La cause du désastre hospitalier : l’abandon des principes fondateurs de la sécurité sociale

Manifestation pour l’hôpital public – © Ugo Padovani/APJ/Hans Lucas

Nombre de dirigeants politiques, particulièrement en temps de crise, vantent les bienfaits du système de sécurité sociale à la française. Dans leurs bouches, il ne se résume cependant qu’à un moyen de financer la protection sociale. C’est nier au système français de sécurité sociale son caractère le plus spécifique : la mise à l’abri des travailleurs hospitaliers et l’imperméabilité aux logiques de marché, établies avant l’ère néolibérale. Comprendre l’inquiétante « réalité dans nos hôpitaux », qui semble préoccuper Olivier Véran, implique alors de renouer avec les principes fondateurs du régime général de sécurité sociale.

Le désastre hospitalier français

En dépit des conséquences sociales, psychologiques et économiques déplorables qu’elles entraînent, les mesures de confinement sont prises dans une perspective simple : éviter la surcharge des hôpitaux français. Il importe dès lors de poser la question centrale dont découlent toutes les autres : quelle est la cause de la crise de l’hôpital public ?

L’ensemble des soignants déplore le manque de moyens en général dans nos hôpitaux : personnels, blouses, masques, gants, lits [1], médicaments… C’est bien ce manque de moyens qui engendre d’une part la saturation des patients – qu’on ne sait plus comment recevoir –, et d’autre part les scènes surréalistes de soignants équipés de sacs poubelles en guise de surblouses pour se protéger.

Ce manque de moyens accordés à l’hôpital est légitimé par un hypothétique « trou de la sécu » : déficitaire, la sécurité sociale nécessiterait des coupes budgétaires d’envergure pour éviter de crouler sous sa dette et disparaître. Depuis plus de trente ans et sans relâche, toutes les politiques autour de la sécurité sociale vont dans ce sens, et ont légitimé la fermeture de lits qui s’est faite systématiquement contre l’avis du personnel hospitalier, et qui se révèle particulièrement néfaste aujourd’hui.

En plus du manque de moyens dont il dispose, le personnel soignant se plaint régulièrement d’être débordé. Le fait que l’hôpital ne recrute pas suffisamment n’y est pas étranger. La soumission du personnel hospitalier à l’agenda des Agences régionales de santé (ARS) [2] et des directeurs d’hôpitaux, qui relaient des injonctions administratives hors-sol, lesquelles déresponsabilisent et dessaisissent le personnel hospitalier des grandes questions qui le regardent en premier lieu, joue également un rôle important. Si les soignants sont parvenus à jouer leur rôle lors de la première vague contre vents en marées, c’est en grande partie parce qu’ils étaient libérés de certaines des innombrables injonctions administratives et financières qui les contraignent en temps normal.

Manifestation du personnel soignant le 16 juin 2020. © Parti Socialiste/Mathieu Delmestre CC BY-NC-ND 2.0

À l’origine de la crise : la déresponsabilisation du personnel hospitalier

Les discours visant notamment à promouvoir l’action des ARS « au plus près du terrain » méritent à tout le moins un examen critique. Bras armé de l’administration étatique dans la gestion de l’hôpital, les ARS habilitent des bureaucrates et un personnel de direction étranger au corps soignant à décider du sort de l’hôpital public. Ces décisions se prennent à la place du personnel qui y travaille au quotidien.

S’enquérir de la triste réalité des hôpitaux tout en œuvrant à la dépossession des soignants de tout pouvoir sur leur outil de travail semble pour le moins contradictoire. L’ignorance des mécanismes du régime général n’y est pas pour rien.

Toutes les orientations désastreuses auraient ainsi pu être évitées si le personnel hospitalier avait lui-même décidé collectivement du cap à suivre, comme c’était le cas avant que le régime général de sécurité sociale ne soit la cible de contre-réformes. S’enquérir de la triste réalité des hôpitaux français tout en œuvrant quotidiennement à la dépossession des soignants de tout pouvoir sur leur outil de travail semble pour le moins contradictoire. L’ignorance des mécanismes du régime général n’y est pas pour rien.

Un demi-siècle de rupture avec l’esprit du régime général de sécurité sociale

Dans le contexte des années 1960, le « déficit de la Sécu » catalyse progressivement les débats. Elle est ainsi accusée d’être un frein pour la compétitivité du pays, de telle sorte que les finalités initiales du système, qu’elles soient sociales ou politiques, s’effacent au profit d’un débat gestionnaire.

Dès 1958, le général de Gaulle instaure le contrôle des budgets des caisses par l’État, ainsi que la nomination et non plus l’élection des directeurs de caisses. Le décret du 12 mai 1960 marque quant à lui le retour de l’État dans la gestion des caisses, en renforçant le pouvoir des directeurs au détriment des Conseils d’administration élus. Dans une logique semblable, il crée l’École nationale supérieure de la sécurité sociale, qui a l’ambition de former les directeurs de caisse, alors qu’auparavant, ces administrateurs étaient élus par les travailleurs eux-mêmes, à travers des élections sociales qui opposaient les différents syndicats entre eux.

Cette prise de contrôle de l’hôpital public par l’État et ses administrations éloignées des réalités se renforce encore davantage en 1967, avec la décision du général de Gaulle d’instaurer le paritarisme dans les conseils d’administration des caisses du régime général. 

La réduction progressive de la part des cotisations au profit d’impôts dans le financement du régime général – la création de la CSG par Michel Rocard en 1990 en est un parfait exemple – a aussi pour conséquence de favoriser une étatisation de la Sécurité sociale, avec notamment à termes des Projets de Loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) votés chaque année par le Parlement, de telle sorte qu’il revient de façon croissante aux administrations étatiques de décider des orientations de la Sécurité sociale sans prendre en compte l’avis des travailleurs. 

Enfin, le refus de voir dans la subvention un moyen d’investir sans s’endetter – dont la création de la Caisse d’amortissement de la dette sociale mise en place en 1996 par le gouvernement Juppé est une manifestation paradigmatique – constitue un autre leitmotiv caractéristique des politiques qui se succèdent depuis plus de trente ans en France.

Déplorer l’absence de planification étatique lors de la crise du Covid manque donc une partie du problème : cette critique ne donne pas à voir les causes du désastre hospitalier et les principes du régime général de sécurité sociale qui ont été maintes fois bafoués.

Les principes du régime général

À plusieurs égards, le régime général apparaît comme une rupture profonde avec le consensus qui prévalait auparavant. D’abord en ce qu’il amorce un changement dans la définition du travail – décrit notamment par les travaux de Bernard Friot – puisqu’il permet, grâce aux cotisations qui alimentent ses caisses originellement gérées par des travailleurs élus, d’attribuer une qualification aux personnels soignants, retraités et autres parents [3] ; les travailleurs sont ainsi reconnus comme tels hors du champ de la seule mise en valeur de capital.

