Femmes et sport : Histoire d’une exclusion institutionnelle et culturelle

Athlètes du Golf Club effectuant des mouvements d’ensemble © Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Si l’Histoire du sport s’étend sur plus de trois millénaires, les femmes n’en font pourtant réellement partie que depuis moins d’un siècle. Souvent associée aux droits civiques, utilisée à des fins militaires, la pratique sportive a toujours, depuis la Grèce Antique, été développée, encadrée et légitimée par et pour les hommes. De cette Histoire androcentrique ont été construits sur le temps long des modèles de masculinité et de féminité nourris par l’imaginaire sportif et valorisés différemment. Des concepts mythifiés encore prégnants aujourd’hui, sur lesquels se fondent les discriminations de genre et les violences qui gangrènent l’espace sportif moderne. Proposer une autre version de l’Histoire s’avère alors nécessaire pour déconstruire les fondations d’un modèle sportif archaïque.

Les valeurs associées de manière contemporaine au sport dans la Grèce Antique représentent un formidable enjeu mémoriel et politique. Si Coubertin et les pionniers de la fin du XIXe siècle ont préféré mettre en avant l’universalisme et le pacifisme qu’incarnaient les Jeux Olympiques lors de leur restauration, il faut souligner un autre aspect du sport grec antique – repris lui aussi lors des premiers JO modernes en 1896 : l’exclusion des femmes. À Olympie, comme ailleurs au VIIIe siècle av. J.C, les concours sont strictement réservés aux hommes tandis qu’une femme entrant dans le Stade Olympique se voit condamnée à mort. Seule la cité de Sparte se démarque à cette époque en incitant les femmes à pratiquer au même rythme que les hommes le sport. Loin pourtant d’être une forme d’émancipation des femmes, c’est avant tout un stratagème militaire : on imagine à l’époque que les mères fortifiées par la pratique sportive mettent au monde des hommes puissants pouvant garnir les rangs des armées spartiates. 

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Edgar Degas, Jeunes Spartiates s’exerçant à la lutte, 1860 © Fogg Museum (Harvard Art Museums), Cambridge, MA, US, National Gallery.

MASCULINITÉ CONQUÉRANTE ET ENJEUX MILITAIRES

Lorsque les sports modernes émergent en Europe au XIXe siècle, ils sont vecteurs d’idéologies mêlant intérêts politiques, militaires, géopolitiques et hygiénistes. Dès les années 1840, en Angleterre, les jeux sportifs de la jeunesse masculine des public schools sont encadrés dans le but de forger une masculinité bâtie sur l’esprit de conquête. Sont mis en avant dans ces établissements des idéaux de virilité impérative, de domination physique et de résistance, tant en métropole britannique que dans les colonies, dans lesquelles on diffuse cette vision masculinisée des activités sportives européennes. Surtout, sont moqués et tournés en ridicule tous les signes associés à la féminité, opposés à la doctrine naissante de la « chrétienté musculaire ». C’est le retour en Angleterre, au milieu du XIXe siècle, à une morale protestante qui utilise le sport pour apporter des valeurs dites essentielles – et toutes communément associées à la masculinité : la force, l’honneur, le respect, le fair-play, ou encore le contrôle de soi des « gentlemen sportifs ».

https://www.nam.ac.uk/explore/british-army-and-evolution-sport
Match de football entre soldats britanniques, Afghanistan, 1878 © National Army Museum

En France, si les signes de masculinité que l’on impose au sport sont sensiblement les mêmes qu’Outre-Manche à la même époque, ils servent une autre cause, comme l’écrit Le Petit Journal dans son édition du 27 juin 1879 : « La gymnastique est apparue comme un élément essentiel [du] relèvement [moral et matériel] » de la France après le désastre militaire de 1870.

La gymnastique est apparue comme un élément essentiel du relèvement moral et matériel de la France après le désastre militaire de 1870.

