. – Un laboratoire d’idée n’a pas vocation à soutenir des forces partisanes aux élections. Toutes nos notes contribuent à échafauder un projet et bâtir patiemment une hégémonie culturelle, via des notes qui seront toujours publiques. Nous n’avons pas l’ambition de proposer un projet général, mais de mettre à disposition sur des thématiques qui nous paraissent fortes et mobilisatrices, nos travaux et nos propositions clef en main. Intérêt Général peut armer toutes les personnes soucieuses d’élaborer une alternative politique majoritaire, qui se reconnaissent dans un courant éco-socialiste ou progressiste.


[1] https://www.unedic.org/espace-presse/actualites/lassurance-chomage-proche-de-lequilibre-en-2019
[2] https://www.unedic.org/indemnisation/vos-questions-sur-indemnisation-assurance-chomage/quel-est-le-role-de-lunedic-par
[3] https://static.mediapart.fr/files/2018/04/30/audit-dette-assurance-chomage-2.pdf
[4] http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/cr-soc/14-15/c1415043.pdf
[5] https://statistiques.pole-emploi.org/bmo
[6] http://www.pole-emploi.org/statistiques-analyses/entreprises/offres-demploi-et-recrutement/offres-pourvues-et-abandons-de-r.html?type=article
[7] http://hussonet.free.fr/empubpriv.pdf
[8] https://www.cairn.info/revue-de-l-ires-2016-1-page-63.htm

Covid-19, temps de guerre contre les grands précaires

Tente lacérée
Des associations d’aides aux migrants comme Utopia 56 constatent la multiplication des actes de destruction des biens des migrants par la police. Ici, on voit une tente lacérée. ©Utopia 56 Paris / Ile-de-France

Des centaines milliers de précaires abandonnés face au coronavirus et dans la misère grandissante, l’impréparation d’un État face à la pandémie de pauvreté qui arrive, des actes de harcèlement et de violences des forces de l’ordre qui se multiplient, des migrants confinés dans des camps insalubres dont ils sont inlassablement expulsés. Et si dans un pays où le chef de l’État vient de promettre d’aider “les plus fragiles et les plus démunis”, la crise du Covid-19 était en fait devenue l’opportunité d’un temps de “guerre” contre les grands précaires ?


Après un discours du 16 mars 2020 moralisateur et martial marqué par son fameux « nous sommes en guerre », Emmanuel Macron a adopté un ton beaucoup plus satiné pour son allocution du 13 avril 2020. Comme pour les services publics, cette « première ligne » dont il semble avoir découvert l’utilité, le Président de la République a également appris aux Français que « pour les plus fragiles et les plus démunis, ces semaines sont aussi très difficiles. »

Comme pour l’hôpital public en surchauffe depuis des années qui a enfin bénéficié de moyens supplémentaires, on s’attendrait donc à voir des renforts arriver pour les plus pauvres qui vivent dans la rue, sous des tentes ou dans des hébergements d’urgence. Pourtant, alors que la crise sanitaire frappait, le secteur médico-social a été contraint par l’impréparation de l’État à la fermeture de nombreux points de contact et services répondant aux besoins les plus nécessaires et urgents des grands précaires. Là aussi, les conséquences de la logique comptable et de la baisse constante des moyens financiers se dévoilent.

Paradoxalement, la « guerre » déclarée par le Président de la République au coronavirus, se traduit depuis plusieurs semaines par une aggravation de la situation des plus pauvres qui sont plus que jamais privés de la possibilité de se défendre contre la maladie. Et c’est finalement en observant les violences exacerbées qui leur sont faites que l’on découvre le véritable champ de bataille. Il se trouve dans les rues désertées, et de plus en plus, dans les zones périphériques et les no man’s land où les matraques et les gaz lacrymos des forces de l’ordre peuvent se libérer plus discrètement.

Alors que le confinement des Français rend notre société aveugle, celles et ceux que l’on ne regarde pas habituellement sont plus que jamais dans les angles morts du regard social parfois protecteur. La crise du COVID-19 deviendrait-elle un temps de guerre contre les grands précaires ?

Confinés dehors, des êtres humains assignés à l’indignité

Durant la première quinzaine d’avril, on accompagne à plusieurs reprises des bénévoles d’associations et collectifs qui effectuent des maraudes, formes de déambulations solidaires aux travers desquelles on va vers les personnes sans abri pour leur offrir un contact humain, une écoute et souvent, une aide matérielle. Dans les rues semi-désertées du nord-est de Paris, on rencontre des personnes, on entend leurs parcours de vies (plus souvent, de survie) et on découvre une réalité sociale qui n’a rien de nouveau mais que la crise du COVID-19 rend plus visible encore : le voile de la foule s’est dissipé pour laisser la rue à ceux qui continuent à l’occuper, parce qu’ils l’habitent, à défaut de pouvoir se loger autrement ; plus visibles que jamais et pourtant, toujours invisibles au regard de la dignité humaine.

On trouve des femmes et des hommes allongés sur des matelas décharnés ou sur le béton, marchant le corps courbaturé et endolori par les coins de bétons qui les accueillent, ou bien assis le regard fixe et dans un lointain inaccessible, parcourant peut-être leurs histoires et leurs drames. La crise sanitaire actuelle ayant obligé bon nombre d’associations à la fermeture de leurs points de contacts au moins dans un premier temps, ces gens ont perdu une part de leurs rares repères en même temps que des lieux d’accès aux biens et services de première nécessité. Souvent dépourvus d’accès à un téléphone (dont le vol est courant) et à une information chaotique, ils ne savent plus vraiment où aller et leur suivi dans le temps devient presque impossible. Des associations comme Emmaüs Connect travaillent à attribuer des smartphones aux sans-abris mais la démarche est compliquée et lente pour ces personnes qui vivent au jour le jour.

 

Maraude SC
Photo antérieure à la crise. Pour le Secours Catholique, les maraudes sont d’abord l’occasion d’échanges humains pour des personnes qui sont isolées. ©Secours Catholique

La mendicité est devenue plus compliquée du fait des gestes barrières et de la raréfaction des contacts.

Il y a ceux qui vivent seuls comme Pierre (les prénoms ont été changés), place du Colonel Fabien, arrivé à Paris après avoir vadrouillé dans le Nord de la France et qui se trouve coincé dans la rue avec ses caddies et valises qui sont ses derniers bien et en même temps son boulet : les bagageries sont très largement fermées, et il ne peut plus y déposer ses biens et prendre le temps d’aller prendre une douche ou bien un repas chaud à l’un des quelques points de distribution qui ont rouvert, de peur qu’on lui vole ses dernières affaires. Pris dans ce dilemme, il vit en grignotant ce que lui permet une mendicité devenue plus compliquée du fait des gestes barrières et de la raréfaction des contacts.

Comme beaucoup, et malgré l’action des bénévoles, des centaines de milliers de personnes sont confinées dehors et assignées à l’indignité sous toutes ses formes.

