Privatisation de la santé et colonisation des données

Les géants de la tech se lancent dans une course aux applications et services qui proposent des soins médico-psychologiques. Si l’utilité de tels produits est loin d’être avérée, ils promettent néanmoins à ces entreprises de nouvelles sources lucratives de données hautement personnelles… Un « colonialisme des données » qui ouvre la voie à une gestion individuelle des problèmes de santé et masque la privatisation rampante de ce domaine. Par Anna-Verena Nosthoff, Nick Couldry et Felix Maschewski, traduit par Jean-Yves Cotté [1].

Se piquant de philosophie lors d’une interview en 2019, Tim Cook, PDG d’Apple, avait abordé la question de « la plus grande contribution d’Apple à l’humanité ». Sa réponse était sans équivoque : elle concernerait « le domaine de la santé ».

Depuis, la promesse de Cook s’est concrétisée sous la forme de plusieurs produits « innovants », censés « démocratiser » les soins médicaux et donner à chacun les moyens de « gérer sa santé ». Ces dernières années, Amazon, Méta et Alphabet ont également tenté de chambouler le marché de la santé. Dernièrement, on a même appris que la société de surveillance Palantir avait remporté un contrat de 330 millions de livres pour créer une nouvelle plateforme de données destinée au British National Health Service (NHS)…

La pandémie de COVID-19 a accéléré cette tendance, laissant dans son sillage divers réseaux de recherches, services de santé en ligne, cliniques et autres entreprises qui ont pour objectif affiché de « repenser l’avenir de la santé » (pour reprendre l’expression de Verily, filiale d’Alphabet) à l’aide de « montres connectées » et autres outils numériques. Si cette ambition n’est pas neuve, ses modalités varient : les incursions des plus grandes entreprises dans le domaine de la santé ne sont plus uniquement axées sur le corps. Non contentes de cartographier membres et poumons, elles ciblent à présent l’esprit.

Ce nouvel intérêt des GAFAM pour le bien-être psychologique, dans le cadre de leur projet de « cartographier la santé humaine », est loin d’être une coïncidence. Les gros titres relatifs à une « crise de la santé mentale » ont récemment envahi la presse américaine : le taux de suicide a atteint un niveau record aux États-Unis et, comme l’a souligné Bernie Sanders, selon un récent sondage du Center for Disease Control and Prevention (CDC), près d’un adolescent américain sur trois a déclaré que son état de santé mentale laissait à désirer…

Les conglomérats technologiques ne sont que trop heureux de lancer des campagnes autour de ces faits alarmants, mettant l’accent sur les efforts qu’ils déploient pour lutter contre ces tendances délétères. Selon les propres mots, ils souhaitent « résoudre la crise de la santé mentale ». Les GAFAM se fient à une maxime longuement éprouvée : en eaux troubles, bonne pêche.

Quand Apple s’enrichit sur les maladies mentales

Les premières initiatives d’Apple visant à pénétrer le marché de la santé ont connu une accélération marquée. Après avoir affiné son outil de signature concocté en 2019, l’entreprise a depuis collaboré activement avec plusieurs instituts de recherche. Son but : prouver que sa « montre connectée », bien plus qu’un coach sportif, peut être un « sauveur de vie » capable de détecter une fibrillation auriculaire, voire une infection de COVID-191 .

Dans le cadre de sa mission consistant à offrir à ses utilisateurs un « tableau complet » de leur état de santé, il est logique qu’Apple ait annoncé récemment son intention d’ajouter une évaluation médico-psychologique à son Apple Watch… La nouvelle fonction « état d’esprit » (state of mind) de l’application « pleine conscience » d’Apple demande à l’utilisateur d’évaluer ce qu’il ressent sur une échelle de « très agréable » à « très désagréable », d’indiquer les aspects de sa vie qui l’affectent le plus (comme la famille ou le stress au travail) et de décrire son humeur par des adjectifs comme « heureux » ou « inquiet ». La promesse, semble-t-il, est qu’une utilisation quotidienne évitera de consulter un psychologue…

Au printemps 2023, on apprenait que le National Health System britannique avait partagé sur Facebook des données intimes relatives à la santé de ses patients

L’application « pleine conscience » utilise ces données pour déterminer le niveau de risque de dépression. Hasard de calendrier : une étude récente sur la « santé mentale numérique » menée par des chercheurs de l’UCLA (et sponsorisée par Apple) a démontré que l’utilisation de cette application sur l’Apple Watch développait la « conscience émotionnelle » de 80 % des utilisateurs, tandis que 50 % d’entre eux affirmaient qu’elle avait un effet positif sur leur bien-être général – des résultats que l’entreprise ne manque pas de mettre en avant.

