Syndicalisme : une résurrection envisageable ? – Entretien avec Sophie Béroud

Manifestation syndicale du 5 décembre 2019 à Grenoble. © William Bouchardon

Les dernières décennies ont fait disparaître les syndicats tels que nous les connaissions. De moteurs du progrès social, ils ne font plus office que de caution à une destruction systématique du code du travail. En conséquence la défiance s’accroît à leur égard. Sont-ils pris dans un jeu institutionnel les laissant sans leviers d’action ? Est-ce à cause de leur intégration à la construction européenne ? Ou bien est-ce la structure de l’économie qui les rend obsolètes ? Ce qui est certain, c’est que leur forme est amenée à changer. Sophie Béroud, politiste à l’Université Lyon 2, auteure avec Baptiste Giraud et Karel Yon de Sociologie politique du syndicalisme (A. Colin, 2018), nous éclaire sur le sujet. Entretien retranscrit et réalisé par Louis Blème.


LVSL – La dernière grève, née de l’embrasement suscité par la réforme des retraites, est une grève par procuration et non une grève générale. Pourquoi ? La grève par procuration nuit-elle à l’action collective ?

Sophie Béroud – Cette grève n’a pas été qu’une grève par procuration, loin de là. C’est d’ailleurs l’une des originalités de ce mouvement : le nombre de grévistes a été important, la grève a été reconductible dans certains secteurs et s’est étalée dans le temps (plus de 50 jours de grève à la SNCF et à la RATP). Ce mouvement a à la fois mis au centre de l’action syndicale la grève, et montré les difficultés de certains salariés à la rejoindre. Ces barrières ne sont guère nouvelles et sont particulièrement liées à la dégradation des statuts d’emplois, avec toutes les formes d’emploi précaires (intérim, CDD, stages…) et l’éclatement des collectifs de travail qui en découle et qui est également lié aux formes d’individualisation du travail, des rémunérations, etc..

Le mouvement social contre la réforme des retraites a ainsi ceci d’ambivalent qu’il a permis de montrer l’importance du recours à la grève, mais aussi la difficulté structurelle des syndicats à mobiliser les travailleurs dans leur ensemble.

LVSL – Les policiers ont obtenu le maintien de leur régime spécial de retraite grâce à l’action vivace de leurs syndicats. C’est aussi le cas d’autres corps de métier. Les intérêts catégoriels et corporatistes menacent-ils l’efficacité de la lutte pour tous les travailleurs ?

SB – Il y a une efficacité réelle du syndicalisme dans certains corps de métier, notamment pour les policiers qui sont, contrairement à une idée assez répandue, la plus syndiquée de toutes les professions. Dans un contexte où les forces de l’ordre ont été très mobilisées par le gouvernement, notamment pour réprimer le mouvement des gilets jaunes, les syndicats de policiers ont réussi à défendre avec succès leurs intérêts face au gouvernement.

Cependant, je ne crois pas que les revendications catégorielles soient une entrave à la production des intérêts communs ; elles peuvent constituer un premier socle pour l’action collective. Ce ne sont pas ces intérêts corporatistes qui minent la formation d’un bloc uni ou l’intérêt des travailleurs. Au contraire, ces secteurs dans lesquels l’activité syndicale est plus efficace peuvent servir de points d’appui à l’ensemble des salariés pour engranger des conquêtes. Ça a été le cas des syndicats de l’enseignement pendant une longue période, mais aussi d’autres corps de métiers à statut.

Après il en va aussi des syndicats de dépasser ces intérêts sectoriels et de montrer que malgré la diversité des luttes, il y a un intérêt commun. Les cheminots et les agents de la RATP ont bien montré pendant le mouvement qu’ils parvenaient à articuler la défense de leurs régimes spéciaux de retraite et un refus plus global d’une réforme défavorable à l’ensemble des salariés.

LVSL – Pouvons-nous dire que les dernières décennies ont vu un « apprivoisement » des syndicats par l’appareil d’Etat via une professionnalisation et une bureaucratisation croissantes ?

SB – Ces questions remontent plus loin dans le temps. Dès l’après seconde guerre mondiale, les syndicats ont connu ces processus d’institutionnalisation, mais ce fut pour gérer les acquis sociaux comme les caisses de la sécurité sociale, ou les entreprises nationalisées. Le problème, c’est qu’on demande désormais aux syndicats de participer sans avoir aucun levier de décision, seulement pour cautionner ce qui est déjà décidé. On a l’exemple de la CFDT qui, lors du dernier conflit sur les retraites, a décidé de mettre en place une conférence de financement dans l’objectif de trouver des solutions pour mettre en place une réforme néolibérale. Ici, il y a une intégration évidente au système qui conduit à ne plus contester la rationalité des décisions. L’institutionnalisation peut constituer un point d’appui pour les syndicats, en termes de reconnaissance et de droits, mais quand celle-ci tourne à vide, c’est-à-dire, sans pouvoir apporter de gains aux salariés, alors il y a un véritable problème.

« Le problème, c’est qu’on demande désormais aux syndicats de participer sans avoir aucun levier de décision, seulement pour cautionner ce qui est déjà décidé. »

Après, institutionnalisation et professionnalisation ne sont pas identiques. Le deuxième terme évoque aussi le fait que les représentants syndicaux consacrent tout leur temps à siéger dans différentes instances, c’est-à-dire éloignés des salariés qu’ils représentent. Toute une série de mesures, depuis la réforme de la représentativité syndicale en 2008 jusqu’aux ordonnances Macron, ont été dans le sens d’une plus forte professionnalisation des élus du personnel en les voyant avant tout comme des professionnels de la négociation et en intégrant la négociation à l’ordre managérial, en évinçant tout aspect conflictuel. Cette conception-là de la professionnalisation pose problème.

LVSL – Les syndicats français font partie de la Confédération européenne des syndicats (CES). Or cette confédération subventionnée par la Commission européenne est une actrice majeure du démantèlement du droit du travail en France. Pensez-vous qu’une telle dépendance peut être la cause de conflits d’intérêts expliquant leurs échecs successifs et leur délégitimation ? En outre, le mutisme des syndicats à l’égard de l’UE n’est-elle pas aussi l’illustration d’une certaine hypocrisie ?

SB – L’appartenance des organisations syndicales nationales à la CES ne pose pas problème en soi, mais bien par rapport aux objectifs que poursuit celle-ci, aux moyens dont elle dispose, à l’efficacité dont elle fait preuve. Le manque de combativité de cette confédération, sa faible capacité à se faire entendre par la Commission européenne sur les orientations des politiques économiques et monétaires et à se démarquer de ces politiques posent problème. Son efficacité et sa capacité à produire des solidarités transnationales sont également mises en question. Il faut pourtant toujours pouvoir agir au niveau européen, car, comme la question le formule, l’Union européenne a largement contribué à la diffusion des politiques néolibérales. Il faut savoir donner du contenu à l’action syndicale européenne en la faisant vivre avec des manifestations européennes, ou des coordinations au niveau européen comme cela se fait dans certains secteurs, comme les transports, à l’initiative des fédérations syndicales professionnelles européennes. Malheureusement, des travaux de chercheurs le montrent, la CES est complètement intégrée aux institutions européennes et est très dépendante du financement de la Commission européenne. Des espaces alternatifs se créent : à titre d’exemple, les syndicats et collectifs de livreurs se sont rassemblés au niveau européen pour créer une nouvelle fédération, hors de la CES.

On peut espérer que la mise en cause des orientations de l’Union européenne qui se généralise (avec l’éclatement par exemple des 3% dans ce contexte de crise sanitaire) propose un nouveau cadre à l’action syndicale et permette de faire entendre de nouveau des enjeux comme ceux de la défense des services publics par exemple. L’action européenne est indispensable, mais il est clair que la CES a montré ses insuffisances.

LVSL – L’heure de gloire des syndicats est sans nul doute les Trente Glorieuses. Leur effondrement est corrélé à l’avancée dans les Trente Piteuses. Aujourd’hui l’austérité empêche l’inflation, dont celle des salaires. Le chômage est haut. La croissance moribonde. Le succès des syndicats ne serait-il pas simplement directement lié au contexte économique, et plus précisément à l’importance de la croissance permettant le partage de la valeur ajoutée ?

SB – L’établissement d’un lien entre les cycles économiques et l’efficacité de l’action syndicale a nourri beaucoup de travaux de recherche. Il y a certainement des effets. Cependant, on ne peut pas avoir une lecture aussi mécaniste. Durant les périodes de récession, comme celle des années 30, nous avons assisté aux plus grandes conquêtes des travailleurs sous le Front Populaire en 1936. Alors que le contexte économique était moribond. Il est clair que les mesures proposées par les syndicats peuvent paraître plus crédibles en temps prospères pour les salariés. En même temps, le rôle des syndicats est aussi primordial durant les récessions pour éviter trop de mise en concurrence entre les salariés du fait de l’absence d’augmentation des salaires et du chômage, ou pour dénoncer l’écart entre les revenus du capital et ceux du travail. Donc les changements de conjonctures forcent les syndicats à s’adapter, sans pour autant ôter la pertinence de leur présence quel que soit le climat économique.

LVSL – Vous avez montré que la succession des lois El Khomri, Rebsamen et des ordonnances Macron ont permis le contournement des syndicats, par exemple via l’utilisation du référendum d’entreprise. Ne pensez-vous pas que la condition sine qua non d’une reprise de l’activité syndicale est fondée sur la capacité de l’État à accorder à ces mêmes corps intermédiaires plus de marges de manœuvre ?

SB – Oui, il faudrait complètement inverser la logique et créer de nouveaux droits pour consolider la représentation syndicale au lieu de l’affaiblir. Je pense qu’une possibilité de se développer pour les syndicats est avant tout liée au fait de reconnaître l’appartenance à un syndicat comme un droit, un acte de citoyenneté. Qu’il n’y ait pas de politique de discrimination ou de répression à l’encontre des salariés parce qu’ils sont syndiqués et que de telles pratiques fassent l’objet de plus fortes sanctions.

Sophie Béroud. © Sophie Béroud

Deuxièmement, il faudrait créer des droits de représentation dans les Petites et Moyennes Entreprises (PME) de moins de onze salariés : donner des heures de délégation à des représentants pour faire tout un travail de recueil de mise en commun des expériences de travail et des problèmes, de mise en forme des revendications.

Troisièmement, créer des droits interprofessionnels, pas seulement entreprise par entreprise mais sur un territoire, de manière transversale. Ces droits permettraient de développer l’action syndicale dans certains secteurs d’activités très précarisés, par exemple dans l’aide à domicile ou la grande distribution où il est très difficile de construire dans le temps des implantations syndicales.

Bien d’autres droits seraient à renforcer ou à créer, en particulier pour agir sur les questions de santé au travail qui ont été affaiblies avec la disparition des Comités d’Hygiène, de Santé et de Conditions de Travail (CHSCT) et leur fusion dans les CSE (Comité Social Economique). Les CHSCT ont constitué auparavant des institutions importantes pour les syndicats qui pouvaient demander des enquêtes et expertises sur des enjeux liés à la sécurité et à la santé des travailleurs et mener des actions en justice. On voit aujourd’hui l’importance que cela revêt lorsque des directions imposent des accords de façon quasi unilatérale pour maintenir l’activité économique malgré la crise sanitaire. Ces exemples sont autant de droits qui pourraient aider au renforcement des syndicats.

LVSL – Vous relevez dans vos analyses l’importance pour les syndicats de se restructurer pour s’adapter aux nouvelles formes du marché du travail (passage du secondaire au tertiaire, explosion des contrats courts, etc.). Ne pensez-vous pas que la multiplication des CDD et la mobilité des travailleurs dans le marché du travail, compromettent la restructuration nécessaire des syndicats ?

SB – La multiplication des formes d’emplois précaires, comme les stages, les intérims, les emplois à temps partiels ou les CDD, complique beaucoup la tâche des syndicats. Il devient très compliqué de se syndiquer lorsque les individus ne peuvent pas se projeter dans un emploi. Ces formes précaires fragilisent l’assise des syndicats. Le défi pour eux consiste à atteindre ces travailleurs précaires en leur montrant que l’action collective paye. Et ils le font déjà dans certains secteurs – l’aide à domicile, les livreurs à vélo, les centres d’appel – sans pour autant être uniquement sur une démarche de récolte d’adhésions, mais en cherchant avant tout à construire des collectifs de travailleurs.

LVSL – Le statut d’auto-entrepreneur de plus en plus en vogue dans l’économie tertiarisée (Uber en est l’emblème) est une situation très précaire. En effet, l’employé ne peut jouir de droits sociaux du fait de l’absence de contrat de travail. Pensez-vous que la généralisation de telles pratiques pourrait rendre caduque l’existence même des syndicats à long terme ?

SB – La visée du statut d’auto-entrepreneur est de sortir les travailleurs du salariat pour qu’ils se pensent comme autonomes, maîtres de leur propre destin. C’est une illusion. Toutes les actions des chauffeurs Uber, des livreurs à vélo, montrent au contraire la nécessité de l’action syndicale. Ils réactivent et réinventent l’action syndicale car ils se sont organisés et ont mené des grèves et des actions devant les tribunaux pour mettre en évidence la réalité de la subordination. Les luttes menées dans ce type de secteurs contribuent à réinventer l’action syndicale sur des revendications très concrètes pour faire face à des formes de surexploitation. Ce sont des luttes très importantes dans le renouvellement du syndicalisme.

LVSL – Est-il encore nécessaire de nos jours de recourir au dialogue avec les partenaires sociaux ? Le gouvernement semble s’en être très bien passé avec la réforme des retraites. Les syndicats n’apparaissent-ils pas alors comme les cautions d’un jeu pipé ?

SB – Oui, complètement. Derrière la référence au dialogue social on peut mettre des choses très différentes. Les gouvernements, eux, ont tendance à y mettre des syndicats subordonnés qu’ils dénomment des « partenaires sociaux ». Cela implique pourtant une réalité très éloignée du terme : les concertations n’ont plus grand sens car les décisions sont prises en amont. Il n’y a donc plus de place pour la discussion, le mandat d’Emmanuel Macron le montre. Quand il n’y a pas de reconnaissance de l’interlocuteur, on ne peut pas parler de dialogue social.

Ainsi, l’expression apparaît aujourd’hui très galvaudée car elle a été complètement vidée de son sens. De ce fait, beaucoup de militants et syndiqués ne veulent pas entendre parler de ce terme. Elle est associée à des pratiques, qui, sous couvert de dialogue social, permettent de refuser la négociation. Bien entendu, il y a d’autres conceptions du dialogue social, je donne seulement celle qui est mise en pratique par les pouvoirs en place.

« Derrière la référence au dialogue social on peut mettre des choses très différentes. Les gouvernements, eux, ont tendance à y mettre des syndicats subordonnés. »

LVSL – Les gilets jaunes ont-ils court-circuité le syndicalisme ?

SB – Ce mouvement n’est clairement pas un court-circuitage du syndicalisme, il correspond plutôt à la mise en action d’autres composantes du monde du travail qui ne sont pas ou peu organisées par des syndicats. Le mouvement des gilets jaunes est majoritairement composé de travailleurs dans les Petites et Moyennes Entreprises, d’auto-entrepreneurs, de professions intermédiaires comme les infirmières libérales ou les aides-soignantes, d’indépendants. Ils habitent principalement dans des zones périurbaines et rurales, il comprend beaucoup de femmes. Les gilets jaunes font donc figure d’une partie du monde du travail éloignée du syndicalisme.

Je pense en conséquence qu’il faut voir un rôle complémentaire entre ce nouveau mouvement et les syndicats, des convergences ont d’ailleurs été construites dans plusieurs lieux. Les gilets jaunes permettent ainsi d’interpeller le mouvement syndical sur les limites de ses implantations et ses capacités à porter la voix de l’ensemble du monde du travail.

Retraites : quand Macron enterre Croizat une seconde fois

Capture d'écran de l'enterrement de Croizat
L’enterrement d’Ambroise Croizat, le 19 février 1951, Ciné Archives (Capture d’écran, modifiée)

Le 11 février 1951, mourait Ambroise Croizat, l’anti-Macron par excellence. Le seul ministre du Travail à avoir été ouvrier voulait faire en sorte que « la retraite ne soit plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie ». Il s’éteignait à cinquante ans, d’épuisement, après avoir joué un rôle clé dans l’édification du modèle social français, tant jalousé à l’étranger, tant décrié par nos élites politiques et économiques. Car le projet de réforme des retraites porté jusqu’à l’absurde par le gouvernement vise précisément à en finir une fois pour toutes avec le système de protection sociale et de solidarité nationale que Croizat, avec d’autres, nous a légué, face à la pression du secteur des assurances privées et des fonds de pension, qui comptent bien là prendre leur revanche pour de bon. 


