Intégration de la Suède et de la Finlande à l’OTAN : l’envers du décor

© LHB pour LVSL

Sans véritable discussion dans la presse et au parlement, sans opposition organisée, la Finlande a rejoint l’OTAN depuis le 4 avril, et la Suède est en bonne voie pour lui emboîter le pas. Alors que la Suède avait soumis au vote populaire l’adhésion à l’Union européenne et à la zone euro, elle n’a pas même envisagé d’organiser un référendum sur l’OTAN. Comme une évidence. Il s’agit pourtant d’une rupture historique avec des décennies de neutralité. Et pour la Suède, d’un rejet définitif d’une tradition de non-alignement actif. Ce consensus au sein des élites s’explique – si l’on met de côté les intérêts économiques de l’industrie de l’armement – par le signal envoyé aux marchés. En rejoignant l’OTAN, la Suède et la Finlande promettent d’enterrer pour de bon leur modèle social-démocrate. Article de Lily Lynch publié sur la New Left Review, traduit pour LVSL par Piera Simon-Chaix.

Depuis l’invasion de l’Ukraine on lit partout – et jusqu’à l’outrance – une citation de Desmond Tutu : « Si vous êtes neutres dans les situations d’injustice, c’est que vous êtes du côté de l’oppresseur ». Dans de nombreux sommets, cette phrase a été mobilisée afin d’enjoindre les États à abandonner leur neutralité et à s’aligner derrière l’OTAN. Peu importe que « l’oppresseur » auquel Desmond Tutu faisait référence ait pu être l’Apartheid sud-africain – un régime dont on oublie un peu vite qu’il avait été soutenu par l’alliance militaire atlantique. Mais la période actuelle, en Russie comme en Occident, semble être caractérisée par une amnésie constamment réalimentée.

La Finlande et la Suède ont fait le choix de renier leur politique de neutralité, observée de longue date. L’adhésion à l’OTAN de la Finlande (depuis le 4 avril 2023) et de la Suède (en cours) peut être qualifiée avec exactitude d’historique. La Finlande maintenait sa neutralité depuis sa défaite face à l’Union soviétique pendant la Seconde guerre mondiale, suite à laquelle elle avait signé, en 1948, un traité d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle. La Suède, pour sa part, avait mené d’innombrables guerres contre la Russie entre le XVIe et le XVIIIe siècle, mais s’était arrangée pour se tenir éloignée des conflits postérieurs à 1814. Adhérer à l’OTAN équivaut à rejeter une tradition centenaire qui a contribué à définir l’identité nationale de ce pays.

La couverture médiatique de la campagne pour l’adhésion à l’OTAN a été euphorique. Si, en Suède, un débat virulent quoique limité a eu lieu, en Finlande les voix discordantes n’ont eu aucune place. Alors que le pays demandait son adhésion à l’OTAN, la Une du journal le plus lu de Finlande, Helsingin Sanomat, présentait l’image de deux silhouettes bleues et blanches (les couleurs de la Finlande) embarquées dans un drakkar et se propulsant à la rame vers un horizon illuminé, où s’élève, tel un soleil, l’étoile à quatre branches de l’OTAN. L’embarcation en bois laisse derrière elle une structure sombre qui la domine, ornée d’une étoile rouge. Impossible d’être plus clair… sauf peut-être si l’on consulte l’édition en ligne du grand quotidien suédois Dagens Nyheter, qui affichait au même moment des popups de l’emblème de l’OTAN se transformant en signe de paix…

Les termes du débat médiatique étant ainsi posés, il n’est pas surprenant que le soutien à l’adhésion à l’OTAN ait été si important : il était d’environ 60 % en Suède et 75 % en Finlande lorsque ces pays l’ont requise. Néanmoins, un regard plus attentif porté sur les segments démographiques révèle quelques fissures dans ce récit.

Pour la presse atlantiste, « la question de l’OTAN » reflète une évolution générationnelle : les « jeunes » seraient davantage favorables à l’adhésion, par opposition à leurs parents qui seraient, semble-t-il, désespérément attachés à une position démodée de non-alignement. « Fermement opposée, il y a à peine quelques semaines, à un quelconque premier pas en direction de l’OTAN », écrivait l’ancien Premier ministre suédois devenu un groupie des think-tanks libéraux, Carl Bildt, « [la classe politique] est confrontée à une compétition opposant une génération plus âgée à une autre plus jeune, qui pose sur le monde un regard plus frais. »

En réalité, c’est strictement l’inverse que l’on observe : en Suède, le segment démographique le plus opposé à l’adhésion est celui des jeunes hommes de dix-huit à vingt-neuf ans. Nulle surprise à cela : il s’agit de la tranche de la population qui serait appelée à participer à toute éventuelle excursion militaire !

Certains des plus ardents défenseurs de l’OTAN se trouvent parmi les dirigeants d’entreprises. En avril 2022, le président finnois organisait une « réunion secrète sur l’OTAN » à Helsinki. Parmi les personnes conviées, le milliardaire suédois Jacob Wallenberg – dont les holdings familiaux cumulés équivalent à un tiers du marché boursier de son pays.

Contrairement au présupposé selon lequel l’agression russe aurait induit un consensus en faveur de l’OTAN en Suède, des voix discordantes ont vu le jour. Le 23 mars 2022, à la suite de l’invasion de l’Ukraine, 44 % des jeunes interrogés étaient favorables à l’adhésion et 21 % défavorables. Deux mois plus tard, 43 % d’entre eux se prononçaient toujours pour une entrée dans l’OTAN, tandis que 32 % s’y opposaient désormais – une augmentation non négligeable.

En Finlande, les enquêtes d’opinion allaient dans le même sens. Un sondage du Helsingin Sanomat décrit le partisan-type de l’OTAN comme une personne éduquée, d’âge moyen ou plus, de sexe masculin, cadre, d’un salaire d’au moins 85 000 € par an et votant à droite, alors que l’opposant-type a moins de trente ans, est travailleur ou étudiant, gagne moins de 20 000 € par an et se situe à gauche.

Certains des plus ardents défenseurs de l’adhésion à l’OTAN se trouvent parmi les dirigeants d’entreprises suédois et finlandais. En avril 2022, le président finnois Sauli Niinistö organisait une « réunion secrète sur l’OTAN » à Helsinki. Parmi les personnes conviées, on pouvait compter le ministre des Finances suédois Mikael Damberg, des représentants militaires de haut rang et des personnalités influentes des milieux entrepreneuriaux suédois et finlandais. On pouvait y croiser le milliardaire suédois Jacob Wallenberg, dont les holdings familiaux cumulés constituent jusqu’à un tiers du marché boursier de son pays. Il participe régulièrement aux conférences Bilderberg – institution élitaire dédiée à la diffusion de la bonne parole atlantiste et néolibérale. C’est sans surprises que de tous les entrepreneurs présents, Wallenberg ait été l’un des plus fervents partisans de l’OTAN.

Au cours des semaines qui ont précédé la demande suédoise d’adhésion à l’OTAN, le Financial Times prédisait que les prises de position de la dynastie Wallenberg allaient « peser lourdement » sur le parti social-démocrate au pouvoir – sur lequel elle exercerait une influence considérable.

Au sommet d’Helsinki, les personnalités officielles du gouvernement suédois ont été averties que leur pays allait devenir moins attractif pour les capitaux étrangers s’il demeurait « le seul État d’Europe du Nord à ne pas adhérer à l’OTAN ». Une telle prophétie, associée à des avances notables de la Finlande, a joué un rôle décisif dans la décision du ministre de la Défense Peter Hultqvist de changer son fusil d’épaule et de pencher en faveur de l’Alliance. Le journal suédois l’Expression a affirmé que la réunion laissait transparaître une mainmise du milieu affairiste bien plus importante qu’imaginée auparavant sur les décisions prises en matière de politique extérieure.

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les entreprises sont aussi investies. Le géant suédois de l’industrie de la défense, Saab, s’attend à tirer des profits considérables de l’adhésion à l’OTAN. L’entreprise, dont la famille Wallenberg est actionnaire majoritaire, a vu le prix de ses parts doubler depuis l’invasion russe. Son PDG Micael Johansson a ouvertement affirmé que l’adhésion de la Suède à l’OTAN ouvrirait de nouvelles possibilités pour Saab dans les domaines des missiles de défense et de la surveillance. L’entreprise s’attend à des gains faramineux, dans un contexte où les Européens augmentent leurs dépenses de défense – le rapport du premier trimestre révèle que les bénéfices d’exploitation ont déjà augmenté de 10 % par rapport à l’année précédente.

Les médias ont fréquemment affirmé que l’adhésion de la Finlande et de la Suède signifierait que ces pays rejoindraient enfin « l’Occident ». Une telle rhétorique n’a rien de nouveau. Peu de temps avant l’adhésion du Monténégro à l’Alliance, le Premier ministre Milo Đukanović avait affirmé que le clivage était « civilisationnel et culturel ».

L’influence considérable exercée par les dirigeants d’entreprise sur la question de l’OTAN contraste avec celle du public lambda. Même si la Suède a tenu un référendum sur chaque décision importante prise au cours de son histoire récente – adhésion à l’UE, adoption de l’euro –, aucune consultation des citoyens sur la question de l’OTAN n’est prévue. La personnalité politique la plus en vue à avoir appelé à un vote était la dirigeante du parti de gauche Nooshi Dadgostar, mais sa proposition a été courtoisement enterrée. Le gouvernement, qui craignait un rejet de l’adhésion à l’OTAN une fois calmée l’hystérie qui entoure la guerre, a donc opté pour une forme de « stratégie du choc », imposant ses ambitions politiques à une période où l’Ukraine faisait encore les gros titres.

Cependant, en Finlande, l’OTAN a rencontré peu d’opposition au sein du grand public. La fibre nationaliste a été sollicitée, et les opposants à l’adhésion accusés de négliger la sécurité du pays. C’est ainsi que le Parlement a voté à une écrasante majorité en faveur de l’adhésion en mai 2022, avec 188 parlementaires favorables et seulement huit opposants. Parmi ces huit irréductibles, l’un d’entre eux est membre du parti populiste de droite Finns, un autre est un ancien membre de ce même parti, et les six restants font partie de l’alliance de gauche. Les dix autres députés de l’alliance de gauche ont néanmoins voté en faveur de l’adhésion. L’un des représentants du parti est même allé jusqu’à proposer une nouvelle législation qui criminaliserait les tentatives d’influencer l’opinion publique en faveur d’une puissance étrangère : un précédent qui pourrait théoriquement entraîner des poursuites pour toute critique à l’encontre de l’OTAN.

RecepTayyip Erdoğan a mis un coup de frein dans cette course effrénée. En accusant la Suède et la Finlande d’être des « incubateurs » de la terreur kurde, le président turc est parvenu à ralentir le processus d’adhésion de la première – mais a fini par lâcher du lest sur la seconde (l’adhésion à l’Alliance nécessite l’approbation unanime de tous les États membres). En cause : le refus de la Finlande et de la Suède d’extrader trente-trois membres du PKK et du mouvement güleniste, ce dernier étant accusé d’avoir fomenté en 2016 un coup d’État sanglant. Il a également exigé que la Suède lève son embargo sur les armes, imposé en réaction aux incursions turques en Syrie en 2019.

La question kurde a réémergé sur la scène politique suédoise. Lorsque les sociaux-démocrates ont perdu leur majorité parlementaire en 2021, la Première ministre Magdalena Andersson s’est trouvée contrainte de négocier directement avec une parlementaire kurde, ancienne combattante des Peshmergas, Amineh Kakabaveh, dont le vote allait décider du sort du gouvernement. En échange de son soutien, Kakabaveh avait demandé à ce que la Suède accorde son appui aux YPG en Syrie, ce qui avait été accepté. En 2022, Kakabaveh avait flétri ce « renoncement » face à Erdoğan et menacé de retirer son soutien au gouvernement.