Au cours des prochains mois, Apple va vraisemblablement lancer d’autres logiciels liés à la santé mentale. Selon de récents rapports, l’entreprise travaille actuellement à une application censée non seulement traquer les « émotions » des utilisateurs, mais aussi leur donner des conseils médicaux : il s’agit de Quartz, un coach sportif alimenté par une intelligence artificielle.

Qu’il y ait bel et bien une crise de la santé mentale aux États-Unis est indéniable. Entre 2007 et 2020, le nombre de passages aux urgences pour des troubles d’ordre médicopsychologique a presque doublé, les jeunes étant les plus affectés…

Cependant, même si l’on admet que les outils « intelligents » puissent modestement bénéficier à certains patients, l’utilisation de wearables peut aussi générer stress et anxiété, comme d’autres études récentes l’ont démontré. [NDLR : Les wearables constituent une catégorie d’objets informatiques et électronique, destinés à être portés sur soi. Vêtements ou accessoires, ils ont la particularité d’être connectés à un appareil, comme un téléphone, pour recueillir des données relatives à la personne qui les porte et à son environnement]. De plus, l’accent mis sur des solutions technologiques de court terme fait courir le risque de détourner certaines maladies psychologiques des causes sociales et politiques qui les sous-tendent : exploitation au travail, instabilité financière, atomisation croissante, accès limité aux soins, alimentation et logement de mauvaise qualité…

Les applications de santé transfèrent également la responsabilité principale de la gestion des troubles médico-psychologiques aux individus eux-mêmes. Sumbul Desai, vice-présidente en charge de la santé chez Apple, a récemment affirmé que l’objectif de son entreprise « est de donner aux gens les moyens de prendre en charge leur propre parcours de santé ». Un mantra néolibéral ancien.

Quand Méta le gouvernement britannique livre ses données de santé à Méta

Apple n’est pas le seul géant de la tech à s’être penché sur la santé mentale de ses clients. Si le géant de Cupertino ne manifeste guère davantage qu’un intérêt purement formel à la question de la confidentialité des données, bien d’autres ne prennent même pas cette peine.

Au printemps 2023, on apprenait que le NHS avait partagé sur Facebook des données intimes relatives à la santé de ses patients. Pendant des années, le NHS avait fourni au réseau social et à sa maison-mère Méta, par l’intermédiaire de l’outil de collecte de données Meta Pixel, des renseignements comprenant des recherches sur l’automutilation et des rendez-vous de consultation pris par les utilisateurs de son site internet…

Outre les données des utilisateurs qui avaient visité les pages de son site internet relatives aux variations du développement sexuel, aux troubles alimentaires et aux services médicopsychologiques en cas de crise, l’Alder Hay Children’s Hospital de Liverpool a également transmis à Facebook et Méta des renseignements sur les prescriptions de médicaments. La clinique londonienne de santé mentale Tavistock and Portman a aussi fourni aux GAFAM les données d’utilisateurs ayant consulté sa rubrique sur le développement de l’identité de genre, spécialement conçue comme support éducatif pour les enfants et les adolescents…

Tandis que des experts en confidentialité comme Carissa Véliz conseillent aux institutions et professionnels de la santé de « recueillir le strict minimum de renseignements nécessaires pour soigner les patients, rien de plus », cette violation des données du NHS par Facebook illustre la tendance inverse. Dans ce cas précis, les données personnelles ont été obtenues sans que les patients y consentent ou en soient informés, afin de leur adresser des publicités ciblées – le cœur du modèle économique de Méta.