Surtout, le régime général ouvre la voie à un mode de financement alternatif de l’activité économique : la subvention. Permise par la cotisation, elle est le mécanisme qui permet de changer le régime de propriété de l’outil de travail, ici l’hôpital, afin que le droit du personnel hospitalier à décider des fins et des outils de son travail soit véritablement effectif.

Le régime général, dans sa philosophie, permet donc une émancipation à la fois du travail et de l’investissement des logiques de marché et de rentabilité.

Il existe deux moyens capitalistes de financer l’investissement : le recours au crédit bancaire d’une part, et aux marchés de capitaux d’autre part. Dans les deux cas, cela produit toujours un enrichissement d’agents économiques qui ne contribuent pas directement à la création de valeur par le travail – les prêteurs et les actionnaires.

Le régime général subvertit ces deux logiques en proposant une voie alternative. En socialisant une part de la valeur économique, grâce à la cotisation qui alimente les caisses du régime général, celles-ci sont à-mêmes de subventionner l’investissement sans s’endetter et sans ouvrir la possibilité aux actionnaires de décider des orientations de la production. En d’autres termes, au-delà d’ouvrir la voie à un investissement à plus faible coût – pas d’intérêts à payer ni de dividendes à verser –, la subvention permet d’instituer à grande échelle la copropriété d’usage, conférant aux travailleurs le pouvoir de décider de l’investissement qui les concerne.

Les investissements subventionnés par les Caisses d’assurance maladie à partir des années 1950 ayant rendu possible la construction d’hôpitaux et de CHU en France ont suivi cette dynamique. Ces financements par les cotisations des travailleurs ont permis de marginaliser la propriété lucrative et de poser le personnel hospitalier comme copropriétaire d’usage de l’hôpital.

Renouer avec l’esprit initial de la Sécurité sociale

Au-delà des enjeux de responsabilisation des travailleurs et de libération d’un régime de propriété lucrative qui les dessaisit des fins et des moyens de leur propre travail, le régime général ouvre aussi la voie à ce que les décideurs – devenus les travailleurs – n’agissent et ne décident avec d’autre intérêt que celui de soigner dans de bonnes conditions. Le régime général, dans sa philosophie, permet donc une émancipation du travail et de l’investissement des logiques de marché et de profit.

L’origine de l’inquiétante « réalité dans nos hôpitaux » est donc à chercher dans la succession de réformes qui s’attaquent aux fondements du régime général, par le biais de la fiscalisation de son financement et de la bureaucratisation de sa gestion. Là où les soignants travaillaient, depuis 1946 et avant la succession de réformes libérales, sans la chape de plomb d’une direction éloignée de leurs réalités[4], ils œuvrent désormais pour rembourser un endettement – pourtant évitable grâce à la subvention –, supervisés par une bureaucratie qui n’est que le relais de diktats budgétaires régis par des logiques court-termistes de rentabilité.

Le supposé « trou de la sécu », agité en permanence pour légitimer les coupes budgétaires, n’est que le résultat parfaitement prévisible des politiques qui refusent de voir dans la subvention par les caisses du régime général un moyen alternatif de financer et de produire libérés des impératifs propres à l’endettement et à la finance actionnariale.

La critique des politiques de santé menées par les gouvernements successifs ne prend donc toute sa force que lorsqu’elle donne à voir que le régime général est bien plus qu’un moyen de financer la protection sociale. Le simple fait que l’hôpital n’ait pas à dégager de profits pour faire vivre des actionnaires permet, à n’en pas douter, que l’offre de soins soit accessible au plus grand nombre. Mais là où le régime général émancipe plus encore le travail et l’investissement, c’est en instaurant – grâce à la cotisation qui socialise la valeur et n’habilite pas l’État à décider à la place des travailleurs du quotidien – une copropriété d’usage sur l’outil de production de soins qu’est l’hôpital.

Sans ce retour à l’esprit initial de la Sécurité sociale, les hôpitaux français demeureront soumis à des injonctions de rentabilité contradictoires avec leurs impératifs sanitaires.

Notes :

[1] Les résultats de la Statistique annuelle des établissements de santé de 2019 (SAE : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/er1164.pdf) , de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) révèlent que l’hôpital public a perdu environ 20 000 lits d’hospitalisation complète depuis 2013. Sur la seule année 2019, ce sont 3 400 de ces lits d’hospitalisation complète qui ont été fermés, malgré l’avis défavorable des personnels hospitaliers dessaisis de ces questions par le fonctionnement étatisé et bureaucratique du système de soins.

[2] Créées par Alain Juppé en 1996, les « Agences régionales d’hospitalisation » sont devenues en 2010, par la loi dite HPST – Hôpitaux Patients Santé et Territoires, proposée par Roselyne Bachelot, les « Agences régionales de santé ».

[3] De même que le personnel soignant ne met en valeur aucun capital en travaillant dans l’hôpital public ou que les retraités touchent un salaire pour leur travail hors de l’emploi, la justification originelle des allocations familiales n’est en aucun cas la reconnaissance du coût que représenterait le fait d’avoir plusieurs enfants, mais bien plutôt le fait que les éduquer est un travail, qui implique une qualification et donc un salaire hors de l’emploi.

[4] Sous l’impulsion d’Ambroise Croizat, ministre communiste du Travail et de la Sécurité Sociale, et de Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale.

Coronavirus : la démondialisation écologique est notre meilleur antidote

Photos : Wikimedia commons

L’épidémie de coronavirus se répand désormais de manière anarchique et provoque une véritable psychose. Les causes d’un tel chaos sont multiples, mais il est essentiel de les disséquer si l’on veut se donner les moyens de prévenir de prochaines crises. Destruction de l’environnement, grand déménagement du monde, mercantilisme immoral des laboratoires pharmaceutiques, destruction du service public de la santé… Face à ce grand désordre, seule une écologie politique volontariste peut proposer une feuille de route réaliste. Explications.


La destruction environnementale augmente le risque de pandémie

L’épisode que nous connaissons depuis maintenant bientôt trois mois a une source : le coronavirus rencontre très probablement son patient zéro par l’entremise d’une espèce de chauve-souris, consommée près d’un marché aux animaux de Wuhan, en Chine continentale. D’autres chercheurs évoquent la piste du pangolin, petit mammifère cuirassé menacé de disparition, car chassé et revendu à prix d’or pour sa peau et sa viande. Quoi qu’il en soit, pour le coronavirus comme pour Ebola il y a quelques années, le pathogène nous provient directement de la faune sauvage.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, des centaines de bactéries et de virus sont apparus ou réapparus dans des régions où ils n’avaient jamais été observés. SRAS, grippe aviaire, Ebola, Zika, VIH, coronavirus, etc., 60% de ces pathogènes sont d’origine animale, et deux tiers de ces derniers proviennent d’animaux sauvages. Si les interactions entre les hommes et les microbes issus du milieu sauvage ont toujours existé, comment expliquer cette augmentation récente de la fréquence d’apparition des épidémies ?