Aucune personnalité n’avait incarné la solidarité internationale des sociaux-démocrates suédois comme le Premier ministre Olof Palme. Des photographies le montrent en train de fumer un cigare aux côtés de Fidel Castro et il est demeuré dans les mémoires pour avoir fustigé les bombardements de l’armée américaine sur Hanoï et Haiphong – les comparant à « Guernica, Oradour, Babi Yar, Katyn, Lidice, Sharpeville [et] Treblinka ».

Nombreux sont ceux qui craignent que le gouvernement passe un accord privé avec Erdoğan, dont un échange de militants kurdes et de dissidents turcs contre la levée du veto à l’adhésion pourraient constituer les termes. Dans le même temps, le président croate, Zoran Milanović, avait fait preuve d’une audace croissante, soulevant un nouvel obstacle quoique de moindre importance : il promettait de bloquer l’adhésion de la Suède et de la Finlande à moins d’un changement de la loi électorale de Bosnie Herzégovine, en vue de mieux représenter les Bosniens croates…

Les médias de ces pays, reconduisant une rhétorique de « choc des civilisations » digne de Samuel Huntington, ont fréquemment affirmé que l’adhésion de la Finlande et de la Suède signifierait que ces pays rejoindraient enfin « l’Occident ». Une telle rhétorique n’a rien de nouveau. Peu de temps avant l’adhésion du Monténégro à l’Alliance, en 2007, le Premier ministre Milo Đukanović, avait affirmé que le clivage n’était pas centré autour de l’OTAN, mais d’enjeux « civilisationnels et culturels ».

Il est néanmoins curieux – et révélateur – de retrouver un même orientalisme en Scandinavie. Un commentateur marqué à gauche avait alors écrit qu’en rejoignant l’OTAN, la Suède devenait enfin « un pays occidental normal », avant de se questionner sur une éventuelle abolition, par le gouvernement, du Systembolaget, le monopole d’État sur l’alcool. On comprend ainsi ce que « rejoindre l’Occident » signifie réellement : se lier à un bloc dirigé par les États-Unis et dissoudre de manière incrémentale les institutions socialistes qui demeurent – un processus déjà entamé depuis des décennies.

L’abandon du principe de neutralité s’inscrit dans une évolution de la signification de l’internationalisme, en particulier pour la gauche des pays nordiques. Au cours de la Guerre froide, les sociaux-démocrates suédois défendaient un principe de solidarité internationale à travers leur soutien aux mouvements de libération nationale. Aucune personnalité n’avait incarné cette approche comme Olof Palme, que des photographies montrent en train de fumer un cigare aux côtés de Fidel Castro et qui est demeuré dans les mémoires pour avoir fustigé les bombardements de l’armée américaine sur Hanoï et Haiphong – les comparant à « Guernica, Oradour, Babi Yar, Katyn, Lidice, Sharpeville [et] Treblinka ».

À l’époque de l’effondrement de la Yougoslavie, dans les années 1990, cet « internationalisme actif » a été reconceptualisé en rien de moins que la « responsabilité de protéger » mise en avant par l’OTAN. En vertu de cette logique, l’ancien clivage entre pays exploiteurs et exploités a été remplacé par une nouvelle ligne de fracture, entre États « démocrates » et « autocrates ».

Pour autant, davantage que cet « internationalisme » dévoyé, c’est la « menace russe » qui a été agitée pour convaincre les populations de rejoindre l’OTAN. Bien que la Russie soit en difficulté face à un adversaire bien plus faible que la Suède et la Finlande, et qu’elle s’avère incapable de tenir la capitale avec des troupes ayant subi de lourdes pertes, elle constituerait une menace imminente pour Stockholm et Helsinki.

Ainsi, dans ce climat de psychose, les menaces – sans doute plus concrètes – à l’encontre des systèmes sociaux nordiques que représenterait une adhésion à l’OTAN ont été ignorées : disparition de l’État-providence, privatisation et marchandisation de l’éducation, accroissement des inégalités et affaissement du système de santé universel. Dans leur course pour s’aligner sur « l’Occident », les gouvernements suédois et finlandais ont fait montre de bien moins d’empressement pour remédier à de telles crises sociales…

OTAN : le retournement de veste spectaculaire des sociaux-démocrates suédois

Rencontre entre le secrétaire général de l’OTAN et le Premier ministre suédois le 20 octobre 2022. © OTAN

Historiquement, la gauche suédoise s’est toujours opposée à une adhésion à l’OTAN. La guerre en Ukraine est cependant venue rebattre les cartes. La possibilité d’une adhésion à l’Alliance a gagné en popularité et les sociaux-démocrates suédois ont changé leur fusil d’épaule – au grand dam de nombre de leurs partisans. Aujourd’hui, la question semble réglée : à peine le débat sur l’intégration à l’OTAN a-t-il été ouvert qu’il était clôturé. Ce virage a impliqué des sacrifices dans les principes diplomatiques de la Suède, historiquement opposée à la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan. Article de Filippa Ronquist, traduit par Piera Simon-Chaix et édité par William Bouchardon.

Le 8 novembre 2022, Ulf Kristersson, Premier ministre suédois nouvellement élu, s’est rendu en Turquie. L’objectif de ce déplacement, alors que la Suède vient d’entamer son processus d’adhésion à l’OTAN, est de s’attirer les faveurs du Président turc Recep Tayyip Erdoğan. De nombreux Suédois ont été marqués par une image symbolique de cette visite : un gros plan sur la main de Kristersson, minuscule et déformée, broyée par la poigne d’Erdoğan jusqu’à virer rouge vif, est devenu viral.

Le soutien aux Kurdes sacrifié pour entrer dans l’OTAN

Lorsque la Suède a officiellement effectué sa demande d’adhésion à l’Alliance militaire, en mai dernier, de nombreux pays de l’OTAN ont chaleureusement accueilli l’idée de sa participation. Difficile d’en dire autant de la Turquie, qui n’était guère enthousiaste. Les relations turco-suédoises ont en effet rarement été au beau fixe ces dernières décennies, la Turquie ayant toujours désapprouvé le soutien accordé par la Suède aux Kurdes et à leur lutte pour l’indépendance. Dans la mesure où chaque État-membre de l’OTAN dispose d’un droit de veto à l’adhésion d’un nouveau membre, Erdoğan a clairement indiqué son intention d’y avoir recours contre la Suède, qu’il accuse de soutenir des mouvements terroristes en Turquie.

L’époque de la solidarité suédoise avec les Kurdes est bel et bien finie.

Il a fallu attendre plusieurs semaines pour qu’Erdoğan revienne sur sa position, contre des concessions importantes. Finalement, un accord tripartite entre la Turquie, la Suède et la Finlande (les deux pays scandinaves ayant déposé leur demande d’adhésion en même temps) a été trouvé en juin. Celui-ci prévoit que les deux Etats d’Europe du Nord mettent un terme au soutien octroyé aux Unités de protection du peuple (YPG), la milice majoritairement kurde en Syrie, et au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), le parti en lutte pour l’autonomie kurde dans les régions du Sud-Est de la Turquie et du Nord de l’Irak.

Les deux pays ont également accepté d’accélérer le traitement des nombreuses demandes d’extraditions de la Turquie, qui concernent pour la plupart des Kurdes accusés de terrorisme ou d’association avec le PKK. Enfin, la Suède et la Finlande ont entériné la relance des exportations d’armes en direction de la Turquie « dans le cadre de la solidarité de l’Alliance ». Cette décision met un terme à l’embargo sur les armes que la Suède et la Finlande imposaient à la Turquie depuis 2019, date à laquelle les deux pays nordiques avaient refusé de continuer à produire des licences d’exportation d’armes vers la Turquie, suite à son offensive militaire contre les positions kurdes en Syrie.

Le message adressé aux Kurdes, qu’ils se trouvent en Suède ou ailleurs, est clair : l’époque de la solidarité suédoise avec les Kurdes est bel et bien finie. Pour les nombreux Kurdo-Suédois membres du Parti social-démocrate ou de la gauche suédoise au sens large, il s’agit d’une trahison particulièrement cruelle. À peine deux ans auparavant, la ministre sociale-démocrate des Affaires étrangères de Suède, Ann Linde, publiait un tweet de soutien aux Kurdes et enjoignait la Turquie à retirer ses troupes du nord de la Syrie. Il y a encore un an, le gouvernement social-démocrate ne parvenait à se maintenir au pouvoir qu’en passant un accord avec la députée indépendante Amineh Kakabaveh, une ancienne combattante kurde des peshmergas.

Par un concours de circonstances improbable, Kakabaveh avait été exclue du Parti de gauche (gauche radicale) et s’était retrouvée propulsée dans une position où elle était en mesure de faire et de défaire les majorités parlementaires. Les sociaux-démocrates n’ont alors eu d’autre choix que de quémander son vote tandis qu’en retour, la députée exigeait un soutien sans faille à l’indépendance kurde. Il en a résulté un accord entre la députée et le Parti, signé en novembre 2021. Suite à celui-ci, Erdoğan a alors accusé la Suède d’accueillir des terroristes kurdes « même au Parlement ». Mais tout a changé à partir de 2022. En août, Ann Linde comparait le drapeau du PKK à celui de Daech, tout en assurant à la Turquie que l’accord passé avec Kakabaveh était devenu caduc en juin, à l’issue de la session parlementaire suédoise.

Le lent rapprochement de la Suède et de l’OTAN

Sur le plan moral, la Suède paye donc un lourd tribut pour son adhésion à l’OTAN. En retour, elle espère obtenir de l’Alliance des garanties de sécurité que le statut d’État non-aligné ne lui donnait jusqu’alors pas la possibilité d’obtenir. C’est bien sûr l’aggravation de la situation sécuritaire en Europe depuis la guerre en Ukraine qui est convoquée pour appuyer l’idée que la Suède ne peut plus se passer de telles garanties. En effet, lorsqu’il est devenu clair, au printemps dernier, que la Finlande envisageait d’adhérer à l’OTAN [1], beaucoup de Suédois ont estimé que leur pays n’avait d’autre option que d’imiter son voisin, un partenaire militaire et stratégique majeur.

La Suède se repose d’ores et déjà implicitement sur l’OTAN en ce qui concerne sa sécurité en cas d’attaque, et assez explicitement sur les autres États membres de l’Union européenne, dont bon nombre sont eux-mêmes membres de l’OTAN.

Si le revirement est particulièrement fort au cours de la dernière année, le rapprochement entre la Suède et l’OTAN a débuté il y a déjà une trentaine d’années. Depuis les années 1990, la Suède a graduellement accru sa coopération avec l’OTAN en participant à des missions et à des exercices conjoints, notamment au Kosovo, en Afghanistan et en Libye. La Suède se repose d’ores et déjà implicitement sur l’OTAN en ce qui concerne sa sécurité en cas d’attaque, et assez explicitement sur les autres États-membres de l’Union européenne, dont bon nombre sont eux-mêmes membres de l’OTAN [2]. Suite au traité de Lisbonne et à ses propres engagements unilatéraux, la Suède est de toute façon déjà tenue de soutenir la plupart des membres de l’OTAN en cas d’attaque (avec quelques exceptions notables, notamment les États-Unis, le Canada et la Turquie). Refuser l’adhésion à l’OTAN dans de telles circonstances n’aurait donc, selon certains, guère de sens. En effet, la Suède supporte déjà concrètement une grande partie des coûts et des risques associés à l’adhésion à l’OTAN (la Russie voit déjà clairement que la Suède s’est rangée parmi ses adversaires), sans pour autant recevoir de garanties de sécurité en retour.