Ambroise Croizat, un « père de la Sécu » et des retraites longtemps ignoré

C’est en effet à Ambroise Croizat que revient, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le rôle de déposer les projets de lois sur la Sécurité sociale et la retraite des vieux travailleurs et de les défendre publiquement devant l’Assemblée, les groupes d’intérêts opposés et la presse.

Fils de manœuvre, né le 28 janvier 1901 à Notre-Dame-de-Briançon en Savoie, Ambroise Croizat connaissait particulièrement bien la réalité de la condition ouvrière. En 1906, son père, Antoine Croizat, organisa l’une des premières grèves pour revendiquer une protection sociale, à travers une caisse de secours qui garantirait une couverture en cas d’accident ou de maladie. Après avoir été licencié à la suite de ces grèves, sa famille part pour Ugine, puis Lyon, où Croizat devient ouvrier dès l’âge de treize ans, et entre aussitôt à la CGT.

En 1917, il s’inscrit aux Jeunesses socialistes puis adhère à la SFIO l’année suivante. Rejoignant le Parti communiste dès sa création en 1920, il anime les grandes grèves de la métallurgie lyonnaise. Dirigeant des Jeunesses communistes, il est ensuite nommé secrétaire de la Fédération unitaire des travailleurs de la métallurgie. En 1936, il devient secrétaire général de la Fédération des métallurgistes de la CGT unifiée. Surtout, la même année, il est élu député de Paris, mandat au cours duquel il sera rapporteur de la loi sur les conventions collectives à la Chambre.

Croizat métro
Plaque en hommage à Ambroise Croizat de la part de la RATP, Métro Porte-d’Orléans °Flickr remiforall

Arrêté en octobre 1939, avec ses collègues communistes, à la suite du pacte de non-agression germano-soviétique, Ambroise Croizat est déchu de son mandat de député et condamné à cinq ans de prison, puis transféré au bagne d’Alger. Libéré le 5 février 1943, il est aussitôt nommé par la CGT clandestine à la Commission consultative du Gouvernement provisoire à Alger.

Par la suite, il siège à partir de novembre 1943 à l’Assemblée consultative provisoire, au titre de la CGT, et préside la Commission du Travail et des Affaires sociales, où ont lieu les discussions sur la législation sociale à mettre en place à la Libération, dans laquelle la Sécurité sociale s’inscrit pleinement.

Lors de son premier discours en tant que ministre du Travail à l’Assemblée, il déclare : “Il faut en finir avec la souffrance, l’indignité et l’exclusion. Désormais, nous mettrons l’homme à l’abri du besoin. Nous ferons de la retraite non plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie.”

Cette implication précoce d’Ambroise Croizat dans le projet de Sécurité sociale est en tout cas confirmée par Georges Buisson, dans un discours à l’Assemblée consultative le 31 juillet 1945, lors duquel il présente son rapport : « Dès avant ce dépôt [d’une demande d’avis sur le projet du gouvernement], notre commission, sur la demande de son président [Ambroise Croizat], s’était saisie de cette importante question et avait consacré deux séances à un examen préalable. »

Par la suite, il est élu membre des deux Assemblées constituantes, ainsi qu’à l’Assemblée nationale de 1946 à sa mort. Mais son rôle dans la mise en place de la Sécurité sociale est à son apogée lorsqu’il devient ministre du Travail le 21 novembre 1945.

https://www.youtube.com/watch?v=waa256M0i5A

Son premier discours en tant que ministre du Travail à l’Assemblée, le 3 décembre 1945, témoigne de la priorité que constituent pour lui la Sécurité sociale et la retraite des vieux travailleurs : « Il faut en finir avec la souffrance, l’indignité et l’exclusion. Désormais, nous mettrons l’homme à l’abri du besoin. Nous ferons de la retraite non plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie. »

À la tête de ce ministère, il dépose pas moins de quarante-cinq projets de loi. Il y joue également un rôle majeur dans l’implantation des caisses sur l’ensemble du territoire à travers la mise en place de 138 caisses primaires d’assurances maladie ainsi que les 113 caisses d’allocations familiales, entre novembre 1945 et juillet 1946. Pour ce faire, il s’appuie sur les travailleurs et les militants de la CGT avec lesquels il semble garder un contact permanent. Aussi s’adresse-t-il à eux le 12 mai 1946 : « Rien ne pourra se faire sans vous. La sécurité sociale n’est pas une affaire de lois et de décrets. Elle implique une action concrète sur le terrain, dans la cité, dans l’entreprise. Elle réclame vos mains … »

Le 7 avril 1946 déjà, Croizat proposait à l’Assemblée nationale l’extension de l’allocation aux vieux travailleurs salariés à tous les Français. Le nom de Croizat est ainsi associé à la fois à la construction de l’édifice législatif de la Sécurité sociale, à sa dimension affective pour les militants, et à l’implantation territoriale de ces caisses. En somme, à la concrétisation du plan rédigé par Pierre Laroque, afin qu’il ne demeure pas une simple orientation théorique, classée sans suite.

Croizat, Laroque, les deux faces d’une même pièce ?

Cette complémentarité de la conception technocratique de Pierre Laroque et de l’action politique d’Ambroise Croizat est apparue comme la garantie de la mise en œuvre d’un plan de Sécurité sociale à la hauteur de l’espérance d’une population fragilisée par la guerre, édifice qu’ils ont donné en héritage à l’ensemble des Français. Un tel édifice aurait été difficilement envisageable, sans d’une part, la rigueur et le savoir-faire juridique de Pierre Laroque et, de l’autre, le dévouement et la force de mobilisation d’Ambroise Croizat.

Croizat Laroque
Au centre, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Assis, à sa droite, Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale. Ils sont considérés comme les “pères de la Sécu”.

S’ils en ont en quelque sorte ouvert la voie, c’était bel et bien dans la perspective qu’elle devienne collective, à travers la gestion par les intéressés eux-mêmes, au cœur d’un « ordre social nouveau ». La meilleure façon de rendre hommage à l’un et à l’autre reste probablement de rappeler ce qui les unissait : une vision de la société fondée sur la sécurité sociale, entendue comme droit social de l’homme, et comme dette sacrée de la Nation. Une ambition alors partagée par des millions de Français, et mise en œuvre par autant d’anonymes, tous acteurs à leur échelle de cette page majeure d’une histoire populaire de la France.

Témoignant de cette entente, en 1947, Pierre Laroque reconnaissait lui-même le rôle décisif que joua Ambroise Croizat dans la mise en place de la Sécurité sociale. Il notait ainsi : « En quelques mois et malgré les oppositions, a été bâtie cette énorme structure […] Il faut dire l’appui irremplaçable d’Ambroise Croizat. C’est son entière confiance manifestée aux hommes de terrain qui est à l’origine d’un succès aussi rapide. »

De la « loi Croizat » à la fin du programme du CNR, une mise en œuvre mouvementée

À la tête du ministère, Ambroise Croizat tente par exemple de contourner l’interdiction de valorisation salariale en doublant les allocations familiales, puis en augmentant de 50 % la rémunération des heures supplémentaires. Il supprime également l’abattement de 10 % sur les salaires féminins, ce qui, en plus de réaliser l’égalité salariale entre les sexes, permet une hausse de cotisations pour la Sécurité sociale, ce qui devrait créer un cercle vertueux en faveur du régime général.

Huma Croizat
Extrait de l’Humanité du 3 mai 1946, vantant la “loi Croizat”. ° Gallica

C’est dans une ambiance particulièrement conflictuelle qu’Ambroise Croizat prononce l’un de ses principaux discours, devant l’Assemblée, le 8 août 1946. Il y qualifie la législation adoptée de « compromis, mais un compromis très positif, réalisé sous la pression populaire », témoignant ainsi à la fois des avancées que cet ensemble de lois représente pour la population, réalisées grâce à son soutien, et en même temps des limites qui y ont été imposées par les différentes oppositions au régime général.

Les débuts de la Guerre froide jouent un rôle décisif dans cette conflictualisation des relations entre les forces du tripartisme, ce qui ne manque pas de menacer la bonne application du plan de Sécurité sociale. Cette situation aboutit en 1947-1948 à la scission entre la CGT et FO, portant atteinte au front syndical qui avait permis la réussite de la mise en place des caisses de Sécurité sociale.

Cette rupture se traduit également, au même moment, par la fin de la participation des ministres communistes au gouvernement, et avec eux d’Ambroise Croizat. En ce sens, l’historienne Claire Andrieu relève que « le commencement de la guerre froide et le départ des communistes du gouvernement marquent la fin de l’expression au niveau politique des solidarités nées dans la Résistance. Le programme du CNR perd son milieu nourricier et entre dans la légende. »

Le lendemain de son éviction du ministère du Travail, Ambroise Croizat, dans un meeting à Saint-Denis, indique : « Ma présence au ministère ne m’a jamais fait oublier mon origine et mon appartenance à la CGT. Je ne mériterais pas votre confiance si, par malheur, je m’étais laissé aller, au cours de mon activité gouvernementale, à oublier vos souffrances et vos intérêts. Ces derniers se confondent trop avec ceux de la nation pour qu’un ministre communiste puisse les oublier. […] La lutte continue pour l’indépendance nationale et l’instauration d’un bien-être pour tous … »

« Jamais nous ne tolérerons que soit rogné un seul des avantages de la Sécurité sociale, nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès. »

Ambroise Croizat et ses camarades, renvoyés sur les bancs de l’Assemblée, semblent demeurer quelque peu impuissants dans les évolutions portant sur la Sécurité sociale et les retraites. L’ancien ministre du Travail et de la Sécurité sociale continue à déposer pas moins de quatorze projets de loi en tant que député, de son exclusion du gouvernement Ramadier le 5 mai 1947 à sa mort, mais ces propositions ont désormais avant tout valeur de témoignage.

Elles s’inscrivent dans la stratégie de lutte pour la défense de l’œuvre dont il a été l’un des acteurs majeurs. Quelques mois avant sa mort, il lègue ainsi en quelque sorte cette lutte pour héritage, lors de son dernier discours à l’Assemblée, le 24 octobre 1950 : « Jamais nous ne tolérerons que soit rogné un seul des avantages de la Sécurité sociale, nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès. »  Cette citation, l’une des plus reprises par la littérature militante évoquant Croizat, sonne comme une mise en garde pour l’avenir de la Sécurité sociale, source d’inquiétudes pour son ancien ministre de tutelle, dont la santé décline.

La disparition du “Ministre des Travailleurs”

Son décès, le 11 février 1951, est marqué par de nombreux hommages, rendus dans l’ensemble de la classe politique. Le plus représentatif est certainement celui d’Édouard Herriot, alors président de l’Assemblée, qui prononce le 13 février un éloge funèbre au début de la séance, devant les députés debout pour honorer la mémoire de leur ancien collègue.

« C’était comme un fleuve veiné de tricolore où tremblait la brume des cravates de crêpe. Œillets, lilas par milliers, des couronnes sur toute la largeur de la rue. Par milliers, sur des kilomètres. Comme si des parterres fleuris s’étaient mis soudain à marcher. »

Édouard Herriot salue ainsi cet homme, qui « tenait un langage de ministre, remarquable chez un homme qui n’a été formé que par les cours du soir. […] On comprend que les travailleurs se montrent à ce point émus par la disparition de celui qui leur fut si étroitement dévoué. Ministre du travail, il leur disait un jour : “J’entends demeurer fidèle à mon origine, à ma formation, à mes attaches ouvrières et mettre mon expérience de militant au service de la nation.” Reconnaissons qu’il est demeuré fidèle à ce programme. »

Outre les hommages provenant de la classe politique, qui reconnaît unanimement le dévouement de Croizat, son enterrement « à la Victor Hugo », qui réunit près d’un million de personnes selon Michel Etiévent, démontre la reconnaissance du peuple ouvrier pour celui qu’il nomme le « Ministre des Travailleurs ».

Le lyrisme du journaliste de L’Humanité Jean-Pierre Chabrol, présent le 17 février 1951 à l’enterrement d’Ambroise Croizat, permet de saisir l’importance de cette cérémonie pour les militants communistes et cégétistes : « C’était comme un fleuve veiné de tricolore où tremblait la brume des cravates de crêpe. Œillets, lilas par milliers, des couronnes sur toute la largeur de la rue. Par milliers, sur des kilomètres. Comme si des parterres fleuris s’étaient mis soudain à marcher. Mineurs du Nord ou d’Alès, en bleu, lampe au côté, métallos de Citroën ou de Renault, élus barrés d’écharpes, la France entière s’était, ici, donné rendez-vous. »

En témoigne aussi Fernand Crey, ouvrier chimiste de Savoie, qui a fait le déplacement à Paris : « Il y avait un monde fou. Le Père-Lachaise était plein et la foule arrivait de partout. C’était la première des grandes figures du Parti communiste qui disparaissait après la Libération. Il laissait un héritage social considérable. On lui devait tout : la Sécu, les retraites, les conventions collectives, la prime prénatale, le statut des mineurs et des électriciens et gaziers, les comités d’entreprise, la Médecine du travail … Tout ce qui te rend digne et te débarrasse des angoisses du lendemain. »

Les images filmées du cortège d’Ambroise Croizat sont à ce titre saisissantes, dévoilant en effet une foule immense, preuve de la popularité du responsable, portant des portraits du défunt, des gerbes offertes par les délégations ouvrières, des drapeaux en berne, et une tribune d’où lui rendent hommage les principaux dirigeants du mouvement ouvrier alors présents.

Auteur d’un article sur la « liturgie funèbre des communistes », Jean-Pierre Bernard propose une analyse intéressante du devoir de mémoire communiste, révélant un usage politique, mais aussi une dimension quasi métaphysique, à travers une forme de sacralisation laïque de ses héros disparus, dont le dévouement pour la classe ouvrière inspire à la fois humilité et admiration.

« L’image de la mort prématurée imputable à l’activisme militant revient régulièrement » selon lui, avant de citer l’exemple d’Ambroise Croizat, s’appuyant sur un article qui lui rend hommage dans L’Humanité, le lendemain de sa mort : « Après une grave intervention chirurgicale parfaitement réussie, la convalescence suivait son cours et l’impression du corps médical était que la guérison devait venir normalement. Brusquement, une hémorragie intestinale s’est produite, compliquée d’une crise d’urémie, qui a entraîné une mort rapide. Cette complication a été d’autant plus grave que l’organisme d’Ambroise Croizat était déjà miné par les privations et le surmenage de sa vie militante ».

Croizat est ainsi présenté comme mort d’épuisement afin de réaliser la conquête de nouveaux droits pour les travailleurs, symbole de sa générosité et de son dévouement héroïque, voire sacrificiel, à la classe ouvrière. Sa mort comporte donc une dimension communautaire, à l’origine d’une mémoire collective de cette étape importante du mouvement ouvrier, à travers l’exemple qu’il constitue pour les militants.

Malgré l’importance de ces obsèques et de la volonté d’inscrire l’œuvre d’Ambroise Croizat dans la mémoire collective de la classe ouvrière, les décennies suivant cette disparition ont été marquées par une activité mémorielle relativement modeste. La place que l’histoire de la Sécurité sociale, dont les premiers travaux sortent dès les années 1950, lui accorde, semble pourtant secondaire par rapport à celle qu’y occupe Pierre Laroque, qui poursuit pendant les décennies suivantes son activité de haut-fonctionnaire en charge des questions liées à la protection sociale, de telle sorte que son ancien ministre de tutelle semble tomber peu à peu dans l’oubli.

L’intérêt primordial que porte cette histoire aux questions administratives et financières, versant assumé essentiellement par Laroque, est ainsi à l’origine d’une mémoire institutionnelle de la Sécurité sociale autour de sa figure, qui contraste donc fortement avec la mémoire populaire d’Ambroise Croizat, qui va progressivement se réduire à des cercles militants. Une paternité que le général de Gaulle revendique à cette période lui aussi, à travers la mise en récit autobiographique qu’il propose de la Libération, dans laquelle il incarne presque à lui seul les orientations de la Résistance et du CNR, à l’origine de la Sécurité sociale.

Entre Blackrock et Croizat, Macron a fait son choix

La suite de l’histoire de la Sécurité sociale et des retraites est quant à elle marquée par une série de réformes qui ont eu pour effet de les vider peu à peu de leur substance. Elles ont ainsi subi des attaques répétées de la part de ces gouvernements successifs, toujours selon l’objectif annoncé de « sauver » la Sécurité sociale, ou de « garantir les retraites », mais qui masque en fait une volonté inavouable de libéraliser le système de protection sociale, de surcroît lorsqu’ils traitent de sa nécessaire « modernisation » pour l’adapter aux défis contemporains.