De fait, dans l’Hexagone comme dans l’Angleterre victorienne, la pratique sportive est toujours réservée aux hommes. Mais voyant leur hégémonie remise en cause par certains rares évènements sportifs féminins, ils créent des institutions sportives chargées de conserver les ordres inégaux établis – tant du point de vue d’une domination de classe que de sexe. C’est notamment le cas du Comité international olympique (CIO) qui naît en 1894, ou des Fédérations telles la conservatrice Fédération anglaise de football. Exemple marquant en Angleterre, les novatrices « Cambridge Rules », qui interdisent coups et plaquages, sont adoptées à la fin du XIXe siècle par une nouvelle fédération et ce malgré de fortes oppositions internes, par crainte qu’elles « émasculent » le jeu. Les Fédérations font ainsi démonstration de leur conservatisme, perpétuant stéréotypes de genre et renforçant donc les barrières à la pratique sportive féminine.

NAISSANCE DE LA PRATIQUE FÉMININE ET RÉACTIONS

Il faut ainsi attendre le début du XXe siècle pour que les femmes commencent librement à pratiquer certains sports, dont les « sports rois » comme l’athlétisme ou le football. Le premier match officiel joué par des femmes se tient en France en 1917. Surtout, les « années folles » qui arrivent sont le théâtre d’une effervescence politique qui consacre l’émancipation des femmes et qui permet le développement du sport par et pour les femmes. Le roman La Garçonne publié en 1922 par Victor Margueritte, symbole de la fièvre des années 1920, donne une grande place à la figure de la sportive qui entre dans l’imaginaire collectif.

Et parce qu’elles essuient nombre de refus de la part des institutions, le CIO et Coubertin en tête, les sportives créent leurs propres institutions et événements sportifs sous la houlette d’une pionnière du sport pour les femmes : Alice Milliat. Anonyme à sa mort en 1957, oubliée de l’Histoire, méconnue aujourd’hui, elle est pourtant sans aucun doute une des personnalités qui a le plus contribué au développement de la pratique sportive dans l’Histoire de France. A. Milliat et la Fédération sportive internationale féminine inaugurent ainsi les Jeux mondiaux féminins en 1922 à Paris, qui se tiennent également lors de trois autres éditions avant leur disparition en 1934.

Car déjà, au crépuscule des années 1920, recule la condition des sportives : alors que plusieurs concurrentes du 800 mètres des Jeux Olympiques d’Amsterdam en 1928 s’effondrent de fatigue à l’arrivée, les commentaires discriminants questionnant les capacités physiques des jeunes athlètes femme pleuvent dans l’espace médiatique. John Tunis, célèbre commentateur, décrit – et déforme – la course ainsi : « Sous nos yeux […] se trouvaient onze pauvre femmes, cinq ont abandonné avant la fin de la course ». Elles n’étaient pourtant que neuf athlètes ce jour-là, et ont toutes terminé la course.

À la suite de ces pressions médiatiques et politiques, toutes les courses de plus de 200 mètres sont interdites aux femmes aux Jeux, et ce pour plus de trente années. Les années 1930 et la Seconde Guerre mondiale ne font que réprimer plus encore cet élan sportif féminin né durant le premier conflit mondial. La France de Vichy interdit les compétitions féminines de football, qui ne seront de nouveau reconnues qu’en 1969 par la Fédération française de football. Le modèle prôné par le pétainisme diffuse lui aussi le sport mais l’utilise comme moyen de contrôle des corps et mise à distance des femmes.

LES RÉCITS MODERNES DE LÉGITIMATION DU SEXISME DANS LE SPORT

Les Trente Glorieuses sont, dans leur ensemble, une période où survivent les préjugés sexistes et les discriminations dans la pratique sportive. Le docteur Éric Alberg, référence nationale et champion de France de marathon, explique ainsi en 1965 au journaliste d’ORTF qui l’interroge, qu’il voudrait réserver la pratique de l’athlétisme à « une élite [des femmes], car c’est vraiment très laid de voir une femme qui n’est pas douée courir sur une piste ». Surtout, ces discriminations fondées sur le genre dans le sport se transforment, adoptant moins une forme institutionnelle, au profit d’une forme culturelle plus intériorisée. Le sexisme persiste ainsi dans le sport en parallèle d’un lent mouvement de démocratisation de la pratique sportive pour tous, imagée dans la conscience collective par des émissions comme Gym Tonic dans les années 1980. Désormais, l’image de la sportive est diffusée mais fortement codifiée et influencée par le marketing, ce qui mène à une sectorisation massive de la pratique sportive féminine.