Comme l’explique Sonia Shah dans son article pour Le Monde diplomatique, la destruction méthodique de l’environnement par l’extractivisme forcené a provoqué un phénomène d’atomisation, d’archipélisation du monde sauvage. Les animaux n’ont d’autre choix que de déborder sur les milieux humains, car les humains s’installent partout. Conséquence logique : les chances pour qu’un virus, qui n’est pas dangereux pour son animal porteur, entre en contact avec un organisme humain augmentent.

Une étude sur Ebola menée en 2017 a montré que les apparitions du virus, porté initialement par des chauves-souris, sont plus fréquentes dans les zones d’Afrique équatoriale ayant subi des déforestations récentes. En rasant leurs forêts, les chauves-souris sont poussées à aller se percher sur les arbres des jardins. Il suffit qu’un humain croque dans un fruit déjà mordu par une chauve-souris, et donc couvert de salive, ou se fasse mordre en tentant de la chasser, pour qu’un virus pénètre son organisme.

Globalement, c’est un fait, la destruction des habitats, qui représente la première cause de la 6e extinction de masse, dérégule la biodiversité. Selon l’UICN, sur les 82 954 espèces étudiées aujourd’hui, 23 928 sont menacées. Parmi elles, on compte : 13 % des oiseaux, 26 % des mammifères et 42 % des amphibiens. La disparition de la biomasse d’insectes est encore plus phénoménale puisqu’elle est 8 fois plus rapide que celle des autres espèces animales. En Europe occidentale, nous en aurions perdu 75% en 30 ans. Or cette biodiversité de proies et de prédateurs empêche les parasites, dont les porteurs de virus comme les moustiques ou les tiques, de se multiplier outre mesure. Selon une étude conduite dans 12 pays, les moustiques sont ainsi deux fois moins nombreux dans les zones boisées intactes que dans les zones déboisées[1].

En somme, si l’on veut limiter le risque de propagation des pathogènes, il faut permettre à la nature d’ériger de nouveau ses barrières biologiques. En termes de politiques publiques, cela passe avant tout par une transition agroécologique d’ampleur, faisant la part belle aux arbres, aux haies… et la guerre aux pesticides, principale cause de la disparition du vivant. Cette note très complète de l’Institut Rousseau explique comment sortir complètement des pesticides en moins de 10 ans. Dans un même élan, la lutte contre la déforestation, nationale ou importée, doit être implacable. Plus de 80% de la déforestation est à visée d’exportations agricoles, de viande notamment. La puissance publique doit donc s’atteler, pour limiter le risque de pandémie, à combattre l’élevage industriel au profit d’un élevage local, intégré dans les cycles agroécologiques.

Seules les forces politiques qui proposent une telle orientation sont en cohérence avec l’objectif de diminution des risques de pandémie, mais il faut voir plus loin. Dans les pays du Sud, la déforestation est également largement motivée par la nécessité de prélever du bois de chauffe et de cuisson. Ce phénomène ne peut être combattu sans une politique de codéveloppement écologique, visant par exemple à électrifier les usages du bois : four solaire, chauffage électrique… Parmi les acteurs politiques, n’envisager qu’un repli sur soi, lorsqu’on est un pays comme la France, n’est donc pas à la hauteur des enjeux sanitaires.

Le changement climatique augmente également les risques sanitaires

Le changement climatique impacte de nombreuses façons notre vulnérabilité aux pathogènes.

En premier lieu, avec l’augmentation de la température, le cycle de l’eau est bouleversé : avec +1,1°C par rapport à l’ère préindustrielle, l’évaporation de l’eau est 7% plus élevée que la normale. Il en résulte à la fois davantage de sécheresses et des pluies diluviennes. La combinaison des deux entraîne généralement un durcissement des sols et une stagnation plus longue des eaux, qui n’arrivent plus à pénétrer la terre. Des conditions idéales pour le développement du choléra par exemple, dont les bactéries remontent les cours d’eau depuis la mer. Les moustiques, qui se reproduisent dans l’eau stagnante, s’en trouvent également avantagés.

Les anophèles, une espèce de moustique originaire d’Égypte et principaux porteurs du paludisme, sont en pleine expansion vers nos latitudes, à cause du réchauffement climatique. Résultat, l’Organisation mondiale de la santé estime que le changement climatique entraînera 60 000 décès supplémentaires liés au paludisme chaque année entre 2030 et 2050, soit une augmentation de près de 15 % par rapport à aujourd’hui. Le moustique tigre, vecteur de plus de 20 virus dangereux, dont le Zika, le chikungunya, la dengue et fièvre jaune, n’est pas en reste. En 2050, 2,4 milliards d’individus seront à sa portée, dans son aire de répartition.

La fonte du permafrost, dans le cercle arctique, pourrait également libérer des glaces de dangereux pathogènes oubliés, comme l’anthrax ou la grippe espagnole – qui avait fait plus de morts que la Première Guerre mondiale en 1918-1920, avec plus de 50 millions de victimes. La multiplication des événements extrêmes, comme les ouragans ou les inondations, affaiblit également les communautés humaines en détruisant les infrastructures et en désorganisant les chaînes d’approvisionnement. Les migrations climatiques, si elles sont si massives qu’annoncées par l’ONU – entre 250 millions et 1 milliard de réfugiés climatiques en 2050 – peuvent faciliter la propagation de pathogènes.

Pour ces raisons, la lutte contre le changement climatique et la prévention des risques sanitaires ne peuvent qu’aller de pair. Mais si le néolibéralisme s’avère incapable de réguler seul sa consommation d’énergies fossiles – responsables à 71% du réchauffement climatique – et d’alléger sa prédation sur les milieux, il faut comprendre que cette logique destructrice expose également davantage nos organismes. L’effondrement de la biodiversité animale a son corolaire méconnu : l’effondrement de la biodiversité dans le corps humain.

Un affaiblissement tendanciel des défenses immunitaires humaines

Nous ne pourrions pas survivre sans les quelques deux kilos de microbes que nous hébergeons. Ces milliards de microorganismes sont présents sur notre peau, dans nos muqueuses et dans nos intestins. Ils sont spécialisés pour traiter telle ou telle substance présente dans un aliment par exemple. Ils les prédigèrent, synthétisent des molécules essentielles à l’organisme : notre corps veille à cette symbiose en maintenant un environnement optimal. Pour l’intestin, ce sont quelques 200 millions de neurones qui y veillent, soit autant que dans le cerveau d’un chien. Notre santé dépend donc intimement de note diversité microbienne.