On trouve également de petits groupes, comme sous le pont aérien du côté de la Place Stalingrad, où Amadou sort de la petite tente Quechua où il dort au moins avec deux autres personnes : « On est heureux de vous voir, ça fait plaisir ! Des documents sur la maladie ? Si tu m’en donnes, je peux partager avec les autres, moi je connais tout le monde et tout le monde me connait (rires). » Lui et ses compagnons d’infortune ont faim et quand les bénévoles du Secours Catholique leur ramènent à manger, ils se mettent à partager joyeusement le pain, les sardines, l’eau et les blancs de poulets, entre eux mais aussi avec d’autres personnes qui passent à proximité du petit campement. Une femme fait partie du groupe, mais les bénévoles présents, qui sont tous des hommes, hésitent à aller discuter avec elle de protections hygiéniques : « D’abord, les serviettes, c’est un sujet délicat à aborder pour une femme face à des mecs. Et puis, ajoute Clément, on craint de créer d’éventuelles tensions dans le groupe en abordant le sujet, et de générer des violences. C’est compliqué, il faudrait vraiment faire des équipes mixtes. »

Maraude Migrants Solidarité Wilson
Le long des canaux à Paris. Depuis le début de la crise sanitaire, les volontaires engagés dans les maraudes portent masques et gants pour respecter les gestes barrières. ©Collectif Solidarité Migrants Wilson

Dans toutes les associations rencontrées, on souligne et se réjouit de l’élan de solidarité apparu avec l’afflux massif de nouveaux volontaires, souvent des jeunes et des actifs qui n’avaient pas le temps et pallient l’impossibilité des plus âgés de se rendre sur le terrain en raison de la pandémie. « On a dû repenser notre action et on a pu sensibiliser des personnes de tous milieux de manière inédite, raconte Solène Mahe qui s’occupe de la mobilisation des bénévoles au Secours Catholique. On espère que ces nouvelles solidarités seront durables dans le temps. ».

« Pour eux, le Coronavirus est une maladie de riche »

Partout, ces personnes sont dans l’attente d’un logement depuis quelques semaines, plusieurs mois ou, plus souvent, plusieurs années et elles sont bien conscientes que l’offre d’hébergements d’urgence est plus saturée que jamais : « Vous dites que vous allez voir pour m’avoir un logement, mais moi, ça fait vingt ans qu’on me dit ça, vingt ans ! Comment voulez-vous que j’y crois encore ? J’ai plus confiance en rien, moi ! » se révolte Mohammed, 70 ans, assis du côté de la rue de Belleville et tout juste sorti d’une longue hospitalisation pour des problèmes cardiaques.

Les personnes pour qui l’amour est la dernière richesse refusent d’y renoncer.

Parfois la bonne santé est leur dernière richesse, mais les soucis sanitaires viennent bien souvent empirer des problématiques sociales qui elles-mêmes empêchent l’accès aux soins. Dans l’immense catalogue des dommages physiques, on trouve des dents et des peaux rongées par le manque de soins, les maladies graves non prises en charges pour des raisons diverses, parfois aussi, les bouffées de cracks et les lésions de seringues, et des situations de manque extrêmement nombreuses et douloureuses. Il faut dire que l’économie souterraine sous toutes ses formes, notamment le trafic de drogue, est aussi paralysée que l’économie légale.

Du côté de Guillaume et Cindy, qui sont en couple, la jeune femme témoigne de ses problèmes : « Il y a quinze jours, on m’a retiré un staphylocoque doré, mais là j’ai un abcès dentaire qui me fait très mal. Et puis j’ai une infection urinaire, j’ai peur que ça remonte dans les reins… Il y a des types violents dans la rue. J’ai mal et j’ai peur. » Les bénévoles l’incitent fortement à aller à l’hôpital mais le couple a trop peur d’être séparé, et les premiers n’insistent pas beaucoup plus et feront un signalement à Médecins du Monde : tout couple qui vit ou a vécu une séparation involontaire en comprend le drame, alors comment ne pas entendre que les personnes pour qui l’amour est la dernière richesse refusent d’y renoncer ?

Boubacar, bénévole au Secours Catholique
Bénévole expérimenté au Secours Catholique, Boubacar encadre les nouveaux volontaires et les forme à “l’aller vers” qui facilite l’échange avec les personnes isolées. ©Gaël Kerbaol / Secours Catholique-Caritas France

Mais alors, quid du COVID-19 ? Les bénévoles des diverses associations engagées sur le terrain savent bien que la documentation qu’ils distribuent sur la maladie est inopérante : comment des personnes qui n’ont pas les moyens de prendre soin d’elles en temps normal le pourraient davantage aujourd’hui ? « Ils savent et voient ce que c’est, explique Boubacar, bénévole au Secours Catholique, mais pour eux, le Coronavirus c’est une maladie de riche, et surtout un manque à gagner parce qu’ils vivaient de la mendicité dans des rues maintenant désertées. »

Devant un petit supermarché, un vigile empêche un sans-abri d’entrer dans l’établissement : Gregor est pieds nus, enveloppé dans un sac de couchage lui-même couvert d’excréments.

Après le coronavirus, la pandémie de grande pauvreté

Si les situations de précarité sont à ce point dramatiques à ce jour, c’est bien moins du fait de la pandémie qui n’est qu’un nouveau révélateur de leur extrémité, qu’en raison des sérieux manquements de l’État. Amélie Gilbert, animatrice de réseaux au sein du Secours Catholique, nous dresse un portrait du champ du social et de la grande précarité en France, c’est-à-dire quinze années de politiques désastreuses pour les grands précaires.

« Après la Seconde guerre mondiale et depuis, nous explique-t-elle, la grande exclusion a longtemps été pensée comme un problème marginal, une anomalie à régler avec des solutions de réintégration à ce qui est envisagé comme la norme. Mais dans les dernières décennies, nous avons non seulement assisté à la massification de la grande précarité du fait des chocs économiques et migratoires, mais à une évolution des publics et formes d’exclusion avec davantage de jeunes, de travailleurs pauvres et de migrants. »

Le gouvernement sera-t-il au rendez-vous de ce choc social qui suivra une crise économique très probablement plus forte que celle de 2008 ?

L’enjeu du logement (et de sa crise) est devenu l’un des principaux dénominateurs communs et thermomètre de la grande précarité en France. Si les statistiques sont compliquées à comparer dans le temps, car l’INSEE a cessé de compter le nombre de personnes vivant à la rue au début des années 2000 (elles étaient environ 130 000), des structures de la société civile comme la Fondation Abbé Pierre nous permettent tout de même un suivi dans le temps grâce à un rapport annuel. Pour ne compter que les plus fragilisés, sur les 902 000 personnes privées de logement personnel en France début 2020, 143 000 « sans-domiciles » dormaient dans la rue et 91 000 dans des habitats de fortune. En somme, les statistiques racontent à quel point les Pierre, les Guillaume, les Cindy, les Amadou et les Mohammed sont toujours plus nombreux.

Statistiques Abbé Pierre
Les chiffres du mal-logement. Issu du rapport sur l’état du mal-logement en France 2020, de la Fondation Abbé Pierre. ©Fondation Abbé Pierre

On se trouve bien loin des promesses de Nicolas Sarkozy qui promettait en 2006 « zéro SDF en deux ans » ou même des intentions d’Emmanuel Macron qui déclarait le 27 juillet 2017, lors d’un discours sur sa politique en matière d’accueil des demandeurs d’asile : « La première bataille, c’est de loger tout le monde dignement. Je ne veux plus d’ici la fin de l’année avoir des femmes et des hommes dans les rues. » On comprendra que déjà martial, le discours n’en était pas moins déjà inopérant, voire contraire dans les faits.