Le sexisme persiste ainsi dans le sport en parallèle d’un lent mouvement de démocratisation de la pratique sportive.

En résultent aujourd’hui, comme héritages de cette construction historique, de fortes disparités de pratique des femmes en fonction des sports. Si 32 % des licences tous sports confondus sont détenues par des femmes en 2018, l’équitation, la gymnastique ou les sports de glace en comptent plus de 80 %. À l’inverse, les deux sports les plus ancrés dans la culture française, à savoir le football et le rugby, restent les deux seuls sports olympiques possédant moins de 10 % de licenciées femmes.

Surtout, les récits de légitimation de l’exclusion des femmes qui ont existé à travers les siècles survivent au cœur du modèle sportif actuel sous de nouvelles formes. Le contrôle des corps ne provient plus de l’argumentaire militaire ou médical mais d’une image irréelle de la féminité dictée par le marketing. Les barrières structurelles deviennent des barrières d’ordre économique, alors que celles institutionnelles et culturelles commencent tout juste à s’éroder.

Ainsi, le plus répandu des récits modernes de légitimation du sexisme dans le sport se développe : le sous-développement de la pratique sportive féminine vient se heurter à l’absence d’investissements publics dans ces pratiques. La logique de marché reprend partout ses droits : les femmes ne génèrent pas d’argent, elles ne doivent donc pas être financées. Un argumentaire, qui cache néanmoins le cœur du problème : la persistance d’un sexisme, historiquement construit, véritable fondation de la sous-médiatisation des athlètes femmes dans l’espace public. Par voie de conséquence, les sportives sont moins payées que leurs homologues masculins lorsqu’elles pratiquent professionnellement leurs disciplines, et bénéficient d’investissements publics inférieurs ou sinon encore trop ciblés sur les sports considérés comme « féminins ». Un rapide détour par l’hégémonie des droits de diffusion télévisuelle dans les sources de revenus des institutions sportives explique également ce cercle vicieux liant sous-médiatisation et sous-financement.

À titre d’exemple, les athlètes femmes ne reçoivent aujourd’hui que 4 % de la couverture médiatique sportive à l’échelle mondiale – selon l’UNESCO – et 16 % à l’échelle française. Surtout, les inégalités salariales entre femmes et hommes sont encore abyssales dans l’espace sportif, corollaires d’une faible reconnaissance symbolisée par les fragiles statuts professionnels des meilleures athlètes femmes. Ainsi, le salaire moyen d’un footballeur de Ligue 1 était, en 2019, de 108 000 euros par mois, contre 2 500 pour une footballeuse de Division 1 – une moyenne ne prenant même pas en compte les 40 % des joueuses du championnat ne possédant pas un « contrat fédéral ». Pire, ces inégalités salariales dans le football cachent encore une autre réalité : malgré leur modeste reconnaissance, les footballeuses sont largement mieux loties que les sportives pratiquant des disciplines non olympiques. Dans de nombreux sports, le statut amateur des femmes n’est plus seulement une réalité, mais une fatalité.

À l’heure actuelle, les athlètes femmes ne reçoivent que 4 % de la couverture médiatique sportive à l’échelle mondiale, selon l’Unesco.

Une telle histoire du sport, abordée sous l’angle des discriminations de genre, pourrait ne consister qu’en une nouvelle approche de notre passé. Mais cela serait négliger les apprentissages de cette étude quant aux réalités du présent : l’histoire du sport, brièvement présentée, tend à déconstruire les préjugés sexistes existant dans le modèle sportif moderne autant que ce modèle lui-même. Avec l’ambition nécessaire de reconstruire un espace sportif plus inclusif dans lequel les femmes, tant sur les terrains qu’aux postes à responsabilités, seraient présentes en plus grand nombre. Avec l’ambition, aussi, d’effacer du langage courant l’expression « sport féminin », qui matérialise et ancre encore et toujours la connotation masculine octroyée au terme « sport », dénué d’adjectif.