Il suffit de lire Denis Kessler pour comprendre que c’est l’ensemble de l’édifice social bâti dans le sillage du CNR qui est en danger. Éditorialiste à Challenges, ancien vice-président du MEDEF, directeur général de la compagnie d’assurances privées AXA et président de la Fédération française des sociétés d’assurances, il apparaît comme le porte-parole des détracteurs du système de protection sociale « à la française ». Il se donnait ainsi en 2007 la mission d’influencer la politique du gouvernement, en déclarant : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. […] Il est grand temps de le réformer. […] La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! »

Ces propos, qui visaient à disqualifier la modernité de la Sécurité sociale en reprenant un argumentaire déjà employé par le CNPF en 1948, louaient la nouvelle génération de dirigeants, incarnée selon lui par Nicolas Sarkozy, et sûrement plus encore, dix ans plus tard, par Emmanuel Macron, génération qui n’a pas peur de « désavouer les pères fondateurs ».

Décrit comme dépassé et incompatible avec le contexte économique et social du XXIe siècle, le modèle social français est ainsi remis en cause par une série d’attaques violentes et répétées contre les conquêtes du CNR.

“L’histoire du mouvement ouvrier et la page de la création de la Sécurité sociale qu’on peut y lire seraient dès lors la preuve, pour les tenants du nouveau monde, que ce modèle appartient au passé.”

Pendant la campagne présidentielle, Emmanuel Macron lui-même avait annoncé la couleur, lorsqu’il avait déclaré le 4 septembre 2016, sur France inter, que « le modèle de l’après-guerre ne marche plus. Le consensus politique, économique et social, qui s’est fondé en 1945 et qui a été complété en 1958, est caduc. […] Le monde du travail de demain, c’est un monde dans lequel chacune et chacun devra plusieurs fois dans sa vie changer vraisemblablement d’entreprise, de secteur, et peut-être de statut, et donc, c’est un monde où il faut permettre à chacune et chacun de s’adapter à ces cycles économiques qui sont en train de se retourner. »

Ce programme, qui rappelle l’argumentaire mis en place par Denis Kessler pour en finir avec les mesures du CNR, fait en même temps écho à la conception de la Sécurité sociale que de Gaulle exprimait en 1963, à savoir un système fondé sur la responsabilisation des individus, considérés comme des agents économiques mineurs, devant apprendre à assurer leur existence par leur initiative personnelle. On notera également le caractère décomplexé de cette remise en cause du modèle social français, qui renvoie à la volonté de moderniser un modèle devenu obsolète et inadapté aux défis de demain.

La portée polémique de cette question semble même recherchée, afin d’établir une nouvelle ligne de clivage entre d’un côté des « conservateurs », responsables du ralentissement économique du pays et représentants d’un ancien monde, et de l’autre côté des « progressistes », responsables et déterminés à adapter la France aux exigences de la mondialisation. L’histoire du mouvement ouvrier et la page de la création de la Sécurité sociale qu’on peut y lire seraient dès lors la preuve, pour les tenants du nouveau monde, que ce modèle appartient au passé.

C’est précisément cet agenda que le président de la République a appliqué depuis son arrivée au pouvoir : finir le travail de sape engagé par ses prédécesseurs, afin d’en finir avec le modèle social que Croizat, avec d’autres, avait mis en place pour « en finir avec la souffrance et l’angoisse du lendemain. »

À ce titre, le « nouveau monde » d’Emmanuel Macron et le système de retraites par capitalisation qu’il s’obstine à imposer aux Français sonnent bel et bien comme un bond en arrière, un recul jusque-là inédit. Convoquer la mémoire de Croizat, et celle des centaines de milliers – du million ? – de personnes qui descendirent dans les rues de Paris lui rendre un dernier hommage, lors de son enterrement, c’est rappeler l’héritage révolutionnaire inestimable qu’il nous a légué, et lutter contre la condamnation à l’oubli qui guette l’une des institutions les plus populaires auprès des Français.

À (re)lire également : Les gilets jaunes responsables du “Trou de la sécu” : analyse d’une manipulation médiatique

Michel Étiévent, Ambroise Croizat ou l’invention sociale, 1999.

À (re)voir : La Sociale, film de Gilles Perret, 2016.

Médias et pouvoir : La juppéisation En Marche

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Edouard_Philippe_(4).JPG
©Remi Jouan

La grande mobilisation autour de la grève du 5 décembre a été l’occasion d’une période de grâce relative dans le paysage audiovisuel français : les représentants médiatiques des classes supérieures hésitent face à l’ampleur du mouvement social, face au « spectre de 1995 », et traduisent à leur tour dans leurs argumentaires décousus, les atermoiements du gouvernement au sujet de ce mauvais pas de mi-mandat que constitue pour lui cette réforme totale du système de retraite français. Une petite musique s’installe de façon lancinante : et si le gouvernement d’Édouard Philippe, « à moitié droit dans ses bottes », était en voie de juppéisation ?


La force de la mobilisation accompagnant le mouvement de grève initié le 5 décembre s’identifie à plusieurs aspects : nombre de participants aux manifestations (800 000 et 225 000 sur l’ensemble du pays selon les sources officielles du Ministère de l’Intérieur; 1,5 million et 880 000 selon la CGT pour le 5 décembre et le 10 décembre respectivement) ; ancrage territorial ample (mobilisations très fortes aussi bien dans les grands centres urbains que dans les villes moyennes et petites) ; la transversalité des professions et classes sociales concernées (cheminots, pompiers, enseignants, étudiants en passant par les avocats, les cadres et les professions libérales). Mais l’un des autres faits marquant la réussite actuelle de cette grève, c’est le spectacle saisissant que nous offre la combinaison entre les reculades successives des membres du gouvernement sur plusieurs points de la réforme, et la déconfiture des arguments libéraux sur les plateaux télés, face à la coalescence des mécontentements. Essayons d’analyser les raisons de cette crise de la parole néolibérale, gouvernementale, et médiatique.

Petite remise en contexte, tout d’abord, au cours de l’après-midi, les chaînes d’information en continu diffusant le live de la mobilisation se sont focalisées quasi-exclusivement sur les images des cortèges parisiens (BFM TV, CNEWS), lesquels semblaient pris dans les mailles d’une tactique de guerre de l’image employée précédemment par le dispositif politico-médiatique libéral. Le 1er mai dernier en effet, le cortège syndical s’était vu bloqué en milieu de parcours, au niveau du boulevard de l’Hôpital, obligeant les manifestants à reculer en créant des mouvements de foules, au motif de la difficulté d’assurer le maintien de l’ordre face aux casseurs en tête de la marche, alors que les services d’ordre de la CGT dénonçaient, le soir même, une technique violente de provocation à l’émeute de la part du gouvernement. L’épisode médiatique suivant cette journée fut mémorable : la scène choquante des manifestants cherchant à se réfugier dans les locaux de la Salpêtrière, et l’imbroglio du gouvernement et des principales chaînes d’information, pendant 48h sur le thème casseurs/pas casseurs ?

source : Twitter BFMTV

Face à la mauvaise foi gouvernementale, et aux mises en garde des services d’ordre des cortèges syndicaux, frappés par la police, on était déjà en droit de s’interroger sur l’existence d’une stratégie de l’image élaborée consciemment ou non par la préfecture, qui consiste à empêcher le déroulé traditionnel des images d’un cortège défilant normalement et d’un simple cortège de tête émaillé de violences. L’empreinte télévisuelle du mouvement devient alors exclusivement violente, des scènes de désordre, de confusion, réparties sur l’ensemble du cortège, oblitérant toute image ne serait-ce que neutre du déroulé normal d’une manifestation sociale. La bataille de l’opinion semblait ainsi en partie gagnée pour le gouvernement et les médias néolibéraux, du fait de la confusion perçue par les téléspectateurs, effet compensé en partie par la piteuse communication de Castaner sur les «violents» intrus de la Salpêtrière.

Malgré la teneur sensationnaliste de leurs lives de la mobilisation parisienne, ces chaînes ne sont pas parvenues cette fois à oblitérer la légitimité du mouvement national de grève, car la profondeur de l’encrage territorial plaidait trop fort, trop bruyamment pour l’interprétation inverse : le corps social français dans sa variété et dans sa profondeur rejette la réforme par points du système de retraite.

Le 5 décembre dernier, tout semblait parti pour nous offrir les mêmes images et les mêmes commentaires sur les violences ainsi que France 24, BFM et CNEWS nous l’indiquaient déjà dans leur couverture du départ de la manifestation. Malgré la teneur sensationnaliste de leurs lives de la mobilisation parisienne, ces chaînes ne sont pas parvenues cette fois à oblitérer la légitimité du mouvement national de grève, car la profondeur de l’encrage territorial plaidait trop fort, trop bruyamment pour l’interprétation inverse : le corps social français dans sa variété et dans sa profondeur rejette la réforme par points du système de retraite, et le mouvement, par son ampleur ne peut être réduit à des revendications corporatistes. D’autre part, l’aggravation constante de la politique répressive a cristallisé un certain nombre de réserves dans la presse traditionnelle depuis la mort de Steve Maia Caniço cet été. L’une des manifestations principales de ces réserves quant à la politique répressive est la reconnaissance par le principal quotidien de presse nationale Le Monde, de l’emploi délibéré de la violence dans la doctrine de maintien de l’ordre actuel.

 La stratégie de défense de la réforme se repositionne : le gouvernement tente de mettre un coin entre les syndicats et les gilets jaunes en saluant leur capacité d’organisation et de contrôle des débordements, les commentateurs reprenant en cadence cette rhétorique en insistant  sur le lien entre manifestation gilets jaunes et violences, puis entre manifestation sociales tout court et violences.

 La stratégie de défense de la réforme se repositionne : le gouvernement tente de mettre un coin entre les syndicats et les gilets jaunes en saluant leur capacité d’organisation et de contrôle des débordements, les commentateurs reprenant en cadence cette rhétorique en insistant sur le lien entre manifestation gilets jaunes et violences, puis entre manifestations sociales tout court et violences (par opposition aux manifestations écologistes et féministes). Dans un deuxième temps, la tactique se déploie sur le thème de la dissociation entre manifestants corporatistes défendant les régimes spéciaux, et manifestants perdants apparents de la réforme.

Les enseignants sont alors segmentés des autres professions mobilisées et leurs inquiétudes légitimées, ce qui permet aux éditorialistes de soutenir la parole gouvernementale en relayant les concessions salariales importantes annoncées par Blanquer avant même le début de la mobilisation. Puis vient le tour des agriculteurs, dont on rappelle que, raisonnables, adossés à la parole de la FNSEA, et donc pas dans les rues ce 5 décembre, ils bénéficieront (comme les artisans) de leur intégration dans le régime général de cotisation, et de fait profiteront d’un minimum retraite de 1000 euros. Sauf qu’il s’agit en réalité d’un minimum contributif, c’est-à-dire un minimum pour un départ à taux plein, à 40 annuités cotisées. Donc tout sauf un minimum effectif, hors durée de cotisation. Il n’y a donc aucune garantie d’un minimum retraite à 1000 euros pour ces professions en cas de carrières hachées justement, et en-dessous des seuils complets de cotisation.

Une autre composante de la mécanique argumentaire néolibérale, partagée cette fois entre la rhétorique LaRem et les éléments de pensée et de langage propres aux éditorialistes réformistes, tient à la défense de “l’écoute” du gouvernement, au découplage entre réforme systémique et réforme paramétrique pour rallier la CFDT, et insister sur la clause du grand-père pour les régimes spéciaux.

« Pas de brutalité » nous dit Édouard Philippe, abandonnant ainsi la rhétorique de l’universalité initialement adoptée. La retraite à points, qui, sans augmenter tout de suite l’âge de départ, va fonctionner par phases (y compris et surtout en ce qui concerne les augmentations de salaires compensatoires des enseignants plafonnées à 510 millions d’euros en l’état), voilà la solution ! La preuve : on s’attendait de façon imminente à ce que Laurent Berger, représentant du premier syndicat de France, en retrait des négociations, bien qu’il n’ait pas appelé à manifester, rallie le camp du soutien à la réforme en cas de report des négociations sur l’âge pivot à 64 ans… Pas de pot, la stratégie de passage en force d’Edouard Philippe vient fracasser cet espoir.

Rappelons ici que le soutien des cheminots à la grève de 1995 ne s’est pas arrêté une fois obtenues les principales revendications, en soutien au reste des professions concernées.

Dernière chance pour le camp pro-réforme : jouer sur l’immonde tentative de division inter-générationnelle, baptisée « clause du grand-père ». Cette idée témoignant d’un mépris pour l’argumentaire initial sur la pseudo-égalité du système, et d’un mépris pour les français ramenés à un bloc de bœufs égoïstes uniquement consacrés à leur jouissance immédiate, et incapables de se projeter en soutien aux générations futures. Rappelons ici que le soutien des cheminots à la grève de 1995 ne s’est pas arrêté une fois les principales revendications obtenues mais s’est maintenu dans la durée, en soutien au reste des professions concernées.

Pour résumer, le camp politico-médiatique libéral attendait donc que ceux qui sont déjà partisans du principe de la réforme systémique par points, et qui ne se sont pas mobilisés jusqu’à présent (exception faite des routiers), c’est-à-dire les cadres du secteur privé, et la partie aisée du secteur public, et les économistes socio-libéraux (Jean Pisani Ferry, Philippe Aghion) réaffirment un soutien de plus en plus incertain au gouvernement. Cet état de fait illustre la parfaite déconfiture du camp libéral, et donne à voir la profondeur du rapport de force engagé contre le gouvernement par les syndicats et que même l’éditorialiste des Echos semble reconnaître avec une pointe d’admiration dans la voix :

Et de fait, ce discours implicite, pernicieux, qui naturalise, impose la réforme structurelle par points (au nom d’une universalité dont le gouvernement s’est précisément séparée) aboutit par exemple à l’invitation de Daniel Cohen sur LCI le soir du 5 décembre. Présenté par David Pujadas comme « un des économistes les plus respectés au monde » (sic), et bien que critique du gouvernement en apparence, il sert dans le dispositif politico-médiatique libéral à naturaliser la légitimité du système par points jugé structurellement plus adapté à la correction des inégalités de traitement face aux carrières hachées. Ces fameuses carrières hachées, dont tous ces commentateurs semblent entériner l’existence plutôt que de se soucier de les considérer comme symptômes de la flexibilisation du droit du travail. Pas de réforme paramétrique immédiate donc, nous disent les libéraux, mais une nécessaire réforme systémique, plus juste car détruisant les régimes spéciaux liés à la pénibilité, et surtout plus juste car plus individualiste, comme nous le rappelle ce plombier militant macronien.

Avant même le 5 et le 10 décembre, la racine du mal était identifiée : les hésitations gouvernementales, les discussions depuis 18 mois et toujours pas de projet de loi, en un mot : le manque d’efficacité crée de l’angoisse. Un argument qui infantilise une fois de plus la population, renvoyée métaphoriquement à un enfant attendant sa punition, et que l’angoisse de la claque inquiète plus que la douleur physique en elle-même. Plus à droite (si c’est encore possible…), et depuis plusieurs semaines, un créneau de démarcation a été tout trouvé : la réforme par points est malsaine car visant le développement des fonds de pensions, complexe et inégalitaire (rejoignant la critique de gauche), mais en revanche, c’est à la réforme paramétrique que le gouvernement doit s’atteler sachant que le COR donne pour objectif immédiat de rétablissement des équilibres du système actuel une demi-année de travail en plus pour stabiliser les comptes sociaux à échéance 2025.

À droite donc, on critique le gouvernement pour son aveuglement idéologique et son impréparation, tout en soutenant la nécessité d’allonger la durée de cotisation. À aucun moment l’idée d’équilibrer le système par la hausse des cotisations via la hausse des salaires (des fonctionnaires directement, du secteur privé par l’investissement public dans les secteurs industriels et technologiques de pointe) n’est discutée, car renvoyée aux marécages d’un keynésianisme de mauvaise augure pour une croissance et un monde de l’entreprise pour lequel l’investissement est exclusivement corrélé aux seuls indicateurs actionnariaux.

À ces erreurs politiques, idéologiques, de confiance aveugle dans « le retour des investisseurs » qu’espère le gouvernement via cette privatisation progressive des ressources du système de retraite actuel (300 milliards d’euros environ) s’ajoute la naïveté budgétaire et l’inefficacité de la baisse des cotisations, qui orientent les entreprises vers la concurrence par les prix, via la baisse de la masse salariale, alors que la France n’a pas les moyens de lutter sur les prix, et doit se positionner par l’investissement de masse, dans les transitions technologiques nécessaires à l’industrie écologique du futur.

