Inflation et alimentation : au pays de la bouffe, la grande paupérisation

Consommatrice choquée par les prix en rayons. © Viki Mohamad

L’inflation sur l’alimentation n’épargne personne. Si elle accélère la paupérisation de nos concitoyens et dégrade leur alimentation, elle met en exergue la vulnérabilité de notre modèle agricole. Face à cette situation, la timidité des réponses du gouvernement n’est pas en mesure de protéger les Français alors même que des propositions plus ambitieuses mêlant les enjeux de transition du système alimentaire, d’accès digne à l’alimentation et de juste rémunération des paysans tendent à émerger. 

Inflation sur l’alimentation : double peine pour les plus pauvres

Après le beurre, enlèvera-t-on les épinards de l’assiette ? Mois après mois, le passage en caisse devient plus douloureux. Cela n’aura échappé à personne, la plupart des produits de consommation connaissent une forte inflation. Concernant les produits alimentaires, elle est encore plus importante. En effet, selon l’INSEE, si en moyenne annuelle sur 2022 la hausse des prix à la consommation a atteint 5,2 %, pour les produits alimentaires elle a été de 12,1 %. 

Néanmoins, ce chiffre atténue une situation plus violente puisqu’il invisibilise le fait que, pour les plus modestes, cette inflation est encore plus élevée. En effet, les produits ayant le plus augmenté sont les produits premiers prix et les marques distributeurs, ces derniers ayant proportionnellement un coût matière première plus élevé. Selon l’IRI, sur un an, si l’inflation à la demande a atteint 12,59 % pour l’alimentation (et le petit bazar), elle n’est « que » de 10,80 % pour les marques nationales (Danone, Herta, Andros…) là où elle grimpe à 16,57 % pour les marques distributeurs (Marque Repère, Bien vu…) et culmine à 18,27 % pour les produits premiers prix (Eco +, Top budget…). Ainsi, les consommateurs les plus pauvres qui étaient déjà contraints avant la crise d’acheter des produits bas de gamme sont davantage touchés par la hausse des prix. Une double peine. 

Face à l’inflation, si les consommateurs trinquent, certains industriels soumis à des hausses de coûts de production essayent de tricher. La « réduflaction » (ou shrinkflation en anglais) désigne la stratégie commerciale par laquelle les industriels réduisent la quantité de produits sans diminuer le prix de vente. Une pratique malhonnête qui n’est pas nouvelle comme le montrait en septembre dernier l’ONG Foodwatch. L’association révélait par exemple que la portion du célèbre fromage industriel Kiri est passée de 20 grammes à 18 grammes tandis que son prix au kilo a augmenté de 11 %. Ces accusations de « shrinklation » ont été confirmées par une enquête de la répression des fraudes diligentée par la ministre du commerce Olivia Grégoire. 

Un pays qui se paupérise

L’inflation sur l’alimentation se traduit par une dégradation de la qualité de l’alimentation d’un grand nombre de nos concitoyens. Face à la hausse des dépenses contraintes et pré-engagées (loyers, factures, essence, forfait internet…), l’alimentation joue comme une variable d’ajustement dans des budgets de plus en plus serrés. En effet, alors qu’il est difficile de réduire son loyer, il est possible d’économiser sur son budget alimentation en prenant la marque du « dessous » ou en achetant moins de viande, de fromage ou de légumes frais et davantage de pâtes, de riz, de patates. 

Cette inflation accompagne et accélère la paupérisation de pans entiers de la population. Partout dans le pays, les associations d’aide alimentaire témoignent d’une demande croissante alors même que la quantité et la qualité des denrées qu’elles reçoivent des grandes surfaces se contractent. 

Partout dans le pays, les associations d’aide alimentaire témoignent d’une demande croissante alors même que la quantité et la qualité des denrées qu’elles reçoivent des grandes surfaces se contractent. 

Outre des files de plus en plus longues à l’aide alimentaire, d’autres signaux témoignent de la paupérisation du pays en matière alimentaire. La hausse des vols à l’étalage (+10 % en un an) dans les rayons des supermarchés en est un. L’annonce par Carrefour de l’ouverture en France d’un magasin Atacadão en est un autre. Importés du Brésil, ces magasins-entrepôts proposent un nombre de références réduit et des gros volumes avec une mise en rayon sommaire en échange de prix cassés. 