S’ils sont bien rodés, les arguments en faveur de l’adhésion méritent d’être nuancés. Les sanctions économiques très fortes et les importantes défaites militaires encourues par la Russie ont largement réduit sa capacité à mener une guerre conventionnelle. De plus, en dépit du choc que représente l’invasion de l’Ukraine, les velléités de la Russie d’envahir les pays de son voisinage étaient déjà évidentes depuis l’invasion de la Géorgie en 2008 et de la Crimée et de l’est de l’Ukraine en 2014. Si l’attaque à grande échelle lancée contre l’Ukraine en février 2022 a certes constitué une surprise pour beaucoup d’observateurs, c’est surtout car elle a mis en évidence le fait que Vladimir Poutine était prêt à courir des risques bien plus importants qu’on ne le supposait.

Un argument plus solide, utilisé notamment pour convaincre les Suédois de gauche opposés à l’OTAN qui ne considèrent pas que l’invasion de l’Ukraine par la Russie ait entraîné une hausse de la menace sécuritaire pour la Suède, est qu’une adhésion à l’Alliance constituerait un acte de solidarité à l’égard de la Finlande et des autres États baltes. Pour beaucoup, c’est justement en se refusant à entrer dans l’OTAN que la Suède adopterait une attitude moralement contestable. Néanmoins, le prix à payer pour une telle solidarité avec la Finlande et les États baltes est celui d’une rupture de la solidarité suédoise avec les Kurdes.

Clôture du débat sur l’OTAN

Pour la gauche suédoise, à peine le débat sur l’adhésion à l’OTAN avait-il commencé qu’il était déjà clôturé. Le Parti social-démocrate, le plus grand mouvement de gauche en Suède, a joué un rôle central dans ce processus. Historiquement, ce parti avait toujours été favorable à la politique de non-alignement militaire traditionnelle de la Suède [3].

Début mars 2022, le Parti social-démocrate, à l’époque au gouvernement, repoussait encore fermement les avances de l’OTAN. Mais la situation a brutalement évolué. Le 16 mars, les sociaux-démocrates ont désigné un groupe de travail sur les questions de sécurité, en charge d’analyser la situation sécuritaire de la Suède et ses options politiques suite à l’invasion russe en Ukraine. Le 22 avril, ils initiaient un « dialogue interne » au sein du parti sur les questions de sécurité. Le 13 mai, le groupe de travail sur la sécurité a publié ses conclusions, où l’adhésion à l’OTAN est décrite comme une option avantageuse pour la Suède. Le 15 mai, les sociaux-démocrates se prononcent en faveur de l’adhésion. Trois jours plus tard, la Suède déposait sa demande officielle d’adhésion, en même temps que la Finlande.

Le pari des sociaux-démocrates n’a pas suffi pour remporter les élections.

Un revirement aussi rapide, en quelques semaines à peine, sans débat ni vote, sur une politique de non-alignement défendue depuis des décennies, a constitué un choc brutal pour de nombreux membres du parti. Mais c’est exactement ce que l’on pouvait être en droit d’attendre des sociaux-démocrates. Le Parti social-démocrate suédois (SAP), l’un des partis politiques les plus prospères de l’Europe post-Seconde Guerre mondiale (de 1932 à 2022, le SAP n’a été que 17 ans dans l’opposition, ndlr), est structuré selon un centralisme vertical. Au moment où un revirement de l’opinion s’est fait sentir – les sondages d’opinion de mars montraient qu’une majorité de Suédois se prononçait, pour la première fois, en faveur d’une adhésion à l’OTAN – et à l’approche de nouvelles élections, les sociaux-démocrates n’ont pas tardé à réagir.

La direction du parti craignait de perdre des électeurs tentés par la droite en s’opposant à l’adhésion à l’OTAN. À l’inverse, l’adhésion ne présentait qu’un faible danger sur le plan électoral : tout électeur déçu par ce revirement se tournerait vers le Parti de gauche ou les Verts, des petits partis sur lesquels les sociaux-démocrates s’appuient de toute façon pour former des coalitions. L’un des risques à être un parti prospère est, semble-t-il, la tendance à évoluer à l’aveugle, en suivant des stratégies électorales à court terme. Néanmoins, le pari des sociaux-démocrates n’a pas suffi pour remporter les élections. Même si leur positionnement favorable à l’adhésion à l’OTAN a entraîné une légère hausse des intentions de vote lors de la campagne, le bloc de gauche s’est trouvé incapable de former un gouvernement de coalition. À présent, la Suède est dirigée par une coalition de quatre partis de droite, dont le plus important est celui des démocrates suédois, un parti aux origines néonazies.

La gauche non-alignée en difficulté

Le Parti de gauche et les Verts ont conservé leur position anti-OTAN, mais leur critique de l’Alliance n’a pas été particulièrement virulente ni contraignante. Les deux partis sont, dans une certaine mesure, limités par le fait que les sociaux-démocrates sont, et ont toujours été, leur unique moyen d’accéder au pouvoir. Plusieurs figures des écologistes se sont publiquement prononcés en faveur de l’OTAN, tandis que le Parti de gauche ne s’est pas manifesté outre mesure pour critiquer l’Alliance lors de la campagne, comme si sa demande d’un référendum sur l’OTAN n’était plus d’actualité. Le Parti de gauche s’est également mis dans une position difficile en votant contre l’envoi d’aide militaire à l’Ukraine en février, une décision accueillie avec indignation, y compris par des sections de la gauche anti-OTAN. Face aux critiques, la direction du parti a finalement changé de position quelques heures avant le vote.

Le Parti de gauche et les Verts avaient intégré leur défaite dès le revirement des sociaux-démocrates.

Mais à ce stade, le mal était déjà fait. Pour le grand public, la solidarité de la gauche avec l’Ukraine se cantonne à des discours sans substance. Au cours des mois qui ont suivi, il est devenu de plus en plus difficile de se positionner en faveur d’un soutien à l’Ukraine tout en demeurant farouchement opposé à l’OTAN. Sans oublier que de nombreux activistes et personnalités politiques de gauche étaient trop occupés à lutter contre les néonazis dans leur propre pays pour s’inquiéter du rôle joué par la Suède vis-à-vis de l’impérialisme américain ou du nationalisme turc sur la scène internationale.

La demande d’adhésion de la Suède auprès de l’OTAN a ouvert une plaie béante au sein de la gauche suédoise. Cette plaie semble pourtant s’être déjà refermée, comme si rien ne s’était passé. Le Parti de gauche et les Verts avaient de toute façon intégré leur défaite dès le revirement des sociaux-démocrates. Avec l’accord tripartite signé entre la Turquie et le nouveau gouvernement de droite, qui est encore moins opposé que les sociaux-démocrates à l’extradition des Kurdes vers la Turquie, les obstacles à l’adhésion de la Suède à l’OTAN sont de moins en moins nombreux.

Pour la gauche suédoise, qu’elle soit favorable ou non à l’OTAN, la nouvelle situation nécessite à présent un changement de perspective. L’une des objections les plus solides que la gauche suédoise oppose à l’OTAN est que l’Alliance ne remplit pas le rôle de défense collective qu’elle prétend jouer. De trop nombreuses missions de l’OTAN, comme les opérations en Afghanistan et en Libye, ont tellement dérogé à leur objectif initial que les prétentions de l’Alliance ne sont plus que des écrans de fumée.

La Suède comme la Finlande sont en général fermement opposées au recours aux forces militaires de l’OTAN dans des opérations en dehors des frontières de l’Alliance pour des raisons qui ne sont pas étroitement liées à l’autodéfense collective (même s’il faut noter que les deux États ont participé aux opérations en Afghanistan, et que la Suède était présente en Libye). Aux yeux de certains, l’intégration probable dans l’Alliance atlantique permettra à la diplomatie de la Suède et de la Finlande de contrecarrer ses menées militaires… à moins qu’elle n’entraîne l’érosion de leur autonomie décisionelle.

Notes :

[1] La Finlande partage une frontière de 1 340 km avec la Russie et le souvenir de l’invasion soviétique de 1939 demeure un événement important dans la culture nationale.

[2] A l’exception de la Finlande et de la Suède, en cours d’adhésion, seuls l’Autriche et l’Irlande sont membres de l’UE mais pas de l’OTAN.

[3] Si la Suède se déclarait jusqu’à récemment non-alignée, la neutralité a elle été définitivement enterrée en 1995 lors de l’adhésion de la Suède à l’Union européenne. Les deux statuts ne signifient pas la même chose : la neutralité implique de ne prendre aucune position dans aucun conflit, tandis que le non-alignement suppose seulement de ne pas être membre de tel ou tel camp.

La Guerre Froide, un obstacle aux victoires sociales ?

Manifestation étudiante à Amsterdam dans les années 1970. Domaine public

Dans tous les bords politiques, nombreux sont ceux qui pensent que la menace d’une révolution communiste a rendu possibles les réformes sociales-démocrates du 20e siècle. En réalité, l’environnement hostile de la Guerre Froide a divisé la gauche et exclut les partis communistes du gouvernement. En comparant la Suède, dominée par les sociaux-démocrates, avec la France et l’Italie, où les partis communistes étaient hégémoniques à gauche, l’historien Jonah Birch propose une autre lecture de l’histoire sociale de l’après-guerre. Article publié par notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Pendant une grande partie du vingtième siècle, les combats en faveur de réformes sociales-démocrates, telles que celles établissant des États-providence généreux et des systèmes de négociation collective centralisés, ont eu pour toile de fond le conflit des grandes puissances de la Guerre Froide. Cela a souvent influé sur les interprétations des acquis sociaux obtenus au cours de ces années. Quand on repense à la vague de réformes introduites à cette époque, au cours de laquelle les gouvernements ont érigé des États-providence fondés sur la redistribution dans la plupart des pays du Nord, un argument revient souvent : ce qui distingue cette période de la nôtre, c’est l’absence actuelle de toute menace existentielle d’une révolution, menée alors par une Union soviétique puissante et des partis communistes gouvernant un tiers de la population mondiale. 

Que la menace du communisme ait rendu possibles les réformes sociales-démocrates est un point de vue largement partagé par l’ensemble du spectre politique. Dans son récent ouvrage sur l’après-guerre, The Rise and Fall of the Neoliberal Order : America and the World in the Free Market Era, l’historien américain Gary Gerstle soutient que la peur du communisme a été à la base de l’État-providence d’après-guerre. Ces angoisses, affirme Gerstle, “ont rendu possible le compromis de classe entre le capital et le travail qui a sous-tendu l’ordre issu du New Deal.”

Selon Gerstle, ce fut le cas non seulement aux États-Unis, mais aussi dans toute l’Europe au cours des décennies qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale. En Europe, la reconstruction économique financée par les Américains, notamment grâce au plan Marshall, a ravivé les économies ravagées par la guerre. Ce qui a motivé ces mesures n’était pas de la bienveillance mais la crainte d’une prise de pouvoir communiste imminente, justifiée par des événements tels que la guerre civile grecque (qui opposa la monarchie aux communistes, entre 1946 et 1949, ndlr), la poussée du communisme italien et les élections parlementaires françaises de novembre 1946, au cours desquelles l’énorme Parti communiste français (PCF) a terminé avec le plus grand nombre de sièges à l’Assemblée nationale, remportant plus de 28 % des voix et rejoignant le gouvernement de coalition qui en a résulté. 

Bien que ce récit soit convaincant, il ignore le rôle de la lutte des classes au niveau national dans la création des États-providence et la manière dont le climat anticommuniste de la Guerre Froide a handicapé les politiques de gauche.

La gauche à l’écart du pouvoir

Pour la gauche, les gouvernements d’après-guerre ont introduit ou continué à soutenir toute une gamme de réformes égalitaires, allant de généreuses prestations d’assurance sociale contre le chômage aux soins de santé universels, juste pour répondre à la menace communiste. Cette idée est séduisante pour trois raisons principales. 