Au contraire, garantir pérennité du contrat de travail et du système de retraite, c’est offrir une possibilité au système productif français, via la stabilisation de la consommation intérieure, de se projeter sur la compétitivité hors-prix, l’investissement dans l’innovation technologique et les processus de production de pointe face aux Chinois et aux Américains positionnés sur les technologies de la communication et insuffisamment (même en Chine) sur la transition énergétique et industrielle nécessaire pour répondre au réchauffement climatique.

Les journalistes de télévision semblent ainsi pris en étau entre la droite LR et LREM, ne sachant à quel saint se vouer. Reprenant tout d’abord en cadence la proposition de service minimum dans les transports de Bruno Retaillau pour commencer (nouvelle occasion de remettre en cause la légitimité du droit de grève inscrit dans la constitution en renvoyant abusivement cette liberté dos à dos avec la liberté de circulation). Puis voyant la forte mobilisation, ils se rabattent sur la critique apparente des hésitations gouvernementales, tout en soutenant la stratégie gouvernementale de division corporatiste de la mobilisation comme si les Français ne se mobilisaient qu’au nom de leur égoïsme individuel et que la réforme systémique à points était hors des revendications…

L’ultime pièce du mécanisme de défense de l’argumentaire réformiste se trouve dans cette assertion répétée à longueur de plateaux ou d’interviews – en particulier face à un syndicaliste ou un opposant politique à la réforme : « le retrait de cette réforme signerait la fin du mandat de Macron ». Ce dernier étant tout entier légitimé non par la force des urnes, mais en définitive par sa capacité à réformer, c’est-à-dire détruire le programme du CNR, le modèle de la République sociale française. Demander le retrait de la réforme selon ce cadre éditorial, c’est donc formuler une demande irréaliste, et en définitive politique et non syndicale, puisqu’il s’agirait de « faire tomber Macron » au lieu de défendre les salariés, considérés comme intrinsèquement individualistes et consuméristes.

Le « parti pris » d’Arlette Chabot sur LCI lors de l’émission 24h Pujadas, le 5 décembre nous a paru particulièrement représentatif de ce cynisme réformiste propre aux élites de la télévision, convaincues encore des lois néolibérales thatchériennes, et convaincues de la mauvaise foi démagogique de toutes les forces politiques de transformation sociale dans ce pays, puisque un extrait vidéo de François Hollande, manifestant en 1995 contre la réforme des retraites, alors qu’il initiera la réforme Touraine sous sa propre mandature, est cité en modèle de cette « nécessaire » trahison libérale qui colle à la gauche depuis Mitterand.

On en appelle encore au « cercle de la raison » en 2019, alors qu’il faudrait peut-être en appeler à la Cour des comptes, pour établir un rapport sur la prévention des conflits d’intérêts au sujet du système des retraites. Jean-Paul Delevoye, fragilisé par un conflit d’intérêt non-déclaré avait en effet allumé une torche de plus à côté du baril de poudre du 10 décembre, et participé à éloigner le ralliement tant attendu de la CFDT (définitivement enterré depuis le 11 décembre et l’annonce du maintien de l’âge d’équilibre à 64 ans par Edouard Philippe). Le gouvernement lui-même voit sa crédibilité renforcée après les révélations de Mediapart sur les conseils directs prodigués par Black Rock à l’exécutif au sujet de la réforme des retraites. Rappelons au passage que ce fond d’investissement, le plus puissant au monde, lorgne depuis un moment déjà sur les systèmes sociaux européens comme l’indique cet autre article de Mediapart de mai 2019.

Ces derniers participent même à la pédagogie du gouvernement quand ils nous indiquent directement sur leur site, que la loi Pacte anticipait la réforme par points, en défiscalisant les cotisations aux systèmes de retraites complémentaires. Ce qui constitue en soi un rapt fiscal de la majorité des citoyens, étant donné que ceux qui ne cotiseront pas à un système de complémentaire retraite privée, la majorité du peuple, sera donc contraint de financer ce système indirectement du fait des défiscalisations accordées par la majorité LREM. Les Macron Leaks contenaient eux-mêmes dans un échange de mail entre techniciens de la campagne sur le sujet des retraites, qu’il fallait impérativement éviter que des contradicteurs ne se penchent sur ce sujet des défiscalisations des produits de complémentaire retraite ou assurance vie.

Aujourd’hui, la juppéisation du gouvernement est en marche, le Premier Ministre « droit dans ses bottes », paraît vouloir tenter l’épreuve de force en se mettant à dos y compris les syndicats réformistes pour le 17 décembre. Cependant, avec un soutien érodé de la part des médias traditionnels qui plaidaient depuis plusieurs semaines pour le découplage de la réforme systémique et de la réforme paramétrique (condition du ralliement total de la CFDT comme le rappelait Jean-Michel Apathie sur LCI), voire pour certains le retrait de la réforme par points et la seule adoption de mesures paramétriques.

Difficile de croire que le gouvernement dispose de marges de manœuvre politique suffisantes pour enrayer sa descente aux enfers avant les municipales. Et nous n’allons pas contredire Jacques Attali, pour une fois, quand il expose que le gouvernement aurait dû faire passer cette réforme dès le départ, avec la destruction du Code du Travail, quand les Français dormaient encore.

« Il faut remettre le citoyen au cœur des décisions » – Entretien avec Édouard Martin, député européen sortant

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:%C3%89douard_Martin_Parlement_europ%C3%A9en_Strasbourg_1er_juillet_2014_02.jpg
Edouard Martin / Wikimedia commons

Édouard Martin fait partie des trois députés européens ayant rejoint Génération-s au cours de leur mandature. Mais si comme ses collègues il n’est pas reconduit et quitte bientôt le Parlement européen, ce n’est pas une conséquence du score décevant de son parti aux élections européennes (3,27%). Le syndicaliste de Florange, qui avait accepté de mener la liste du Parti Socialiste en 2014 à condition de ne pas devoir prendre sa carte, avait promis qu’il ne se représenterait pas. Retour sur le mandat du métallo devenu parlementaire. Entretien réalisé par Thomas Grimonprez.


LVSL – Vous avez toujours clamé votre engagement européen, c’est d’ailleurs la question européenne qui vous avait poussée à soutenir Benoît Hamon et non Arnaud Montebourg à la primaire du Parti socialiste en 2017. Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui à gauche, ou plus largement au sein des forces progressistes, considèrent que dans les traités point de salut et que la priorité doit être une sortie de l’Union européenne ?

Édouard Martin – C’est jeter le bébé avec l’eau du bain. Si j’avais une baguette magique et que je pouvais faire un traité européen sur mesure, en fonction de ce que je pense, je n’hésiterais pas à le faire. Avec les traités actuels on peut déjà faire beaucoup de choses. Si on exerçait le pouvoir réel qu’a le Parlement européen depuis le traité de Lisbonne, puisque vous savez qu’on est co-législateur et que plus grand-chose ne se décide sans nous, on peut déjà améliorer l’existant. Pas un accord commercial ne peut être appliqué s’il n’est pas au préalable voté par le Parlement européen. Je prends l’exemple de la directive sur les travailleurs détachés. Si on a réussi à l’améliorer, même si on n’a pas obtenu tout ce qu’on voulait, c’est parce que le Parlement européen a travaillé d’arrache-pied. On n’a pas réussi à faire la même chose sur l’harmonisation des systèmes de sécurité sociale européens, pas parce que la Commission ou le Conseil nous en aurait empêché, mais parce qu’une majorité parlementaire n’a pas voulu cette harmonisation. On voit bien qu’il y a une responsabilité du Parlement, des députés et, si l’Europe est trop libérale ou trop conservatrice ce n’est pas à cause des traités mais à cause de ceux que l’on envoie siéger là-bas. La majorité est libérale et conservatrice, mais personne n’a pris le pouvoir par les armes.

« Si l’Europe est trop libérale ou trop conservatrice ce n’est pas à cause des traités mais à cause de ceux que l’on envoie siéger à Strasbourg et Bruxelles »

C’est donc aux citoyens de décider de l’Europe qu’ils veulent. A travers les traités existants on peut faire du bon boulot et on peut effectivement travailler à moyen et long terme pour améliorer le quotidien des citoyens. Mais il faut aller avec la volonté de le faire. C’est tellement facile de se cacher à chaque fois derrière les traités. Bien sûr qu’ils méritent d’être réécrits, d’être plus axés et centrés sur le citoyen et non pas sur le marché. Mais dire « Les traités ne me conviennent pas, il faut sortir de l’Union européenne », pour moi c’est tromper les citoyens. Qui peut dire aujourd’hui qu’on peut vivre mieux sans l’Europe ? Regardez ce qu’il se passe avec le Royaume-Uni : il y a trois ans ils votaient le référendum pour nous quitter et ils sont toujours là. Ils sont en train de voir au plus près du terrain que les effets négatifs sont plus forts que les effets positifs qu’ils escomptaient.

LVSL – L’autre groupe, beaucoup plus important aujourd’hui, qui prospère sur la critique de l’Union européenne c’est la nébuleuse nationaliste allant d’Orban à Le Pen en passant par Salvini. Mais leur critique de l’Union européenne est souvent très ambiguë. Comment les mettre face à leurs contradictions ?

EM – Regardons de plus près ce qui se passe en Hongrie. Orban qui gagne élection après élection en faisant de l’anti-européanisme son cheval de bataille pour les élections nationales. Et à chaque fois il est réélu entre autre grâce à ça. Finalement que se passe-t-il en Hongrie ? Les premières victimes du système d’Orban ne sont pas les Italiens, les Allemands ou les Belges. Ce sont les Hongrois eux-mêmes. A quoi s’est-il attaqué en arrivant au pouvoir ? Il s’est attaqué aux droits des femmes, au droit à l’avortement, au droit à disposer de son corps. Il s’est attaqué à la liberté de la presse, à l’indépendance de la justice. Là maintenant il fait voter une loi qui permet aux entreprises d’exiger des travailleurs qu’ils fassent voter quatre-cent heures supplémentaires par an payables dans trois ans. Qui sont les victimes du nationalisme ? Ce sont les peuples eux-mêmes. Et c’est là où l’on voit, nous autres Français, ou tout autre pays européen où les partis nationalistes ont le vent en poupe, qu’il faudrait regarder du côté de la Pologne et du côté de la Hongrie et voir que les premières victimes des nationalismes sont les peuples qui les soutiennent.

« L’Europe c’est la liberté de la presse, c’est l’indépendance de la justice, la liberté des citoyens, la protection des minorités quelle qu’elles soient. Ça par contre c’est inscrit dans les traités. »

Et de ça l’Europe nous protège. Ou en tout cas est sensée nous protéger de tout ça. Parce que l’Europe c’est la liberté de la presse, c’est l’indépendance de la justice, la liberté des citoyens, la protection des minorités quelle qu’elles soient. Ça par contre c’est inscrit dans les traités. Alors bien sûr l’extrême droite anti-européenne surfe sur cette vague populiste. Elle cherche à manipuler les citoyens, soit parce qu’ils ne sont pas assez éclairés, soit parce qu’ils veulent sanctionner la classe politique traditionnelle et se laissent séduire par ce discours-là. Cela peut effectivement sonner le glas de l’Europe. Et ça je me refuse d’y croire parce que, quels que soient les errements de l’Europe, quels que soient ses défauts, le projet européen reste pour moi le plus beau projet qu’on ait pu inventer.

LVSL – Justement, au-delà des Hongrois et des Polonais, les autres grandes victimes de ces nationalistes, ce sont les populations exilées. On a vu certains partis de gauche se détourner de cette question migratoire, prétendre que la solution résidait dans un tarissement de l’immigration par l’aide au développement, ou même – comme le parti social-démocrate danois – adopter le discours des nationalistes. Que vous inspire ces positions et la violence de la campagne européenne sur cette question, en particulier en France (qu’on pense aux propos de Jordan Bardella comme à ceux de Nathalie Loiseau) ?

EM – C’est pitoyable ! Cette espèce de surenchère à qui va être le plus à droite, ça me donne envie de vomir. En réalité, ces personnes qui quittent leur pays, je n’en connais aucun qui le quitte par plaisir. Parce que c’est toujours une déchirure, c’est toujours une souffrance de devoir quitter les siens, de devoir quitter son pays. Lorsqu’il s’agit des réfugiés, et notamment des réfugiés syriens, ils fuient quoi et qui ? Ils fuient un dictateur. Et qui vend des armes à ce dictateur ? En réalité, nous l’Europe nous sommes les principaux vendeurs d’armes dans le monde après les États-Unis, ça nous rapporte 76 milliards d’euros chaque année. La vente d’armes fait vivre plus d’un million de travailleurs au niveau européen. Et à qui vont-ils les vendre ? A n’importe quel salopard qui met l’argent sur la table. Regardez la France qui vend des armes à l’Arabie Saoudite et qui les utilise contre la population civile yéménite. Et ensuite on se plaindrait que ces pauvres diables viennent se réfugier chez nous ?

« Demain, car j’ose espérer que ces pays retrouveront la paix, vous ne croyez pas qu’ils se souviendront du fait qu’on leur a tourné le dos quand ils étaient en pleine souffrance ? »

Deuxièmement, qui sont ces personnes qui viennent se réfugier chez-nous ? C’est plutôt la haute société et la société moyenne. Les plus pauvres n’ont pas les moyens de se payer la traversée de la Méditerranée. Ce sont les citoyens les plus qualifiés, les plus diplômés, qui viennent se réfugier chez-nous. J’ai rencontré quelques réfugiés syriens, qui avaient une formation de médecin ou d’avocat. Ils me disaient : « Mais nous on n’a pas vocation à rester en France, ce qu’on souhaite une fois la paix retrouvée en Syrie c’est repartir chez-nous pour refaire le pays ».

On tourne le dos à ces gens là. Et demain, car j’ose espérer que ces pays retrouveront la paix et que l’Europe y jouera un rôle, et qu’on voudra négocier des partenariats avec ces pays-là, vous ne croyez pas qu’ils se souviendront du fait qu’on leur a tourné le dos quand ils étaient en pleine souffrance ? Je suis atterré que la Méditerranée soit devenue le plus grand cimetière du monde. C’est impensable. C’est pourtant écrit dans les traités européens : « Nous devons assistance et asile à toute personne fuyant un pays pour des raisons de harcèlement, de violence, de guerre, etc. ».

On ne respecte pas nos propres traités et ça n’est pas la faute de l’Europe mais celle des États. Mme Loiseau et M. Bardella jouent à qui va le mieux protéger la France. A croire qu’il y a une horde de millions de migrants qui sont en train de se promener dans les rues françaises. C’est d’une sauvagerie et d’une violence inouïe. Et je le répète : l’Europe ça doit être l’Europe des libertés et de la libre circulation. Or bien souvent la cause de la migration ce sont les politiques européennes. Il y a trois ans on vote un texte au Parlement pour protéger les multinationales qui ramènent du minerai, ce qu’on appelle les minerais rares, qui sont présents à foison dans le sol de la République démocratique du Congo. Et ces mêmes multinationales qui paient des bandes armées pour semer la barbarie on ne leur demande même pas de comptes. Elles rapatrient ces minerais, ce qu’on appelle des « minerais de sang », qui profitent à notre économie, c’est grâce à ça qu’on a des téléphones portables, des ordinateurs, des écrans plats. Donc ces crimes là profitent à notre confort. Et dans le même temps on devrait dire à ces gens là : « Vous comprenez on ne peut pas vous accueillir chez nous ». En quoi les traités sont responsables de ça ? Ceux qui dénoncent les traités, qu’ils nous citent une seule ligne d’un traité disant qu’on ne doit pas accueillir ces gens là.

Avant de changer les traités commençons par faire respecter ceux qui existent. Je ne dis pas que ça serait le nec plus ultra demain mais les choses pourraient s’améliorer très sensiblement.

LVSL – Vous avez notamment milité au Parlement européen pour une réindustrialisation de l’Europe et une industrie qui atteindrait 20% du PIB européen. Pourquoi est-ce important sur le plan social et environnemental ? Comment on y arrive ?

EM – Si on regarde les pays qui ont le mieux résisté à la crise, on se rend compte que ce sont les pays les plus industrialisés. Et pour qu’une industrie puisse se pérenniser et puisse se maintenir dans de bonnes conditions et soutenir la concurrence internationale, il faut parfois aussi des aides publiques. Rien n’interdit dans les traités qu’une aide publique vienne soutenir une industrie que nous estimerions stratégique. Si on regarde l’Allemagne, nombreux sont les vendeurs qui sont actionnaires dans une industrie, ce que la France ne fait pas. Ou quand elle le fait, comme pour Aéroport de Paris, elle cherche à la vendre.