Ce scandale est simplement le dernier d’une longue liste de catastrophes récentes en matière de relations publiques pour l’entreprise, juste après le fiasco du lancement de son métavers (ce n’est pas une coïncidence si l’avenir immersif d’internet proposé par Zuckerberg a lui-même été salué comme une « solution prometteuse pour la santé mentale »…). Il ne s’agit pas là d’un incident isolé : en mars 2023, on apprenait que la start-up de télé-santé Cerebral avait partagé avec Méta et Google, entre autres, des données médicales privées comprenant des renseignements relatifs à la santé mentale…

Quand Alphabet se rêve en coach de vie

La maison-mère de Google, Alphabet, est un autre explorateur des données de santé qui a pénétré le marché des wearables. Depuis la finalisation de son achat du fabricant de « montres connectées » Fitbit en 2021, la société s’est jointe à Apple pour vanter leurs mérites.

Si Jeff Bezos semble accaparé par ses rêves d’entrepreneuriat spatial et d’industrie lunaire, il n’en garde pas moins les pieds sur terre lorsqu’on en vient à ce domaine.

Dans la foulée d’une étude menée par Verily (filiale d’Alphabet spécialisée dans la recherche sur les sciences de la vie) pour savoir s’il était possible de détecter les symptômes de dépression avec un smartphone, Fitbit a récemment lancé une application « conçue pour vous donner une vision globale de votre santé et de votre bien-être en mettant l’accent sur les indicateurs qui vous tiennent à cœur ». Semblable à l’application « pleine conscience » d’Apple, elle comporte une fonctionnalité « humeur » qui permet à l’utilisateur de décrire et d’enregistrer ce qu’il ressent.

Une équipe de la Washington University à St Louis a utilisé les données Fitbit et un modèle d’intelligence artificielle pour concrétiser « la promesse d’utiliser des wearables pour détecter des troubles mentaux au sein d’une communauté large et diverse. » Selon Chenyang Lu, professeur à la McKelvey School of Engineering et l’un des concepteurs de cette étude, cette recherche est pertinente dans le monde réel puisque « aller chez un psychiatre et remplir des questionnaires chronophages explique que certains puissent avoir des réticences à consulter un psychiatre ». En d’autres termes, l’intelligence artificielle peut offrir un outil peu onéreux et peu contraignant pour gérer sa propre santé mentale.

Loin de prouver que les wearables peuvent diagnostiquer la dépression, l’étude a simplement relevé plusieurs corrélations potentielles entre une tendance à la dépression et les biomarqueurs connectés. Cela n’a pas empêché Lu de s’enthousiasmer : « Ce modèle d’IA est capable de vous dire que vous souffrez de dépression ou de troubles de l’anxiété. Voyez ce modèle d’IA comme un outil de dépistage automatisé. »

Cette exagération de la preuve empirique perpétue l’idée que la technologie est à même de résoudre les troubles médico-psychologiques – pour le moins douteuse. Une chose l’est moins : c’est extrêmement lucratif pour Alphabet.

Fitbit n’est cependant pas la seule incursion de l’entreprise dans le domaine de la santé mentale. En plus des informations sur la prévention du suicide que Google Search affiche depuis des années au-dessus des résultats des recherches liées à la santé mentale, l’entreprise a récemment annoncé que les utilisateurs qui entrent des termes en relation avec le suicide verront apparaître une invite avec des démarreurs de conversation pré-écrits qu’ils pourront envoyer par SMS à la 988 Suicide & Crisis Lifeline.

Bien qu’un tel outil puisse s’avérer très utile en cas d’urgence, l’inquiétude est réelle de voir Google instrumentaliser les données sensibles ainsi recueillies en les transmettant à des annonceurs qui les exploiteront et les monétiseront de la même façon que les autres. Il convient de mentionner que ces nouvelles mesures de prévention du suicide n’ont été dévoilées par Google que quelques semaines après le suicide de trois de ses employés, ce qui a donné lieu à des spéculations quant à la santé mentale de son propre personnel. Dans ce contexte, ces nouvelles fonctionnalités peuvent être vues comme un coup médiatique pour détourner l’attention des problèmes urgents qui se posent à l’entreprise elle-même – et le modèle qu’elle encourage.

Quand Amazon renonce ouvertement à la confidentialité

Amazon s’achète également une image de prestataire de soins médico-psychologiques. Si Jeff Bezos semble accaparé par ses rêves d’entrepreneuriat spatial et d’industrie lunaire, il n’en garde pas moins les pieds sur terre lorsqu’on en vient à ce domaine.