Si la descente en qualité de l’alimentation des Français aura probablement des conséquences négatives sur la santé, cette inflation aura peut-être également des effets néfastes pour l’environnement. 

L’inflation, frein ou accélérateur de la transition agricole et alimentaire ? 

Alors qu’il connaissait une croissance soutenue – passant de 4 à 12 milliards d’euros de volume de ventes entre 2010 et 2020 – le marché du bio, déjà fragilisé par le covid, a connu en 2022 un réel décrochage avec une baisse de 7 à 10 % des ventes. En période d’inflation et de tension sur les budgets, le bio semble pâtir de son image de produits plus onéreux. Les grandes surfaces auraient leur part de responsabilité en réduisant la taille des rayons consacrés aux produits bio pour augmenter celle des produits low cost. 

Néanmoins, la hausse des prix n’est pas la seule coupable des difficultés rencontrées par le bio. En effet, sur le banc des accusés nous pouvons également citer la concurrence d’autres labels trompant les consommateurs tel que le label « Haute Valeur Environnementale » (HVE). Doté d’un cahier des charges très peu exigeant, en témoigne le rapport d’évaluation de l’Office français de la biodiversité qui appelle à réviser entièrement son référentiel, ce label est pourtant soutenu et mis en avant par le gouvernement. Accusé de greenwashing et de duper le consommateur, un collectif d’associations et d’organisations professionnelles (FNAB, UFC Que Choisir, Agir pour l’environnement…) demande au Conseil d’Etat son interdiction. La préférence grandissante des consommateurs pour les produits locaux plutôt que pour les produits bio, alors même que le caractère local ne garantit malheureusement pas la qualité environnementale des produits, est également à citer.

Les grandes surfaces réduisent la taille des rayons consacrés aux produits bio pour augmenter celle des produits low cost. 

Si l’inflation met en difficulté les mangeurs, elle affecte également les agriculteurs et souligne la fragilité de notre modèle agricole. En effet, cette inflation est une conséquence de la sur-dépendance de notre système agro-industriel à l’énergie. Un rapport de l’inspection générale des finances publié en novembre 2022 explique ainsi que l’origine de l’inflation sur l’alimentation est à rechercher du côté de « la hausse du coût des intrants utilisés tout au long de la chaîne alimentaire ».

Par exemple, l’azote utilisé dans la production des engrais, connaît depuis plusieurs mois une augmentation constante, augmentation initiée avant même l’irruption de la guerre en Ukraine. Ainsi, entre avril 2021 et avril 2022, selon le cabinet Agritel, le prix de la tonne de solution azotée est passé de 230 € à 845 €. Mais la hausse des coûts de production pour les agriculteurs ne s’arrête pas là : hangars chauffés, congélation, importation en bateau de céréales pour l’alimentation animale, carburants pour les tracteurs connaissent des hausses de prix… Ainsi, entre février 2021 et février 2022, le prix des intrants (engrais, semences, carburants, aliments du bétail) a augmenté de 20,5 % en France. Le carton, utilisé pour l’emballage connaît lui aussi d’importantes hausses de prix causées par la tension générée par le développement de la vente en ligne. 

Si cette période d’inflation et de crise de l’énergie est difficile pour les mangeurs, elle l’est également pour les agriculteurs qui voient leurs coûts de production augmenter. Assez logiquement, ce sont les systèmes de production les plus dépendants aux intrants qui sont les plus fragilisés par la hausse des coûts de production. Ces systèmes de production sont aussi souvent ceux à l’empreinte écologique et carbone la plus lourde et ils rémunèrent mal le travail des paysans. A l’inverse, les systèmes de production qualifiés « d’économes et d’autonomes » semblent davantage résilients et rémunérateurs, comme en témoignent les analyses de l’observatoire technico-économique du Réseau Civam. 