Premièrement, cette thèse prolonge à l’échelle internationale le récit américain traditionnel affirmant que la Guerre Froide aurait eu des conséquences positives, notamment en matière de droits civiques. Selon les défenseurs de cette position, ces progrès ont été encouragés par la crainte de paraître moins démocratique ou progressiste que les pays du bloc communiste. 

Deuxièmement, elle sape l’affirmation selon laquelle les sociétés capitalistes étaient principalement responsables des droits sociaux et des niveaux de vie qu’elles offraient à leurs citoyens en insistant sur le fait que les pressions géopolitiques leur ont forcé la main.

Enfin, elle renforce la réputation de la gauche, même dans les pays où elle ne détenait pas le pouvoir, en suggérant que la simple présence d’une alternative communiste – que ce soit sous la forme de partis communistes nationaux ou de l’Union soviétique au niveau international – était suffisante pour façonner la politique dans les années d’après-guerre. D’après cet argument, même sans s’emparer des leviers du pouvoir d’État, la gauche était toujours capable d’orienter la politique dans la direction qu’elle souhaitait.

A y regarder de plus près, ces arguments souffrent de défauts majeurs. Ils reflètent une compréhension étroite et superficielle de la lutte des classes et de son influence sur la politique des démocraties capitalistes. Il surestiment également le rôle progressiste de l’URSS et du bloc de l’Est dans la politique occidentale, et ne fournissent aucune explication plausible quant au moment précis et à la dynamique de l’augmentation des dépenses sociales ou de la diminution des inégalités en Occident. Vu d’un œil objectif, les arguments en faveur de la Guerre Froide comme moteur essentiel du réformisme d’après-guerre sont faibles.

C’est en effet dans les pays où les socialistes réformistes non communistes étaient les plus forts, comme en Scandinavie, que l’État-providence s’est développé le plus intensément et que les travailleurs ont obtenu les pouvoirs et protections institutionnels les plus forts. À l’inverse, là où les pressions de la Guerre Froide ont été le plus durement ressenties – non seulement dans les pays qui ont subi des dictatures de droite après la Seconde Guerre mondiale comme la Grèce, l’Espagne et le Portugal, mais aussi dans les démocraties capitalistes comme l’Italie et la France – les élites ont exclu les travailleurs et la gauche du pouvoir, les réformes en faveur des travailleurs ont été plus lentes à venir et la croissance de l’État-providence a nécessité un conflit beaucoup plus soutenu avec les entreprises. Dans ces pays, les gouvernements ont tissé des liens étroits avec les puissants capitalistes, tandis que les relations avec les syndicats et la gauche étaient souvent hostiles et contrariées.

C’est dans les pays où les socialistes réformistes non communistes étaient les plus forts, comme en Scandinavie, que l’État-providence s’est développé le plus intensément et que les travailleurs ont obtenu les pouvoirs et protections institutionnels les plus forts.

La peur de la révolution communiste, loin de rendre les élites occidentales plus disposées au compromis, les a endurcies. En Allemagne de l’Ouest, sous protectorat américain, les tensions avec l’Est ont conduit à l’interdiction du parti communiste (KPD) en 1953 et à miner les efforts de dénazification en employant d’anciens fascistes au sein de son système judiciaire et de sa fonction publique.

En règle générale, là où le communisme représentait la menace la plus directe pour les intérêts géopolitiques des démocraties capitalistes, l’hostilité à la coopération avec la gauche est devenue la norme. Les progrès réalisés dans ce contexte se sont produits en dépit, et non à cause, des conflits entre grandes puissances. La clé pour comprendre comment et pourquoi les acquis sociaux-démocrates ont pu être réalisés se situe au niveau de la lutte des classes au sein même des nations, sur les lieux de travail et dans les urnes.

C’est à ces échelles que, dans leurs pays respectifs, les militants de gauche ont utilisé les niveaux incroyablement élevés de croissance économique et de productivité de l’après-guerre pour créer un compromis de classe qui s’est avéré relativement résistant, précisément parce qu’il acceptait les relations de propriété capitalistes. Ces partis ont réussi à construire des institutions qui ont érodé le pouvoir des capitalistes et renforcé la capacité des travailleurs à mener la lutte des classes.

La gauche et l’État-providence

L’histoire de l’apogée d’après-guerre de la social-démocratie ne correspond pas à celle de ses premières années ou de sa pré-histoire. En ces temps, les mouvements socialistes existant au sein de régimes fragiles et souvent non démocratiques représentaient une menace existentielle pour les institutions prémodernes. La poussée du mouvement socialiste allemand à partir des années 1870 – qui s’est manifestée par la croissance du puissant parti social-démocrate allemand (SPD) – a ainsi conduit le chancelier impérial ultraconservateur Otto von Bismarck à introduire une série de programmes de protection sociale, tels que les pensions de vieillesse, afin d’écarter la menace d’une révolution. 

Dans un registre similaire, en Grande-Bretagne, la force croissante du mouvement ouvrier et la montée en puissance du Parti travailliste ont poussé les Libéraux à introduire le People’s Budget en 1909 qui comprenait de nouvelles taxes pour financer les programmes de protection sociale. En France, le pouvoir de la gauche socialiste, fracturée mais toujours puissante, a forcé les gouvernements de coalition de centre-gauche à adopter d’importantes réformes du travail, telles que de nouvelles limites sur la durée du temps de travail des employés en 1900 et 1919. 

Partout en Europe, la montée en puissance de gouvernements socialistes élus, ou de coalitions dirigées par la gauche dans l’entre-deux-guerres, ont donné lieu à des mesures de plus grande envergure. Bien que la Grande Dépression ait principalement entraîné la montée de courants réactionnaires et du fascisme, le gouvernement français du Front populaire dirigé par Léon Blum et les sociaux-démocrates suédois, qui ont pris le pouvoir pour la première fois en 1932 et y sont ensuite restés sans interruption pendant quarante-quatre ans, ont établi des réformes majeures. L’accord de Saltsjöbaden, conclu en 1938 par les sociaux-démocrates, a par exemple obligé les employeurs du pays scandinave à reconnaître les syndicats et à s’engager dans des négociations collectives régulières. Cet accord allait devenir un modèle pour le « compromis » d’après-guerre entre capitalistes et travailleurs en Europe du Nord.

Pour beaucoup, la concurrence entre l’URSS et les Etats-Unis explique la poursuite de ces avancées social-démocrates après la guerre. Selon eux, au cours de cette période, l’impact de la gauche a été renforcé par les pressions de la Guerre Froide. Ceci, cependant, repose sur une mauvaise analogie.

Si les dépenses sociales (mesurées en pourcentage du PIB ou de la production économique totale) ont certes fortement augmenté dans la plupart des pays développés pendant l’après-guerre, des différences nettes apparaissent. Dans les pays d’Europe occidentale où les partis communistes étaient les plus forts après la Seconde Guerre mondiale, comme la France et l’Italie, les inégalités sont restées relativement élevées. Les États-providence y étaient moins égalitaires et les travailleurs bénéficiaient de bien moins de protections que leurs homologues d’Europe du Nord.

Lorsque des progrès ont été réalisés dans ces pays, ils ont généralement été le résultat d’intenses luttes de classe pour obtenir des améliorations de salaires et de protections sociales. Ainsi, les inégalités des revenus ont augmenté en France et en Italie au cours des années 1950, et sont restées à des niveaux comparables à ceux des États-Unis (ou, dans le cas de l’Italie, encore plus élevés) jusqu’à la fin des années 1960.

L’âge d’or de la social-démocratie

Si les racines des États-providence européens remontent au XIXe siècle, l’ère majeure d’expansion de la protection sociale après la Seconde Guerre mondiale ne peut être comprise qu’à la lumière d’une combinaison de croissance économique rapide et de démocratisation qui ont marqué la période d’après-guerre. Dans le contexte de ce boom économique de plusieurs décennies qui a débuté dans les années 1950, la puissance des syndicats et la hausse générale de la productivité du travail ont facilité une expansion massive de la protection sociale. Lorsque le ralentissement de la prospérité d’après-guerre au début des années 1970 a entraîné une hausse du chômage, les gouvernements sociaux-démocrates ont réagi en augmentant les dépenses sociales. En conséquence, les pays capitalistes développés de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont vu leurs dépenses publiques moyennes de protection sociale, mesurées en pourcentage du PIB, passer d’environ 8 % en 1960 à 15,6 % en 1980, puis à 19,2 % en 2007, à la veille de la crise financière de 2008.

La toile de fond de ces avancées était la situation historiquement sans précédent créée par la fin de la guerre. Après une brève période de quasi-effondrement, la plupart des économies d’Europe occidentale ont connu une croissance d’une incroyable rapidité dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Au niveau régional, la croissance du PIB de l’Europe de l’Ouest a atteint en moyenne 4,6 % par an entre 1950 et 1973. L’Allemagne de l’Ouest, l’Italie et la France ont bénéficié des taux de croissance parmi les plus élevés du continent. En Italie et en Allemagne, cette période est qualifiée de « miracle économique ». 

Dans ces nations, les taux de croissance élevés reposaient sur des taux d’investissement constants et des niveaux élevés de compétitivité économique. Les augmentations annuelles de tous les indicateurs économiques clés ont été substantielles au cours des années 50 et 60 : en Allemagne de l’Ouest, par exemple, la production a augmenté de 4,5 % par an en moyenne, la productivité du travail de 4,6 % et les salaires réels de 5,7 %.

Après de longues décennies de dépression et de privations de guerre, les gouvernements démocratiques nouvellement reconstitués se sont retrouvés confrontés à une population peu disposée à accepter un retour au statu quo d’avant-guerre.

Sur le plan politique, la défaite du fascisme et le retour de gouvernements démocratiques en Europe occidentale ont permis aux militants de gauche de sortir des années passées dans la clandestinité ou en exil pour réformer leurs partis et briguer le pouvoir. Le discrédit des élites traditionnelles, compromises par leur association avec le nazisme ou ses alliés locaux, ainsi que les incroyables destructions provoquées par la guerre, ont créé un énorme élan en faveur de réformes diverses. Après de longues décennies de dépression et de privations de guerre, les gouvernements démocratiques nouvellement reconstitués se sont retrouvés confrontés à une population peu disposée à accepter un retour au statu quo d’avant-guerre. Après une période de dislocation et de troubles économiques, ils ont pu profiter du début d’un boom économique mondial de plusieurs décennies pour établir l’État providence fondé sur le plein emploi. 

Qu’ils aient fondé des syndicats ou qu’ils aient été fondés par eux, les partis sociaux-démocrates et ouvriers d’Europe occidentale étaient généralement étroitement liés aux organisations syndicales centralisées. Dans certains cas, les partis sociaux-démocrates ont accordé aux syndicats un statut privilégié au sein de leurs structures, par exemple en permettant aux syndicats de voter en bloc unifié au nom de tous leurs membres lors des élections du parti. 

En exerçant leurs fonctions, les sociaux-démocrates ont cherché à plusieurs reprises à construire ou à étendre un soutien institutionnel aux organisations syndicales. Même dans des pays comme l’Allemagne de l’Ouest, où les partis chrétiens-démocrates conservateurs (l’Union chrétienne-démocrate [CDU] ou, en Bavière, l’Union chrétienne-sociale [CSU]) ont dominé le gouvernement national pendant la majeure partie de la Guerre Froide, les organisations syndicales ont pu tirer parti de leur position de force pour se forger des rôles institutionnels importants et des mécanismes de protection solides.

Ceux-ci pouvaient prendre la forme de droits légalement garantis pour les syndicats et leurs membres des organisations fortes destinées aux salariés sur leur lieu de travail, comme les comités d’entreprise et les règles de cogestion ; des systèmes de négociation collective vastes et centralisés ; des États-providence qui protégeaient les travailleurs syndiqués des dangers du marché ; et la reconnaissance des syndicats en tant que partenaires sociaux essentiels partageant la responsabilité du fonctionnement efficace des institutions socio-économiques nationales.

