Les supporters privés de leurs droits dans l’indifférence générale

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Stade de la Beaujoire, Nantes © Flickr

Chaque week-end, des centaines de citoyens voient leurs libertés remises en question, et sont interdits de pénétrer dans des lieux publics sans aucune raison apparente. Ces cas, loin d’être isolés, n’ont pas lieu à Moscou ni à Pyongyang, mais à Metz, Strasbourg ou Nice. En effet, dans une indifférence médiatique et politique quasi générale, les interdictions de déplacement de supporters de football se multiplient. Des mesures souvent disproportionnées, qui suscitent la colère dans le monde du football. 


Si vous êtes originaire des Alpes-Maritimes, il valait mieux vous tenir à l’écart de l’agglomération nîmoise ce samedi 17 août. En effet, en prévision d’un match opposant le Nîmes Olympique à l’OGC Nice, le préfet du Gard a dans un premier temps empêché par un arrêté les supporters niçois de se rendre au stade, puis, craignant des débordements, a saisi le ministère de l’Intérieur qui a de son côté interdit le déplacement de « toute personne se prévalant de la qualité de supporter du club de l’OGC Nice, ou se comportant comme tel, entre les communes des Alpes-Maritimes et de Nîmes ». Toute personne refusant de se soumettre à cette règle risquait jusqu’à 6 mois de prison et 10 000 € d’amende.

Des arrêtés qui se multiplient sans raison

Des mesures hautement liberticides comme celle-ci, qui restreignent de façon volontaire le déplacement de citoyens sans raison apparente, le football français en a connu d’autres ces dernières années. Apparues en 2011 dans le cadre de la loi de prévention LOOPSI 2 pour faire face à des situations dites “extrêmes”, celles-ci se sont très largement répandues aujourd’hui jusqu’à être généralisées dans le monde du football. Jugez plutôt : prononcés seulement trois fois pour la saison 2011-2012, ces arrêtés ont été émis à 102 reprises la saison passée. Cette année, et alors que les affaires footballistiques n’ont repris que depuis un petit mois, les préfets ont réussi leur début de saison avec des statistiques impressionnantes, cumulant déjà une douzaine d’arrêtés.

Concrètement, les arrêtés dont il est question peuvent aboutir à deux sentences différentes : l’encadrement ou l’interdiction de déplacement. Il est très important de saisir cette nuance : dans le cas d’un déplacement interdit, aucun supporter de l’équipe qui joue à l’extérieur n’est admis à l’intérieur du stade. Si le déplacement est encadré, le nombre de fans admis en parcage (la tribune réservée aux supporters visiteurs) est restreint. Ceux-ci sont escortés par des forces de l’ordre, et sont interdits de se rendre dans des zones jugées à risque, comme les abords du stade ou le centre-ville. La plupart du temps, « toute personne se prévalant de la qualité de supporter ou se comportant comme tel » est empêchée d’arborer les couleurs de son équipe.

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© Capture d’écran : Journal officiel de la République française

Comment expliquer cette augmentation drastique du nombre d’arrêtés ? Le contexte sécuritaire dans lequel est plongée la France depuis ces dernières années, entre plan Vigipirate et forte mobilisation policière lors des manifestations des gilets jaunes, n’explique qu’en partie ces interdictions. « Cela ressemble à de la facilité. Les préfets interdisent les déplacements pour être surs de ne pas avoir de problèmes », note la journaliste Virginie Phulpin, l’une des rares à évoquer le sujet à une heure de grande écoute.

En effet, et si ces arrêtés pourraient être compréhensibles pour des matchs entre équipes rivales (Saint-Étienne – Lyon ou Marseille – PSG, par exemple), comment justifier que des duels entre Reims et Strasbourg ou Lens et Le Havre en Ligue 2 fassent l’objet d’une telle restriction de déplacement ? À ce sujet, les explications inscrites sur les arrêtés sont souvent exagérées, voire grotesques. L’Équipe s’était d’ailleurs amusé à regrouper les raisons les plus absurdes invoquées par les préfets.

On y apprend par exemple que le déplacement des supporters nantais à Reims a été restreint en raison de la Saint-Patrick, ou encore que l’ouverture des soldes d’hiver à Troyes aurait pu empêcher les supporters rennais de se comporter convenablement. Plus étonnant encore, les préfets ne s’embêtent désormais plus à trouver une justification : le simple antécédent d’interdit est une raison suffisante pour restreindre les mobilités. Comprenez : l’interdiction de déplacement des supporters lyonnais à Dijon en 2018 justifie que le même arrêté soit réutilisé en 2019.