Par ailleurs, si les agriculteurs trinquent, certains acteurs ultra-dominants du secteur agricole vivent très bien cette période de crise et engendrent des profits records rappelant les surprofits réalisés par quelques grandes compagnies comme Total. Les quatres géants de la négoce du céréales, les « ABCD » (pour Archer-Daniels-Midland, Bunge, Cargill et Louis-Dreyfus) qui contrôlent 70 % à 90 % du marché mondial des céréales ont ainsi vu leurs profits exploser entre le premier semestre 2021 et le premier semestre 2022 (+17 % pour Bunge, +23 % pour Cargill et jusqu’à… +80 % pour Louis-Dreyfus). 

Protéger les consommateurs et les paysans

Face à cette situation, le gouvernement se montre incapable de protéger l’assiette des Français. A la difficulté croissante de nos compatriotes à accéder à une alimentation de qualité, le gouvernement se contente de débloquer des fonds – insuffisants – pour les associations d’aide alimentaire (60 millions d’euros pour un « fonds aide alimentaire durable », 10 millions d’euros pour la précarité alimentaire étudiante…). Or, financer l’aide alimentaire ne peut suffire puisque cela revient à financer un soutien de dernier recours, le dernier rempart avant la faim. Bref, il s’agit là d’ un pansement sur une blessure non traitée. 

La restauration collective, et en particulier la restauration scolaire, sont pourtant de véritables leviers d’accès à une alimentation de qualité pour des millions d’enfants. Malheureusement, celle-ci est mise en difficulté par la hausse des coûts d’un côté et l’austérité imposée par l’État sur les collectivités de l’autre. Si les cantines des grandes villes et des communes les plus riches ou celles ayant des approvisionnements plus locaux semblent mieux résister, les autres sont contraintes d’adopter diverses stratégies pour contenir la hausse des coûts dont certaines particulièrement pénalisantes. Ainsi, si des collectivités ont décidé d’augmenter le prix du repas comme pour les collégiens de l’Yonne, d’autres collectivités ont décidé de supprimer des éléments du menu. Ainsi, les enfants des écoles maternelles d’Aubergenville (11 000 habitants, Yvelines) se retrouvent privés d’entrée tandis qu’a été supprimé – selon les jours – l’entrée, le fromage ou le dessert des primaires de Caudebec-lès-Elbeuf en Seine Maritime. 

Plus ambitieuse et issue des propositions de la Convention citoyenne pour le climat, la promesse d’Emmanuel Macron de créer un chèque alimentation durable se fait toujours attendre. Bien que limitée, la proposition de chèque alimentation aurait au moins eu le mérite de soutenir le budget alimentation de millions de Français et aurait traduit une certaine volonté du gouvernement sur cette question d’accès à l’alimentation. 

Dans l’idéologie au pouvoir, l’action publique et les services publics se retrouvent remplacés par Super U et Carrefour. 

La dernière proposition du gouvernement de créer un panier anti-inflation témoigne cruellement de ce manque de volonté gouvernementale. Refusant une politique proactive et nécessairement coûteuse, le gouvernement préfère s’en remettre à la bonne volonté des grandes enseignes de supermarchés. Dans l’idéologie au pouvoir, l’action publique et les services publics se retrouvent remplacés par Super U et Carrefour. 

De l’autre côté de la chaîne, concernant la politique agricole, pour protéger les gens et les paysans et accroître la résilience alimentaire de notre pays, la logique voudrait que le gouvernement cherche à développer des systèmes de production économes et autonomes, moins gourmands en intrants et moins sensibles aux perturbations internationales. Une voie trop peu suivie par le gouvernement qui préfère mettre des moyens pour accompagner la robotisation des champs et des campagnes. 

Pourtant, la situation appelle à des solutions plus ambitieuses et systémiques pour garantir à tous les citoyens un droit à une alimentation choisie. Un collectif d’organisations travaille ainsi à dessiner une proposition de sécurité sociale de l’alimentation (SSA). L’objectif de cette proposition est de reprendre le contrôle de notre assiette en étendant la démocratie sur les questions d’alimentation. L’idée consiste à intégrer l’alimentation dans le régime général de la Sécurité sociale en respectant trois principes : l’universalité de l’accès, le financement par la cotisation et le conventionnement démocratique, c’est-à-dire l’établissement de la liste des produits pris en charge en fonction des lieux de production, de transformation et de distribution. Sur le modèle de la carte vitale qui permet à tous les citoyens de réaliser des dépenses de santé, une carte alimentation serait distribuée à tous les citoyens pour leur permettre d’acheter des produits conventionnés. Une proposition qui progresse : dans son dernier avis, le Conseil national de l’alimentation (CNA) appelle ainsi à son expérimentation.