Il a ainsi annoncé dès 2018 son intention de résoudre la crise de la santé mentale qui touche les États-Unis en « démocratisant » l’accès aux soins médicaux. Il a donc procédé au rachat de la pharmacie en ligne PillPack, puis a développé Amazon Pharmacy.

En 2019, il a lancé Amazon Care, une plateforme en ligne qui propose un suivi médical complet aux employés d’Amazon, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 par messagerie et chat vidéo. Pour cela, il a dû collaborer avec Ginger, un service internet de psychothérapie fourni par une application qui se présente comme « une solution globale à la santé mentale » avec « des soins médicopsychologiques à tout moment ».

En 2021, Amazon a fermé Amazon Care et lancé Amazon Clinic, une plateforme virtuelle de soins médicaux plus ambitieuses que la précédente – il a déjà été annoncé qu’il était prévu de la déployer sur tout le territoire américain. Contrairement à Amazon Care, Amazon Clinic est ouvert à tous. Pour l’utiliser, il convient simplement d’accepter « l’utilisation et la divulgation d’informations protégées relatives à la santé » – en d’autres termes, renoncer à son droit à la protection de la vie privée aux termes de la loi fédérale sur la portabilité et la responsabilité en matière d’assurance maladie (Health Insurance Portability and Accountability Act ou HIPAA). Une telle démarche permet à Amazon d’accéder aux données les plus intimes des utilisateurs (la légalité du procédé est en cours d’examen par la Commission fédérale du commerce (Federal Trade Commission ou FTC).

En février 2023, Amazon a enrichi son offre de soins médicaux en rachetant One Medical, une entreprise qui propose des soins de santé primaires en ligne et en personne via une application, dans plus de vingt villes et régions métropolitaines américaines. Mindset, l’une de ses gammes de services spécialisée dans la santé mentale, propose son aide virtuelle avec des séances collectives ou un coaching individuel en cas de stress, d’anxiété, de dépression, de THADA ou d’insomnie.

Outre Amazon Clinic et One Medical, Amazon a récemment élargi son offre de soins médicaux à destination de ses employés en collaborant avec Maven Clinic, la plus grande clinique virtuelle du monde pour les femmes et les familles. Ce partenariat permettra à Amazon, dont le but est de se développer dans cinquante pays en plus des États-Unis et du Canada, d’avoir un accès lucratif à certains des ensembles de données les plus privés et sensibles de Maven Clinic.

Les risques de voir de telles données tomber entre les mains d’entreprises commerciales qui, dans certains cas, les transmettront sans coup férir à des autorités locales ou nationales sont évidents : comme, par exemple, le cas de cette adolescente du Nebraska qui, après que Facebook et Google ont fourni à la police ses messages privés et ses données de navigation, a été condamnée en 2021 pour avoir violé la loi sur l’avortement de l’État…

La colonisation des données de santé mentale

La course effrénée d’Amazon, Méta, Apple et Alphabet pour s’implanter dans le domaine de la santé mentale va bien au-delà d’une simple rupture. L’ampleur de ce bouleversement doit être appréhendée dans le cadre d’une volonté d’annexer des ressources jusqu’alors inexploitées.

Sous le couvert d’entreprises visant à soulager l’instabilité mentale, une forme fondamentale d’appropriation des biens est en cours. Après tout, jusqu’à récemment, l’idée même que notre santé mentale (et l’ensemble des données qui y est associée) puisse être un actif commercial dans un bilan aurait paru étrange. Aujourd’hui, une telle réalité est presque banale. C’est un des aspects de ce que Nick Couldry et Ulises Mejias ont nommé le « colonialisme des données ».

Les quatre entreprises font partie d‘un secteur commercial plus vaste axé sur l’exploitation de nouvelles définitions de la connaissance et de la rationalité destinées à l’extraction de données. À travers l’accaparement habituel de données sensibles et de nombreux autres domaines sociaux (la santé, l’éducation, la loi, entre autres), nous nous dirigeons vers « la capitalisation sans limites de la vie », pour reprendre l’expression de Couldry et Mejias.