« On est traités comme des terroristes »

Avec cette inflation d’encadrements et d’interdictions de déplacement, les autorités participent activement à la restriction des libertés des supporters. En effet, si l’on pourrait considérer un encadrement comme un moindre mal, émettre un tel constat serait insuffisant, ne permettant pas de prendre la mesure des conséquences de ces restrictions. Stéphane*, supporter du FC Metz, raconte ainsi son déplacement à Strasbourg pour le compte de la première journée de Ligue 1 : « Je pars de chez moi à 10h du matin pour aller à 17h dans un lieu situé à 1h30 de chez moi. Je regagne le bus, puis arrivés au stade sous escorte, après quelques noms d’oiseaux avec les Strasbourgeois (rien de bien méchant), on est tout de suite entourés par les forces de l’ordre qui nous font poireauter sur le parking. En arrivant à l’entrée du parcage, la sécurité nous demande d’enlever nos lunettes de soleil. On nous annonce qu’on doit passer devant la caméra. On s’exécute, en faisant quand même remarquer qu’on est traités comme des terroristes ».

“Terroristes”, “criminels” ou “fichés S” sont autant de termes qui reviennent très fréquemment dans les récits des supporters interrogés. « Et encore, c’était pire il y a deux ans pour le même déplacement, continue Stéphane. Cette fois-ci, pas de noms d’oiseaux, nous avons été accueillis sur le parking directement avec des boucliers et des gazeuses avec volonté manifeste d’échauffer les esprits. On est retenus sur le parking jusqu’à quasiment louper le coup d’envoi, et pendant notre absence les bus sont fouillés. À la sortie du stade, une petite grille seulement est ouverte, laissant passer les supporters au compte-goutte sous une pluie de coups de matraques ». Habitué des déplacements depuis vingt ans, Stéphane admet volontiers qu’il s’agit de l’expérience la plus violente qu’il ait connue.

Si les conditions de déplacement racontées par le supporter messin peuvent à la limite être justifiées par la rivalité régionale existant de longue date entre son équipe et le RC Strasbourg, l’expérience vécue à Reims par Fabien, supporter amiénois, est totalement incompréhensible. Alors qu’aucune animosité n’existe entre les fans des deux équipes et qu’aucun arrêté restrictif n’avait été mis en place pour ce match, les 300 supporters de l’Amiens SC dont une grosse partie de supporters lambdas et de familles ont eu droit à un accueil triomphal. « Nous étions attendus par une armée de policiers équipés de matraques, de boucliers et se montrant très agressifs sans aucune raison apparente puisque nous étions encore dans le bus », développe Fabien qui joint la photo ci-dessous légendée « traités comme des criminels pour quatre pauvres fumigènes ». Et le supporter picard de conclure : « Les familles venues pour suivre leur équipe de cœur ne reviendront probablement plus à cause de l’accueil des cow-boys à matraques ».

© Fabien, supporter amiénois après la rencontre Reims-Amiens

Pire, les arrêtés sont souvent pris deux ou trois jours avant les matchs, coupant l’herbe sous le pied de supporters ayant posé des jours de congés ou réservé des billets de train pour l’occasion. « C’est usant de ne jamais pouvoir prévoir, reprend Stéphane. On ne sait jamais où on va pouvoir aller, ces déplacements ont un coût. On est en stress jusqu’au jeudi qu’un arrêté nous tombe dessus pour gâcher notre week-end. Je regrette le temps où on pouvait aller dans toutes les villes en voiture, arborer ses couleurs en risquant tout au plus un peu de chambrage ».

Les quotidiens décrits par ces fans sont transposables à des milliers d’autres supporters injustement réprimés par les instances. S’il existe encore quelques hooligans en France – pourtant minoritaires et ne concernant que « quelques clubs », aveu du chef de la Division nationale de lutte contre le hooliganisme –, des mesures d’une telle violence sont-elles justifiées ? Certainement pas, d’autant que la France est le seul pays à les appliquer. Chez nos voisins espagnols, anglais, portugais ou allemands, il est presque impossible de voir un parcage vide.

Au contraire, il est même très fréquent de croiser des milliers de supporters qui se déplacent pour un même match outre-Rhin. « Les déplacements ne posent aucun problème en Allemagne, indique Mathéo Rabanowitz, spécialiste du football allemand et fondateur du média Fussball Meister. J’ai notamment été voir un Berlin-Hambourg, et malgré la rivalité qui existe entre les deux clubs, les supporters entraient par la même porte sans qu’il n’y ait de problèmes. La Polizei était évidemment présente en très grand nombre, mais à aucun moment elle n’a eu besoin de tirer des lacrymos ou de matraquer les gens au hasard dans la foule. A contrario, étant bordelais, j’ai assisté à cette situation de violence lors des matchs face à Toulouse, Nantes ou Marseille ».

On ne peut pour autant pas vraiment dire que les supporters toulousains, parmi les plus calmes de France, soient plus dangereux que les milliers d’Hambourgeois dont certains peuvent être violents. « Les seuls problèmes sont avec des groupes de certains clubs, mais la Polizei réagit très vite lorsqu’il y a un début d’envahissement de terrain ou de rixe », conclut Mathéo Rabanowitz.