Pourquoi la “France moche” continue de s’étendre

© Jean-Louis Zimmermann, Wikimedia Commons

Vous en avez tous traversé et visité des dizaines : ces zones commerciales immondes et toujours plus vastes faites de ronds-points, de parkings, de voies rapides, d’échangeurs autoroutiers, de panneaux publicitaires et bien sûr de centres commerciaux type “boîte à chaussures”, qui saturent les entrées d’agglomérations dans toute la France. Une forme d’urbanisme hérité des Trente Glorieuses et du développement fulgurant de la société de consommation organisé autour du culte de l’automobile personnelle, perçue à l’époque comme le moyen de locomotion moderne, simple d’utilisation et surtout incarnant la liberté individuelle de déplacement sans contrainte de temps et d’espace.


Les critiques à l’égard de ce paysage urbain, qualifié de “France moche” par un numéro désormais célèbre de Télérama, sont légions : il contribue à la destruction des terres agricoles, à la pollution atmosphérique et visuelle, aux embouteillages, à la perte de lien social, à la faillite des commerces traditionnels, à la précarisation de l’emploi. Son rôle clé dans l’aliénation produite par la société de consommation, la dégradation de l’environnement et la concentration économique du secteur commercial n’est donc plus à décrire.

Certains argueront cependant que de telles immondices, malgré leurs conséquences incontestablement nocives, sont nécessaires à l’économie moderne et à la satisfaction des besoins élémentaires de chacun. Même sans considérer la superficialité et la nocivité profonde du gaspillage encouragé par de telles structures, il est pourtant difficile de donner raison aux défenseurs de la croissance de ces zones commerciales périphériques. En effet, non seulement leurs effets négatifs ne sont plus à prouver, mais surtout l’intérêt de nouvelles zones commerciales est discutable, voire inexistant. Il paraît donc crucial de se demander pourquoi la “France moche” continue chaque année de progresser au détriment des terres agricoles, d’un environnement naturel déjà bien mal en point et des petits commerces au bord de l’agonie. Comment expliquer une croissance sans fin au mépris de la rationalité économique censée être assurée par la “main invisible”?

 

Une aberration économique

Le développement des centres commerciaux en périphérie des agglomérations faisait sans doute sens durant les décennies de croissance forte et de frénésie consumériste qu’ont connu les retraités actuels, tant la demande de biens de consommation de toutes sortes explosait année après année ; une demande à laquelle les commerces traditionnels de centres-villes ne pouvaient faire face, en raison du manque crucial de surface commerciale pour s’étendre et d’aménagements conçus pour le moyen de locomotion d’une nouvelle ère : l’automobile. Ainsi la France, inspirée par les Etats-Unis, vit naître son premier supermarché en 1958 dans la banlieue parisienne, répondant à tous les besoins alimentaires sous un même toit et proposant des prix plus attractifs que les différents commerçants, incapables de lutter devant les économies d’échelle et le prix du terrain très attractif dont bénéficiaient les grandes surfaces.

Au fil des décennies, l’engouement ne se dément pas, les magasins s’étendent de plus en plus et se retrouvent cernés par de plus petits commerces qui viennent chercher le client là où il est désormais. Ce développement intensif, toujours à l’horizontale, fait naître des espaces urbains d’un nouveau genre, organisés autour de la seule fonction de l’achat et de la consommation, jusqu’à atteindre les 66 millions de mètres carrés en 2015. A tel point que nous sommes le pays européen où les supermarchés et hypermarchés possèdent la plus grande part de marché du commerce, avec 62% des commerces en périphérie, contre 33% en Allemagne, selon une étude de 2012 du cabinet Procos. Alors que la croissance économique ralentit progressivement depuis la fin des années 1970, le risque de saturation commerciale augmente d’autant plus. Entre 1995 et 2015, l’augmentation moyenne des surfaces commerciales atteint 4% tandis que celle de la consommation est de seulement 1% !