Pourquoi je veux défendre la place de l’industrie ? Eh bien parce que moi qui vient d’une terre largement désindustrialisée, je mesure l’impact quand une industrie disparaît. Vous savez une industrie c’est pas seulement un lieu où on produit un bien de consommation. C’est beaucoup plus que ça. Une industrie, lorsqu’elle est implantée dans un territoire, ça crée de la richesse et pas uniquement pour les actionnaires, ça attire du monde, il y a des emplois, donc il y a des commerces, des écoles, des routes, des hôpitaux, des crèches, des parcs. Ça crée le vivre-ensemble et quand une industrie disparaît c’est tout ça qui disparaît. Et on assiste à la paupérisation de la population.

« Vous savez une industrie c’est pas seulement un lieu où on produit un bien de consommation. C’est beaucoup plus que ça. Une industrie, lorsqu’elle est implantée dans un territoire, ça crée de la richesse et pas uniquement pour les actionnaires. Ça crée le vivre-ensemble. »

Sur le plan environnemental, même si on doit s’améliorer encore très largement puisque la technologie nous le permet, l’industrie européenne reste l’industrie la moins émettrice de gaz à effet de serre. Particulièrement en comparaison d’autres pays comme la Chine ou les États-Unis. La question qui se pose c’est si cette industrie là ferme, puisque la production reste constante et même en accroissement dans certains secteurs, ça veut dire que ces productions sont délocalisées dans d’autres parties du monde avec des critères environnementaux, fiscaux et sociaux beaucoup plus permissifs. D’où l’intérêt aussi de garder ces industries là, voire une industrie complètement décarbonée. C’est d’ailleurs l’objectif que s’est fixée la Commission européenne que d’arriver en 2050 à une industrie complètement décarbonée. On a un peu moins de quarante ans pour le faire et on peut le faire parce qu’on a l’argent qui peut permettre cette transition et aujourd’hui dans beaucoup de secteurs on peut avoir une industrie sans produire de gaz à effet de serre. Mais pour ça il faut qu’il y ait des choix politiques, il faut qu’il y ait de l’investissement et si vous demandez à un patron si il préfère injecter de l’argent dans la poche de ses actionnaires ou dans de l’investissement il va vous répondre qu’il préfère rémunérer l’actionnaire. Donc c’est à nous de dire : « La priorité c’est l’investissement parce que si vous n’investissez pas aujourd’hui le prix de votre pollution vous reviendra à beaucoup plus cher et vous devrez payer ce prix ». L’idée c’est d’arriver au pollueur-payeur.

Voilà ce qui manque encore dans l’idée européenne. Là-dessus on est tous plus ou moins d’accord. Là où il y a des divergences c’est sur le rythme des législations. Les principaux blocages ne sont que politiques : les Allemands qui défendent leurs intérêts nationaux ou Emmanuel Macron qui ne veut pas pénaliser les entreprises alors qu’il était prompt à mettre une taxe carbone sur le prix de l’essence qui impacte l’ensemble des citoyens.

Alors bien sûr il faut protéger l’environnement mais avant de taxer le citoyen lambda il faut d’abord que la pollution soit payée par les gros pollueurs. Et ces gros pollueurs ce ne sont pas ceux qui utilisent leur véhicule au quotidien. Ce sont les grosses industries et non seulement on ne leur met pas de taxe carbone mais en plus on leur donne des droits à polluer gratuitement. Non seulement elles ne payent pas mais on leur donne de l’argent pour qu’elles restent compétitives. Et ça, le sentiment d’injustice et d’iniquité dénoncé par les gilets jaunes, je le partage complètement.

LVSL – Êtes vous favorable dans ce domaine à ce que certains comme François Ruffin appellent le protectionnisme solidaire ?

EM – Moi ce n’est pas du protectionnisme solidaire [que je défends]. C’est ce que j’appelle le juste échange. Je vous prends l’exemple du secteur d’où je viens, la sidérurgie. Pour produire une tonne d’acier en Europe on émet deux tonnes de CO2. La même tonne d’acier produite en Chine elle émet trois tonnes de CO2. Donc aujourd’hui les Chinois vendent de l’acier sur le marché européen et ils n’ont aucune obligation vis-à-vis de l’environnement. Les trois tonnes de CO2 à eux ça ne leur coûte rien. Et on oblige les industriels européens à faire des efforts, et tant mieux, ils doivent payer cette pollution. Ce qui est anormal c’est qu’on ne demande pas que les importations ne participent pas aussi à l’effort. Et dans ce cas là il faudrait qu’il y ait un ajustement à nos frontières et tout ce qui est importé de la zone non-européenne soit soumis aux mêmes règles. Et l’équilibre va se faire par-là. Nul besoin de règles protectionnistes ou quoi que ce soit, puisque demain l’empreinte carbone du produit sera un des facteurs déterminants sur sa compétitivité, parce que les citoyens sont de plus en plus sensibles et alertés là-dessus. On aura tous intérêt à démontrer au consommateur que nous sommes les plus vertueux en la matière. Et la régulation elle va se faire le plus tranquillement du monde. Il n’y aura plus de compétition entre pays pour les coûts sociaux les plus bas, à cause d’une fiscalité la plus basse, mais grâce aux plus vertueux d’entre nous. Pour le coup l’Europe a une place majeure à jouer puisque nous avons encore cet avantage compétitif même si il se dégrade. Il ne faudrait qu’on prenne trop de retard, parce que non seulement les productions risquent de partir ce qui serait mauvais pour la planète mais aussi pour les emplois. On serait perdant sur toute la ligne.

Je rappelle quand même que 75 % de nos échanges commerciaux à nous autres Français ce sont des échanges intra-européens. Si demain on met du protectionnisme à nos frontières que croyez-vous que vont faire les autres ? Ils vont faire exactement la même chose. Regardez ce que fait Trump. Regardez comme la situation [avec la Chine] est tendue.

Donc le protectionnisme ça n’est pas la solution. La solution c’est que les politiques là où nous sommes, nous prenions nos responsabilités et que l’on mette en place les critères fiscaux, sociaux, environnementaux nécessaires. C’est la meilleur protection pour l’environnement, pour l’Europe, et pour les travailleurs.

LVSL – Votre nomination était atypique puisque vous faites partie de la poignée d’ouvriers qui ont siégé dans l’hémicycle et vous avez plusieurs fois fait part du décalage que vous ressentiez par rapport à vos collègues, souvent issus des classes supérieures et de leur déconnexion. Aujourd’hui le PCF a fait campagne sur l’entrée de Marie-Hélène Bourlard au Parlement Européen, qui aurait été d’après eux la première ouvrière à y entrer (en fait la première depuis 1979). Est-ce que pour vous une meilleure représentation du monde du travail dans les instances européennes et nationales est un enjeu prioritaire et pourquoi ?

EM – Prioritaire pour moi elle l’est. Je ne suis pas sûr qu’elle le soit pour tout le monde. J’estime qu’un parlement, qu’il soit national ou européen, devrait refléter la sociologie du ou des pays. Je ne dis pas qu’il faut éliminer les énarques, qu’il faut éliminer les CSP+, il en faut, mais il ne faut pas que ça. Il faut que la représentation nationale, ou européenne, elle soit à l’image de la société. Mais pour ça là aussi les Français ont le choix. On peut penser ce qu’on veut de Philippe Poutou, mais c’est un ouvrier, il se présente aux élections, et à chaque fois il fait un flop. J’ai l’impression que la société française souffre de schizophrénie, elle critique ses élites, mais en même temps lorsque l’un des leurs pourrait accéder à un poste de responsabilité on lui tourne le dos en ne lui faisant pas confiance.

LVSL – L’irruption du mouvement des gilets jaunes sur la scène politique vous-a t’elle surprise ? Ne pensez-vous pas que votre démarche (la montée à Paris des ouvriers de Mittal et la prise à partie violente – au moins en parole – des responsables politiques) comportait des similitudes avec celle des gilets jaunes ?

EM – Moi je vous avoue que j’ai été surpris. Je voyais bien qu’il y avait un mécontentement généralisé mais je ne pensais pas que ça éclaterait sous cette forme et avec cette ampleur. En tout cas je l’ai pas vu arriver. Et c’est parti d’un sentiment que je partage : le sentiment d’injustice. Sur l’impôt, les taxes, le niveau de vie. Comment peut-on aujourd’hui vivre quand on est retraité avec moins de 1000€ ? Des personnes isolées avec 400-600€ ? Ce sont des choses que je partage et que j’étais prêt à défendre. Là où je ne me reconnais pas dans le mouvement des gilets jaunes c’est qu’ils voulaient que personne ne parle en leur nom. J’ai été en voir sur un rond-point et j’ai discuté avec eux, avec certains ça s’est vachement bien passé, mais avec d’autres [c’était] « Tous dans le même sac, tous pourris, les politiques comme les syndicalistes tous pourris ». Et moi c’est un propos que je n’ai jamais tenu. J’ai beaucoup harcelé et tapé sur certains politiques parce que j’ai dénoncé leur attitude mais jamais dans mes propos je n’ai parlé de tous pourris parce qu’on sait où ça nous mène.

© Claude Truong-Ngoc

Quelles que soient les formes qu’aient prises les manifestations, à un moment donné, si vous voulez capitaliser sur ce que vous avez tenté et réussi à obtenir il faudra bien qu’il y ait des porte-paroles. Et les gilets jaunes n’ont jamais voulu de porte-paroles. Imaginons qu’il y ait 60 % des Français qui soutiennent l’action des gilets jaunes. Ça fait à peu près 40 millions de Français d’accord avec leurs revendications mais chacun avec sa propre vision de ces revendications, ça veut dire 40 millions de réponses. Ça ne s’appelle pas la démocratie, ça ne s’appelle pas le vivre ensemble. Vous savez dans les démocraties, il y a un temps pour le débat et il faut le prendre, il faut se confronter à nos différences. Et il y a un temps pour la décision. Et ça les gilets jaunes, malheureusement, ce que beaucoup en retiendront in fine, même si ils ont beaucoup contribué à faire avancer certaines choses intéressantes, c’est que par faute de structuration, le mouvement va mourir de sa belle mort. Alors qu’il y avait peut être moyen de faire émerger une vraie représentation démocratique qui aurait pu peser un peu plus si ils avaient cherchés à s’organiser. A trouver, sinon des chefs, du moins des porte-paroles.

LVSL – Il y a quand même un paradoxe : le mouvement des gilets jaunes a été soutenu par près de sept Français sur dix au départ et l’est encore par 45 % de la population (56 % chez les Français aux bas revenus) malgré sa radicalité alors que chez les syndicats ce sont les plus radicaux (CGT et Sud) qui sont en berne comparés aux syndicats réformistes comme la CFDT. Comment vous l’expliquez ?

EM – Comme je le disais il y a les incantations et il y a le travail concret. Moi je ne suis pas d’accord avec toute la ligne de la CFDT, loin de là, mais je connais la pratique des équipes syndicales CFDT dans ma région et dans ma boîte. Et ce qu’on essaye de faire c’est de sortir des discours et des slogans. Je vais vous prendre un exemple. Lorsqu’on rentrait dans les négociations annuelles sur les salaires, les syndicats les plus radicaux, notamment la CGT, quand on demandait 300 francs d’augmentation ils en demandaient le double. En négociation on obtenait 200. On se disait « On n’a pas obtenu 300 mais il vaut mieux un tiens… ». Et on validait l’accord avec une signature à 200 francs. La CGT ne signait jamais et nous tapait dessus en disant « Mais regardez ils se contentent de miettes ». Et cela pendant X années. Une fois j’ai fait la remarque à un représentant CGT : « On va faire le calcul, ça fait dix ans que tu demande 500 francs d’augmentation et ça fait dix ans qu’on obtient entre 200 et 300 francs d’augmentation, tu ne signes jamais, mais si tu regarde dix ans multipliés par 200 francs moi j’ai réussi à obtenir 2000 francs d’augmentation et toi tu en es encore à réclamer tes 500 francs Donc finalement tu es encore moins revendicatif que moi. » [Sinon] ça fait l’effet gilet jaune. Au début vous êtes 1000 sur le piquet de grève, après vous êtes 500, après vous êtes 200, après vous êtes cinquante. Si vous voulez capitaliser ces 200 francs il ne faut pas attendre d’être tout seul sur le piquet de grève parce que non seulement vous n’aurez pas les 200 francs mais vous aurez zéro. Parce que là le patron va voir que vous êtes en position de faiblesse et vous n’allez plus rien obtenir. Et ça je pense que c’est ce qui fait la différence. Parce que les travailleurs écoutent les discours syndicaux et ensuite ils comparent les discours et la pratique syndicale.

« Même Mélenchon l’a dit quand il est venu à Florange : vous voyez, les plus radicaux c’est pas ceux qu’on croit, c’est pas la CGT»

D’ailleurs même Mélenchon l’a dit quand il est venu à Florange : « Vous voyez, les plus radicaux c’est pas ceux qu’on croit, c’est pas la CGT ». Parce que nous pendant deux ans on était sur le piquet de grève matin, midi et soir, 365 jours par an. Ça a duré deux ans. Il y a eu un discours et il y a eu des actes. Certes les hauts-fourneaux ont fermé mais résultat des courses : zéro licenciements. Mittal au départ a dit : « Je n’investirais pas un kopeck à Florange ». On a obtenu 280 millions d’investissements pour rénover les outils qui restent et il y a encore 2200 personnes qui y travaillent. On pourra toujours nous dire qu’on pouvait mieux faire mais ceux qui vont nous reprocher de ne pas mieux faire ce sont ceux qui n’étaient pas là. Donc ceux-là n’ont qu’un droit : de se taire.

LVSL – En 2016 déjà, vous aviez pris vos distance avec la CFDT au moment du mouvement contre la loi El Khomri, critiquant vertement certains articles de ce projet de loi. De même que les ordonnances Macron parce qu’elles mettaient les travailleurs d’un même secteur en compétition. C’est la même logique finalement que celle qui amène à mettre en concurrence travailleurs européens et extra-européens.

EM – Exactement ! Et vous voyez que l’Europe n’y est pour rien. Ce qu’il faut condamner ce n’est pas l’Europe : ce sont les politiques libérales menées dans les États européens. Si tous les élus qu’on envoie au Parlement européen défendent leur compétitivité en disant « il faut être plus compétitif que nos voisins », on n’a pas fini de souffrir. En définitive la loi El Khomri qu’est-ce que c’est ? Ce sont les conséquences de ce que chaque État-membre, pays par pays, a fait voter des [lois] pour conserver une compétitivité vis-à-vis de ses voisins européens. L’Allemagne avec les lois Hartz. Le Royaume-Uni avec leur connerie de contrat zéro heures. L’Espagne avec les lois Rajoy qui ont complètement détricoté le Code du travail avec des entreprises qui peuvent faire un plan social uniquement en ayant une baisse de [leur] chiffre d’affaire pendant trois mois de suite. L’Italie a procédé du même tonneau. Et après il y a eu la loi El Khomri aggravée par les lois Pénicaud. Et une fois qu’on aura fait un tour de manège et qu’on aura attrapé le pompon qu’est-ce qu’on fait ? On refait un tour ? Et ça c’est pas l’Europe qui le dicte. Ce sont les inepties de l’idéologie libérale et des libéraux qu’on envoie au pouvoir. Macron c’est un libéral ! La bonne affaire ! Comme si c’était une surprise. Pourtant il a été élu. Bizarre, non ?

LVSL – Comment justement faire face à Emmanuel Macron et aux libéraux au niveau européen ? Celui-ci a balayé la gauche sociale-démocrate. La gauche radicale ou populiste tout autant que la gauche écologiste peinent à articuler une réponse. Quelle porte de sortie a-t-on ? Le populisme et un clivage haut-bas comme le préconise Mélenchon, une écologie qui s’affranchit du clivage droite-gauche comme le voudrait Yannick Jadot, ou au contraire réactiver ce clivage autour de nouvelles thématiques ?

EM – La gauche sociale-démocrate balayée, la lecture que j’en fais, c’est que si c’est pour voter pour une copie du libéralisme, les citoyens préfèrent voter l’original que la copie. La preuve en Espagne : les mêmes socialistes qui ont eu une politique un peu plus sociale que les autres ont gagné une élection. Donc ça veut dire que ça marche. Et malgré tout la gauche espagnole est resté unie. Malgré les divergences. Malgré Podemos. On est à combien de partis de gauche aux européennes ? Une quinzaine ? Moi je me souviens une quinzaine d’années en arrière d’un slogan qui souvent utilisé c’était « La droite française est la droite la plus idiote du monde ». Aujourd’hui c’est à nous qu’il faut l’adresser.

Bien sûr qu’on a des divergences. Un écologiste ne pensera jamais comme un Insoumis. La France insoumise ne pensera jamais à 100 % comme Hamon. Hamon ne pensera jamais à 100 % comme Brossat … Mais en même temps on a quand même des choses qui nous rassemblent ! Cette Europe-là ne peut continuer comme ça, il faut remettre les citoyens au cœur du débat. Est-ce que ça n’aurait pas donné sens de faire quelque chose en commun ? C’est clair que si chacun veut un programme taillé sur mesure pour lui il faudrait 68 millions de listes. Parce que je suis même sûr que Mélenchon ne pense pas la même chose que Manon Aubry et que Manon Aubry ne pense pas la même chose que Mélenchon. Ça fait le jeu de qui tout ça ? Des fachos et des libéraux.