La normalisation des wearables comme outils destinés à l’individu, sous couvert de gérer sa santé (tant physique que mentale), fait partie du processus, en convertissant la vie quotidienne en un flux de données que l’on peut s’approprier à des fins lucratives. L’application « pleine conscience » d’Apple et « Log Mood » de Fitbit ne sont que deux exemples de la façon dont les GAFAM, après avoir colonisé le territoire du corps, jette leur dévolu sur la psyché.

À l’instar des précédentes étapes du colonialisme, la colonisation des données affecte de façon disproportionnée ceux qui sont déjà marginalisés. D’une part, les intelligences artificielles impliquées, qui reflètent les stéréotypes dominants, ont un parti-pris défavorable à l’égard des groupes marginalisés, comme l’a souligné un récent procès intenté à Apple pour « biais racistes » de l’oxymètre sanguin de son Apple Watch.

D’autre part, l’idée selon laquelle la santé mentale comme la santé physique relèvent avant tout de la responsabilité individuelle et de la gestion personnalisée assistée par la technologie ne tient aucun compte du fait que les problèmes de santé sont souvent liés à des questions systémiques – conditions de travail abusives ou malsaines, manque de temps et de ressources financières, etc. Le colonialisme des données masque ces facteurs en faveur de la course au profit, alors qu’il est plus que jamais nécessaire d’avoir un débat sur les facteurs socioéconomiques à l’origine de la crise de la santé mentale.

Alors même que ce changement structurel dans la gestion de notre corps et de notre esprit est en cours, il peut sembler paradoxal qu’une vision rigoureusement déterministe, asociale et individualisante quant à la manière dont peut être gérée la santé mentale soit mise en avant par les principaux extracteurs de données. Plus qu’un paradoxe, c’est peut-être l’alibi parfait pour détourner l’attention du pillage nos données.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Big Tech Is Exploiting the Mental Health Crisis to Monetize Your Data ».

Diia, l’appli dystopique de l’État ukrainien

Présentation des nouvelles fonctionnalités de l’application Diia par Volodymyr Zelensky en février 2022. Capture d’écran Youtube

Démarches administratives digitalisées, passeport biométrique, création d’entreprise, signalisation des troupes russes… Avec Diia, une application financée par les Etats-Unis, l’Ukraine entend résoudre tous ses problèmes, de la corruption à la bureaucratie qui entraverait le développement économique en passant par la victoire sur la Russie. Une stratégie d’« Etat dans un smartphone » qui pourrait s’exporter ailleurs dans le monde. Article de la journaliste Lily Lynch, publié par la New Left Review et traduit par Pierra Simon-Chaix.

Lors d’un événement organisé à Washington le 23 mai, l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) et le nouveau ministre ukrainien pour la transformation numérique ont effectué une présentation remarquable devant le peuple américain. Les contribuables états-uniens ont ainsi appris qu’ils étaient à présent des « investisseurs sociaux » dans la démocratie ukrainienne. Le ministre de la transformation numérique, Mykhailo Fedorov, 31 ans, qui portait l’uniforme de la Silicon Valley (jean, t-shirt et micro), a détaillé les différentes caractéristiques de l’application mobile la plus innovante du pays : Diia.

L’application est à présent utilisée par près de 19 millions d’Ukrainiens, soit environ 46 % de la population du pays avant la guerre.

Grâce à celle-ci a-t-il affirmé, l’Ukraine est moins dirigée comme un pays que comme une entreprise d’informatique et deviendra bientôt « l’État le plus pratique du monde ». Samantha Power, administratrice de l’USAID, a surenchéri en rappelant que l’Ukraine, longtemps perçue comme le grenier à blé du monde, était à présent sur le point de « devenir célèbre pour un nouveau produit… un bien public numérique open source qu’elle est prête à partager avec d’autres pays ». Une telle démarche sera effective grâce au partenariat transatlantique entre les deux nations. « Les États-Unis ont toujours exporté la démocratie », a déclaré Mykhailo Fedorov. « À présent, ils exportent la numérisation ».