“la construction à outrance de centres commerciaux en périphérie a pleinement participé au processus de destruction des petits commerces et à la perte d’attractivité des centres-villes. Il aura fallu que certaines villes deviennent des “laboratoires” du FN pour qu’on s’y intéresse, tel Béziers, avec ses 24% de vacance commerciale et ses 22% de chômage.”

La situation actuelle contraste donc radicalement avec les décennies de l’après-guerre : le taux de vacance commerciale, c’est-à-dire le pourcentage de surface dédiée à la vente actuellement inutilisée, a atteint les 10.4% en 2015. Une étude de 2014 réalisée par la fédération commerçante spécialisée Procos a même évalué l’augmentation moyenne de la vacance dans les centres commerciaux à 50% en seulement deux ans après avoir étudié 750 d’entre eux. La même étude évalue également le surplus potentiel de surface commerciale à un montant compris entre 30 et 40 millions de mètres carrés d’ici à 2020 !

L’ampleur du phénomène est inégale sur le territoire, les villes de taille moyenne – entre 10.000 et 100.000 habitants – en souffrant bien plus que les autres, notamment celles à l’écart des grands pôles urbains. Certes, cela s’explique par de nombreux facteurs, dont la dépopulation et le chômage important – d’où un potentiel de vente plus faible – que beaucoup de villes moyennes subissent à cause du processus de concentration des activités à haute valeur ajoutée dans les métropoles suite à la mondialisation. Néanmoins, la construction à outrance de centres commerciaux en périphérie a pleinement participé au processus de destruction des petits commerces et, par ricochet, à la perte d’attractivité des centres-villes. Il aura malheureusement fallu que certaines villes deviennent des “laboratoires” du FN pour qu’on s’y intéresse, tel Béziers, avec ses 24% de vacance commerciale et ses 22% de chômage.

Robert Ménard a fait de Béziers et son centre-ville déserté un des laboratoires des villes Front National ©Pablo Tupin-Noriega (Wikimedia France)

Et pourtant, la construction de nouvelles surfaces commerciales bat son plein : environ 2 millions de mètres carrés supplémentaires par an, en plus des surfaces de moins de 1000 mètres carrés qui ne font plus partie des statistiques depuis 2008, selon Martine Donnette, ancienne commerçante, auteur et fondatrice de l’association En Toute Franchise, qui défend les petits commerçants face aux hypermarchés. Ce rythme de création est non seulement ridicule dans un contexte de saturation d’espaces commerciaux disponibles – un ridicule accentué par le fait que la vétusté de la large majorité d’entre eux n’est pas démontrée – mais il est encore plus surréaliste quand on sait que la consommation des Français stagne, et que cela ne semble pas prêt de changer.

Par ailleurs, le développement des services “drive” (quoi qu’on en pense par ailleurs), permettant de récupérer sa commande sur le parking sans entrer dans le magasin, ainsi que celui de la livraison de nourriture à domicile, conduisent à penser que les surfaces commerciales sont vouées à décroître, remplacées par de simples entrepôts. Enfin, l’ouverture partielle mais grandissante des magasins le dimanche depuis la Loi Macron de 2015 répartit la consommation hebdomadaire sur 7 jours au lieu de 6 alors que le montant total demeure le même, d’où des coûts supplémentaires d’ouverture pour un chiffre d’affaire identique. Sans même évoquer les contraintes pour les travailleurs, cette forme de libéralisation va donc surtout rogner davantage les marges des petits commerçants aux produits souvent déjà plus chers que ceux des grands groupes et ne disposant pas de pouvoir de pression sur les fournisseurs, tandis que ceux qui n’ouvrent pas tous les jours risquent de perdre du chiffre d’affaire…

Conjonction d’intérêts vicieux entre pouvoirs publics et grands groupes

Ce portrait désastreux et insensé a pourtant un explication simple : le bétonnage est un business juteux et largement encouragé par les autorités. Qu’il s’agissent de Mercialys (Casino), de Fongaly (Cora), d’Immochan (Auchan), de Carmilla (Carrefour), d’Inter Ikea Center Group (Ikea), tous les acteurs majeurs de la grande distribution possèdent tous des filiales immobilières aux noms plus ignobles les uns que les autres, qui viennent concurrencer les “foncières” leaders que sont Klépierre, Unibail et Altarea Cogedim. Peu importe le nom, la “création” de richesses de ces entreprises consiste à acheter des terres agricoles pour pas cher, rendre le terrain constructible, y bâtir un énième centre commercial et enfin en vendre ou louer les surfaces disponibles à des commerçants.