« Cette diversité en quoi sera-t-elle utile aux citoyens qui votent à gauche ? Et dans cinq ans on va leur demander de revenir avec nous ? Eh bien ça explique en partie les raisons pour lesquelles notre électorat ne se déplace même plus. Et ça on va devoir en tirer des leçons. »

Avec les européennes, nous continuons à nous compter. Parce que c’est la cour de récréation tout ça : c’est à celui qui pisse le plus loin. Mais on va pas pisser loin en réalité. En réalité tout le monde aura perdu. C’est ce que je disais tout à l’heure : des discours à la pratique des choses. Cette diversité en quoi sera-t-elle utile aux citoyens qui votent à gauche ? Et dans cinq ans on va leur demander de revenir avec nous ? Eh bien ça explique en partie les raisons pour lesquelles notre électorat ne se déplace même plus. Et ça on va devoir en tirer des leçons. Et là tout d’un coup j’entends Mélenchon proposer la possibilité d’une gauche fédérée après les élections européennes. Mais pourquoi après ? C’est pas du calcul politique ? Eh bien moi en ce qui me concerne je ne fais partie d’aucun groupe. Je ne me mets que derrière un programme. La personne peut s’appeler Mélenchon, peut s’appeler Aubry, peut s’appeler Hamon, peut s’appeler Brossat, j’en ai rien à faire. Est-ce que oui ou non on peut faire un programme ? Je pense que oui mais dans ces cas-là il faut qu’on se débarrasse de toutes ces personnes qui ne rêvent que d’une chose : être le chef des perdants.

LVSL – Avec 3,3 % Génération·s disparaît du Parlement européen au sein duquel elle avait auparavant trois élus, dont vous-même. Pourquoi avez-vous continué à suivre Benoît Hamon après la présidentielle dans un contexte d’affaiblissement (relatif) des sociaux-démocrates en Europe ?

EM – Moi j’ai soutenu Hamon, pas parce qu’il avait une belle gueule mais parce que pour la première fois un parti osait aborder la question du travail, et peut-être de la disparition d’une partie du travail. Ce qui nous force à repenser nos traditions et notre modèle social. C’est à dire qu’il fallait arrêter à chaque fois de viser le plein emploi qui est de plus en plus un leurre. Alors qu’en même temps les multinationales à travers la robotisation des systèmes de production accumulent de plus en plus d’argent. A un moment donné pour continuer à garder le même niveau de droits sociaux il faut bien que quelqu’un paie.

C’est aussi qu’il serait peut-être temps de réinterroger nos façons de produire et de consommer. De dire « Il faut remettre le citoyen au cœur des décisions » et mettre en place le 49.3 citoyen. Qu’une proposition de loi déposée par les citoyens puisse être prise et débattue à l’Assemblée nationale. Voilà pourquoi je soutiens toujours Benoît Hamon. Non pas seulement lui mais aussi l’ensemble des militants et des gens de la société civile, des syndicats, des associations.

Des gilets jaunes au cygne noir du 1er mai

Boulevard du Montparnasse, aux alentours de 13h00 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Moment de fortes tensions et de puissantes convergences, le 1er mai 2019 était une date très attendue socialement et politiquement. À Paris, cœur du pouvoir, le récit de cette journée folle s’est écrit au rythme des couleurs des manifestants : rouge, jaune, vert, aussi multicolore que toutes les causes représentées. Jusqu’aux brumes de lacrymos où se trouvait un cygne noir.


 

Depuis plus de 130 ans, le 1er mai est fêté dans une grande partie du monde. En France peut-être plus qu’ailleurs, la fête des travailleurs et travailleuses, plus communément appelée Fête du Travail, a joué un rôle important : sans la puissance de déploiement du mouvement ouvrier, impossible de concevoir le Front Populaire et ses avancées en 1936, et difficile d’imaginer des retournements politiques comme ceux de 1968. Mais pendant les décennies passées, la Fête du Travail a semblé devenir le reliquat de syndicats en perte de représentativité, jusqu’à ce que l’atmosphère politique l’ait comme remise au goût du jour. Dans la bataille du nombre et de l’image opposant le gouvernement aux mouvements sociaux, le 1er mai 2019 est apparu comme un moment névralgique, pour s’affronter et se compter. Qu’en a-t-il été ?

Dans un pays aussi centralisé que la France, il était primordial d’aller observer le déroulement de cette journée dans la capitale, là où tout proche du cœur du pouvoir, ce dernier se défend avec le plus de vigueur. Car c’est également à Paris qu’ont convergé des citoyens issus de toutes les villes et de toutes les causes. Leur masse, leur diversité, leurs témoignages et leurs actions ont nourri notre récit.

Boulevard du Montparnasse à Paris, aux alentours de midi le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Un jour pour toutes les causes : les couleurs de la convergence

Les syndicats et partis politiques traditionnellement porteurs du 1er mai, et les gilets jaunes, débarqués de manière fulgurante à l’automne dans le paysage des mouvements sociaux, s’étaient donnés rendez-vous ce jour pour une convergence historique. Alors que le cortège doit commencer à 14h30, nous découvrons dès midi sur le boulevard Montparnasse une foule déjà très compacte et animée. Sur les étages supérieurs du prestigieux hôtel Édouard VI, les caméras de télévision sont accueillies par des rafales de doigts d’honneur et de « BFM enculés » : dans la très politique bataille de l’image et de l’opinion, le divorce entre la foule et un certain nombre de chaînes d’information traditionnelles semble unanimement consommé.

Boulevard du Montparnasse, aux alentours de midi le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

« Comment peut-on faire une telle propagande à la macronie ? » s’indigne Michel, militant CGT transport et gilet jaune. Il est venu avec sa compagne Caroline, elle-même CGT santé et aussi porteuse d’un brin de muguet : « Voilà, comme ça, on a le rouge, le jaune et le vert la planète. On pense à nos enfants, nos petits-enfants, c’est inacceptable ce qui se passe en ce moment… » Michel renchérit : « Des fouilles comme on en a eues dans le métro aujourd’hui, des passagers que la BAC te sort manu militari des wagons… Il faut remonter à ce que mes parents ont vécu pendant la Seconde Guerre mondiale pour retrouver ça ! » Venus l’un et l’autre défendre une certaine conception du service public, ils déplorent le traitement médiatique qui est fait des gilets jaunes qu’ils ont rejoints à l’acte IV.

Michel et Caroline, le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Prenant le boulevard du Montparnasse vers la tête de cortège située à l’est, on croit retrouver dans la myriade de drapeaux et pancartes qui peuplent le chemin, toutes les causes du monde : la justice sociale, bien sûr, mais aussi des défenseurs de la planète, des sans-papiers, des peuples opprimés, des féministes, des corses, des bretons et bien d’autres. Sur les trottoirs s’est dressée comme une ville dans la ville avec ses lieux de restauration et de convivialité, ses librairies aux ouvrages très politiques et ses points de rencontre. Le pari de la convergence est réussi : ce 1er mai 2019 est rouge et jaune. À l’angle du boulevard Raspail, au niveau de la station de métro Vavin, il devient également noir.

12h35 à proximité de la station Vavin le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

À midi et demi, alors que les forces de l’ordre venues en très grand nombre coupent l’accès à l’avant du cortège pas encore parti, isolant les stands des syndicats de ceux des gilets jaunes, une colonne de plusieurs centaines de Black Blocs remonte le boulevard du Montparnasse pour aller à leur rencontre. Le cortège ne doit démarrer que dans deux heures mais déjà sonne l’heure de la confrontation.

“Patriarcat Assasin”, le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Le défilé avant le défilé : la première bataille

La foule qui ne peut plus avancer se trouve alors regroupée de manière compacte à proximité du point de contact entre les CRS et les Black Blocs, tous casqués et drapés de leurs sombres couleurs. Chez les populations non-combattantes, on trouve des femmes et des hommes dans la force de l’âge comme des personnes apparemment beaucoup plus fragiles. La tension devient plus que palpable dans la nasse qui se forme. Autour de 13h00, les forces de l’ordre opèrent une première charge appuyée par des tirs importants de gaz lacrymogènes. Obligés de reculer contre le courant naturel de la foule, la plupart des manifestants fuient la zone de combat, la gorge et les yeux brûlés, en essayant tant bien que mal d’éviter des bousculades qui pourraient rapidement dégénérer. « Ils ont gazé la CGT ! Ils ont gazé la CGT ! s’écrie une petite dame. J’ai soixante-dix-sept ans et j’ai jamais vu ça, j’ai jamais vu autant de gaz ! »

Boulevard du Montparnasse, aux alentours de 13h00 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Alors que les street medics sont appelés en tous sens, certains manifestants se réfugient sous le porche d’un cinéma UGC qui dispose d’un renfoncement. Là affluent rapidement les personnes les plus fragiles, alors qu’à quelques mètres, les journalistes les mieux équipés observent de près les CRS et les Black Blocs se charger successivement : entre les jets de bouteilles, tirs de flashballs, et grenades de désencerclement, on n’y mettrait pas la main. Aux alentours de 13h45, un groupe important de personnes intoxiquées par les gaz arrive devant les portes du cinéma : « Les femmes et les enfants ! Laissez au moins entrer les femmes et les enfants ! » exige un des hommes qui accompagne les blessés, le visage écarlate. Comme le vigile refuse d’ouvrir, plusieurs hommes décident d’arracher la porte, dans une atmosphère surréaliste, et avec succès. Plusieurs dizaines de personnes s’y mettent finalement à couvert, respectant les lieux comme le demande le vigile qui craint pour son emploi.

Boulevard du Montparnasse, aux alentours de 13h30 au cinéma UGC ©Catfish Tomei

C’est là que nous rencontrons Feré, migrant malien qui distribue La Voix des Sans-Papiers : « C’est mal ce qu’ils font, de gazer comme ça ! On nous empêche de défiler pacifiquement ! » Alors que beaucoup d’autres toussent, suffoquent, pleurent et lâchent quelques jurons sur les forces de l’ordre, l’homme nous raconte qu’il a rarement vu autant de monde un 1er mai : « Je suis arrivé en 2008 et j’ai fait toutes les Fêtes du travail. La préfecture, elle refuse de vous donner des papiers, même quand ça fait onze ans que vous êtes là, que vous travaillez et que vous faites tout ce qu’il faut ! » Alors qu’aux alentours de 14h30, le calme semble être revenu sur le boulevard du Montparnasse, les manifestants sortent après avoir aidé le vigile à remettre la porte arrachée et s’être assurés que tout le monde avait été évacué en bon ordre. Le défilé pouvait alors commencer.

Boulevard du Montparnasse, aux alentours de 14h30 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

 

De l’histoire ouvrière aux gilets jaunes : un 1er mai politique

Dans le cortège, on trouve tous les indices d’une convergence réussie. Il y a d’abord la réappropriation par les gilets jaunes de symboles de la lutte ouvrière : une de leurs pancartes vient ainsi commémorer la fusillade de Fourmies du 1er mai 1891, dans le Nord de la France, qui avait vu périr de nombreux ouvriers sous le feu des forces de l’ordre. À de nombreuses reprises également, on voit apparaître des liens entre les luttes sociales et écologiques : « Fin du mois, fin du monde, même combat ! » scandent ainsi les manifestants. Mais ce qu’on retrouve le plus souvent, c’est l’opposition totale à une galaxie d’adversaires politiques : Emmanuel Macron, le gouvernement, ou encore l’oligarchie des riches. Cette sensation d’unité face à un ennemi commun, on la retrouve dans le témoignage d’une syndicaliste de la FSU (Fédération Syndicale Unitaire), qui utilise sa camionnette pour bloquer les CRS : « Avec toutes leurs violences, les élites et leurs molosses ont réussi à nous mettre tous d’accord ! Qu’ils continuent à lâcher les chiens ! »

Boulevard Raspail, aux alentours de 15h00 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Le rapport à la violence a d’ailleurs beaucoup évolué, jusque dans les rangs des street medics. René, médecin généraliste, qui les a rejoints à l’acte XI des gilets jaunes « celui où Jérôme a perdu son œil », raconte les débats qui traversent les secouristes de rue : « À l’origine, on est là pour soigner tout le monde. Mais il y a un certain nombre de mes coéquipiers qui ne veulent plus s’occuper des flics. Moi je soignerais n’importe qui, même Castaner s’il était blessé. Après, c’est dingue que je dise ça parce que je suis médecin, mais j’en viens à comprendre et même à soutenir les Black Blocks. Parce que je vois la déferlante de violence en face, et que ce sont eux qui prennent le choc pour les autres. »

Equipe de street medics le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Le cortège se poursuit sur le boulevard du Port-Royal et René nous explique également comment s’organisent les équipes de soigneurs : « Ça se passe de manière informelle, sur les réseaux sociaux. On se donne rendez-vous et on forme des équipes. Il y a des infirmières et infirmiers, des pompiers, des secouristes et, je le regrette, très peu de médecins. Je dirais que j’ai même honte du silence et de l’inaction de ma profession. Vous en avez beaucoup qui gagnent trente à quarante mille par mois, alors forcément… » La foule de manifestants poursuit son avancée, les bataillons de CRS continuent à couvrir les ruelles perpendiculaires aux axes principaux, et tout semble se dérouler relativement pacifiquement, si l’on excepte les noms d’oiseaux qui fusent. Et puis une partie de la foule emprunte la rue Jeanne d’Arc laissée libre et là, les choses basculent à nouveau.

Une manifestante, le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

La bataille du cygne noir : histoire de la violence

La foule de manifestants, principalement des gilets jaunes et des non-syndiqués, finit son ascension de la rue Jeanne d’Arc pour retrouver sur le boulevard de l’Hôpital un puissant comité d’accueil. « Ils vont nous nasser » crient plusieurs manifestants, et rapidement, les Black Blocs vont au contact des forces de l’ordre. La foule poursuit sa route en direction de la place d’Italie et trouve sur son chemin le commissariat du treizième arrondissement : c’est là qu’ont lieu les affrontements les plus spectaculaires. Alors que le ciel se retrouve assombri par un nuage de lacrymogènes alimenté par des tirs de grenades incessants, les Black Blocs chargent à plusieurs reprises les forces de l’ordre à l’aide d’un charriot de défilé représentant un cygne noir. Symbole de ce qui survient de manière imprévisible avec des conséquences considérables, ce cygne noir n’est pas sans rappeler les phénomènes politiques du moment.

Rue Jeanne d’Arc, aux alentours de 16h00 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Cette bataille du cygne noir qui débute peu avant 16h00 voit le cortège à nouveau tronçonné par les CRS, et les manifestants sont progressivement repoussés en arrière et dans les voies secondaires, que d’autres boucliers venus à revers transforment rapidement en impasses. Depuis la rue Édouard Mannet, on peut voir les charges successives de part et d’autre, surplombées par des jets de pierres et de bouteilles de verre. Partout, des éclats de caoutchouc et des grenades viennent percuter les murs et les vitres de voitures. Les blessés, parfois des riverains et promeneurs surpris de se retrouver au cœur de la bataille, sont pris en charge par des street medics appelés en tous sens. Bientôt, les manifestants abandonnent le terrain et refluent vers le nord, à l’opposé de la place d’Italie.

Le cygne noir, boulevard de l’Hôpital, le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

En quittant la foule vers 17h, comme arrivant dans un monde parallèle, on est surpris de retrouver en quelques rues les habitants de Paris qui vivent ici et là un quotidien bien normal si l’on excepte les allées et venues permanentes de fourgonnettes de police. Désormais loin du choc, on rencontre Paul, manifestant fortement engagé dans les protestations des dernières années. « Depuis la Loi Travail, il y a eu une explosion de la violence policière. C’est pas une confrontation au sens strict, car on est que du gibier. La spécificité de cette année, c’est qu’il y a eu d’autres défilés avec d’autres points de départ et d’arrivée. Le jeu du manifestant et du gendarme s’est fait dans différents endroits de Paris, beaucoup plus que l’an dernier et là, avec beaucoup plus d’échanges effectifs. Les voltigeurs fonçaient comme des personnages secondaires d’Easy Rider dans tout le quartier. Mais sur le cortège principal, c’était une version soft du dernier 1er mai où la BAC chargeait de manière ultra-violente pour faire des arrestations ciblées. Ils veulent moins passer pour des tarés qui arrêtent au hasard. »

Rue Mannet, aux alentours de 16h30 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Quand on demande à Paul le pourquoi de cette moindre violence, quelques hypothèses sont formulées : la préfecture a-t-elle revu sa copie pour mettre en œuvre la même stratégie de division du cortège à moindre coût ? Ou bien la plus grande visibilité médiatique de cette Fête du travail a-t-elle forcé le pouvoir à s’assagir ? Quoiqu’il en soit, alors que le dernier 1er mai avait été marqué par les exactions d’Alexandre Benalla et de Vincent Crase, marquant une forme de toute-puissance du pouvoir, force est de constater qu’un an après, le 1er mai 2019 consacre la fin définitive de l’état de grâce d’Emmanuel Macron. Le gouvernement a trouvé aujourd’hui une opposition populaire plus soudée encore par cette journée qui fut multicolore.