« Sachons sortir des sentiers battus, des idéologies et sachons nous réinventer, moi le premier, déclarait Emmanuel Macron le 13 avril 2020. » Avec la crise économique qui arrive et des répercussions humanitaires à l’échelle mondiale, les associations du secteur de la solidarité se préparent mentalement à une pandémie de pauvreté. Lors de la crise de 2008, le gouvernement Fillon avait renfloué les banques, préservé la spéculation financière et laisser fleurir la pauvreté. Le gouvernement sera-t-il au rendez-vous de ce choc social qui suivra une crise économique très probablement plus forte que celle de 2008 ?

L’impréparation sociale de l’État face aux chocs de misère

Force est de constater que pour l’instant, il ne l’a pas été jusqu’à présent. Ni Olivier Véran, ministre de la Santé et des Solidarités, ni Christelle Dubos (la secrétaire d’État concernée) n’ont fait d’autres annonces que la création d’une plateforme destinée à recruter davantage de bénévoles sur le terrain : une solution numérique plus communicationnelle qu’opérationnelle, très peu coûteuse, très Startup Nation en somme (comme quoi la réinvention a ses limites). Et l’on ne connaît toujours pas le détail de « l’aide supplémentaire pour les plus démunis » évoquée par Emmanuel Macron, ni celui sur les moyens de la faire parvenir à celles et ceux qui n’ont même pas de boîte postale pour la recevoir.

« Face à cette situation qui ne cesse de s’aggraver, les moyens mis en place par l’État sont nettement insuffisants, explique à nouveau Amélie Gilbert. On ne rattrape pas quinze années de politiques sociales désastreuses en quatre semaines. Or, comme pour les retards calamiteux dans l’arrivée de masques, de gants et de matériels de santé, l’impréparation de l’État en matière sociale va nous tomber dessus, et c’est cette impréparation qui coûtera à la société, bien plus que le Covid-19 en lui-même. La capacité des pouvoirs publics est d’autant plus incertaine qu’on est à l’aube d’une crise humanitaire à l’échelle mondiale. » Ce qui est certain en revanche, c’est que la crise sanitaire vient révéler des contradictions anciennes et grandissantes entre les visions de société des associations et celles de l’État.

Le travail social a perdu de sa dimension politique pour se limiter aux aspects de l’accompagnement individuel.

En effet, les associations qui ont dû prendre le relais des acteurs publics en matière de travail social sont confrontées depuis des années à une raréfaction des ressources financières qui non seulement brident la liberté et la vision des projets associatifs mais les mettent en concurrence : il s’agit avant tout de répondre à des appels à projets. « Le travail social a perdu de sa dimension politique pour se limiter aux aspects de l’accompagnement individuel au détriment des actions de plaidoyer et de défense des droits. »

Le travail de sape des services publics opéré depuis une quinzaine d’années, et accéléré depuis le début du quinquennat Macron, sature l’ensemble des dispositifs sociaux et sanitaires et créé des effets pervers : par exemple, le secteur de l’urgence sociale a été fortement impacté par la baisse des moyens de la psychiatrie et la suppression de nombreux lits, conduisant de nombreux patients directement dans la rue avec des conséquences individuelles et collectives dramatiques. On n’est ainsi pas surpris de trouver dans les rues parisiennes des personnes comme Ahmed, Andrea ou Claire, plus ou moins conscientes de leurs problèmes psychiatriques, souvent en rupture de parcours de soins et de suivi social.

« Bien sûr, ce sont eux que les flics décident d’aller déloger »

Alors que dans la crise du COVID-19 le chef du gouvernement appelle à se réinventer, l’État qui a recentralisé les dispositifs de l’action sociale et attribue les hébergements d’urgence via le SIAO (Service intégré d’accueil et d’orientation), continue à inscrire son action dans des logiques court-termistes, dépensant des sommes colossales dans des nuitées hôtelières plutôt que d’investir dans la création de solutions de logement durables et financièrement durables. Les familles qui ont la chance de pouvoir être logées le sont dans de minuscules chambres d’hôtel aux propriétaires souvent peu consciencieux (on pourrait aussi bien parler de marchands de sommeil conventionnés), où l’on s’entasse parfois trois ou quatre personnes dans 10m². Et parce que sont logées en priorité les personnes atteintes de pathologies lourdes, l’État les place donc dans une situation de confinement extrême, où l’impossible respect des gestes barrière et de la distanciation sociale est de fait, génératrice de nids épidémiques propice à une propagation extrêmement mortifère du coronavirus. Les cas d’hospitalisations urgentes ne cessent de se multiplier pour ces personnes déjà affaiblies.

A quelques kilomètres de la Tour Eiffel, à Calais ou ailleurs en France, dans des campements qui sont l’image même de la crise humanitaire.

Cette incompétence criminelle de l’État se double d’actes de violence beaucoup plus intentionnels. Clément, bénévole au Secours Catholique, évoque l’une de ces scènes dont il a été témoin : « Au milieu de la Place du Colonel Fabien désertée, alors les joggeurs font leur footing tranquillement de fin de journée, trois SDF se tiennent assis sur des bancs, médusés et à distance les uns des autres. Et bien sûr, ce sont eux que les flics décident d’aller déloger, leur ordonnant d’évacuer la zone même s’ils n’ont pas de chez eux où aller… » Boubacar, volontaire dans la même association, témoigne quant à lui de nombreux actes de délits de faciès : « C’était le long du canal de l’Ourcq dans l’après-midi, il y avait de nombreux promeneurs. J’ai vu les policiers se diriger systématiquement et à plusieurs reprises vers des hommes jeunes à la peau noire. » Ilham et Simone, couple serbo-égyptien à la rue et séparé de ses quatre enfants, évoquent tristement « le racisme de la police, de certains passants et aussi de quelques autres SDF qui croient que les étrangers sont mieux lotis que les Français… »

Maraude à vélo
Avec l’expulsion et la dispersion des campements de sans-abris, les volontaires comme ceux du collectif Solidarité Migrants Wilson se sont lancés dans des maraudes à vélo. ©Solidarité Migrants Wilson

Sans doute est-ce là la partie la plus visible et le signal faible d’actions de violence plus physiquement brutales qui se déroulent à l’abri du regard social, confiné et plus éloigné que jamais des angles morts médiatiques et des zones périphériques. C’est là même, à quelques kilomètres de la Tour Eiffel, à Calais ou ailleurs en France, dans des campements qui sont l’image même de la crise humanitaire, que l’on trouve celles et ceux qui sont en première ligne de la répression : les migrants et plus particulièrement, les sans-papiers. Pour eux, le quinquennat Macron a commencé avec les circulaires des 4 et 12 décembre 2017 qui donnaient aux forces de l’ordre le pouvoir d’aller contrôler les personnes hébergées dans des foyers de migrants. Alors que ces personnes sans-papiers se trouvaient déjà exclues par la loi du marché du travail, (paradoxe d’un pays où travailler permet d’être régularisé mais où l’on a pas le droit de travailler si on n’est pas régularisé), voilà qu’elles se trouvaient mises hors du circuit de l’hébergement sous le poids de la menace d’expulsion, les confinant plus que jamais hors du circuit légal de la société.