Or, durant les quarante dernières années, nous assistons à une diminution drastique de cette biodiversité intestinale. L’effondrement du microbiote ressemble d’ailleurs, dans son ordre de grandeur, à l’effondrement du reste de la biodiversité. Ce sont là les conclusions des travaux de Joël Doré et ses équipes de l’INRA, un des plus grands spécialistes français du microbiote intestinal. La faute à l’appauvrissement des aliments d’une part, qui ne nourrissent plus nos microbes, car n’apportent plus autant d’éléments qu’avant. En cause : les engrais qui boostent la croissance des plantes sans leur laisser le temps d’accumuler les nutriments. De l’autre, nos aliments sont gorgés d’antibiotiques qui massacrent indifféremment nos bactéries auxiliaires.

Les antibiotiques ont permis de sauver des millions de vies. Ils sont apparus avec la pénicilline, découverte en 1928 par l’Écossais Alexander Fleming. Ce dernier pointait cependant, dès 1943, le développement de résistances découlant de l’utilisation excessive de ce médicament. Lorsqu’on emploie un antibiotique, seules survivent – et se reproduisent – les bactéries dotées de systèmes de défense contre cette molécule. La mise en garde ne fut pas entendue. Aujourd’hui, la communauté scientifique observe avec angoisse la multiplication de bactéries résistantes et même multirésistantes.

Plus de la moitié des antibiotiques produits dans le monde sont destinés aux animaux. Sans antibiotique, pas d’élevage industriel, car les infections se propageraient trop facilement. Les lobbies pharmaceutiques ont toujours été très puissants. Aux États-Unis, qui utilisent bien davantage d’antibiotiques que l’Union européenne, le gouvernement de Jimmy Carter proposait dès 1976 de réguler l’usage des antibiotiques dans l’agriculture. Sans succès, les membres du Congrès, financés par les lobbies de l’agroalimentaire, se sont opposés fermement à toute mesure de ce genre. Aujourd’hui, aux États-Unis, 80 % de la production d’antibiotiques – les mêmes que ceux administrés aux humains – est destinée à l’élevage. Avec les différents accords de libre-échange passés par l’Union européenne, nous importons massivement de la viande américaine, au détriment de notre résilience bactérienne.

Selon les estimations de l’OMS, environ 700 000 personnes meurent chaque année dans le monde à cause d’infections résistantes aux antibiotiques, dont 25 000 en Europe et sans doute le triple rien qu’en Inde. De fait, plus de 90 % de nos antibiotiques sortent des usines chinoises ou indiennes, dont une partie des effluents finissent dans l’environnement, créant des foyers d’antibiorésistance capables de se diffuser mondialement. Un phénomène d’ailleurs globalement accentué par le changement climatique : des études ont démontré qu’il y a un lien entre l’émergence de bactéries résistantes aux antibiotiques et un climat plus chaud.

S’il ne faut pas confondre bactérie et virus (sur lesquels les antibiotiques sont inefficaces), il ne faut pas minimiser le lien entre les deux : un organisme affaibli par sa vulnérabilité à certaines bactéries est beaucoup plus vulnérable aux attaques de virus. Au même titre, la multiplication des perturbateurs endocriniens, qui dérèglent le système immunitaire, augmente la sévérité potentielle des épidémies.

Santé, climat… pris au piège d’une même irrationalité

Il n’y a pas d’écologie politique sans vision holistique des systèmes et de leurs interactions. L’essor du productivisme capitaliste fut permis par l’énergie phénoménale libérée par les fossiles. La puissance brute de cette énergie – 1 litre de pétrole contient autant d’énergie que 10 ouvriers travaillant une journée entière – a permis à l’industrie de s’immiscer partout pour remplacer, avec de la chimie, des symbioses autrefois naturelles et gratuites. On a ainsi remplacé les apports de nutriments entre les plantes et les animaux par des engrais de synthèse et des pesticides. De la même manière, on a remplacé les interactions entre la diversité de microbes naturels et nos systèmes immunitaires par des médicaments, pour la plupart issus de l’industrie chimique. En somme, on a fait éclater les cycles naturels pour y immiscer de la marchandise.

À mesure que les équilibres naturels sont remplacés par des dérivés de pétrole et les médicaments chimiques, ils s’effondrent. Pour compenser, il faut toujours plus d’intrants pétrolier et médicamenteux. C’est le cercle vicieux de la dépendance, dont le seul bénéficiaire est le marché. Si l’on retire le pétrole, les rendements agricoles s’écroulent d’un coup, avant de remonter quelques années plus tard au fur et à mesure de la reconstruction des cycles naturels. C’est identique avec les médicaments : si l’on retire d’un coup les antibiotiques, les organismes deviennent hyper vulnérables, avant que la biodiversité microbienne, microbiotique, se renforce et nous protège de nouveau de la plupart des pathogènes.

L’enjeu d’une politique fondamentalement écologique, c’est de renforcer rapidement les cycles naturels, de manière à éviter les chocs majeurs que constitueraient une disparition du pétrole, ou des médicaments conventionnels. Pour cela, dans le domaine de la santé, il faut une politique d’ampleur visant à réconcilier prévention et soins, en organisant une décroissance progressive de certaines molécules chimiques. Autant dire que ça ne va pas forcément dans le sens des laboratoires privés, dont le but est de vendre un maximum de médicaments.

Un secteur pharmaceutique complètement dérégulé et incapable d’anticiper les risques

Le milieu pharmaceutique est certainement l’un des plus caricaturaux en matière de course au profit. Alors que 800 antihypertenseurs et anticancéreux – des médicaments à forte valeur ajoutée – font actuellement l’objet de recherches cliniques, seulement 28 antibiotiques sont à l’étude, dont tout au plus deux seront commercialisés[2]. La mise au point d’une nouvelle molécule antibiotique demande 10 à 15 ans de recherche et coûte 1 milliard de dollars. Et il n’y a pas de retour sur investissement, car au bout de 5 ans, 20 % des bactéries seront résistantes à ce nouvel antibiotique. C’est pour cette raison que la plupart des laboratoires pharmaceutiques ont tout simplement délaissé la R&D en la matière. La dernière nouvelle classe d’antibiotiques lancée sur le marché date de… 1984.

Nos laboratoires pharmaceutiques ont choisi l’appât du gain plutôt que de remplir leur mission de sécurité collective. En 2019, le laboratoire Sanofi est par exemple le deuxième distributeur de dividendes en France, derrière Total et devant la BNP Paribas. La recherche et développement, qui devrait constituer l’essentiel des investissements de ces entreprises pour trouver de nouveaux remèdes, est réduite à peau de chagrin. Souvent, elle s’attache à trouver de nouveaux « débouchés » pour des molécules déjà existantes, de manière à maximiser les retours sur investissement. Il en résulte parfois des drames, comme celui du fameux Médiator du laboratoire Servier, une molécule initialement élaborée pour les personnes en surcharge pondérale atteintes de diabète de type 2, mais prescrite largement comme coupe-faim avec la complicité de la direction. Il fallait vendre. Le médicament aurait entraîné le décès de 1 000 à 2 000 personnes en France en raison de son risque augmenté de valvulopathies cardiaques.