“Benallaversaire”, le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

 

Réforme de la SNCF : quand “modernité” rime avec retour au siècle dernier

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Locomotive à vapeur

A l’hiver 1995, Alain Juppé et son gouvernement s’étaient heurtés, après avoir annoncé une réforme des régimes spéciaux de la SNCF, à une mobilisation d’une ampleur inédite depuis mai 68, rythmée par trois semaines de grève. Le Premier ministre avait ainsi été contraint de céder face à des grévistes largement soutenus dans l’opinion publique. Il est aujourd’hui intéressant de rappeler cet épisode, alors que le gouvernement actuel promet lui aussi une réforme de la SNCF, qui comprend notamment la remise en cause du statut des cheminots. « En 1995 nous avons fait sauter Juppé, en 2018 on fera sauter Philippe », a d’emblée averti la CGT-Cheminots, pointant du doigt un « passage en force » du gouvernement, après l’annonce par le Premier ministre Édouard Philippe d’un nouveau recours aux ordonnances. Si les syndicats tiennent à cette analogie, qu’en est-il vraiment ?

Le rapport Spinetta, un texte inquiétant

Le 15 février dernier, le Premier ministre Édouard Philippe a en effet rendu public le « rapport Spinetta », qui vise à préparer une « refonte du transport ferroviaire » en profondeur. Si le gouvernement s’est estimé satisfait de ce « diagnostic complet et lucide », pour les syndicats CGT-Cheminots et SUD-rail, il annonce tout simplement la fin du « système public ferroviaire ».

Parmi les 43 propositions avancées par l’ancien PDG d’Air-France, ce rapport préconisait notamment la fin du statut des cheminots, la transformation de la SNCF en société anonyme privatisable, l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire et la fermeture de 9 000 km de lignes, jugées non-rentables.

La CGT-Cheminots a dénoncé d’emblée ces préconisations, qui « constituent une attaque inédite contre le transport ferré public et contre celles et ceux qui, au quotidien, font le choix du train, quelle que soit la région ou le territoire. », ajoutant que « le gouvernement s’apprête à confisquer à la nation son entreprise publique ferroviaire », avant d’appeler à la grève et à une journée de mobilisations le 22 mars.

Le gouvernement contraint à agir rapidement

Édouard Philippe a donc, une dizaine de jours seulement après la remise du rapport Spinetta, annoncé les principaux axes pour bâtir ce nouveau « pacte ferroviaire ». Celui-ci repose sur la fin du recrutement au statut de cheminot à la SNCF, le Premier ministre suivant ici à la lettre les recommandations du rapport. Pour boucler la réforme avant l’été, l’exécutif a lancé dans la foulée une concertation avec les syndicats, les élus locaux et les représentants d’usagers. Les discussions concernant l’ouverture à la concurrence pour les TGV et les TER ont déjà commencé. Puis, à partir de mi-mars, elles porteront sur l’organisation future de la SNCF, et enfin, à partir de début avril, sur l’avenir du statut des cheminots.

Comme cela avait déjà pu être le cas avec la réforme du Code du Travail, la présentation de ce rapport, délibérément offensif et extrême dans ses préconisations, permet au gouvernement de passer a posteriori pour modéré dans ses mesures. Édouard Philippe a insisté en ce sens sur sa décision de renoncer au projet de suppression des 9 000 km de lignes non-rentables, mesure la plus décriée avec 79% d’opinion négative selon le baromètre Odoxa de février, remettant en cause la mission d’intégration des territoires au cœur du service public ferroviaire. Une manière habile, il faut l’avouer, de désamorcer une contestation potentiellement mobilisatrice sur ce thème.

Le gouvernement n’a donc pas tardé à préparer ce plan de réforme de la SNCF, conscient que la mise en marche rapide de réformes permet à Emmanuel Macron d’asseoir son capital politique, tant auprès de ses électeurs que des sympathisants de droite. Cette posture de président mobilisé, en ordre de bataille, dégainant ordonnance sur ordonnance, renvoie certes à une forme assez classique de bonapartisme, mais peut aussi comporter en même temps (sic) une forte dimension populiste, en cela que le gouvernement, et ses relais médiatiques, stigmatisent une catégorie de la population – accusée d’être « privilégiée » – sous prétexte que ses acquis sociaux nuiraient au reste de la population du pays. La mise à l’écart des corps intermédiaires que sont les syndicats et la représentation nationale, à travers le recours annoncé aux ordonnances, fait donc partie intégrante de sa stratégie d’un pouvoir politique vertical et efficace, d’une forme de populisme néo-libéral, qui s’appuie ici sur la représentation stéréotypée de cheminots « privilégiés » et « tout le temps en grève », hélas très ancrée au sein de la population.

Le statut des cheminots, bouc-émissaire de la réforme ?

Concentrer la communication autour de la réforme de la SNCF sur cette suppression du statut des cheminots présente donc un avantage que l’exécutif espère décisif, à savoir isoler les cheminots dans la défense de leurs acquis  sectoriels, conservateurs et égoïstes.

Les cheminots auront sur ce point certainement plus de mal qu’en 1995 à rallier l’opinion publique à leur cause. Selon un autre sondage Odoxa publié le 1er mars, « les Français sont unanimement favorables à la suppression du statut de cheminot : cette décision est très largement approuvée (72%) et fait consensus au niveau sociologique et même politique. » Logiquement dès lors, « près de 6 Français sur 10 (58% contre 42%) estiment injustifiée la mobilisation envisagée par les syndicats pour s’opposer à la réforme de la SNCF ». Des chiffres qui peuvent rassurer Édouard Philippe, dont le mentor, Alain Juppé, avait justement trébuché sur ce même sujet il y a près d’un quart de siècle …

Il faut dire que la situation sociale a changé depuis cette période. La crise économique de 2008, avec la flambée du chômage et de la précarité, semble avoir joué un rôle indéniable dans cette désolidarisation de l’opinion publique, dans un contexte d’affaiblissement de la qualité des prestations de l’entreprise, entre retards et hausse des prix.  De quoi interroger les moyens de mobilisation auxquels pourront avoir recours les syndicats.

Avec Macron, retour en 1920

Pour saisir l’ampleur du recul historique que représente cette réforme, encore faut-il rappeler les conditions de la naissance de ce statut des cheminots. En effet, lorsque celui-ci est créé en 1920, le transport ferroviaire est un marché concurrentiel disputé par des compagnies privées. Le statut des cheminots apparaissait dès lors comme un moyen d’harmoniser les conditions de travail et de vie des travailleurs de ce secteur stratégique, exposés à une forte pénibilité. Or, le gouvernement annonce la mise en concurrence de la SNCF, en supprimant son monopole sur le transport ferroviaire, tout en supprimant dans la foulée ce statut historique.

Comme si Marthy MacRon prenait le train de Retour vers le futur, pour revenir à cette époque. C’est en effet un retour en arrière, antérieur à 1920, que prépare le gouvernement, qui compte faire d’une pierre deux coups : libéraliser le transport ferroviaire en l’ouvrant à la concurrence, et renier le statut des cheminots qui ne s’appliquerait plus qu’à la SNCF, en pointant du doigt un potentiel handicap pour l’entreprise, en situation de concurrence.

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Un groupe de cheminots du PLM devant une locomotive Pacific, en 1912.

Certes, si l’on en croit Charles Consigny, on peut se dire qu’« à la SNCF ils vous disent que leur quotidien c’est Germinal alors qu’ils finissent à 17h ». Si l’on peut tout d’abord s’étonner de cette affirmation, puisqu’il peut arriver de voir passer parfois des trains après cinq de l’après-midi, on peut également se dire que c’est justement grâce à ces acquis, que le quotidien des cheminots n’est plus – tout-à-fait – celui des mineurs décrits par Zola. Peut-être que Charles Consigny aimerait en revenir à ce temps, remarque, cela n’est pas inenvisageable. Mais les prochaines semaines risquent d’avoir davantage un air de Bataille du rail …

Vers une société anonyme privatisable ?

Car les syndicats apparaissent en ordre de bataille, pour lutter contre une autre mesure prévue par cette réforme : la transformation de SNCF Mobilités, la branche de la SNCF gérant les trains, en société anonyme « à capitaux publics détenue en totalité par l’État », afin de satisfaire les exigences européennes. Un statut qui la rendrait tout simplement privatisable, si une nouvelle loi en décidait ainsi.

L’entretien du réseau et son développement, secteurs qui génèrent le plus de dépenses et le moins de bénéfices, resteraient bien sûr à la charge du contribuable. Dans le même temps, nul besoin de prévenir que l’introduction de compagnies privées pour concurrencer l’opérateur public réduira de façon dramatique les recettes générées par le trafic pour la compagnie jusqu’ici en situation de monopole. Un énième moyen de privatiser les profits et de socialiser les pertes.

De même, rappelons que c’est la construction des LGV qui a essentiellement contribué à augmenter la « dette » de la SNCF, tout en bénéficiant largement au privé, à travers des partenariats public-privé juteux pour les géants du secteur. Dans un article intitulé « LGV Tours-Bordeaux : Vinci nous roule à grande vitesse ! », ATTAC révélait les dessous de ce genre de partenariats : Lisea, une filiale de Vinci, qui devait intégralement financer la ligne, n’a finalement investi que 2,4 milliards d’euros sur les 7,6 de coût total. Pourtant, cette entreprise touche bel et bien l’intégralité des taxes de péages, à chaque fois qu’un TGV emprunte ces lignes.

Plus que le statut des cheminots, qui apparaît avant tout comme un acquis social historique défendu par des acteurs stratégiques du service public, ce sont donc ces partenariats public-privé, facilités par la politique du « tout-TGV », qui apparaissent comme la source principale de l’endettement de la SNCF. Autant dire qu’assainir les comptes de cette entreprise publique ne passera pas par une libéralisation du transport ferroviaire, qui privatiserait sensiblement les activités rentables, tout en faisant porter le poids des dépenses d’entretien et d’investissement dans de nouvelles infrastructures sur la collectivité. Une utopie libérale pourtant bientôt réalisée ? À quelques ordonnances près, manifestement.

 

 Crédits photo :

Un groupe de cheminots du PLM, 1912, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cheminots_du_PLM.jpg

 

Réforme du marché du travail : les entreprises aussi seront perdantes, par David Cayla

Emmanuel Macron va-t-il réformer le marché du travail par ordonnances malgré une majorité écrasante à l’Assemblée ? Oui, probablement, car c’est son projeeeeet !! David Cayla, économiste de plus en plus atterré, nous explique ci-dessous pourquoi.

Si l’on sait que les salariés seront, une fois de plus, les grands perdants de la réforme, il se pourrait que les entreprises, notamment les TPE-PME, soient durement “impactées” (comme on dit dans les Start up nations) elles aussi. Il se pourrait aussi que le dialogue social en sorte, contrairement à ce qu’on nous dit et redit, durement affaibli. 
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Fort d’une majorité pléthorique, le gouvernement En marche devrait très vite s’atteler à la première des grandes réformes du quinquennat, celle du marché du travail. Les ordonnances sont-elles toujours d’actualité ? Rien dans le discours gouvernemental ne laisse présager que sa très large victoire aux législatives l’amène à réviser sa méthode. Car la procédure par ordonnances permet d’empêcher le Parlement de déposer des amendements en ne lui laissant la possibilité que d’approuver ou de rejeter en « bloc » l’ensemble du projet tel qu’il aura été conçu durant l’été. C’est un double avantage pour le président. D’une part cela accélère et simplifie la procédure, d’autre part cela interdit toute dénaturation parlementaire du projet gouvernemental.
UNE MÉTHODE AUTORITAIRE
Il faut dire que lorsqu’il était conseiller à l’Elysée, Emmanuel Macron a pu mesurer la difficulté pour un gouvernement de faire passer ce genre de textes. Moins d’un an après son élection, la majorité socialiste s’était alors déchirée pour transposer dans la loi l’accord national interprofessionnel (ANI) signé en janvier 2013 entre les organisations patronales et trois organisations syndicales (CFDT, CFE-CGC et CFTC). La question des accords « compétitivité-emploi » avaient entrainé une bataille de tranchée entre les députés socialistes dont certains furent affublés du sobriquet de « frondeurs ». L’un d’entre eux, Jérôme Guedj raconta par la suite dans Mediapart comment la bataille d’amendements avait fini par faire que« l’ANI ne soit plus tout à fait l’ANI ».
Il est clair qu’Emmanuel Macron ne souhaite pas prendre un tel risque. C’est la raison pour laquelle il y a tout lieu de penser que quelle que soit l’étendue et la docilité supposée de sa majorité il réformera bien le droit du travail par ordonnance.
Sur le fond, le gouvernement prétend que rien n’est acté et que tout dépendra des discussions et des rencontres qui se tiendront au cours de l’été avec les syndicats et le patronat. Mais le fait même de parler de « concertation » et non de « négociations » signifie bien que le gouvernement ne s’engage pas à déboucher sur un accord. On peut donc légitimement penser qu’il sait parfaitement ce qu’il veut imposer comme réforme et que l’objet des discussions estivales n’est pas de permettre aux « partenaires sociaux » de « co-construire » la loi mais de trouver jusqu’où le gouvernement pourra aller dans la libéralisation. Les discussions serviront à tester les limites de l’acceptable afin, espère-t-il, de désamorcer le pouvoir de nuisance des organisations syndicales. En somme, le choix de la procédure et la manière dont le gouvernement entend mener les discussions témoignent d’une logique bien plus autoritaire que ce qui est affiché.
 
DÉPLACER VERS L’ENTREPRISE LE CHAMP DE LA NÉGOCIATION SOCIALE
Mais à force d’habiletés tactiques Emmanuel Macron risque d’oublier de se poser d’autres questions pourtant bien plus fondamentales, et en premier lieu de se demander si la réforme qu’il envisage est vraiment nécessaire et souhaitable pour les entreprises. La philosophie du projet est relativement claire : il s’agit d’élargir la capacité des employeurs à négocier des accords d’entreprise en allégeant les contraintes qui les encadrent aujourd’hui strictement. Parmi les pistes envisagées, les caractéristiques du CDI pourraient être négociées au niveau de l’entreprise en prévoyant par exemple des conditions de licenciement plus larges que celles qui existent. L’employeur pourrait également, par accord d’entreprise, suspendre certaines dispositions des contrats de travail existants sans avoir à passer par un avenant c’est-à-dire sans l’accord formel des salariés concernés. Un refus de leur part permettrait ainsi à l’entreprise de procéder à un licenciement automatiquement justifié. Par ces dispositifs, l’accord d’entreprise pourrait imposer ses normes au contrat de travail, ce qui signifierait qu’une grande partie du pouvoir de négociation serait transférée de l’individu vers l’entreprise.
Un autre volet de la réforme concerne l’inversion de la hiérarchie entre les négociations de branche et les négociations d’entreprise. Aujourd’hui, des rémunérations et des conditions de travail minimales sont négociées au niveau de la branche c’est-à-dire entre les représentants des salariés et des employeurs d’un même secteur. Ces négociations sont essentielles pour deux raisons. Tout d’abord parce qu’elles simplifient les négociations d’entreprise, notamment pour les TPE / PME qui ne disposent pas forcément de représentants syndicaux pour nouer des accords d’entreprise. Pour ces dernières, la branche prend à sa charge le poids des négociations, parfois complexes, sur lesquels salariés et employeurs doivent s’entendre. L’autre rôle des accords de branche est de suspendre la rivalité entre des entreprises en concurrence en leur permettant de s’entendre sur des normes sociales communes.
 