Les gouvernements sociaux-démocrates ont institué une variété de réformes favorables aux travailleurs. Là où ils ont été au pouvoir pendant de longues périodes, ils ont créé des États-providence et d’autres institutions économiques qui ont non seulement amélioré la vie professionnelle des salariés, mais aussi renforcé la force organisationnelle du travail.

Le modèle suédois

C’est dans les bastions nord-européens de la social-démocratie que les travailleurs ont réalisé les gains les plus importants au cours de ces années. La stratégie du camp social-démocrate après la Seconde Guerre mondiale y a notamment consisté à institutionnaliser le pouvoir des travailleurs par le biais de systèmes de négociation collective centralisés et de programmes sociaux publics universels. Au début des années 1960, le modèle suédois était considéré comme l’exemple ultime de réussite sociale-démocrate. L’État-providence suédois allait devenir célèbre non seulement pour ses généreux programmes de protection sociale – pensions de vieillesse, assurance chômage, indemnités en cas d’accident du travail et de maladie – mais aussi pour son caractère « universel », axé sur les services sociaux.

La Suède est un cas particulièrement intéressant, car elle a constamment assuré la répartition des revenus la plus égalitaire d’Europe occidentale – non seulement grâce à son vaste et généreux État-providence, mais aussi grâce aux stratégies macroéconomiques employées par le parti social-démocrate suédois (SAP) pour façonner les modèles d’investissement dans l’économie suédoise pendant l’ « âge d’or » d’après-guerre. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le SAP ne s’est guère appuyé sur la propriété publique de l’appareil de production. La France gaulliste a ainsi nationalisé une part bien plus importante de son économie que ne l’ont fait les Suédois, du moins jusqu’à l’apparition de difficultés économiques dans les années 1970. Entre 1976 et 1979, confrontés à une situation économique difficile, les conservateurs suédois, revenus au pouvoir, ont alors entrepris plus de nationalisations au cours en trois ans que les sociaux-démocrates durant les 44 années précédentes.

Plutôt que de recourir à la régie d’État, le « modèle Rehn-Meidner », du nom des deux économistes (Gösta Rehn et Rudolf Meidner) qui l’ont conçu, adopté par les sociaux-démocrates au pouvoir en Suède dans les années 1950, utilisait les institutions de négociation collective pour obtenir les résultats souhaités par le biais de négociations entre syndicats et patronat. Plus important encore, les sociaux-démocrates suédois ont poursuivi une stratégie de négociation salariale « solidariste » menée par le biais d’un système de négociations centralisées « au sommet » dans lequel la principale fédération syndicale, la LO, et la principale fédération patronale, la SAF, se sont réunies pour uniformiser les salaires des travailleurs dans la majeure partie de l’économie suédoise.

Affiche du syndicat suédois LO faisant un lien entre la démocratie institutionnelle, la social-démocratie et la démocratie sur les lieux de travail. © Marleen Zachte

Ces accords ont été très efficaces pour faire converger les salaires des travailleurs les mieux et les moins bien payés en réduisant ceux des premiers pour augmenter ceux des seconds. Cela a eu pour effet de faciliter l’organisation et la solidarité de la classe ouvrière dans l’après-guerre, mais aussi, de favoriser les entreprises hautement productives et à forte capitalisation. Celles-ci, alors qu’elles pouvaient payer les très hauts salaires des cadres, ont bénéficié de la baisse des rémunérations chez ces professions. A l’inverse, les entreprises moins efficaces et à forte intensité de main-d’œuvre ont souffert de coûts salariaux élevés.

L’objectif de ce programme était de maintenir une économie productive et efficace, et donc capable de soutenir des salaires élevés, et un État-providence avancé tout en évinçant les entreprises inefficaces du marché. Pendant ce temps, des « politiques actives de gestion du marché du travail », telles que des programmes de formation et de réinsertion, étaient utilisées pour aider les travailleurs victimes de la faillite de leur entreprise à trouver un nouvel emploi.

L’objectif de ce programme était de maintenir une économie productive et efficace, et donc capable de soutenir des salaires élevés, et un État-providence avancé tout en évinçant les entreprises inefficaces du marché.

En échange d’une limitation des salaires au sommet de la distribution des revenus et de garanties au patronat que la propriété privée ne serait pas remise en cause, la classe ouvrière suédoise a obtenu le plein emploi. En juillet 1989, le taux de chômage était encore de 1,3 %, mais il a rapidement augmenté l’année suivante dans le contexte de la crise financière massive qui a frappé la Suède au début des années 1990. Les travailleurs suédois bénéficiaient également de l’État-providence universel le plus généreux d’Europe. Cela a contribué à renforcer le pouvoir organisationnel des travailleurs en compensant le désavantage inhérent des travailleurs par rapport aux entreprises sur le marché du travail. En fournissant des biens et des services essentiels à tous en tant que droit social, indépendamment des moyens de chacun, l’État- providence suédois a réduit la menace du chômage et a ainsi facilité la mobilisation des salariés sur leur lieu de travail.

Les communistes, les syndicats et l’État

La présence de partis de masse à gauche était donc clairement une condition préalable à la croissance de l’État-providence après la Seconde Guerre mondiale. Mais dans les pays où les plus éminentes de ces organisations étaient des partis communistes, les inégalités ont été plus importantes, le développement de l’État-providence plus tardif et les disputes idéologiques entre les représentants de la classe ouvrière ont entraîné une division du mouvement ouvrier. L’effet général de l’hégémonie d’organisations communistes au sein de la gauche était de marginaliser ce camp et d’isoler la classe ouvrière des institutions du pouvoir économique et politique. C’était bien sûr le résultat du climat de la Guerre Froide : les nombreuses convictions des partis communistes – comme l’opposition à l’OTAN – étaient un critère de radiation de la bonne société.

En France et en Italie, qui comptaient de loin les partis communistes les plus forts de toutes les démocraties occidentales durant l’après-guerre, les victoires politiques de la gauche ont été moins importantes que dans les pays où les partis communistes étaient moins puissants. En Italie, où les communistes et les socialistes étaient alliés après la Seconde Guerre mondiale, le Parti communiste italien (PCI) était la force dominante. Le PCI a atteint sa force maximale en 1953, lorsqu’il a revendiqué plus de deux millions de membres et remporté 22,3 % des voix aux élections parlementaires.

L’effet général de l’hégémonie d’organisations communistes au sein de la gauche était de marginaliser ce camp et d’isoler la classe ouvrière des institutions du pouvoir économique et politique.

De son côté, le Parti communiste français remportait régulièrement entre 20 et 25 % des voix aux élections nationales et dominait le mouvement ouvrier grâce à ses liens avec la Confédération générale du travail (CGT). Bien qu’exclu du pouvoir au niveau national après 1947, le parti dirigeait, au niveau local, une bonne part des plus grandes villes de France. Même à la fin des années 1970, il contrôlait encore un tiers de toutes les municipalités de plus de trente mille habitants.

Certes, l’énorme influence de la gauche française dominée par le PCF a effectivement contraint les gouvernements de droite du pays à mettre en œuvre des réformes pendant l’après-guerre. Mais, durant cette période, les inégalités étaient élevées par rapport au reste de l’Europe et les droits des travailleurs étaient fortement restreints.

Dans les syndicats marqués par une forte présence communiste, la division syndicale a souvent empêché les travailleurs de réaliser des avancées significatives. Les forces politiques concurrentes, peu disposées à accepter la direction communiste, se sont en effet rapidement séparées pour former leurs propres syndicats. Encouragés par les États-Unis et les élites locales hostiles à l’URSS et au communisme, les dirigeants syndicaux non communistes ont construit des fédérations syndicales concurrentes sur une base explicitement idéologique.

En conséquence, les mouvements ouvriers français et italiens se sont fracturés le long de lignes politiques pour devenir des groupes mutuellement antagonistes, chacun étant étroitement lié à un parti politique ou à un courant politique distinct, comme celui avec l’Église catholique par exemple. Il en résulte des décennies de compétition sans fin entre les organisations syndicales, prenant principalement la forme de conflits opposant les fédérations syndicales communistes, socialistes et catholiques. Ainsi, le mouvement ouvrier français d’après-guerre s’est fracturé en trois grands courants. L’organisation la plus importante était la CGT dirigée par les communistes, suivie par la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC, qui s’est séparée en 1964, entraînant la création de la Confédération Française Démocratique du Travail, ou CFDT, réformiste et socialiste), et Force Ouvrière (FO), traditionnellement « apolitique » (mais issue d’une scission de la CGT pilotée par la CIA, ndlr). En Italie, en 1950, les syndicats étaient déjà divisés, de manière parallèle, entre une fédération dirigée par le PCI, la Confédération générale italienne du travail (CGIL), et l’Union italienne du travail (UIL), plus orientée vers la social-démocratie, ainsi que la Confédération italienne catholique des syndicats (CISL).

Cette dynamique concurrentielle était renforcée par des systèmes de relations industrielles dans lesquels la représentation des travailleurs était divisée non seulement entre, mais aussi au sein des secteurs, des industries et des lieux de travail individuels. Les employés des entreprises italiennes et françaises pouvaient être couverts par un contrat négocié par un syndicat sans adhérer à celui-ci, et il n’existait aucun mécanisme institutionnel permettant à un syndicat unique d’obtenir une autorité légale exclusive sur un groupe de travailleurs. En d’autres termes, aucun des deux pays ne connaissait le système de « monopole d’embauche ». 

Au lieu de cela, de multiples syndicats divisés sur la base de leurs engagements politiques et idéologiques étaient actifs sur chaque lieu de travail – ils se battaient pour obtenir une influence dans l’atelier et un pouvoir organisationnel qui se manifestait par exemple lors des élections aux comités d’entreprise et aux comités d’usine.

La France est un bon exemple de ce à quoi ressemblait cette situation dans la pratique. L’État d’après-guerre construit par le général de Gaulle et ses alliés a été confronté à un mouvement ouvrier militant, mais fracturé, dominé par la CGT d’obédience communiste. Les taux de grève étaient élevés, surtout dans les industries manufacturières où la CGT était la plus forte.

La peur du communisme a motivé de Gaulle à développer un État-providence qui lie étroitement la plupart des avantages à l’emploi. Mais elle a également conduit le gouvernement français à s’engager dans une répression violente de la gauche, notamment le massacre de la station de métro Charonne en février 1962, où neuf participant présents à une manifestation dirigée par les communistes contre la guerre d’Algérie et l’extrême droite ont été assassinés par la police française.

La suspicion quant au pouvoir des communistes sur le mouvement syndical a également conduit le gouvernement à essayer de restreindre le pouvoir des syndicats.

La suspicion quant au pouvoir des communistes sur le mouvement syndical a également conduit le gouvernement à essayer de restreindre le pouvoir des syndicats. L’historien John Keeler note que les « responsables gaullistes hésitaient à renforcer un mouvement syndical dominé par un syndicat communiste », la CGT. Cela a eu des implications importantes pour la négociation collective, puisque « l’absence de consensus politique entre les syndicats et l’État était le facteur le plus fondamental limitant le pouvoir des syndicats ». 

Plutôt que d’offrir des concessions aux travailleurs, l’État gaulliste a cherché à réduire l’influence et l’autonomie des syndicats. En 1959, le gouvernement français a créé la « promotion collective », un système de subventions aux syndicats en échange de leur coopération dans les efforts d’éducation et de planification. En l’absence de toute autre source de financement, les syndicats sont rapidement devenus dépendants du financement gouvernemental pour leur survie. Sans surprise, l’État a fini par discriminer systématiquement la CGT lors de la distribution de ces fonds, alors qu’il était le plus grand syndicat de France. Ainsi, la Confédération s’est vu accorder entre un quart et un huitième des fonds que ses rivaux recevaient dans les années précédant 1968. L’une des conséquences de cette exclusion du pouvoir est que les syndicats français n’ont pas pu développer l’expérience de gestion du capitalisme acquise par d’autres syndicats sociaux-démocrates opérant dans des climats moins hostiles.