Plus fondamentalement, à force de faire la course aux dividendes plutôt que de déployer une R&D efficace, les laboratoires se sont coupés des moyens de réagir rapidement en cas de risque nouveau, comme le coronavirus. De son côté, la recherche publique, rattachée aux différentes universités et CHU, souffre de baisses de budget constantes et se réduit malheureusement à peu de choses.

Sans doute encore plus inquiétant à court terme, l’approvisionnement en médicaments et protections élémentaires nous guette. De fait, nos laboratoires pharmaceutiques français ont délocalisé la plupart de leur production de médicaments génériques, pour ne conserver sur notre territoire que la production de molécules à forte valeur ajoutée. 80% de l’ensemble des substances actives sont fabriqués en dehors du territoire européen, principalement en Inde et en Asie, contre 20 % il y a trente ans[3].

L’Agence européenne du médicament (AEM) admet que « l’épidémie de coronavirus pourrait affecter la capacité de fabrication et la stabilité de l’approvisionnement des principes actifs des médicaments en raison de fermetures d’usines et de réseaux de transport qui pourraient entraîner une pénurie de médicaments dans le monde », même si à ce stade l’AEM estime que ce n’est pas encore le cas. De leur côté, les autorités américaines ont indiqué avoir identifié un premier cas d’une pénurie de médicaments liée directement à la crise du coronavirus, le fabricant concerné ne pouvant plus produire en raison du manque d’un ingrédient pharmaceutique actif.

Pour l’ensemble de ces raisons, il ne peut y avoir de réponse politique cohérente à cette crise sans évoquer la nécessaire création d’un pôle public du médicament. Ce dernier devra articuler remontée en puissance de la R&D publique et réencastrement de l’activité des laboratoires privés dans une stratégie de sécurité nationale. Pour ça, plus que de l’argent, il faut du courage politique et la volonté d’affronter lobbies et commissaire européen à la concurrence. Un tel pôle public serait en effet une excellente opération financière pour l’État, dont la sécurité sociale n’aurait plus à rembourser des médicaments au prix infiniment plus élevé que leur coût de fabrication. Le secteur pharmaceutique est un secteur hautement stratégique qui ne peut être pris en otage par des intérêts privés. Il faut reconstruire des filières médicamenteuses nationales de toute urgence, avant que le savoir-faire n’ait complètement disparu.

L’hôpital public doit être renforcé, et non détruit comme c’est le cas avec les gouvernements libéraux

Le coronavirus arrive en pleine crise de l’hôpital public, fortement mobilisé contre sa destruction programmée par le bloc néolibéral. Depuis vingt ans, 100 000 lits ont été supprimés, un sur cinq, alors que la fréquentation augmente constamment, notamment aux urgences où le nombre de passages a été multiplié par deux en 20 ans. Le virage ambulatoire, la tarification à l’acte, etc. sont autant d’accélérateurs dans la logique de marchandisation des soins et la montée de l’hôpital privé, sur le modèle américain.

Or, cette logique d’augmentation du flux de patient et de la réduction du temps passé sur place est contradictoire avec une stratégie de lutte contre le coronavirus. En effet, pour le coronavirus, il faut pouvoir isoler les patients pendant un certain temps tout en les soignant, et être prêt à massifier l’opération. Les dernières données montrent d’ailleurs que le virus peut se réveiller après guérison, ce qui plaide pour une surveillance plus longue. Or, pour cela, il faudrait avoir de nombreux lits à disposition, ainsi que du personnel. Ce dernier est déjà à bout, pressuré par des diminutions drastiques d’effectifs et un management robotisant.

Un pouvoir régalien à la hauteur du contrat social élémentaire – garantir la sécurité des citoyens – doit donc impérativement renforcer l’hôpital public. Il apparaît toujours plus difficile de reconstruire que de détruire, mais il faut en tirer les conséquences politiques : face à l’ampleur des dépenses publiques à réaliser, il va falloir sortir les investissements écologiques et les investissements hospitaliers de la règle du calcul des déficits publics imposé par Bruxelles. Ce qui n’est d’ailleurs pas contradictoire avec les traités, mais nécessite de taper du poing sur la table vis-à-vis de pays historiquement obnubilés par le déficit de ses voisins pour des raisons doctrinales comme les Pays-Bas.

Le risque pandémique zéro n’existe pas, néanmoins une politique de protectionnisme écologique peut réduire drastiquement les risques

Pour l’ensemble des raisons exposées, seul le camp de l’écologie politique peut opposer une réponse cohérente lors de situation de pandémies dopées par le néolibéralisme. Un simple repli sur soi n’est non seulement pas une solution, car les virus passeront toujours les frontières tant que les marchandises, les hommes et les animaux les passeront, mais c’est d’une inconsistance dramatique pour un pays comme la France. En effet, la reconstruction écologique mondiale a besoin de locomotives, et la France l’a souvent été dans son histoire. Son poids diplomatique et symbolique doit être mis tout entier au service de cette transition, et du renforcement du multilatéralisme. Le multilatéralisme, via l’OMS notamment, est notre meilleure arme contre le risque pandémique. Une France verte et universaliste devrait peser pour réarmer ces outils. Voilà pourquoi ni les néolibéraux, ni l’extrême droite ne peuvent être à la hauteur de ce genre d’enjeux. Le camp de l’écologie sociale peut l’être, mais en assumant de vouloir s’en donner les moyens, c’est-à-dire recouvrir une puissance publique digne de ce nom, un État fort capable de maîtriser ses frontières et de se libérer des carcans.

En somme, la crise du coronavirus, comme toute crise, doit marquer un avant et un après. L’après, c’est se rendre compte qu’il faut planifier une véritable résilience sanitaire, donc écologique, au sein d’un projet universaliste et antilibéral. Il faut lutter contre le grand déménagement du monde, remettre de l’ordre là où le néolibéralisme a tailladé les membranes protectrices, laissant pénétrer les virus au plus profond de nos sociétés.

 

[1] Katarina Zimmer, « Deforestation tied to changes in disease dynamics », The Scientist, New York, 29 janvier 2019.

[2] « Antibiotique, la fin du miracle », Documentaire Arte le 12 mars 2019

[3] Académie Nationale De Pharmacie : «Médicaments: ruptures de stock, ruptures d’approvisionnement» https://www.acadpharm.org/dos_public/Recommandations_ruptures_de_stocks_et_appro_VF_2013.04.24.pdf

Blues blanches et coupes budgétaires : petite histoire du financement de l’hôpital

Manifestation pour l’hôpital public – © Ugo Padovani/APJ/Hans Lucas

Au bout de trente ans de réformes successives, l’hôpital public, qui s’est progressivement structuré depuis l’après-guerre, atteint aujourd’hui ses limites. Des urgentistes au reste des hospitaliers, 2019 a vu un vent de fronde se lever contre l’idéal néolibéral à l’œuvre dans notre système de soins. Retour sur la genèse d’une dynamique budgétaire aux conséquences néfastes.