« C’est toujours la colonisation, partout la colonisation, et ça continue, et si ça continue encore, le monde n’y survivra pas. »

Dès lors, et puisque le gouvernement n’avait prévu aucune alternative, comment s’étonner d’avoir vu fleurir des champs de tentes vétustes, là où les sans-papiers n’avaient pas encore été chassés. Clément et Silvana sont membres du collectif Solidarité Migrants Wilson créé en 2016 à Saint-Denis, qui apporte de l’aide aux migrants sous formes de repas et parfois d’autres biens de première nécessité : « On fait ce que l’État ne fait pas, tout en réclamant à l’État de prendre ses responsabilités, nous explique la première. »

Distribution Solidarité Migrants Wilson
Chaque semaine, des centaines de migrants se rendent aux distributions alimentaires de repas chauds organisées par le collectif Solidarité Migrants Wilson. ©Solidarité Migrants Wilson

Silvana nous raconte l’histoire de la multiplication des camps et des expulsions dans le nord de Paris et des banlieues limitrophes entre Saint-Denis, la « colline du crack » située Porte de la Chapelle ou encore Porte d’Aubervilliers à Paris. Cette violence n’a rien de nouveau : « Un mois avant le confinement, la police a cassé le pieds d’un homme sans-abri en détruisant un camp porte de Saint-Ouen », rappelle la bénévole. Mais elle se poursuit largement en période de confinement, avec matraques et gaz. « Ça n’a pas changé depuis mais avant même le COVID, on avait des soupçons de cas de tuberculoses et de maladies graves, mais avec la peur des migrants d’aller dans les hôpitaux du fait de la violence contre eux, leur accès au soin a toujours été empêché. » Face à la crise du COVID-19, l’État n’a donc pas renforcé autre chose que son action de répression policière, contre les sans-abris et les migrants qu’il continue à expulser de manière musclée, mais aussi contre les bénévoles qui sont verbalisés au moindre prétexte. Une manière pour le gouvernement de valoriser les actions de solidarité ?

Les bus de ville ignorent volontairement les personnes exilées.

Dans la même zone, raconte Clément, « la police est venue lacérer des tentes que les migrants ont installé sous les ponts, le long du canal et elle a jeté leurs affaires personnelles. […] De nombreux points d’eau ont été fermés, et il y a maintenant des migrants qui boivent l’eau du canal, tombent gravement malades et font même des septicémies. En 2020, en France. » D’après Clément et d’autres, les migrants et sans abris sont peu à peu repoussés de commune en commune par la police vers l’ouest et plus précisément le Bois de Boulogne où se forme actuellement « une nouvelle jungle. »

Tente lacérée
Des associations d’aides aux migrants comme Utopia 56 constatent la multiplication des actes de destruction des biens des migrants par la police. Ici, on voit une tente lacérée. ©Utopia 56 Paris / Ile-de-France

En parlant de « jungle », on retrouve à Calais une bénévole de Human Rights Observers (HRO), association qui observe et documente les violations de droits humains en lien avec Utopia 56. « La situation est tout aussi absurde qu’il y a quelques années, nous explique Louise (son prénom a été changé), mais le confinement et le coronavirus sont un bon terreau pour les discriminations et les violences policières. Les bus de ville ignorent volontairement les personnes exilées (par délits de faciès) ce qui créé un empêchement d’accès aux supermarchés, qui eux-mêmes bloquent des migrants aux portes, et d’accès aux soins, pour des personnes parfois atteintes de pathologies lourdes et qui ne peuvent plus aller voir leurs soignants. »

Campement à Calais
A Calais, la communauté érythréenne vit dans les conditions inhumaines de “la Jungle” où elle vit comme des milliers d’autres personnes. ©La communauté des réfugiés érythréens de Calais

Depuis le début du confinement, HRO a accompagné juridiquement et linguistiquement plusieurs personnes et groupes, dont la communauté Érythréenne de la Jungle de Calais, qui a récemment adressé un courrier au Préfet. Elle y dénonce notamment les actes de violence de « la compagnie 8 » qui se sont multipliés depuis mars. « On relève une expulsion sur zone toutes les 48 heures, raconte Louise, effectuées sur Calais-Grande-Synthe par les gendarmes qui demandent aux personnes de déplacer leurs tentes de quelques mètres, en leur confisquant parfois des biens. Puis après avoir regardé les migrants se déplacer pendant une heure, ils leur demandent de recommencer, et ainsi de suite. » Depuis fin mars et rien que pour Calais-Grande Synthe, HRO a effectué cinq saisines IGPN, cinq saisies auprès du Défenseur des Droits et autant de plaintes au procureur sur des cas de ce genre.

Lettre communauté érythréenne
L’association HRO a accompagné juridiquement et linguistiquement la communauté Érythréenne de la Jungle de Calais dans la rédaction de sa lettre ouverte au Préfet, dénonçant diverses actions des forces de l’ordre. © Lettre ouverte de la communauté Erythréenne de la Jungle de Calais

A une distribution alimentaire à Paris organisée par Les Restos du Cœur et le Collectif Solidarité Wilson, parmi les quelques 200 personnes présentes, on rencontre Hussein arrivé très récemment de Somalie après être passé par la Suisse et l’Allemagne. Il nous raconte qu’après un accident grave, quelques années auparavant, sa mâchoire et nombre de ses os ont été remplacés par des broches et pièces de métal. « J’ai peur, nous dit-il en anglais, je ne connais personne, je ne suis pas quelqu’un de fort et si on m’agresse, je ne pourrai pas me défendre. J’ai juste besoin de quelque part où dormir et de quelques soins aux dents. […] Le coronavirus, je crois que c’est une arme de guerre politique et biologique. […] Cette guerre, c’est toujours la colonisation, partout la colonisation des pays entre eux, et ça continue, et si ça continue encore, le monde n’y survivra pas. » Et lui dans tout ça ? « Moi…? Je n’ai pas de grandes aspirations. Je veux juste vivre. »

Un monde d’après sans les grands précaires ?

Partout et comme pour d’autres enjeux, on se rend compte que le sort des personnes à la rue, françaises ou migrantes, dépend largement de choix politiques : « Là on a réussi à faire réquisitionner par les préfectures des chambres d’hôtel de manière inédite, raconte Solène Mahe, l’État a trouvé les moyens, alors comment se fait-il qu’il ne les trouve pas habituellement pendant les périodes hivernales ? »

Pour un monde d’après qui refuserait le grand abandon des pauvres, la cadre du Secours Catholique évoque des solutions défendues par de nombreuses associations et universitaires depuis des années : développement de bureaux uniques d’accompagnement, d’un revenu universel minimum, ou encore du système du cash for work. Ce système qui consiste à accompagner humainement les grands précaires tout en finançant leurs projets de vie a déjà été expérimenté par des associations en Asie, avec succès.

Penser le monde d’après suppose de sortir de la logique dictatoriale de l’instant et de réinventer notre rapport au temps et notre relation aux écosystèmes.

Lors de son discours du 13 avril 2020, Emmanuel Macron a esquissé comme la vague promesse de projeter la France vers un monde d’après (pas forcément le même que celui de Solène Mahe) où l’on « retrouve le temps long, la possibilité de planifier, la sobriété carbone, la prévention, la résilience ». Tout ce que son gouvernement et sa majorité ont combattu ces dernières années, le Président de la République promet à présent de l’utiliser pour se réinventer.