Plus tard, les bouleversements de mai 1968 en France et l’« automne chaud » de 1969 en Italie ont entraîné une nouvelle vague de réformes qui ont contribué à une nouvelle baisse des inégalités. En Italie, ces réformes comprenaient notamment un nouvel accord sur l’indexation des salaires sur l’inflation. En France, elles se traduirent par d’importantes augmentations des salaires et des prestations sociales. Dans les deux pays, les militants ouvriers des partis communistes et des syndicats dirigés par des communistes ont joué un rôle de premier plan dans ces luttes. Mais les syndicats n’ont jamais pu forger le type d’institutions qui ont caractérisé la social-démocratie de l’« âge d’or » en Europe du Nord.

La leçon est claire : les succès des gouvernements sociaux-démocrates reposaient sur leur capacité à institutionnaliser leurs revendications en s’incorporant aux États capitalistes. Là où les communistes dominaient la gauche et le mouvement ouvrier, les entreprises et les gouvernements étaient moins disposés à faire des compromis. Dans un climat politique où les taux élevés de croissance économique offraient des possibilités de réduction des inégalités aux partis disposés à travailler dans les limites des démocraties capitalistes, la gauche communiste a donc eu moins de succès que ses homologues sociaux-démocrates.

Désormais, le vent a clairement tourné et l’ensemble unique de circonstances qui a défini l’après-guerre ne reviendra pas. Quarante ans de désorganisation de la classe ouvrière, d’arrangements politiques et de déclin économique ont sapé les fondements sociaux de l’accord d’après-guerre. En fin de compte, la gauche devra trouver d’autres voies pour construire le type de société auquel nous aspirons. Néanmoins, alors qu’elle tente de tracer cette nouvelle voie, la gauche doit être claire sur son histoire et analyser finement ce qui lui a permis, et ce qui l’a entravé, à concevoir une société plus juste.

Les quatre frugaux, ventriloques d’une Union européenne dans la débâcle

Alors que se déroule le Conseil européen, moines soldats et autres condottieres eurobéats se livrent à d’irréalistes prédications où l’Union européenne serait, enfin, à même d’être à la hauteur de l’enjeu. De ces vaticinations demeure une réalité intangible, à savoir de multiples divisions entre États-membres. Les coupables d’un éventuel échec lors du Conseil sont déjà trouvés : les bien-nommés « quatre frugaux ». L’Autriche, le Danemark, les Pays-Bas et la Suède ne défendent pourtant que ce qu’est intrinsèquement l’Union européenne depuis trois décennies : une libre circulation totale des capitaux, des biens et services et des hommes dans un marché libéré de toute contrainte étatique. L’idée qu’il faudrait se montrer solidaires dans le jeu à somme nulle européen leur est étrangère. Leur reprocher de ne pas respecter à la lettre les commandements de l’Union européenne, sans remettre en cause la concurrence institutionnalisée par les Traités européens, qui rend inévitables les passagers clandestins, est la dernière coquecigrue des élites néolibérales européennes.


Les dramaturges européens ont trouvé un nouvel acte à leur pièce. Celle-ci a démarré en février 2020, lorsque le président du Conseil européen Charles Michel a réuni les chefs d’États pour négocier à Bruxelles le prochain budget pluriannuel européen, de 2021 à 2027. La propagation du Covid-19 n’alarmait pas davantage les cénacles dans les capitales européennes. Le départ, effectif, du Royaume-Uni, vint pourtant troubler ce qui aurait pu être une négociation coutumière, à savoir le maintien du ratio accordé à la Politique agricole commune (PAC) ou l’augmentation du budget consacré à la Politique extérieure de sécurité commune (PESC). Comment parvenir à maintenir un budget équivalent avec le départ d’un de ses plus importants contributeurs ?

[Pour eux], davantage d’intégration européenne ne peut mener à rien si aucune politique d’ajustement structurel des finances publiques n’est pas menée par les États – comprendre, les États du Sud.

C’était sans compter sur la volonté de plusieurs États-membres, dont la France, de profiter de la situation pour augmenter le budget européen. Verhoging van de Europese begroting ? (« un accroissement du budget européen ? ») se sont inquiétés les Néerlandais. Les Pays-Bas, orphelins du Royaume-Uni, ont donc commencé à jouer leur nouveau rôle, celui d’opposants à tout renforcement de l’intégration européenne. Le premier ministre libéral néerlandais, l’inamovible Mark Rutte, est venu à Bruxelles avec une biographie de Frédéric Chopin sous le bras. L’idée était entendue : les Pays-Bas étaient prêts à négocier, mais à budget constant, voire avec un budget très légèrement diminué, de 1100 milliards, soit 1% du budget total de l’Union. La pensée calviniste qui irrigue les élites amstellodamoises depuis le XVIe siècle rappelle un point essentiel : un sou est un sou. Si un État-membre quitte l’Union européenne, alors il est logique que l’on contribue moins au budget européen.

[Pour une analyse de l’idiosyncrasie hollandaise en la matière et du rôle des Pays-Bas dans l’Union européenne, lire sur LVSL, par le même auteur : « Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ? »]

Charles Michel, en piètre négociateur, a cru pouvoir faire vaciller celui qu’on surnomme Mister Teflon. Après tout, le budget européen est voté à l’unanimité et avec le ralliement des Néerlandais, la négociation pourrait s’avérer fructueuse, l’Allemagne ayant intégré l’idée qu’une augmentation sensible du budget européen pouvait servir ses propres intérêts. Le président du Conseil européen a donc invité son homologue néerlandais à un échange bilatéral pour négocier les principaux points de crispation. Mark Rutte est de fait venu… accompagné de trois de ses homologues, à savoir les premiers ministres respectifs de l’Autriche, du Danemark et de la Suède, Sebastian Kurz, Mette Frederiksen et Stefan Löfven. Les quatre frugaux dévoilaient leur alliance.

La ligue hanséatique des ladres

La comédie des sommets européens a trouvé ses nouveaux histrions. Subtile évolution de la nouvelle ligue hanséatique, popularisée par le Financial Times, les quatre frugaux ont la particulière délicatesse d’être, pareillement à Harpagon dans l’Avare de Molière, des avaricieux. Non seulement ils se refusent à participer activement à l’avenir budgétaire de l’Union européenne, mais la crise du coronavirus va dévoiler leur allergie à toute solidarité financière à l’égard des États-membres sévèrement touchés par la pandémie, au premier chef l’Italie. De fait, un mois après leur coming out médiatique, les quatre frugaux se sont retrouvés sur une position commune lorsque l’idée d’émettre des coronabonds, de mutualiser la dette des États ou d’accorder des subventions fut proposée par une dizaine d’États européens, à commencer par la France, l’Italie ou encore l’Espagne. L’attitude du ministre des Finances néerlandais, le conservateur Wopke Hoekstra, qui suggéra l’idée qu’une enquête européenne soit menée pour savoir pourquoi certains États-membres ne pouvaient gérer à eux seuls les conséquences économiques et sociales du confinement suffit pour saisir la haute idée que se font les frugaux de la solidarité européenne.

D’aucuns parleraient de dogmatisme. Mais les quatre frugaux se révèlent être surtout d’éminents descendants de Pyrrhon, dont le scepticisme dont ils font preuve à l’égard de leurs homologues dépasse la stricte opposition entre Europe du Nord et Europe du Sud. Après tout, l’Irlande, la Belgique ou encore les États baltes ont apposé leur signature à la proposition d’émission des coronabonds. Derrière cette alliance conjoncturelle se cache en définitive trois orphelins du Royaume-Uni et un État isolé, orphelin de sa relation privilégiée avec l’Allemagne. Il ne fait mystère à personne que l’Autriche, depuis des décennies, a globalement calqué, et tout particulièrement depuis son entrée dans l’Union européenne en 1995, ses positions européennes sur celle de l’Allemagne. Ce positionnement correspond, pour la diplomatie autrichienne, à une neutralité à laquelle tient le pays. La proximité culturelle, politique sinon spirituelle entre Vienne et Berlin n’est plus à établir. Seules les embardées extrémistes autrichiennes, lorsque l’extrémiste Jörg Haider gouverna pour la première fois dans un pays européen après 1945 en coalition avec la droite en 1999, ont pu crisper les relations.

Les élections législatives de 2017 ont permis l’arrivée au pouvoir de l’ambitieux et jeune ministre des Affaires étrangères Sebastian Kurz, qui a de nouveau rompu la tradition séculaire de cogestion entre conservateurs et sociaux-démocrates autrichiens pour s’allier avec le parti d’extrême droite d’Heinz-Christian Strache, le FPÖ. La coalition entre les deux partis n’a pas été du goût des hiérarques de la CDU ni même, et c’est plus surprenant, de la CSU bavaroise. Les nouvelles élections législatives de 2019, qui ont obligé Kurz à s’allier avec les Verts, n’a pas fondamentalement changé la nature de la relation entre le Premier ministre autrichien et la chancelière allemande. Angela Merkel reproche à Kurz de s’être allié avec l’un des partis les plus extrémistes d’Europe. Tandis que ce premier reproche à la chancelière allemande ses positions trop hétérodoxes en matière économique (!) et trop éloignées des valeurs conservatrices. L’épisode de l’ouverture des frontières aux migrants en Allemagne a profondément marqué une Autriche très réticente à l’immigration de masse. L’émacié jeune leader autrichien a donc trouvé en la figure de Mark Rutte un allié idéal pour barrer la route aux soi-disant largesses budgétaires dont pourrait faire preuve l’Union européenne.

Si l’alliance avec l’Autriche va très probablement demeurer circonstanciée à la négociation sur le « Recovery Fund » portée par la présidente de la Commission von der Leyen et le président du Conseil Michel, les Pays-Bas peuvent compter sur l’assertivité des dirigeants sociaux-démocrates danois et suédois. Tout comme La Haye, Copenhague et Stockholm avaient pour habitude de rester discrets lors des négociations européennes et se suffisaient de l’intransigeance des leaders britanniques pour que leurs revendications soient transmises. À eux seuls, bien que contributeurs nets au budget européen, les Danois et les Suédois pèsent très peu sur la scène européenne et ne sont même pas membres de la zone euro.

Le Danemark, autant que les Pays-Bas, a toujours difficilement accepté que les choix décisifs pour l’Union européenne se limitent à l’action du couple – en France – ou du moteur – en Allemagne – franco-allemand. Le petit royaume scandinave a donc mené une politique étrangère atlantiste – d’aucuns parlent de superatlantisme – dans une étroite collaboration avec les États-Unis et le Royaume-Uni, à même de contrebalancer l’axe Paris-Berlin. C’est en ce sens qu’on peut lire la décision de l’ancien Premier ministre danois Anders Fogh Rasmussen d’entrer en guerre contre l’Irak en 2003, à l’image du Royaume-Uni et de la Pologne. Naturellement, le Brexit a été difficilement vécu à Copenhague et le pays cherche depuis à s’appuyer sur des États à même de partager ses orientations.

Cette inclinaison diplomatique est encouragée par l’éloignement relatif des États-Unis sur la scène européenne depuis que l’ancien président américain Barack Obama a opéré ce qu’on nomme le « pivot » vers l’Asie. À rebours de croyances populaires, Donald Trump poursuit cette politique, suscitant l’embarras des pays pro-Washington au sein de l’Union européenne, comme la Pologne mais également le Danemark. Ne pouvant plus contrebalancer son retrait des affaires européennes par un atlantisme soutenu, le Danemark a vu dans les Pays-Bas, pays lui aussi atlantiste et rigoriste sur les finances publiques, un nouvel État leader capable de porter la voix de l’Europe du Nord. Il n’est étranger à personne que le Danemark s’est toujours montré frileux dès qu’est abordée la question de l’intégration budgétaire et économique de l’Union européenne. La visite officielle d’Emmanuel Macron en août 2018 au Danemark pour rencontrer son homologue Lars Løkke Rasmussen n’a pas dissipé le clivage.