Le système hospitalier français vit depuis plusieurs mois un mouvement social global, centré sur la question de son financement. « Cette crise […] qui traverse l’hôpital est profonde, dangereuse, elle appelle à une accélération des réformes » rappelait en décembre dernier Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France. Car l’histoire de l’hôpital public et de ses réformes est aussi celle de son financement. Confisqués aux congrégations religieuses en 1790, municipalisés en 1796, puis étatisés en 1941, les hôpitaux ne connaissent que quatre grandes réformes sur le plan juridique entre la Ie et la IVe République. Les fondements du service public hospitalier que nous connaissons aujourd’hui n’arrivent qu’avec la Ve République et la réforme hospitalo-universitaire de 1958 [1]. Le système hospitalier se structure alors progressivement, financé jusqu’alors sous la forme d’un prix de journée [2], puis sous la forme d’une dotation globale de fonctionnement (DGF) annuelle à partir de 1983. L’hôpital évolue, son financement aussi. À partir de 1996, un Objectif national de dépenses d’assurance maladie (ONDAM) est voté annuellement au Parlement, fixant une enveloppe fermée pour le financement de la santé. Parallèlement, l’hôpital n’est pas épargné par les conflits sociaux : les grèves de 1988, 1995, 1999 et 2001 expriment un malaise grandissant chez les soignants, que l’exécutif tente de juguler par le plan Hôpital 2007, proposé en 2003.

Évolution du mode de financement de l’hôpital public – © Ugo Padovani

La tarification à l’activité, au cœur du mécontentement

Parmi les mesures phares, le passage progressif entre 2004 et 2008 à la tarification à l’activité (T2A) achève un changement dans le paradigme de financement hospitalier. D’une logique de moyens prévalente auparavant, l’hôpital se voit imposer une logique de résultats. Après 20 ans de valse hésitante entre contrôle de gestion et régulation, cette dernière prend définitivement place, incarnée par la T2A.

La T2A fonctionne selon un principe simple : une catégorisation stricte des soins, afin d’y affecter un financement en conséquence. Sur cette base se construit un système complexe, au sein duquel s’appliquent règles de codages, catalogues de diagnostics et d’actes ou procédures multiples de financement, aboutissant presque algorithmiquement à un tarif précis et fixé pour chaque année. Celui-ci est établi par rapport au coût moyen d’un groupe considéré similaire de patient, observé sur un échantillon d’hôpitaux et réajusté afin d’encourager certaines pratiques.

Une partie des revendications des soignants est directement issue de l’instauration de ce coût moyen. En effet, l’utilisation d’une variable dynamique au cœur du calcul du financement instaure factuellement une mise en concurrence entre les structures hospitalières. Si un hôpital réduit ses dépenses, la moyenne est revue à la baisse en conséquence, et charge aux autres structures de faire de même pour s’adapter à des tarifs fluctuants annuellement : une recherche de l’efficience permanente en somme, sans retour en arrière possible. De même, si un hôpital augmente son activité, la répartition de l’enveloppe fermée que constitue l’ONDAM entre un nombre croissant d’actes de soin conduit mécaniquement à une baisse du tarif. La même somme finit divisée par un nombre croissant d’actes, et la part allouée à chacun s’affaiblit. Habitué à prodiguer des soins, les soignants doivent apprendre à produire de l’activité pour maintenir à flot leur service, sous la menace permanente d’une baisse des moyens alloués.

Ce décalage entre le coût réel d’une prise en charge et le tarif qui y associé par l’assurance maladie conduit ainsi à l’apparition d’une notion de rentabilité selon les actes de soin pratiqués et in fine à une spécialisation dans les procédures les plus rentables pour les structures de soins [3]. Et puisque contrairement au privé, l’hôpital public ne peut pas choisir ses patients, les contraintes subies n’y sont que plus fortes.

« L’hôpital se meurt et la ministre ne lui administre que des soins palliatifs »

Mais la T2A n’est qu’un volet des évolutions qu’a subi l’hôpital public ces dernières années. Nouveaux modes de gouvernance, création des pôles [4], changement de mode de prévision budgétaire : la tarification à l’activité s’inscrit dans une réforme globale de l’hôpital initiée en 2003, dont elle est le symbole sans toutefois qu’on ne puisse l’y résumer. L’hôpital a dû adapter son fonctionnement à l’évolution des pratiques de soins, plus techniques et coûteuses. Mais si la médecine repousse sans cesse ses limites, la réalité tend à nous rappeler que son financement est, lui, bien limité.

À l’image des enseignants, le personnel paramédical est le premier à vivre cette austérité. Avec un point d’indice gelé entre 2010 et 2016, puis augmentant à un taux largement inférieur à l’inflation depuis, les infirmiers vivent ce manque de financement au quotidien. La revendication du Collectif Inter-Hôpitaux de revaloriser de 300€ mensuels les salaires paramédicaux n’est ainsi pas un calcul hasardeux, car cela permettrait aux infirmiers et infirmières d’atteindre le seuil du salaire moyen des pays de l’OCDE, au sein duquel la France fait pâle figure [5]. En conséquence, ce manque d’attractivité finit par entraîner dans son sillage le reste des problèmes subis par le secteur : 400 postes infirmiers sont vacants uniquement sur les hôpitaux de Paris, aggravant d’autant plus la charge de travail des actifs.

On peut ainsi commencer à cerner la dynamique qui est à l’œuvre dans la crise que vit l’hôpital public actuellement : aux points cités précédemment s’ajoute la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) 2019, qui a supprimé la compensation par l’État des pertes de financements de l’assurance maladie dues aux baisses de cotisations, ravivant par-là la situation de tension actuelle. Par exemple, en 2018, alors que l’augmentation des dépenses s’établissait à 4%, l’évolution du financement par l’assurance maladie n’avait été revue que de 2% à la hausse [6]. Et 2020 n’y échappe pas, avec une prévision de 3,3% d’augmentation des charges pour l’hôpital associée à une hausse du financement de 2,4% seulement.

Chaque année apporte donc son écart entre financement et dépenses, avant même que celui de l’année précédente ne soit comblé.  Et les « problèmes d’organisation » évoqués par Agnès Buzyn pour justifier les manquements budgétaires dénoncés par les soignants ne peuvent masquer une réalité, celle d’un service public en souffrance face à une augmentation des besoins sans moyens en conséquence.