Comme le résume très bien un article de Slate, la valeur du terrain peut très rapidement être multipliée par mille entre la valeur d’origine du terrain agricole et celle du bâti dédié à la vente ! Avec des terres agricoles disponibles à la pelle pour de nombreuses années encore et considérant le fait que leurs propriétaires sont souvent prêts à vendre en échange d’un bon chèque leur permettant d’arrondir les fins de mois misérables que leur rapportent les prix d’achats de la grande distribution, peu importe la saturation latente du parc commercial français quand un potentiel de profits élevés, rapides et fiables existe.

“Peu importe le nom, la “création” de richesses de ces entreprises consiste à acheter des terres agricoles pour pas cher, rendre le terrain constructible, y bâtir un énième centre commercial et enfin en vendre ou louer les surfaces disponibles à des commerçants.”

Profitant également de la dépendance des petites enseignes aux grandes pour drainer de la clientèle, les bailleurs offrent des loyers faibles aux grandes surfaces – souvent issues du même groupe – et des baux plus chers aux petits. Ce procédé permet de pousser les enseignes en perte de vitesse vers la sortie et assure de confortables revenus permettant au minimum l’équilibre financier grâce aux enseignes bien portantes en période de crise. Surtout, cette activité économique est bien plus rentable, et plus rapidement, que la vente elle-même, un marché très concurrentiel dans lequel les invendus peuvent rapidement s’accumuler. Et peu importe si cela enlaidit les paysages et risque de déboucher sur une forme de “retail apocalypse” comparable à celle visible aux Etats-Unis où les faillites et licenciements de grandes entreprises commerçantes sont de plus en plus nombreux et laissent derrière eux des “dead malls”.

Les Dead Malls sont le symbole des échecs financiers des centres commerciaux aux Etats-Unis. Ici à Tucson en Arizona. ©Acc78 at English Wikipedia

Pourquoi les pouvoirs publics, pourtant garants de l’intérêt général, demeurent-ils si passifs ? D’abord, l’arsenal législatif et réglementaire pour limiter ces abus s’est considérablement affaibli ces dernières années. Par ailleurs, il est parfois difficile pour les maires de dire non à des projets de développement économique dans le contexte de disette que l’on connait. En effet, alors que les dotations aux communes vont encore diminuer et que l’Etat se serre la ceinture en fermant des administrations ou en supprimant des garnisons qui procuraient des revenus importants à des villes secondaires, rares sont les maires qui refusent de booster l’économie locale avec une nouvelle enseigne et l’emploi qu’elle offre au secteur déjà moribond de la construction. Par ailleurs, l’apparition d’un nouveau centre commercial est souvent mise au crédit de l’administration sortante lorsqu’arrivent les élections municipales. La mairie est alors heureuse de pouvoir jouer la carte de la création d’emploi et du dynamisme économique de leur commune, même si le bilan financier est rarement bénéficiaire une fois pris en compte les coûts de construction des infrastructures nécessaires et les avantages fiscaux consentis pour attirer les investissements.

A ce titre, le soutien du maire de Gonesse Jean-Pierre Blazy contre vents et marées au grand projet inutile de méga-centre commercial et de divertissement Europacity, porté par Immochan et son partenaire chinois Dalian Wanda, est l’exemple parfait. Dans cette commune sinistrée du Nord de Paris – au taux de chômage avoisinant les 20% -, l’argument de la création d’emplois utilisé par le groupe Auchan a su faire mouche pour légitimer ce méga-projet de 3,1 milliards d’euros à l’objectif extrêmement ambitieux de 30 millions de visiteurs par an dès l’ouverture programmée en 2024, malgré l’opposition musclée d’agriculteurs, de biologistes, de coopératives d’alimentation biologique et de la section locale de la CGT.