Pour la Suède, qui comme l’Autriche, est entrée dans l’Union européenne en 1995, la position officielle dans les affaires internes s’est limitée à une intégration en retrait et à un alignement des positions avec le Royaume-Uni. Plus qu’au Danemark, le Brexit a été un cataclysme pour le royaume scandinave bien qu’il s’en cache. Le pays a continuellement contribué main dans la main avec Londres pour obtenir des rabais lors de l’élaboration du budget européen et Stockholm s’est toujours vivement opposé à davantage d’intégration. Pour les Suédois, et la ministre actuelle des Finances Magdalena Andersson le confirme, davantage d’intégration ne peut mener à rien si aucune politique d’ajustement structurel des finances publiques n’est pas menée par les États – comprendre, les États du Sud. C’est ainsi que la ministre s’exprimait en 2016 : « Pour une économie petite et ouverte comme celle de la Suède, le fait d’appartenir à son marché [le plus grand marché intérieur du monde] est un grand avantage. Pour que le marché demeure efficient et soit renforcé, des réformes doivent être menées dans l’intérêt des citoyens ». Si la Suède ne souhaite aucunement quitter l’Union européenne, le statu quo est préférable à toute intégration. Il a de fait paru naturel au gouvernement social-démocrate de Löfven de s’allier avec les euroréalistes Néerlandais.

Giuseppe Conte a ajouté, non sans acrimonie, que les quatre frugaux avaient tout intérêt à signer le plan, au risque que la destruction des économies du Sud ait un effet d’entraînement dans l’ensemble de la zone euro et plus largement au sein de l’Union européenne.

Lors de la crise grecque, en 2014, le Danemark mais surtout la Suède avaient pu compter sur une alliance déjà conjoncturelle entre le britannique David Cameron, le néerlandais Mark Rutte, l’allemande Angela Merkel et le suédois Fredrik Reinfeldt. L’on se souvient des quatre dirigeants européens ensemble sur une petite embarcation dans la résidence d’été du Premier ministre suédois, en opposition frontale aux États dépensiers de l’Europe du Sud. Le rapprochement récent de l’Allemagne avec la France a de nouveau braqué les deux États scandinaves, qui ne supportent plus de voir les deux principales puissances économiques élaborer des solutions sans consulter les autres dirigeants européens. L’alliance avec les Pays-Bas, pourtant dirigés par le néolibéral Rutte, ne les a pas encombrés outre mesure. Au contraire, les logiques économiques l’emportent aisément sur les revendications partisanes au Danemark et en Suède. L’attachement européen reste relatif dans les pays scandinaves et il est inconcevable, peu importe la couleur politique, que la sobriété économique revendiquée au Nord serve à payer les déboires du Sud.

Le Premier ministre suédois Stefan Löfven, pourtant issu de la même famille politique sociale-démocrate que son homologue espagnol Pedro Sanchez, n’a pas hésité, non sans quérulence, à menacer d’un veto suédois les négociations s’il s’avérait que l’Espagne n’acceptait pas des prêts avec contreparties lors d’une rencontre entre les deux chefs d’États cette semaine dans la résidence d’été du Premier ministre suédois. Quant à Mette Frederiksen, la Première ministre danoise, elle ne cesse de répéter que les premiers bénéficiaires de toute politique à l’échelle européenne doivent être les Danois et l’État-providence danois.

Une alliance de circonstance prête à abcéder

Si les quatre frugaux mettent en surchauffe les cabinets des chancelleries européennes, il convient de replacer à sa juste mesure leur degré d’influence. Mark Rutte et ses estafiers ne sont que pure construction médiatique et leur alliance ne sert que des intérêts très conjoncturels. C’est toute la singularité de s’allier entre pingres, puisque ce sera au plus frugal (sic) que cette alliance profitera. Personne n’est assez dupe pour croire que Rutte, Frederiksen, Löfven et Kurz partagent outre mesure des objectifs communs. L’unique et véritable convergence réside dans la volonté pour les trois premiers de prolonger, dans le prochain budget européen, les rabais qu’ils ont obtenus au même titre que le Royaume-Uni pour le cadre financier pluriannuel. D’ailleurs, la France est prête à abandonner l’exigence de disparation des ristournes pour convaincre ses homologues frugaux d’accepter le plan de soutien de 750 milliards d’euros proposé par la Commission européenne suite à la proposition conjointe d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel.

[Pour une analyse détaillée de ce plan, lire sur LVSL : « Plan de relance européen : la montagne accouche-t-elle d’une souris ? »]

De nombreux dirigeants européens, à commencer par Emmanuel Macron, Pedro Sanchez, Giuseppe Conte et Angela Merkel, qui a pris la tête de la présidence tournante de l’Union au 1er juillet jusqu’au 31 décembre 2020, l’ont parfaitement intégré. L’objectif pour les partisans du plan de relance européen, aussi critiquable soit-il par ailleurs, est de convaincre chacun des frugaux sur ce qui les intéresse de prime abord pour mieux tuer dans l’œuf l’alliance circonstanciée. Autrement dit, de faire abcéder cette nouvelle ligue. Ce sont de fait les intérêts nationaux, à la fois politiques et économiques qui priment.

Sebastian Kurz semble être le premier à vouloir lâcher du lest en se contentant de limiter le montant des subventions accordées aux États les plus touchés mais en acceptant le principe que l’ensemble du plan ne contienne pas uniquement des prêts. Aussi anecdotique cette position soit-elle, elle tranche de fait avec la position jusqu’au-boutiste tenue le premier ministre néerlandais qui conditionne le plan de relance à l’unanimité des États. Cette inclinaison est le résultat d’une pression douce mais réelle de ses partenaires écologistes au sein de la coalition gouvernementale d’une part, les Grünen étant favorables à des mécanismes de solidarités plus approfondis. D’autre part, la proximité économique et géographique entre Vienne et Rome pourrait convaincre le leader autrichien de prendre en compte le projet de réformes porté par Conte afin d’avaliser le plan de relance. Le Premier ministre italien n’a pas hésité à se rendre à Vienne, mais également à Berlin et à La Haye pour convaincre ses homologues du sérieux de son agenda de réformes.

Pedro Sanchez, dont le capital politique interne est fortement entamé en raison d’un confinement sévère de la population, a également pris soin de rencontrer un par un ses homologues pour tenter de faire les faire incliner en faveur du plan. Sans réel succès jusqu’à présent, Mark Rutte lui ayant signifié qu’il ne signerait l’accord qu’en cas « d’efforts substantiels réalisés par l’Espagne ». Sa rencontre, comme évoquée plus haut, avec le Premier ministre suédois n’a pas permis de réelles avancées. Néanmoins, au contraire de la position quinteuse du Néerlandais, Stefan Löfven n’a pas écarté l’idée qu’un accord puisse être trouvé en dernière instance. Il a de fait indiqué aux journalistes « qu’on n’entre pas dans une négociation avec cette attitude, on entre dans une négociation pour essayer de trouver une solution ». Il s’est d’ailleurs rendu à Paris jeudi pour arrondir les angles avec le président Emmanuel Macron avant de s’envoler pour Bruxelles. La position suédoise est similaire à la position danoise. Le gouvernement social-démocrate de Mette Frederisken a indiqué vouloir faire en sorte qu’un compromis aboutisse. L’intérêt particulier des deux royaumes scandinaves réside dans la capacité qu’auront l’un et l’autre de voir leurs gouvernements respectifs sortir gagnant de cette négociation. C’est déjà un pari réussi au Danemark, Mette Frederisken ayant obtenu le soutien de l’opposition libérale au Parlement danois. En Suède, Stefan Löfven compte maintenir jusqu’au bout cette attitude pour paralyser la progression des Démocrates suédois, situés à l’extrême droite, qui demeure la deuxième ou troisième force politique dans les intentions de votes.

Non, le véritable caillou dans la chaussure des Européens demeure les Pays-Bas de Mark Rutte. La visite officielle d’Emmanuel Macron fin juin à La Haye, rapidement suivi par Giuseppe Conte puis par Pedro Sanchez ne sont pas étrangères à la situation, pas plus que l’invitation d’Angela Merkel adressée à Mark Rutte pour qu’il se rende à Berlin au début du mois. Tel un stylite, le chef de gouvernement néerlandais fait monter les enchères en menaçant de mettre un veto batave au plan européen, même si ses trois spadassins finissent par apposer leur signature au Recovery Fund. Le Premier ministre n’a pas, d’après sa lecture personnelle des événements, à s’inquiéter outre mesure d’un veto néerlandais. Ce dernier est au zénith dans les sondages, avec des alliés peu encombrants depuis que la CDA du ministre des Finances Wopke Hoekstra se débat en interne pour savoir qui serait en mesure de se présenter aux élections législatives néerlandaises de mars 2021.

61% des Néerlandais rejettent le plan européen proposé par la Commission européenne et ces derniers considèrent Mark Rutte comme le meilleur Premier ministre d’après-guerre. C’est ainsi qu’il a déclaré, en cas de pressions de ses homologues, qu’il n’est pas « fait de massepain » – pâte friable – pouvant « supporter sans problème » cette pression. La seule véritable concession qu’il a apportée étant qu’il trouvait le projet de budget européen de Charles Michel plus présentable qu’en février. Aussi, il s’est décidé à ne pas ramener la biographie de Frédéric Chopin avec lui à Bruxelles.

Ce qui s’exprime ici est moins une attitude individualiste que la conséquence de la logique de l’Union européenne. Les élites pro-européennes ont beau jeu de vouloir dénoncer l’attitude des quatre frugaux. Mais ces derniers ne tentent-ils pas de respecter à la lettre le Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ?

L’impétueux chef d’État néerlandais sait que sa position de leader des quatre frugaux sert à la fois les intérêts des Pays-Bas mais également les siens sur la scène politique intérieure. Ce dont ne se rend pas compte Mark Rutte est qu’il risque d’être rapidement isolé en cas de veto néerlandais. N’est pas le Royaume-Uni qui veut. De fait, la préservation de la monnaie unique et du marché commun sont ce qui a fait basculer Angela Merkel et son gouvernement dans le camp adverse. Le ministre des Finances allemand Olaf Scholz exerce d’ailleurs une pression sur Stefan Löfven et Mette Frederiksen. Plus inquiétant pour Mark Rutte, Angela Merkel, en conférence de presse avec son homologue italien, a mis en garde le chef d’État néerlandais et les autres frugaux en expliquant clairement qu’aucune concession réelle ne sera accordée sur une réduction globale du plan. Giuseppe Conte a ajouté, non sans acrimonie, que les quatre frugaux avaient tout intérêt à signer le plan, au risque que la destruction des économies du Sud ait un effet d’entraînement dans l’ensemble de la zone euro et plus largement au sein de l’Union européenne.

Le véritable problème est à l’échelle de l’Union

L’attitude qu’ont chacun des quatre États est certes sujette à caution. Mais les quatre frugaux ne sont pas les seuls à tenter d’obtenir des concessions sur le plan de relance et, par ricochet, sur le futur budget européen. La Hongrie et la Pologne, pourtant largement bénéficiaires du plan à venir, réclament à leur tour qu’aucune contrepartie en matière de respect de l’État de droit ne soit invoquée pour le prochain budget européen. La République Tchèque semble de son côté vouloir accepter le plan tel quel, mais à condition qu’elle bénéficie sur le prochain budget de rallonges.