La comparaison entre France et Allemagne présentée ici a d’ailleurs viré à la caricature lors du match de Coupe d’Europe entre le RC Strasbourg et l’Eintracht Francfort le 22 juin dernier. Habitués à se déplacer en très grand nombre dans toute l’Europe (ils étaient 13 000 à Bordeaux en 2013, laissant un très bon souvenir à l’ensemble de la ville), les Allemands ont vu leur venue limitée à 600 personnes en Alsace. Ainsi, alors qu’ils étaient plus de 8 000 pour un match à Chypre un jeudi soir en plein mois de novembre, les supporters de l’Eintracht étaient dix fois moins nombreux pour un match à deux cents kilomètres de chez eux au mois d’août.

Et comme si limiter drastiquement leur venue en nombre ne suffisait pas, le préfet du Bas-Rhin – en très grande forme en ce début de saison, cumulant un sans-faute avec 4 arrêtés pour 4 matchs – a décidé de renforcer le dispositif de sécurité. Les supporters de Francfort étaient interdits de circuler aux abords du stade de la Meinau pendant toute la journée, et des camions, voitures, motos, hélicoptères, chevaux et même canons à eau de police étaient prévus. Les bars étaient fouillés, et le moindre contact entre Français et Allemands immédiatement réprimé.

France – supporters, un mal profond

À travers ces différents épisodes, un constat est clairement à établir : oui, la France a un problème avec ses supporters. Et le pire, c’est qu’aucun dialogue n’est vraiment mis en place entre les fans et les autorités, ces dernières se contentant d’une répression préventive. Le dernier exemple en date, concernant les chants « homophobes » des supporters, fait office de cas d’école pour décrire ce phénomène. Alors que des slogans « la Ligue, on t’enc*le » étaient scandés, la Ligue de football professionnelle (l’instance gérant les compétitions nationales) a décidé d’arrêter temporairement les matchs afin de culpabiliser les supporters fautifs sous couvert de lutte contre l’homophobie.

Soyons clair, si la présence d’homophobie dans le monde du football est malheureusement indéniable (lire à ce sujet l’excellent dossier publié sur le blog Fausse Touche), l’intervention immédiate de personnalités politiques, comme la ministre des Sports Roxana Maracineanu, semble relever de l’opportunisme visant, une fois de plus, à faire passer les supporters dans leur ensemble pour de vilains petits canards. Ces chants, qui révélaient le mécontentement des fans, sans aucune volonté de blesser qui que ce soit, apparaissant comme la réponse à une politique hostile à toute forme de dialogue avec les supporters.

Sans justification convaincante, les interdictions et encadrements de déplacement risquent bien de se retourner contre leurs émetteurs.

Ce mépris de classe ambiant de la part des élites vis-à-vis des supporters de football a notamment été mis en évidence lors du débat sur la présence d’alcool dans les stades. Alors que le champagne coule à flot dans les loges VIP des différents stades, il n’est vraisemblablement pas question d’autoriser la vente de bière pour les supporters lambdas situés dans les tribunes classiques. Le danger que représente l’alcool pour Agnès Buzyn semble ainsi à géométrie variable, tout comme les interventions des personnalités politiques qui ne se privent pas de mettre des centaines de milliers de supporters dans le même sac lorsque l’un d’entre eux commet un écart qui, s’il est évidemment répréhensible, n’engage en aucun cas ses collègues de tribunes, mais évitent étrangement le sujet lorsqu’il s’agit d’évoquer les discriminations et privations de liberté auxquelles sont soumis les fans.

Certains supporters ont toutefois choisi de s’organiser pour défendre leurs droits. L’Association nationale des supporters (ANS) se fait ainsi le porte-voix des différentes revendications exprimées par les supporters, sans pour autant être considérée par les instances. Comme le signe d’un ras-le-bol permanent, des journalistes sportifs ont récemment pris position en leur faveur, et l’OGC Nice a annoncé avoir défendu une requête devant le tribunal de Nîmes suite à l’arrêté cité en préambule.

Sans justification convaincante, les interdictions et encadrements de déplacement risquent bien de se retourner contre leurs émetteurs. Ils ne représentent par exemple pas une bonne publicité pour une LFP qui, complice à défaut d’avoir le pouvoir de mettre en place les arrêtés, est obsédée par l’image que renvoie le football français pour négocier des nouveaux droits de diffusion à l’étranger. Avec un spectacle pas toujours au rendez-vous sur le terrain, il sera encore plus difficile de convaincre les téléspectateurs chinois ou américains lorsque ceux-ci verront des tribunes vides et sans ambiance.

Dans le même temps, des actions collectives sont menées par les supporters. La plateforme de covoiturage StadiumGo permettant de faire voyager des fans ensemble a vu le jour, et on ne peut que recommander les différentes expériences vécues par les groundhoppers (voyageurs mêlant découvertes culturelles et présence dans les stades) répertoriées sur le site au-stade.fr. Preuve s’il en est qu’à défaut de pouvoir pleinement jouir de leurs droits, les supporters ont encore des idées.

* : Le prénom a été modifié