“L’appareil de régulation et de protection contre la spéculation immobilière a donc été progressivement démantelé afin de “libérer les énergies” des promoteurs ne répondant même plus aux besoins réels de l’économie en matière de vente.”

Les maires étant souvent condamnés à voir les projets des “foncières” se réaliser dans la commune voisine en cas de refus, leur marge d’action s’est réduite comme peau de chagrin. De même, la loi Royer de 1973 qui encadrait le développement de centres commerciaux a été progressivement démembrée avec la fin de l’obligation d’obtention d’un certificat d’urbanisme en 1996 (d’où la possibilité, par exemple, de construire en zone inondable) ou la disparition de la nécessité de comparer le nombre d’emplois créés et ceux potentiellement détruits. La loi de modernisation de l’économie portée en 2008 par Nicolas Sarkozy a même supprimé les réglementations concernant les densités de mètres carrés commerciaux par zones en fonction du nombre d’habitants.

Depuis 2014, les associations environnementales sont également privées de leur capacité à engager des recours contre ce type de développements tandis que la loi Macron empêche depuis 2016 la destruction des constructions illégales, un article auquel s’était opposé, entre autres, l’actuel président de l’Assemblée Nationale François de Rugy ! Et, dans le cas où les surfaces de vente ne trouveraient pas preneurs, les Sociétés d’Investissements Immobiliers Cotées (SIIC), peuvent depuis 2002 les faire figurer à l’actif de leur compte de bilan et ainsi gonfler leur patrimoine et attirer de nouveaux financements pour le bétonnage suivant. L’appareil de régulation et de protection contre la spéculation immobilière a donc été progressivement démantelé afin de “libérer les énergies” des promoteurs ne répondant même plus aux besoins réels de l’économie en matière de vente. Quant à la qualité de l’emploi créé, les responsables politiques feraient bien de la reconsidérer quand on connait la prévalence du temps partiel forcé, des licenciements abusifs, des horaires contraignants, la faiblesse des salaires, le manque d’opportunités de mobilité professionnelle ascendante et les taux élevés de turnover

Espérer une réponse à la hauteur de la part de l’Etat dans ce domaine s’apparente malheureusement à un voeu pieux dans l’immédiat. Face à cette catastrophe annoncée et  à la situation critique de nombreuses villes moyennes, le gouvernement a annoncé par la voix du ministre Jacques Mézard avoir entamé la création d’un plan dédié à ces dernières. Quand la montagne accouche d’une souris… Notons pourtant que les idées simples et rapides à mettre en place ne manquent pas : deux députés communistes ont proposé un amendement au projet de budget 2018 visant à taxer les parkings des surfaces commerciales de plus de 2500 m² afin de financer des infrastructures de transport tandis que le maire écologiste de Grenoble a appelé le gouvernement à suspendre l’installation de grandes surfaces en périphérie, s’inspirant de ce qui est déjà fait en Wallonie.

Le rééquilibrage du marché délirant des surfaces commerciales viendra sans doute plutôt d’un revers violent de la main invisible obligeant nombre de verrues architecturales du capitalisme contemporain à mettre la clé sous la porte ou à licencier. Compte tenu de la saturation du parc commercial, de la quasi-stagnation de l’activité économique comme du pouvoir d’achat et des possibilités de “dégraissement” du personnel encore renforcées et simplifiées par les deux lois travail, la pression toujours plus forte des actionnaires ne devrait pas tarder à éliminer les surcapacités latentes en matière de supermarchés; les licenciements à venir chez Pimkie en témoignent. En février dernier, Régis Schultz, président de Monoprix membre du comité exécutif du groupe Casino, a même demandé un moratoire sur de nouveaux centres commerciaux de périphérie, preuve que l’enseigne craint que cela finisse mal. Comme dans toute bulle spéculative, il suffit de peu pour que l’euphorie s’arrête soudainement ; or, d’une petite remontée des taux d’intérêt à un scénario de crise financière mondiale d’une ampleur inégalée, les nuages s’amoncellent. Il est sans doute temps.