Ce qui s’exprime ici est moins une attitude individualiste que la conséquence de la logique de l’Union européenne. Les élites pro-européennes ont beau jeu de vouloir dénoncer l’attitude des quatre frugaux. Mais ces derniers ne tentent-ils pas de respecter à la lettre le Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et le Traité de l’Union européenne (TUE), dont la naissance a été rendue possible par le Traité de Maastricht ? Dans un colloque organisé à Zurich en février 2019, Mark Rutte rappelait à juste titre qu’il était pour davantage d’Europe et pour un accroissement du rôle de cette dernière sur la scène géopolitique mondiale. Il ajoutait, non sans malice, que chacun devait en interne respecter scrupuleusement les règles fixées en commun et ratifiées par tous les États membres : « Mais un accord est aussi un accord en ce qui concerne l’euro et le Pacte de stabilité et de croissance. Car ici aussi, faire entorse aux règles peut contribuer à l’érosion du système tout entier et nous ne pouvons rien accepter de tel ».

La pandémie du coronavirus est bien venue ébranler l’édifice européen et son caractère exceptionnel oblige les États et l’Union européenne à activer des outils eux-mêmes exceptionnels. C’est d’ailleurs la ligne portée par l’Allemagne qui a effectué un retournement spectaculaire sur la question en quelques mois. Suffirait-il dès lors d’une crise exogène pour affriander les plus frugaux des Européens, alors que ce sont ces derniers qui se sont montrés, en apparence, comme les plus droits dans leur respect des institutions et des règles budgétaires ?

Prise dans cette configuration, cette analyse montre toute l’absurdité de l’architecture européenne qui oblige, in fine, à ce que les États se livrent, à coups d’artifices juridiques, à une concurrence rude et imparfaite. Les Pays-Bas sont l’un des pays qui a le plus profité de l’Union européenne, contrairement à la France ou à l’Italie mais personne ne s’était réellement ému jusqu’à présent du dumping fiscal exercé par les Néerlandais, tant que ces derniers respectaient le pacte de stabilité budgétaire. Le problème n’est donc pas tant que les Néerlandais se soient montrés plus malicieux dans leur gestion des affaires européennes que des règles édictées qui, de fait, montrent l’impasse, sinon la débâcle qu’offre l’Union européenne. Ce dont souffre l’Union européenne et son élite néolibérale est l’aboulie que même une crise de l’ampleur du Covid-19 ne semble que partiellement soigner. C’est cette même élite, qui, sans vergogne, n’a pas hésité à appliquer l’austérité, dont les conséquences sont loin d’être terminées, à la Grèce, à l’Espagne, à Chypre, au Portugal ou encore à l’Irlande. C’est encore cette même élite qui a, coûte que coûte, souhaité préserver la monnaie unique, avec les conséquences dramatiques que l’on mesure chaque jour au niveau du chômage et de la pauvreté, là encore au Sud de l’Europe.

De nombreux éditorialistes font mine de s’étonner de l’attitude des Pays-Bas, de la Suède, du Danemark et de l’Autriche. Ils constatent à quel point ce sont d’affreux radins nocifs à l’intégration européenne. Mais de quelle intégration parle-t-on ? Une intégration qui consiste à poursuivre l’affaiblissement de nombreuses économies car trop divergentes les unes des autres ? Une intégration qui accepte en son sein le non-respect de la question des droits humains les plus élémentaires, à l’image de ce qui s’est déroulé durant la campagne présidentielle polonaise ? Ils oublient en définitive que le problème de ces interminables sommets européens est intrinsèquement, ontologiquement lié à la nature même de l’Union européenne et de sa construction.

Ce ne sont pas quelques milliards en plus ou en moins, à coup de prêts ou de subventions qui changeront quoi que ce soit au problème. Les élites néolibérales et autres cénobites eurobéats pourront toujours se consoler à coups de discours et autres arguties antiphonaires.

Tout n’est pas rose au Royaume de Suède

Frappée aujourd’hui par un des premiers attentats sur son sol, la Suède jouit d’une image d’Épinal assez partagée en Europe de pays presque parfait, avec une démocratie forte et transparente, une société progressiste et inclusive, des inégalités homme/femme parmi les plus basses du monde et une propension historique à un accueil généreux des réfugiés. Un étranger visitant la Suède aujourd’hui serait donc surpris de constater que les Démocrates Suédois, parti xénophobe aux racines néo-nazies, pèse aujourd’hui 20 % des intentions de vote et peut revendiquer 49 députés au Parlement.

« Ge oss Sverige tillbaka ». « Rendez-nous la Suède d’avant ». Ce slogan, qui pourrait très bien être une variante scandinave du Make America Great Again de Donald Trump, est en réalité brandi par des citoyens suédois en réaction aux scores du parti des Démocrates Suédois (DS) depuis les dernières législatives de 2014. Le parti d’extrême-droite conservateur et xénophobe de Jimmie Åkesson – copie carbone de Philippot version nordique, drogué à la surexposition médiatique – venait alors de gagner 15 % des voix et 49 sièges au Riksdag (le Parlement de Suède). Avec ce score bien supérieur à ce que les sondages attendaient, les DS ont fait sortir la Suède du club restreint des pays européens qui peuvent s’enorgueillir de ne pas avoir de parti d’extrême-droite dans leur Parlement national (le Portugal, notamment).

« Ge oss Sverige tillbaka » résonne alors comme le cri du cœur d’un peuple qui voit son image de modèle se fracturer. Rendez-nous la Suède d’avant ! Celle où un parti raciste n’était pas la troisième force politique du pays, celle qui est la deuxième terre européenne d’accueil de réfugiés après l’Allemagne, celle où peu importent les différences, la religion, la couleur de peau.

Mais cette Suède-là, parfaite et fantasmée, qui rend le pays si attractif à l’étranger, existe-t-elle seulement ?

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Jimmy Akkeson, leader de l’extrême-droite suédoise © Øresund

« Il y a une vraie tension en Suède entre comment le pays se perçoit ou voudrait qu’on le perçoive, et la réalité de sa société »

La montée récente et fulgurante de l’extrême-droite suédoise a en effet conduit de nombreux médias nationaux et internationaux à revoir leur copie sur la perfection fantasmée du Royaume scandinave. Dans un article anglophone d’Al-Jazeera datant de 2014, un journaliste en reportage à Stockholm s’étonnait de ne voir que des Blancs dans le centre-ville, dans un pays pourtant ouvert à l’accueil des réfugiés et des immigrés en général, où vivent près d’un million de Suédois venus de Somalie, d’Irak ou encore de Syrie. Sa « quête » pour rencontrer ces Suédois d’origine étrangère le conduisit dans les périphéries marginales de la capitale – à Tensta, en bout de ligne de métro ; ou Södertälje, surnommé « Petite Bagdad » : il y constata que la Suède accueille mais que la ségrégation spatiale est forte. « La Suède nous cache dans ses recoins et nous met là où on ne peut nous voir », témoignait une Suédoise venue de Somalie. Loin d’une ville modèle et multiculturelle, Stockholm se « racialise » sur le modèle des métropoles américaines (un quartier = une communauté).

Celui qui est attentif voit bien que tout est loin d’être parfait en Suède. Agressions racistes à Malmö. Graffitis islamophobes à Huddinge. Dérapages dans certains médias qui se refusent à appeler les immigrés des Suédois. On est bien loin de l’image de la Suède comme puissance morale, phare de modernité dans une Europe en crise politique.

Aux origines de l’identité suédoise

Mais ce phénomène est-il seulement nouveau ? La montée des DS est-elle le fruit de la conjoncture – économique, sociale et politique – ou a-t-elle des causes plus profondes ? Et par corollaire, la montée du racisme est-elle due à la montée des DS, ou est-ce un problème bien plus structurel que ce que la Suède veut bien croire ? Si les DS « libèrent » la parole raciste, c’est bien que cette parole lui préexistait.

Il y a en effet une vraie tension en Suède entre comment le pays se perçoit ou voudrait qu’on le perçoive, et la réalité de sa société. La Suède se voit comme une « utopie post-raciale », aveugle aux différences. Cette étiquette a été politiquement construite par la sociale-démocratie suédoise à la fin des années 1970, ce qui constituait un changement radical du pays dans son rapport aux questions « raciales ». En effet, avant cela, la Suède fut historiquement obsédée par la « race » : en 1922, le Royaume ouvre à Uppsala le premier institut de biologie raciale d’Europe, où se théorise un eugénisme qui inspirera les Nazis. La supériorité d’une prétendue « race blanche suédoise » a irrigué le modèle suédois d’avant, fait d’eugénisme et de stérilisations forcées (sur les Roms, les Tziganes, les Saamis – pour des motifs officiellement économiques, ces peuples étant considérés comme improductifs).

A partir de la fin des années 1970, la Suède tire un trait sur les horreurs de son passé et change de paradigme. Mais cette obsession raciale perdure-t-elle encore, sous une autre forme ? C’est en tout cas ce que défendent Tobias Hübinette et Catrin Lundström, professeurs en sociologie politique. Les deux auteurs avancent que ce passage d’une société homogène blanche obsédée par sa blancheur (la “Suède d’antan”, dont rêvent secrètement les réactionnaires de l’extrême-droite) à une société dont l’identité s’est construite sur l’idée de supériorité morale (la “bonne Suède”, celle d’aujourd’hui, où règnent l’ouverture d’esprit et la cécité aux différences) a une continuité historique, un fil rouge : la blancheur de peau comme pivot, et l’idée de supériorité qui l’accompagne. Ce serait en quelque sorte, deux variations d’une même identité. Pour la première, la “Suède d’antan”, le lien avec la couleur de peau est évident. Pour la Suède d’aujourd’hui, les auteurs remarquent que les mouvements progressistes du pays, féministes par exemple, que l’on étiquetterait sans peine à gauche, sont l’apanage des Blancs uniquement. Plus surprenant, les mouvements anti-racistes sont aussi Blancs et homogènes, au contraire de ce qu’on peut voir aux USA par exemple où ce sont les minorités elles-mêmes qui s’organisent (Black Lives Matter). Ils constatent aussi que chez bien des mouvements, il y a l’idée sous-jacente que pour être progressiste, il faut être Suédois, sous-entendu Blanc. L’immigration, surtout venue du Moyen-Orient, est alors vue comme une menace : l’idée qu’un musulman ne peut être féministe, ne peut être anti-raciste et tolérant, et ne peut donc être Suédois, se diffuse lentement. L’idée de puissance morale suédoise est donc inconsciemment et de manière sous-jacente connectée avec une vision blanche de la société, y compris chez celles et ceux qui devraient être les plus féroces adversaires des conservateurs et xénophobes.

La montée électorale de l’extrême-droite suédoise

Comme beaucoup de pays européens, la Suède a donc troqué son racisme pour une xénophobie culturelle insidieuse, qui n’est pas seulement un problème réservé à l’extrême-droite et à son électorat. Ce ne sont pas les ethnies qui sont visées, mais leur culture : ce qui revient au même, quand dans les inconscients telle couleur de peau est automatiquement associée à telle culture.

Le Royaume se retrouve donc face à un défi historique que vivent la plupart des pays d’Europe. Faire évoluer son identité pour qu’elle soit inclusive, et abandonner toute conception ethno-nationale de la société. Sans cela, les DS continueront leur progression vers le pouvoir, bouleversant les fondations d’un système politique fondé sur le dialogue et le consensus de tous les partis à la Chambre, à l’exception précisément et évidemment de l’extrême-droite. Un défi qui devient encore plus dur après l’attentat d’aujourd’hui, qui ne manquera pas d’être instrumentalisé politiquement par les opposants à la politique migratoire.

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© Øresund  https://en.wikipedia.org/wiki/Jimmie_Åkesson#/media/File:Jimmie_%C3%85kesson_Almedalsveckan_2017.jpg