Tout comme la « guerre » et sa symbolique historique, « l’après » semble être devenu pour Emmanuel Macron, une idée utile : un moyen de fuir le présent où se trouvent concentrés tous ses échecs et toutes ses contradictions, et ainsi de faire table rase de son passé. Mais même dans le fol espoir de se reforger une popularité, peut-on se revendiquer d’un avenir meilleur tout en écrasant le monde présent et le(s) vivant(s) qui le peuplent ?

Durant ces dernières semaines de confinement, on a partout lu et vu rejaillir des idées sur tous les sujets et des projets à tous les niveaux, pour faire cap sur le monde d’après. Si penser le monde d’après suppose de sortir de la logique dictatoriale de l’instant et de réinventer notre rapport au temps et notre relation aux écosystèmes, alors on pourra juger de la sincérité des propositions politiques, dans leur capacité à prendre en compte le bien-être des vivants à long-terme et sans en oublier aucun, surtout pas ceux qui ont été les grands oubliés jusqu’à présent.

Car même dans la misère, même pourchassés jusqu’aux frontières du monde, même dans la guerre qui leur est faite, Pierre, Amadou, Guillaume, Cindy, Hussein et tous les êtres qui s’expriment dans cet articles sont bel et bien vivants.

La farce de la « solidarité européenne » à la lumière de la pandémie de Covid-19

© Pixabay

Malgré le triomphalisme affiché par les dirigeants français, les réunions de l’Eurogroupe du 7 et 9 avril n’ont débouché que sur un nouveau refus allemand et néerlandais d’émettre les coronabonds – titres de dettes mutualisées – ardemment souhaités par l’Italie. Lors de ses deux adresses aux Français, Emmanuel Macron a mis en exergue l’importance de répondre à la pandémie à l’échelle de l’Union européenne. Les événements de ces dernières semaines questionnent pourtant la pertinence de l’échelle continentale.


Dans le débat public, l’un des arguments majeurs des partisans d’une intégration européenne approfondie est la nécessité pour les Européens de pouvoir défendre leurs intérêts communs en constituant un bloc fort dans la mondialisation face à leurs adversaires que seraient notamment la Russie et la Chine. La pandémie de coronavirus n’a pourtant pas tardé à remettre en cause la validité de l’argument mettant constamment en exergue les prétendus intérêts communs des nations européennes.

L’échec des coronabonds et de la solidarité financière européenne

Depuis plusieurs semaines, l’Union européenne est loin de briller en matière d’allocation d’aides financières pour les États les plus touchés. Si la Commission a consenti à renoncer temporairement à ses exigences d’orthodoxie budgétaire à travers la suspension de la règle des 3% de déficit public, les réponses minimalistes de la BCE – qui se contente de renflouer une nouvelle fois les banques pour éviter un effondrement financier, sans injecter un seul euro dans l’économie réelle – sont insuffisantes pour faire face à la crise.

« Très vite, la demande d’aide financière de la part des pays les plus touchés, situés en l’occurrence dans le sud de l’Europe, s’est heurtée à l’hostilité des pays du Nord. »

Très vite, la demande d’aide financière de la part des pays les plus touchés, situés en l’occurrence dans le sud de l’Europe, s’est heurtée à l’hostilité des pays du Nord. Le projet phare porté par l’Italie, la France et l’Espagne réside dans la mutualisation des dettes européennes pour faire face à la crise sanitaire à l’aide de l’émission de bons du Trésor nommés coronabonds. Le ministre allemand de l’Économie et de l’Énergie, Peter Altmaier, n’a pas tardé à formellement refuser une telle possibilité. Il a qualifié le débat à leur sujet de « fantôme », considérant que la priorité réside dans le renforcement de la compétitivité des économies européennes. Il a été rejoint par les Pays-Bas, l’Autriche et la Finlande.

Le gouvernement allemand avait déjà refusé l’émission d’eurobonds quelques années plus tôt pour faire face à la crise économique dans la zone euro. Ces gouvernements ne veulent en aucun cas mutualiser leurs propres dettes avec celles des peuples d’Europe du Sud auxquels ils ne font nullement confiance et qu’ils accusent de laxisme budgétaire. Le ministre des Finances néerlandais Wopke Hoekstra est allé jusqu’à suggérer à la Commission européenne de mener une enquête sur le manque de marges budgétaires dans les pays les plus durement touchés par la pandémie. Cette requête a suscité l’indignation du Premier ministre portugais Antonio Costa, qui a accusé les Pays-Bas de « mesquinerie récurrente ».1

Le manque de solidarité affichée par l’Europe du Nord a provoqué un tollé en Italie. Alors que le journal Il Fatto Quotidiano titre : « Conte dit à une Europe morte d’aller se faire foutre », le quotidien La Repubblica, d’habitude de tendance europhile, parle pour sa part de « laide Europe ». Le report de deux semaines de négociations qui s’enlisent du fait de l’inertie de l’Europe du Nord, alors que l’Italie continue à compter ses morts par centaines chaque jour, est en effet un signal d’alarme pour l’UE. Même l’ancien président du Parlement européen Antonio Tajani a déclaré : « Une Europe lâche comme celle que nous avons vue hier sera emportée par le coronavirus ». Jacques Delors, l’un des pères fondateurs du projet européen, voit pour sa part ce manque de solidarité comme un « danger mortel » pour l’Union européenne. Les excuses de la présidente de la Commission européenne et les regrets du ministre néerlandais des Finances à l’égard de l’Italie arrivent un peu tard. Tout comme le journal Bild qui titre le 1er avril en italien Siamo con voi! (« Nous sommes avec vous ! »), ce qui n’a pas tardé à être étrillé par le quotidien milanais Corriere della Sera, pourtant habituellement europhile, qui a dénoncé une « page hypocrite ». Ainsi, en Allemagne, on observe une prise de conscience de certains hommes politiques comme Joschka Fischer (Verts) ou encore Sigmar Gabriel (SPD) qui déclarent redouter que l’Italie et l’Espagne ne puissent pardonner aux Allemands « pendant cent ans » un tel manque de solidarité.

Un accord médiocre résultant de l’immobilisme germano-néerlandais

Alors que l’Allemagne et les Pays-Bas sont inflexibles sur les coronabonds, ils se montrent en revanche ouverts à l’activation du Mécanisme européen de stabilité (MES). Celui-ci fournit des prêts – voués, donc, à être remboursés – dans le cadre du Pacte budgétaire européen (également connu sous le nom de TSCG). Il s’agit d’une aide conditionnée à la mise en œuvre de « réformes structurelles » supervisées par les autres États européens, à savoir des plans d’austérité qui auraient pour conséquence de diminuer encore les dépenses publiques. Cette possibilité est très mal accueillie par l’Italie qui ne souhaite aucunement être placée sous tutelle budgétaire à l’instar de la Grèce quelques années plus tôt.