« De la femme de sport à la sportive » – Entretien avec Julie Gaucher

Portrait promotionnel de Julie Gaucher et première de couverture de son ouvrage : De la "femme de sport" à la sportive. Une anthologie
Portrait promotionnel de Julie Gaucher et couverture de son ouvrage : De la “femme de sport” à la sportive. Une anthologie — © Les Éditions du Volcan

Julie Gaucher est docteure en littérature française et chercheuse en histoire du sport à l’Université Lyon 1 (Laboratoire sur les vulnérabilités et l’innovation dans le sport). Elle propose des chroniques littéraires pour le blog « Écrire le sport », afin de donner de la visibilité à la littérature à thématique sportive. L’historienne a publié deux essais sur le sport, L’Écriture de la sportive. Identité du personnage littéraire chez Paul Morand et Henry de Montherlant (L’Harmattan, 2005), et Ballon rond et héros modernes. Quand la littérature s’intéresse à la masculinité des terrains de football (Peter Lang, 2016). Nous la rencontrons suite à la parution de son nouvel ouvrage De La « Femme de sport » à la sportive. Une anthologie (Éditions du Volcan, juin 2019), pour interroger les rapports de la littérature à la pratique sportive féminine dans l’histoire contemporaine. Entretien réalisé par Arthur Defond et François Robinet.


LVSL – Vous avez publié en juin dernier votre ouvrage De La « Femme de sport » à la sportive – Une anthologie, un recueil de textes que vous analysez et mettez en lien pour retracer l’histoire du sport féminin. Le titre interroge quant au choix du vocabulaire. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par « femme de sport » ou sportswoman, et par « sportive », ainsi que le passage de l’une à l’autre comme le suggère votre ouvrage ? Pour montrer cette évolution, vous passez par une sélection de textes ; comment avez-vous constitué cette anthologie ?

Julie Gaucher — L’expression « femme de sport » est empruntée au baron de Vaux qui trace les portraits de ces femmes au XIXe siècle. C’est une période où la pratique sportive émerge en dehors des fédérations, qui n’existent pas encore, et en dehors des compétitions (bien qu’il existe des concours informels). Les sportswomen sont des aristocrates qui investissent la pratique dans une logique de classe et non de performance. Leur pratique tient de l’activité mondaine passant par l’équitation, le tir à l’arc ou encore la chasse à courre, qu’elles pratiquent avec les hommes. On est dans une logique touche-à-tout, distractive et élitiste. La sportive n’apparaît que pendant la Première Guerre mondiale via la création de fédérations sportives féminines.

C’est ainsi qu’en 1904, Boulenger peut dire des femmes qu’elles ne sont  « pas encore sportives ». Mais des figures émergent, notamment de nageuses avec de premiers clubs (L’Ondine de Lyon et L’Ondine de Paris, 1906), et des traversées de grandes villes à la nage. Les sportives sont aussi présentes dans les domaines de l’équitation et du tennis. Avec la natation, le sport s’ouvre à une plus grande diversité de pratiquantes, notamment en terme de classes sociales comme le développe la thèse d’Anne Velez : Les filles de l’eau. Une histoire des femmes et de la natation en France (1905-1939), soutenue en 2010.

En ce qui concerne le choix des textes, il découle de mon parcours universitaire. J’ai commencé mes études en suivant un double cursus : lettres et STAPS (Sciences et techniques des activités physiques et sportives). En maîtrise, je me suis intéressée à la figure de la sportive dans la littérature, sujet que j’ai continué à approfondir dans ma thèse soutenue en 2008. J’ai appliqué une approche genrée de la littérature. Le jour de la soutenance, on m’a proposé de mettre en valeur ce « trésor » littéraire, ce que je fais une dizaine d’années plus tard. Une anthologie est forcément une sélection avec ses partis-pris, mais la démarche est celle d’une chercheuse. J’ai retenu les textes les plus importants, les plus significatifs, mais aussi les moins connus, ceux pourtant essentiels qui ne sont plus accessibles. Cette sélection n’a pu se faire qu’après de nombreuses lectures et une longue fréquentation du corpus. Il ne faut pas négliger les contraintes au niveau des droits d’auteur pour les extraits les plus récents, même si l’accueil a souvent été bon du côté des auteurs.