Lorsque Volodymyr Zelensky a été élu président en 2019, il avait promis de faire de l’Ukraine un « État dans un smartphone » en rendant la plupart des services publics accessibles en ligne. Si d’autres pays ont tenté par le passé de tels programmes de numérisation, notamment l’Estonie, le plan de l’Ukraine éclipse ces tentatives par l’échelle de ses ambitions et la rapidité de son déploiement. Le joyau de ce programme, l’application Diia, a été lancée en février 2020 grâce à d’importants subsides de l’USAID : les financements américains s’élèveraient à 25 millions de dollars pour la seule « infrastructure sous-jacente à Diia ». Des subventions supplémentaires ont été octroyées par le Royaume-Uni, la Suisse, la fondation Eurasia (une ONG basée au Japon, ndlr), Visa et Google. L’application est à présent utilisée par près de 19 millions d’Ukrainiens, soit environ 46 % de la population du pays avant la guerre.

Services administratifs et délation des « collabos »

Le choix de ce nom ne doit rien au hasard : en ukrainien, Diia signifie « action » et le mot est également un acronyme de « l’État et moi » (Derzhava i ia). Ce qui rend cette application remarquable, c’est l’éventail des fonctions qu’elle propose. Elle permet aux Ukrainiens d’accéder à de nombreux documents numériques, comme les cartes d’identité, les passeports biométriques étrangers, les permis de conduire, les cartes grises, les assurances et les numéros fiscaux. L’Ukraine se vante ainsi d’être le premier pays au sein duquel l’identité numérique est considérée comme valide. L’appli propose aussi toute une gamme de services, notamment « l’enregistrement d’entreprise le plus rapide au monde ». Il suffirait ainsi de « deux secondes seulement pour devenir un entrepreneur » et « 30 minutes à peine pour fonder une société à responsabilité limitée ». Diia peut également servir à payer des dettes ou à régler des amendes, à recevoir un certificat de vaccination Covid et, via eMalyatko (« eBébé »), à avoir accès à différents documents et services en lien avec la naissance d’un enfant. Pour garantir l’adoption de l’application à grande échelle, le gouvernement a produit une mini-série mettant en scène des acteurs de cinéma ukrainiens connus (ce que Mykhailo Feodorov qualifie de « Netflix éducatif ») avec en ligne de mire les zones rurales et des personnes âgées.

Après l’invasion russe, les fonctions de l’application se sont multipliées. Diia permet à présent aux utilisateurs de faire des demandes de certificats de déplacés internes et d’aides étatiques (les déplacés internes reçoivent une aide mensuelle de 2000 UAH, soit environ 60 euros). A la suite de la destruction de nombreuses tours de télévision par les forces russes, Diia a lancé un service de diffusion proposant un accès ininterrompu aux informations ukrainiennes. Les Ukrainiens peuvent également indiquer des destructions de biens causées par les frappes militaires russes, ce qui, selon le gouvernement, orientera la reconstruction du pays après la guerre. Outre l’introduction de ces services utiles en temps de guerre, Diia a déployé un éventail de fonctions de « renseignement civil ».

Avec Diia eVorog, les civils peuvent utiliser un chatbot pour signaler les personnes collaborant avec les forces russes, des mouvements de troupes russes, des emplacements d’équipement ennemi et même des crimes de guerre russes.

Avec Diia eVorog (« eEnnemi »), les civils peuvent utiliser un agent conversationnel (chatbot) pour signaler les personnes collaborant avec les forces russes, des mouvements de troupes russes, des emplacements d’équipement ennemi et même des crimes de guerre russes. Ces informations sont traitées par les services de Diia et, si elles sont considérées comme légitimes, elles sont transmises aux quartiers généraux des forces armées ukrainiennes. De prime abord, l’interface ressemble à un jeu vidéo. Les icônes ont l’apparence de cibles ou de casques de l’armée. Si un utilisateur envoie un rapport sur l’emplacement de troupes russes, un émoji de biceps surgit. S’il s’agit d’informations relatives à des crimes de guerre, c’est une goutte de sang qui apparaît à l’écran.