« Au-delà du refus des coronabonds, le plan de 540 milliards d’euros pour l’ensemble de l’UE paraît ridicule rapporté au PIB européen – d’autant qu’il ne s’agit pas de dons, mais de prêts, qui provoqueront un endettement supplémentaire. »

Loin du triomphalisme affiché par les ministres des Finances français et allemand Bruno Le Maire et Olaf Scholz, bien peu de choses ont changé avec l’accord de l’Eurogroupe du 9 avril. L’Allemagne et les Pays-Bas campent sur leur refus des coronabonds, pourtant expressément demandés par l’Italie et l’Espagne. Les Néerlandais ont simplement renoncé à exiger des réformes structurelles en contrepartie des emprunts contractés, à condition toutefois qu’ils contribuent à financer seulement les dépenses de santé liées à la pandémie. Toute autre dépense sociale et économique qui serait réalisée à l’aide du MES pour faire face à cette crise reste donc conditionnée par la mise en œuvre de réformes austéritaires à l’avenir en Europe du Sud. Au-delà du refus des coronabonds, le plan de 540 milliards d’euros prévu pour l’ensemble de l’UE apparaît ridicule par rapport au PIB européen (16 000 milliards d’euros), d’autant qu’il ne s’agit pas de dons mais de prêts, qui provoqueront un endettement supplémentaire. Giuseppe Conte lui-même a qualifié l’accord du 9 avril de « très insuffisant ».

Alors que la Banque d’Angleterre s’apprête à financer directement le Trésor britannique, cette possibilité est exclue dans la zone euro par le carcan que constitue le traité de Lisbonne. Arborant un triomphalisme de façade, Bruxelles opte seulement pour des prêts, synonymes d’endettement et potentiellement à terme d’austérité budgétaire pour les États les plus touchés par la pandémie.

Il semble manifeste que les pays du Nord n’ont aucune envie de perdre leur statut de créanciers en chef de l’Europe, notamment l’Allemagne, terriblement réticente à toute possibilité de mutualiser son budget excédentaire avec les pays du Sud. Les intérêts nationaux allemands et néerlandais priment sur toute forme de solidarité : il n’est pas question pour eux de payer pour l’Europe du Sud. L’intransigeance sans équivoque de Berlin et de La Haye démontre une nouvelle fois le caractère onirique et irréaliste des velléités fédéralistes d’Emmanuel Macron. Il faudra vraisemblablement s’attendre à des forces centrifuges croissantes au sein de l’Union européenne entre des pays du Nord attachés avant tout à leurs intérêts nationaux d’une part, et des pays du Sud se sentant abandonnés par leurs partenaires européens d’autre part. L’accroissement historique de la défiance vis-à-vis de l’UE dans une Italie jadis europhile, mais déjà peu aidée face aux migrations méditerranéennes, est à cet égard emblématique. Enfin, le mythe d’une Allemagne europhile et modérée opposée aux « populismes » eurosceptiques du sud et de l’est de l’Europe a définitivement fait long feu.

L’aide chinoise, russe et cubaine plus spontanée que celles des autres pays européens

En matière d’aide médicale, l’Italie, épicentre de la pandémie, a également pu constater avec amertume l’effroyable inertie des institutions européennes et des États membres de l’UE. Les cures d’austérité successives imposées à l’Italie et acceptées sans vergogne par ses dirigeants successifs ont rendu le système de santé transalpin incapable de faire face à un tel afflux de malades à soigner en réanimation.2

Alors que des milliers de personnes sont décédées du coronavirus depuis février, en particulier dans le nord du pays, ce ne sont pas les pays européens qui lui ont offert leur aide en premier lieu. Dès le 12 mars, c’est la Chine qui a envoyé à l’Italie une aide de plusieurs tonnes de matériel sanitaire (masques, appareils de ventilation, etc.). Le gouverneur de Lombardie, la région la plus touchée par la pandémie, a fait appel à la Chine, à Cuba et au Venezuela suite au relatif immobilisme des autres pays européens. Plus de cinquante médecins et infirmiers cubains, qui avaient déjà lutté contre Ebola quelques années plus tôt en Afrique, sont venus porter assistance au personnel soignant lombard. Enfin, la Russie a envoyé neuf avions militaires transportant du matériel sanitaire en Italie. Cette aide n’est bien sûr pas désintéressée, Pékin et Moscou en profitant pour accroître leur influence en Italie.

« « La solidarité européenne n’existe pas. C’était un conte de fées. », a déclaré le président serbe. Pourtant candidat à l’entrée dans l’UE, il a choisi de se tourner vers la Chine. »

L’Italie n’est pas la seule à attendre indéfiniment une aide européenne qui n’arrive pas. La Commission européenne a décidé le 15 mars de limiter les exportations de matériel sanitaire, ce qui a provoqué l’ire du président de la Serbie, Aleksandar Vučić. Celui-ci a prononcé deux jours plus tard un discours acerbe fustigeant le manque de soutien octroyé à son pays, affirmant : « La solidarité européenne n’existe pas. C’était un conte de fées. ». La Serbie, pourtant candidate à l’entrée dans l’UE, choisit ainsi de se tourner vers la Chine, qui lui a fourni du matériel sanitaire et a dépêché une équipe de médecins à Belgrade. Il s’agit ici aussi pour la Chine de retenir un trop fort arrimage à l’Ouest des Balkans, dont l’influence lui est disputée par les États-Unis, l’Union européenne et la Russie.

En France également, face à la passivité des autres pays européens, quarante-cinq députés allant de la France insoumise aux Républicains ont écrit à Édouard Philippe le 22 mars pour demander l’aide de La Havane. Cinq jours plus tard, des médecins cubains ont été autorisés à entrer en Martinique, puis dans les autres départements français d’outre-mer. Dès le 18 mars, la Chine avait également fait parvenir pas moins d’un million de masques à la France.

Ce panorama peut toutefois être nuancé par plusieurs exemples de coopération intra-européenne. Plusieurs Länder allemands, à commencer par le Bade-Wurtemberg limitrophe de la France, ont répondu à l’appel à l’aide du département du Haut-Rhin, alors le plus touché de l’Hexagone par la pandémie. Ainsi, plusieurs patients alsaciens atteints du coronavirus ont été pris en charge par des hôpitaux de l’autre côté du Rhin. Le Luxembourg et les cantons suisses du Jura, de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne ont accueilli également des Français transférés dans leurs hôpitaux. Si l’initiative est bien évidemment louable, on ne peut pas à proprement parler de solidarité européenne, mais plutôt d’une solidarité transfrontalière entre des régions limitrophes. La Suisse n’est en effet pas membre de l’UE. Quant à l’accueil de patients alsaciens outre-Rhin, ce n’est pas le gouvernement fédéral de Berlin qui en a décidé ainsi, mais l’exécutif de certains Länder. Néanmoins, au fur et à mesure des jours, des patients français ont été accueillis par d’autres Länder plus éloignés comme la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, tandis que des patients italiens ont été transférés en Saxe et en Bavière.

Les masques de la discorde

Au sein même de l’Union européenne, c’est bien le repli sur soi qui prédomine. Alors que la Lombardie se trouve dans une situation sanitaire dramatique, la République tchèque s’est permis de confisquer 680 000 masques en provenance de Chine et destinés à l’Italie. Prague a plaidé la confusion et prétendu que l’aide chinoise a été confisquée par ses services douaniers par erreur. On peut néanmoins douter de la crédibilité de cette version. En effet, selon le juriste tchèque Lukáš Lev Červinka, Prague s’est sciemment approprié un matériel dont la destination prévue lui était connue. Il a envoyé à plusieurs ONG des photographies mettant en évidence la présence de drapeaux italiens et chinois estampillés sur les cartons contenant ces masques, avec une indication explicite : « aide humanitaire pour l’Italie ». Le lanceur d’alerte a qualifié ce pitoyable épisode en ces termes : « Ce n’est pas du tout un geste de politique européenne, c’est une histoire honteuse ».