Un point de rupture atteint

Comment ne pas lier ces faits au constat apporté par le mouvement social né dans notre système hospitalier au cours de l’année 2019, d’abord par le collectif inter-urgences puis le collectif inter-hôpitaux ? Alors que plus de 1 100 médecins, dont 600 chefs de service, ont annoncé leur démission de toute fonction administrative pour alerter sur le manque de moyens, le point de rupture semble atteint lorsque ceux-ci déclarent que « l’hôpital se meurt et la ministre ne lui administre que des soins palliatifs » dans leur tribune commune. Après une décennie d’application des principales réformes d’organisation de l’hôpital (T2A, mode de gouvernance), ces dernières montrent déjà leurs limites. La question des choix sur l’avenir se pose donc dans un contexte sans précédent, car, pour un exécutif ayant une conception managériale du service public, rester sourd aux appels collectifs reviendrait finalement à privilégier une fuite en avant dénoncée par ces mêmes praticiens. Avec le risque de « revenir vers l’hôpital-hospice du XIXe siècle qui prend en charge les plus pauvres et les plus démunis, les autres ayant recours à la médecine privée », alerte le Pr Xavier Mariette, chef du service de rhumatologie de l’hôpital Bicêtre.

Après 20 ans d’expérimentation sur le financement et la gestion de l’hôpital public, la « croisée des chemins » qu’évoquait le Pr Antoine Pelissolo en octobre dernier prend finalement tout son sens. Les alternatives existent, mais il faudrait pour cela en premier lieu accepter l’échec de l’orientation néolibérale des réformes passées. Et lorsque l’utopie des uns devient la dystopie des autres, nul doute que le dialogue ne sera pas aisé, car les comptes de frais n’ont plus d’effet sur ceux qui en sont arrivés à compter les morts.

 

 

[1] Marie-Odile Safon, Les réformes hospitalières en France : aspects historiques et réglementaires, IRDES, 2019.

[2] Apparu dans la première moitié du XIXe siècle afin d’opposer aux divers organismes d’assurance un tarif à rembourser, le tarif de journée établissait initialement un coût unique journalier par patient. Complexifié avec le temps pour se normaliser et s’adapter aux conditions d’hospitalisation, le principe a évolué et est resté en vigueur jusqu’en 1983 et la mise en place de la dotation de fonctionnement globale. Voir Claire Bouinot, Les origines du prix de journée dans les hôpitaux en France (1850-1940), CREFIGE.

[3] OCDE (2017), « Améliorer l’efficience du système de santé », dans Etudes économiques de l’OCDE : France 2017, Éditions OCDE, Paris.

[4] La création des pôles hospitaliers d’activité fait partie de la Nouvelle gouvernance hospitalière mise en place via le plan Hôpital 2007. Les pôles réunissent des services par mutualisation des ressources, en cohérence entre eux.

[5] Panorama de la santé 2019, OCDE – La France est classée 28e sur 32 pays de l’OCDE sur les salaires infirmiers, en comparaison au salaire moyen du pays.

[6] Rapport Sécurité sociale 2019, Cour des Comptes.

Défendre les services publics est un enjeu démocratique

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Manifestation en faveur du service public © ActuaLitté

Les services publics sont plus que jamais au cœur du débat citoyen : des volontés réformatrices aux mobilisations sociales, cette actualité nous rappelle la place centrale que cette notion occupe dans notre démocratie. Le service public à la française a en effet longtemps été perçu comme une spécificité, un trésor national durement acquis, intimement lié à l’idéal républicain. Tout service public est de fait une action d’intérêt général, qui recoupe des activités aussi essentielles que stratégiques, dont l’État doit être le responsable. Pourtant, ce principe fondamental a été balayé par les logiques néolibérales, qui ont déresponsabilisé l’État, et importé la vision gestionnaire et comptable des entreprises privées dans les services publics. Loin d’être une simple évolution économique, ces choix traduisent une véritable mutation civilisationnelle, qui doit être questionnée au nom de nos principes démocratiques.


Un état des lieux alarmant

Après trois décennies de mise en concurrence, de privatisation, et de course à la rentabilité, le constat est sans appel : les services publics français sont exsangues, avec des personnels de plus en plus sous pression qui ne trouvent plus de sens dans leur métier. On pense bien sûr aux hôpitaux, et notamment à la longue grève menée par les urgences, mais aussi au corps enseignant, ou encore aux forces de l’ordre, aux fonctionnaires de la Poste ou de la SNCF. Aucun secteur n’est épargné par cette logique de mise en concurrence et de démantèlement, qui passe par des coupes budgétaires, le non-renouvellement des postes, ou une accélération de la cadence de travail au nom de la rentabilité. La logique de marché a donc bel et bien triomphé des services publics, au travers d’un mode de gestion fondé sur des logiques managériales et comptables. Cette situation est d’autant plus critique qu’elle a non seulement engendré la désorganisation des services publics, mais qu’elle leur a aussi fait perdre leur essence. En effet tout service public repose sur les principes d’égalité, de continuité, d’adaptabilité et de clarté dans les comptes publics, ici durement malmenés par les logiques de privatisation.

Cette mutation sans pareil est due en grande partie à l’introduction du nouveau management public dans les années 1980. Cette méthode d’administration, tout droit héritée des grands principes néolibéraux, va progressivement s’imposer comme nouveau paradigme structurel et organisationnel du service public. Le contexte économique joue aussi en faveur de sa mise en application, alors que le modèle de l’État providence ne parvenait pas à résorber le chômage de masse, ni la crise économique de la deuxième moitié des années 1970. L’idée que les services publics sont trop coûteux, trop archaïques et manquent de transparence s’impose alors, et on imagine que ceux-ci doivent copier le fonctionnement des entreprises privées, plus flexibles, plus rentables et plus performantes. Cette politique économique d’origine anglo-saxonne est très rapidement mise en application par les administrations de Margaret Thatcher et Ronald Reggan. Ce programme conservateur érigeant le secteur privé en norme s’accompagnait nécessairement d’un désengagement notoire de l’État et d’une baisse des cotisations sociales et des impôts. Cette doctrine a été très vite importée en France, dès les années 1990, notamment avec la thématique de l’État stratège, introduisant ainsi la notion d’objectif dans la gouvernance étatique. L’État providence a donc sensiblement muté en État stratège, inaugurant ainsi un vaste mouvement de privatisations et de désengagement étatique, cristallisé par la célèbre formule de Lionnel Jospin en 2001, selon laquelle « L’État ne peut pas tout ». Pourtant, le démantèlement progressif depuis des années du service public est vécu comme dégradation continue : on ne peut que rappeler les privatisations controversées des PTT, de France Télécom, de la gestion de l’eau, ou encore des autoroutes.

L’État providence a donc sensiblement muté en État stratège, inaugurant ainsi un vaste mouvement de privatisations et de désengagement étatique.