LVSL — Au travers de l’anthologie que vous présentez, on peut découvrir deux étapes majeures : d’abord, le personnage de la femme sportive qui devient fréquent dans les poèmes du début du XXe siècle ; puis une légitimation de la sportive dans la littérature des années 1980.

Julie Gaucher — L’histoire du sport a longtemps été écrite à travers les seuls textes des acteurs, des médecins ou des entraîneurs. Pourtant, la littérature est une clef d’entrée pour comprendre l’histoire culturelle, l’histoire des représentations et des imaginaires. Dans mon ouvrage, ces textes sont mis en regard avec d’autres types de discours (notamment médicaux) afin de voir comment ils entrent en écho.

« La littérature est une clef d’entrée pour comprendre l’histoire culturelle, l’histoire des représentations et des imaginaires »

On le sait peu mais le sport a été très présent dans la littérature des années 1920 aux années 1950, avec l’organisation de prix littéraires comme celui de la Fédération française de football présidé un temps par Jean Giraudoux. La recherche, en littérature, de nouvelles figures héroïques s’explique par la lassitude vis-à-vis des figures du dandy décadent ou du soldat (après-guerre, les “gueules cassées” sont une réalité !). Certains écrivains ayant participé à la guerre ont la volonté de réinvestir le corps, cette fois dans la joie de vivre. Ils se mettent donc au sport et veulent en témoigner dans la littérature : un nouveau modèle de héros littéraire apparaît, le sportif. En franchissant les portes des stades, les écrivains remarquent également les sportives, figures qu’ils ne peuvent plus ignorer et dont ils s’emparent dans leurs romans.

Les années 1950 sont un tournant avec l’essor de la radio puis de la télévision : la littérature et la presse ne sont plus l’usine à rêve qu’elles étaient, et le domaine du sport est investi par l’image. En même temps, dans les années 1970, la pensée marxisante envisage le sport comme un opium du peuple, ce qui entraîne un désintérêt pour les choses du corps. C’est Guy Lagorce qui ouvre une nouvelle voie avec Les Héroïques (1979, Prix Goncourt de la nouvelle).

Les sportives sont une réalité sociale dès les années 1920. Certaines militantes luttent pour que les femmes trouvent leur place dans le domaine sportif, à l’exemple d’Alice Milliat, et elles doivent faire face à de nombreuses résistances (comme en témoignent les textes de l’anthologie). Dans les années 1980 au contraire, la place de la sportive sur le terrain de sport n’est plus contestée, même si cela est plus difficile dans certaines activités comme la boxe ou la perche. Pour autant, le combat n’est pas fini, notamment au regard des médias : il y a toujours une sous-représentation du sport féminin, une érotisation des corps, le discours journalistique survalorisant la beauté plutôt que la performance, et une minorité de femmes dans les instances dirigeantes.

LVSL — On voit au sein des textes que la question de la féminité est centrale, en lien avec la représentation du corps qu’il soit érotisé ou dominé par les questions de mode vestimentaire. De plus, il y a semble-t-il une tension entre la femme sportive masculinisée et la femme sportive érotisée.

Julie Gaucher — On retrouve cette dualité chez Montherlant dans Le Songe (1922), avec un idéal de l’androgyne. Sa sportive, qui excelle dans l’« ordre du corps », ne doit pas tomber dans « l’ordre de la chair » : athlète, elle est une figure androgyne d’excellence ; en devenant amante, elle est moquée, ridiculisée. La perspective est pour le moins misogyne, mais quoi de plus étonnant de la part de l’auteur des Jeunes filles (1936) et des Lépreuses (1939) ? Cependant, il est essentiel de passer par ces textes pour comprendre comment les choses se construisent, en mêlant une approche militante à une méthode scientifique.