« Alors que la Lombardie est dans une situation sanitaire dramatique, la République tchèque s’est permis de confisquer 680 000 masques en provenance de Chine et destinés à l’Italie. »

Mais ce lamentable épisode n’est pas le seul imbroglio diplomatique entre des pays européens qui soit lié à l’acheminement de matériel sanitaire. Le chef du département des soins de santé du Latium, Alessio D’Amato, a accusé la Pologne d’avoir saisi plus de 23 000 masques en provenance de Russie et destinés à la province du centre de l’Italie. De son côté, la région tchèque de Moravie-Silésie a accusé la Hongrie d’avoir confisqué pas moins d’un demi-million de masques en provenance d’Inde. Varsovie et Budapest ont respectivement démenti ces charges exprimées à leur encontre. Enfin, la France a mis en place des restrictions d’exportations de matériel médical qui ont occasionné la réquisition à Lyon de quatre millions de masques appartenant au groupe suédois Mölnlycke. Les trois quarts de ces masques devaient pourtant être exportés vers d’autres pays européens, notamment l’Italie et l’Espagne. Suite au haussement de ton de Stockholm à l’égard de la France, le matériel a finalement été rendu à la Suède.

Frontières, confinement : quelle coordination européenne ?

Ces querelles multiples sur l’acheminement de masques ne constituent pas le seul exemple d’absence de coordination entre pays européens. La question des fermetures de frontières est également source de désorganisation. Lors de ses allocutions aux Français, Emmanuel Macron a évoqué l’importance d’une solution européenne en ce qui concerne la fermeture des frontières pour contrer l’épidémie. Pourtant, alors qu’il prononce sa première adresse aux Français le 12 mars, il est en retard sur l’actualité. En effet, plusieurs pays tels que l’Autriche, la Slovénie, la Slovaquie ou encore la République tchèque avaient d’ores et déjà fermé au moins partiellement leurs frontières nationales. Plus tôt dans la journée du 12 mars, l’Allemagne avait mis en place des contrôles sanitaires à sa frontière en Alsace et en Moselle, sans aucune concertation avec les autorités françaises. Les différents pays font ainsi prévaloir leurs intérêts nationaux en fermant les uns après les autres leurs frontières sans grande coordination entre eux. Et pour cause : fermer uniquement les frontières extérieures de l’espace Schengen n’a pas beaucoup de sens alors que les différents États européens sont très inégalement touchés par la pandémie…

Au-delà de la désorganisation sur la question des frontières, les solutions apportées pour limiter ou endiguer la pandémie varient considérablement d’un pays à l’autre. L’Italie, l’Espagne, la France et la Belgique sont les premiers États à décréter le confinement de leur population. Néanmoins, cette mesure radicale ne séduit pas immédiatement tous les décideurs politiques dans les autres pays, en particulier en Europe du Nord. Peut-être sont-ils davantage attachés à la responsabilité individuelle et à une moindre intervention de l’État dans la vie des citoyens, et par conséquent plus réticents à choisir d’appliquer une mesure si coercitive. En tout état de cause, l’Allemagne et les Pays-Bas font preuve d’un fatalisme édifiant à l’origine de leur relatif immobilisme. Pendant une réunion du groupe CDU-CSU au Bundestag, Angela Merkel déclare ainsi que « 60 à 70% des Allemands seront infectés par le coronavirus ». Lors d’une allocution télévisée le 16 mars, le Premier ministre des Pays-Bas Mark Rutte affirme quant à lui : « La réalité est que dans le futur proche une large partie de la population néerlandaise sera infectée par le virus ».

Les Pays-Bas optent alors tout d’abord pour la stratégie dite de l’immunité collective, consistant à attendre qu’une large partie de la population soit infectée par le virus pour qu’elle soit à terme immunisée, ce qui favoriserait l’endiguement de l’épidémie. Néanmoins, cette stratégie est très controversée et peut aboutir à un bilan humain beaucoup plus lourd que si la population était confinée.3 Face aux critiques, les Pays-Bas ont fini par mettre en œuvre des mesures de distanciation sociale et fermer les écoles et restaurants, sans toutefois opter pour un confinement strict, à l’instar de l’Allemagne.

Cette absence de coordination des pays européens pour lutter contre l’épidémie peut également avoir des effets délétères à plus long terme. Si certains pays limitent plus tôt l’épidémie que ceux ayant délibérément laissé se propager le virus dans leur pays pendant des semaines, la réouverture des frontières intérieures de l’espace Schengen risque de ne pas être envisageable dans un futur proche. La relative inaction de la Suède interroge la Norvège et le Danemark voisins, alors que Copenhague amorce un déconfinement progressif et que la réouverture des frontières n’est pas à l’ordre du jour.

Les thuriféraires de la construction européenne exultent au lendemain de l’accord ambigu du 9 avril, qui n’est pourtant garant de rien de clair, si ce n’est d’un endettement accru. L’horizon des coronabonds et d’une aide massive et inconditionnelle pour l’Italie et l’Espagne semble bien loin. L’Allemagne et les Pays-Bas sont pourtant confrontés à un dilemme : suspendre leurs exigences de stricte rigueur budgétaire face à la crise sanitaire, ou bien devoir potentiellement endosser la responsabilité historique d’un déclin irrémédiable du projet européen. Cette pandémie constitue en effet un moment crucial pour l’avenir d’une Union européenne dans laquelle la discorde et les intérêts nationaux bien compris priment de manière éloquente sur toute forme de solidarité. Alors que la pandémie aurait pu être une opportunité d’entraide pour les Européens, force est de constater que Bruxelles s’enthousiasme davantage pour des négociations d’adhésion de l’Albanie et de la Macédoine du Nord dans l’Union européenne, qui n’aura pour conséquence que d’accroître des déséquilibres déjà insoutenables.

 

Notes :

1 L’article du Vent Se Lève intitulé « Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ? » détaille les déclarations polémiques des responsables politiques néerlandais sur les pays du Sud et l’hostilité de longue date de La Haye aux transferts financiers dans la zone euro.

2 Sur les conséquences de l’austérité budgétaire exigée par l’UE sur les systèmes de santé des pays européens, on pourra se référer à l’article du Vent Se Lève intitulé « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne ». On pourra également lire avec intérêt l’entretien de l’eurodéputé Martin Schirdewan au journal L’Humanité du 2 avril 2020. Il déclare notamment : « À 63 reprises entre 2011 et 2018, la Commission européenne a recommandé aux États membres de l’UE de privatiser certains pans du secteur de la santé ou de réduire les dépenses publiques en matière de santé. »

3 Pour plus d’informations sur la stratégie dite de « l’immunité collective », on pourra se référer à la vidéo du Vent Se Lève intitulée « Face au coronavirus : l’immunité collective, une stratégie mortelle ».

Covid-19 : les impasses d’une solution individualiste

Étagères vides d’un supermarché à la suite de la panique provoquée par la pandémie de Covid-19. @borisdunand

La mondialisation nous a tous rendus interdépendants et la pandémie de coronavirus n’épargne personne. Pour y répondre, nous devons être solidaires et bâtir une société où la santé de tous prime sur les profits de quelques-uns. Texte originel de Jedediah Britton-Purdy, pour notre partenaire américain Jacobin, traduit et édité par Rémy Choury et William Bouchardon.