Nation-branding technologique

Diia fait partie d’un exercice plus large d’élaboration d’une nouvelle image de marque de la nation ukrainienne, pour la présenter comme un technologique forgée par la guerre. Selon la mythologie nationale émergente, l’Ukraine possède depuis longtemps une expertise et des talents technologiques, mais le déploiement de ses capacités a longtemps été entravé par l’infériorité de la science soviétique et, plus récemment, par la Russie et sa culture de la corruption. Rien de nouveau dans cette rhétorique pour l’Europe de l’Est. Un certain nombre de villes, comme Vilnius et Kaunas en Lituanie, Sofia en Bulgarie et Constanța et Iași en Roumanie, se sont enorgueillies de disposer de l’internet le plus rapide au monde. Il y a un peu plus de dix ans, la Macédoine inaugurait un ambitieux projet, depuis lors tombé aux oubliettes, destiné à rendre accessible l’internet à haut débit à 95 % de ses habitants. L’Estonie est quant à elle réputée pour avoir embrassé l’informatique au moment de son indépendance en lançant l’initiative « e-Estonie », largement plébiscitée, destinée à rendre accessibles en ligne la plupart des services d’État, y compris le vote.

Plus récemment, le discret Monténégro ambitionne de devenir le premier « État orienté vers la longévité » au monde grâce au soutien actif qu’il octroie aux investissements dans la technologie de la santé, dans la biotechnologie de la longévité, dans la biologie synthétique et dans la biofabrication. Impulsés par Milojko Spajić, le dirigeant du parti Europe Now! qui s’est emparé de la présidence en avril dernier, une série de programmes visent en outre à transformer le Monténégro en un « hub de la cryptomonnaie ». Comme un symbole, Vitalik Buterin, le créateur de l’Ethereum, vient d’ailleurs de se voir octroyer la citoyenneté monténégrine. Au cours de la présentation de Diia à Washington, qui n’était pas sans évoquer l’esthétique et l’esprit de la cérémonie de lancement de l’iPhone par Steve Jobs, il a été annoncé que d’ici 2030, l’Ukraine deviendrait le premier pays sans argent liquide et aurait un système judiciaire gouverné par l’intelligence artificielle.

Au cours de la présentation de Diia à Washington, il a été annoncé que l’Ukraine deviendrait d’ici 2030 le premier pays sans argent liquide et aurait un système judiciaire gouverné par l’intelligence artificielle.

Le programme « e-Estonie » et la recomposition du nationalisme à l’ère numérique a été largement étudié par le chercheur en communication Stanislav Budnitsky. Évaluant la valeur de ces services en ligne, il souligne l’importance de séparer les aspects strictement technologiques de ceux qui relèvent du mythe. Les technologies comme Diia ont clairement des avantages, en particulier pour les déplacés internes et les réfugiés, mais la mythologie qui y est attachée nécessite une réflexion plus approfondie. Diia a par exemple été largement présentée comme un antidote à la corruption, très courante en Ukraine.

L’application promet ainsi de réduire radicalement la corruption en supprimant les agents subalternes qui étaient bien placés pour demander de l’argent en échange de certains services essentiels. Diia introduit également un « caractère aléatoire » dans l’attribution des affaires judiciaires, ce qui, selon les affirmations enthousiastes de l’application, devrait conduire à la diminution de la corruption du secteur judiciaire. Comme l’a récemment fait remarquer Volodymyr Zelensky lors du sommet Diia, « un ordinateur n’a pas d’amis ni de parrains, et il n’accepte pas les dessous de table ». Mais si Diia peut participer à la diminution de la corruption subalterne, l’application risque d’être peu efficace face aux manifestations les plus importantes et les plus dommageables de la corruption, comme la symbiose de longue date entre les oligarques et l’État. Ainsi, comme souvent, la mythologie du techno-solutionnisme ne sert qu’à occulter les problèmes politiques les plus cruciaux.

Diia est plus qu’une application, c’est à présent « la première ville numérique au monde », « un espace fiscal et juridique unique pour les entreprises de l’informatique en Ukraine ». Les entreprises d’informatique qui « résident » à Diia City bénéficient d’un régime fiscal préférentiel. « Il s’agit de l’un des régimes fiscaux les plus avantageux au monde », a affirmé Zelensky. Un espace « où se parle la langue de l’investissement en capital-risque ». Les résidents de la Diia City bénéficieront également d’un « modèle d’emploi flexible », notamment grâce à l’introduction de « contrats à la tâche » précaires, jusqu’alors inexistants en Ukraine.