On retrouve également un jeu des auteurs, voire une critique, avec par exemple l’abbé Grimaud qui va jusqu’à comparer les sportives à des prostituées, parce que les corps sont donnés à voir comme ils ne l’ont jamais été. Un corps de femme doit être caché, masqué. Si les sportives doivent faire des compétitions, il faut savoir dans quelles tenues et devant qui. C’est inconcevable qu’elles exercent devant un public, puisque la nudité doit être réservée à l’alcôve, à l’intimité, et donc au mari. Aujourd’hui, cela va être repris de façon ludique ou amusée par des auteurs qui vont jouer sur cette forme de sensualité avec la transpiration et l’effort qui peuvent rappeler un rapport sexuel.

Julie Gaucher — Portrait réalisé par Arthur Defond pour LVSL, durant son entretien à la Librairie des Volcans à Clermont-Ferrand
Portrait de Julie Gaucher durant son entretien à la Librairie des Volcans | © Arthur Defond pour LVSL

LVSL — L’inégalité entre les femmes et les hommes devant le sport transparaît notamment dans votre ouvrage au travers des recommandations du corps médical et des manuels de bonne conduite, ces derniers étant souvent publiés par des femmes aux XIXe et XXe siècle. Tandis que les mouvements féministes émergents ne semblent alors jamais revendiquer l’accès au sport, il serait intéressant de comprendre comment la pratique sportive féminine a pu exister par la littérature.

Julie Gaucher — En effet, les acteurs du XIXe et du XXe siècles ont été amenés à réagir face à la pratique sportive des femmes, par laquelle ces dernières échappaient au contrôle masculin. Les premières fédérations sportives, masculines, ont fait un premier choix d’exclure inconditionnellement les femmes, mais se sont vite rendues compte qu’elles parvenaient à s’organiser seules pour pratiquer le sport. En réaction à cette prise de liberté, les fédérations ont alors décidé d’intégrer les femmes, en encadrant leur pratique dans une forme de mise sous tutelle.

Le corps médical permet alors de nouvelles justifications – qui se veulent scientifiques, rationnelles et justifiées par une observation médicale du corps – à la limitation du sport pour les femmes. On retrouve ainsi au XIXe siècle des thèses selon lesquelles l’utérus, à l’origine du mot hystérie, serait baladeur dans le corps des femmes, provoquant des crises d’hystérie en cas de mouvements trop intenses. Le discours médical intervient ainsi pour s’accaparer le corps des femmes et limiter davantage leur rôle social.

Malgré les avertissements, les femmes continuent de manifester leur envie de faire du sport et la pratique finie par être acceptée sous conditions : elle doit être encadrée et modérée, et on doit lui privilégier des activités comme l’éducation physique. De plus, il ne s’agit pas à l’époque d’accepter la recherche de performance, la pratique d’un sport raisonné doit au contraire permettre aux femmes de se forger un « bon corps » de mère.

Les manuels de bonne conduite au XIXe siècle sont écrits notamment par des femmes soi-disant aristocrates, mais qui appartiennent en réalité à la bourgeoisie (comme Blanche-Augustine-Angèle Soyer, qui écrit sous le pseudonyme de « Baronne Staffe »  Mes secrets en 1896 ou encore Indications pratiques pour obtenir un brevet de femme chic en 1907), et donnent aux bourgeois qui voudraient gravir l’échelle sociale les codes pour y parvenir. Dès lors, le but est simplement de respecter les codes en vigueur et de vendre des livres :  ces autrices ne cherchent pas à les remettre en cause dans une logique qui serait émancipatoire.

LVSL — Comment le combat féministe dans le sport est-il parvenu à s’exprimer à travers la littérature ?

Julie Gaucher — Des sportives vont produire dès le XIXe siècle des écrits dans lesquels elles réclament pour elles-mêmes le droit à la pratique sportive, sans volonté militante ou politique. Leur action en revanche ne doit pas être minorée : elles ont montré, par leur exemple, en dehors de tout discours militant, qu’il était possible pour des femmes de pratiquer le sport. Elles sont en ce sens les premières à avoir fait tomber des barrières.