L’autre corollaire de cette logique est le désengagement progressif de l’État français de ses territoires. En effet, la présence de l’État se manifeste par la présence des services publics, censés mailler le pays afin de garantir le fonctionnement républicain, qui s’incarne dans des terminaisons nerveuses, que ce soient un bureau de poste, une école, un hôpital ou une gendarmerie. Or, ceux-ci ne cessent de disparaître, et les territoires les plus déshérités sont les premiers touchés, qu’il s’agisse des zones rurales, des espaces enclavés ou des banlieues. Les grandes métropoles concentrent désormais tous ces services au nom de leur plus grande rentabilité. Alors que le service public est le seul patrimoine de ceux qui n’en ont pas, le dernier rempart des citoyens dépourvus de capital, – qu’il soit culturel, économique, ou social – celui-ci a abandonné sa mission fondamentale d’émancipation. La compétitivité l’a encore une fois emporté sur la solidarité et la redistribution, car la déstructuration du service public ne peut qu’engendrer l’augmentation des inégalités entre les citoyens et les territoires. Ainsi, le projet néolibéral aujourd’hui mis en œuvre en France propose une vision très réduite du service public, qui resserre l’État autour de ses fonctions régaliennes. Dans le contexte actuel, quelles sont donc les alternatives à la privatisation et à la marchandisation des services publics ? Il s’agit alors de repenser l’essence de celui-ci à travers son histoire, afin de le défendre et de le protéger au nom de nos principes démocratiques.

Le projet néolibéral aujourd’hui mis en œuvre en France propose une vision très réduite du service public, qui resserre l’État autour de ses fonctions régaliennes.

Le service public est « notre écosystème républicain »

L’histoire de la formation du service public est en effet une construction très ancienne, dont les prémices remontent à la Révolution française. On voit alors apparaître l’idée que l’État doit avoir le contrôle sur des secteurs essentiels relevant du bien commun. L’idée se consolide ensuite au début de la IIIème République, autour des grandes lois sur les libertés élémentaires et sur l’éducation. Le second moment fort de la solidification et de l’implantation du service public naît des suites de la Première guerre mondiale, qui renforce l’idée d’une indissociabilité de la République et du service public, identifié dès cette époque comme une spécificité française. On peut rappeler entre autres les lois sur les accidents de travail dès la fin du XIXème siècle, ou encore la mise en place de l’équivalent de nos allocations familiales dans les années 1920, mais aussi les lois sur l’assurance maladie sous le gouvernement Tardieu (1929-1930).

Durant cette époque de l’entre-deux-guerres, une théorie du service public s’élabore donc, notamment par l’intermédiaire de la figure fondatrice de Léon Duguit, juriste de formation, qui donne au service public sa définition moderne : « un ensemble de services – qu’il s’agisse de protections, de commodités, etc. – que seule la puissance gouvernante est en mesure d’apporter aux citoyens ». Très influencé par Émile Durkheim, Duguit voyait dans la solidarité sociale une norme objective, qui s’imposait aux gouvernants, et dont l’État n’était qu’un mode de réalisation. Ainsi conçu, l’État trouvait dans le service public à la fois le fondement de sa légitimité et la limite de ses prérogatives[1]. Cependant, il faut attendre la Seconde guerre mondiale pour que les services publics fassent florès avec l’avènement de l’État providence.

On assimile alors l’idée du service public à l’ordre et à la paix, et à la protection des droits individuels s’est ajouté l’assistance et la protection du travail, la culture, l’éducation, l’augmentation des richesses. Le service public s’entendait alors comme une véritable obligation que les gouvernants se doivent de remplir au profit de tous les gouvernés. Le service public doit donc assurer l’égalité d’accès des citoyens à ces services, et cette égalité implique une péréquation des tarifs. Ainsi, le citoyen qui habite une région enclavée, où la puissance publique doit fortement investir pour financer une ligne de chemin de fer, un réseau électrique ou un système de distribution de gaz, aussi bien que le citoyen qui habite une grande ville, où ces mêmes investissements sont globalement moins onéreux, sont logés à la même enseigne et ont le même accès au service, au même prix ! C’est bien en cela que le service public est la pierre angulaire de notre écosystème républicain [2].

Quel avenir pour nos services publics ?

Pourtant, nous assistons depuis 25 ans à la remise en cause progressive de ce principe majeur qui fonde notre pacte républicain et notre pacte social. Tous les gouvernements, socialistes comme de droite, se sont essayés à la réforme des services publics, sous couvert de vouloir « rénover » notre modèle social. Le gouvernement d’Emmanuel Macron ne pouvait échapper à cette logique, et le rapport CAP 2022 sur l’action publique semble bien décidé à poursuivre cette entreprise de déstructuration et de privatisation minutieuse. Encore une fois, les grands principes du managérialisme contemporain sont invoqués : si l’on veut que notre secteur public puisse se réformer, il faut le rendre plus « souple », plus « adaptable », plus « lisible ». L’usager doit devenir un « client », qui doit en avoir pour son argent. Ainsi, comme le rappelle Romaric Godin dans son article sur Mediapart : « Le service public n’est plus alors payé par un impôt ou une cotisation, autrement dit par une mise en commun de moyens, mais directement par l’usager. La contrepartie est évidemment que l’usager peut demander un service personnalisé, prioritaire et privilégié proportionnel à ses moyens. C’est la notion de service public qui, en réalité, est ici attaquée de front, en apparence à la marge, en réalité au cœur. »

Les Français demeurent profondément attachés au service public, réellement compris comme un trésor national.

Faisons-nous donc face à un déclin irréversible du service public ? Si les réformes proposées par le rapport CAP2022 laissent peu de doute quant à ce projet, sur le terrain rien n’est si évident ni si facile. En effet, les Français demeurent profondément attachés à la notion de service public, réellement comprise comme un trésor national. L’actualité sociale récente le prouve : de nombreuses revendications des gilets jaunes demandaient plus d’État, et donc plus de service public. De même, les grèves et les mobilisations des corps des soignants, des pompiers, ou des enseignants persistent, très largement soutenues par l’opinion publique. Il s’agit donc de faire du service public un enjeu majeur du débat démocratique, qui doit être discuté, questionné, construit avec les citoyens. À l’heure où les services publics sont à bout de souffle, où le monde associatif ne peut devenir le supplétif d’un État démissionnaire, cet enjeu démocratique devient de plus en plus central. Le service public doit donc être au cœur de l’actualité et de l’information, pour se construire en tant qu’objet de débat public et de questionnement de notre modèle démocratique. Dans cette logique, LVSL vous propose un dossier sur la question, intitulé « Le crépuscule des services publics ? », afin d’étudier les mutations à l’œuvre dans toutes les fractions, et à tous les échelons du service public. Le premier volet sera donc dédié aux services publics sociaux, en commençant par les deux plus menacés, à savoir l’éducation et la santé. Il sera suivi d’un second portant sur les infrastructures. Enfin, le dernier chapitre de ce dossier sera consacré aux services publics régaliens, eux aussi mis à l’épreuve, tout comme la notion d’État.


[1] Pour plus de détails sur cette question, voir la leçon inaugurale au Collège de France d’Alain Suppiot

[2] La formule est de Jean Garrigues dans l’entretien accordé à Éric Fottorino et Laurent Greilsamer dans l’hebdomadaire “Le 1”