Techno-solutionnisme

À présent, l’USAID veut déployer Diia dans des « pays partenaires » du monde entier « pour aider d’autres démocraties à se tourner elles aussi vers l’avenir », selon les mots de sa directrice Samantha Power. Durant le Forum économique mondial de janvier dernier à Davos, Samantha Power a annoncé le déblocage de 650 000 $ supplémentaires pour « relancer » la création d’infrastructures destinées à accueillir Diia dans d’autres pays. Récemment, elle a indiqué que la liste des pays envisagés inclut la Colombie, le Kosovo et la Zambie. Cet effort mondial est élaboré en s’appuyant sur la stratégie numérique 2020-2024 de l’USAID, publiée au cours des premières semaines de la pandémie de la Covid-19. Dès lors, il n’est guère étonnant que les conspirationnistes aient tendance à associer Diia avec le prétendu « Grand Reset », une initiative du Forum économique mondial visant à rétablir la confiance dans le capitalisme mondialisé en promouvant des partenariats « multipartites » unissant les gouvernements, le secteur privé et la société civile « de manière transversale dans tous les domaines de la gouvernance mondiale ».

Ce qui est peut-être le plus frappant dans la rhétorique employée pour évoquer Diia, c’est le fait que le solutionnisme technologique proposé par l’appli est complètement anachronique. Une récente vidéo de présentation du secteur informatique ukrainien semble tout droit sortir d’une époque plus simple et plus optimiste. « L’informatique, c’est une histoire de liberté », nous affirme le narrateur. « Tout ce dont vous avez besoin, c’est d’un ordinateur pour inventer toute une variété de choses ». Une personne interviewée explique que le premier ordinateur d’Europe continentale a été fabriqué en Ukraine. « Il y avait alors de nombreux spécialistes en Ukraine, mais les frontières étaient fermées et l’entrepreneuriat privé était en grande partie illégal », nous explique-t-on pendant que des images du pont du Golden Gate, de Ronald Reagan et du logo Pepsi défilent à l’écran.

En 2023, après la faillite des banques de la Silicon Valley, alors que les postes dans la tech sont supprimés par centaines de milliers et que San Francisco semble à l’agonie, faire preuve d’une telle foi indéfectible en la prospérité générée par une application semble aller au-delà de la naïveté.

Il s’agit là d’une rhétorique défraîchie qui fleure bon 1989, associée à une idéologie californienne moribonde. L’idée que Twitter allait apporter la démocratie au Moyen-Orient a pourtant été démentie depuis une décennie. Lorsque le département d’État américain, alors dirigé par Hillary Clinton, a introduit la notion de « diplomatie numérique » et que l’un de ses cadres supérieurs affirmait à l’OTAN que « le Che Guevara du 21siècle, c’est le réseau », le concept sonnait déjà creux. Mais en 2023, après la faillite des banques de la Silicon Valley, alors que les postes dans la tech sont supprimés par centaines de milliers et que San Francisco semble à l’agonie, faire preuve d’une telle foi indéfectible en la prospérité générée par une application semble aller au-delà de la naïveté. Cette croyance reflète l’affaiblissement de l’imagination libérale-démocrate occidentale, incapable de proposer une vision convaincante ou désirable de l’avenir, qu’elle soit en ligne ou hors ligne. Dans ce monde dominé par la pensée impérialiste, la rhétorique de la Guerre froide a été remplacée par la promesse boiteuse d’une technologie qui résoudrait tous les problèmes.

« Le néolibéralisme est avant tout un projet de civilisation » – Conférence d’Evgeny Morozov

« Retour de l’État », « éclipse du néolibéralisme », « réhabilitation de la souveraineté » : à lire les principaux médias, une véritable révolution est en cours depuis la pandémie. Au sortir des législatives 2022, Le Vent Se Lève organisait une discussion avec Evgeny Morozov pour analyser les mutations du système économique dominant. Chercheur spécialiste des implications politiques des géants du numérique, Evgeny Morozov est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la question: L’aberration du solutionnisme technologique : pour tout résoudre, cliquez ici (Fyp, 2014) et Le mirage numérique : pour une politique du Big Data (Fyp, 2015). Découvrez la captation de cette conférence, donnée le 25 juin 2022 à la Maison des Métallos à Paris.