UN PROJET QUI AFFAIBLIT LES ENTREPRISES
Le gouvernement prétend qu’en privilégiant l’accord d’entreprise sur le contrat d’une part et sur la branche d’autre part, il ouvre le champ de la négociation entre employeurs et employés. Mais c’est exactement le contraire qui risque de se produire. À quoi bon négocier un accord de branche si une entreprise du secteur peut à tout moment y déroger ? Comment faire confiance à un employeur au moment de négocier son contrat si à tout moment certaines dispositions de ce contrat peuvent être suspendues ? Au lieu d’étendre le champ de la négociation, on le déplace. Mais on ne le déplace pas n’importe où : on le met précisément là où l’employeur se trouve en situation de force, c’est-à-dire dans l’entreprise.
Or, remplacer un système où la plupart des relations employeurs / employés se négocient collectivement dans le cadre des branches professionnelles par un système où l’essentiel des négociations se trouve relégué au niveau des entreprises est particulièrement inefficace. D’une part cela oblige toutes les entreprises à négocier des accords complexes là où auparavant elles pouvaient mandater des représentant aguerris le faire au niveau de la branche ; d’autre part c’est la porte ouverte à des stratégies de dumping qui risquent de favoriser les entreprises qui parviendront le mieux à s’affranchir des normes de branches.
Imaginons par exemple que la loi permette à chaque entreprise de négocier librement ses horaires et ses dates d’ouverture. Deux commerces concurrents s’affrontent pour une clientèle précise. L’un des deux (a priori celui qui va le moins bien), négocie avec ses salariés la possibilité d’ouvrir tous les dimanches afin de capter une partie de la clientèle de l’autre magasin. La stratégie fonctionne, il gagne quelques clients que perd son concurrent. Ce dernier est alors contraint lui aussi d’ouvrir les dimanches et récupère la clientèle perdue. Au final aucun magasin ne gagne quoi que ce soit dans l’affaire. Au contraire, en ouvrant davantage de journées ils augmentent tous les deux leurs frais de fonctionnement sans augmenter globalement leur chiffre d’affaire. Les deux entreprises sont donc perdantes. Si la branche professionnelle avait pu imposer une norme claire sur les dates et les horaires d’ouverture cela aurait permis d’éviter que les entreprises s’enferment elles-mêmes dans une concurrence destructive.
 
LES GRANDES PERDANTES : LES PME ET TPE
On le voit, les entreprises n’ont pas forcément intérêt au contournement des accords de branche. Mais le plus grave c’est aussi qu’elles ne sont pas toutes à égalité dans la capacité de conclure des accords d’entreprise. Les grandes entreprises disposent de ressources RH et de la présence de permanents syndicaux avec lesquels il est possible de conclure rapidement des accords. Pour les PME, et en particulier pour les entreprises de moins de dix salariés, récupérer la charge de la négociation auparavant déléguée à la branche constitue un véritable problème. En l’absence de représentants syndicaux elles ne peuvent négocier des accords et doivent se contenter des dispositifs de branche. Le danger a été souligné jusque dans les milieux patronaux puisque certains estiment même que cette réforme risque de donner un « avantage concurrentiel aux grandes entreprises ».
Pour éviter que cette réforme ne pénalise les PME le gouvernement envisage donc d’élargir la possibilité du recours au référendum d’entreprise. Depuis la loi El Khomri, les employeurs peuvent déjà nouer des accords par référendum à condition que ceux-ci aient été préalablement ratifiés par des syndicats quireprésentent au moins 30% du personnel. L’une des pistes envisagée par le ministère du travail serait de permettre aux employeurs d’organiser des référendums en l’absence de tels accords, c’est-à-dire à leur seule initiative. Pour comprendre la portée de cette mesure, il suffit d’imaginer le pouvoir que cela confère à l’employeur. Au cours d’une négociation celui-ci pourrait à tout moment décider de rompre les discussions en interrogeant directement les salariés. Or, dans un référendum, il n’est plus possible de discuter du contenu de ce qui est proposé. On doit trancher de manière binaire en votant « oui » ou « non ». C’est le contraire de la démocratie sociale qui elle, implique d’aller dans le détail des sujets en élargissant le champ des discussions non seulement aux besoins de l’employeur mais aussi aux revendications des salariés. Permettre au patron d’organiser des référendums revient donc à lui accorder un pouvoir plébiscitaire qu’il pourra utiliser pour court-circuiter des négociations avec les représentants des salariés. Concrètement, cela revient à un affaiblissement considérable du dialogue social au sein des entreprises.
 
DESTRUCTION PROGRAMÉE DU DIALOGUE SOCIAL
Au final on voit bien ce que l’ensemble du projet implique. Il s’agit non pas d’élargir le champ de la négociation sociale mais au contraire de le restreindre au niveau de l’entreprise et de le dénaturer en donnant à l’employeur des pouvoirs considérables qui vont structurellement affaiblir le pouvoir de négociation des syndicats. N’oublions pas que le projet prévoit par ailleurs, comme l’a rappelé la nouvelle ministre du travail, de faire disparaitre de nombreuses instances représentatives des salariés qui constituent autant d’espaces de discussion (CE, CHSCT…). Si les employeurs peuvent avoir l’impression de s’y retrouver à court terme, la disparition du dialogue social dans les entreprises risque d’entraîner une véritable catastrophe économique. Les spécialistes des entreprises et des organisations le savent depuis longtemps : une entreprise qui fonctionne bien a besoin de s’appuyer sur des salariés impliqués dans la démocratie sociale. Le risque est que les dirigeants, à force de ne plus parler aux représentants du personnel, finissent par se couper de la réalité de leur propre organisation et en viennent à prendre des décisions désastreuses. On ne compte plus les entreprises françaises dirigées par des équipes de direction autistes qui ont fini par pousser leur propre groupe dans l’abîme.
Si le capitalisme français souffre d’une chose ce n’est certainement pas de trop de dialogue social. On peut à ce titre rappeler que les entreprises industrielles allemandes doivent justement une partie de leurs performances à leur modèle de cogestion qui donne de larges pouvoirs aux syndicats, ce qui contraint les employeurs à négocier avec les représentant du personnel la plupart de leurs décisions stratégiques. En portant un projet qui va à rebours de ce modèle et qui vise à faire des patrons français des autocrates dans leur propres entreprises, le gouvernement prépare en fait l’affaiblissement durable du système productif français. Mais il démontre aussi, par sa méthode autoritaire, par le choix de court-circuiter le débat parlementaire, par l’absence de véritables négociations avec les organisations syndicales, qu’il ne fait en fait que généraliser aux entreprises sa propre méthode de gouvernement.

Le Pen : un programme de guerre sociale

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©Rémi Noyon

43%-des-ouviers-votent-Front-National répètent en boucle les médiacrates interchangeables qui se succèdent sur les plateaux de TV, oubliant le fait qu’aux dernières élections, les ouvriers se sont majoritairement abstenus. Bien que l’on puisse attribuer la répétition ad nauseam de cette formule à une forme de fainéantise intellectuelle qui caractérise les journalistes parfumés, le résultat de la manœuvre est simple : faire du FN le parti des classes populaires et le seul opposant aux partis de l’oligarchie. Voyons ce qu’il en est réellement.

Le FN aux avants-postes pour pilonner les lignes arrières syndicales

Si en matière sociale, Marine le Pen navigue à vue, au gré des sondages et des équilibres de son parti, le Front National a une constante : s’attaquer aux syndicats. Le FN s’infiltre dans chaque brèche ouverte par les gouvernants pour décrier les syndicats et les acquis sociaux. Ce fut déjà le cas en 2010, lorsque Marine Le Pen traitait les manifestants et les grévistes qui luttaient contre le passage à la retraite à 62 ans de “gréviculteurs” et “d’émeutiers”. Le Pen passe son temps à aboyer avec la meute pour présenter les syndicalistes comme des violents “crasseux” qui s’habillent “en pyjama” – selon l’expression utilisée par Marion Maréchal Le Pen – et qui passent leur temps à faire la grève. Des fainéants qu’on vous dit ! Cette haine anti-syndicale, le FN l’a aussi exprimée lors des manifestations contre la Loi El Khomri. La patronne du FN fut étonnamment silencieuse lorsqu’il s’agissait de défendre les travailleurs en lutte insultés par la bonne société. Et pour cause : il lui fallait gérer les équilibres au sein de son parti. Voir le peuple relever la tête sur des thèmes sociaux ne la mettait pas vraiment à l’aise.

Lorsqu’elle est enfin sortie de son silence, la châtelaine de Montretout insultait les syndicats et plaidait pour l’interdiction des manifestations. Ainsi, le 20 mai, sur Europe 1, elle réclamait l’interdiction de toutes les manifestations contre la loi El Khomri. Elle affirmait, d’un ton péremptoire : « pendant l’état d’urgence, il n’y a pas de manifestations ». Un mois plus tard, le pouvoir socialiste lui donnait satisfaction en interdisant une manifestation contre cette loi infâme imposée par l’exécutif, sur ordre de la Commission Européenne, avant de se rétracter sous la pression.  Pendant ce mouvement social, le clan Le Pen a exprimé tout le dégoût que lui inspirait l’organisation des travailleurs autour des syndicats. Ainsi, pour Louis Aliot, vice-président du parti « la grève est un système archaïque » et « les revendications de la CGT et Sud sont corporatistes » (12 juin dans Le journal du centre). Une vidéo sur le site du parti affirmait clairement que « Le verrou syndical est le premier verrou à faire sauter pour débloquer l’économie » ! Marion Maréchal-Le Pen a passé son temps à dénigrer la CGT : « Nos compatriotes sont pris en otage par deux minorités : le Gouvernement, dépourvu d’une réelle majorité parlementaire, et la CGT, syndicat groupusculaire, organisation d’extrême-gauche, ultimes adeptes d’une lutte des classes périmée ».

Une cible pour le FN comme pour les gouvernements : le Code du Travail

Pour Le Pen, comme pour Macron et Fillon, l’une des priorités pour recréer de l’emploi, c’est de casser le Code du Travail. Tout cela manque de flexibilité, de compétitivité, de simplicité, et de modernité. En bref, les salariés coûtent trop chers. Il faut donc “réformer le marché du travail”. Ainsi, Marion Maréchal Le Pen disait clairement que « La réforme du droit du travail est une partie de la solution ». On croirait entendre Macron ou son clone Sarthois. D’ailleurs, les parlementaires FN ont profité de la courte discussion parlementaire sur la loi El Khomri pour matraquer les travailleurs.  A l’Assemblée comme au Sénat, aucun des parlementaires FN n’a voté les motions de rejet préalable du projet de loi.  Les parlementaires FN n’ont déposé aucun amendement contre l’inversion de la hiérarchie des normes, la baisse de la rémunération des heures supplémentaires ou encore contre la facilitation des licenciements économiques.

Pire, ils ont voulu aggraver le texte en y incorporant toutes les revendications du MEDEF et les ordres de la Commission Européenne qui ne s’y trouvaient pas encore. Certains amendements avaient pour but de supprimer le monopole syndical au premier tour des élections professionnelles. Une vieille demande du Medef que la plupart des candidats LR à la primaire ont repris. Et pour cause : cette suppression permettrait au patronat d’organiser des candidatures qui ne le gêneront pas par la suite. Ils ont même proposé d’autoriser un employeur à imposer unilatéralement le passage au « forfait-jour », ce dispositif jusque-là réservé aux cadres permet de payer un salarié à la journée quelque soit le nombre d’heures qu’il effectue ! La loi El Khomri a étendu ce dispositif à tous les salariés sous réserve d’un accord. Le sénateur David Rachline a souhaité permettre à une PME de licencier dès deux mois de baisses de chiffres d’affaires contre trois dans la loi El Khomri ! Comme le souhaite le Dr Fillon aujourd’hui, les parlementaires FN ont déposé des amendements pour doubler les seuils sociaux, ce qui priverait des centaines de milliers de salariés d’un comité d’entreprise. Le FN qui prétend défendre la retraite à 60 ans a aussi suggéré la suppression du « compte pénibilité », maigre compensation introduite par la Loi El Khomri compte tenu de la casse sociale que provoque cette loi. Côté droits des femmes, le FN a voulu supprimer l’article qui traite de la dénonciation du harcèlement sexuel en entreprise.

Pour masquer cette série d’amendements révélateurs de l’imposture FN, Marine Le Pen a du intervenir pour faire retirer les amendements déposés par sa nièce. Pourtant, loin d’une opposition idéologique, la suppression répond à des objectifs de stratégie politique comme l’a expliqué Marion Maréchal Le Pen sur BFMTV le 27 juin : « Nous avons fait une réunion de travail suite à cela et Marine Le Pen, en effet, a souhaité que nous ne déposions pas d’amendements, non pas tant pour des raisons de fond mais parce que comme elle souhaitait le retrait de la loi, par souci de cohérence, le fait d’amender pouvait ne pas être particulièrement clair. Mais je vous rassure : j’assume parfaitement ces amendements, je les soutiens. ».

Les 144 engagements du FN, un programme de guerre sociale

Loin de la lumière des plateaux de TV, quand il est à l’oeuvre, le FN n’hésite pas à rogner sans vergogne les acquis qui protègent les salariés. Le programme de Marine Le Pen relève de la même fumisterie : des grandes déclarations en faveur des acquis sociaux sur le plateaux, et derrière, dans les petites lignes du programme, une attaque en règle contre l’Etat social. Ainsi, comme elle le répète à chaque fois qu’elle est face à un auditoire libéral, Le Pen est contre la hausse du SMIC ; contrairement à ce que répètent en boucle les journalistes de France 2. Elle l’a dit sur le plateau de Public Sénat le 31 mars 2015 : ”augmenter le SMIC est une mauvaise mesure, elle entraînerait une charge insupportable pour les petites entreprises”. Idem dans une entretien accordé à Valeurs Actuelles le 7 juillet 2016 : “Contrairement à ce que j’entends nous n’avons jamais proposé une augmentation du SMIC”. Marine Le Pen souhaite seulement que les salariés se paient par l’impôt une prime de 1000 euros par an pour les bas salaires, bien loin des 200 euros par mois qu’elle proposait jusqu’alors.

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Sur le temps de travail, Marine Le Pen rejoint aussi Fillon et Macron. Elle est pour le passage aux 39 heures. En clair, elle sucre leurs heures supplémentaires aux salariés. Avant la loi El Khomri, chaque heure supplémentaire était payée 25 % plus cher. La loi El Khomri permet de faire passer cette majoration à 10%. Comme proposé par Emmanuel Macron lors du Forum de Davos, Marine Le Pen souhaite donc faire passer cette majoration à 0% entre la 35ème et la 40ème heure.

“Mais Marine Le Pen est pour la retraite à 60 ans”. C’est ce qu’elle dit mais doit-on pour autant la croire ? Rappelons qu’en janvier 2007, directrice de campagne de Jean-Marie Le Pen, elle affirmait “Il faut dire la vérité aux Français c’est que tout à fait évidemment dans les années à venir, il faudra très probablement augmenter le temps du travail pour une simple et bonne raison, c’est que sinon les retraites ne seront pas payées” Du Fillon dans le texte. Plus récemment, dans une interview accordée à Valeurs Actuelles, Marine Le Pen se justifiait : “Je veux être très claire. La première étape, c’est de créer de l’emploi.  La deuxième est de récupérer les dépenses exorbitantes de l’immigration. Si malgré cela, il apparaît que l’on ne peut pas maintenir notre système de retraite et accorder un départ à 60 ans qui a toujours été subordonné dans notre esprit à la condition d’avoir 40 ans de cotisations alors nous nous tournerons vers les Français en leur disant la vérité : nous avons fait toutes les économies que nous devions faire mais nous avons encore un système de retraite qui est en danger et fragile. Je crois alors que l’Etat se sera montré exemplaire et que les Français accepteront qu’on leur demandera“. Souvent Le Pen qui varie…

Ces déclarations alambiquées ne prennent leur sens qu’à la lumière d’une déclaration de Joelle Meulin, responsable du programme du FN, qui dit : “Nous aurons du mal à rester sur les 40 ans de cotisations”. Le Pen nous fait du Hollande. Elle est contre, elle est pour. On ne sait pas. La vérité c’est qu’elle promet la retraite à 60 ans mais qu’elle prévoit déjà des sacrifices une fois élue. Idem sur le travail le dimanche qu’elle défendait en 2007 avec des arguments on ne peut plus convaincants : “Je veux bien les arguments consistant à dire ‘ah oui la vie de famille, le dimanche’. La vie de famille, s’il s’agit de se regarder en chiens de faïence pour partager un poulet divisé en 12, je ne suis pas certaine que c’est ce que les Français attendent. Ceux qui travaillent le dimanche sont contents sinon ils ne travailleraient pas le dimanche. Laissons aux Français la liberté de travailler s’ils en ont envie. Je ne comprends pas que l’on se pose encore la question de savoir s’il faut, par des lois coercitives, empêcher les Français de travailler comment ils ont envie de le faire.”

Loin des contre-vérités rabâchées ad nauseam par D. Pujadas et F. Lenglet, le programme de Marine Le Pen est un programme de casse sociale. Il reprend tous les fondamentaux libéraux de la Commission Européenne. Comme toujours, l’extrême-droite profite de la confusion et de la perte de repères politique pour arriver au pouvoir en mentant sur sa vraie nature.

Crédits : ©Rémi Noyon