Une pandémie donne tout son sens au slogan de la solidarité : un pour tous, tous pour un. C’est pour cette raison qu’un tel événement réveille aussi le désir effréné de se retirer de l’interconnexion sociale et de faire cavalier seul.

Le Covid-19 met en lumière la logique d’un monde combinant une profonde interdépendance et un système politique et moral qui abandonne les personnes à leur propre sort. Nos relations constantes – au travail, dans les transports, à l’école, au supermarché, via les systèmes de livraison à domicile – nous rendent contagieux, et vulnérables. Comme la doxa dominante invite à l’isolement et nous prie de prendre soin de nous et de nos proches, nous tendons à devenir un à un des survivalistes : nous stockons juste assez de conserves et de surgelés, assez de médicaments et de désinfectant pour couper tout lien social et survivre seul.

Cette ruée vers les supermarchés révèle un système de classe dans lequel la capacité d’isolement est une marque de statut social. Si vous avez assez de patrimoine ou que votre employeur vous paie un salaire décent, si vous avez assez de place chez vous, vous devriez alors être en mesure d’accomplir ce défi assez absurde de vous isoler quelques mois en vous appuyant sur le réseau mondial de produits proposés par Carrefour ou Auchan. Mais pour les 50% du pays qui ne peuvent épargner plus de cinquante euros par mois, qui galèrent à chaque fin de mois, qui vivent dans des petits logements sans espace de stockage et qui tentent tous les jours de traverser la rue sans pour autant trouver d’emploi, c’est tout bonnement impossible. Ces gens se retrouveront dehors quotidiennement, dans le métro, à la station essence, à choisir entre la prudence épidémiologique et la survie économique, parce qu’il n’ont pas le choix.

Tant que cela est vrai – tant que nombre d’entre nous sont poussés hors de chez eux, pour tenter de joindre les deux bouts – il y a toutes les raisons de penser que seule une infime minorité sera en sécurité. Même si on connaît encore peu le virus, on sait que le nombre de porteurs de la maladie va continuer d’augmenter. Tant que notre isolement moral et politique nous ramène vers le marché, notre interdépendance matérielle nous rend tous vulnérables.

« Lavez-vous les mains » est un bon conseil mais aussi un sérieux rappel que nous n’avons pas affaire à un problème qui sera résolu par la responsabilité individuelle. L’épidémiologie est un problème politique. Il n’est pas compliqué d’imaginer les décisions qui mettraient fin à notre cruelle situation : l’arrêt du travail, un soutien massif des revenus (des allocations chômages, voire une forme de revenu de base universel) et un moratoire sur les saisies hypothécaires et les expulsions. Quiconque est atteint du coronavirus et des symptômes liés devrait avoir droit à un traitement gratuit et complet, sans conditions (sur le statut migratoire, par exemple), afin que personne ne se passe d’un traitement par peur ou par pauvreté. Ce n’est que du bon sens. C’est par ces mesures que l’on permet aux gens de prendre en considération et de prendre soin des besoins et vulnérabilités des autres : lorsqu’ils voient le problème d’autrui comme le leur.

Le survivalisme apparaît tellement désespéré et réservé à une élite qu’une pandémie révèle la nécessité de l’État si nous voulons survivre. Aux États-Unis, les déclarations absurdes de Trump – « Tout va bien ! C’est un truc étranger ! Nous prenons des décisions fortes ! » – montrent à nouveau qu’il n’a aucune idée de comment utiliser l’État, excepté pour se donner en spectacle ou s’enrichir personnellement. La classe d’oligarques décadents d’un capitalisme mourant auquel appartient Trump est démunie de tout instinct permettant de surmonter cette crise. Des esprits plus vifs, aux États-Unis comme en France, sauront cependant avancer bien des idées, dont beaucoup ne feraient qu’aggraver le malheur des gens.

Cette crise – ainsi que les suivantes, encore plus violentes – peut se dérouler de trois façons. Le premier scénario est celui que suit actuellement les États-Unis, avec un système de santé privé, et une faible part de santé publique en matière de tests et de consignes à respecter. Les riches se retirent, la classe moyenne s’isole tant bien que mal mais reste vulnérable, tandis que les classes populaires tombent malades et meurent. En France, malgré notre système de santé historique nous sauvant du scénario catastrophe des États-Unis et garantissant les soins aux plus précaires, la destruction du service public par l’austérité nous fragilise dans notre réponse, et les riches ont déjà commencé à se retirer du système public.  

Mettre en place un système énergétique, des infrastructures écologiques et une économie centrée sur la santé et la redistribution plutôt que sur une course infinie au profit suppose une coopération entre tous les Etats

Vu combien la société américaine est cruelle, cela a toutes les chances d’engendrer une réaction politique violente, d’où une seconde possibilité : une réponse nationaliste à la catastrophe. Parce qu’il souligne notre vulnérabilité et notre interdépendance, le coronavirus s’apparente à une version accélérée de la crise climatique, offrant ainsi un avantage à ceux qui peuvent nous protéger, enfin au moins quelques-uns d’entre nous. Cette épidémie de « virus étranger », comme l’appelle Trump, a toutes les chances de rendre ce nationalisme très concret via des mesures pour protéger « notre » peuple en excluant, en déplaçant, ou en se débarrassant du reste. Dans un monde inquiétant et instable où la plupart des pouvoirs se concentrent au niveau national, nos réflexes politiques de base nous invitent en effet constamment à l’ethno-nationalisme.

Le troisième scénario est solidaire : « un pour tous, tous pour un » serait alors bien plus qu’un slogan. Même les réponses nationales à des crises écologiques et épidémiologiques ne constituent que des mesures d’atténuation et d’endiguement. Mettre en place un système énergétique, des infrastructures écologiques et une économie centrée sur la santé et la redistribution plutôt que sur une course infinie au profit suppose une coopération entre tous les États. Nous avons besoin d’armées d’infirmières et d’ouvriers de l’infrastructure verte plus que nous n’avons besoin de nos armées actuelles. La leçon de la crise climatique – que nous pouvons nous permettre une abondance publique mais que la tentative d’une abondance privée universelle nous tuera – fonctionne également pour les pandémies : nous pouvons nous permettre un système de santé entièrement public, mais si nous sommes incités à rester en bonne santé seuls, nombre d’entre nous vont mourir.

Est-ce impossible, est-ce trop demander ? Rappelons-nous que notre société, où nous sommes seuls plongés dans l’immensité du monde, où règne une philosophie individualiste et une interdépendance matérielle, n’a rien dinné. Les autoroutes, les crédits financiers, le commerce mondial… Tout notre système repose sur une vaste et complexe infrastructure dans laquelle nous avons tous besoin des services d’un autre, le tout organisé autour d’un objectif ultime : le profit. Voir ce système paniquer dans les marchés financiers mondiaux à la seule idée que les gens restent chez eux plusieurs mois plutôt que de réaliser frénétiquement des échanges monétaires montre combien celui-ci est finement calibré pour générer du profit et complètement incapable de s’adapter aux changements des besoins humains.   

Les mains et les esprits qui ont construit cet ordre peuvent en créer un, résilient, qui priorise la santé à tous les niveaux : celle des individus, des communautés, des territoires, et de la planète. Mais pour cela, il nous faut mener un combat politique sur la valeur de la vie elle-même : sommes-nous ici pour faire des profits ou pour vivre en nous entraidant ?