Les premières militantes du sport féminin ne sont en outre pas des écrivaines. J’ai accordé une place à Alice Milliat en rapportant une interview de 1927. Actrice majeure qui a œuvré pour la reconnaissance de la pratique sportive féminine, elle a aussi dirigé la première fédération féminine française (Fédération des sociétés féminines sportives de France, créée en 1917). Tandis qu’au début du XXe siècle, Pierre de Coubertin refuse que les femmes participent aux Jeux olympiques, cette dernière va alors créer la Fédération sportive féminine internationale (1921) et organiser des Jeux mondiaux réservés aux femmes, qui continueront d’exister jusqu’en 1934, les portes des stades olympiques s’étant ouvertes aux femmes.

Également, une figure importante de la sportive a pu se détacher dans l’entre-deux guerres avec Violette Morris, qui inspire la littérature et que l’on peut qualifier de sportive transgressive : water-polo, natation, football, courses automobiles – elle aurait subi une mastectomie pour entrer plus facilement dans son cockpit –, lancer de poids et de disques, etc. Elle bat de nombreux records sportifs, y compris masculins. Exclue de la Fédération française sportive féminine pour son homosexualité (elle a notamment entretenu une relation avec Joséphine Baker) et son port du pantalon, elle sera d’ailleurs utilisée en contre-exemple de la sportive par Marie-Thérèse Eyquem.

LVSL — Le sport féminin semble aujourd’hui se démocratiser sur le petit écran, avec notamment la coupe du monde féminine de football en 2019. L’Insee pointait pourtant en 2015 une inégalité persistante tant dans la pratique sportive entre femmes et hommes que dans le choix des sports, où l’on observe que les femmes restent très minoritaires dans les sports collectifs alors qu’elles dominent par exemple en gymnastique. Quel rôle peut encore jouer la littérature au XXIe siècle pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’accès au sport ?

Julie Gaucher — Effectivement, le sport féminin devient de plus en plus accessible, à la télévision notamment. Une place est donnée aux sportives, mais il faut savoir comment on en parle. En juin 2019, au JT de Jean-Pierre Pernaut sur TF1, on pouvait voir un reportage sur les footballeuses qui « tricotent sur le gazon » et qui « caressent la balle avec douceur »…

Concernant la pratique du sport par les femmes, on retrouve en effet un écart qui demeure, avec 50% des femmes de 16 à 24 ans qui ont déjà pratiqué une activité sportive, contre 63% des jeunes hommes. La progression peut passer par les supports comme la télévision, en montrant par exemple des joueuses de football, parce que si on ne les montre pas, ça ne viendra pas à l’idée des petites filles d’aller pratiquer le foot. Il faut savoir quelle figure d’excellence on donne à voir aux enfants.

« Ce n’est pas en donnant uniquement des modèles de princesses aux petites filles qu’on les amènera vers l’action, la conquête, la performance, voire l’épanouissement »

Dans ce sens, on observe une véritable rénovation de la littérature jeunesse avec des éditeurs comme Talents Hauts (il y en a d’autres) qui montrent justement que d’autres modèles de genre sont possibles, et que les petites filles ne sont pas nécessairement les princesses qui vont attendre le prince charmant mais qu’elles peuvent aussi être du côté de l’action. Je chronique d’ailleurs des ouvrages pour le blog « Écrire le sport » (que vous pouvez trouver sur Twitter), dont certains en littérature jeunesse. J’essaie par là de donner de la visibilité à ces textes, que j’aime faire découvrir à des parents ou à des enseignants.

En fait, il y a beaucoup de choses qui sont en train d’émerger. Pour changer ce qui se passe aujourd’hui dans les terrains de sport, il faut faire évoluer la mentalité des enfants et donc également faire de l’éducation auprès des parents. En effet, il faut se rendre compte que ce n’est pas en donnant uniquement des modèles de princesses aux petites filles qu’on les amènera vers l’action, la conquête, la performance, voire l’épanouissement. Si elles peuvent bien sûr pratiquer la danse ou la gymnastique, il faut que ce soit un vrai choix et pas la seule activité qui leur soit accessible.


Couverture, De la femme de sport à la sportive. Une anthologie, Julie Gaucher
© Les Éditions du Volcan

Julie Gaucher, De la « femme de sport » à la sportive. Une anthologie

Le Crest, Les Éditions du Volcan, 2019, 400 pages, 23,50 €

Voir sur le site de la maison d’édition.